13 Guénon, Considérations sur le Symbolisme II

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    Considrations sur le Symbolisme

    II. - SYMBOLISME ET PHILOSOPHIE.

    Nous avons rencontr, non plus cette fois dans une revue maonnique, mais dans une revuecatholique (1), une assertion qui peut sembler fort trange : Le symbolisme, y disait-on, ressortit non

    la philosophie, mais la littrature. A vrai dire, nous ne sommes nullement dispos protester, pournotre part, contre la premire partie de cette assertion, et nous dirons pourquoi tout l'heure ; mais ceque nous avons trouv tonnant et mme inquitant, c'est sa seconde partie. Les parabolesvangliques, les visions des prophtes, l'Apocalypse, bien d'autres choses encore parmi celles quecontient l'criture sainte, tout cela, qui est du symbolisme le plus incontestable, ne serait donc que de la littrature ? Et nous nous sommes souvenu que prcisment la critique universitaire etmoderniste applique volontiers ce mot aux Livres sacrs, avec l'intention d'en nier implicitement par lle caractre inspir, en les ramenant aux proportions d'une chose purement humaine. Cette intention,cependant, il est bien certain qu'elle n'est pas dans la phrase que nous venons de citer ; mais qu'il estdonc dangereux d'crire sans peser suffisamment les termes qu'on emploie ! Nous ne voyons qu'uneseule explication plausible : c'est que l'auteur ignore tout du vritable symbolisme, et que ce terme n'a

    peut-tre gure voqu en lui que le souvenir d'une certaine cole potique qui, il y a une trentained'annes, s'intitulait en effet symboliste on ne sait trop pourquoi ; assurment, ce prtendusymbolisme, n'tait bien que de la littrature ; mais prendre pour la vraie signification d'un mot ce quin'en est qu'un emploi abusif, voil une fcheuse confusion de la part d'un philosophe. Pourtant, dans lecas prsent, nous n'en sommes qu' moiti surpris, justement parce qu'il s'agit d'un philosophe, d'un spcialiste qui s'enferme dans la philosophie et ne veut rien connatre en dehors de celle-ci ; c'estbien pour cela que tout ce qui touche au symbolisme lui chappe invitablement.

    C'est l le point sur lequel nous voulons insister : nous disons, nous aussi, que le symbolisme nerelve pas de la philosophie ; mais les raisons n'en sont pas tout fait celles que peut donner notrephilosophe. Celui-ci dclare que, s'il en est ainsi, c'est parce que le symbolisme est une forme de lapense (2) ; nous ajouterons : et parce que la philosophie en est une autre, radicalement diffrente,

    oppose mme certains gards. Nous irons mme plus loin : cette forme de pense que reprsente laphilosophie ne correspond qu' un point de vue trs spcial et n'est valable que dans un domaine assezrestreint ; le symbolisme a une tout autre porte ; si ce sont bien deux formes de la pense, ce serait unegrave erreur que de vouloir les mettre sur le mme plan. Que les philosophes aient d'autres prtentions,cela ne prouve rien ; pour mettre les choses leur juste place, il faut avant tout les envisager avecimpartialit, ce qu'ils ne peuvent faire en l'occurrence. Sans doute, nous n'entendons pas interdire auxphilosophes de s'occuper du symbolisme s'il leur en prend fantaisie, comme il leur arrive de s'occuperdes choses les plus diverses ; ils peuvent essayer par exemple de constituer une psychologie dusymbolisme , et certains ne s'en sont pas privs ; cela pourra toujours les amener poser des questionsintressantes, mme s'ils doivent les laisser sans solution ; mais nous sommes persuad que, en tant quephilosophes, ils n'arriveront jamais pntrer le sens profond du moindre symbole, parce qu'il y a l

    quelque chose qui est entirement en dehors de leur faon de penser et qui dpasse leur comptence.Nous ne pouvons songer traiter ici la question avec tous les dveloppements qu'elle comporterait ;mais nous donnerons du moins quelques indications qui, croyons-nous, justifieront suffisamment ce

    Regnabit - 6e anne N 8 Tome XII Janvier 1927.(1) On nous excusera de ne pas donner d'une faon plus prcise l'indication des revues et des articles auxquels nous

    faisons allusion ; la raison en est que nous tenons viter soigneusement, dans ces tudes d'un caractre purement doctrinal,tout ce qui pourrait fournir le moindre prtexte une polmique quelconque.

