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Mary Lutyens KRISHNAMURTI LES ANNÉES DE L'ÉVEIL Quatrième de couverture Préface Naissance et enfance Le scandale Leadbeater La découverte Première Initiation Premier enseignement En Angleterre Tutelle légale Le procès « Les Messagers de l'Etoile » Doutes et difficultés Bachotage

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Mary Lutyens

KRISHNAMURTILES ANNÉES DE L'ÉVEIL

Quatrième de couverture

Préface

Naissance et enfance

Le scandale Leadbeater

La découverte

Première Initiation

Premier enseignement

En Angleterre

Tutelle légale

Le procès

« Les Messagers de l'Etoile »

Doutes et difficultés

Bachotage

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Après la guerre

La vie à Paris

Critique et rebelle

Amoureux

Retour en Inde

Ennuis à Sydney

Le moment décisif

Le « processus » commence

Intensification du « processus »

Paroxysme du « processus »

Enseignement à Pergine

« Le cirque ambulant »

Craintes pour Nitya

Les apôtres se désignent eux-mêmes

Première manifestation

Le royaume du bonheur

« L'Instructeur du Monde est là »

La libération

Des déclarations révolutionnaires

La rivière dans l'océan

« Tout le monde m'abandonnera »

« La vérité est un pays sans chemin »

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La fleur pleinement éclose

Postface

Chronologie

Notes et sources

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P

KRISHNAMURTILES ANNÉES DE L'ÉVEIL

Quatrième de couverture

armi tous les êtres de ce monde, Krishnamurti est celui dont larencontre me semblerait être le privilège suprême... Sa carrière,

unique dans l'histoire des dirigeants spirituels, nous fait penser àl'épopée de Gilgamesh. Acclamé dans sa jeunesse comme le futursauveur, Il renonça au rôle auquel on l'a préparé. Il a écarté lesdisciples, rejeté les guides et les précepteurs. Il n'a institué ni foi nidogme, a tout mis en question, a cultivé le doute (surtout dans lesmoments d'exaltation) et, à force de luttes héroïques et depersévérance, s'est libéré de l'illusion et du tourbillon de l'orgueil, dela vanité et de toute forme subtile de domination sur les autres. Il a libéré son âme, si l'on peut dire, des régions inférieures etsupérieures, l'ouvrant ainsi au "paradis des héros". Henry MILLER

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L

KRISHNAMURTILES ANNÉES DE L'ÉVEIL

'Préface'

a présente biographie, qui se rapporte aux trente-huit premièresannées de la vie de Krishnamurti, a été écrite à sa suggestion et

avec tout le concours qu'il a pu me donner. J'ai cependant eu toutelatitude pour l'écrire comme je l'entendais ; je n'ai été soumise àaucune directive, et ni lui ni personne de son entourage n'a demandéà approuver mon texte ou n'a été chargé de le faire. C'est un récit quiconcerne Krishnamurti en tant qu'individu ; il relate son étrangeéducation ainsi que les nombreuses phases qu'il a traversées avantd'atteindre à son plein épanouissement : ses difficultés, doutes,chagrins, relations avec ses proches, et son éveil spirituel, qui futsuivi de longues années d'intense souffrance physique. Mais, surtout,il rapporte les circonstances de l'évolution de son enseignement ettémoigne de la façon extraordinaire dont il s'est libéré des multiplesmains qui le retenaient et qui voulaient le contraindre à jouer le rôledu Messie traditionnel. Krishnamurti a commencé par demander à B. Shiva Rao, qui futmembre du Parlement indien pendant de longues années et qui l'aconnu plus longtemps que quiconque, d'écrire ce livre. Celui-ci semit à l'œuvre, rassemblant et classant une importantedocumentation. Malheureusement de graves troubles visuels l'ontempêché d'aller plus avant. J'acceptai de prendre sa suite et ShivaRao, qui a été l'un de mes amis proches pendant cinquante ans, meconfia toute sa documentation dans un esprit de grande générosité.Au cours de ces deux dernières années, il ne se passa pas un seulmois qu'il ne m'envoyât de l'Inde ses réponses aux nombreusesquestions dont je le pressais. Il me semble que jamais deux auteursn'aient eu de collaboration plus heureuse. Si je me suis sentie apte à ce travail, c'est que je connaisKrishnamurti depuis 1911 – j'avais trois ans –, que de 1922 à 1929,j'ai pris part aux nombreuses expérience relatées ici, et que durantles trois dernières années de cette période, j'ai joué un rôle dans savie. Ensuite nous restâmes bien des années sans presque nous revoir,

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mais cela n'a pas desserré notre lien d'amitié. Cette biographie écrite par moi, forme sans doute un documentplus intime que ne l'eût été celui de Shiva Rao, encore que nousayons toujours été d'accord sur la manière dont elle se déploierait :d'elle-même, autant que possible, d'après les écrits émanant desprincipaux personnages. Comme c'est une histoire des plus étranges, presque incroyableparfois, il nous a semblé qu'une narration directe lui ferait perdre sonparfum originel. Grâce à l'insertion de lettres et de documents del'époque, le lecteur prendra connaissance de l'ensemble des faits.Cette façon de procéder présente l'avantage particulier de ne paspermettre à l'amitié personnelle de s'introduire dans le récit et de ledéformer. Dans cette histoire, j'apparais comme un personnage,parmi tant d'autres, dont les pensées et les impressions proviennentde carnets intimes tenus à cette époque. Shiva Rao et moi-même avons estimé tous deux qu'après 1933,date à laquelle Krishnamurti commença d'élaborer un enseignementqui lui était propre, sa biographie ne pouvait plus être conçue de lamême manière, dans la mesure où sa vie se reflétait dès lors surtoutdans son œuvre. Comme notre intention n'était pas de paraphraser oud'interpréter l'enseignement actuel, je ne puis qu'attirer l'attention dulecteur sur les nombreux livres publiés depuis 1954 tant enAngleterre qu'aux États-Unis, et en France. Je regrette qu'il ne soit pas dans notre propos ici de décrire laqualité que Mme Besant a dû indubitablement posséder pour inspirercomme elle le faisait, autant de dévotion à des milliers de genspartout dans le monde. La fidélité est peut-être ce qui la caractérisaitle plus, et ce fut un conflit de fidélités qui assombrit les dernièresannées de sa vie, la faisant apparaître plus comme une dupe qu'uneforce par elle-même. L'amour que Krishnamurti lui vouait et quiapparaît si clairement dans ses lettres, est certainement le meilleurhommage qui lui ait été rendu, à cette époque de sa vie où elle avaitrenoncé à ses pouvoirs psychiques pour s'en remettre aux pouvoirsde ceux qui avaient sa confiance. Quant à l'intégrité de C.W.Leadbeater, la personne à qui elle se fiait le plus pour tout ce quirelève de l'occulte, je ne suis pas arrivée à m'en faire une opinionmalgré les neuf mois passés en 1925 dans sa communauté deSydney, où j'étais journellement en contact avec lui. Je croyais alorsimplicitement à sa clairvoyance, et je n'ai pas cessé d'y croire

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aujourd'hui encore. C'était un homme extraordinaire, un hommepourvu de charme et de magnétisme, d'une sincérité manifestedifficile à mettre en doute ; pour moi il demeure une énigme. On trouve, dans les cultures religieuses où l'hindouisme et lebouddhisme se sont étendus, des Adeptes ou des Maîtres, de mêmeque des entités spirituelles hautement évoluées comme le Bodhi-sattva, le Seigneur Maitreya, le Mahachohan et d'autres. Lasignification qu'on leur donne et les fonctions particulières qu'on leurattribue varient d'une culture à une autre. Dans le présent ouvrageleurs noms sont liés au sens que leur accordaient les théosophes.Cependant, la description visuelle de ces êtres ainsi que toute laconstruction hiérarchique d'Initiés et d'étudiants moins avancés surle Sentier du Disciple, appartiennent à cette époque où C.W.Leadbeater exerçait la plus grande influence occulte sur la SociétéThéosophique. Je dois préciser que la Théosophie qui fut inculquéeà Krishnamurti était cette « Théosophie de Leadbeater » qui, pourautant que je sache, est très largement discréditée chez lesthéosophes actuels, bien que la Section Ésotérique ait survécu. En m'abstenant de nommer les nombreux amis de Krishnamurtiqui lui ont été si dévoués durant toute la période que recouvre celivre, je n'ai voulu froisser personne. Il a fallu que je me limite àceux dont il parlait dans ses lettres ou qui ont eu quelque influencesur le cours de son développement.

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J

KRISHNAMURTILES ANNÉES DE L'ÉVEIL'Naissance et enfance'

iddu Krishnamurti est né le 11 mai 1895 à Madanapalle, unepetite ville à flanc de colline située à quelque deux cent cinquante

kilomètres au nord de Madras. Étant le huitième enfant, et ungarçon, il reçut, selon l'orthodoxie hindoue, le nom de Sri Krishna,qui lui aussi avait été un huitième enfant. Les Jiddu étaient unefamille de brahmanes de langue telugu, les brahmanes constituant laplus haute caste. Le bisaïeul de Krishnamurti, un éminentsanskritiste, avait tenu un poste à responsabilités à la Compagnie desIndes orientales. Son grand-père, homme également très instruit,avait été fonctionnaire, tandis que son père, Jiddu Narianiah ,diplômé de l'Université de Madras, avait obtenu un poste officielaux services fiscaux de l'Administration britannique, s'élevant en finde carrière au rang de tashildar (receveur de loyers) et magistrat decirconscription. La famille n'était donc pas pauvre, selon les normesindiennes. Narianiah avait épousé sa cousine au second degré, JidduSanjeevamma, qui lui donna onze enfants. Seulement six d'entre euxvécurent au-delà de l'enfance. Il semblerait que ce fut un mariagetrès heureux. Narianiah a dit de sa femme qu'elle avait une très bellevoix mélodieuse et qu'elle aimait à chanter pour lui. A cette époque,la vie indienne était primitive et le système des castes observérigoureusement. Un caniveau destiné à l'évacuation des eaux uséescourait près de la maison où naquit Krishnamurti. Il était nettoyé pardes balayeurs, des « intouchables », qui n'appartenaient à aucunecaste. Les balayeurs n'avaient le droit d'entrer dans la maison quepour la collecte des eaux usées. Dans une demeure brahmane, lanourriture ne pouvait être préparée, cuite ou servie par une personnenon brahmane. Qui plus est, en Inde du Sud le cuisinier ne pouvaitqu'être invariablement un brahmane du Sud. L'on y était sistrictement végétarien, que même les œufs étaient prohibés par lesrègles de la caste. Rien n'interdisait à un brahmane pauvre de louerses services à une autre maison brahmane. Mais il était bien sûr

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exclu qu'il s'occupât de ces taches exécutées par les balayeurs decastes inférieures. On ne se mariait pas entre gens de castesdifférentes, et pour changer de caste il fallait attendre une prochainevie. Les Européens étaient assimilés aux « intouchables ».Sanjeevamma aurait jeté tout aliment touché, ne fût-ce que parl'ombre d'un Européen. Un Anglais était-il entré dans la maison pouraffaire officielle, que les pièces où il s'était tenu étaient toutes lavéesà grande eau et que les enfants étaient habillés de vêtement propres.Tel était l'environnement dans lequel naquit Krishnamurti. Sanjeevamma avait la prémonition que son huitième enfantdevait à certains égards devenir remarquable, et elle avait insistépour qu'il vît le jour dans la salle puja au rez-de-chaussée, une sallespéciale réservée aux prières chez les hindous orthodoxes. Narianiahy consentit, bien que normalement personne n'eût le droit depénétrer au puja après le repas du soir, ou le matin avant de s'êtrelavé. Une seule personne assista à l'accouchement, une cousine ayantquelque expérience en la matière. Contrairement aux précédentescouches de Sanjeevamma, celles-ci furent rapides et faciles.Narianiah se tenait assis dans la chambre adjacente, montre en main.A minuit et demie la porte de la salle puja fut entrebâillée, lacousine chuchota : « Sirasodayam », ce qui veut dire en sanskrit « latête est visible ». C'est pour les hindous le moment précis de lanaissance, essentiel pour l'établissement des horoscopes. Comme enastrologie hindoue la journée se compte de 4 heures du matin à 4heures du matin, Krishna était donc né le 11 mai, tandis que selonles calculs occidentaux, il serait né le 12 mai à 0 h 30. L'horoscope de l'enfant fut établi le lendemain par KumaraShrowtulu, l'un des astrologues les plus renommés de la région. Ilfut en mesure d'assurer à Narianiah que son fils deviendraiteffectivement un très grand homme. Pendant de nombreuses années,il sembla très improbable que cette prédiction se réaliserait. Chaquefois que l'astrologue rencontrait Narianiah, il lui demandait : « Alors,et ce garçon Krishna ?» La réponse de Narianiah ne devait àl'évidence jamais traduire la moindre espérance, car l'astrologue deredire avec assurance au père déçu : « Ayez patience. Je vous ai ditla vérité. Il deviendra quelqu'un de grand et de merveilleux. » En novembre 1896, Narianiah fut nommé à Cudappah, une villebien plus grande, mais un endroit du district où la malaria sévissait

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le plus. L'année suivante, une année de terrible famine, Krishna, quiavait deux ans, contracta la maladie si gravement que pendantquelques jours on craignit pour sa vie, et bien qu'en 1900 Narianiahfût de nouveau nommé à Kadiri où le climat était plus sain, Krishnaeut pendant des années des accès de fièvre périodiques et defréquents saignements de nez. A Kadiri, lorsqu'il eut six ans, l'âge d'être éduqué, Krishna futsoumis à la cérémonie du fil sacré, ou Upanyanam. Cette cérémoniemarque l'entrée en Brahmacharya de tout fils brahmane. Il endossealors les responsabilités de son état, chacun d'eux étantvirtuellement prêtre dès sa naissance. Narianiah a décrit cetimportant événement : Nous avons coutume d'en faire une fête familiale et d'inviter àmanger les amis et connaissances. Tout le monde étant réuni, onbaigne le garçon et l'habille de vêtements neufs, très somptueux siles parents en ont les moyens. Krishna fut amené et placé sur mesgenoux, tandis que ma main tendue soutenait un plateau d'argentparsemé de grains de riz. Sa mère, assise à côté de moi, lui pritl'index de la main droite et lui fit tracer parmi le riz le mot sacréAUM. Ce mot est formé en sanskrit d'un seul caractère qui, en tantque son, est la première lettre de l'alphabet, en sanskrit et dans tousautres vernaculaires du pays. On m'enleva la bague du doigt, laplaça entre le pouce et l'index de l'enfant, et ma femme, tenant sapetite main, traça avec la bague le mot sacré en telugu. Ensuite ellelui fit tracer trois fois la même lettre rien qu'avec le doigt. Le prêtreofficiant récita des mantras et bénit le garçon afin de fairedescendre sur lui les dons spirituels et intellectuels. Puis ma femmeet moi emmenâmes Krishna au temple Narasimhaswami, où nouspriâmes pour la future réussite de notre fils. De là nous nousrendîmes à l'école indienne la plus proche, où Krishna fut confié àl'instituteur qui accomplit la même cérémonie, mais en traçant lemot sacré dans le sable. Beaucoup d'amis des écoliers s'étaientrassemblés dans la salle et nous leur distribuâmes diversesfriandises pour les régaler. C'est ainsi que débuta l'éducation denotre fils selon l'ancienne coutume brahmane. Quand Krishna partait pour l'école, son frère Nityananda, quiavait trois ans de moins que lui, voulait y aller aussi et couraitderrière lui. Nitya était aussi vif que Krishna était indécis et rêveur.Il n'empêche qu'un lien très étroit unissait les deux frères. Krishna

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revenait souvent à la maison démuni de crayon, d'ardoise, ou delivre, les ayant donnés à un camarade plus pauvre. Le matin, desmendiants venaient à la maison ; selon la coutume, chaque maintendue recevait une certaine quantité de riz cru. Sanjeevammaenvoyait Krishna distribuer le riz et il revenait toujours en chercher,disant avoir tout versé dans la sacoche du premier mendiant. Le soir,quand Narianiah, rentré du bureau, s'asseyait avec ses amis sous lavéranda, les mendiants revenaient demander de la nourriture cuite.Cette fois les serviteurs tentaient de les chasser, mais Krishnacourait dans la maison leur en chercher. Lorsque Sanjeevammapréparait des sucreries pour les enfants, Krishna ne mangeait jamaistoute sa part mais en donnait à ses frères ; Nitya en demandaittoujours plus et Krishna ne manquait jamais de répondre à sademande. Tout le temps qu'ils restèrent à Kadiri, Krishna et Nityaaccompagnèrent chaque soir leur mère au grand temple deNarasimhaswami, célèbre par son caractère sacré. Tout petit,Krishna avait déjà le sentiment religieux. Chose surprenante, il avaitaussi l'esprit ouvert à la mécanique. Un jour il démonta la pendulede son père alors absent, et refusa d'aller à l'école et même demanger avant de l'avoir complètement remontée. Ces deuxtendances un peu contradictoires de sa nature, ainsi que sagénérosité, ont persisté jusqu'à ce jour. Les accès de fièvre, tout comme les fréquentes mutations de sonpère, interrompirent les études de Krishna (il resta une année entièresans pouvoir aller à l'école), de sorte qu'il prit un grand retard surses camarades. En outre, il détestait apprendre dans les livres et semontrait si rêveur qu'il donnait parfois l'impression d'être attardémentalement. En revanche, il était très attentif quand son intérêt étaitéveillé. Il lui arrivait de rester très longtemps debout à observer lesarbres et les nuages, ou assis par terre à regarder les plantes et lesinsectes. Cette observation assidue de la nature est un autre trait quilui est toujours resté. En 1903, après trois courtes mutations, la famille revint àCudappah, où la malaria faisait tant de ravages. L'année suivante ymourut la sœur aînée de Krishna. Narianiah a écrit que sa femmeeut le cœur brisé par la mort de leur fille qui n'avait que vingt ans etdont la nature profondément spirituelle la faisait se détourner deschoses de ce monde. C'est peu après cette mort que Krishna donna

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les premiers signes de clairvoyance. Dans ses souvenirs d'enfance,écrits à l'âge de dix-huit ans, il dit que sa mère « avait jusqu'à uncertain point des pouvoirs psychiques » lui permettant de voirsouvent sa fille défunte : « Elles se parlaient, et ma sœur avait coutume de venir à uncertain endroit du jardin. Ma mère savait toujours quand ma sœurviendrait; elle m'emmenait parfois et me demandait si je la voyaiségalement. D'abord sa question m'amusa, mais elle me dit decontinuer de regarder. Alors je la voyais parfois, et par la suite, jela vis chaque fois. Je dois avouer que cela m'effrayait terriblement,l'ayant vue morte et incinérée. Je courais généralement me réfugierauprès de ma mère qui me disait que je n'avais aucune raisond'avoir peur. A part ma mère, j'étais le seul membre de la famille àavoir ces visions, mais chacun y croyait. Ma mère pouvaitégalement voir l'aura des gens, et moi aussi parfois. » En décembre de 1905, la famille se trouvait encore à Cudappah,quand le pire malheur s'abattit sur eux. Sanjeevamma mourut à sontour. Krishna avait dix ans et demi. Il écrivit, toujours dans sessouvenirs : « Les plus beaux souvenirs de mon enfance gravitent autour dema mère chérie qui nous a prodigué toute sa tendresse, cettetendresse propre aux mères indiennes. Je ne puis dire que je mesentais particulièrement heureux en classe, car les maîtres étaientplutôt durs et leurs cours trop difficiles pour moi. J'aimais jouer,tant que les jeux n'étaient pas trop brutaux car j'étais de santé trèsdélicate. La mort de ma mère, en 1905, priva mes frères et moi decelle qui nous aimait et prenait tant soin de nous. Mon père n'avaitpas le temps de s'occuper de nous... Il n'y avait vraiment personnequi put prendre soin de nous. Pour ce qui est de ma mère morte, jepeux dire que je l'ai vue fréquemment après sa mort... Je merappelle qu'une fois j'ai suivi sa forme qui montait l'escalier.J'étendis la main et il me sembla bien toucher sa robe, mais elledisparut sitôt arrivée en haut des marches. Jusqu'à tout récemment,en allant à l'école, j'entendis son pas derrière moi. Je m'en souvienstout particulièrement, à cause du cliquetis des bracelets que lesfemmes indiennes portent aux poignets. Au début, je me retournaisun peu effrayé et voyais alors la forme vague de ses vêtements ainsiqu'une partie de son visage. Cela arrivait presque toujours quand jesortais de la maison. »

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Narianiah confirme que Krishna voyait sa mère morte : « Nous avions l'habitude de mettre sur une feuille une portion durepas préparé pour la maisonnée que nous placions à l'endroit oùreposait le défunt ; nous fîmes ainsi pour ma femme. Le troisièmejour, entre 9 heures et 10 heures du matin, Krishna alla prendre sonbain. Il entra dans la salle de bains. A peine eut-il le temps de severser quelques lotas d'eau sur la tête, qu'il ressortit en courant, nu(à l'exception d'un pagne) et ruisselant d'eau. La maison où je vivaisà Cudappah était toute en longueur ; les chambres se suivaient lesunes les autres comme les voitures d'un train. Quand Krishna arrivaà ma hauteur, je lui pris le poignet et lui demandai ce qui se passait.Il répondit que sa mère avait été dans la salle de bains avec lui,qu'elle en était sortie et qu'il la suivait pour voir ce qu'elle allaitfaire. Je lui dis : « Ne te souviens-tu pas que ta mère a étéincinérée ? » « Oui, répondit-il, je m'en souviens, mais je veux voiroù elle se rend. » Je le laissai aller et le suivis. Arrivé dans latroisième pièce il s'immobilisa. C'est là qu'on étendait les saris dema femme pour la nuit afin de les faire sécher. Krishna avait lesyeux fixés sur quelque chose. Je lui demandai ce qu'il voyait. Il dit :« Maman enlève ses vêtements mouillés et en met des secs. » Il allaensuite dans la pièce suivante où il s'assit près de la feuille surlaquelle était posée la nourriture. Je me tins près de lui un instant etil dit que sa mère mangeait. Bientôt il se leva et se dirigea versl'escalier ; je l'y suivis. Après avoir gravi la moitié des marches, ils'arrêta et dit qu'il ne la voyait plus. Alors nous nous assîmes et jelui demandai comment était sa mère et si elle lui avait parlé. Ilrépondit qu'elle était comme d'habitude, mais qu'elle ne lui avaitpas parlé. » A la mort de sa femme, Narianiah prit quelques mois de congéet, dans l'intérêt de la santé des enfants, revint à Madanapalle où ilput reprendre ensuite son service et rester jusqu'à sa retraite. Le 17janvier 1907 Krishna et Nitya furent tous deux admis au lycée deMadanapalle , qu'ils fréquentèrent jusqu'en janvier 1909. A environ trois kilomètres de leur maison se dressait une collineisolée au sommet de laquelle s'élevait un temple. Krishna aimait s'yrendre chaque jour à la sortie de l'école. Aucun de ses camarades nevoulait l'accompagner : la montée était rude et le terrain pierreux ;mais Krishna insistait souvent pour que Nitya vînt avec lui. Il aimait

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aussi emmener ses amis en pique-nique. Son père occupaitmaintenant un poste assez important, celui de magistrat de district ;aussi les frères de Krishna considéraient-ils indigne de leur rangd'apporter eux-mêmes les provisions au lieu du pique-nique.Krishna, qui ne montrait pas cette prétention, prenait la nourrituredes mains des serviteurs et la portait lui-même. Narianiah, bien que brahmane orthodoxe, était membre de laSociété Théosophique depuis 1882 (la Théosophie embrasse toutesles religions) et Sanjeevamma avait évidemment sympathisé avecses idées, car Krishna se rappelait que pendant les nombreux joursoù la fièvre le retenait à la maison tandis que ses frères étaient aulycée, il se rendait souvent dans la salle puja à midi, au moment oùsa mère participait aux cérémonies journalières. Elle lui parlait alorsde Mme Besant, l'un des dirigeants de la Société Théosophique, trèsvénérée en Inde en raison de l'œuvre qu'elle avait accomplie pourl'éducation du pays. Il se rappelait aussi qu'à côté des tableauxsuspendus aux murs représentant des divinités hindoues, se trouvaitune photographie de Mme Besant vêtue d'un costume indien, assisejambes croisées sur un chowki recouvert d'une peau de tigre. Quand, fin 1907, à l'âge de cinquante-deux ans, Narianiah prit saretraite avec la seule pension de 112 roupies par mois (moitié de sontraitement de base), il écrivit à Mme Besant, alors Présidente de laSociété Théosophique, offrant ses « loyaux services à plein temps »en échange d'un logement gratuit pour lui et ses fils sur le domainedu Siège international de la Société à Adyar , près de Madras. Il luiprécisa que durant son service dans le Gouvernement, il avait eu encharge une surface de 15.000 mètres carrés incluant 160 villages, etqu'il estimait pouvoir administrer un assez grand domaine. Il fitremarquer qu'il était veuf avec quatre enfants âgés de cinq à quinzeans. Sa seule fille étant mariée, il restait seul à s'occuper d'eux.L'aîné, Sivaram, avait quinze ans ; Sadanand, âgé de cinq ans etayant cinq ans de moins que Nitya, était mentalement déficient. Mme Besant déclina son offre du fait qu'il n'y avait pas d'école àmoins de cinq kilomètres d'Adyar. Cela impliquerait de louer unecharrette pour le transport des enfants et, de toute façon, la présencede garçons sur le domaine serait un facteur de perturbation.Narianiah, tenace, renouvela sa requête par trois fois les moissuivants. Par bonheur, à la fin de l'année 1908, l'un des secrétairesde la Société eut besoin d'un assistant et suggéra d'engager

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Narianiah. Après l'avoir rencontré à la Convention Théosophique dedécembre, Mme Besant consentit enfin à accepter ses services et, le23 janvier 1909, il vint s'installer à Adyar avec ses quatre fils et unneveu. Sivaram s'inscrivit au Presidency Collège à Madras pour ypréparer une carrière médicale. Krishna, Nitya et leur cousin allèrentau lycée Pennathur Subramanian, à Mylapore. Chaque jour ilsfaisaient à pied l'aller et le retour, c'est-à-dire cinq kilomètres.Quant au petit Sadanand, son état physique et mental l'empêchaitd'aller à l'école. Aucune maison n'était disponible au Siège. La famille devaitdonc loger à l'extérieur, dans un cottage délabré ne comportant pasde sanitaire. La sœur de Narianiah, qui s'était disputée avec sonmari, vint habiter avec eux les premiers temps pour faire la cuisineet le ménage, mais il semblerait qu'elle fut une femme négligente etune très mauvaise cuisinière. Les enfants étaient arrivés à Adyar enmauvaise condition physique. Mais on doit rendre grâce à Narianiahpour sa persévérance, car s'il n'avait pu s'installer à Adyar, il est trèsprobable qu'aucun de ses enfants n'aurait atteint l'âge adulte.

