17 Guénon, L'emblème du Sacré coeur dans une société secrète am

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    L'EMBLME DU SACR-CURdans une socit secrte amricaine

    On sait que l'Amrique du Nord est la terre de prdilection des socits secrtes et demi-secrtes, quiy pullulent tout autant que les sectes religieuses ou pseudo-religieuses de tout genre, lesquelles,

    d'ailleurs, y prennent elles-mmes assez volontiers cette forme. Dans ce besoin de mystre, dont lesmanifestations sont souvent bien tranges, faut-il voir comme une sorte de contrepoids audveloppement excessif de l'esprit pratique, qui, d'autre part, est regard gnralement, et juste titre,comme une des principales caractristiques de la mentalit amricaine ? Nous le pensons pour notrepart, et nous voyons effectivement dans ces deux extrmes, si singulirement associs, deux produitsd'un seul et mme dsquilibre, qui a atteint son plus haut point dans ce pays, mais qui, il faut bien ledire, menace actuellement de s'tendre tout le monde occidental.

    Cette remarque gnrale tant faite, on doit reconnatre que, parmi les multiples socits secrtesamricaines, il y aurait bien des distinctions faire ; ce serait une grave erreur que de s'imaginer quetoutes ont le mme caractre et tendent un mme but. Il en est quelques-unes qui se dclarentspcifiquement catholiques, comme les Chevaliers de Colomb ; il en est aussi de juives, mais

    surtout de protestantes ; et, mme dans celles qui sont neutres au point de vue religieux, l'influence duprotestantisme est souvent prpondrante. C'est l une raison de se mfier : la propagande protestanteest fort insinuante et prend toutes les formes pour s'adapter aux divers milieux o elle veut pntrer ; iln'y a donc rien d'tonnant ce qu'elle s'exerce, d'une faon plus ou moins dissimule, sous le couvertd'associations comme celles dont il s'agit.

    Il convient de dire aussi que certaines de ces organisations ont un caractre peu srieux, voire mmeassez puril ; leurs prtendus secrets sont parfaitement inexistants, et n'ont d'autre raison d'tre qued'exciter la curiosit et d'attirer des adhrents ; le seul danger que prsentent celles-l, en somme, c'estqu'elles exploitent et dveloppent ce dsquilibre mental auquel nous faisions allusion tout l'heure.C'est ainsi qu'on voit de simples socits de secours mutuels faire usage d'un rituel soi-disantsymbolique, plus ou moins imit des formes maonniques, mais minemment fantaisiste, et trahissant

    l'ignorance complte o taient ses auteurs des donnes les plus lmentaires du vritable symbolisme.A ct de ces associations simplement fraternelles , comme disent les Amricains, et qui

    semblent tre les plus largement rpandues, il en est d'autres qui ont des prtentions initiatiques ousotriques, mais qui, pour la plupart, ne mritent pas davantage d'tre prises au srieux, tout en tantpeut-tre plus dangereuses en raison de ces prtentions mmes, propres tromper et garer les espritsnafs ou mal informs. Le titre de Rose-Croix , par exemple, parat exercer une sduction touteparticulire et a t pris par bon nombre d'organisations dont les chefs n'ont mme pas la moindrenotion de ce que furent autrefois les vritables Rose-Croix ; et que dire des groupements tiquettesorientales, ou de ceux qui prtendent se rattacher d'antiques traditions, et o l'on ne trouve exposes,en ralit, que les ides les plus occidentales et les plus modernes ?

    Parmi d'anciennes notes concernant quelques-unes de ces organisations, nous en avons retrouv une

    qui a retenu notre attention, et qui, cause d'une des phrases qu'elle contient, nous a paru mriter d'trereproduite ici, bien que les termes en soient fort peu clairs et laissent subsister un doute sur le sensprcis qu'il convient d'attribuer ce dont il s'agit. Voici, exactement reproduite, la note en question, quise rapporte une socit intitule Order of Chylena, sur laquelle nous n'avons d'ailleurs pas d'autresrenseignements (1) : Cet Ordre fut fond par Albert Staley, Philadelphie (Pennsylvanie), en 1879.

    Regnabit - 6e anne N 10 Tome XII Mars 1927.(1) C'est la traduction d'une notice extraite d'une brochure intitule Arcane Associations, dite par la Societas

    Rosicruciana d'Amrique (Manchester, N. H., 1905).