    (2) Il parat, toujours d'aprs le mme auteur, que la philosophie n'tudie pas les formes de la pense, qu'elle n'en tudieque les actes ; ce sont l des subtilits dont l'intrt nous chappe.

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    que nous venons de dire. Et, tout d'abord, ceux qui s'tonneraient de nous voir n'attribuer laphilosophie qu'une importance secondaire, une position subalterne en quelque sorte, n'auront qu'rflchir ceci, que nous avons dj expos dans un de nos prcdents articles (Le Verbe et le Symbole:janvier 1926) : au fond, toute expression, quelle qu'elle soit, a un caractre symbolique, au sens le plusgnral de ce terme ; les philosophes ne peuvent faire autrement que de se servir de mots, et ces mots,eD eux-mmes, ne sont rien d'autre que des symboles ; c'est donc bien, d'une certaine faon, la

    philosophie qui rentre dans le domaine du symbolisme, qui est par consquent subordonne celui-ci,et non pas l'inverse.Cependant, il y a, sous un certain rapport, une opposition entre philosophie et symbolisme, si l'on

    entend ce dernier dans une acception un peu plus restreinte, celle qu'on lui donne le plushabituellement. Cette opposition, nous l'avons indique aussi dans le mme article : la philosophie (quenous navons pas alors dsigne spcialement) est, comme tout ce qui s'exprime dans les formesordinaires du langage, essentiellement analytique, tandis que le symbolisme proprement dit estessentiellement synthtique. La philosophie reprsente le type mme de la pense discursive, et c'est cequi lui impose des limitations dont elle ne saurait s'affranchir ; au contraire, le symbolisme est,pourrait-on dire, le support de la pense intuitive, et, par l, il ouvre des possibilits vritablementillimites. Que l'on comprenne bien, d'ailleurs, que, quand nous parlons ici de pense intuitive, ce dontil s'agit n'a rien de commun avec l'intuition purement sensible qui est la seule que connaissent la plupartde nos contemporains ; ce que nous avons en vue, c'est l'intuition intellectuelle, qui est au-dessus de laraison, tandis que l'intuition sensible est au-dessous de celle-ci.

    La philosophie, par son caractre discursif, est chose xc1usivement rationnelle, car ce caractre estcelui qui appartient en propre la raison elle-mme ; le domaine de la philosophie et ses possibilits nepeuvent donc s'tendre au del de ce que la raison est capable d'atteindre ; et encore ne reprsente-t-ellequ'un certain usage de cette facult, car il y a, dans l'ordre de la connaissance rationnelle, bien deschoses qui ne sont pas du ressort de la philosophie. Nous ne contestons d'ailleurs nullement la valeur dela raison dans son domaine ; mais cette valeur ne peut tre que relative, comme ce domaine l'estgalement ; et, du reste, le mot ratio lui-mme n'a-t-il pas primitivement le sens de rapport ? Nousne contestons pas davantage la lgitimit de la dialectique, encore que les philosophes en abusent tropsouvent ; mais cette dialectique ne doit tre qu'un moyen, non une fin en elle-mme, et, en outre, il sepeut que ce moyen ne soit pas applicable tout indistinctement ; pour se rendre compte de cela, il fautsortir des bornes de la dialectique, et c'est ce que ne peut faire le philosophe comme tel.