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A

KRISHNAMURTILES ANNÉES DE L'ÉVEIL

'Le scandale Leadbeater'

l'époque où Narianiah vint vivre à Adyar, le domaine de laSociété Théosophique comptait déjà environ 100 hectares. Il

s'étendait sur la rive sud de la large rivière Adyar, au sud de Madras,était en bordure de la rivière sur un kilomètre et demi et possédaithuit cents mètres de plage privée. Le bâtiment du Siège, s'élevant àproximité de la rivière, comprenait une bibliothèque, la salle desConventions, un sanctuaire, des bureaux, des chambres d'hôte et desappartements destinés aux dirigeants de la Société. Aujourd'hui, rienn'a guère changé. L'allée conduisant directement à la mer passetoujours dans une cocoteraie, sous les arches du fameux banyand'Adyar, le second de l'Inde par sa taille, avant d'aboutir à une largeplage sablonneuse, là où la rivière s'écoule dans la baie du Bengale.Avec son climat idéal en hiver, il existe peu d'endroits au mondeaussi beaux qu'Adyar. Le bâtiment du Siège était autrefois une modeste demeure anglo-indienne appelée Huddlestone's Gardens, flanquée de deuxpavillons octogonaux. Elle fut achetée en 1882 par le premierPrésident de la Société, le Colonel Olcott, en même temps que 120ares de terre, pour un montant de six cents livres. Peu à peu il s'enajouta d'autres. De nouvelles maisons furent construites et lesanciennes restaurées pour loger résidents et visiteurs théosophesdont le nombre allait croissant. Ces maisons et propriétés possédanten commun une presse à imprimer, une cuisine hindoue et une petiteferme, furent réunies en un grand domaine. Huddlestone's Gardenselle-même fut tellement modifiée et agrandie que, sauf deuxpavillons, on ne reconnaît en rien la maison d'origine. Quand Mme Besant devint Présidente de la Société, en 1907, elleencouragea les membres à se faire construire des maisons pour leurstemps de séjour à Adyar, étant entendu que durant leur absence, elleen disposerait à son gré et qu'à leur mort ces maisons deviendraientla propriété de la Société. La Société Théosophique avait été fondée en Amérique en 1875

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par le Colonel Henry Steel Olcott, un vétéran de la guerre civile quis'intéressait au spiritualisme et au mesmérisme, et Mme HelenaPetrovna Blavatsky, la célèbre Russe considérée comme imposteurpar ses ennemis, mais que ses disciples vénéraient commevisionnaire et faiseuse de miracles dont les pouvoirs occultesrelevaient de la plus haute source spirituelle. La Société avait troisbuts : 1. Former un noyau de la Fraternité Humaine Universelle sansdistinction de race, de croyance, de sexe, de caste ou de couleur ; 2.Encourager l'étude comparée des religions, des philosophies et dessciences ; 3. Explorer les lois inexpliquées de la nature et lespouvoirs latents en l'homme. En 1882, le Siège de la Société futtransféré d'Amérique aux Indes, dans un pays au climat plusspirituel. De là, la Théosophie se propagera rapidement dans lemonde. Olcott, qui avait quarante-trois ans à la fondation de la Société,en était le Président, mais c'est Madame Blavatsky, d'un an plusâgée, qui a inspiré son essence orientale ou ésotérique, en s'appuyantsur la Sagesse antique de plusieurs religions. La Société Ésotériqueétait virtuellement une société dans la Société, la grande différenceentre elles étant que les membres ordinaires étaient encouragés àrejoindre l'organisation Ésotérique ; et ils n'étaient acceptés qu'à lacondition d'avoir un peu travaillé pour la Société. (Narianiah étaitmembre de la S.E., comme on l'appelait, et c'était en qualitéd'assistant du secrétaire préposé à L'enseignement ésotérique avait en propre la croyance dansl'évolution vers la perfection suprême à travers des vies successives.Cette perfection naît lorsque l'ego – l'âme – est libéré de la roue duKarma – la loi inexorable d'après laquelle on récolte ce qu'on sèmede bon et de mauvais d'une vie à l'autre. A un certain staded'évolution, l'ego est prêt à emprunter le Sentier du Disciple quiconduit finalement à l'état d'Adepte et de membre de la GrandeFraternité Blanche d'êtres parfaits qui gouverne et dirige le monde.Quelques-uns de ces Adeptes (Maîtres ou Mahatmas, comme on lesappelle) choisissent sciemment de conserver leur forme humainepour aider l'évolution de ceux qui abordent le Sentier. Les deuxMaîtres qui avaient tout spécialement pris la Société sous leurprotection : Maître Morya et Maître Kuthumi, vivaient au Tibet dansle corps de leur dernière incarnation. Affranchis des chagrins et dessoucis d'une très longue vie, ils apparaissent invariablement comme

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étant à la fleur de l'âge, encore que de par leur sensibilité corporelleils n'eussent pas résisté longtemps aux chocs de la vie ordinaire. Maître Kuthumi revêtait le corps d'un brahmane du Cachemire etavait le teint aussi clair que n'importe quel Européen, des yeuxbleus, une barbe et des cheveux bruns. Maître Morya, son prochecompagnon et ami, un magnifique cavalier, était, lui, un roi Rajput,un bel Indien à la peau foncée, aux cheveux et aux yeux noirsétincelants. Madame Blavatsky, avant de fonder la SociétéThéosophique, avait vécu quelque temps dans un monastère auNépal ; elle affirmait avoir fréquemment rencontré ces Maîtres sousleur forme humaine. Mais il n'était pas nécessaire de se rendrephysiquement au Tibet pour les voir. Leurs disciples pouvaient leurrendre visite sur le plan astral, ou bien eux-mêmes se matérialisaientsous leur forme éthérique à ceux suffisamment privilégiés pour lesvoir, passant à travers les portes fermées, tels des fantômes. Aprèsavoir rencontré Madame Blavatsky, le Colonel Olcott travailla àdévelopper ses pouvoirs psychiques, après quoi lui aussi reçutquelquefois la visite des Maîtres et alla fréquemment les voir sur leplan astral dans leurs demeures tibétaines. Au-dessus des Maîtresvenait une hiérarchie d'êtres glorieux. L'un d'eux apparaît dans tousles récits concernant la première partie de la vie de Krishnamurti : leSeigneur Maitreya, Instructeur du Monde, le Christ en Occident, leBodhisattva en Orient (à ne pas confondre avec Bouddha qui, selonles théosophes, est une entité d'un plan bien supérieur encore). LeSeigneur Maitreya, affirmaient-ils, avait emprunté par deux fois déjàun corps humain pour apporter au monde un nouvel enseignement àdes époques où il en avait le plus besoin : le corps de Sri Krishna auIVe siècle avant J.-C, puis celui de Jésus. Le temps approchait où leSeigneur Maitreya emprunterait une fois encore une forme humainepour donner au monde une nouvelle religion. En attendant, lui aussivivait dans l'Himalaya : une maison avec un merveilleux jardin, toutprès des Maîtres Morya et Kuthumi, dans un corps de Celte auxcheveux et à la barbe de couleur rousse dorée et aux yeux violets.Le corps humain qu'il choisirait le moment venu devrait être assezsensible pour lui permettre d'exercer sa fonction, sans pour autantavoir la sensibilité de celui dont il se servait au Tibet, lequel n'auraitpas survécu longtemps parmi le bruit et la tension des villes. Dès 1889, Madame Blavatsky avait annoncé à un grouped'étudiants théosophes que le véritable but de la Société

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Théosophique était de préparer l'humanité à recevoir l'Instructeur duMonde lorsqu'il apparaîtrait de nouveau sur terre ; cela fut reditpubliquement par Mme Besant en 1896, cinq ans après la mort deMadame Blavatsky. Les théosophes croyaient aussi que l'apparitionde chaque Instructeur religieux marquait le début d'une nouvellesous-race. Il s'agissait cette fois-ci de la sixième sous-race de lacinquième race-souche qui se développerait en Australie. (Plus tard,le berceau de cette sous-race serait la Californie.) En 1909, lorsd'une conférence à Chicago sur son thème favori : « La race futureet le futur Instructeur », Mme Besant annonça : « Cette fois nousattendons Sa venue dans le monde occidental, et non plus en Orientcomme ce fut le cas du Christ voici deux mille ans. » En fait, levéhicule occidental avait déjà été choisi en la personne d'un garçonde treize ans, très intelligent et très beau: Hubert van Hook, fils duDocteur Weller van Hook de Chicago, Secrétaire général de laSociété Théosophique aux États-Unis. Le garçon avait été choisi parle plus proche collaborateur de Mme Besant, C.W. Leadbeater, lorsd'une tournée de conférences en Amérique peu d'années auparavant,puis emmené quelque temps en Europe où il rencontra Mme Besant.Quand elle le revit à Chicago en 1909, elle en fut si saisie qu'ellepressa sa mère de quitter son mari et d'amener l'enfant en Europe eten Inde pour le préparer spécialement à sa merveilleuse destinée.Entre-temps, à l'insu de Mme Besant, Leadbeater avait choisi unautre véhicule pour le Seigneur Maitreya, et bientôt on oubliaHubert. Charles Webster Leadbeater, C.W.L., comme on l'appelaitsouvent, était né la même année que Mme Besant, en 1847, maisétait venu à la Théosophie cinq ans avant elle. On connaît peu dechoses sur la première période de sa vie, sinon qu'étant enfant, ilétait allé au Brésil où son père travaillait comme entrepreneur dansles Chemins de Fer, et où il y vécut une vie d'aventures au cours delaquelle son père mourut et son jeune frère Gerald fut assassiné pardes bandits en 1862. A son retour en Angleterre, il entra àl'Université d'Oxford pour la quitter bientôt, en 1866, lors de lafaillite de la banque où était investi tout l'argent de la famille.Néanmoins, il réussit à entrer dans les ordres, en 1878, et devintvicaire de St Mary à Bramshott, Hampshire. Son intérêt inné pourl'occultisme était stimulé par les ouvrages de A.P. Sinnett, enparticulier Le Monde Occulte, l'auteur étant l'un des dirigeants de la

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Théosophie en Angleterre. En 1883, Leadbeater adhéra à la Société .L'année suivante, Sinnett le présenta à Madame Blavatsky. Il luidemanda immédiatement de l'accepter comme disciple. Quand elle yconsentit, il renonça à l'Église, devint végétarien et rompit tous sesliens avec l'Angleterre pour la suivre en Inde. En sept semaines, dit-il, elle avait complètement transformé son caractère. C'était unhomme très réservé. Pour l'éprouver, pendant le voyage vers l'Inde,elle lui fit porter un pot de chambre plein tout le long du pontprincipal, en plein jour . Il déclara qu'il ne se laisserait jamais plusinfluencer par le qu'en dira-t-on ; et c'était vrai si l'on peut en jugerpar ce qui s'était passé. Leadbeater passa les cinq années suivantes en Extrême-Orient,d'abord à Adyar, puis à Ceylan. Ce fut à Adyar que ses pouvoirspsychiques se développèrent. A Ceylan, comme il avait embrassé lebouddhisme dès son arrivée en Orient, il enseigna dans une école degarçons fondée par le Colonel Olcott sous l'égide de la SociétéThéosophique, au profit des enfants des familles bouddhistespauvres. En 1887, M. Sinnett, qui considérait toujours Leadbeatercomme son protégé [1] lui demanda de revenir en Angleterre pourservir de précepteur à son fils et à un autre garçon, GeorgeArundale, le neveu et fils adoptif de Mlle Francesca Arundale, unedes nombreuses dames riches attirées par la Théosophie. GeorgeArundale devait jouer un rôle considérable dans la première partiede la vie de Krishna. Leadbeater accepta, à la condition de pouvoir emmener avec luipour être éduqué en Angleterre, un de ses élèves cingalais, C.Jinarajadasa, en qui il voyait la réincarnation de son frère assassiné.L'année précédant le retour de Leadbeater en Angleterre, MmeBesant se convertit à la Théosophie (quand il lui fut demandé deréviser pour le Pall Mail Gazette les deux gros volumes de LaDoctrine Secrète de Madame Blavatsky) ; elle rencontra par la suitel'auteur, et, comme Leadbeater, tomba immédiatement sous soncharme. En 1890, Leadbeater et Mme Besant se rencontrèrent pourla première fois lors d'une réunion théosophique à Londres, etl'année suivante, après la mort de Madame Blavatsky, Leadbeaterexerça la plus grande influence humaine sur la vie de Mme Besant. Annie Besant, née Wood, avait déjà eu une carrière tumultueuseau moment de son adhésion à la Théosophie. Elle s'était mariée àvingt ans à un prêtre de l'Église d'Angleterre, Frank Besant, frère de

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Sir Walter Besant, mais s'était séparée de lui six ans plus tard, en1873, bien que, ce faisant, elle devait être privée de son fils. Ayantcessé de croire en la divinité du Christ, sa conscience ne luipermettait plus de prendre les sacrements. En 1876 une décision dutribunal la privait également de sa fille, après un long procès aucours duquel elle assura elle-même sa défense [2]. Par la suite, ellecontinua à lutter farouchement pour les causes qu'elle avait épouséeset la défense des principes qu'elle considérait comme vitaux : libertéde pensée et d'expression, droits des femmes, socialisme dit fabien,contrôle des naissances, droits des travailleurs au début dusyndicalisme. Avant sa conversion à la Théosophie, CharlesBradlaugh, le Docteur E.B. Aveling et Bernard Shaw avaient été sessoutiens et amis intimes, et les deux premiers probablement sesamants. (Leadbeater ressemblait à Shaw de façon frappante, surtoutdans ses vieux jours.) Annie Besant dut être fort belle étant jeune ettoute sa vie elle garda un charme extraordinaire. Dès le début de sacarrière, aussi bien avant qu'après sa conversion, elle fut un écrivainprolifique et un orateur très puissant. L'Inde, où elle vint pour lapremière fois en 1893, devint sa patrie spirituelle ; durant lesquarante années suivantes, et ce jusqu'à sa mort, elle consacra saformidable énergie et ses talents étonnants au service de l'Inde et àla diffusion de la Théosophie partout dans le monde. Mais la libertéet le développement de l'Inde lui tenaient encore plus à cœur que laThéosophie, et dans tous les domaines – éducatif, social, religieux,politique – elle œuvra pour le bien-être de l'Inde. Courage,endurance, loyauté étaient ses plus grandes qualités. Le courage, l'énergie et le magnétisme étaient aussi les traitsdominants de Leadbeater ; Mme Besant le surpassait dans desdomaines autres que la Théosophie, mais lui la surpassait enpouvoirs psychiques. En 1895, en Angleterre, ils avaient poursuiviensemble des investigations occultes sur le cosmos, la naissance del'humanité, la chimie, la constitution des éléments, et rendufréquemment visite aux Maîtres dans leur corps astral. (MaîtreMorya était le gourou de Mme Besant, Maître Kuthumi celui deLeadbeater.) Ils avaient découvert qu'ils pouvaient « voir » dans lesvies antérieures de certains de leurs dévoués disciples aussi bien quedans les leurs, et quand ils surent combien souvent eux-mêmes etleurs amis avaient été en relations intimes lors de leurs précédentes

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incarnations, ils commencèrent à établir des cartes. Ce fut pendantces années précédant le tournant de siècle que les pouvoirspsychiques de Mme Besant atteignirent leur apogée. Peu à peu elleles laissa décroître et se voua à son travail indien qui, selon elle, luiavait été fixé par son maître, et qui l'absorbait de plus en plus. Lejour vint où elle dut se fier presque exclusivement à Leadbeater pourles communications occultes. Bien qu'elle continuât à donner desconférences en Europe et en Amérique, l'Inde devint sa patrie, elle ypassait toujours les mois d'hiver. Leadbeater, qui avait une importante renommée comme écrivain,orateur, et clairvoyant au sein de la Société – d'enseignant aussi,particulièrement pour de petits groupes de garçons – entreprit de1900 à 1904 deux longues tournées de conférences en Amérique etau Canada, emmenant avec lui l'un de ses élèves anglais favoris, s'enfaisant d'autres en Amérique. En 1905, il alla à Sydney. Le scandale,dans lequel toute la Société allait bientôt être entraînée, ne pouvait lesurprendre beaucoup. Mme Besant elle-même avait entendu parfoisdes rumeurs de pratiques immorales, mais elle les avait niées avecindignation. Déjà à l'époque de son vicariat, des bruits avaient courusur lui et quelques garçons de la chorale de l'église et, à ce qu'ilsemblerait, M. Sinnett avait retiré son fils de ses soins. Cependant,aucun de ces ragots n'avait reçu de preuves. Puis, en 1906, après leretour de Leadbeater en Angleterre, le fils du Secrétaire de laSection Ésotérique de Chicago, âgé de quatorze ans, que Leadbeateravait emmené avec lui a San Francisco dans sa première tournée deconférences, avoua à ses parents la raison de l'antipathie éprouvée àl'égard de son mentor, pour lequel il avait d'abord eu beaucoupd'admiration : Leadbeater l'avait encouragé à prendre l'habitude dela masturbation. Presque en même temps, le fils d'une autrepersonnalité de la Société à Chicago accusa Leadbeater du mêmedélit, sans qu'apparemment il y eût connivence entre les deuxgarçons. Puis on exhiba une lettre qu'on dit être de Leadbeater, enécriture chiffrée, dactylographiée, non datée et non signée, qu'unefemme de ménage intriguée avait ramassée sur le plancher d'unappartement de Toronto que Leadbeater avait partagé avec ledeuxième garçon. Le code était simple. Une fois déchiffré, la lettrerévéla un passage d'une telle obcénité que la censure de l'époque eninterdisait sa publication en Angleterre. Le passage incriminé disait :« La sensation de satisfaction est si agréable. Mille baisers, chéri. »

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Lorsque Mme Besant, alors en Inde, apprit tout cela, elle en futtrès affligée et écrivit à Leadbeater. Il nia avoir écrit la lettre, maisavoua sans honte avoir parfois préconisé la « masturbationprophylactique » comme un moindre mal plutôt que l'avilissementavec des prostituées ou l'obsession de pensées érotiques. Il promitcependant de ne plus encourager cette pratique à l'intérieur de laSociété Théosophique, non parce qu'il n'y croyait plus, mais parégard pour Mme Besant. Celle-ci fut satisfaite et déclara à sesdétracteurs que la lettre était un faux. L'affaire ne devait cependant pas en rester là . Cela se comprendà une époque où l'opinion publique avait l'homosexualité en horreuret où la masturbation passait encore pour mener à la folie. LeComité Exécutif de la Section Américaine de la Société nomma uneCommission qu'elle envoya à Londres pour présenter l'affaire auPrésident, le Colonel Olcott, qui ne put faire autrement quedemander à Leadbeater de comparaître devant le Conseil de laSection Britannique pour répondre aux accusations. Leadbeater étaittout à fait prêt à le faire. Néanmoins, avant la réunion à l'hôtelGrosvenor le 16 mai 1906, il remit sa démission ; pour sauverd'embarras la Société, confia-t-il à Olcott. Après la réunion leConseil pressa Olcott de l'expulser, mais on se mit finalementd'accord pour accepter sa démission afin d'éviter toute publicité. Mme Besant ne s'était pas rendue en Angleterre pour assister à laséance. Ce fut pour elle un choc terrible d'apprendre qu'après desinterrogations contradictoires, Leadbeater avait reconnu nonseulement avoir conseillé la pratique régulière de la masturbationaux deux garçons en question et à d'autres, mais qu'il avait donnédes « directives pratiques » et même recommandé la masturbation àcertains garçons avant l'apparition du besoin sexuel. (En lisant leprocès-verbal sténographié il nia ce dernier aveu, qu'il attribua à unemauvaise transcription.) Mme Besant pensa d'abord à démissionnerde la Société par fidélité à Leadbeater, mais ce réflexe passé, elle luitourna temporairement le dos et mit même en doute les expériencesoccultes faites ensemble. Elle alla jusqu'à adresser une circulaire àtous les Secrétariats de la Section Ésotérique dans le monde,condamnant sa conduite et spécifiant que Leadbeater et elle-mêmeavaient subi un charme pendant des années, les portant à croirequ'ils avaient vu les Maîtres, « charme » étant un mot très péjoratifau sens où elle l'entendait. Mme Besant et Leadbeater avaient fait

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ensemble un long chemin sur le Sentier du Disciple, franchissantchaque étape en présence des Maîtres, et ils étaient maintenant desgrands Initiés. L'une des conditions premières de l'Initiation était lapureté sexuelle absolue ; Mme Besant se trouvait donc devant unesituation des plus fâcheuses : si Leadbeater n'avait pas cette pureté,il ne pouvait être un Initié, dès lors ses visions relatives à leursrencontres communes avec les Maîtres n'avaient pu être qu'illusion. La Société Théosophique était divisée par le scandaleLeadbeater. La seule personne qui resta à tout momentimperturbable et sans remords fut Leadbeater lui-même, bien qu'ilperdît tous ses moyens d'existence en même temps que sa réputationaprès vingt-deux années de travail pour la Société. Dans une lettredatée du 30 juin 1906, avant le complet revirement de Mme Besant àson égard, il essaya de lui expliquer de manière plus précise sonpoint de vue : Ma chère Annie... Mon opinion sur le sujet, que d'aucuns pensenttrès mauvaise, date de bien avant mon entrée à la Théosophie... Il ya chez l'homme une fonction naturelle qui n'est pas plus blâmableen soi que de manger ou de boire (à moins qu'elle ne s'exerce auxdépens de quelqu'un d'autre)... Il y a accumulation puis décharge aubout d'un certain temps, d'ordinaire à peu près tous les quinze jours,bien plus tôt dans certains cas, dans les derniers jours l'esprit étanttourmenté par la question. Mon idée était d'arriver à maîtriser lephénomène avant l'âge où il se manifeste si violemment que toutcontrôle est pratiquement impossible, en créant l'habitude dedécharges provoquées mais moindres, sans du tout penser à la choseentre-temps... L'intervalle suggéré étant généralement d'une semainebien que, dans certains cas, réduit de moitié durant quelque temps.Je recommandais toujours d'allonger l'intervalle le plus possible, enévitant toute pensée et tout désir à ce propos. Vous comprendrezbien sûr que je ne soulignais pas cet aspect sexuel de la vie, que jeconsidérais uniquement comme un point d'enseignement parmi tantd'autres destinés à équilibrer la vie. Ainsi, lorsque des garçonsétaient confiés à mes soins, je leur parlais entre autres choses decela, en essayant toujours d'éviter toute espèce de fausse honte et defaire apparaître la chose aussi simple et aussi naturelle quepossible, dont, bien sûr, on ne parlait pas. – Bien affectueusement.C.W. Leadbeater . Six mois après que Mme Besant l'eût rejeté,Leadbeater écrivait : ... Vous me rendrez justice en vous souvenant

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que je n'ai jamais dit un mot qui puisse faire penser qu'il existe unlien entre les conseils que j'ai donnés et une pratique du yoga quellequ'elle soit, ou que je leur attribuais une valeur occulte autre quecelle de garder les pensées sensuelles sous contrôle et d'éviter toutecohabitation avec les femmes. Je crains que vous n'ayez été quelquepeu induite en erreur... Il n'a jamais été dans mon habituded'éveiller de telles sensations (sexuelles) avant leur apparition.Comme je vous l'ai dit dans une lettre précédente, je ne parlais deces choses qu'après avoir constaté certains symptômespréliminaires. Je ne souhaite aucunement vous persuader d'adoptermon point de vue, mais je vous saurais gré d'ôter de votre espritl'idée que nous avions été dans l'illusion lorsque nous étionsensemble en présence des Maîtres. Cette idée n'est pas seulementfausse en soi, mais elle conduit beaucoup de gens à douter de notretémoignage de leur existence, ce qui est triste . Mme Besant ne pouvait supporter longtemps de rester en froidavec Leadbeater, et bien qu'il ne fût pas en son pouvoir de lui faireréintégrer la Société, sa confiance en lui se ranima complètement, sibien que vers février 1907 il fut en mesure de lui écrire : « Je nepuis vous dire ma joie de savoir le voile enfin levé et l'idée que nousaurions subi un charme bannie de votre esprit. » Pendant environ trois ans après sa démission, Leadbeater menaune vie tranquille dans la campagne anglaise ou à Jersey, ou enEurope où il séjournait de temps en temps. Bien qu'il ne pûttravailler ouvertement pour la Théosophie, il continua à donner desleçons particulières, et beaucoup d'amis de la Société, qui lui étaientrestés fidèles, lui fournissaient une aide financière. La plupart desgarçons et jeunes gens qui avaient été confiés à ses soins garantirentsa pureté absolue. Parmi eux, Jinarajadasa, le garçon qu'il avaitramené avec lui de l'école de Ceylan en 1889. Après avoir obtenudes diplômes de sanskrit et de philologie à Cambridge, Raja, commeon l'appelait, était devenu un bon conférencier dans lesenseignements théosophiques. Pendant sa tournée en Amérique, peuaprès le scandale, il défendit si vigoureusement son ancien tutor quele Colonel Olcott l'expulsa de la Société pour avoir provoqué desdissensions. D'autres amis fidèles étaient les van Hook. Mme vanHook prouva sa confiance en Leadbeater en amenant son fils Hubertpasser l'été de 1907 auprès de lui dans la région de Dresden. C est àcette occasion que Mme Besant rencontra Hubert pour la première

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fois. Il n'avait alors que onze ans. Deux ans s'écouleront avant queMme Besant pressât sa mère de l'emmener en Inde pour le préparerà servir de véhicule à l'Instructeur du Monde. A Dresden, MmeBesant et Leadbeater firent d'autres recherches occultes et scrutèrentles vies passées d'autres de leurs amis, y compris celles d'Hubert. Entre-temps, le Colonel Olcott mourut. C'était en février 1907 àAdyar. Que Mme Besant lui succédât à la Présidence était dansl'ordre des choses ; non seulement il le souhaitait, mais les Maîtreslui avaient plusieurs fois rendu visite alors qu'il était mourant, luidonnant des instructions dans ce sens. Leur présence fut témoignéepar Mme Besant et par Mme Russak, une riche veuve américainequi était théosophe et avait soigné le Colonel lorsque sa santédéclina durant son dernier voyage d'Amérique en Inde. Les Maîtresavaient aussi assuré que Mme Besant n'avait pas été victime d'uncharme et que lui, Olcott, s'était montré trop dur à l'égard deLeadbeater. Ces paroles incitèrent le mourant, qui à présent tenaitvivement à réconcilier Leadbeater avec la Société, a lui écrire unelettre d'excuses, en lui laissant entendre que la Société aurait bientôtbesoin de son aide, mais en le priant de ne plus donner de conseilsaux garçons, conseils que les Maîtres considéraient comme malvenus parce qu'ils « heurtaient la plupart des membres de la Sociétédans leurs principes ». Toutefois, comme les membres de la Société se rendaient compteque Mme Besant devenue Présidente la réintégration de Leadbeaterne tarderait pas à suivre, il lui fallait se battre pour la succession,surtout en Amérique où l'opposition à Leadbeater était la plusvirulente. Elle ne fut élue qu'en juin 1907, mais par une largemajorité. Bien sûr, après une campagne réussie faite en sa faveur,Leadbeater fut réadmis au sein de la Société fin 1908. On luidemanda de revenir à Adyar, mais il n'exercera plus jamais defonction officielle dans la Société. Jinarajadasa fut lui aussi rappeléau bercail. Mme Besant avait grand besoin de l'aide de Leadbeater à Adyar,où elle passera désormais la plus grande partie de l'année ; mais iln'y avait guère de doute : elle entendait aussi le surveiller, malgré sapromesse de ne plus jamais préconiser son enseignementcontroversé à l'intérieur de la Société. A la Convention AnnuelleThéosophique en décembre, avant qu'il revint, elle fit publiquement

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allusion à lui comme un martyr à qui elle-même et la Sociétéavaient causé beaucoup de tort, ajoutant qu'elle avait la certitude quejamais plus aucune ombre ne s'interposerait entre elle et son frèreInitié. _____________

1. ^ En français dans le texte.2. ^ Les enfants lui revinrent tous deux à l'âge adulte et devinrent théosophes.

Après sa séparation, elle changea la prononciation de son nom de Bezânt enBesant.

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L

KRISHNAMURTILES ANNÉES DE L'ÉVEIL

'La découverte'

eadbeater arriva à Adyar le 10 février 1909, moins de troissemaines après que Narianiah s'y fût établi avec Krishna et ses

frères. Peu après le retour de Leadbeater, Mme Besant quitta Adyarpour d'autres parties de l'Inde ; elle y retournera le 9 avril et enrepartira le 22 pour l'Europe. Leadbeater revint habiter le même pavillon : le BungalowOctogonal, ou Bungalow de la Rivière, qu'il occupa à sa premièrearrivée à Adyar avec Madame Blavatsky en 1884. C'était deuxpièces avec une véranda courant tout au long, une partie de lamaison originelle qui existe encore de nos jours, à l'est desbâtiments du Siège. Leadbeater, qui allait sur ses soixante-deux ans,était toujours aussi actif et plein de vie. Son travail consistait surtoutà s'occuper de la volumineuse correspondance provenant de toutesles parties du monde. Il était venu avec un secrétaire, un jeuneHollandais, Johan van Manen, qui logeait dans la pièce attenant auBungalow Octogonal, mais était content d'avoir pour autre aide unjeune homme anglais, Ernest Wood, qui connaissait la sténographieet avait déjà séjourné trois mois à Adyar pour la revue officiellemensuelle, le Theosophist. Wood habitait ce qu'on appelait leQuadrangle, l'endroit le moins cher de tout le domaine : de vieillesdépendances converties en vingt et une cellules très sommairementmeublées. Dans la chambre voisine de celle de Wood logeait unjeune Indien, Subrahmanyam Aiyar, très ami avec Narianiah. Woodavait fait la connaissance de Krishna et de Nitya, et lui etSubrahmanyam aidaient les deux garçons à faire leurs devoirs. Le soir, van Manen et Wood avaient pris l'habitude d'interrompreleur travail pendant une heure et d'aller à la plage se baigner avec ungroupe d'amis, dont Subrahmanyam. Krishna et Nitya, et quelquesautres enfants vivant aux alentours immédiats du domaine,descendaient eux aussi à la plage pour patauger et regarder lesnageurs. Un soir, Leadbeater accompagna ses jeunes assistants à laplage. Sur le chemin du retour, il dit à Wood que l'un des enfants

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avait la plus merveilleuse aura qu'il ait jamais vue, sans la moindretrace d'égoïsme. Wood fut très surpris d'apprendre qu'il s'agissait deKrishna car, l'ayant aidé à faire ses devoirs, il le considérait commeparticulièrement peu intelligent. Imperturbable, Leadbeater préditqu'il serait plus tard un instructeur spirituel et un grand orateur.« Grand comment ? Aussi grand que Mme Besant? », demandaWood. Leadbeater répondit : « Bien plus grand. » On ne sait pasexactement à quelle date Leadbeater rencontra Krishna pour lapremière fois, mais comme Mme Besant quitta Adyar le 22 avrilsans apparemment en avoir entendu parler, ce fut probablementaprès son départ. Si Leadbeater a été frappé en voyant Krishna, cela n'a pu être parson apparence physique, car il n'avait rien d'attirant en ce temps-là,sinon des yeux remarquables. Il était sous-alimenté, décharné etsale ; ses côtes saillaient sous la peau et il souffrait de touxchronique. Ses dents étaient mal plantées, ses cheveux arrangésselon la coutume du sud de l'Inde : rasés devant jusqu'au sommet ducrâne et coiffés en natte dans le dos qui lui tombait jusqu'au-dessousdes genoux. De plus, son air hébété le faisait paraître presque idiot.Ceux qui l'ont connu avant que Leadbeater le « découvrît » disentqu'il était très peu différent de Sadanand, son plus jeune frère. SelonWood, il était si chétif que son père a dit plus d'une fois qu'il nesurvivrait pas. Peu après que Leadbeater eût vu Krishna pour la première fois, ilrévéla à Wood que le garçon était destiné à devenir le véhicule duSeigneur Maitreya, « à moins que quelque chose n'aille de travers »,et que lui, Leadbeater, avait reçu l'ordre d'aider à le former dans cesens. En juin, un autre jeune Anglais arriva à Adyar, Richard BalfourClarke, qui avait exercé le métier d'ingénieur et espérait trouverquelque travail au Centre Théosophique. Il ne tarda pas à seretrouver dans l'entourage de Leadbeater, qui lui répéta ce qu'il avaitdit à Wood : que Krishna avait une aura extraordinaire, Nitya aussi,mais à un degré moindre. Leadbeater dit encore à Garke que MaîtreKuthumi lui avait tenu les propos suivants : « Cette famille n'est pasvenue ici par hasard, l'un et l'autre garçons recevront une formationdont je vous parlerai plus amplement par la suite. » Le jour de l'arrivée de Dick Clarke, les résidents d'Adyarassistaient à la cérémonie d' Upanyanam de Nitya. (Nitya avait juste

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onze ans, la cérémonie avait donc lieu bien plus tard que d'habitude.Il se peut que la mort de sa mère en ait été la raison.) Pendant toutela cérémonie Leadbeater observa Krishna très attentivement. Peuaprès, il demanda à Narianiah s'il consentait à venir avec l'étonnantfils à son bungalow un jour de congé scolaire. Narianiah vint.Leadbeater fit asseoir Krishna à côté de lui sur le sofa, lui plaça unemain sur la tête et commença à décrire ses vies antérieures. Cettevisite se renouvela tous les samedis et tous les dimanches. Lesdescriptions des vies antérieures continuèrent. Narianiah, qui n'enmanqua pas une au début, notait tout. Plus tard, Wood prit lesdescriptions en sténo. Krishna se rappelle lui aussi ces séances : Quand je suis allé le voir la première fois, j'avais très peur, carla plupart des garçons indiens ont peur des Européens. Je ne saispas pourquoi, la différence de couleur doit y être pour quelquechose. Mais cela mis à part, l'agitation politique régnait quandj'étais petit et les bruits qui couraient à notre sujet excitaientterriblement notre imagination. Je dois avouer aussi que lesEuropéens en Inde n'étaient dans l'ensemble absolument pas gentilsà notre égard, et les nombreux actes de cruauté dont j'avais prisl'habitude d'être témoin ajoutaient encore à mon amertume. Nousfumes donc surpris de voir combien cet Anglais, égalementthéosophe, était différent. puis il y avait la réserve et la timidité du garçon. A l'école aussiKrishna avait des problèmes de communication, les cours s'y faisanten anglais ou en tamoul, langues qu'il connaissait aussi peu l'uneque l'autre. Le maître d'école le trouvait si sot qu'il le renvoyaitconstamment de la salle de classe et oubliait son existence, jusqu'aumoment où il traitait de sot un autre de ses élèves. Alors il sesouvenait de Krishna et le faisait rappeler. Ne sachant pas sesleçons, celui-ci recevait le bâton presque chaque jour. La moitié desheures de classe, il les passait à pleurer sous la véranda. Lorsque lemaître oubliait de le rappeler, il y aurait bien passé toute la nuit siNitya, l'intelligent petit frère, ne l'avait pris par la main et ramené àla maison . Leadbeater n'informa pas immédiatement Mme Besant de sanouvelle découverte ; il attendit le 2 septembre pour lui exprimerdans une lettre sa consternation devant l'étroitesse et l'insalubrité du« taudis » où vivait Narianiah – un taudis situé tout près d'un village