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    Son manuel a pour titreThe Standard United States Guide. L'Ordre a cinq Points de Compagnonnage,drivs du vrai Point E Pluribus Unum(devise des Etats-Unis). Son tendard porte les motsEvangel etEvangeline, inscrits dans des toiles six pointes. La Philosophie de la Vie Universelle parat treson tude fondamentale, et la parole perdue du Temple en est un lment. Ethiopia, Elle, est laFiance ; Chylena, Lui, est le Rdempteur. Le Je Suis semble tre le (ici un signe form de deuxcercles concentriques). Vous voyez ce Sacr-Cur ; le contour vous montre ce Moi (ou plus

    exactement ce Je ). (

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    ), ditChylena.A premire vue, il semble difficile de dcouvrir l-dedans rien de net ni mme d'intelligible : on ytrouve bien quelques expressions empruntes au langage maonnique, comme les cinq points decompagnonnage et la parole perdue du Temple ; on y trouve aussi un symbole bien connu etd'usage trs gnral, celui de l'toile six pointes ou sceau de Salomon , dont nous avons dj eul'occasion de parler ici (3) ; on y reconnat encore l'intention de donner l'organisation un caractreproprement amricain ; mais que peut bien signifier tout le reste ? Surtout, que signifie la dernirephrase, et faut-il y voir l'indice de quelque contrefaon du Sacr-Cur, joindre celles dont M.Charbonneau-Lassay a entretenu prcdemment les lecteurs deRegnabit(4) ?

    Nous devons avouer que nous n'avons pu dcouvrir jusqu'ici ce que signifie le nom de Chylena, nicomment il peut tre employ pour dsigner le Rdempteur , ni mme en quel sens, religieux ounon, ce dernier mot doit tre entendu. Il semble pourtant qu'il y ait, dans la phrase o il est question dela Fiance et du Rdempteur , une allusion biblique, probablement inspire du Cantique desCantiques ; et il est assez trange que ce mme Rdempteur nous montre le Sacr-Cur (est-ce sonpropre cur ?), comme s'il tait vritablement le Christ lui-mme ; mais, encore une fois, pourquoi cenom deChylena?

    D'autre part, on peut se demander aussi ce que vient faire l le nom d'Evangeline, l'hrone duclbre pome de Longfellow ; mais il parat tre pris comme une forme fminine de celui d'Evangel enface duquel il est plac ; est-ce l'affirmation d'un esprit vanglique , au sens quelque peu spcial ol'entendent les sectes protestantes qui se parent si volontiers de cette dnomination ? Enfin, si le nomd'Ethiopias'applique la race noire, ce qui en est l'interprtation la plus naturelle (5), peut-tre faudrait-il en conclure que la rdemption plus ou moins vanglique (c'est--dire protestante) de celle-ciest un des buts que se proposent les membres de l'association. S'il en tait ainsi, la devise E PluribusUnumpourrait logiquement s'interprter dans le sens d'une tentative de rapprochement, sinon de fusion,entre les races diverses qui constituent la population des tats-Unis, et que leur antagonisme naturel atoujours si profondment spares ; ce n'est l qu'une hypothse, mais elle n'a du moins riend'invraisemblable.

    S'il s'agit d'une organisation d'inspiration protestante, ce n'est pas une raison suffisante pour penserque l'emblme du Sacr-Cur y soit ncessairement dtourn de sa vritable signification ; certainsprotestants, en effet, ont eu pour le Cur une dvotion relle et sincre (6). Cependant, dans le casactuel, le mlange d'ides htroclites dont tmoignent les quelques lignes que nous avons reproduitesnous incite la mfiance ; nous nous demandons ce que peut tre cette Philosophie de la VieUniverselle qui semble avoir pour centre le principe du Je Suis (I. Am). Tout cela, assurment,pourrait s'entendre en un sens trs lgitime, et mme se rattacher d'une certaine faon la conceptiondu cur comme centre de l'tre ; mais, tant donnes les tendances de l'esprit moderne, dont lamentalit amricaine est l'expression la plus complte, il est fort craindre que cela ne soit pris que

    (2) Le texte anglais porte : You see this Sacred Heart ; the outline shows you that I. (3) Le Chrisme et le Cur dans les anciennes marques corporatives, novembre 1925, pp. 396-397.(4) Les reprsentations blasphmatoires du Cur de Jsus, aot-septembre 1924.(5) LeNigra sum, sed formosa duCantique des Cantiquesjustifierait peut-tre le fait que cette appellation est applique

    la Fiance .(6) Nous avons dj cit l'exemple du chapelain de Cromwell, Thomas Goodwin, qui consacra un livre la dvotion au

    Cur de Jsus (Le Chrisme et le Cur dans les anciennes marques corporatives, novembre 1925, p. 402).