    En admettant mme que la philosophie aille aussi loin que cela lui est thoriquement possible, nousvoulons dire jusqu'aux extrmes limites du domaine de la raison, ce sera encore bien peu en vrit, car,suivant l'expression vanglique, une seule chose est ncessaire , et c'est prcisment cette chose quilui demeurera toujours interdite, parce qu'elle est au-dessus de toute connaissance rationnelle. Quepeuvent les mthodes discursives du philosophe en face de l'inexprimable, qui est, comme nousl'expliquions dans notre dernier article, le mystre au sens le plus vrai et le plus profond de ce mot ?Le symbolisme, au contraire, a pour fonction essentielle de faire assentir cet inexprimable, defournir le support qui permettra l'intuition intellectuelle de l'atteindre effectivement ; qui donc, ayantcompris cela, oserait encore nier l'immense supriorit du symbolisme et contester que sa portedpasse incomparablement celle de toute philosophie ? Si excellente et si parfaite en son genre quepuisse tre une philosophie (et ce n'est certes pas aux philosophies modernes que nous pensons endisant cela), ce n'est pourtant que de la paille ; c'est saint Thomas d'Aquin lui-mme qui l'a dit, etnous pouvons l'en croire.

    Il y a encore autre chose : en considrant le symbolisme comme forme de pense , nous nel'envisageons que sous le rapport humain, le seul sous lequel une comparaison avec la philosophie soitpossible ; nous devons sans doute l'envisager ainsi, mais cela est loin d'tre suffisant. Ici, nous sommesoblig, pour ne pas trop nous rpter, de renvoyer de nouveau notre article sur Le Verbe et leSymbole: nous y avons expliqu, en effet, comment il y a dans le symbolisme ce qu'on pourrait appeler

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    un ct divin, par l mme que non seulement il est en parfaite conformit avec les lois de la nature,expression de la Volont divine, mais que surtout il se fonde essentiellement sur la correspondance del'ordre naturel avec l'ordre surnaturel, correspondance en vertu de laquelle la nature tout entire nereoit sa vraie signification que si on la regarde comme un support pour nous lever la connaissancedes vrits divines, ce qui est prcisment la fonction propre du symbolisme. Cette convenanceprofonde avec le plan divin fait du symbolisme quelque chose de non-humain , suivant le terme

    hindou que nous citions alors, quelque chose dont l'origine remonte plus haut et plus loin quel'humanit, puisque cette origine est dans l'uvre mme du Verbe : elle est tout d'abord dans la crationelle-mme, et elle est ensuite dans la Rvlation primordiale, dans la grande Tradition dont toutes lesautres ne sont que des formes drives, et qui fut toujours en ralit, comme nous l'avons dj dit aussi(juin 1926, p. 46), l'unique vraie Religion de l'humanit tout entire (3).

    En face de ces titres du symbolisme, qui en font la valeur transcendante, quels sont ceux que laphilosophie peut bien avoir revendiquer ? L'origine du symbolisme se confond avec l'origine destemps, si elle n'est mme, en un sens, au del des temps ; et, qu'on le remarque bien, il n'est aucunsymbole vritablement traditionnel auquel on puisse assigner un inventeur humain, dont on puisse direqu'il a t imagin par tel ou tel individu ; cela ne devrait-il pas donner rflchir ? Toute philosophie,au contraire, ne remonte qu' une poque dtermine et, en somme, toujours rcente, mme s'il s'agit del'antiquit classique qui n'est qu'une antiquit fort relative (ce qui prouve d'ailleurs que, mmehumainement, ce mode de pense n'a rien d'essentiel) (4) ; elle est l'uvre d'un homme dont le nomnous est connu aussi bien que la date laquelle il a vcu, et c'est ce nom mme qui sert d'ordinaire ladsigner, ce qui montre bien qu'il n'y a l rien que d'humain et d'individuel. C'est pourquoi nous disionstout l'heure qu'on ne peut songer tablir une comparaison entre la philosophie et le symbolisme qu'la condition d'envisager celui-ci exclusivement du ct humain, puisque, pour tout le reste, on nesaurait trouver dans l'ordre philosophique ni quivalence ni correspondance quelconque.