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d'intouchables, dépourvu de latrines, de lits et de moustiquaires.Leadbeater suggéra d'installer la famille dans une maison dudomaine à cent mètres du Siège, qui était inoccupée et nécessitaitdes réparations. Il ajouta que les enfants de Narianiah étaient trèsbien élevés et qu'ils ne dérangeaient personne. Lui et van Manenleur apprenaient à nager ; ils avaient aidé « l'aîné » en rédaction eten lecture anglaise en sorte qu'il « n'est plus tout à fait ignorant dansces matières ». Il lui apprit ensuite que « l'un des garçons » lui avaitservi à explorer les vies antérieures et qu'il lui avait trouvé un passéde la plus haute importance, « un ensemble de vies meilleur quecelui d'Hubert, mais, à mon avis, moins spectaculaire». Il était sûr,ajouta-t-il, que le garçon ne se trouvait pas là par hasard : Je ne serais pas du tout surpris d'apprendre que le père a étéenvoyé ici principalement à cause de son fils ; et c'est là une autreraison de mon indignation de voir la famille si affreusement mallogée, car si notre karma doit être de participer, ne serait-cequ'indirectement à l'éducation d'un garçon dont le Maître s'est servidans le passé et attend de se servir encore, nous pourrions au moinslui donner la chance de grandir décemment ! Le nom que Krishna avait porté dans ses vies successives étaitAlcyone, à prononcer avec un c dur. Leadbeater écrivit une lettreenthousiaste à Mme Besant , lui faisant part de ses investigations,qui occupaient maintenant presque tout son temps, et lui adressantdes paquets de documents à lire avant son retour à Adyar.Cependant, il attendit le 6 octobre pour lui donner cette information :« Alcyone est à présent un garçon de treize ans et demi du nom deKrishnamurti, c'est le fils de Narianiah, l'aide-secrétaire de votreS.E. » Krishna avait en fait quatorze ans et demi, mais pendantplusieurs années, Leadbeater et tout le monde le crurent né en 1896,car on n'eut connaissance de son horoscope que bien plus tard. Ennovembre Leadbeater avait déjà exploré vingt vies et il travailla surdix autres l'année suivante. Les trente Vies d'Alcyone parurent dansle Theosophist à partir d'avril 1910 sous le titre : Le Voile du TempsDéchiré. Elles s'étendaient de 22.662 avant J.-C. à 624 de notre ère,les dramatis personnae s'augmentant à chaque nouvelle vie. Dansonze d'entre elles, Alcyone était une femme . Mme Besant figuraitdans toutes, toujours sous le pseudonyme d'Héraclès, Leadbeater deSirius, Nitya de Mizar, la mère de Krishna d'Oméga, et son pèred'Antarès ; Hubert van Hook était Orion. Nombre d'autres personnes

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furent introduites dans les « Vies » sous quelque pseudonyme, cequi suscita bien des jalousies et de l'affectation lors de leurpublication. « Êtes-vous dans les Vies ? » devint la question la plusfréquemment posée entre théosophes et, dans l'affirmative : « Quelétait votre degré de parenté avec Alcyone ? » Shiva Rao, un très jeune instituteur à l'école préparatoirerattachée au Central Hindu Collège de Bénarès et qui était allé àAdyar aider Leadbeater à établir les cartes de quelque deux centsfigures, toutes liées les unes aux autres à travers trente incarnations,croyait alors, et croit encore, aux facultés de clairvoyance deLeadbeater. L'agencement des différentes vies, les milliers de détails sur lesliens familiaux, me firent comprendre avec quel soin méticuleux cesrecherches clairvoyantes avaient dû être menées (déclarait ShivaRao). Bien sûr, l'on ne pouvait avoir de preuves certaines de leurauthenticité. Mais la chose qui me frappa était cette faculté deretrouver, avec relativement peu d'erreurs, les liens familiaux d'unaussi vaste groupe de gens, vie après vie, parmi un enchevêtrementde détails. Elle me paraissait dépasser de si loin les ressourcesmentales de quiconque, quelque prodigieuse que soit sa mémoire, etdonc exclure toute possibilité d'invention. Parfois je trouvais unecontradiction et la notais. Quand j'en avais rassemblé trois ouquatre, je les montrais à Leadbeater. Il fermait alors les yeuxquelques instants, puis disait : « Vous avez raison, remplacez A parB, Y par X, etc. » Les révisions proposées, je m'en rendais compteplus tard, s'imbriquaient parfaitement dans l'ensemble. Un membre de la Société à Adyar a dû révéler l'identitéd'Alcyone à Mme Besant avant que Leadbeater lui en parle, car le 8octobre elle lui écrivit de Paris : « Krishnamurti nous a été envoyé àAdyar pour être aidé, et nous devons faire de notre mieux. Le Maîtrevous révélera ses intentions. » Pendant ce temps, Mme van Hook et Hubert étaient en routepour Adyar, pleins d'espérance. Les ayant rencontrés au début del'année à Chicago, Mme Besant les avait en effet encouragés, disantqu'Hubert allait recevoir une formation, en sorte de pouvoir servirde véhicule au Seigneur Maitreya. Si Alcyone et Mizar (Nitya) pouvaient assister à quelques coursdonnés à Hubert, ce serait bien (écrivit Mme Besant à Leadbeaterde Genève à la mi-octobre). Comme ils connaissent leurs liens de

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parenté passés et qu'ils sont sous la protection du même Maître(Kuthumi, le propre Maître de Leadbeater) ils serontvraisemblablement attirés les uns par les autres. Quelle que soit Savolonté, elle doit évidemment être faite et nous ne pouvons laissers'interposer les idées de personne. Vous pouvez compter sur moipour vous aider comme je peux. On peut se demander si elle était au courant qu'Hubert avait étésupplanté. Ce que le Maître avait ordonné à Leadbeater de faire étaitd'envergure. Ainsi que Leadbeater l'a dit à Dick Clarke : Notre tâche est très difficile : il nous faut soustraire les deuxgarçons à leur environnement orthodoxe, changer leur régimealimentaire, leur donner une éducation physique et leur apprendre àse laver à l'occidentale. Nous devons donc les retirer de l'école oùils sont battus par un maître qui ferait mieux de vendre des lacetsque d'enseigner. Nous allons rencontrer une très forte opposition, etpourtant c'est la chose à faire, sans faute. Tout cela, bien sûr, eût été plus facile si Leadbeater avait puimmédiatement faire quitter le toit paternel aux garçons, mais,comme il l'écrivit à Mme Besant en octobre 1914, « je m'efforced'agir avec précaution ; je dois certes mener à bien les instructionsdonnées (par le Maître), mais les événements de ces dernièresannées m'interdisent de m'intéresser trop visiblement à des garçonsde treize ans ! Vous ici, je serai plus audacieux. » Il ajouta queNarianiah viendrait habiter le domaine dès que la maison « auraitété nettoyée et repeinte ». A la mi-octobre, les deux garçons reçurentsi brutalement le bâton que « leur corps astral en fut fortementperturbé ». Cela servit de prétexte à Leadbeater pour persuaderNarianiah de les retirer de l'école. Tout d'abord Narianiah hésita, carsans une éducation reçue dans une école publique ses fils nepourraient prétendre à une carrière libérale ou administrative.Leadbeater lui laissa cependant entendre que Mme Besants'occuperait personnellement de leur bonheur et peut-être prendrait-elle même des dispositions pour leur faire faire des études enAngleterre. Entre-temps, jusqu'au retour de Mme Besant à Adyar,lui et ses amis veilleraient à ce que ses enfants ne manquent de rienen matière d'instruction. Narianiah accepta cette solution temporaire,et Dick Clarke, Subrahmanyam Aiyar, Ernest Wood et Don Fabrizio

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Ruspoli (un ancien lieutenant de la Marine italienne marié à uneAnglaise qui avait renoncé à sa carrière pour la Théosophie) leurdonnèrent régulièrement des leçons au Bungalow Octogonal, tandisque Leadbeater leur apprenait l'histoire à ses moments de loisir.Mais l'anglais était considéré comme la matière la plus importante :on souhaitait beaucoup que Krishna puisse communiquer avec MmeBesant à son retour à Adyar à la fin du mois de novembre. Dick Clarke avait aussi la charge des soins physiques des garçons– les poux s'étaient logés même dans leurs sourcils. On leur coupales cheveux à hauteur d'épaule, les laissa pousser sur le devant de latête ; le dentiste mit à Krishna un appareil que Clarke devaitréajuster chaque jour ; mais c'est Leadbeater, semble-t-il, quisupervisait leur toilette, s'assurant qu'ils ne négligeaient pas leurtoilette intime. Il déplorait le rite du bain hindou, où l'on gardait unpagne et se contentait de se verser de l'eau sur le corps. Cette façoneuropéenne de se laver sera plus tard la source de bien des ennuis. Dans l'éducation des garçons Leadbeater s'attachait surtout àéliminer en eux la peur. Krishna raconte qu'un jour où Leadbeaterlui apprenait à nager, il évita, par timidité, un trou particulièrementprofond qui le terrorisait. Ce n'est que plus tard dans la soirée qu'ilse rendit compte que le fait n'avait pas échappé à Leadbeater, quandcelui-ci leur dit : « Maintenant nous allons redescendre à la plage etretrouver ce trou. » Les garçons durent s'exécuter . MêmeLeadbeater était parfois exaspéré par la stupidité de Krishna.Pendant les cours, celui-ci se tenait souvent près de la fenêtre, labouche ouverte, le regard perdu. Leadbeater lui redit maintes fois defermer la bouche ; il le faisait mais l'instant d'après elle était denouveau ouverte. Un jour, il finit par se mettre en colère et frappa legarçon au menton. Cela, déclara Krishna, mit fin à leurs relations ;sa bouche demeura fermée, mais ses sentiments pour Leadbeater nefurent plus jamais les mêmes . Les garçons continuaient à dormir dans le « taudis » de leur pèreet à prendre leurs repas avec lui, mais ils passaient le reste de leurtemps avec Leadbeater, et sous la surveillance étroite de leursnombreux tutors. Une routine journalière fut instaurée : ils selevaient à cinq heures, faisaient leurs ablutions brahmaniquesorthodoxes au bord d'un puits avec de l'eau froide, pratiquaient leurméditation du matin puis se rendaient au Bungalow Octogonal où ilsbuvaient du lait chaud servi par un serviteur de leur caste, selon les

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pratiques orthodoxes. Ensuite ils s'asseyaient autour de Leadbeaterqui leur parlait brièvement des « choses supérieures », faisaient del'exercice physique en plein air et revenaient au Bungalow prendreun bain chaud, mettre des vêtements propres et suivre les cours dujour. Mme van Hook et Hubert arrivèrent à la mi novembre. Mme vanHook prit aussitôt en affection les deux garçons indiens, qu'ellecommença d'instruire avec Hubert – plus jeune d'un an que Krishnamais plus grand et infiniment plus épanoui intellectuellement. MmeRussak, qui était restée avec le Colonel Olcott jusqu'à la mort decelui-ci et qui fut témoin des visites des Maîtres, avait accompagnéles van Hook à Adyar. Mme Russak s'était fait bâtir une maison dedeux étages au bord de la rivière, entre les bâtiments du Siège et leBungalow Octogonal. Les van Hook en occupaient l'étage inférieuret Mme Russak celui du haut, relié au Siège par une passerelle. Si l'ensemble des tutors s'efforçaient d'apprendre l'anglais àKrishna, son instruction spirituelle n'était bien sûr pas négligée pourautant. Leadbeater raconta à Mme Besant que dans la nuit du 1eraoût, durant leur sommeil, il avait emmené les deux garçons dansleur corps astral à la demeure de Maître Kuthumi, qui les avait mis àl'épreuve tous les deux pour en faire ses disciples. L'accès à l'état dedisciple comportait deux étapes : l'épreuve (qui pouvait durer jusqu'àsept années) et l'acceptation, lorsque l'élève était arrivé à une unionsi intime avec le Maître que celui-ci ne pouvait plus le rejeter de saconscience. Ces deux premières étapes sur le Sentier du Disciplepréparaient à la première Initiation ; l'élève devenait alors membrede la Grande Fraternité Blanche, encore que ce fût à un écheloninférieur car il fallait franchir quatre autres initiations avantd'atteindre l'état d'Adepte. Leadbeater et Mme Besant avaient reçuleur quatrième Initiation ensemble avant qu'elle devînt Présidente en1907. Le martyre de Leadbeater en 1906 avait été nécessaire, seloneux, pour arriver à cette quatrième étape. Il ne leur restait plus qu'undegré à franchir pour atteindre la perfection Les conditions requises rien que pour la première Initiationsemblaient déjà presque surhumaines : santé physique parfaite,pureté mentale et physique absolue, intentions dépourvuesd'égoïsme, charité universelle, compassion pour toutes chosesanimées, sincérité et courage en toute circonstance, calme etindifférence à l'égard des choses de notre monde transitoire, tout en

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sachant les apprécier à leur juste valeur. Durant les cinq mois qui ont séparé la mise à l'épreuve deKrishna et son acceptation par le Maître, Leadbeater le mena chaquenuit dans sa forme astrale à la demeure du Maître où il recevaitquinze minutes d'instruction. Après chaque leçon le Maître résumaitson enseignement en quelques phrases simples que Krishna devaitretenir. Le matin suivant, dans le Bungalow Octogonal, le garçons'efforçait de mettre par écrit les paroles du Maître dont il sesouvenait. Dick Clarke et Mme Russak ont attesté qu'il était bienl'auteur des mots écrits, ou plutôt que ceux-ci représentaient ce qu'ilavait réussi à « faire passer » et à retenir de ce que le Maître luiavait dit. La seule aide extérieure concernait l'orthographe et laponctuation. Plus tard, ces notes ont été réunies en un petit livre,Aux pieds du Maître, qui a été traduit en vingt-sept langues, dont ilexiste quelque quarante éditions et qu'on édite encore.

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L

KRISHNAMURTILES ANNÉES DE L'ÉVEIL

'Première Initiation'

e 27 novembre 1909, après un voyage de sept mois, MmeBesant fut enfin de retour à Adyar où elle rencontra Krishna

pour la première fois. Nitya et lui étaient au nombre de tous ceuxqui allèrent à la gare de Madras pour l'accueillir. Krishna, dont lescheveux avaient poussé et qui portait maintenant des vêtementsblancs propres, fut chargé de lui mettre une guirlande de rosesautour du cou. Le train avait du retard à cause d'un accident sur laligne. Krishna a décrit cette arrivée en ces termes : ...certains d'entre nous étaient nu-pieds et le revêtement de lapartie du quai à découvert devenait brûlant. J'avais si mal aux piedsque je restais à sautiller quelque temps, après quoi je pris refuge surceux de Don Fabrizio Ruspoli... Elle arriva enfin, et chacun seprécipita vers le wagon d'où elle descendait. La ruée fut telle que jel'apercevais à peine. J'arrivai à m'approcher assez pour lui jeter laguirlande autour du cou et la saluer à la façon indienne. D'autrespersonnes arrivèrent et (je) doute (qu') elle m'ait remarqué.Finalement, Mme Besant et M. Leadbeater partirent en voiture,tandis que aDon Fabrizio Ruspoli, M. Clarke, Nitya et moi lessuivions dans celle de Sir Subramanian. Arrivés à Adyar, nousretournâmes au Bungalow de M. Leadbeater et attendîmes qu'il aitfini de s'entretenir avec Mme Besant dans le bâtiment principal. Cefut long. Enfin, nous entendîmes le « cou-ii » familier par lequel M.Leadbeater nous appelait souvent. Il se tenait sous la vérand de lasalle du Sanctuaire donnant sur son bungalow, et il annonça à monfrère et à moi que Mme Besant désirait nous voir. Nous étions trèsmal à l'aise en montant l'escalier, malgré notre impatience de larencontrer, car nous avions entendu parler de ses hautes fonctions.M. Leadbeater nous accompagna dans sa chambre et nous la vîmesdebout au milieu de la pièce. M. Leadbeater dit : « Voici Krishna etson frère. » Nous nous prosternâmes devant elle, comme nousavions coutume de le faire devant ceux pour qui nous avions unegrande vénération. Elle nous releva et nous embrassa. Je ne me

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souviens pas de ce qu'elle nous a dit, car j'étais toujours trèsintimidé, malgré le bonheur qui me submergeait. Nous ne sommespas restés très longtemps car les membres de la S.T. devaient seréunir comme d'habitude dans le vaste salon situé au même étage.En y entrant nous avons rencontré mon père, et Mme Besant lui dit:« Je pense que c'est la première fois que vos enfants vont assister àune réunion privée de la S.T. J'espère que vous n'êtes pas contreleur venue. » Mon père répondit qu'il en était très content. Jem'assis aux pieds de Mme Besant, face à l'assistance, et j'étais trèsmal à l'aise. Durant les trois semaines où Mme Besant resta à Adyar avant derepartir pour Bénarès (c'est le nom que porta Banaras jusqu'en 1947)où se tenait la Convention Théosophique annuelle. La Conventionannuelle de la S.T. se tenait alternativement à Adyar et Bénarès.Bénarès était le Centre de la Section indienne et Adyar le Centreinternational. Avant de devenir Présidente, Mme Besant vivaitsurtout à Bénarès, dans sa propre maison en location, « ShantiKunja ». En 1912, cette maison fut acquise par cotisation pour MmeBesant et Krishna, et ce jusqu'à la fin de leurs jours., les deuxgarçons allèrent la voir chaque jour dans sa chambre ; le 5 décembreelle les admit à la Section Ésotérique. Peu après son départLeadbeater reçut des messages du Maître disant que Narianiahdevait comprendre que ce n'était plus à lui que ses filsappartenaient, mais au monde ; qu'il fallait lui faire entendre « defaçon claire et sans équivoque », de ne plus se mêler d'une façon oud'une autre de leur alimentation ou de quelque autre détail de leurvie ; le Maître voulait que pendant les quelques années suivantes lesdeux frères « fussent complètement séparés des autres garçons pourn'avoir affaire qu'à ceux vivant sous l'influence de la Théosophie ». Avant de partir pour Bénarès, le 14 décembre, Mme Besants'arrangea pour que les garçons dorment dans sa chambre pendantson absence, le nouveau logement de Narianiah n'étant pas encoreprêt. Narianiah était heureux de se plier à ces dispositions, dans lamesure où c'était elle qui les avait prises. Dès lors les garçons étaientdans la situation exacte voulue par Leadbeater, c'est-à-dire hors dela sphère d'influence de leur père. La chambre de Mme Besant etson balcon devaient rester strictement privés ; seule Mme Russakavait le droit d'y aller, pour les soins du ménage, de façon à cequ'elle ne soit soumise à aucune autre influence féminine. Dix jours

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après le départ de Mme Besant, Krishna lui écrivit sa première lettre.Il l'avait écrite lui-même et son style s'inspirait de celui deLeadbeater :

24 décembre 1909Ma chère mère, Me permettez-vous de vous appeler mère dans mes lettres ? Jen'ai plus d'autre mère à aimer, et vous êtes comme notre mère, tantvous avez été bonne pour nous. Nous vous remercions beaucouptous les deux pour nous avoir fait quitter la maison et nous laisserdormir dans votre chambre. Nous y sommes très heureux, mais nouspréférerions que vous soyez ici, même si nous devions retournerdormir à la maison. Tout le monde est très bon pour nous, on nous aoffert de belles bicyclettes et j'ai appris à monter sur la mienne ; jem'en sers tous les jours. J'ai déjà fait cinquante kilomètres et enferai encore ce soir. Je vous ai vue quelquefois dans la salle dusanctuaire et je sens souvent votre présence et vois la nuit votrelumière. Recevez toute mon affection.

Votre fils qui vous aime,Krishna

Dick Clarke et Ruspoli les accompagnaient toujours dans leursrandonnées à bicyclette, et Leadbeater aussi parfois. De bonne heurele matin, ils prenaient le pont Elphinstone, puis longeaient tout leMadras Marina en direction du fort St George. Le 30 décembre, dixjours après qu'ils aient reçu leurs bicyclettes, Leadbeater putinformer Mme Besant que le cyclomètre de Krishna marquait déjà230 kilomètres, et qu'il était un cycliste rapide et intrépide, ayant deprompts réflexes dans les situations critiques. Peu après ils serendirent à bicyclette à Chingleput, faisant 106 kilomètres aller etretour. Outre la bicyclette et la natation, ils pratiquaient le tennis (unvieux bassin d'eau juste derrière le Bungalow Octogonal avait étécomblé pour servir de court). Krishna trouvait « absolumentremarquable de voir M. Leadbeater jouer si bien malgré ses soixanteans. Je pense qu'il était plus actif qu'aucun d'entre nous, et son jeuétait très ferme ». A part Nitya, Hubert semble avoir été le seul garçon que Krishnafût autorisé à voir, bien qu'Hubert lui-même n'eût pas le droit de

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toucher à la bicyclette ou à la raquette de tennis de Krishna, ou àquoi que ce fût lui appartenant. Ce qui dut désoler Krishna, cardonner et partager était l'essentiel de sa nature. Hubert devait êtrejaloux de Krishna, et Leadbeater l'aurait vu dans son aura.Leadbeater croyait que l'on pouvait imprégner les choses inaniméesd'un magnétisme bon ou mauvais ; ainsi, une émanation mauvaised'Hubert pouvait être transmise à la raquette ou à la bicyclette deKrishna, et de là à Krishna lui-même. Il était évident que Mme vanHook acceptait de bonne grâce une certaine situation inférieured'Hubert, de même que le Docteur van Hook retourné à Chicago.Et, ironie du sort, le Docteur avait fait beaucoup plus que n'importequi en Amérique pour la réadmission de Leadbeater au sein de laSociété. Leadbeater persuada alors Narianiah de laisser les garçonsprendre leurs repas à la Dharmashala, une salle servant à la fois decuisine et de salle à manger, nouvellement bâtie spécialement pourMme Besant et quelques amis privilégiés, où la nourriture, préparéeet servie par des brahmanes, était meilleure et bien moins épicée quechez eux. Leadbeater fit aussi préparer une chambre dans lebâtiment du Siège pour y loger les garçons au retour de MmeBesant. Il n'avait nullement l'intention de les laisser revenir chez leurpère, même quand la nouvelle maison serait prête à être habitée. Ilaurait bien autorisé Nitya à y retourner, mais Krishna refusait de seséparer de son petit frère, dont il avait tant besoin. Des heurts fréquents se produisaient entre Narianiah etLeadbeater, qui ne pouvait supporter les sentiments orthodoxeshindous et taxait d'égoïsme la répugnance naturelle du père à voirses fils soustraits à son influence. Leadbeater était assez rude àl'occasion, souvent vulgaire – spécialement à l'égard des femmes,exception faite de Mme Besant – et n'hésitait pas à jurer. Sans douteavait-il appris de Madame Blavatsky que cette conduite n'était pasincompatible avec la sainteté, elle-même ayant été une femmeextrêmement grossière, très portée aux jurons. Il n'y eut jamaisd'affinité naturelle entre Leadbeater et Krishna, lui si doux et dont ladélicatesse excessive de brahmane était souvent choquée par lamanière de cet Anglais trop franc, tout comme Leadbeater l'était parles pratiques orthodoxes hindoues. Mme Besant avait bien plus de tact dans ses rapports avecNarianiah. Il était venu à Bénarès pour la Convention et elle luiparla très sérieusement, lui faisant bien sentir que toutes les

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instructions des Maîtres concernant les garçons, transmises parLeadbeater, devaient être observées, y compris un nouvel ordre quivenait de parvenir, disant que les garçons ne pouvaient s'absenterplus d'une heure pour participer à la cérémonie traditionnelle del'anniversaire de la mort de leur mère le 7 janvier prochain ; ils nedevaient pas manquer de boire leur lait et de prendre leur repas cejour-là à la Dharmashala, et c'était la dernière fois qu'ils seraientautorisés à prendre part à ce genre de cérémonie. Narianiah, quiéprouvait un grand respect pour Mme Besant, était heureux desatisfaire à ses désirs, et il revint à Adyar dans de très bonnesdispositions. Finalement, les garçons n'assistèrent pas à la cérémonieparce que tout était déjà fini à leur arrivée. Le 31 décembre, Leadbeater envoya à Mme Besant un câbledisant que cette nuit-là, Maître Kuthumi lui avait fait savoir qu'ilallait accepter Krishna comme élève et voulait que Mme Besant vîntdans son corps astral assister à la cérémonie en la demeure duMaître. Ce même jour, Leadbeater lui écrivit également : « C'estl'épreuve la plus courte que je connaisse – elle ne dure que cinqmois. » L'astrologue G.E. Sutcliffe avait écrit un article dans leTheosophist, prévoyant une conjonction très inhabituelle d'étoiles etde planètes le 11 janvier 1910, qui présageait la naissance du Christce jour-là. « Si cela se produisait un peu plus tard », écrivitLeadbeater dans la même lettre, « ne serait-ce pas la secondenaissance du corps que le Christ va prendre ? Mais je pense qu'il estencore trop tôt pour l'espérer. Pourtant, les choses arrivent avec unetelle rapidité que rien ne semble trop beau pour être vrai. » Krishnaajouta un post-scriptum à cette lettre : « Il semble presqueimpossible que cela soit vrai (son agrément), mais le Maître est sibon. Je vous prierai d'être là, chère Mère. Je vous envoie toute monaffection. Krishna. » En réponse au télégramme de Leadbeater, Mme Besant lui parla,dans une lettre du 1er janvier 1910, des souvenirs rapportés de lanuit précédente et lui demanda de confirmer leur exactitude et s'ilétait vrai que « Surya » (pseudonyme du Seigneur Maitreya dans lesVies) eût confié Krishna à leur garde. Leadbeater répondit : « Il estbien vrai que le Seigneur Maitreya nous a solennellement confié lagarde de Krishna au nom de la Fraternité. Krishna en a étéprofondément impressionné et n'a plus été le même depuis. » Krishna lui-même donna à Mme Besant sa propre version de ce

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qui s'était passé, bien qu'il eût apparemment ignoré la part jouée parle Seigneur Maitreya : Ce fut très beau. Quand nous sommes arrivés en la demeure denotre Maître, nous L'avons vu, Lui, et Maître Morya, ainsi queMaître Djawl Kul [1], debout en train de converser, et Ils parlaienttrès doucement. Nous nous sommes tous prosternés, et le Maîtrem'attira sur Ses genoux et me demanda si je voulais m'oublier moi-même entièrement et n'avoir jamais une pensée égoïste, mais nepenser seulement qu'à aider le monde. Je répondis en vérité que oui,et que je voulais seulement Lui ressembler un jour. Puis ilm'embrassa et posa Sa main sur moi, et il m'a semblé en quelquesorte faire partie de Lui, et je me suis senti tout à fait différent ettrès très heureux, et j'ai toujours eu ce sentiment depuis. Puis Ils mebénirent tous les trois et s'en allèrent. Le 3 janvier, Mme Besant écrivit de nouveau à Leadbeater : « Jesuis très heureuse au sujet de Krishna et regrette d'être si peu utile,bien que je fasse ce que je peux. Mais je suis heureuse qu'il soit endes mains si fortes et aussi affectueuses que les vôtres. Je ne seraispas surprise si l'Initiation devait suivre très rapidement, peut-être le11. » Cinq jours plus tard il s'ensuivit un échange théâtral detélégrammes. De Leadbeater à Mme Besant à Bénarès : « Initiationordonnée pour 11. Surya officiera en personne. Ordre ensuite visiterShamballa [2]. Y inclure trente-six heures d'isolement. » Réponse deMme Besant : « Fermer sanctuaire, porte escalier de ma vérandapour temps requis. Servez-vous de ma chambre, celles de masecrétaire et de Mme Lübke [3] au besoin. Vous délègue pouvoirpour tout. » Du lundi soir 10 janvier au 12 au matin, Leadbeater et Krishnas'enfermèrent dans la chambre de Mme Besant. Mme Lübke avaitété déjà délogée et sa chambre nettoyée et blanchie, car c'était lachambre préparée par Leadbeater pour Krishna et Nitya. La salle dusanctuaire fut fermée à clé (il y avait un escalier séparé, par où lesrésidents pouvaient se rendre dans la salle du sanctuaire pour leurméditation). Ruspoli dormait à l'extérieur de la salle pour veiller àce que les visiteurs matinaux ne « heurtent pas leurs lanternes tropvigoureusement », et Nitya ou Dick Clarke veillait avec vigilancedevant la porte de Mme Besant. Clarke relata que Leadbeater et

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Krishna « restèrent la plus grande partie de deux nuits et unejournée hors de leur corps, ne revenant que très occasionnellementet de manière partielle seulement, suffisamment cependant pourprendre de la nourriture (surtout du lait chaud) que nous déposions àleur chevet ». Krishna couchait sur le lit de Mme Besant etLeadbeater sur le plancher. D'après ce que Leadbeater écrivit à Mme Besant le 12 janvier1912, Krishna se réveilla le mardi matin (le 11), en s'écriant : « Jeme rappelle ! Je me rappelle ! » Leadbeater lui demanda de luiraconter tout ce dont il se souvenait, et ces mémoires furent ensuitetranscrites, corrigeant les temps lorsqu'ils n'étaient pas justes, et ajoutant unmot par-ci par-là quand il ne pouvait pas s'exprimer, mais évitantsoigneusement d'ajouter quoi que ce soit de ma propreconnaissance, ou de modifier quoi que ce soit de ses expressions.Tout ce qui touche à la puissance de la mer et au sourire commelumière du soleil est mot pour mot ce qu'il a dit, et cela semble bieninspiré pour un garçon de treize ans écrivant en une langueétrangère. Il avait l'intention de tout écrire à la main, mais cela luiaurait pris deux jours, et il était si fatigué que Mme Russak lui offritde taper à la machine les notes que j'avais prises. Mais le choix desmots est entièrement de lui, non d'elle... Il n'a pas mentionnéqu'après notre retour de la grande audience la nuit dernière à lademeure du Maître, le Maître l'admit à l'état de Fils (ce qui signifieune relation encore plus étroite entre Maître et élève) et acceptaNitya « pour son amour débordant et son dévouement sans égoïsmeà Mon fils Krishna », comme II dit. Nous avons donc toutes lesraisons de nous réjouir à tous points de vue. Toute cette tension l'a fatigué, mais il rayonne de joie. Le pères'est comporté de manière admirable ; il a embrassé son filsaffectueusement, s'est prosterné devant moi, a montré une joieexcessive et a réagi en être humain. Je n'ai confié seulement qu'àquelques personnes ce qui allait arriver, mais il semble qu'on l'aitlaissé filtrer, et je pense que tout le monde ici est au courant.D'après ce que j'ai entendu, ils ont tous compris comme il le fallait,et en sont très heureux, mais je n'ai pas encore eu le temps derencontrer quiconque. Krishna raconta comme suit son Initiation àMme Besant :