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    dans un sens tout individuel (ou individualiste si l'on prfre) et purement humain. C'est l ce surquoi nous voulons appeler l'attention en terminant l'examen de cette sorte d'nigme, sur laquelle nousserions heureux d'avoir des claircissements complmentaires s'il se trouvait quelqu'un de nos lecteursqui puisse nous en fournir, particulirement parmi nos amis du Canada, mieux placs pour avoir desinformations ce sujet, et qui ont souvent se proccuper des inconvnients, de la pntration desorganisations du pays voisin dans leur propre contre.

    La tendance moderne, telle que nous la voyons s'affirmer dans le protestantisme, est tout d'abord latendance l'individualisme, qui se manifeste clairement par le libre examen , ngation de touteautorit spirituelle lgitime et traditionnelle. Ce mme individualisme, au point de vue philosophique,s'affirme galement dans le rationalisme, qui est la ngation de toute facult de connaissance suprieure la raison, c'est--dire au mode individuel et purement humain de l'intelligence ; et ce rationalisme,sous toutes ses formes, est plus ou moins directement issu du cartsianisme, auquel le Je Suis nousfait songer tout naturellement, et qui prend le sujet pensant, et rien de plus, comme unique point dedpart de toute ralit. L'individualisme, ainsi entendu dans l'ordre intellectuel, a pour consquencepresque invitable ce qu'on pourrait appeler une humanisation de la religion, qui finit par dgnreren religiosit , c'est--dire par n'tre plus qu'une simple affaire de sentiment, un ensembled'aspirations vagues et sans objet dfini ; le sentimentalisme, du reste, est pour ainsi direcomplmentaire du rationalisme (7). Sans mme parler de conceptions telles que celle de l' expriencereligieuse de William James, on trouverait facilement des exemples de cette dviation, plus ou moinsaccentue, dans la plupart des multiples varits du protestantisme, et notamment du protestantismeanglo-saxon, o le dogme se dissout en quelque sorte et s'vanouit pour ne laisser subsister que ce moralisme humanitaire dont les manifestations plus ou moins bruyantes sont un des traitscaractristiques de notre poque. De ce moralisme qui est l'aboutissement logique du protestantismeau moralisme purement laque et areligieux (pour ne pas dire antireligieux), il n'y a qu'un pas, etcertains le franchissent assez aisment ; ce ne sont l, en somme, que des degrs diffrents dans ledveloppement d'une mme tendance.

    Dans ces conditions, il ne faut pas s'tonner qu'il soit parfois fait usage d'une phrasologie et d'unsymbolisme dont l'origine est proprement religieuse, mais qui se trouvent dpouills de ce caractre etdtourns de leur premire signification, et qui peuvent tromper facilement ceux qui ne sont pas avertisde cette dformation ; que cette tromperie soit intentionnelle ou non, le rsultat est le mme. C'est ainsiqu'on a contrefait la figure du Sacr-Cur pour reprsenter le Cur de l'Humanit (entendued'ailleurs au sens exclusivement collectif et social), comme l'a signal M. Charbonneau-Lassay dansl'article auquel nous faisions allusion plus haut, et dans lequel il citait ce propos un texte o il estparl du Cur de Marie symbolisant le cur maternel de la Patrie humaine, cur fminin, et duCur de Jsus symbolisant le cur paternel de l'Humanit, cur masculin ; cur de l'homme, cur dela femme, tous deux divins dans leur principe spirituel et naturel (8). Nous ne savons trop pourquoi cetexte nous est revenu invinciblement la mmoire en prsence du document relatif la socit secrteamricaine dont il vient d'tre question ; sans pouvoir tre absolument affirmatif l-dessus, nous avonsl'impression de nous trouver l devant quelque chose du mme genre. Quoi qu'il en soit, cetravestissement du Sacr-Cur en Cur de l'Humanit constitue, proprement parler, du naturalisme , et qui risque de dgnrer bien vite en une grossire idoltrie ; la religion del'Humanit n'est pas, l'poque contemporaine, le monopole exclusif d'Auguste Comte et dequelques-uns de ses disciples positivistes, qui il faut reconnatre tout au moins le mrite d'avoirexprim franchement ce que d'autres enveloppent dans des formules perfidement quivoques. Nousavons dj not les dviations que certains, de nos jours, font subir couramment au mot mme de

    (7) Voir Le Cur rayonnant et le Cur enflamm, avril 1926, p. 385.(8) Citation deL'Echo de l'Invisible(1917), dansLes reprsentations blasphmatoires du Cur de Jsus, aot-septembre

    1924, pp. 192-193.