    La philosophie est donc, si l'on veut, la sagesse humaine , mais elle n'est que cela, et c'estpourquoi nous disons qu'elle est bien peu de chose ; et elle n'est que cela parce qu'elle est unespculation toute rationnelle, et que la raison est une facult purement humaine, celle mme parlaquelle se dfinit essentiellement la nature humaine comme telle. Sagesse humaine , autant dire sagesse mondaine , au sens o le monde est entendu dans l'vangile (5) ; nous pourrions encore,dans le mme sens, dire tout aussi bien sagesse profane ; toutes ces expressions sont synonymes aufond, et elles indiquent clairement que ce dont il s'agit n'est point la vritable sagesse, que ce n'en esttout au plus qu'une ombre. D'ailleurs, insistons-y encore, c'est une philosophie aussi parfaite quepossible qui est cette ombre et ne peut prtendre rien de plus ; mais, en fait, la plupart desphilosophies ne sont pas mme cela, elles ne sont que des hypothses plus ou moins fantaisistes, desimples opinions individuelles sans autorit et sans porte relle.

    Nous pouvons; pour conclure, rsumer en quelques mots le fond de notre pense : la philosophien'est que du savoir profane , tandis que le symbolisme, entendu dans son vrai sens, faitessentiellement parti e de la science sacre . Il en est malheureusement, surtout notre poque, quisont incapables de faire comme il convient la distinction entre ces deux ordres de connaissance ; maisce n'est pas ceux-l que nous nous adressons, car, dclarons-le trs nettement cette occasion, c'estuniquement de science sacre que nous entendons nous occuper id.

    REN GUNON

    (3) Nous devons dire nettement ce propos, pour ne laisser place aucune quivoque, que nous nous refusonsabsolument donner le nom de tradition toutes les choses purement humaines et profanes auxquelles on l'appliquesouvent d'une faon abusive, et, en particulier, une doctrine philosophique quelle qu'elle soit.

    (4) Il y aurait lieu de se demander pourquoi la philosophie a pris naissance au VI e sicle avant notre re, poque quiprsente des caractres fortsinguliers.

    (5) En sanscrit, le mot Iaukika, mondain (driv de loka, monde ), est pris souvent avec la mme acception quedans le langage vanglique, et cette concordance nous parat trs digne de remarque.

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    P.-S. - Un ami de Regnabit nous a communiqu deux notes parues l'une dans l'Illustration du 20mars, l'autre dans la Naturedu 26 juin 1926, et concernant un mystrieux symbole grav sur la paroid'une falaise abrupte qui borde le massif des Andes pruviennes. Ce signe, dont on sait seulement qu'ilexistait l'arrive des conqurants espagnols, est appel, par les indignes el candelario de las trescruces, c'est--dire le candlabre aux trois croix , dnomination qui donne une ide assez exacte desa forme gnrale. Ses lignes sont constitues par des tranches profondment creuses dans la paroi ;

    sa hauteur parait tre de 200 250 mtres, et, par temps clair, il est visible l'il nu d'une distance de21 kilomtres. L'auteur des deux notes en question, M. V. Forbin, ne propose aucune interprtation dece symbole ; d'aprs les photographies, malheureusement peu nettes, qui accompagnent son texte, nouspensons qu'il doit s'agir d'une reprsentation de l' Arbre de Vie , et c'est ce titre que nous croyonsintressant de le signaler ici, comme complment notre article sur Les Arbres du Paradis (mars1926). Dans cet article, en effet, nous avons parl de l'arbre triple dont la tige centrale figureproprement l' Arbre de Vie , tandis que les deux autres reprsentent la double nature de l' Arbre dela Science du bien et du mal ; nous en avons ici un exemple iconographique d'autant plusremarquable que la forme donne aux trois tiges voque l'ensemble, symboliquement quivalentcomme nous l'expliquions alors, qui est constitu par la croix du Christ et celles des deux larrons. Onsait d'ailleurs que, dans les sculptures des anciens temples de l'Amrique centrale, l' Arbre de Vie estsouvent reprsent sous la forme d'une croix, ce qui confirme assez fortement notre interprtation.

    R. G.

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