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12 janvier 1910Quand j'ai quitté mon corps la première nuit, je me rendis de suite àla demeure du Maître et Le vis avec Maître Morya et Maître DjwalKul. Le Maître me parla avec bonté pendant très longtemps ; Il memit au courant de l'Initiation et de ce que je devrais faire. Puis noussommes allés tous ensemble à la demeure du Seigneur Maitreya, oùj'étais déjà allé, et nous y avons trouvé bien des Maîtres – le MaîtreVénitien, Maître Jésus, Maître le Comte, Maître Sérapis, MaîtreHilarion [4], et Maîtres Morya et K.H. (Kuthumi). Le SeigneurMaitreya était assis au milieu, et les autres se tenaient deboutautour de Lui en un demi-cercle. Le Maître (Kuthumi) me prit alors la main droite et MaîtreDjwal Kul la main gauche, et ils me conduisirent devant le SeigneurMaitreya, vous et Oncle (Leadbeater) se tenant tout près derrièremoi. Le Seigneur me sourit, puis dit au Maître « Qui est celui que vous amenez ainsi devant moi ?» Et le Maîtrerépondit : « C'est un candidat qui demande à être admis à la GrandeFraternité. » Alors, le Seigneur demanda « Garantissez-vous qu'il est digne d'y être admis ?» Le Maîtrerépondit « Je le garantis. » Le Seigneur continua « Pouvez-vous vous charger de guider ses pas le long du Sentiersur lequel il veut s'engager ? » Et le Maître répondit : « Oui. » Puisle Seigneur demanda « Notre règle exige que deux des Frères supérieurs se portentgarants pour chaque candidat; y a-t-il un Frère supérieur prêt àsoutenir cette candidature ? Maître Djwal Kul dit « Je suis prêt à le faire. » Puis le Seigneur dit « Le corps du candidat est très jeune ; au cas où il serait admis, ya-t-il des membres de la Fraternité vivant encore dans le mondeextérieur, prêts à se charger de lui pour l'aider à gravir le Sentier ? » Alors, vous et Oncle vous êtes avancés et inclinés, disant « Nous sommes prêts à nous charger de lui. » Le Seigneurcontinua « Vos cœurs sont-ils pleins d'amour pour lui, pour que vouspuissiez le guider aisément ? » Et tous deux vous avez répondu « Ils sont pleins d'amour, issu de plusieurs vies passées. »

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Le Seigneur m'adressa alors la parole pour la première fois « Et toi, aimes-tu ces deux Frères, de manière à te soumettrejoyeusement à leur direction ? » Et je répondis naturellement « Je les aime certes de tout mon cœur. » Il demanda « Tu désires donc te joindre à la Fraternité qui existe d'éternitéen éternité ? » Et je dis « Je désire m'y joindre quand j'en serai digne. » Il demanda « Connais-tu le but de cette Fraternité ? » « Accomplir l'œuvre du Logos (la Trinité qui gouverne notreSystème Solaire) en aidant le monde. » Il répondit « T'engages-tu désormais à vouer toute ta vie et toutes tes forcesà cette œuvre en t'oubliant absolument pour le bien du monde,faisant que ta vie soit tout amour, comme II est tout amour ? Et je répondis « Je m'y engage, avec l'aide du Maître. » Il continua :« Promets-tu de garder secrètes ces choses qu'on t'a dit de gardersecrètes ? » Et je dis « Je le promets. » Il me montra alors plusieurs objets astraux etje dus Lui dire ce que c'était. Je dus distinguer entre le corps astrald'un homme vivant et celui d'un homme mort, entre une personnevéritable et la forme-pensée d'une personne, entre une imitation deMaître et un vrai. Puis il me montra plusieurs cas et me demandacomment je ferais pour aider dans chacun d'eux, et je répondis dumieux que je pus. Puis II me montra l'image de mon pire ennemi(son maître d'école ?), un homme cruel que j'avais haï parce qu'ilnous avait souvent torturés, mon jeune frère et moi, et il me dit « Aideras-tu même cette créature, si elle a besoin de ton aide ? »Mais il ne peut y avoir de haine en présence du Maître, aussi jerépondis « Je le ferai certainement. » Finalement II sourit et dit que lesréponses étaient très satisfaisantes. Il demanda alors à tous lesautres Maîtres « Tous ceux ici présents consentent-ils à admettre ce candidatdans notre compagnie?» Et tous dirent qu'ils y consentaient. Le Seigneur se détourna alors de moi pour s'adresser àShamballa « Fais-je ceci, O Seigneur de Vie et de Lumière, en Ton Nom etpour Toi?» Et tout de suite la grande Étoile d'Argent étincela au-

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dessus de Sa tête et, de chaque côté, en l'air, se tenait uneapparition : l'une était le Seigneur Gautama Bouddha, l'autre leMahachohan [5]. Le Seigneur Maitreya se tourna alors vers moi etm'appela par le vrai nom de l'Ego, posa Sa main sur ma tête et dit « Au nom de l'Initiateur Unique, dont l'Étoile étincelle au-dessusde nous, je te reçois dans la Fraternité de la Vie Éternelle ; veille àen être un membre digne et utile. Tu es maintenant à jamais ensécurité car tu es entré dans le courant ; puisses-tu bientôt atteindrel'autre rivage ! Il me donna alors la Clef de la Connaissance et me montracomment je pourrai toujours et partout reconnaître un membre de laGrande Fraternité Blanche quand je Le rencontrerai ; mais ceschoses, dit-Il, ne doivent pas être répétées. Puis II parla à mes deux parrains et leur demanda de s'occuperdes expériences bouddhiques nécessaires. Alors tous les Maîtres, unà un, me touchèrent la tête, me parlèrent avec bonté et mefélicitèrent, et le Seigneur Maitreya me donna Sa bénédiction.L'Étoile disparut alors, et nous nous en allâmes tous, et je me suiséveillé en me sentant merveilleusement heureux et en sécurité. Très bientôt je me rendormis, et toute cette journée je demeuraihors de mon corps, étant instruit sur le plan bouddhique et sur lesmoyens de former un corps bouddhique et un mayavirupa (corpsastral matérialisé). Mais je ne m'en souviens pas très clairementdans ce cerveau, parce que cela s'est passé sur plusieurs plans. La nuit suivante, on m'amena voir le Roi, et ce fut la plusmerveilleuse des expériences, car c'est un garçon, pas beaucoupplus âgé que moi, mais le plus beau que j'aie jamais vu, tout brillantet glorieux ; et quand II sourit, c'est comme la lumière du soleil. Ilest fort comme la mer, de sorte que rien ne pourrait lui résister unseul instant, et pourtant II n'est qu'amour, de sorte que je nepourrais nullement avoir peur de Lui. Et l'Étoile d'Argent que nousavons vue fait tout simplement partie de Lui ; elle n'est pas envoyéelà, car II est là et partout tout le temps, mais matérialisée enquelque sorte afin que nous puissions la voir. Mais quand nous ne lavoyons pas, Il est là quand même. Il me dit que j'avais bien travaillédans le passé et qu'à l'avenir je ferai mieux encore, et que si montravail devenait difficile je ne devais jamais oublier Sa présence, carSa force serait toujours derrière moi et Son Étoile brillerait au-dessus de moi. Puis il leva Sa main pour me bénir et nous sommes

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partis. Il y avait trois autres Êtres brillants derrière Lui, mais je neLes regardais pas, car je ne pouvais détacher mes yeux de Lui. Surle chemin de l'aller et du retour, je vis d'énormes ruines et un grandpont, complètement différents de ce que j'ai jamais vu ; mais jepensais tellement à Lui que je n'y ai guère fait très attention. Mme Besant « rapporta » ses propres souvenirs de la cérémoniesans y être poussée par Leadbeater, car elle lui écrivit le 12 janvier : J'y suis allée (mais vous le savez naturellement) à 5 heures (lematin du 11) et y suis restée jusqu'à 6 h 15. Ainsi il a clairement étédécidé que le Seigneur Maitreya se servirait du corps de ce cherenfant. Cela semble une très lourde responsabilité d'avoir à leprotéger et à l'aider, afin de le préparer pour Lui, comme II l'a dit,et je me sens plutôt accablée ; mais nous sommes ensemble danscette tâche et votre sagesse nous éclairera. Je pense que nous avonsaccepté une tâche très solennelle à laquelle nous avons voué notrevie. Et puis Shamballa – en présence du Roi : comme j'aimeraisvous en entretenir. Le cher garçon a paru si beau, tout à fait àl'image de l'enfant Christ, avec ses grands yeux solennels, pleinsd'amour et de confiance. Est-ce qu'il se souvient de tout ? Mme Besant alla même plus loin que Leadbeater en déclarantqu'il était « clairement décidé » que le Seigneur Maitreya prenait lecorps de Krishna. Elle écrivit à Krishna lui-même en réponse à son récit del'Initiation, et il lui répondit, le 23 janvier : « ... dans cette nouvellevie tout le monde est si bon – le Seigneur Maitreya et tous lesMaîtres, et les membres qui travaillent pour Eux à Adyar ; ils sonttout différents des gens dont j'avais l'habitude ; c'est en quelquesorte un monde différent pour moi. Même mon père est différentmaintenant, et tout est si beau. J'espère que je serai à la hauteur pourtout cela. » Mme Besant a dû être un peu prise de remords à propos d'Hubertparce que, le 25 janvier, elle écrivit ainsi à Leadbeater : « Nous nepouvons certes pas attendre autant d'Hubert que de notre cherKrishna, leurs vies antérieures étant tellement différentes. Et puis, ilest bien sûr difficile à un corps américain de s'effacer autant et d'êtreaussi docile qu'un corps indien. Mais comme on pensait qu'ilpourrait servir d'habitacle au Seigneur Maitreya, nous pourronstravailler pour lui avec beaucoup d'espoir, ne pensez-vous pas ? »

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Hubert, qui avait été mis à l'épreuve avant son arrivée à Adyar, nefut admis qu'en décembre 1912. Peu avant son retour à Adyar, en février, Mme Besant demanda aLeadbeater : « Cher Charles, pourquoi vous sous-estimez-vous etfaites-vous toujours trop cas de moi ; je suis sûre que vousaccomplissez beaucoup plus pour les chers garçons que moi. Vousavez toujours une trop mince idée de vous-même et vous ne vousrendez pas du tout compte de ce que vous êtes, car c'est vous quiavez trouvé les garçons et les avez sauvés. » Il lui avait sans doutedonné à entendre combien on avait besoin de sa présence à Adyar. _____________

1. ^ Ce Maître portait encore le corps tibétain dans lequel il avait atteint laconnaissance quelques années seulement auparavant, et qui montrait dessignes de vieillissement. Il vivait dans une hutte bâtie de ses propres mains,près de Maître Morya dont il avait été l'élève.

2. ^ Une oasis dans le désert de Gobi où vivait le Roi de la hiérarchie occulte,le Sanat Kumara des Écritures hindoues.

3. ^ Mme Helen Lübke, une dame âgée qui travailla à la bibliothèque d'Adyarde 1908 à 1911. Sa chambre, qui avait été à l'origine celle de MadameBlavatsky, étant adjacente au salon de Mme Besant. Leadbeater nel'appréciait pas. Il avait écrit le 15 décembre 1909 à Mme Besant : « Ilfaudrait absolument ne pas laisser une créature aussi épuisante que MmeLübke imprégner l'atmosphère dans laquelle ils dorment ».

4. ^ Un Grec d'une beauté merveilleuse et plus jeune que les autres Adeptes. LeMaître vénitien, comme on l'appelait, parce qu'il était né à Venise, futcependant le plus beau d'entre tous. Maître le Comte était le Prince Ragozci,le Comte de Saint-Germain, un aristocrate vivant dans son château familialen Hongrie. Maître Sérapis était lui aussi Grec de naissance, bien qu'il eûtaccompli son œuvre en Egypte. Jésus, dont le Seigneur Maitreya s'était servidu corps la dernière fois, était à présent un Maître vivant parmi les Druses duMont Liban dans un corps syrien.

5. ^ Le Mahachohan, le Bouddha et le Manu étaient les trois aspects du Logosqui avaient atteint des niveaux d'Initiation qui leur donnaient la consciencesur des plans de la nature au-delà du champ de l'évolution de l'humanité.Bien qu'ils assumassent des fonctions différentes, ils étaient de rang égal etvenaient immédiatement après le Roi du Monde dans la hiérarchie occulte.

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E

KRISHNAMURTILES ANNÉES DE L'ÉVEIL'Premier enseignement'

n vérité, les relations entre Narianiah et Leadbeater nepouvaient pas rester cordiales longtemps. Narianiah avait été

certes enchanté de l'Initiation de Krishna, mais il commençait à fairede sérieux ennuis. Naturellement, il connaissait le passé deLeadbeater, et comme il le détestait et s'en méfiait, il était trèsdisposé à écouter les racontars de Lakshman, le domestique de MmeBesant. Lakshman avait été profondément choqué un jour, en entrantdans la salle de bains de Mme Besant, de voir Krishna, tout nu,tandis que Leadbeater, portant seulement une chemise qui luitombait à mi-hauteur des cuisses, était en train de lui laver lescheveux. La nudité était un outrage à l'orthodoxie hindoue et portaitatteinte aux règles de la caste. Lakshman prétendit aussi avoir vuKrishna tout nu en présence de Leadbeater dans le BungalowOctogonal. Ces racontars parvinrent aux oreilles de Mme Besant qui pensaitque la seule chose à faire était d'obtenir de Narianiah qu'il consentîtde transférer la tutelle légale des garçons à son profit. Au début demars donc, après son retour à Adyar, Mme Besant demanda à SirSubramania Aiyar, le Vice-Président de la Société, de rédiger undocument qui devrait être ratifié par Narianiah, lui exprimant toutesa reconnaissance pour les soins et la sollicitude qu'elle avait vouésaux enfants et lui conférant les pleins pouvoirs de tutelle. La seuleclause restrictive insérée dans l'acte prévoyait qu'au cas où MmeBesant viendrait à mourir, le document n'aurait plus de validité et lagarde des mineurs reviendrait à leur père. Narianiah signa cedocument le 6 mars sans apparemment aucun signe de mauvaisevolonté. Tout ce qu'il voulait, semblait-il, c'était éloigner les enfantsde Leadbeater. Mme Besant, sachant que Leadbeater allait encoreêtre leur vrai tuteur, prit la très sage décision de rester en Inde toutel'année 1910 et s'efforça de garder les enfants le plus près d'ellepossible pour éviter tout ragot. Les garçons avaient déménagé dansla chambre de Mme Lübke, adjacente à la sienne ; on l'avait

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partagée en deux et on y avait ajouté une autre salle de bains.Krishna et Nitya occupaient la moitié est, et Dick Clarke l'autremoitié. Bien qu'au même moment Leadbeater eût quitté le BungalowOctogonal pour venir dormir au Siège, sa chambre se trouvait aussiloin que possible de celle des enfants, mais il continua d'utiliser lebungalow comme bureau et comme salle de classes pour lesgarçons. Les garçons vécurent une vie tranquille et routinière après leretour de Mme Besant. Krishna écrivit : « Notre mère nous donnaitune heure de leçon de lecture chaque matin. Nous lisions ensemble« Le Livre de la Jungle » de Rudyard Kipling, et je l'aimaisbeaucoup, « Capitaine courageux », « Le Mouron rouge »,« Rétribution », et quelques pièces de Shakespeare. » Lesrandonnées matinales à bicyclette continuaient et Leadbeater notaittoujours les kilomètres enregistrés par le cyclomètre de Krishna ; lesoir, il y avait tennis et natation. Mais dès que Mme Besant eut quitté Adyar, en avril, pour unecourte visite à Bénarès, Narianiah recommença à causer des ennuis.« Il semble avoir eu un accès de folie », écrivit Leadbeater le 18avril à Mme Besant. Leadbeater put l'assurer cependant de lacompréhension du Maître et lui citait les propres termes de celui-ci : L'œuvre que vous accomplissez pour moi est d'une importancetelle que vous ne pouvez espérer qu'elle échappe à l'attention desforces obscures, et le père nominal, par sa colère et sa jalousie, leuroffre un instrument adéquat. Je regrette d'avoir à répéter... moins ilverra les garçons dans les années qui viennent, mieux ce sera. Vousdevez lui faire comprendre, doucement mais avec fermeté, qu'il nedoit pas plus s'immiscer en quoi que ce soit concernant ses fils qu'ilne le fait avec leur frère Hubert... J'approuve les dispositions quevous avez soigneusement prises concernant les bains, la nourritureet le sommeil. Lorsqu'il faudra changer quelque chose, je vous ledirai moi-même. » Quelques mois plus tard, le Maître donna à Leadbeater denouvelles instructions : Ils (les enfants) ont longtemps vécu en enfer ; essayez de leurmontrer un peu le Paradis. Je veux qu'ils aient tout à l'opposé desconditions précédentes. Au lieu de l'hostilité, la méfiance, lasouffrance, la misère, l'irrégularité, la négligence, la crasse, je veuxqu'ils vivent dans une atmosphère d'amour et de bonheur, de

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confiance, de régularité, de propreté physique parfaite et de puretémentale... Gardez-les autant que possible dans votre aura et celled'Annie, pour qu'ils soient protégés de toute pensée mauvaise etcharnelle... Je veux que vous les civilisiez ; apprenez-leur à seservir de cuillers et de fourchettes, de brosses à ongles et à dents, àtrouver leur aise sur des chaises, et non en étant accroupis parterre, à dormir rationnellement dans un lit, et non pas dans un coincomme les chiens. De longues heures de sommeil leur sont toutparticulièrement nécessaires, mais veillez à ce qu'ils ne dorment pasavec ces pyjamas qui sont responsables de tant de maux dans votrecivilisation. Les sous-vêtements doivent toujours être en soie, entoile ou en drap ; leur peau ne doit être en contact ni avec de lalaine ni avec de la flanelle. Rien ne doit être indûment étroit, et laforme des pieds ne doit être sous aucun prétexte abîmée. Faites ensorte que leur tête soit toujours fraîche et autant que possibledécouverte. Son corps (celui de Krishna) doit se développer en forceet en rectitude, il doit être agile, musclé, avoir un port martial, unepoitrine large et une puissante capacité respiratoire. La propreté laplus scrupuleuse en toutes circonstances est de premièreimportance. » C'est pour avoir insisté sur cette « propreté scrupuleuse », surtoutsur la façon européenne de se baigner nu, de se laver l'entre-jambes,que Leadbeater provoquera tant de rumeurs désagréables à Adyar.Leadbeater montra sans doute à Krishna et Nitya la façon de faire,mais tous deux ont toujours affirmé qu'il n'y avait jamais eu lamoindre insinuation à quoi que ce soit d'immoral. [1] A la fin de septembre 1910, Mme Besant emmena les garçons àBénarès où ils habitèrent chez elle, à Shatiti Kunja, sur le domainethéosophique de six hectares près du Central Hindu Collège qu'elleavait fondé en 1898 et qui de toutes ses réalisations était sans doutecelle dont elle était le plus fière. Les garçons avaient déjà rencontréquelques-uns des enseignants de ce Collège lors de leurs vacancespassées à Adyar en mai, mais là un profond attachement allait naîtreentre Krishna et le Directeur du Collège, George Arundale (Fidesdans Les Vies d'Alcyone). C'était un homme de trente-deux ans,grand, brun et beau. Leadbeater avait été son précepteur enAngleterre. Il était venu à Bénarès en 1903 après avoir obtenu unelicence de Science morale à Cambridge. Krishna se lia aussi d'amitiéavec le professeur d'anglais du Collège : A.E. Wodehouse, frère aîné

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du P.G. Wodehouse, qui avait enseigné l'anglais au collègeElphistone de Bombay avant de s'intéresser à la Théosophie et devenir à Bénarès à la demande de Mme Besant. Wodehouse avaitremporté le Prix Newdigate de poésie quand il était au collègeCorpus Christi d'Oxford, ainsi que le Prix de Dissertation duChancelier (un recueil de ses poèmes fut publié après la Premièreguerre). En même temps qu'Arundale, Krishna repéra quatre autresmembres parmi les plus proches disciples de Mme Besant – connussous le nom de Groupe du Châle jaune parce qu'ils portaient deschâles en soie jaune à leurs réunions – vers qui il se sentaitparticulièrement attiré et qu'il considérait riches en promessesspirituelles. Il demanda à Mme Besant la permission d'enseigner àces cinq hommes les conditions requises pour l'état de disciple,telles que le Maître les lui avait enseignées l'année précédente dansle temps séparant son épreuve et son acceptation. Mme Besant enfut très heureuse, et en transmettant sa demande à Leadbeater, elleajouta : « C'est si bon de le voir s'épanouir, qu'il en soit béni. » Ellefut contente de recevoir la lettre d'approbation de Leadbeater,disant : « J'ai le sentiment qu'en ces choses il faut le laisser suivreson cœur et son élan qui le guideront correctement... Il se développetrès rapidement et ne montre plus ni d'embarras ni de timidité, maisune belle et gracieuse dignité. » Le lendemain elle écrivit denouveau : « Krishna se trouvant contraint de parler, son anglais s'estbeaucoup amélioré, et il instruit George (Arundale) de manière trèspittoresque. » Krishna lui-même écrivit à Leadbeater de lui envoyer les notesque lui, Krishna, avait transcrites sur l'instruction de MaîtreKuthumi : J'arrangeai ses notes du mieux que je pus (dit plus tardLeadbeater) et les tapai à la machine. Puis je pensai que, les motsétant principalement ceux du Maître, je ferais mieux de m'assurerqu'aucune erreur ne s'était glissée dans mes notes. J'apportai doncau Maître Kuthumi l'exemplaire que j'avais tapé et Le priai d'avoirla bonté de le relire. Il le lut, corrigea un ou deux mots par-ci par-là, ajouta des notes explicatives et de liaison et quelques autresphrases que je me rappelle L'avoir entendu prononcer. Puis II dit:« Oui, cela semble exact, cela ira » ; mais II ajouta: « Allonsmontrer cela au Seigneur Maitreya. » Nous partîmes donc ensemble,

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Lui, tenant les notes qui furent remises à l'Instructeur du MondeLui-même. Il lut et donna Son approbation. Ce fut Lui qui dit :« Vous devriez en faire un joli petit livre pour présenter Alcyone aumonde. » Nous n'avions pas eu l'intention de le présenter aumonde ; nous n'avions pas jugé souhaitable de concentrer une foulede pensées sur un garçon de treize ans, dont l'éducation restait àfaire. Mais dans le monde occulte, nous faisons ce qu'on nous dit.Aussi le manuscrit fut remis entre les mains de l'imprimeur lelendemain matin. Avant de recevoir les notes tapées par Leadbeater, Mme Besant,accompagnée de Krishna et Nitya, Mme van Hook et Hubert, avaitfait un court voyage à Lahore et Delhi. C'était la première fois queles garçons indiens allaient dans le Nord, et ils se plaignirent sifortement du froid que Mme Besant dut faire capitonner leursvêtements de soie, assurant à Leadbeater qu'« il n'y avait pas derisque de transpiration par ce temps, donc pas de risque d'odeur ».Elle dut recevoir une lettre de Leadbeater concernant les notestapées alors qu'elle était absente, car le 23 octobre elle lui écrivitavec émotion de Delhi : « Nous sommes si heureux que le Maître etle Seigneur Maitreya approuvent ce premier travail littéraired'Alcyone. Nous devons le faire imprimer et relier avec goût commeson premier don au monde. L'auteur sera-t-il Alcyone ouKrishnamurti ? Nous en déciderons dès que je serai de retour. [2]

Elle ajouta que les manières de Krishna étaient maintenant « tout àfait parfaites, dignes et exquises, sans aucune trace de timidité ». Aux pieds du Maître a-t-il été écrit par Krishna ? Cela esttoujours demeuré un point litigieux. Mme Besant semble n'avoiréprouvé aucun doute sur son authenticité, bien que Krishna lui-même ait écrit dans la préface : « Ce ne sont point mes paroles maiscelles du Maître qui m'a instruit. » Comme les notes originelles qu'ilavait certainement rédigées lui-même n'ont pas été conservées, il estimpossible de dire à quel point Leadbeater les avait revues.Toutefois, le manuscrit dactylographié parvint à Bénarès au momentoù Krishna y retourna, à la fin octobre, et il commença à s'en servirpour enseigner les quatre conditions nécessaires à l'état de disciple :avoir le discernement, être sans désir, bien se conduire et aimer.Comme les cinq membres de son groupe spécial étaient bien plusâgés que lui (en plus d'Arundale, il y avait I.N. Gurtu, Directeur del'école préparatoire des garçons, annexe du collège), son

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enseignement était évidemment comparé à celui du Christinstruisant les Anciens dans le Temple. Son groupe spécial, quis'accroissait en nombre peu à peu, devint le noyau du Groupe duChâle Jaune. On le connaissait sous le nom de l'Ordre Pourpre, àcause de son insigne : un châle pourpre, une écharpe pourpre brodéed'or avec l'inscription J.K., portée par-dessus l'épaule, et un insigned'argent sur un ruban pourpre. Krishna en était la Tête, et MmeBesant et Leadbeater les Protecteurs. Mais on ne négligeait pas pour autant les cours et l'exercice.Chaque après-midi se déroulaient des tournois de tennis exténuants.Krishna et George jouaient contre Hubert et Wodehouse, et ilsétaient presque toujours vainqueurs. A Bénarès, Krishna reçut unappareil photo qui lui plut beaucoup. Il devint un photographeextrêmement patient et appliqué. Wodehouse écrivit sur lui à cette époque : Ce qui nous a particulièrement frappés, c'était son naturel... il n'yavait en lui aucune trace de pose ou d'affectation. De plus, il étaitde nature plutôt effacée, modeste et respectueux envers ses aînés,courtois à l'égard de tous. A ceux qu'il aimait le plus, il témoignaitune sorte de vive affection, singulièrement attirante. Il semblaitentièrement inconscient de sa situation « occulte ». Il n'y faisaitjamais allusion et jamais, à aucun moment, il ne laissait la moindreinsinuation se glisser dans ses paroles ou son comportement... Ilétait d'une générosité tranquille – une autre qualité. Il semblait nejamais se préoccuper de lui-même... Nous n'étions pas des dévotsaveugles, prêts à ne voir en lui que la perfection. Nous étions plusâgés, des éducateurs ayant une certaine expérience de la jeunesse.S'il y avait eu en lui la moindre vanité ou affectation, ou s'il avaitjoué à l'« enfant saint » ou au timide, nous aurions sans nul douteprononcé un jugement contraire. Krishna n'a jamais perdu ses belles manières dues à saconsidération innée pour les autres, et en dépit de toute l'adulationdont il a été l'objet depuis l'âge de quatorze ans, il est demeurémodeste et effacé. Leadbeater insistait maintenant pour que Krishna continuât sesétudes en Angleterre, car Mme Besant lui écrivit le 3 novembre trèsabruptement pour une fois : « Nous n'avons pas besoin de décider ausujet de l'Angleterre avant mon retour. Nous pourrons alors en

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parler à fond et voir si le Maître y consent. S'il était possible d'éviterde perturber ses études et les dépenses que cela entraînerait, ce seraitbien mieux. » On n'a pas trouvé de trace écrite de l'avis du Maîtresur ce point, mais quand Mme Besant revint avec les garçons àAdyar fin novembre, Leadbeater lui aurait transmis verbalement lesinstructions du Maître : les garçons devaient aller en Angleterreavant six mois. Le 11 janvier de l'année suivante, 1911, date anniversaire de lapremière Initiation de Krishna, George Arundale, à Bénarès, formaencore une autre organisation, l'Ordre du Soleil Levant, dont le butétait de rassembler tous ceux qui, en Inde, croyaient en la prochainevenue du grand Instructeur spirituel, de préparer l'opinion publique àle recevoir et de créer un climat de bienvenue et de respect.Quelques mois plus tard, cette idée fut reprise avec enthousiasmepar Mme Besant et Leadbeater : l'Ordre du Soleil Levant prit le nomd'Ordre de l'Étoile d'Orient et devint une organisation internationale.Des membres officiels furent désignés dans chaque pays : unReprésentant national et un Secrétaire chargé de l'organisation. MmeBesant et Leadbeater furent nommés Protecteurs de ce nouvel Ordreet Krishna en était le Chef, Arundale le Secrétaire particulier deKrishna et Wrodehouse le Secrétaire chargé de l'organisation. Il nedevait y avoir ni règles ni souscriptions ; chaque membre devaitrecevoir un certificat d'appartenance et pouvait porter l'insigne del'Ordre, une étoile d'argent à cinq branches sous forme de broche, dependentif ou d'épingle. Les représentants nationaux et autres grandsdignitaires pouvaient porter des étoiles d'or. Une revue trimestrielle,imprimée à Adyar et appelée le Messager de l'Étoile, ayant Krishnapour directeur nominal, fut également éditée ; le premier numéroparut en janvier 1911. Certains anciens membres de la Société Théosophiquecontestèrent à Mme Besant le droit de fonder une organisation avecun but précis autre que les trois objectifs de la Société, mais à ceuxqui la critiquaient, Mme Besant rappela que selon Mme Blavatsky« la S.T. avait pour mission de préparer le monde à l'avènement duprochain grand Instructeur, même si elle avait peut-être fixé celui-cià un demi-siècle plus tard que moi ». La Société ne comptait à cette époque que seize mille membresactifs dans le monde. Les théosophes se répartirent en loges enfonction des lieux et des activités particulières ; chaque ville était

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libre de former sa propre loge et les cités ou grandes villespouvaient en avoir plusieurs. Ainsi les seize mille membres étaientdivisés en plus de six cents loges. Ce système présentait un dangercar des factions pouvaient plus facilement se détacher et devenirindépendantes d'Adyar. Une telle scission s'était produite enAmérique quelques années auparavant, et maintenant la création del'Ordre de l'Étoile d'Orient aboutissait à un schisme plus sérieux :Rudolph Steiner, en Allemagne, étant l'un des membres importantsà rompre, entraînant avec lui la plupart des loges allemandes pourformer sa propre Société Anthroposophique. La S.T., cependant,surmonta cette crise et continua à se développer ; vers 1920 il yavait trente-six mille trois cent cinquante membres, et vers 1928 elleavait atteint son maximum avec quarante-cinq mille membres. _____________

1. ^ Plus tard, Hubert jura à Mme Besant que Leadbeater avait « abusé » de lui,mais comme il était extrêmement vindicatif à cette époque, son témoignage,quoique inébranlable, n'était peut-être pas tout à fait fiable. Hubert se résignaà vivre à Adyar pendant cinq ans. Il alla ensuite à Christ Church, à Oxford,puis à Northwestern University, en Illinois. H se maria et s'établit, commeavocat à Chicago. (The last four lives of Annie Besant par A.H. Nethercote,p. 193n., Hart-Davis, 1961.)

