13 Guénon, Considérations sur le Symbolisme I

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  • 7/29/2019 13 Gunon, Considrations sur le Symbolisme I

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    Considrations sur le Symbolisme

    Nous avons dj expos ici quelques considrations gnrales sur le symbolisme, notamment dansnotre article sur Le Verbe et le Symbole(janvier 1926), o nous nous sommes surtout attach montrerla raison d'tre fondamentale de ce mode d'expression si mconnu notre poque. Cettemconnaissance mme, cette ignorance gnrale des modernes l'gard des questions qui s'y

    rapportent, exige qu'on y revienne avec insistance pour les envisager sous tous leurs aspects ; les vritsles plus lmentaires, dans cet ordre d'ides, semblent avoir t peu prs entirement perdues de vue,de sorte qu'il est toujours opportun de les rappeler chaque fois que l'occasion s'en prsente. C'est ce quenous nous proposons de faire aujourd'hui, et sans doute aussi par la suite, dans la mesure o lescirconstances nous le permettront, et ne serait-ce qu'en rectifiant les opinions errones qu'il nous arrivede rencontrer et l sur ce sujet ; nous en avons, en ces derniers temps, trouv particulirement deuxqui nous semblent mriter d'tre releves comme susceptibles de donner lieu quelques prcisionsintressantes, et c'est leur examen qui fera l'objet du prsent article et de celui qui suivra.

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    I. - MYTHES ET SYMBOLES

    Une revue consacre plus spcialement l'tude du symbolisme maonnique a publi un article surl' interprtation des mythes , dans lequel il se trouve d'ailleurs certaines vues assez justes, parmid'autres qui sont beaucoup plus contestables ou mme tout fait fausses par les prjugs ordinaires del'esprit moderne ; mais nous n'entendons nous occuper ici que d'un seul ses points qui y sont traits.L'auteur de cet article tablit, entre mythes et symboles , une distinction qui ne nous parat pasfonde : pour lui, tandis que le mythe est un rcit prsentant un autre sens que celui que les mots qui lecomposent expriment directement, le symbole serait essentiellement une reprsentation figurative decertaines ides par un schma gomtrique ou par un dessin quelconque ; le symbole serait doncproprement un mode graphique d'expression, et le mythe un mode verbal. Il y a l, en ce qui concerne

    la signification donne au symbole, une restriction que nous croyons inacceptable : en effet, touteimage qui est prise pour reprsenter une ide, pour l'exprimer ou la suggrer d'une faon quelconque,peut tre regarde comme un signe ou, ce qui revient au mme, un symbole de cette ide ; peu importequ'il s'agisse d'une image visuelle ou de toute autre sorte d'image, car cela n'introduit ici aucunediffrence essentielle et ne change absolument rien au principe mme du symbolisme. Celui-ci, danstous les cas, se base toujours surun rapport d'analogie ou de correspondance entre l'ide qu'il s'agitd'exprimer et l'image, graphique, verbale ou autre, par laquelle on l'exprime ; et c'est pourquoi nous

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    avons dit, dans l'article auquel nous faisions allusion au dbut, quelques mots eux-mmes ne sont et nepeuvent tre autre chose que des symboles. On pourrait mme, au lieu de parler d'une ide et d'uneimage comme nous venons de le faire, parler plus gnralement encore de deux ralits quelconques,d'ordres diffrents, entre lesquelles il existe une correspondance ayant son fondement la fois dans lanature de l'une et de l'autre : dans ces conditions, une ralit d'un certain ordre peut tre reprsente parune ralit d'un autre ordre, et celle-ci est alors un symbole de celle-l.

    Le symbolisme, ainsi entendu (et, son principe tant tabli de la faon que nous venons de rappeler,il n'est gure possible de l'entendre autrement), est videmment susceptible d'une multitude demodalits diverses ; le mythe n'en est qu'un simple cas particulier, constituant une de ces modalits ; onpourrait dire que le symbole est le genre, et que le mythe en est une des espces. En d'autres termes, onpeut envisager un rcit symbolique, aussi bien et au mme titre qu'un dessin symbolique, ou quebeaucoup d'autres choses encore qui ont le mme caractre et qui jouent le mme rle ; les mythes sontdes rcits symboliques, comme les paraboles vangliques le sont galement ; il ne nous semble pasqu'il y ait l matire la moindre difficult, ds lors qu'on a bien compris la notion gnrale dusymbolisme.