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    religion , en l'appliquant des choses purement humaines (9) ; cet abus, souvent inconscient, neserait-il pas le rsultat d'une action qui, elle, est parfaitement consciente et voulue, action exerce parceux, quels qu'ils soient, qui semblent avoir pris tache de dformer systmatiquement la mentalitoccidentale depuis le dbut des temps modernes ? On est parfois tent de le croire, surtout quand onvoit, comme cela a lieu depuis la dernire guerre, s'instaurer un peu partout une sorte de culte laque et civique , une pseudo-religion dont toute ide du Divin est absente ; nous ne voulons pas y insister

    davantage pour le moment, mais nous savons que nous ne sommes pas seul estimer qu'il y a l unsymptme inquitant. Ce que nous dirons pour conclure cette fois, c'est que tout cela se rattache unemme ide centrale, qui est la divinisation de l'humanit, non pas au sens o le Christianisme permet del'envisager d'une certaine manire, mais au sens d'une substitution de l'humanit Dieu ; cela tant, ilest facile de comprendre que les propagateurs d'une telle ide cherchent s'emparer de l'emblme duSacr-Cur, de faon faire de cette divinisation de l'humanit une parodie de l'union des deux naturesdivine et humaine dans la personne du Christ.

    REN GUNON.

    P.-S. - Depuis que nous avons crit notre article de novembre 1926, nous avons eu connaissanced'une intressante tude de M. Etienne Gilson sur La Mystique de la Grce dans la Queste del Saint

    Graal , parue dans la revueRomania (juillet 1925), et dans laquelle nous avons trouv une remarquequi est rapprocher de ce que nous disions, la fin de cet article, sur le sens primitif du mot mystique comme synonyme d' inexprimable . Dans le texte de la Queste del Saint Graal, il estune formule qui revient maintes reprises, qui a un caractre en quelque sorte rituel, et qui est celle-ci : ce que cuers mortex ne porroit penser ne langue d'ome terrien deviser (c'est--dire ce que curmortel ne pourrait penser ni langue d'homme terrestre exprimer ) (10). A propos d'un des passages quicontiennent cette formule, M. Gilson note qu' elle rappelle deux textes de saint Paul si constammentcits, et d'un emploi si dtermin au moyen ge, que la signification du passage tout entier s'en trouveimmdiatement claircie. Le premier (leEptre aux Corinthiens, II, 9-10) est emprunt par saint Paul Isae (LXIV, 4), mais accompagn par lui d'une glose importante : l'il n'a pas vu, l'oreille n'a pasentendu, le cur n'a pas connu ce que Dieu prpare ceux qui l'aiment (11) ; mais Dieu nous l'a rvl

    par son Esprit, car l'Esprit scrute tout, mme les profondeurs de Dieu... Le second texte (Ie

    Eptre auxCorinthiens, I, 4) s'apparente si troitement au premier qu'il venait se combiner avec lui spontanmentpar un procd de concordance frquemment employ au moyen ge ; et ce second texte n'est autreque celui que nous avons cit nous-mme propos des tats mystiques. Tout cela montre, une fois deplus, combien les hommes du moyen ge avaient nettement conscience de ce qui caractriseessentiellement la connaissance des choses spirituelles et des vrits de l'ordre surnaturel et divin.

    R. G.

    (9) Voir notre communication sur La rforme de la mentalit moderne, juin 1926, pp. 8-9.(10) On remarquera que la pense est ici rapporte au cur, et aussi que le cur et la langue, reprsentant respectivement

    la pense et la parole, y sont mis en parallle exactement comme dans les traditions gyptienne et hbraque (voir La TerreSainte et le Cur du Monde, septembre-octobre 1926, pp. 218-219). Dans les passages o se rencontre la formule enquestion, on trouve toujours, presque immdiatement avant, l'expression li Hauz Mestres (c'est--dire le GrandMatre ), gnralement applique Notre-Seigneur, et qui a, elle aussi, un caractre rituel incontestable.

    (11) I l y a un texte analogue dans la tradition hindoue : Lui (le SuprmeBrahma), l'il ne L'atteint point, ni la parole,ni le mental (Kna Upanishad, 1er Khanda, shruti 3). Suivant la doctrine taoste galement, le Principe n'est atteint ni parla vue ni par l'oue (Tchoang-tseu, ch. XXII ; traduction du R. P. Wieger, p. 397). De mme encore, le Qorn dit enparlant d'Allah: Les regards ne peuvent L'atteindre.

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