2. ^ L'auteur fut « Alcyone ». La première édition de ce livre, publiée endécembre, était reliée en toile bleue et sur la couverture était imprimée en orle Sentier conduisant à un portail égyptien. La photographie la plus récented'Alcyone était sur le frontispice. On tira de même douze exemplaires reliésen cuir bleu. Le montant de la vente alla, sur la demande de Krishna, à MmeBesant.

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A

KRISHNAMURTILES ANNÉES DE L'ÉVEIL

'En Angleterre'

près une tournée en Birmanie en janvier-février 1911, MmeBesant quitta Adyar le 22 mars pour se rendre en Angleterre

avec Krishna et Nitya. A Bénarès, avant d'aller à Bombay, on achetades vêtements européens aux garçons, et un docteur entreprit derecoudre les grands trous dans les lobes de leurs oreilles qu'on leuravait percées très jeunes selon la coutume hindoue. Leadbeater avaitinsisté sur le fait que « le corps de Krishna ne pouvait être remisavec ces trous ». L'anesthésique local dont se servit le docteur eutapparemment peu d'effet. Mme Besant fut très bouleversée par cetteopération qui fit plus mal à Krishna qu'à Nitya et dura pluslongtemps. Elle tint les mains des garçons durant l'opération etessaya, en vain, de prendre la douleur sur elle. Ils quittèrent Bombay le 22 avril sur le S.S. Mantua,accompagnés de George Arundale, qui avait demandé quelquesmois de congé au Central Hindu Collège pour pouvoir servir deprécepteur aux garçons. Mme Besant écrivit, dans la première de seslettres hebdomadaires à Leadbeater, que si les enfants trouvaientleurs nouvelles chaussures très serrées, ils s'accommodaient bien deleurs costumes anglais, et Nitya pouvait s'habiller seul, sauf pour lacravate. Krishna était enchanté, parce que le capitaine, M.H.Normand, qui connaissait Mme Besant depuis vingt ans, lui avaitpermis de « voir un peu le fonctionnement du navire, et surtout lesappareils Marconi ». Ils descendirent à Brindisi et prirent le trainpour Calais, via Turin, à cause du mal de mer dont Mme Besantsouffrit intensément toute sa vie. Krishna et Nitya se révélèrent euxaussi de très mauvais marins. L'arrivée de Mme Besant à Londres provoqua évidemment ungrand émoi parmi les théosophes anglais. L'année précédente, LesVies d'Alcyone avait paru dans le Theosophist ; on savait que MmeBesant venait avec « Alcyone » lui-même, et personne n'ignorait lerôle merveilleux qu'il était destiné à jouer. Une grande fouleattendait donc, elle et ses protégés, à la gare de Charing Cross le 5

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mai. Parmi ceux qui étaient rassemblés sur le quai se trouvait LadyEmily Lutyens, âgée de trente-six ans, femme de l'architecte EdwinLutyens, qui s'était récemment convertie à la Théosophie à la lecturede quelques ouvrages de Mme Besant. Dans son enthousiasme, elleavait déjà fondé une nouvelle loge devant se consacrer àl'application pratique de la Théosophie aux problèmes sociaux. Lady Emily a rapporté en ces termes sa première impressiond'Alcyone » : « Je n'avais d'yeux que pour Krishna ; il avait unvisage singulier, de longs cheveux lui tombant presque sur lesépaules, de grands yeux sombres et le regard vague. Il portait unveston Norfolk. Mme Besant le guidait le long du quai, soucieused'éviter que la foule le serrât de trop près. » Comme Lady Emilyquittait la gare, elle trouva un des membres de la S.T. dans un étatde quasi évanouissement ; étant quelque peu métapsychique, ellen'avait pu supporter la splendeur de l'aura de Krishna. Mme Besant et les garçons logèrent au 82 Drayton Gardens, ausud de Kensington, chez des amis intimes, la veuve de Jacob Brightet sa fille célibataire, Esther. [1] Mme Besant tint sa première réunionà Londres le 8 mai au siège de la S.T. à Bond Street ; elle annonçala création de l'Ordre de l'Étoile d'Orient et dit à tous ceux quisouhaitaient y adhérer de donner leur nom à George Arundale. LadyEmily fut une des premières à le faire, et quelques jours plus tardMme Besant lui demanda d'être Représentante nationale de l'Ordrepour l'Angleterre. Lady Emily avait récemment converti à la Sociétédeux autres personnes : Mlle Mary Dodge, une Américaine aussiriche que généreuse, perdue d'arthrite, et sa grande amie, Muriel, lacomtesse de la Warr, qui habitait avec elle à Warwick House, StJames. Mlle Dodge mit une voiture à la disposition de Mme Besantpendant son séjour en Angleterre. [2] Krishna et Nitya restèrent quatre mois en Europe, et Krishna,ainsi que Mme Besant, envoyèrent régulièrement à Leadbeater àAdyar des comptes rendus de leurs activités. Arundale leur établit unprogramme d'études comportant de l'exercice et un peu dedistraction ; il n'oublia jamais l'importance d'un régime nourrissantet dix heures de sommeil par nuit. Évidemment on avait décidé deles envoyer à Oxford, car Mme Besant écrivit qu'ils n'avaient pasbesoin de choisir le latin pour leur examen d'entrée. Ils étudiaientalors l'arithmétique, l'algèbre (jusqu'aux équations simples), lesanskrit, la rédaction et Shakespeare. Pour ce qui est de l'exercice

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physique, ils prenaient des leçons d'équitation, allaient au célèbregymnase de Sandow dans St James Street, et jouaient au croquetdans le jardin derrière la maison de Mme Bright, où ils restèrentdurant tout leur séjour à Londres. Mme Besant leur offrit deux « trèsjolis bateaux » qu'ils faisaient naviguer sur l'Étang Rond deKensington Gardens, et Arundale donna à Krishna une machine àvapeur miniature qui lui plut beaucoup. Ils trouvèrent cependant lebruit de Londres très pénible, et leurs bottines, bien que larges, leurfaisaient si mal aux pieds qu'ils répugnaient à marcher. Nitya qui,des deux, avait le plus de complexes vestimentaires, demanda àporter des pantalons, car les pantalons de golf faisaient « un peujeunes ». On lui acheta également un veston qu'il avait vu porté parun élève d'Eton et qui lui faisait envie. Mme Besant emmena Nitya,dont l'œil gauche était presque aveugle, chez l'oculiste qu'elleconsidérait comme le meilleur de Londres, M. Treacher Collins, quidéclara ne rien pouvoir faire pour lui : « La rétine a été abîméeavant ou à la naissance, et des tissus fibreux se sont formés sur lablessure. » La cécité partielle de Nitya ne se remarquait pas,cependant elle le faisait légèrement loucher. Krishna aimait surtout le théâtre, où on les emmenait. Durant leurséjour à Londres ils allèrent voir Le Prisonnier de Zenda, LeMouron Rouge, Jules César, avec Herbert Tree dans le rôled'Antoine, Macbeth, La Voie Unique, Mon petit enfant, Espoir,George Grossmith dans Peggy, Kismet, Un Divorce Royal, et lecinéma-couleur à la Scala. Ils prenaient beaucoup de plaisir àassister aux matches de cricket d'Oxford, de Cambridge, d'Eton etde Harrow à Lords ; de même, ils aimaient le Musée de MadameTussaud, le Tournoi militaire, les relèves de la Garde et les feuxd'artifice à White City. En revanche, les visites du zoo de St Paul(deux visites) et de Kew Gardens leur firent mal aux pieds ; quantau « métro électrique », ils ne l'aimèrent pas du tout. Lady Emily leur fit obtenir des places dans les tribunes del'Amirauté, lors de la procession du Couronnement de George V le22 juin. Elle les emmena elle-même avec les deux aînés de ses cinqenfants, Barbara, plus jeune de trois mois que Nitya, et Robert, âgéde onze ans. [3] Lady Emily décrivit cet événement : Nous ne pouvions pas retrouver notre voiture à cause de la foule,aussi fûmes-nous obligés de rentrer à pied chez moi à BloomsburySquare. A cette époque, marcher était atroce pour les garçons, qui

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n'avaient jamais porté de chaussures avant de venir en Europe.C'était aussi une sorte de torture pour Krishna, dont la nature étaittimide et effacée, d'avoir à faire face aux foules, surtout parce queses cheveux longs, avec des vêtements européens, provoquaienttoujours des commentaires du genre : « Eh ! va donc te faire couperla tignasse. » La raison de cette coiffure particulière était que,d'après la tradition, quand le Bouddha, alors Prince Siddharta,quitta la maison pour chercher l'illumination, il avait coupé seslongues boucles à hauteur d'épaule avec son épée. Ceux qui avaientla garde de Krishna décidèrent alors, probablement sur les ordresdu Maître, que puisqu'il était destiné a être un futur Bouddha (surMercure, dans quelques millions d'années), il devait dès maintenantadopter ce genre de coiffure. Il semble qu'ils n'aient pas pris enconsidération ce que pouvait éprouver ce garçon timide soumis àune telle contrainte. Comme nous quittions l'Amirauté à travers lafoule dense, des sarcasmes incessants étaient lancés contre lepauvre Krishna. Il y eut une exception notable ; comme nouspassions dans Seven Dials, une femme debout à sa porte s'écria:« Que Dieu bénisse son beau visage. L'importance des leçons n'empêcha pas Mme Besant d'emmenerles garçons en différents endroits d'Angleterre et d'Ecosse quand elleallait présider des réunions théosophiques et recruter des membrespour l'Ordre de l'Étoile. Il allèrent d'abord à Oxford pour deux joursavec Lady Emily, qui se souvenait lors d'une garden-party par unejournée glaciale de mai, de l'image de « deux petits enfants indiensgrelottants » qui semblaient si désemparés et si frigorifiés qu'elleavait grande envie de les prendre dans ses bras pour les dorloter. Iln'est pas étonnant que Krishna écrivît à Leadbeater, le 26 mai, qu'il« faisait vraiment très froid à Oxford et que nous ne nous y sommespas amusés du tout ». Mme Besant dit avoir eu quelques difficultés àfaire entrer des Indiens à à Oxford, mais elle avait l'espoir que « leschoses iraient mieux dans quatre ans ». En août, ils furent inscrits àBalliol et à New College. Ils espéraient pouvoir faire la rentréed'octobre 1914. En juin, Mme Besant emmena les enfants avec elle à Paris pourquelques jours. Le 12 elle fit une conférence à la Sorbonne sur« Giordano Bruno, apôtre de la Théosophie au XVIe siècle ».Comme Mme Besant elle-même avait été Bruno dans l'une de sesincarnations précédentes, sa conférence dut pour le moins être

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convaincante ; il n'est donc pas surprenant que l'amphithéâtre, prévupour quatre mille personnes, fût bondé et qu'on dût refuser descentaines de gens. Krishna écrivit le lendemain à Leadbeater : « Laconférence à la Sorbonne a été un grand succès. J'y ai vu leComte. » [4] Krishna ne se rappelait que d'une seule autre expérience occultelors de son séjour en Europe : il se souvenait être allé avec GeorgeArundale à la demeure de Maître Kuthumi dans la nuit du 27 juin, etl'acceptation de George par le Maître, George étant déjà à l'épreuve,en tant que son élève. Krishna écrivit à Leadbeater pour en avoirconfirmation et reçut un télégramme affirmant qu'il en était ainsi. Mme Besant fit trois conférences au Queen's Hall à Londres, enjuin et juillet, sur « L'avènement de l'Instructeur mondial ». Il y euttant de monde que, comme à la Sorbonne, des centaines de gens nepurent y entrer. En Inde, Mme Besant portait toujours un sari blanc,mais en Europe elle s'habillait d'une longue robe blanche. Avec sescheveux blancs frisés, coupés courts, elle avait toujours sur l'estradeune allure frappante, malgré sa petite taille ; sa rhétorique tendait àêtre fleurie, mais elle possédait à un degré extraordinaire cettequalité vitale de l'orateur: le magnétisme. Après sa dernièreconférence, Krishna écrivit à Leadbeater : « Elle est vraiment lemeilleur orateur du monde. » Enid Bagnold, auteur dramatique etromancier, évoque Mme Besant parlant au Queen's Hall en 1922 :« Quand elle montait à la tribune, elle n'était que flamme. Sonautorité s'étendait partout. » Krishna devait lui aussi jouer un petit rôle dans l'œuvre depropagande. Le 28 mai, à la première réunion de la Table Ronde ausiège de la S.T. à Londres, réservée aux jeunes de l'Ordre del'Étoile, il prononça quelques mots. « George et moi, nous avionspréparé Krishna à parler », écrivit Mme Besant à Leadbeater le 31mai, « il était très inquiet et oublia beaucoup de choses, mais tout lemonde était ravi et il avait l'air très charmant ». Les paroles banalesqu'il dit ne sont intéressantes que parce qu'elles constituent lepremier discours de sa vie. Le 15 septembre, elle put écrire qu'il se faisait « très mâle » etqu'il avait parlé « devant plus de deux cents personnes à une réunionde l'Étoile d'Orient, et qu'il avait vraiment très bien parlé. Celasemble sage qu'il ait saisi l'occasion, bien que ce fût plutôt uneépreuve pour lui. »

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En août, les garçons restèrent avec Mme Besant à Esher dans leSurrey, chez les Bright qui y avaient une petite maison. Ilspouvaient jouer au croquet chaque après-midi, bien qu'il dussentencore étudier l'algèbre et aller deux fois par semaine à Londrespour des leçons d'équitation et pour faire de l'exercice à Sandow.Lady Emily vint plusieurs fois leur rendre visite à Esher, avecRobert, qui était le seul jeune que Krishna ait rencontré enAngleterre cette année-là, et qu'il considérait tout à fait« prometteur », autrement dit susceptibles d'emprunter le Sentier.Lady Emily se rappelait que les garçons s'amusaient ensemble sur larivière dans la mesure où la très mauvaise digestion dont souffraitKrishna à cette époque le permettait. Des douleurs atroces à l'estomac le tenaient éveillé la moitié dela nuit. C.W.L. (Leadbeater) avait établi un régime pour lui,probablement sur les ordres immédiats du Maître K.H., un régimecruel pour qui souffrait de mauvaise digestion. Il devait boire ungrand nombre de verres de lait pendant la journée et manger duporridge et des œufs au petit déjeuner. Je peux encore voir Krishna,après toute une nuit de souffrance, s'efforçant de prendre le petitdéjeuner prescrit sous l'œil sévère de Mme Besant. Comme j'avaisenvie de lui arracher l'assiette pour laisser reposer son estomac !Ces troubles digestifs accompagnés de douleurs aiguës persistèrentjusque vers 1916. Par ailleurs, Lady Emily se souvenait aussi que les garçonstrouvaient la nourriture non épicée si fade qu'ils l'inondaient de sel etde poivre. Nitya remarqua un jour : « Je ne pense pas que MlleBright comprenne vraiment combien nous aimons le riz. » MlleBright trouva Nitya « un petit garçon charmant, au visage trèssérieux, aux yeux très pénétrants, amicaux et interrogateurs ; dansce petit corps indien, une belle et grande nature ». Le dernier événement avant le retour des garçons en Inde fut lapose de la pierre commémorative, le 3 septembre, d'un nouveausiège de la Théosophie à Tavistock Square (maintenant siège del'Association médicale britannique). Mme Besant demanda à EdwinLutyens de dessiner les plans du bâtiment. Il le fit plus pour l'amourde sa femme que pour Mme Besant ou la Théosophie, quicommençait à trop s'ingérer dans sa vie familiale. Un appel fut lancéet on recueillit 30.000 livres sur les 40.000 requises, données en

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grande partie par Mlle Dodge. Bien que Mlle Dodge, Lady de la Warr et Lady Emily fussent àcette époque très engagées dans la Théosophie, ce ne fut que l'annéesuivante qu'elles commencèrent à jouer un rôle prépondérant dans lavie de Krishna. Lady de la Warr, petite, sèche, vêtue avec élégance,vivant loin de ses trois enfants, s'occupait constamment de MlleDodge, dont la grosse voix intimidante et bourrue masquait sa bontéde cœur. Son arthrite empirant, elle était confinée dans un fauteuilroulant, incapable de s'occuper activement de la Société, hormisl'aide financière et l'hospitalité à Warwick House. Lady Emily, aucontraire, grande, mais impulsive chaleureuse, pouvait, d'un autrecôté, donner des conférences et Écrire des articles et recevoir desthéosophes à Bloomsbury Square. Écrire lui était facile, maiscomme elle était timide, ce fut pour elle un supplice au début deparler en public. Cependant, la détermination et l'enthousisame pourson sujet – l'avènement imminent de l'Instructeur du Monde auqueltout son être répondait – triomphèrent de sa timidité, et elle puts'entraîner à devenir elle-même bon orateur. Et en vérité, elle yréussit si bien que Mme Besant lui accorda finalement le statut deConférencière internationale pour la S.T. Son mariage pâtit du faitde son éloignement constant de la maison mais, pour la premièrefois, elle avait vraiment trouvé sa vocation. _____________

1. ^ Jacob Bright, M.P., P.C. (1821-1899) était le jeune frère de John Bright.82 Drayton Gardens appartient maintenant à la Société des Auteurs. Le jardinétait à cette époque plus grand et comptait quelques grands arbres.

2. ^ Lady Emily avait rencontré Mlle Dodge grâce à son mari, dont elle étaitcliente Lady de la Warr (prononcez Wère) était la fille du Comte Brassey.Elle s'était mariée avec le Comte de la Warr en 1891 et avait divorcé en1902. Lady Emily était la fille du premier Comte de Lytton, qui avait étéVice-Roi des Indes. Elle s'était mariée en 1897. Ses rapports avec l'Indeséduisaient Mme Besant.

3. ^ Mme Besant écrivit à Leadbeater que Robert Lutyens était un jeune garçoncharmant qu'affectionnait Krishna. Elle ajouta qu'il était le petit-fils deBulwer Lytton. Ce fait aurait impressionné Leadbeater qui considérait BulwerLytton comme un grand occultiste et qui soutenait que seul un Initié avait puécrire Zanoni.

4. ^ On ne sait pas exactement si le Comte (le Maître, le Comte de Saint-Germain) était dans son corps physique ou dans son corps astral matérialisélorsque Krishna le vit. On dit que le Comte est mort vers 1784, maisLeadbeater, dans « Les Maîtres et le Sentier » (1925) prétendit l'avoirrencontré dans son corps physique descendant le Corso à Rome. Le Comte

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l'emmena dans les jardins de Pincian Hill et s'assit pour lui parler pendantplus d'une heure sur l'œuvre de la Société Théosophique. Leadbeater neprécise pas la date de cette rencontre.

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L

KRISHNAMURTILES ANNÉES DE L'ÉVEIL

'Tutelle légale'

e 7 octobre Mme Besant rejoignit Leadbeater à Adyar avecKrishna et Nitya. George Arundale, revenu en Inde avec eux,

était retourné au Central Hindu College à Bénarès. Ils ne restèrentque deux mois à Adyar, puis allèrent tous à Bénarès où devait avoirlieu cette année la Convention Théosophique. A la fin de laConvention, il se produisit une chose qui sembla à Leadbeater d'une« importance tellement transcendante » qu'il en rendit compte le 31décembre à Fabrizio Ruspoli demeuré à Adyar : Au cours de laConvention, un grand nombre de membres ont adhéré à l'Ordre del'Étoile d'Orient, et quelqu'un suggéra (tout à fait par hasard) quece serait un grand plaisir pour eux que le Chef de l'Ordre lui-même(Krishna) leur remît leur certificat de membre. L'idée fut approuvéeavec enthousiasme, et d'anciens membres demandèrent égalementd'être autorisés à rendre leur certificat pour les recevoir de nouveaudirectement de la main du Chef. On fixa une heure (18 heures le 28décembre) et nous nous rendîmes tous dans le hall de la Sectionindienne. Nous pensions que ce ne serait qu'une cérémoniepurement formelle, et je me demandais même si la Présidente allaitvenir, car elle était fatiguée après sa conférence de 16 heures. Seuls les membres de l'Étoile étaient admis, mais la salle étaitpleine ; je crois qu'il y eut environ quatre cents personnes. Laplupart s'assirent par terre, mais il y avait une rangée de bancs lelong des murs et quelques chaises à l'extrémité supérieure. LaPrésidente et moi nous y assîmes avec Mlle Arundale (la tante deGeorge), Nitya et quelques autres ; les bancs étaient surtout occupéspar des dames européennes. On avait décidé que le Chef se tiendraitjuste en face de nous, et Telang (le représentant national pour l'Inde)à côté de lui. Les membres devaient défiler devant eux, chacuntendant son certificat à Telang qui lirait le nom et passerait ledocument à Krishna qui le rendrait à son possesseur... les deux outrois premiers membres prirent le document en souriant et inclinantla tête, puis retournèrent à leur place.

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Tout à coup la salle fut chargée d'une force prodigieuse, quicoulait si manifestement à travers Krishna que le membre suivanttomba à ses pieds, subjugué par ce merveilleux déversement deforce. Je n'ai jamais vu ou senti quoi que ce soit de semblable ; celarappelait irrésistiblement un vent puissant soufflant violemment, oula descente du Saint-Esprit à la Pentecôte. La tension était extrême,et chacun dans la salle en était puissamment affecté. C'étaitexactement le genre de chose que nous lisons dans les écrituresanciennes et que nous pensons exagéré ; mais cela se passait devantnous au XXe siècle. Après cela, chacun se prosterna à tour de rôle, beaucoup avecdes larmes leur coulant sur les joues. C'était une scène vraimentmémorable, car le flot des dévots était remarquablementreprésentatif par son caractère. Les membres venaient de presquetous les pays d'Europe, d'Amérique, et de toutes les parties del'Inde, et il était frappant et beau de les voir tous, noirs et blancs,brahmines et bouddhistes, parsis et chrétiens, princes Rajputhautains et marchands richement vêtus, hommes grisonnants etjeunes enfants, se prosternant avec dévotion et ravissement auxpieds de Krishna. La bénédiction qui se déversait était si manifesteque tous brûlaient d'y prendre part ; ceux qui n'avaient pas leurcertificat sur eux arrachaient leur étoile et la tendaient pourrecevoir quelque chose de ses mains. Il se tint tout le temps avec une grâce et une maîtrise de luiparfaites, souriant gracieusement à tous et étendant ses mains dansun geste de bénédiction sur chaque forme tour à tour prosternée. Jecrois que cette scène étrangement touchante atteignit son pointculminant lorsque notre cher Nitya lui-même se jeta aux pieds deson frère ; toute la congrégation se mit alors à applaudir avecenthousiasme. Je ne sais pourquoi, mais cela ne me sembla pourtantà ce moment-là nullement irrévérent. Quand la dernière personne de cette grande assemblée euttémoigné de son respect, Krishna retourna à sa place parmi nous, etpendant quelques minutes l'assistance se trouva plongée dans uneextase silencieuse, dans une étrange atmosphère d'attente et d'effroi.

Puis, la Présidente murmura à Krishna de clôturer la réunion ; ilse leva, étendit sa main droite par-dessus l'assistance et ditsolennellement : « Que la bénédiction du grand Seigneur soit à

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jamais sur vous ! » Nous nous sommes alors sentis de nouveaureplongés dans le monde ordinaire et nous quittâmes la salle avecle sentiment d'avoir vécu l'une des plus grandes expériences denotre vie, et que c 'était, évidemment, bien pour nous de nous êtretrouvés là, car cet endroit n'avait été rien d'autre que la demeure deDieu et la porte du ciel.. A une réunion (de la Section Ésotérique) du 29, la Présidente ditpour la première fois que, après ce qu'ils avaient tous vu et ressenti,il n'était plus possible de prétendre cacher le fait que le corps deKrishna avait été choisi par le Bodhisattva, et qu'il s'y trouvaitmême à l'unisson avec Lui. Par la suite, le 28 décembre devint un jour saint pour l'Ordre del'Étoile d'Orient. Le 30, la scène se répéta, mais avec moins deforce. A cette occasion, Mme van Hook et Hubert furent de ceux quise prosternèrent devant Krishna. On ignore quels furent alors lessentiments d'Hubert, mais la seule personne qui manifesta sondéplaisir fut le père de Krishna. Il se plaignit à Mme van Hook quecette déification ferait de lui et de ses enfants un objet de raillerie enInde. Mme Besant avait beaucoup d'ennemis parmi les hindousorthodoxes et les extrémistes anti-britanniques qui virent enNarianiah un moyen de lui nuire ; aussi le travaillèrent-ils eninsinuant que Mme Besant avait l'intention d'amener les garçons àrompre avec leur caste et à abandonner l'hindouisme pour lechristianisme théosophique ; ils ravivèrent aussi le scandaleLeadbeater de 1906. A Calcutta, sur le chemin de retour à Adyar en janvier 1912,Mme Besant reçut une lettre de Narianiah où il menaçait de lapoursuivre en justice afin de lui enlever la tutelle de ses enfants. AAdyar, à la mi-janvier, elle réunit Sir Subramania Aiyar et une oudeux autres personnes, et, en leur présence, demanda à Narianiahquels étaient ses souhaits véritables au sujet des garçons. Il réponditqu'il voulait les voir complètement séparés de Leadbeater et mêmeque toute communication écrite entre eux devait cesser. SelonNarianiah, Mme Besant accepta cette condition. Il signa donc le 19janvier un document, disant qu'il ne s'opposait pas à ce que MmeBesant les amenât en Angleterre pour y être éduqués. Le malheureuxNarianiah dut être terriblement déchiré entre son aversion et sadéfiance pour Leadbeater, et les avantages sociaux et financiersd'une éducation anglaise pour ses enfants, surtout s'ils devenaient

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diplômés d'Oxford, car ce serait aussi une grande gloire quirejaillirait sur lui-même, malgré l'inévitable rupture avec la caste. Leadbeater crut le moment venu pour Krishna de subir laseconde Initiation et se proposa d'emmener les garçons quelquesmois à Ootacamund, dans les Nilgiri Hills, pour préparer Krishna àcette étape. L'attitude de Narianiah rendait maintenant celaimpossible. Ni Mme Besant ni Leadbeater cependant n'allaientpermettre à Narianiah de contrecarrer les progrès spirituels deKrishna ; aussi, vers fin janvier, Leadbeater fut envoyé en Europepour chercher un lieu convenable à la préparation de Krishna. Lespartisans de Narianiah suggérèrent qu'il s'était enfui du pays de peurd'être arrêté. Mme Besant était maintenant très soucieuse de voir les garçonshors de l'Inde avant que Narianiah ne change d'avis. « Je ne mesentirai hors de danger que quand nous aurons quitté les eauxindiennes », écrivit-elle à Leadbeater le 23 janvier. Profitant del'absence de Narianiah – il était allé une semaine à Cudappah – ellese hâta de partir avec les garçons à Bombay, disant qu'elle enrepartirait le 10 février. En fait, ils s'embarquèrent le 3 sur leSalsette. Mme Besant écrivit à Narianiah le 7, depuis l'océan Indien,pour lui demander de quitter Adyar immédiatement et déclarerqu'elle avait l'intention de garder les garçons en Europe jusqu'à la finde leurs études.Cela fut évoqué par la suite dans le procès, et fut,selon le juge, une « déclaration de guerre ». Narianiah vivait avecses deux autres fils dans la maison du Domaine, près de la Pressethéosophique. Cette maison avait été préparée pour Krishna et Nityaqui n'y ont jamais habité. Elle existe toujours, mais le « taudis »dans lequel ils vivaient quand ils vinrent pour la première fois àAdyar fut démoli quelques années plus tard. Narianiah déménagea àMadras. Cette fois, Dick Clarke et Jinarajadasa les accompagnèrentcomme précepteurs ; George Arundale devait les rejoindre plus tard.Jinarajadasa – Raja, comme on l'appellera par la suite – était, on s'ensouvient, cet élève cingalais que Leadbeater avait emmené enAngleterre avec lui en 1887. Agé de trente-sept ans il était devenul'un des chefs de la Société Théosophique. Son charme et son donpour les langues en avaient fait un conférencier très précieux pour laThéosophie dans toutes les parties du monde. Bien que son foyer fûtà Adyar, il était en tournée de conférences à l'étranger lorsque

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Krishna fut « découvert ». Lady Emily se rendit à Douvres le 16 février pour les accueillir(ils venaient à nouveau de Brindisi par voie de terre) et elle sesouvint avoir pensé que les deux garçons paraissaient plus bruns.Krishna avait maintenant les cheveux à longueur normale. De cetteépoque, elle se souvient surtout de Nitya avec son veston d'Eton,toujours appuyé contre un mur à lire un livre ou une revue. Aucundes deux garçons ne semblait jamais s'asseoir ; Krishna étaittoujours dans les nuages et sursautait si on lui adressait brusquementla parole. Ils séjournèrent de nouveau à Drayton Gardens dans la familleBright, et la même vieille routine des leçons et de l'exercice chezSandow reprit. Quelques semaines après, ils repartaient – cette foisen Hollande – avec Mme Besant, Raja, Dick Clarke et Lady Emily.Entre-temps, Leadbeater avait trouvé un endroit imprégné d'unmagnétisme et d'un climat favorables à la préparation de Krishna :Taormine en Sicile. Le 25 mars, les garçons, accompagnésseulement de Raja et de Clarke, quittèrent la Hollande et, après unenuit passée à Paris, arrivèrent le lendemain à Taormine oùLeadbeater les attendait. Le 27, George Arundale les rejoignit,venant directement de l'Inde. Ils séjournèrent tous à l'hôtelNaumachia dont ils occupèrent tout l'étage supérieur. Mme Besant était parfaitement consciente que Narianiah seraitindigné s'il savait les garçons de nouveau avec Leadbeater, car, deretour à Londres, elle lui écrivit : « Je pense que Krishna doits'abstenir d'écrire de Sicile en Inde. Si sa présence là-bas s'ébruite,nous risquons d'avoir toutes sortes de problèmes. En outre, nousdevons garder l'atmosphère à l'abri des formes-pensées inutiles. » Ils restèrent près de quatre mois à Taormine et Mme Besant les yrejoignit de mai à juillet. Bien que Leadbeater fit un compte rendude la deuxième Initiation de Krishna, qui eut lieu le 1er mai, nuit depleine lune, Krishna, lui, n'en fit mention que dans un messaged'anniversaire aux membres de l'Ordre de l'Étoile d'Orient, adresséle 25 mai à Mlle Arundale à Bénarès : Cette année, cinq membres de notre Ordre ont été mis àl'épreuve, et quatre du Groupe (l'Ordre Pourpre). Je pense que celadevrait vous encourager et vous faire comprendre que vous aussipouvez le faire. Vous savez aussi que Raja et moi avons franchi laseconde étape, et cela devrait vous encourager et vous donner de la