    Mais il y a encore lieu de faire, ce propos, d'autres remarques qui ne sont pas sans importance :nous voulons parler de la signification originelle du mot mythe lui-mme. On regardecommunment ce mot comme synonyme de fable , en entendant simplement par l une fictionquelconque, le plus souvent revtue d'un caractre plus ou moins potique. Il semble bien que lesGrecs, la langue desquels ce terme est emprunt, aient eux-mmes leur part de responsabilit dans cequi est, vrai dire, une altration profonde et une dviation du sens primitif ; chez eux, en effet, lafantaisie individuelle commena assez tt se donner libre cours dans toutes les formes de l'art, qui, aulieu de demeurer proprement hiratique et symbolique comme chez les Egyptiens et les peuples del'Orient, prit bientt par l une tout autre direction, visant beaucoup moins instruire qu' plaire, etaboutissant des productions dont la plupart sont peu prs dpourvues de toute signification relle ;c'est ce que nous pouvons appeler l'art profane. Cette fantaisie esthtique s'exera en particulier sur lesmythes : les potes, en les dveloppant et les modifiant au gr de leur imagination, en les entourantd'ornements superflus et vains, les obscurcirent et les dnaturrent, si bien qu'il devint souvent fortdifficile d'en retrouver le sens et d'en dgager les lments essentiels, et qu'on pourrait dire quefinalement le mythe ne fut plus, au moins pour le plus grand nombre, qu'un symbole incompris, ce qu'ilest rest pour les modernes. Mais ce n'est l que l'abus ; ce qu'il faut considrer, c'est que le mythe,avant toute dformation, tait proprement et essentiellement un rcit symbolique, comme nous l'avonsdit plus haut ; et, ce point de vue dj, mythe n'est pas entirement synonyme de fable , car cedernier mot (en latin fabula, defari, parler) ne dsigne tymologiquement qu'un rcit quelconque, sansen spcifier aucunement l'intention ou le caractre ; ici aussi, d'ailleurs, le sens de fiction n'est venus'y attacher qu'ultrieurement. Il y a plus : ces deux termes de mythe et de fable , qu'on en estarriv prendre pour quivalents, sont drivs de racines qui ont, en ralit, une signification toutoppose, car, tandis que la racine de fable dsigne la parole, celle de mythe , si trange que celapuisse sembler premire vue lorsqu'il s'agit d'un rcit, dsigne au contraire le silence.

    En effet, le mot grec muthos, mythe , vient de la racine -mu, et cette racine (qui se retrouve dansle latin mutus, muet) reprsente la bouche ferme, et par suite le silence. C'est l le sens du verbemuein, fermer la bouche, se taire (et, par une extension analogique, il en arrive signifier aussi fermerles yeux, au propre et au figur) ; l'examen de quelques-uns des drivs de ce verbe est particulirementinstructif (1). Mais, dira-t-on, comment se fait-il qu'un mot ayant cette origine ait pu servir dsigner

    (1) Demu ( l'infinitifmuein) sont drivs immdiatement deux autres verbes qui n'en diffrent que trs peu par leurforme, mua et mue ; le premier a les mmes acceptions que mu,et il faut y joindre un autre driv, mull,qui signifieencore fermer les lvres, et aussi murmurer sans ouvrir la bouche (le latin murmur n'est d'ailleurs que la racine muprolonge par la lettrer et rpte, de faon reprsenter un bruit sourd et continu produit avec la bouche ferme). Quant mue,il signifie initier (aux mystres, dont le nom est tir aussi de la mme racine comme on le verra tout l'heure, et