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force. J'espère... que George et Nitya passeront leur premièreInitiation très bientôt, et qu'il y aura alors sept Initiés au cœur de laSociété. Mme Besant, Leadbeater, Krishna, Raja, George et Nitya, celafait six Initiés. On hésite quant au septième. Bien qu'à cette époque,l'année de la naissance de Krishna eût été établie – on savaitmaintenant qu'il avait dix-sept ans – on croyait encore qu'il était néle 25 mai et non le 11. Leadbeater reçut d'autres instructions du Maître après ladeuxième Initiation de Krishna : Je dois encore insister sur les soins particuliers des pieds... il y amême un léger commencement de déformation... Habillez-lestoujours de- la meilleure étoffe... et rappelez-vous de leur laisser lespieds et la tête à découvert quand c'est possible. Veillez à ne pasrelâcher votre vigilance naturelle sur ces points... Ne vous laissezpas aller à considérer comme insignifiant ce qui peut aider à fournirau Seigneur un véhicule parfait. Le 29 mai, Krishna dit à Mlle Arundale qu'il avait écrit unnouveau livre intitulé De l'éducation comme service, qui devait êtrepublié à Londres. Il y décrivait la vie d'une école idéale régie etinspirée par l'amour, où les étudiants devenaient de noblesadolescents, guidés par des maîtres conscients de la grandeur de leurvocation. Lady Emily déclara que ce livre était « manifestementl'œuvre de George Arundale», tout comme Leadbeater avait été « lavéritable inspiration » de Aux pieds du Maître. Cependant, à lalumière de la lettre de Krishna disant qu'il l'avait écrit, il semble queLady Emily ait exagéré la part de George dans sa rédaction. Nuldoute que George l'ait aidé et fait quelques modifications, et que lestyle de Krishna a dû certainement être influencé par George, toutcomme un enfant prend modèle sur l'auteur qu'il admireordinairement. Mme Besant revint à Londres le 4 juillet, et George retourna enInde le 12 après sa première Initiation (Nitya la réussit probablementen même temps, bien que cela ne soit mentionné nulle part). Deuxjours plus tard, le reste du groupe partit séjourner à la villa Cevasco,près de Gênes, avec de vieux amis qui s'étaient trouvés à Adyar aumoment où Krishna fut « découvert », M. et Mme William Kirby. [1]

Fin juillet, Krishna et Nitya revinrent en Angleterre avec Raja et

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Dick Clarke, tandis que Leadbeater restait à Gênes avec la familleKirby. Leadbeater ne retourna jamais plus en Angleterre. Sesennemis dirent qu'il avait peur d'être poursuivi en justice , mais sicela était vrai, comment aurait-il osé demeurer près de trois ans enAngleterre après le scandale de 1906 ? Le 30 juillet, Mme Besant écrivit de Londres à Leadbeater qu'ellevenait de recevoir une lettre recommandée de Narianiah « annulantla mission qu'il m'avait confiée et m'enjoignant de présenter lesgarçons et de les lui rendre à la fin du mois d'août. Ma réponse sera :Monsieur, j'ai l'honneur d'accuser réception de votre lettre, en datedu tant. Sincèrement vôtre. Annie Besant ». Plus tard, la lettre deNarianiah fut publiée textuellement par l' Hindu, le journal deMadras, l'un des organes les plus influents en Inde, qui devait lancerune attaque virulente contre Mme Besant, Leadbeater et la SociétéThéosophique. Il n'y a pas de doute : le secret de l'étroite associationde Leadbeater avec Krishna et Nitya durant les quatre derniers moisavait filtré jusqu'en Inde. Mme Besant craignait maintenant que lespartisans de Narianiah n'essayent d'enlever les garçons ; c'estpourquoi avant de repartir en Inde, pour se défendre dans un procèsauquel elle s'attendait, elle prit soin de bien cacher les garçons enAngleterre. Après quelques semaines chez la famille Bright à Esher,où Nitya eut une assez grave congestion pulmonaire, ils allèrenthabiter Old Lodge, à Ashdown Forest, une grande maison mise àleur disposition par Lady de la Warr, grande amie de Mlle Dodge.Ils y restèrent cinq mois, de novembre à avril 1913, surveillés deprès par Raja et Dick Clarke et deux autres jeunes Anglais, anciensélèves de Leadbeater : Basil Hodgson Smith (diplômé d'Oxford) etReginald Farrar, pris en charge par Mme et Mlle Bright. A OldLodge, les garçons devaient obligatoirement faire chaque jour avantle petit déjeuner des courses à pied dans la forêt, même si le sol étaitenneigé, puis des heures régulières d'étude, et des sorties en voiturel'après-midi. Deux fois par semaine, les gardes du corps de Krishnal'emmenaient à Londres pour faire redresser ses dents. Lady Emily vint plusieurs fois rendre visite à Krishna à OldLodge, et sentait qu'il était heureux de la voir, autant qu'il pouvaitl'être. Il préférait de beaucoup la société féminine à celle deshommes, et bien qu'il aimât beaucoup Raja, il ne s'entendit jamaisaussi bien avec lui qu'avec George. Raja était un maître plus sévèreet très strict sur la discipline.

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Auparavant, en septembre, Lady Emily avait été invitée avecBarbara et Robert à Gênes à venir rencontrer Leadbeater pour lapremière fois. Lady Emily fut fascinée par lui, bien que choquée dela façon déloyale dont il parlait avec la famille Kirby de MmeBesant, donnant des exemples de son manque de jugement dans lechoix qu'elle faisait des personnes de son entourage. Lady Emilytrouva cependant « parfait » son comportement avec les enfants. « Ilest très affectueux – il leur fait la lecture, leur parle, prend beaucoupde peine pour les encourager et les mettre à l'aise ; il est de touteévidence dévoué aux enfants, mais s'ennuie avec les grandespersonnes. » A la grande surprise de Lady Emily, il était de loin plusattiré par Barbara que par Robert. Cependant, l'important de sa visite fut que, pendant plusieursmois après son retour en Inde, Leadbeater écrivit à Lady Emily àchaque courrier, lui donnant tous les détails du procès intenté parNarianiah à Mme Besant, pour reprendre ses enfants. En octobre,Leadbeater écrivit d'Adyar : Le vieux père opiniâtre de Krishna a enfin intenté à Mme Besantle procès dont il la menaçait, selon lui pour recouvrer la garde deses fils et les éloigner de mon influence maléfique. C'est évidemmentune triste farce, car il l'a fait, sachant qu'ils sont en réalité séparésde moi pour quatre ou cinq ans en raison de leur éducationuniversitaire en Angleterre. La vérité est qu'il est l'instrument duparti politique qui, ici en Inde, est mécontent du Gouvernementbritannique, et qu'on se sert de lui comme d'une arme pour attaquerMme Besant et la Société Théosophique, parce que cetteorganisation s'est toujours prononcée pour la loi et l'ordre. MmeBesant a particulièrement suscité la haine de cette fraction dupeuple parce qu'elle a refusé de laisser prêcher des doctrinesséditieuses aux étudiants du Central Hindu Collège, et qu'elle atoujours usé du poids de sa grande influence contre leurpropagande de bombes et de meurtre... Nous savons qu'on aplusieurs fois attenté à sa vie, et la campagne de ce journal (cetteattaque dans l' Hindu) est un attentat du même ordre contre saréputation et son influence. Ces gens se sont saisi de ce malheureuxhomme qui, à ce qu'on dit, déclare lui-même être forcé d'intenter ceprocès. Dans sa plainte originelle, Narianiah allégua avoir été lui-mêmetémoin d'un acte de sodomie entre Leadbeater et Krishna, mais il

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retira cette accusation au cours de l'audience préliminaire. MmeBesant cependant le coinça et exigea des précisions sur le moment etle lieu. En réponse (Leadbeater informa Lady Emily dans une lettre du 3janvier 1913), il s'est rabattu (se souvenant de son serment) sur uneaffaire entièrement différente et bien moins importante. Nous avonsdonc à présent, devant la Cour, deux déclarations de lui sousserment en ce qui concerne ce point et qui sont absolumentinconciliables. Justement, nous pouvons prouver de façonirréfutable que cette accusation modifiée est une pure invention, cardeux dames étaient présentes dans ma chambre au moment où ilprétend avoir vu certains faits répréhensibles. Lorsque la Présidente(Mme Besant) lut cette déposition, elle s'écria joyeusement : « LeSeigneur m'a livré mon ennemi entre les mains ! » Narianiah avait atténué ses accusations concernant certains actes« indécents » et « contre nature » dont il proclamait avoir été témoinentre Leadbeater et Krishna la deuxième semaine d'avril 1910 dansle Bungalow Octogonal, quand les garçons venaient y prendre unverre de lait avant d'aller se promener à bicyclette. Quand ilcomparut devant la Cour, Leadbeater déclara que Mme van Hook etle Docteur Mary Rocke (un médecin anglais et une assistante socialevivant à Adyar à l'époque où Krishna fut « découvert ») étaient danssa chambre tous les matins, dès 5 h 30, d'octobre 1909 à fin avril1910. Mme Besant, combattante née, paraît tout d'abord s'être réjouiedu procès. Elle se défendit toute seule, tout comme elle l'avait faittrente-six ans auparavant en luttant pour conserver la garde de safille, mais à présent avec une bien plus grande vigueur et une bienplus grande expérience. En novembre 1912, elle écrivit à LadyEmily : « Ruspoli vous envoie les documents du procès dont je suisvictime. J'en suis parfaitement heureuse, satisfaite d'avoir enfinl'occasion de rencontrer mon ennemi en face. » Elle signait « Votretrès belliqueux Héraclès (qui, chose affreuse, s'amuse énormément àl'irlandaise) ». Héraclès était son pseudonyme durant toutes Les Viesd'Alcyone. Elle était toujours fière de son sang irlandais par sa mère.Elle sentait très bien que l'attaque était dirigée, non seulement contreelle-même et Leadbeater, mais contre la Société Théosophique toutentière. Je suis tellement content que vous pensiez que mon écriture s'est

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améliorée et j'y fais très attention. On voit, dans cette lettre écrite deOld Lodge à Mme Besant, de quel côté allaient les sympathies deKrishna. L'orthographe et la ponctuation de toutes ses lettres ont étémaintenues. Je suis tellement content que vous pensiez que mon écriture s'estaméliorée et j'y fais très attention.

5 janvier 1913Ma très chère Mère, Je suis tellement content que vous pensiez que mon écriture s'estaméliorée et j'y fais très attention. Chère Mère, vous devez passer un très dur moment et jesouhaiterais être avec vous physiquement et être un enfantaffectueux pour vous en cette période douloureuse. Il est si dur pourvous à votre âge d,e lutter contre ces gens détestables. Je pense quecela prendra fin un jour. De toute façon, vous savez mondévouement et ma fidélité envers vous et je vous aime autant que matrès chère Mère. Je pense que toutes vos épreuves sont pour lacinquième Initiation et ce doit être très dur pour vous de lessupporter. Même si le monde entier se tourne contre vous, il y aquelqu'un qui n'abandonnera jamais sa Mère bien-aimée. Je vous envoie mon meilleur souvenir,

Votre très cher et dévoué fils,Krishna

A chaque courrier, Krishna ne manquait jamais d'envoyer un petitmot affectueux à Mme Besant. C'était sur les instructions du Maître,que lui avait transmises Leadbeater, qu'il soulignait maintenanttoujours sa signature. C'était aussi chez Leadbeater une pratiqueinvariable. On n'en a jamais expliqué la raison, pas plus que celle,exigée pour tous les élèves du Maître, de séparer leurs cheveux parune raie au milieu. _____________

1. ^ Maria-Luisa Kirby était Italienne et artiste. D'après ses souvenirs du planastral, elle avait peint des portraits des Maîtres, qui furent accrochés dans lesanctuaire à Adyar. William Kirby travaillait dans une banque anglaise àGênes.

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A

KRISHNAMURTILES ANNÉES DE L'ÉVEIL

'Le procès'

la suite de divers retards et ajournements, l'affaire ne futentendue que le 20 mars 1913 à la Cour Suprême de Madras.

Ce fut le juge Bakewell qui présida l'audience. Selon Narianiah ledocument signé par lui le 6 mars 1910, qui transférait à Mme Besantla tutelle de ses fils, ne prévoyait pas le droit de la déléguer à uneautre personne. Il n'avait conféré ce pouvoir qu'à Mme Besant pourles besoins de l'éducation des garçons ; ce pouvoir ne pouvait êtretransféré à une personne pour qui il éprouvait la plus grandeaversion ; il avait signé le document à l'époque parce qu'il étaitcomplètement sous l'influence et l'autorité de Mme Besant, et s'ilavait tardé à attaquer en justice, c'était parce qu'il croyait, commebeaucoup d'autres, que Mme Besant était à moitié divine. Il n'étaitpas nécessaire de prouver d'une manière concluante l'accusationcontre Leadbeater : des rapports indécents avec l'aîné des garçons ;un soupçon bien fondé, une crainte raisonnable suffisaient au pèrepour insister sur son droit inhérent à la tutelle et à la garde de sesenfants jusqu'à l'âge de vingt et un ans (ses accusations contreLeadbeater étaient de nature trop indécente pour être énoncéesverbalement ; il rédigea une partie de son témoignage qu'il remit àla cour). Il s'éleva aussi contre le fait que l'aîné avait été déifié par laproclamation faite par Mme Besant qu'il serait - le Seigneur Christ,ce qui avait amené nombre de personnes respectables à se prosternerdevant lui. De plus, connaissant bien son fils, il ne croyait pas qu'ilait pu écrire Aux pieds du Maître. Narianiah était prêt à déposer10.000 roupies selon des conditions que le juge voudra biendéterminer, pour l'instruction et l'éducation des deux garçons. Ilconsentait aussi à ce qu'une personne de respectabilité indiscutablepartageât avec lui la responsabilité de leur tutelle. Les partisans deMme Besant pensaient Narianiah soutenu financièrement par l'Hindu tandis que les frais de Mme Besant étaient supportés par laSociété Théosophique. Dans sa plaidoirie de défense, Mme Besantréfuta l'accusation selon laquelle elle avait rompu le contrat en

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plaçant les garçons sous une tutelle autre que la sienne ; ils étaienten Angleterre et Leadbeater à Adyar. Elle maintenait que la cour nedevait s'occuper que de l'intérêt des mineurs. Dans cinq semaines,l'aîné aurait dix-huit ans et, conformément à la législation anglaiseen usage, il serait entièrement dégagé de son autorité à elle, et rienn'empêcherait le jeune homme de retourner en Inde et vers son pères'il le désirait. Ce qui, selon elle, constituait l'absurdité fondamentalede l'affaire. Quant au bien-être intellectuel des garçons, si elle les gardait, lesdésirs du père seraient entièrement réalisés et l'objet de la lettre detutelle du 6 mars 1910 serait pleinement satisfait. Le déplacementdes garçons d'Angleterre en Inde irait à l'encontre de l'objectif pourlequel le père avait signé la lettre de tutelle et priverait les garçonsd'une éducation dans une université anglaise. Puis elle cita cinqtémoins qui soutinrent sa plaidoirie fondée sur le fait qu'elle n'avaitjamais promis à Narianiah de tenir les garçons complètementéloignés de Leadbeater quand leur père avait consenti, le 19 janvier1912, à leur déplacement en Europe. Un élément plus important lapréoccupait : celui du bien-être moral des garçons. La réputation del'aîné serait irrémédiablement ruinée si, par ordre de la cour, il étaitramené à Madras. Le renvoyer à son père, ce serait approuver lesaccusations du père contre lui, sans parler des misères qu'il aurait àendurer s'il était remis au pouvoir d'un père qui avait porté de siterribles accusations contre lui. En Angleterre, les garçons étaiententourés de gens qui les traitaient avec soin et amour – des gensraffinés et cultivés, éminents sur les plans intellectuel, moral etsocial. La question avait été soulevée qu'on préparait Krishnamurti à lavie de sanyasi hindou. Mme Besant déclara que c'était encore uneidée erronée. Elle ne croyait pas qu'il se marierait, mais il n'étaitsoumis à aucune contrainte de ce genre. Il était fait pour une viereligieuse, ce qui voulait dire qu'on ne l'écarterait d'aucuneprofession libérale, mais seulement de la politique de partis. Mme Besant soutenait que sous le couvert d'une poursuite civilepour garde de mineurs, le procès était pratiquement un procèscriminel contre deux, sinon trois personnes accusées d'un crime trèsgrave : l'aîné des garçons, Leadbeater et elle-même. Ayant porté detelles charges et rendu publique une si terrible accusation, le pèren'était plus capable d'assumer son devoir. Quant aux accusations

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contre Leadbeater, elle avait volontairement remis tous lesdocuments ayant trait à la garde des garçons et tout ce qui touchait àl'affaire, entre les mains de l'avocat du plaignant, parce qu'ellevoulait faire toute la lumière sur la question, et ne rien cacher. [1]

Elle maintenait que le témoignage du père était à l'évidencecontradictoire et tout à fait invraisemblable. Bien que les diversesversions du prétendu délit divergeassent, le lieu où celui-ci se seraitproduit demeurait inchangé, mais un certain nombre de personnesavaient témoigné de l'impossibilité de voir le sofa sur lequel étaitcensé se trouver Leadbeater au moment où le plaignant prétendaitl'avoir vu. Aucun père humain ayant à cœur l'intérêt de ses filsn'aurait dissimulé l'affaire, si elle avait été vraie, comme c'était lecas de ce père. Même après le soi-disant délit, il avait laissé sesgarçons fréquenter le présumé criminel jusqu'en 1912. Tout ce queMme Besant demandait au juge était de prendre une décision fondéesur l'intérêt des deux garçons. Si le juge donnait raison au père,Krishnamurti, autant que Leadbeater, serait marqué du sceau decriminel et devrait porter la conséquence de cette infamie le reste desa vie. Notre affaire est enfin terminée (écrivait Leadbeater à LadyEmily le 11 avril, avant que le jugement fût rendu) et nous sommestous heureux d'être libérés de ce souci. J'y suis allé moi-même lemardi (4 avril) et mercredi de cette semaine, le premier jour pourporter mon propre témoignage, le second pour écouter lesconclusions de notre Présidente, qui étaient à la fois magistrales etmagnifiques. Elle aborda d'abord divers points de droit... Puis, elleen vint aux preuves et raconta toute l'histoire telle qu'elle luiapparaissait, démêlant un à un les fils de ce grand écheveau defalsifications échafaudé par la malveillance du plaignant. Cela a étéfait avec une habileté merveilleuse, car elle connaissait toutel'affaire sur le bout des doigts ; mon seul doute concernait le juge :avait-il l'intelligence assez vive pour la suivre dans tout ce dédale ?Il se montra cependant très bon et serviable ; il se donna du mal etaborda des questions auxquelles elle dut répondre. Il lui donna enparticulier une occasion de parler de moi et elle en profita pourprononcer une petite allocution des plus élogieuses afin d'effacerl'effet de sa déclaration à la S.E. en 1906 (sa circulaire auxsecrétaires de la Section Ésotérique). Elle conclut alors sur unéloquent appel à la justice d'Angleterre, demandant qu'elle épargne

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à son pupille les cicatrices que lui infligeait la méchanceté d'un pèredénaturé. C'était dans son meilleur style, et cela produisit un effetextraordinaire sur la nombreuse assistance à l'audience. Dans mon propre témoignage, j'eus non seulement l'occasion denier ces récents mensonges, mais aussi d'éclaircir une partie de ladésagréable affaire de 1906. Le rapport du Conseil consultatif deLondres fut écarté comme n'ayant manifestement pas de valeur, bienque l'avocat de la partie adverse me posât deux ou trois questionslà-dessus, auxquelles j'ai répondu pleinement. La lettre codée, unfaux (ramassée dans l'appartement de Toronto), fut remise par laPrésidente entre les mains de nos adversaires, mais ils eurent peurde la produire devant la cour, de sorte que je n'ai pas eu l'occasionde la réfuter pour de bon. L'impression générale semble avoir étéque ce témoignage a apporté nombre d'éclaircissements à l'affaire etl'a fait apparaître sous un jour meilleur. Chaque jour, le journal Hindu falsifiait systématiquement lestémoignages de la manière la plus flagrante. Il me semble étonnantque ni la cour ni le gouvernement interviennent dans une telleaffaire. Ils disent que nous avons un recours : le procès endiffamation ; mais le fait est que nous en avons assez des procès etne nous soucions pas d'en entreprendre un autre [2]. Le jugement ne fut rendu que le 15. Dans sa récapitulation, lejuge s'attarda longuement sur l'accusation des relations indécentesentre Leadbeater et l'aîné des garçons. Il fit remarquer que d'après lecomportement du père au banc des témoins, celui-ci semblait êtred'« un tempérament émotif, prompt aux larmes et incapable de biense contrôler ». Le juge accepta la déclaration de quelques-uns destémoins favorables à Mme Besant, disant que Narianiah se montraitêtre un père jaloux et soupçonneux. C'était un brahmane orthodoxe,c'est pourquoi il soupçonnait naturellement un Européen d'inciter sesfils à violer certaines règles de leur caste. Il n'y avait pas de doutequ'à l'époque où il avait signé le document transférant la garde desgarçons à Mme Besant, Narianiah était influencé par différentesconsidérations, notamment l'avantage pour eux d'une éducationanglaise. Il n'y avait cependant aucune preuve d'une quelconqueinfluence indûment exercée sur lui par Mme Besant. L'accusation de rapports indécents dans la plainte originelle étaitun délit criminel censé avoir été commis à la fin ou vers la fin demars 1910, mais elle fut abandonnée dans la plainte modifiée et la

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date de cette circonstance fixée à la deuxième semaine d'avril 1910.Le juge ajouta : Si le plaignant a cru à l'origine qu'un crime écœurant avait étécommis contre son fils, ou même que la personne de son fils avaitété traitée de façon indécente, comme il le prétend maintenant, etcela par un homme qu'il aurait considéré comme un paria, il estdifficile de croire qu'il ne serait pas retourné en pleurant chez luiavec ses fils, en s'en plaignant à sa famille. Dans son témoignage, il dit avoir simplement réprimandé son filsaîné pour s'être mis nu. Il ne se plaignait nullement du fait allégué àSir Subramania Aiyar, Vice-Président de la Société qui représentaitMme Besant durant son absence d'Adyar, bien qu'il l'eût consulté surplusieurs affaires concernant la Société. Il avait aussi permis à sesfils de fréquenter Leadbeater pendant les mois suivants et les avaitmême laissés à sa garde pendant que lui-même et Mme Besants'étaient brièvement absentés d'Adyar. En faisant ressortir les contradictions concernant la date du faitinvoqué, les changements apportés à la plainte amendée concernantla nature et la date du fait, et la conduite incohérente du père al'époque, il était clair qu'on ne pouvait se fier à son témoignage. Ledémenti de Leadbeater fut confirmé par le caractère public de lapièce dans laquelle l'acte était censé avoir eu lieu, et la routinequotidienne dont les témoins de Mme Besant avaient parlé. Lakshman, le serviteur de Mme Besant, fut appelé comme témoinà la demande des deux parties. Le juge se référa à son témoignagedans lequel il avait dit : « Les hindous ne se baignent généralementpas nus. C'est un péché. Je ne pense pas que M. Leadbeater ait malagi. » Le juge accepta les explications de Leadbeater sur la nécessitéd'apprendre aux garçons à se baigner à la manière anglaise, sansvêtements. Le père avait consulté Sir Subramania Aiyar sur l'effetlégal de la lettre de tutelle et fut instruit que par cet acte il avaitrenoncé à ses droits paternels et n'était plus en mesure de l'abroger àvolonté. Le juge conclut que cet avis devait avoir incité le père àchercher ce qui pourrait amener la cour à réviser le contrat, et qu'ilavait donc ranimé les premières charges contre Leadbeater en 1906.Néanmoins, la propre reconnaissance par Leadbeater des idées qu'ilprofessait faisait tout de même de lui une fréquentation des plusdangereuses pour les enfants, même s'il avait promis à Mme Besantde ne pas en parler ni de les mettre en pratique. Le père avait

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certains devoirs légaux et moraux envers ses enfants : éducation,soins et instruction. Il avait sans aucun doute voulu renforcer sacause par des mensonges contre Leadbeater, mais on ne pouvait direque cela le rendait indigne d'avoir la garde de ses enfants. Ses vœuxn'ayant pas été pris en considération, il pouvait exiger la restitutiondes garçons à sa garde. Selon la juridiction de la cour, les garçons étaient sujets du Roi etEmpereur, habitant les Indes britanniques, ne résidant quetemporairement en Angleterre, où Mme Besant les avait emmenéspour leur éducation. Elle avait, de l'avis de la cour, rompul'arrangement par lequel elle était autorisée à les emmener hors del'Inde. Le juge décréta que dans ce cas, la cour avait le droit deprendre des décisions concernant la garde des enfants. Il ajouta quepour les raisons données, dans l'intérêt des garçons et pour leurprotection future, ils seraient déclarés « pupilles sous tutellejudiciaire ». Le juge ordonna donc à Mme Besant de confier lesdeux garçons à la garde de leur père le ou avant le 26 mai 1913.Pour ce qui concerne les dépenses, le procès ayant indûment traînéen longueur à cause des allégations contre Leadbeater, le juge mitNarianiah en demeure d'en assurer la responsabilité, non seulementpour lui-même, mais aussi pour Mme Besant. La décision du juge, ainsi que nous l'avions prévu, était mitigée(Leadbeater à Lady Emily le 19 avril). On nous a mis en garde quesi nous voulions obtenir un examen complet des faits, nous aurions àprendre le risque d'un jugement contraire sur des points de droit,contre lequel nous pourrions cependant par la suite faire appel ; laPrésidente abandonna donc certains points sur lesquels elle auraitpu insister. Le juge reconnut Krishnaji absolument innocent de touteimputation de crime, déclarant de façon très énergique que lesabominations alléguées avaient été forgées par son père parce qu'ilétait jaloux de moi, et que leur impossibilité était clairementprouvée. Il a cependant dit en s'étendant longuement : « Que cethomme soit un menteur ne le prive pas de son droit sur lesenfants. » (J'aurais cru qu'un tel mensonge le ferait.) C'est pourquoiil a dit qu'il était obligé de prendre la décision que les garçons luisoient rendus, mais qu'ils seraient « pupilles sous tutelle judiciaire »afin que la cour puisse exercer une surveillance sur eux. Nous nepouvons naturellement pas accepter cela, aussi avons-nous

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promptement fait appel, et nous aurons sûrement gain de cause.Mais la Présidente est si transportée de joie devant notre écrasantevictoire devant les faits, que cela place complètement au secondplan pour le moment les difficultés légales. Nous organisons unegrande fête et donnons à manger à une grande foule de genspauvres pour célébrer l'innocence de Krishnaji. Dans l'état actueldes choses, la Présidente a reçu l'ordre de présenter les garçonsvers la fin de mai – ce qui, bien sûr, dépasse son pouvoir ; mais SirSubramania Aiyar nous dit que le jugement est incohérent en lui-même, contraire à la loi, et devra inévitablement être cassé enappel. La Cour d'Appel ne touchera pas à la question des faits, ainsirien ne pourra entraver le verdict définitif que nous avons sur cepoint. Le juge, soit dit en passant, a exprimé l'opinion que mes idéessur les questions sexuelles étaient immorales et dangereuses ; j'aipensé que c'était une remarque inutile! L'Hindu suggère que leGouvernement devrait m'expulser comme personne dangereuse, cequi donnerait une fin amusante à la controverse, car je supposequ'il n'y a pas dans toute l'Inde de sujet plus loyal au Roi que moi,et que la loi visait surtout les délinquants politiques ! Toutefois, lejuge a décrété que tous les frais devraient être supportés par leplaignant, ce qui montre assez clairement son opinion personnelle. Leadbeater ajouta qu'il semblait étrange que, « après ladéclaration de Bakewell à la cour, « Ceci constitue une chargeévidente « de parjure contre le plaignant, et de parjure d'un caractèredes « plus graves et des plus infâmes », la cour ait pensé que l'intérêtdes garçons serait préservé en les restituant à la garde d'un telpère ». Bien que ces paroles de Bakewell ne figurent pas dans lerapport officiel, il a dû les prononcer, car le Standard de Madras, encritiquant le verdict, a rappelé à ses lecteurs que, de la bouchemême du juge, il avait été dit : « Ceci constitue une charge évidentede parjure... », citant exactement ce que Leadbeater avait écrit. Leadbeater était ennuyé, comme il le dit à Lady Emily le 27 mai,de ce qu'à la fois le Mail de Madras, qu'il considérait comme lemeilleur journal de cette ville, et le Times de Londres aient relatéque le juge l'avait « caractérisé », lui, d'immoral, au lieu desimplement rapporter ses opinions. Le Mail publia de belles excuses,mais il supposait que ce serait « trop de s'attendre à ce quel'infaillible Times fasse de même ». En fait, le Times publia, le 2 juin 1913, une lettre de Mme Besant

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attirant l'attention sur cette inexactitude dans la publication dujugement. « Quiconque connaît M. Leadbeater personnellement »,écrivit-elle, « sait que sa conduite est irréprochable, quelle que soitson opinion théorique. » Et cette opinion, continuait-elle, était de« vouloir protéger la femme de la ruine par un péché qui la détruitpour la vie, tandis que l'homme s'en tire à bon compte ». MmeBesant ne manquait jamais une occasion de défendre un collègue oude lutter pour les droits des femmes. _____________

1. ^ Ces documents, comprenant des lettres privées échangées entre MmeBesant et Leadbeater en 1906, et la lettre « codée » incriminée, tombèrentpar hasard entre les mains du Docteur T.M. Nair, l'un des ennemis les plusacharnés de la Théosophie, qui les publia dans un journal de Madras, Justice,dont il était le rédacteur en chef. En 1918, il devait les inclure dans un livre :L'Evolution de Mme Besant. Le Docteur Nair avait déjà publié, en 1910, unarticle malveillant ayant pour titre Psychopathie sexuelle chez un Mahatmadans un journal médical local, l' Antiseptique, attaquant Leadbeater etsuggérant qu'il avait été Onan dans une précédente incarnation.

2. ^ Mme Besant avait poursuivi en justice l'« Hindu » pour avoir publié unepartie des articles du docteur Nair concernant Leadbeater et tirés del'« Antiseptic », et aussi, plus tard, l'« Antiseptic » lui-même dont lerédacteur en chef était Nair. Elle perdit les deux procès.

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M

KRISHNAMURTILES ANNÉES DE L'ÉVEIL

« Les Messagers de l'Etoile »

me Besant demanda un sursis d'exécution en attendant quesoit entendu l'appel, ce qui était prévu pour la réouverture des

tribunaux en juillet. Ayant appris le 25 avril qu'il était accordé, ellepartit pour l'Europe, où elle avait pris un engagement de conférencesà Stockholm. Elle emmena avec elle George Arundale, qui venait dedémissionner de son poste de Directeur du Central Hindu Collègede Bénarès, afin de pouvoir être le précepteur de Krishna et de Nityajusqu'à leur entrée à Oxford. Les garçons quittèrent Ashdown Forest en avril et allèrent avecRaja habiter à Septeuil, près de Paris, où M. Charles Blech,Secrétaire général de la Société Théosophique de France, avait unemaison. Le 7 mai, Krishna écrivait de Septeuil une lettre assezblessante à Leadbeater. « Vous laissez entendre que je ne lui seraipas fidèle (à Mme Besant), et je ne pense pas qu'il vous faillecraindre cela. Je l'aime trop et je lui suis très dévoué. Je vous prie dene pas me croire ingrat envers tout ce qu'elle et vous avez fait pourmoi. Je ne crois pas que vous deviez insinuer que je ne lasoutiendrais (pas) loyalement. » Trois semaines plus tard, toujoursde Septeuil, il exprima lui-même son dévouement à Mme Besant :

Le 29 mai 1913Ma très chère Mère, Le 25 de ce mois, j'ai atteint ma majorité (selon Mme Besant, ilavait dix-huit ans). Je tiens à vous remercier de tous vos soinsaffectueux depuis le jour où vous m'avez vu pour la première foissur le quai de Madras en 1909. Je sais que les seuls remerciementsque vous souhaitez, c'est de me voir aider les autres comme vousm'avez aidé, et je m'en souviendrai toujours, maintenant que je suisen âge et libre de suivre ma volonté sans votre tutelle. Bien que je sois maintenant mon propre maître, je demeureraitoujours.

Votre fils dévoué,

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Krishna

Mme Besant était allée directement à Londres à son retourd'Inde, mais comme elle devait faire une courte visite à Paris, lesgarçons et Raja se rendirent à Calais au début de juin pour larencontrer. Elle ne les avait pas vus depuis le mois d'octobreprécédent. De retour à Londres, elle put écrire à Leadbeater, le 6juin : « Notre cher Krishna est toujours aussi délicieux, mais il abeaucoup gagné en assurance et en dignité. Il n'est plus timide et apleinement confiance en lui. Il saisit parfaitement la situationprésente et se fait sa propre opinion avec fermeté... Nitya abeaucoup grandi et s'est épanoui à tous points de vue. » Nitya avaitalors quinze ans. Le 28 juin, les garçons se rendirent à Varengeville sur la côtenormande, où M. Guillaume Mallet avait mis sa maison, « LesCommunes », à leur disposition pour l'été. Il y avait là GeorgeArundale et sa tante, Mlle Francesca Arundale, une vieille filleredoutable, avec ses cheveux serrés sur la nuque, très « rétro » àtous points de vue, ainsi que Raja et Dick Clarke. Lady Emily et sescinq enfants prirent dans le village un logement pour la durée desvacances d'été. Le Docteur Mary Rocke, l'un des témoins de MmeBesant qui vivait en Angleterre, y prit une chambre. Le nom deDocteur Rocke lui convenait parfaitement. Avec ses cheveux grisacier coupés courts, sa silhouette droite et décharnée, ses traitsagréables quoique rudes, elle inspirait une confiance absolue et étaittrès aimée dans les cercles théosophiques. Au début, les cours continuèrent le matin impitoyablement pourles garçons, mais c'était une époque relativement heureuse pour eux,car il y avait beaucoup de jeunesse. Lady Emily emmenait chaquejour Barbara et Robert aux « Communes » pour les lectures deShakespeare et, l'après-midi, on jouait au tennis et à la balle aucamp dans l'autre maison des Mallet, « les Bois de Moutiers », où dejeunes cousins des Mallet venaient les rejoindre. Krishna avaittoujours eu de l'affection pour Robert Lutyens, et maintenant, Nityaet Barbara qui avaient le même âge, devinrent de fidèles amis.Quant à Lady Emily, elle en était venue à considérer Krishna à lafois comme son fils et son maître. Il suscita toute ma tendresse maternelle (écrivit-elle), il avaitl'air si solitaire et si malheureux. Il avait alors dix-sept ans (comme

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elle le pensait encore) mais faisait très jeune pour son âge, àcertains égards et très rêveur. On ne lui permettait jamais d'êtreseul. Un jour qu'il était allé se promener seul au bord de la falaise,on envoya tout un groupe à sa recherche. George étaitdésespérément inquiet parce que les ordres donnés étaient qu'il fûttoujours accompagné de deux Initiés. Krishna pouvait se montrer très critique et réprobateur. Il dit unjour à Lady Emily que ses deux derniers enfants, Betty et Mary,âgés de sept et cinq ans, avaient de très mauvaises manières quidevaient être corrigées. Lady Emily rayonna de bonheur quand elle fut mise à l'épreuvepar Maître Kuthumi, la nuit du 11 août. Cette étape fut franchieentièrement sous l'autorité de Krishna. Ce qui fut confirmé par uncâble de Leadbeater, mais seulement après que Krishna eût« rapporté » exactement ce qui s'était passé. Jusqu'à maintenant, notre séjour ici a été fructueux (écrivit-il àLeadbeater le 21 août). Lady Emily a été mise à l'épreuve et j'espèresincèrement que Barbie et Robert le seront aussi bientôt. J'ail'intention de les mettre à l'épreuve avant de partir d'ici et j'aicomme le pressentiment qu'ils le seront. Je ferai de mon mieux...J'aime vraiment Lady Emily. Elle est très gentille. Elle m'est trèsdévouée et pense que je suis son maître. Les espoirs de Krishna se réalisèrent : Barbie et Robert furentmis à l'épreuve le 18 septembre. Mais la plupart des lettres que Krishna écrivit de Varengeville àLeadbeater (il lui écrivait chaque semaine ainsi qu'à Mme Besant)concernaient la réorganisation du Herald. Mme Besant et Leadbeateravaient décidé qu'à partir du début 1914 ils en feraient une revuemensuelle plus importante, imprimée en Angleterre. Le nombre totaldes membres de l'Ordre de l'Étoile d'Orient, dans le monde, étaitmaintenant d'environ 15.000, dont 2.000 en Angleterre – pasuniquement des théosophes – et on sentait le besoin d'une revue deportée plus internationale. Ce serait cependant une entreprisecoûteuse, car les frais d'impression étaient en Angleterre beaucoupplus élevés qu'en Inde. Un appel fut lancé et, comme d'habitude, depetites donations arrivèrent de partout ; mais la plus grandecontribution provint de Mlle Dodge, toujours aussi généreuse – 200livres par an pour les cinq années à venir. Ni la SociétéThéosophique ni l'Ordre de l'Étoile d'Orient ne semblèrent avoir

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jamais rencontré d'obstacles à la réalisation de leurs projets parmanque de fonds, et la revue parut en temps voulu, sous sa formeaugmentée, le 1er janvier 1914. Ce qui n'était au début qu'unopuscule, consistait maintenant en soixante-quatre pages de papierglacé dont vingt-quatre pages hors texte d'illustrations, quelques-unes étant en couleur. Bien que George Arundale fît la plus grandepartie du travail, Krishna était le rédacteur en chef nominal, son nométait largement étalé sur la couverture. En fait, pendant quelquesmois, Krishna écrivit les éditoriaux sous le titre « A la lumière del'Étoile ». Les lettres que Krishna écrivit de Varengeville au sujet dunouveau Herald étaient brèves et d'ordre pratique. Lady Emilydécrivit ce que fut probablement l'atmosphère réelle entourantl'entreprise : George réussit à nous mettre tous dans un état de fébrilité.Krishna devait être le rédacteur en chef nominal, et George lerédacteur en chef suppléant. On devait imprimer le Herald à l'encrebleue, avec une couverture bleue et une étoile d'argent, et y passeren revue tous les événements mondiaux à la lumière de l'avènementdu Seigneur... George et le Docteur Rocke projetaient égalementd'ouvrir une boutique de l'étoile, et George avait plein de projetspour la fabrication des objets à vendre: livres d'anniversaired'Alcyone, calendriers, papier buvard bleu, albums de timbres enpapier bleu avec des étoiles d'argent [1] Toutes les étudeshabituelles furent abandonnées. Shakespeare fut relégué aux rayonsdes étagères. Nous passions nos journées dans une activitétrépidante, penchés sur du papier bleu et argent. Jinarajadasa étaitau désespoir et essayait en vain de nous ramener dans uneatmosphère plus calme et plus studieuse. George qui, selon Lady Emily, était clairvoyant, « transmit » unmessage du Seigneur Maitreya lui-même concernant la nouvellerevue. Il désirait que George « n'assumât d'autre activité ouresponsabilité que celle de l'éducation de mes enfants (Krishna etNitya) et la publication de mon Herald ». A cette époque, ils attendaient tous avec anxiété le résultat del'appel qui allait être entendu à Madras par le juge Oldfield. Larévision de la première affaire demandait plusieurs mois, et legroupe de Varengeville était sans doute heureux d'avoir quelquechose d'aussi palpitant que le nouvel Herald pour l'occuper durant

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cette période d'incertitude. Ils revinrent à Londres fin septembre. Désormais, Krishnadevenait « toute la vie » de Lady Emily. Son mari, sa maison, sesenfants, « s'estompaient dans l'arrière-plan ». Ce dévouementintense et exclusif allait causer des problèmes à Krishna aussi bienqu'à elle-même. En octobre, Krishna, de Drayton Gardens où il séjournait,informa Mme Besant et Leadbeater que Mlle Dodge mettait unevoiture à sa disposition et lui donnait 500 livres par an à vie et 300livres à Nitya durant le temps de ses études à Oxford. Elle accordaitaussi des revenus à Mme Besant, donnait à Lady Emily, qui étaitloin d'être riche, 100 livres par an qui lui permettraient de voyagerpour ses activités à l'Étoile et aidait nombre d'autres personnes dumouvement de l'Étoile. Krishna écrivit que Mlle Dodge était « unefemme merveilleuse » et d'« une bonté extraordinaire » à leur égard.Il relate aussi dans cette lettre du 10 octobre que, selon le docteur,George était au bord de la dépression nerveuse. Il y avait eu desfrictions entre George et Raja, et entre George et Lady Emily, àcause de la jalousie grandissante qu'il éprouvait à l'endroit de celle-ci, et cela semble avoir affecté son système nerveux. Krishna étaitbien malheureux en leur compagnie. Mlle Dodge lui avait aussi offert une maison en haut deHampstead Heath. C'était le propre vœu de Krishna d'y vivre, enraison du jardin ; l'air y serait bon, et cela conviendrait commenouveau bureau du Herald, 19 Tavistock Square. En outre, il voulaithabiter à Londres, avait-il dit à Mme Besant, parce que Lady Emilyy résidait. Mais cela ne se réalisa pas, et après quelques jours passésdans un cottage près de Crowborough dans le Sussex – où Krishnacommença à apprendre à jouer au golf – et une réunion de ceux quiœuvraient pour l'Étoile à Londres, qu'il dirigea lui-même avecsuccès parce que George était souffrant, Raja et George emmenèrentles garçons à la villa Cevasco, près de Gênes, pour y habiter avec lafamille Kitby. C'est là que, le 31 octobre, ils reçurent un télégrammeangoissant de Mme Besant à Adyar, transmis de Londres par MlleBright : « Appel rejeté. Garçons doivent voir Pôle à Londres sansfaute. » Pôle était le commandant David Graham Pôle, avocat etthéosophe écossais, plus tard membre du Parlement, que MmeBesant avait emmené avec elle en Inde pour l'assister au sujet del'appel. Non seulement la décision de la Haute cour avait été

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maintenue par la Cour d'appel, mais l'ordonnance concernant lesfrais avait été inversée. Mme Besant décida immédiatementd'introduire un recours devant le Conseil Privé d'Angleterre. Lelendemain, Krishna écrivit de la villa Cevasco à Mme Besant : Ma bien-aimée Mère, je suis très ennuyé que le jugement ait étérendu contre nous... Je crains que vous n'en soyez très fatiguée et jesouhaiterais être avec vous pour vous aimer. Vous savez que je vousaime beaucoup et vous suis très attaché. Les mots ne peuvent pasexprimer mon dévouement envers votre chère personne. George aécrit à C.W.L. (Leadbeater) pour expliquer toutes nos difficultés. Jesuis tout à fait d'accord avec ce que George dit. C.W.L. vousmontrera la lettre. Je vais lui écrire moi-même et il vous montrerama lettre. Cette lettre de Krishna à Leadbeater en date du 31 octobre 1913est très importante, parce qu'y apparaît soudain une marqued'autorité totalement nouvelle, une conscience de son propre pouvoirsur les gens. On se demande si les revenus qu'il recevait de MlleDodge ne lui avaient pas donné plus d'assurance et un sentimentd'indépendance. Mon cher Frère (c'est ainsi que les élèves deLeadbeater s'adressaient ordinairement à lui). Vous allez recevoir deux lettres – l'une de Raja, et l'autre deGeorge que je vous joins. Je les ai lues toutes les deux et voudraisexprimer mon propre point de vue. Je crois qu'il est temps à présentque je prenne en main mes propres affaires. Je crois pouvoir mettrebien mieux à exécution les instructions du Maître si on ne me lesimpose pas et ne les rend pas désagréables comme c'est le casdepuis quelques années. Si je me sens responsable, je ferai de monmieux car j'ai maintenant à peu près dix-huit ans et pense qu'avecdes conseils, je pourrai me débrouiller. Bien sûr, je ferai deserreurs, mais je connais dans l'ensemble la nature de mon devoir.On ne m'a pas donné la possibilité d'apprécier mes responsabilitéset on m'a traîné partout comme un bébé. Je n'en ai pas parléjusqu'ici parce que je ne voulais pas que Mme Besant se fasse dusouci, mais je pense que vous connaissez maintenant tous les deuxtoute la situation. Voici ce que je propose : Si l'affaire (le procès) le permet,j'aimerais avoir une maison sur la côte du Devonshire. Je pensequ'il vaudrait mieux laisser Mlle Arundale (la tante de George)

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s'occuper des questions domestiques, on m'a donné assez d'argentpour faire face à tous les frais. Ce qui est le plus important ensuite,ce sont les études. Le sanskrit sera la difficulté car je ne pense paspouvoir étudier cela avec Raja. Des dispositions pourraientfacilement être prises pour toutes les autres matières, et si Georgepouvait se décharger de tout sauf des questions les plus importantestouchant le Herald, il pourrait probablement faire le nécessaire enmathématiques, etc. Les études ont été beaucoup négligées cesderniers temps et il nous faut maintenant y accorder beaucoupd'attention. Pour vous dire la vérité, je pense que tout irait bien siRaja était relevé de ses fonctions. Je crois pouvoir diriger et guiderGeorge et les autres. Une partie des difficultés de George, comme ilvous l'a expliqué dans sa lettre, vient de ce qu'il ne m'a pas étépossible de m'occuper de lui comme je l'aurais souhaité et il prendtrès mal l'attitude de Raja envers moi. Le résultat c'est que j'aitraversé une période très difficile, et la seule façon, me semble-t-il,de faire aller les choses doucement, c'est que je les prenne encharge. Je souhaite qu'on puisse organiser cela le plus tôt possible.Si nous ne pouvons vivre en Angleterre, ces mêmes dispositionsvaudront ailleurs. Je sais que tout a été fait pour le mieux mais celan'a pas marché. Cette lettre est tout autant pour Mme Besant que pour vous. Jevous l'envoie pour que vous puissiez la lui montrer et en discuter àun moment favorable... Je suis très peiné pour Mme Besant, qui a tant fait, que cela aitabouti extérieurement à un échec. Je suppose que Pôle (lecommandant Graham Pôle) nous dira ce qu'elle souhaite, mais jesuis déterminé à bien faire comprendre que je sais ce que je suis, etque rien ne me persuadera, pas même Nitya d'ailleurs, à retournerauprès de mon père. George est toujours mon premier élève et le premier dans monaffection, mais il n'a pas bien compris mes relations avec LadyEmily. Cela tient sans doute beaucoup au fait qu'il a eu trop à faireet n'a pu voir les choses clairement. Je les aime vraiment beaucouptous les deux et aucune de ces choses stupides n'altérera messentiments. Je sens que Lady Emily est ma mère et mon élève, et queGeorge est mon fils et mon élève. Maintenant qu'il a du temps libre,il commence à comprendre. Il n'y a pas grand-chose de nouveau. J'espère que vous

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réfléchirez attentivement tous les deux à ce que j'écris là.Avec beaucoup d'amour,

Krishna

Ils revinrent à Londres le 14 novembre après un voyage à Rome,Florence, Venise et Milan. Le soir de leur retour, ils allèrent chezGraham Pôle comme ils en avaient été priés. Ils demeurèrent àLondres à l'hôtel Gwalia, dans Great Russel Street, près de LadyEmily à Bloomsbury Square. Il n'y avait guère de soir où elle nedînât chez eux, ou réciproquement. La liberté de voir Lady Emily àsa guise sans que leurs rencontres soient immédiatement rapportéesà Mme Besant par les Bright, dut remplir Krishna de joie. Il trouvaitun total délassement dans la chambre d'enfants des Lutyens (il étaittoujours fort à l'aise avec les enfants) où les petits le considéraient,lui et Nitya, comme des frères de loin plus gentils que leur proprefrère Robert qui les taquinait cruellement. Francis Smith, l'avocat personnel de Lady Emily, avait étéengagé par Mme Besant, qui se trouvait encore à Madras pourrecueillir les déclarations de Raja et des garçons quant à uneéventuelle inconduite entre eux et Leadbeater. Lady Emily necroyait pas que Krishna ait compris quoi que ce soit à la nature desquestions. Il y a de fortes chances que Narianiah en intentant le procès, aitété le jouet d'ennemis politiques de Mme Besant, car le 21 novembreLeadbeater écrivait à Lady Emily : « Ce vieux gredin de plaignant afait des démarches auprès de la Présidente pour un compromis, luidemandant de garder l'aîné et de l'éduquer aussi en Angleterre –proposition plutôt comique quand on pense qu'il a pendant tout cetemps-là prétendu avec tant de vigueur que les autres garçons ontété démolis par elle. » Le 1er décembre Mme Besant déposa à Madras, sa demande depourvoi devant le Comité Judiciaire du Conseil privé à Londres. Sademande fut acceptée. Il pourrait s'écouler des mois avant quel'appel fût entendu, mais elle espérait qu'en attendant, un sursisd'exécution pourrait être accordé par le Conseil Privé en janvier. _____________

1. ^ Une librairie de l'Étoile fut ouverte plus tard à Londres, 290, Regent Street,près de Langham Place, où tous ces articles étaient en vente.

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L

KRISHNAMURTILES ANNÉES DE L'ÉVEIL

'Doutes et difficultés'

a lettre de Krishna du 31 octobre 1913 à Leadbeater eut pourrésultat le rappel de Raja en Inde, mais la lettre en elle-même

ne fut évidemment pas très appréciée, car Krishna écrivit le 12décembre à Mme Besant. Je crois qu'il y a un malentendu au sujetde la lettre que j'ai écrite à C.W.L. Je ne pense pas être ingrat denature et je sais combien vous avez tous fait pour moi. Je sais aussicombien je me sens mieux et plus heureux par rapport à il y aquatre ans. Je ne voulais pas être ingrat envers C.W.L. Je voulaissimplement dire que Raja et moi ne nous entendons pas bien, mais,s'il vous plaît, ne pensez pas que je sois ingrat pour autant enverslui. Par-dessus tout, chère Mère, pour l'amour de Dieu, ne pensezpas un seul instant que je sois ingrat envers vous. Vous avez été sibonne et bienveillante pour moi et vous avez tellement peiné pourmoi. Maintenant il semble que je sois ingrat à votre égard. Cela nepourra jamais être. Je peux être mauvais à bien des égards, maisjamais ingrat envers vous. Je souhaite vous voir afin de pouvoir toutvous expliquer. Raja vous expliquera toutes nos difficultés. Il a par écrit avec luice que nous croyons vouloir. C'est naturellement pour vous lesoumettre. Bien sûr, je ne suis pas ce que je devrais être. D'unemanière ou d'une autre nous avons tous ici des difficultés. Je fais demon mieux. Je pense que Raja est plutôt heureux d'être relevé deses fonctions et de retourner en Inde. Il a eu beaucoup de difficultésavec nous et j'espère qu'il sera bien mieux à Adyar. Ma très chère Mère, même si je vous parais ingrat, je vous aimebeaucoup. C'est vers cette époque que les avocats, craignant une nouvelletentative d'enlèvement des garçons demandèrent à George de lesemmener dans un endroit si secret que même Mme Besant n'en eutpas connaissance au début. On ne confia leur adresse qu'à BasilHodgson-Smith pour qu'il leur fasse suivre le courrier. On ne

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connaît pas la date exacte de leur départ, mais le 16 janvier 1914 ilsse trouvaient certainement de nouveau à Taormine en Sicile, car cejour-là Krishna écrivit à Mme Besant : « Vous savez maintenant oùnous sommes. Je ne serais jamais parti ainsi de mon propre chef... Al'heure qu'il est, Raja vous aura probablement expliqué pourquoinous nous cachions. » Il ajouta que les avocats voulaient qu'ilssoient à Londres le 27 janvier, quand la demande de sursisd'exécution serait entendue. » Lady Emily était désolée à l'idée d'êtreséparée de Krishna. Aussi, juste avant leur départ, George la mit aucourant de leur cachette, sans doute sur l'insistance de Krishna, etl'invita à venir avec eux à condition de ne dire à personne de safamille où elle allait. Cela suscita beaucoup d'amertume chezBarbara et Robert. Comme son mari se trouvait en Inde où il avaitété nommé architecte de New Delhi en 1912, il ne fut pas nécessairede l'informer de son voyage secret. A Taormine le groupe se composait de Krishna, Nitya, George,le Docteur Mary Rocke, Mlle Arundale et Lady Emily. Ilsoccupaient de nouveau tout l'étage supérieur de l'hôtel Naumachia.Lady Emily rapporta qu'un soir, alors qu'ils s'y trouvaient avecKrishna qui contemplaient une image de Bouddha dans Mythes desHindous et des Bouddhistes, il leva brusquement les yeux et dit :« Le Seigneur Bouddha est ici. » Son visage se transformacomplètement ; il se précipita hors de la chambre. Il revint bientôt etleur dit avoir vu le Seigneur Bouddha debout à côté de lui. Ils étaient tous très agités, car ils s'attendaient à de grandsévénements dans la nuit du 10 janvier, le 11 étant l'anniversaire de lapremière Initiation de Krishna. Le 10 au soir, comme ils se mettaientà table, Krishna dit d'un air décidé : « Il se produira quelque chosecette nuit, j'en suis sûr. Je me sens si agité. » Ils s'attendaient tous àfaire un pas de plus sur le Sentier. Cependant, le lendemain matinaucun d'entre eux ne se rappelait grand-chose, et Krishna câbla àLeadbeater : « Souvenirs nuit dernière vagues. Télégraphierévénement. » La réponse fut profondément décevante : quatrepersonnes avaient été acceptées, et huit mises à l'épreuve, toutesmembres de l'Étoile en Inde. Selon Lady Emily, George, elle etKrishna « connurent un gros accès de découragement ». La lettre deKrishna à Leadbeater où il montrait pour la première fois un certainesprit d'indépendance, aurait-elle été la cause de ce que le groupe deTaormine n'ait pu avancer sur le sentier occulte ? Cela semble fort

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probable puisque la lettre a manifestement beaucoup froissé. Ils quittèrent Taormine le 23 janvier pour retourner à Londresassister à l'audience du Conseil Privé du 27. Elle eut lieu dans laChambre du Conseil Privé à Dowing Street sous la présidence duLord Chancelier, Lord Haldame, ami de Mme Besant. Elle ne vintpas à l'audience, mais les deux garçons étaient présents. Nitya futétonné, comme il l'écrivit à Leadbeater le 30 janvier, « de voir lesjuges suprêmes du pays, l'un des plus grands pouvoirs en Angleterre,prendre les choses de façon désinvolte, facilement et sans la moindreraideur ». Les garçons, qui avaient été ajoutés comme intervenantspar l'Ordre du Conseil, étaient représentés par le Procureur général(Robert Munro) ; deux conseillers du Roi plaidaient pour MmeBesant, tandis que Narianiah était représenté par M. KenworthyBrown. Le Procureur général, en réponse à une question du GrandChancelier, déclara qu'il s'était personnellement enquis des désirsdes garçons. « Ils souhaitent ardemment rester dans ce pays, et illeur répugne extrêmement de retourner en Inde. » Le sursisd'exécution fut accordé. Le Grand Chancelier dit que, selon lui,Messieurs les Juges allaient sans doute avancer l'audition de l'appel ;il serait donc absurde d'envoyer les garçons en Inde pour lesramener aussitôt après, mais il leur enjoignit de rester en Angleterreen attendant l'audience, qui, croyait-on, aurait probablement lieu enmai. Lady Emily allait bientôt connaître le revers de la joie qu'elleavait éprouvée d'avoir été avec Krishna à Taormine : par ladésapprobation de Mme Besant et de Leadbeater. Mme Besant luiadressa une lettre sévère, la blâmant d'avoir quitté ses enfants, quiétaient sous sa responsabilité, pour partir avec Krishna, qui ne l'étaitpas. George, bien qu'ayant nettement perçu que Lady Emily l'avaitsupplanté dans l'affection de Krishna, n'en sembla pas moins s'êtreinquiété sincèrement de l'effet émotionnel sur Krishna de l'amour decette femme. Krishna l'aimait certainement et voulait êtreconstamment avec elle ; mais elle-même se rendait compte queKrishna l'aimait seulement comme une mère. Sa mère étant morte alors qu'il était très jeune, il avait toujoursgrande envie de se retrouver dans ses bras (écrivit-elle). Il avait vuun jour dans le Daily Mirror l'image d'un petit garçon assis sur unbanc dans le parc, rêvant qu'il était sur les genoux de sa mère. Ildécoupa cette image et me dit qu'il se sentait être ce petit garçon...