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    un rcit d'un certain genre ? C'est que cette ide de silence doit tre rapporte ici aux choses qui, enraison de leur nature mme, sont inexprimables, tant au moins directement et par le langage ordinaire;une des fonctions gnrales du symbolisme est effectivement de suggrer l'inexprimable, de le fairepressentir, ou mieux assentir , par les transpositions qu'il permet d'effectuer d'un ordre un autre, del'infrieur au suprieur, de ce qui est le plus immdiatement saisissable ce qui ne l'est que beaucoupplus difficilement ; et telle est prcisment la destination premire des mythes. C'est ainsi, par exemple,

    que Platon a recours l'emploi des mythes lorsqu'il veut exposer des conceptions qui dpassent laporte de ses procds dialectiques habituels ; et ces mythes, bien loin de n'tre que les ornementslittraires plus ou moins ngligeables qu'y voient trop souvent ses commentateurs modernes, rpondentau contraire ce qu'il y a de plus profond dans sa pense, et qu'il ne peut, cause de cette profondeurmme, exprimer que symboliquement. Dans le mythe, ce qu'on dit est donc autre que ce qu'on veut dire(2), mais le suggre par cette correspondance analogique qui est l'essence mme de tout symbolisme ;ainsi, pourrait-on dire, on garde le silence tout en parlant, et c'est de l que le mythe a reu sadsignation. Du reste, c'est l ce que signifient aussi ces paroles du Christ : Pour ceux qui sont dudehors, je leur parie en paraboles, de sorte qu'en voyant ils ne voient point; et qu'en entendant ilsn'entendent point (St Matthieu, XIII , 13 ; St Marc, IV, 11-12 ; St Luc, VIII, 10). Il s'agit ici de ceux quine saisissent que ce qui est dit littralement, qui sont incapables d'aller au del pour atteindrel'inexprimable, et qui, par consquent, il n'a pas t donn de connatre le mystre du Royaume desCieux .

    C'est dessein que nous rappelons cette dernire phrase du texte vanglique, car c'est prcismentsur la parent des mots mythe et mystre , issus tous deux de la mme racine, qu'il nous restemaintenant appeler l'attention. Le mot grecmustrion, mystre , se rattache directement, lui aussi, l'ide de silence ; et ceci, d'ailleurs, peut s'interprter en plusieurs sens diffrents, mais lis l'un l'autre, et dont chacun a sa raison d'tre un certain point de vue. Au sens le plus immdiat, nousdirions volontiers le plus grossier ou du moins le plus extrieur, le mystre est ce dont on ne doit pasparler, ce sur quoi il convient de garder le silence, ou ce qu'il est interdit de faire connatre au dehors ;c'est ainsi qu'on l'entend le plus communment, notamment lorsqu'il s'agit des mystres antiques.Pourtant, nous pensons que cette interdiction de rvler un certain enseignement doit, tout en faisant lapart des considrations d'opportunit qui ont pu assurment y jouer un rle, tre considre commeayant aussi en quelque sorte une valeur symbolique ; la discipline du secret qui tait de rigueur, ilne faut pas l'oublier, tout aussi bien dans la primitive glise que dans ces anciens mystres, ne nousapparat pas uniquement comme une prcaution contre l'hostilit due l'incomprhension du mondeprofane, et nous y voyons d'autres raisons d'un ordre beaucoup plus profond (3). Ces raisons vont noustre indiques par les autres sens contenus dans le mot mystre : suivant le second sens, qui est djmoins extrieur, ce mot dsigne ce qu'on doit recevoir en silence, ce sur quoi il ne convient pas dediscuter ; ce point de vue, tous les dogmes de la religion peuvent tre appels mystres, parce que cesont des vrits qui, par leur nature mme, sont au-dessus de toute discussion. Or on peut dire querpandre inconsidrment parmi les profanes les mystres ainsi entendus, ce serait invitablement leslivrer la discussion, avec tous les inconvnients qui peuvent en rsulter et que rsume parfaitement lemot profanation , qui doit ici tre pris dans son acception la fois la plus littrale et la pluscomplte ; et c'est bien l le sens de ce prcepte de l'vangile : Ne donnez pas les choses saintes aux

    prcisment par l'intermdiaire demue et musts),et, par suite, la fois instruire et consacrer ; de cette dernire acceptionest provenue, dans le langage ecclsiastique, celle de confrer l'ordination.

    (2) C'est aussi ce que signifie tymologiquement le mot allgorie , de allo agoreuein, littralement dire autrechose .

    (3) Ce n'est pas par une simple concidence qu'il y a une troite similitude entre les mots sacr (sacratum) et secret (secretum) : il s'agit, dans l'un et l'autre cas, de ce qui est mis part (secernere, mettre part, d'o le participe secretum),rserv, spar du domaine profane. De mme, le lieu consacr est appel templum, dont la racinetem(qui se retrouve dansle grec temn, couper, retrancher, sparer, d'o temenos, enceinte sacre) exprime exactement la mme ide.

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    chiens, et ne jetez pas les perles devant les pourceaux, de peur qu'ils ne les foulent aux pieds, et que, seretournant contre vous, ils ne vous dchirent , (St Matthieu,VIII, 6). Enfin, il est un troisime sens, leplus profond de tous, suivant lequel le mystre est proprement l'inexprimable, qu'on ne peut quecontempler en silence ; et, comme l'inexprimable est en mme temps et par l mme l'incommunicable,l'interdiction de rvler l'enseignement sacr symbolise, ce nouveau point de vue, l'impossibilitd'exprimer par des paroles le vritable mystre dont cet enseignement n'est pour ainsi dire que le

    vtement, le manifestant et le voilant tout ensemble. L'enseignement concernant l'inexprimable ne peutvidemment que le suggrer l'aide d'images appropries, qui seront comme les supports de lacontemplation ; d'aprs ce que nous avons expliqu plus haut, cela revient dire qu'un tel enseignementprend ncessairement la forme symbolique. Tel fut toujours, et chez tous les peuples, le caractre del'initiation aux mystres, par quelque nom qu'on l'ait d'ailleurs dsigne ; on peut donc dire que lessymboles (et en particu1ier les mythes lorsque cet enseignement se traduisit en paroles) constituentvritablement le langage de cette initiation.

    Il ne nous reste plus, pour complter cette tude, qu' rappeler encore un dernier terme troitementapparent ceux dont nous venons d'tablir le rapprochement : c'est le mot mystique , qui,tymologiquement, s'applique tout ce qui concerne les mystres (4). Nous n'avons pas examiner iciles nuances plus ou moins spciales qui sont venues, par la suite, restreindre quelque peu le sens de cemot ; nous nous bornons l'envisager dans son acception premire, et, puisque la signification la plusessentielle et la plus centrale du mystre, c'est l'inexprimable, ne pourrait-on dire que ce qu'on appelleproprement les tats mystiques, ce sont les tats dans lesquels l'homme atteint directement cetinexprimable ? C'est prcisment ce que dclare saint Paul, parlant d'aprs sa propre exprience : Jeconnais un homme en Christ qui, il y a quatorze ans, fut ravi jusqu'au troisime ciel (si ce fut dans soncorps, je ne sais ; si ce fut hors de son corps, je ne sais : Dieu le sait). Et je sais que cet homme (si ce futdans son corps ou sans son corps, je ne sais, Dieu le sait) fut enlev dans le paradis, et qu'il a entendudes choses ineffables, qu'il n'est pas possible d'exprimer dans une langue humaine (IIe Eptre auxCorinthiens,XII, 2-3). Dans ces conditions, celui qui voudra traduire quelque chose de la connaissancequ'il aura acquise dans de tels tats, dans la mesure o cela est possible, et tout en sachant combientoute expression sera imparfaite et inadquate, devra invitablement recourir la forme symbolique ; etles vritables mystiques, lorsqu'ils ont crit, n'ont jamais fait autre chose ; cela ne devrait-il pas donner rf1chir certains adversaires du symbolisme ?

    REN GUNON.

    (4) Mustikos est l'adjectif de musts, initi ; il quivaut donc originairement initiatique et dsigne tout ce qui serapporte l'initiation, son enseignement et son objet mme.

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