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J'aspirais à compenser cette perte. Elle croyait que Krishna avait perdu sa mère quand il avaitenviron quatre ans, alors qu'en fait, c'était à dix ans. George était, lui aussi, très abattu à cette époque par une lettre deLeadbeater, venant d'Adyar, lui décrivant une nouvelle« découverte », un garçon de treize ans appelé Rajagopalacharya(fils de V.K. Deskacharya), brahmane Ayyangar du sud de l'Inde quidevait plus tard jouer un rôle prépondérant dans la vie de Krishna.C'était l'un des Indiens mis à l'épreuve le 11 janvier ; on luiattribuait un passé merveilleux – saint Bernard de Clairveaux danssa dernière vie – et un futur plus merveilleux encore : il allaitdevenir un Bouddha, succédant probablement à Krishna surMercure. Il est donc naturel que George fût très bouleversé par cettesituation élevée qui lui avait été déjà promise. Après quelques semaines à Drayton Gardens à la suite du sursisd'exécution, les garçons furent, sur les instructions du Maître,déplacés à Shanklin, station balnéaire de l'île de Wight. George étaitavec eux, de même que A.E. Wodehouse, envoyé de Bénarès pourremplacer Raja comme second précepteur. Mlle Arundale s'occupade la maison aux Leasowes, Victoria Avenue. Krishna écrivit àMme Besant qu'il étudiait la composition anglaise, la littérature,l'histoire, les mathématiques et les sciences. Nitya faisait de même,le latin en plus. Ils avaient l'intention de rester deux mois à Shanklinet de travailler avec acharnement. Lady Emily, qui remplaçait temporairement George à lapublication du Herald, trouva souvent des prétextes pour aller àShanklin le consulter sur des questions de rédaction, mais, à enjuger par son journal, aucune de ces questions ne fut discutée : ellepassait son temps à se promener avec Krishna sur la plage ou dansles bois. « A cette époque il ne s'intéressait vraiment qu'à la poésie.Il aimait surtout Shelley et Keats et murmurait constamment le vers :Je suis presque amoureux de la mort paisible. » Un jour, dans lesbois de Shanklin, il demanda à Lady Emily : « Voyez-vous cettepetite fée ? », et il lui décrivit une belle petite créature sautillant de-ci de-la. Il semblait surpris qu'elle ne pût aussi la voir. Mme Besant arriva en Angleterre le 1er mai pour l'auditiond'appel trois jours plus tard (Narianiah n'était pas venu). Les garçonsallèrent à sa rencontre à Douvres. Au début, elle avait aimé cecombat, mais l'affaire traînait depuis plus de dix-huit mois et elle

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était exténuée. Lady Emily vint la voir le lendemain à DraytonGardens et lui dit qu'elle aimait Krishna comme un fils et comme unmaître. Mme Besant répliqua qu'elle trouvait ces relations trèscurieuses, mais elle n'y voyait pas d'objection tant que Lady Emilyse montrait discrète et ne créait pas d'ennuis au garçon. Krishnapénétra alors dans la pièce et s'agenouilla devant Mme Besant tandisqu'elle leur donnait sa bénédiction. Le 5 mai, après deux journées de débat, Mme Besant gagna sonprocès. Les deux garçons n'étaient pas présents à la Chambre duConseil. Le jugement définitif ne fut rendu que le 25 mai. L'appelfut agréé principalement car on n'avait pas consulté les garçons surleur volonté et ils n'étaient pas représentés à la cour. SelonMessieurs les Juges, le procès à la Haute Cour de Madras avait ététotalement mal compris. Les garçons ne voulaient pas retourner enInde et l'ordonnance de la cour de Madras ne pouvait être exécutéesans leur consentement. Si Mme Besant avait obéi à l'ordonnance dela cour de Madras en ramenant les garçons en Inde contre leurvolonté, elle se serait immédiatement exposée à des poursuitesjudiciaires en Angleterre pour habeas corpus. Aucune cour nedevrait rendre d'ordonnance pouvant conduire à de tellesconséquences. Le procès fut donc rejeté, le défendeur (le père)condamné aux dépens, mais sans préjudice pour lui de toutedemande qu'il jugerait bon de présenter à la Haute Courd'Angleterre, laquelle prendrait en considération les intérêts desgarçons et s'assurerait de leurs vœux. Mais Narianiah savait bienqu'il était battu et s'en tint là. Mme Besant fut si heureuse de sa victoire qu'elle décida de nepas réclamer les présentes dépenses, ni celles qu'elle avait payéespour les deux parties sur ordre de la Cour d'Appel de Madras. Al'annonce de la bonne nouvelle, Krishna alla à Hatton Garden luiacheter une broche de perle, geste affectueux de reconnaissancepour tout ce qu'elle avait fait et souffert pour lui. Le 13 mai, il partitseul avec elle pour Paris, où ils restèrent trois jours. Pendant son séjour à Londres, Mme Besant donna cinqconférences au Queen's Hall. La salle était bondée commed'habitude. Avant de retourner en Inde, fin juin, elle dutsérieusement parler à Krishna de la nécessité qu'il y avait àbeaucoup travailler pour entrer à Oxford, de ses relations avec LadyEmily, et de l'importance de rendre George heureux, car le

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lendemain de son départ, ce fut l'âme contrite qu'il se rendit à Bude,station balnéaire au nord de la Cornouaille, avec Nitya, George,Dick Clarke et Mlle Arundale (Wodehouse demeura à Londres pouraider Lady Emily à la publication du Herald). Ils avaient loué lepresbytère, et un nouveau programme d'étude fut établi pour eux.Pour se distraire, ils apprenaient à jouer au golf l'après-midi avec unexcellent joueur professionnel ; mais ce qui était beaucoup pluspassionnant, pour Krishna, est qu'on lui avait permis de s'acheterune motocyclette, une Williamson, à Londres, pour la prendre aveclui à Bude. Chaque semaine, il écrivit de courtes lettresrespectueuses à Mme Besant, disant qu'il progressait bienrégulièrement dans ses études et qu'il faisait de son mieux pourrendre George heureux. En plus des 500 livres annuelles de MlleDodge, Mme Besant lui envoyait désormais 125 livres par mois pourses dépenses. Le 16 juillet, Shiva Rao, alors âgé de vingt-trois ans, arriva àBude. Mme Besant l'avait envoyé d'Inde pour apprendre le sanskritaux garçons. Shiva Rao avait rencontré Krishna et Nitya pour lapremière fois à Bénarès en 1910 et fit plus ample connaissance aveceux lors de sa venue à Adyar quand il aida Leadbeater à compilerLes vies d'Alcyone. Lorsque la guerre éclata (ce que les Maîtres n'avaientapparemment pas du tout prévu, quoique Mme Besant l'expliquâtcomme la grande convulsion entre les nations précédant toujoursl'avènement de l'Instructeur du Monde), il n'y eut d'abord aucunchangement dans le mode de vie à Bude. « Les Allemands ne sontpas aussi mauvais que le disent les journaux », écrivit Krishna àMme Besant dans une lettre du 3 septembre, « et j'éprouve unegrande sympathie pour eux. Ils sont très braves. Je me demande si jedois m'engager dans la guerre et voudrais savoir ce que vous enpensez. » Mme Besant pensa que c'était une très mauvaise idée, nonpas tant parce qu'il risquait de tuer quelqu'un, mais parce qu'il auraitle corps souillé en mangeant de la viande. Que Krishna ait caché à Mme Besant que Lady Emily et ses cinqenfants avaient loué en septembre une maison à Bude, près dupresbytère, où elle passait la plupart de son temps avec lui est sansdoute révélateur. Sa proximité suscita les ennuis habituels, aggravésmaintenant par le fait que George était tombé amoureux de Barbie,

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ce qui rendait Nitya très malheureux car il l'aimait lui aussi. Krishnaétait également malheureux. Il croyait certainement à l'idée des Maîtres (c'est ainsi que LadyEmily parlait de lui à cette époque) et « transmettait » fréquemmentdes entrevues avec le Seigneur (Maitreya). Il acceptait sa situationmais n'en tirait jamais aucune satisfaction personnelle. Il ne voulaitjamais rien pour lui-même – ni argent, ni pouvoir, ni situation.George l'exhortait toujours à se remémorer ce qui s'était passé surles autres plans. « Je t'en prie, transmets », disait-il toujours, maisKrishna restait impassible et ne « transmettait » que lorsqu'il serappelait vraiment quelque chose. Il était, croyait-elle, désespérément malheureux. Il détestait lapublicité et aspirait à une vie normale. Il lui disait souvent :« Pourquoi m'ont-ils choisi ? » Les seuls vrais plaisirs qu'il trouvaità Bude étaient le golf et sa motocyclette. Rien ne le divertissaitdavantage que de faire briller la bécane et de rafistoler la machine.Selon Dick Clarke, c'était un mécanicien de premier ordre. Mais ilconduisait de façon plutôt fantasque, et quand il emmenait LadyEmily en promenade dans le side-car, elle devait se cramponner à lapensée qu'il bénéficiait de la protection divine. Nitya partit à l'automne étudier avec un précepteur à Oxford,tandis que Krishna restait à Bude, privé même des visites de LadyEmily, car lorsqu'elle retourna à Londres à la fin de l'été, ils s'étaientmis d'accord pour qu'elle ne revint pas pendant quelque temps afinqu'elle gagnât en indépendance. Ce ne fut qu'en janvier de l'annéesuivante, 1915, qu'elle eut la grande joie d'être appelée par George àBude pour apporter à Krishna un chien, « un sibérien blanc », et elles'arrangea pour que sa visite durât une semaine. Cependant, quecette visite ne fût pas une réussite sera ensuite mis à jour par unelettre de George lui disant qu'elle empêchait « l'œuvre du Maître enfaisant ressortir la nature inférieure de Krishna aux dépens de sanature supérieure » et qu'elle n'avait qu'une faible idée du vraiKrishna. George dut faire part à Mme Besant de son inquiétudeconcernant Krishna et Lady Emily, sans révéler la part de sa proprejalousie dans l'évaluation de leurs relations, car Krishna reçut enfévrier une lettre de Mme Besant dans laquelle elle disait : « Tonbonheur est dans l'œuvre et tu seras toujours inquiet et malheureuxsi tu t'en détournes. Rien d'autre n'est durable, tu t'en rendras

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compte. Un homme appelé au plus haut service meurt à « la vieinférieure », et s'il a le courage de l'abandonner, il trouvera unbonheur splendide et immuable. » Ce passage impressionna Krishna,suffisamment pour qu'il le recopiât et l'envoyât à Lady Emily, qui lerecopia elle aussi dans son journal le 6 février. Mme Besant était à cette époque presque exclusivement absorbéepar la politique, car elle avait reçu de son Maître, juste avant ledéclenchement de la guerre, les instructions de se joindre à la luttepour l'autonomie de l'Inde. Cette tâche immense, qui englobait lapublication d'un quotidien dont elle avait pris la suite, le New India(l'ancien Standard de Madras), devait absorber de plus en plus sonénergie. Si elle eût été moins accaparée par la politique, elle auraitmieux senti la solitude et l'ennui de son protégé indien, isolé enAngleterre dans un sombre presbytère au bord de la mer, en hiver eten temps de guerre, sans aucune jeunesse autour de lui, Nitya parti,avec comme seule influence féminine dans la maison, depuis queGeorge avait réussi à bannir Lady Emily, Mlle Arundale et son airguindé. Leadbeater se trouvait lui aussi absorbé par de nouveauxobjectifs. Étant un impérialiste britannique convaincu, il n'éprouvaitaucune sympathie pour les activités politiques de Mme Besant ;aussi ne fut-elle que trop heureuse de le voir partir en 1914 pour unetournée de conférences en Birmanie, à Java, en Australie et enNouvelle-Zélande. Cette tournée eut tant de succès qu'elle lui donnaavec joie la permission de se fixer définitivement en Australie où,croyait-il, la nouvelle sous-race allait se développer, prête à servirl'Instructeur du Monde à son avènement. Leadbeater alla mêmejusqu'à dire que c'était une grande bénédiction que d'être tué à laguerre, car cela servait le plan de la hiérarchie occulte : de vieuxegos d'Occident ne tarderaient pas à renaître ainsi dans les famillesthéosophiques avec des corps de la nouvelle race. Au début de 1915,il vivait à Sydney et avait rassemblé autour de lui un groupe dejeunes gens qu'il considérait prêts à recevoir une éducation spéciale.Il ne pouvait rien faire d'autre à ce moment-là pour Krishna. Lesplans pour l'avenir immédiat du « véhicule » avaient étésoigneusement établis, et maintenant le seul devoir du garçon étaitde travailler avec acharnement pour entrer à Oxford dès quepossible. Leadbeater concentrait son attention sur ses nouveauxélèves et avait même cessé d'écrire à Krishna.

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Bien que Leadbeater et Mme Besant aient semblétemporairement accorder moins d'intérêt au « véhicule », cela ne lesempêcha pas de continuer d'annoncer, de mois en mois, dans lesdifférentes publications théosophiques et dans le langage des plusfleuris, l'avènement de l'Instructeur du Monde. Rarement sans avertirles lecteurs du danger qu ils couraient de ne pas reconnaître leSeigneur lors de son avènement, ou de le rejeter comme il avait étérejeté en Galilée, car il allait certainement dire des chosesinacceptables aux esprits fermés et aux cœurs emplis de préjugés. Le « véhicule », cependant, se sentait à présent obligé decommuniquer de nouveau avec Leadbeater après un long silence depart et d'autre. La remontrance de Mme Besant sur « le service leplus élevé » avait dû lui peser, de même que la détresse souventréitérée de Lady Emily à ne pas être encore acceptée par le Maître ;de plus, la veille du soixante-huitième anniversaire de Leadbeater, le17 février 1915, tandis que Lady Emily passait le week-end à Budeavec Barbie et Robert, Shiva Rao leur avait parlé des premiers joursà Adyar et avait évidemment expliqué à Krishna certaines attitudesde Leadbeater de l'époque et qui avaient pu lui paraître dures. Celaincita Krishna à envoyer un télégramme de vœux, signé par legroupe, et à lui écrire une lettre révélant de manière fascinante, nonseulement ses propres difficultés actuelles, mais aussi le désaccordqui existait entre lui et Leadbeater tout au début et dont il n'existenulle autre mention, Krishna se souvenant peu lui-même de cesannées.

Bude, le 18 février 1915Il y a bien longtemps que je ne vous ai écrit et j'en suis désolé. Jecrains de ne pas être doué pour les études et de ne pas avoir la têtefaite pour elles. C'est pourquoi j'avance plutôt lentement. Je suis iciavec Mlle Arundale, George, Dick et Shiva Rao. Elle s'occupe desaffaires de la maison. Shiva Rao m'enseigne les mathématiques et lesanskrit, George m'apprend l'anglais. Vous savez ainsi ce que nousfaisons. Je veux tout vous raconter, mais je ne sais par où commencertant il y a à dire. Il s'est passé beaucoup de choses depuis que jevous ai vu pour la dernière fois à Gênes, je veux dire sur le planphysique. Tout d'abord, je veux savoir comment vous vous portez et tout ce

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qui vous concerne personnellement. Vous ne m'avez pas écrit depuistrès longtemps et je pense que vous êtes trop occupé! Quand j'étaisauprès de vous, je n'appréciais pas ce que vous faisiez, mais àprésent c'est tout différent. Pour moi, vous êtes toujours le mêmevieux C.W.L et je vous aime beaucoup. J'étais fou et idiot de ne pasvoir cela ni de vous aimer quand j'étais auprès de vous. Je vous suiségalement très dévoué. Bien sûr, je sais aujourd'hui que vous avezfait ce qui était bon pour moi, mais je ne le voyais pas. Je veuxoublier tout cela et tourner complètement la page. Vous avez été lepremier à me remarquer et je vous en suis reconnaissant ; vousm'avez conduit vers de grandes choses et je vous dois tout cela, moncher C.W.L. Il m'est difficile de vous écrire ce que je ressens maisvous comprendrez ce que je veux dire. Quand j'étais avec vous, jevous ai blessé de maintes façons, je m'en rends compte maintenant,et je le regrette beaucoup. Oublions le passé, excepté les instantsheureux, j'espère que je vous rendrai à nouveau heureux. Je medemande si vous comprenez tout ce que je veux dire ? Je veux êtredigne de vous et faire briller votre nom comme une lumière pourtout le monde. Je veux que tout le monde sache ce que vous êtes enréalité. Nous avons parlé de vous et j'ai le sentiment de m'être conduitcomme une brute envers vous, mais je ne vous comprenais pas alorscomme maintenant. De toute façon, je vais essayer de me rattraper. En ce qui concerne George, il se trouve dans une situationdifficile. Vous savez qu'il a eu beaucoup a faire au C.H.C. (CentralHindu Collège), travaillant du matin au soir, entouré de jeunes genspleins d'enthousiasme qui désiraient ardemment s'instruire. Voilàqu'il tombe ici et mène une vie affreusement terne. Il n'y a pasbeaucoup de garçons pour l'aider, personne pour lui témoigner del'attention et il en est très affecté. Je ne m'enthousiasme pour rien etil se désespère un peu. Il s'intéresse énormément à l'oeuvre, pasmoi, mais j'essaye de toutes mes forces de faire ce qu'il attend demoi. Il croit que je ne l'aime pas comme avant, mais cela n'a pas desens et vous savez que je ne change pas si facilement de sentiments.Il fait tout seul son travail pour l'Étoile, je ne l'y aide pas du tout etil s'en rend assez bien compte. Je le regrette pour lui et je désirefaire de mon mieux. Tout est très difficile, pas le moins du mondeaisé, et je ne sais quoi faire. Je sais que je devrais m'intéresser àl'œuvre et tout, mais pour le moment je crains de ne pouvoir le faire.

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J'essaye péniblement de faire mon devoir mais c'est très difficile. Jesais que je reviendrai à tout cela pour servir les Maîtres mais, enmême temps, ce n'est pas facile. Je continuerai de faire tout monpossible. George n'est pas en très bonne santé, il a eu unedépression nerveuse qui l'a pas mal secoué à bien des égards. Il veutque je m'intéresse immédiatement au travail et j'ai bien peur qu'iln'ait pas la patience nécessaire. Il sent que le Maître n'est pasauprès de lui et que cette maison n'est pas celle du Maître commeelle devrait l'être. Il pense que je devrais prendre la direction maisje n'en ai pas du tout envie et je veux être tranquille. Il pense qu'ilest également responsable de mes actes et de ma vie ici Comprenez-vous ce que je veux dire ? Vient ensuite Lady Emily. Je suppose que vous avez appris pard'autres sources tout ce qui nous concerne, elle et moi. Vousconnaissez donc leur point de vue et je voudrais maintenant quevous sachiez le mien. Lorsque je l'ai rencontrée vraiment pour lapremière fois à Varengeville en 1913 en été, nous nous sommesretrouvés très souvent au court de tennis ou pendant les causeriesthéosophiques. Je lui devins très attaché. Je lui ai dit que je meconsidérais comme son fils et que je l'aimais beaucoup. Quand jevins à Londres, je voulus me trouver auprès d'elle etc., ce que vouspouvez comprendre. Et puis, il y a eu ces sempiternelles gens qui semêlent de ce qui ne les regarde pas et qui commencèrent à jaser,créant pas mal d'ennuis. Puis Mme Besant est venue ; elle nous dit,à Lady Emily et à moi, de ne pas montrer notre affectionouvertement pour éviter les ennuis. Je pense que nous avons étéégoïstes tous les deux mais j'ai fait de mon mieux pour ne pas l'être,et elle aussi. Vous savez tout sur elle et sur moi sur les autres plans,donc vous savez tout, mais je dois vous le dire quand même. Sonmari qui n'aime pas spécialement la Théosophie commença à direqu'elle ne devrait pas se montrer trop aimable avec moi car je suisIndien. Il est Anglo-Indien, vous pouvez comprendre cela, [1] Iln'aime pas la Théosophie et il pense qu'elle ne vaut strictement rien,comme beaucoup d'autres le croient quand ils n'y réfléchissent pas.Vous voyez donc sa situation. Nous nous sommes fait passer avantl'œuvre et c'est de là qu'est venue la difficulté. Maintenant nousavons compris que les Maîtres et l'œuvre doivent passer avant tout ;nous avons dirigé notre esprit dans cette direction et tâchons de

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toutes nos forces de réaliser cela. George a pensé que je ne l'aimaisplus, et cela a été très dur pour moi. Je veux que tous deux soient degrands amis car je les aime beaucoup l'un et l'autre. Elle m'abeaucoup aidé et m'a certainement rendu très heureux. EnsuiteGeorge a dit qu'elle m'a fait du mal, et ceci et cela, ce qui est fauxcar elle m'a au contraire aidé à passer les moments difficiles ; je luien suis reconnaissant. Il y a quatre personnes que j'aime au monde : vous, Mme Besant,George et Lady Emily, et quoiqu'il arrive cela ne changera jamais.Elle n'a pas été acceptée par le Maître l'année dernière et c'estnotre faute si nous ne plaisons pas au Maître. Elle a fait de grosefforts ces derniers temps et j'espère que le Maître est content d'elle.Elle le souhaite elle aussi beaucoup et j'espère qu'il l'est. Elle doitêtre acceptée cette année, je vais l'y aider de mon mieux et ne seraipas égoïste. Vous savez que je l'aime avec beaucoup de pureté, rien de plus.Je l'aime vraiment beaucoup et veux l'aider et la rendre heureuse.Je voudrais que vous m'y aidiez comme en toute autre chose. Vousêtes mon frère aîné, je souhaite votre aide. Vous devez nous aider,elle et moi. Lady Emily se trouve ici pour une fin de semaine et je suisheureux de dire qu'elle a fait, je pense, ce que le Maître désire. Ellen'est pas égoïste comme auparavant et je crois m'être moi aussiamélioré à cet égard. Elle veut vraiment faire de son mieux etj'espère qu'elle y parviendra. J'ai remarqué que tout va biendésormais entre elle et George. Lady Emily l'aime beaucoup etpense que c'est quelqu'un, etc. Chacun d'entre eux est très bien à safaçon et je les aime beaucoup. George était un peu jaloux d'ellemais à présent, Dieu merci, c'est fini. J'aime Lady Emily d'un amourtrès, très pur et me réjouis de n'être pas comme les gens ordinairesà cet égard. Je ne suis pas de ce genre et ne le serai jamais. Et puis il y a Barbie et Robert. George aime beaucoup Barbie etje pense qu'elle l'aime aussi. Elle est à la dernière mode et attachéeaux choses de ce monde, j'en suis désolé. Elle n'aime pas laThéosophie pour le moment, bien sûr, mais je sais que cela viendracomme pour moi-même. Je crois qu'on la considère comme trèsjolie et ce qui s'ensuit, mais ce n'est rien. Il y a six mois, Nityam etelle étaient de grands amis. Ils s'aimaient et s'entraidaient pouravancer, puis George vint et Barbie se mit à l'aimer ; le pauvre

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Nityam fut jaloux et Barbie, en quelque sorte, le laissa tomber et ilen est terriblement affecté. Enfin, Robert. Il est toujours pareil et m'est très dévoué. Je pensequ'il est totalement à l'opposé de Barbie. Je l'aime et j'ai beaucoupd'affection pour lui. Il a de très grandes qualités mais il est trèsjeune et très enfantin... Il est très artiste, ce qui est une grandechose, je pense. Robert et moi avons plus ou moins les mêmesqualités et nous nous ressemblons sur bien des points. [2] Je dois vous parler à présent de Nityam. Pauvre Nityam, j'aipeur qu'il ne soit pas du tout heureux. Il a beaucoup étudié et sesyeux sont dans un état épouvantable. Il est allé chez l'oculiste qui luia dit de ne pas se surmener, de ne pas travailler plus d'une heurepar jour. Voyez-vous, Mme Besant voulait qu'il passe son examen àLondres en juillet et c'est affreusement difficile. Aussi a-t-il troptravaillé avec son précepteur d'Oxford. Sa santé est très mauvaise etses yeux sont en piteux état. Nityam et moi sommes maintenant bienplus intimes ; il me fait part de tous ses ennuis, ce qui l'aide un peu.Il vous est bien sûr très dévoué et vous pourriez l'aider bien plusque quiconque et je souhaite qu'il puisse vous voir. Il se sent bienseul, comme la plupart d'entre nous ; il n'aime ou n'a d'affectionpour personne en particulier, ce qui rend les choses doublementdifficiles. Il est plein d'amertume, dur et froid. Il souffre beaucoup etje crains de ne pouvoir beaucoup l'aider. Il a besoin en premier lieude quelqu'un qui l'aime et à qui il pourrait confier tous ses ennuis. Ilveut une mère à aimer, comme moi Lady Emily. J'ai peur qu'il aimepeu de gens. Comme moi, il ne s'intéresse pas pour le moment àl'œuvre, mais je pense que cela lui passera. Il a grandi mais n'estpas du tout bien pour son âge. Il est venu ici deux fois et notrecourte séparation nous a rapprochés. Il m'aime à présent et je l'aimeaussi. Des frères, vous pouvez comprendre. Il est bigrementintelligent et vif. Maintenant il est à Londres car M. Fleming, unmédecin, l'examine, et je pense que cela lui fera du bien [3]. Robertet lui sont de grands amis et s'aiment beaucoup. Il habite au 82Drayton Garden avec Mlle Bright dont la mère est très malade etpeut mourir à tout moment. (Elle mourut le 12 mars.) Mlle Arundale est toujours la même, très vieille mode. J'espère que cette lettre vous parviendra bien. Surtout, répondezà tous les points. Mon cher C.W.L., je vous aime beaucoup et j'espère que ceci

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nous rapprochera davantage. On ignore la réponse de Leadbeater à cet appel, mais que l'amourde Lady Emily pour Krishna causât encore des ennuis un mois plustard, c'est ce que montre une lettre que Mme Besant adressait à LadyEmily le 20 mars. Cette lettre a dû froisser terriblement Lady Emily,d'autant qu'elle faisait de son mieux pour ne pas être égoïste : Je suis heureuse de voir que les choses vont mieux. Cette affairem'a causé beaucoup de peine et de chagrin, et le vrai Krishna n'a pupercer depuis longtemps, ce qui est bien triste. Un effort pouraffecter la conscience inférieure vient encore d'être tenté et là on aobtenu quelque résultat. Sa santé ne peut être bonne tant que sa vieréelle ne peut atteindre son corps, et il se trouve dans un tourbillonde passions pour lequel sa structure d'un équilibre délicat estentièrement inappropriée. Une fois, je vous ai écrit durant cettemalheureuse époque, mais sans envoyer la lettre parce que j'avaisdéjà tout dit avant de partir, et j'ai senti l'inutilité d'en diredavantage. Sa nature délicate en a été tout ébranlée et mise endisharmonie. Il s'en blâme, le pauvre cher garçon. J'espère que toutva aller mieux. Fin mars, Nitya put s'échapper en France comme messager. Ildevait rejoindre le Docteur Haden Guest (par la suite Lord Haden-Guest), théosophe, alors médecin en chef d'une unité de santé àParis. Krishna, impatient de fuir l'atmosphère étouffante de Bude,écrivit à Mme Besant en avril, lui demandant la permission d'y alleraussi. Il fut tout heureux à la réception du télégramme lui en donnantl'autorisation. « Nous aurons à porter l'uniforme, ce qui me plaît, luidit-il. Je prendrai ma motocyclette et je serai plus utile que je ne lecrois. » Il quitta Bude, définitivement pensait-il, alla à Londres etreçut son uniforme ; mais son projet n'aboutit pas car après un moisd'attente à Londres il apprit que tout était « à l'eau », le DocteurGuest ayant quitté son hôpital français pour diriger un hôpitalmilitaire à Londres. C'était à l'hôtel Endsleigh Palace, Bloomsbury.Krishna, Nitya (revenu de France avec le Docteur Guest), George etLady Emily y vinrent tous travailler avant l'ouverture, nettoyant lesplanchers, enlevant la graisse du fourneau, travail particulièrementodieux pour des végétariens, faisant aussi d'autres travauxdomestiques. Une revue théosophique, relatant que Krishna allait travaillerdans cet hôpital, fit ce commentaire : « Fortunés, heureux sont certes

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les blessés qui ont le privilège d'être soignés par de telles mains » ;mais en fait, dès que l'hôpital fut ouvert, le comité de directiondécida de se passer des services de Krishna. Les quatre semainessuivantes, il s'efforça de trouver un autre emploi de guerre ; mais ilsemblerait que personne ne voulût de lui parce qu'il était Indien, cequ'il trouva « vraiment extraordinaire ». Il eut finalement l'occasiond'aller travailler dans un hôpital anglais à Dunkerque, mais apprithélas que Mme Besant refusait de le laisser partir. Il dut attendre finseptembre pour savoir de Lady de la Warr que Mme Besantpréférerait le voir abandonner toute idée d'emploi de guerre etcontinuer tranquillement ses études. Il apprit ensuite la même chosede Mme Besant en personne. Il manifesta clairement sa déceptiondans la lettre qu'il lui écrivit de Drayton Gardens le 7 octobre : Merci beaucoup de votre longue lettre. Vous ne savez à quelpoint je serais désolé de vous avoir causé la moindre inquiétude. Jeveillerai à ce que cela ne se reproduise plus. Je suis vraiment biendésolé. Je sais que je n'ai pas pris ma vie au sérieux jusqu'ici, maisje vais le faire désormais. Je commence mes études dès lundiprochain. Je m'étais mis à travailler après la lettre que vous avezécrite à Lady de la Warr. Je vais étudier le sanskrit, l'anglais, lesmathématiques, l'histoire et le français. J'ai des précepteurs pourchaque matière et j'ai l'intention d'entrer à Oxford dès que possible.Je vais étudier de toutes mes forces, et après Oxford, c'est le travailtracé pour moi par les Maîtres et vous-même. Je me proposesincèrement de le faire et je le ferai à tout prix. Je veux prendre mavie très au sérieux, aider les autres et les rendre heureux. Je saisaussi que j'ai trop pensé à mon bonheur, ce qui est vraiment très sot.Depuis la réception de votre lettre, hier soir, j'ai vraiment décidé defaire ce que vous dites. Je me suis trop amusé et je vais m'arrêter.Je vous promets que vous n'entendrez plus personne se plaindre queje gaspille mon temps. Je sais que j'ai été stupide de passer montemps à m'amuser au lieu de me préparer à ma tâche future. Je feraide mon mieux, ma sainte mère, et nul ne pourra faire davantage. Jepensais que vous vouliez vraiment que je me rende en France poury travailler. Si j'avais su que vous teniez en fait à ce que je me mettesérieusement au travail, je l'aurais fait sans la moindre hésitation.Je ne savais vraiment pas jusqu'ici ce que vous vouliez que je fasse.Je suis très malheureux si je vous ai causé des soucis, car je vousaime beaucoup. Tout le monde vous a écrit à mon sujet, et j'ai été

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sot de ne pas le faire le premier. J'essaierai d'entrer à Oxford dèsque possible et je ferai de mon mieux. Je pourrai vous donner monemploi du temps la semaine prochaine. Je voudrais entrer dans uncollège au lieu d'être un étudiant (non) collégial, ce qui n'est ni l'unni l'autre, si naturellement vous êtes d'accord. Chère Mère, j'aimeGeorge comme avant et mon amour pour Lady Emily restera lemême. Elle ne m'a pas éloigné de George. Au début il en était jalouxet cela a été comme un mur entre nous. C'est vraiment stupide,parce que je les aime beaucoup tous les deux, et c'est bête de direque je ne dois aimer personne d'autre. J'espère que vous comprenezce que je veux dire ! De toute façon, George est plus heureuxmaintenant, et je pense que tout ira bien. Je ferai de mon mieux etj'espère que les gens vont à nouveau vous écrire et dire que tout vavraiment mieux. Krishna fut obligé d'abandonner le sanskrit le jour où MmeBesant rappela Shiva Rao pour qu'il l'aide à composer son quotidiende Madras, New India, faute de pouvoir trouver un autre professeur.Edwin Lutyens écrivit à cette époque à Lady Emily, de Delhi où ilpassait désormais chaque hiver : « Je me demande si Krishna, quandil atteindra sa majorité (il n'aura vingt et un ans qu'en maiprochain), se soumettra à l'environnement non naturel et à sesméthodes d'éducation, etc. : étant nourri à la cuillère et au tablier, ildoit être sur le point de devenir inapte à tout autre travailqu'ésotérique, et son pauvre pays, l'Inde, réclame à grands cris deshommes d'action sûrs, non des prêtres ou des politiciens. » Pourtant Krishna n'avait alors d'autre choix que de se soumettre ;aussi, en octobre, la vie morne recommença pour lui et pour Nitya.Ils demeurèrent à Drayton Gardens avec Mlle Bright et eurent desprécepteurs privés, tandis que George, dans son bel uniforme de laCroix-Rouge anglo-française, travaillait à l'hôpital Endsleigh PalaceHôtel. Cependant, une influence radieuse venait de surgir dans la vieterne des garçons en la personne de Harold-Baillie-Weaver, avocatmarié à une veuve beaucoup plus âgée que lui. Grand, d'une belleintelligence et d'allure imposante, il avait été un « grand beau » enson temps, mais après son mariage et sa conversion à la Théosophie,il avait abandonné la grande vie et s'était établi dans un cottage del'Essex. Il continuait de s'habiller avec une extrême élégance et avait

[4]

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su garder sa joie de vivre . Il inculqua à Krishna et Nitya l'amourdes beaux vêtements et leur fit connaître le meilleur tailleur etchemisier, leur apprit à cirer leurs chaussures, et pendant lesquelques années qui suivirent il prit en charge leurs finances et lesaida pécuniairement. C'était le premier homme du monde qu'ilsrencontraient, et ils s'attachèrent beaucoup à lui. De plus, il étaitdrôle et ils pouvaient être naturels avec lui. Chaque fois qu'ilspouvaient s'échapper de la Sainteté théosophique, ils aimaient courirles magasins ou aller voir des films, surtout des westerns,ousimplement paresser en robe de chambre. En Baillie-Weaver(Padre, comme ils l'appelaient) ils trouvaient un ami selon leurcœur. Il exerçait sur eux une influence totalement bonne ethumanisante. Début novembre, George Arundale fut nommé Secrétaire généralde la Société Théosophique pour l'Angleterre et le Pays de Galles.Peu après, il se jeta dans ses nouvelles fonctions tout en continuant àtravailler à l'hôpital, et Krishna le vit relativement peu. Ils nedevaient plus jamais avoir de relations étroites. La troisième semaine de novembre, les deux garçons eurent unesi mauvaise toux que le docteur leur ordonna d'aller à la campagne.Ils retournèrent donc à Bude, uniquement accompagnés deWodehouse. Cette fois ils prirent un appartement à Sumerleaze n°9 ; ils étaient à court d'argent, car Mme Besant avait du mal àmaintenir ses versements mensuels durant la guerre. Ils trouvèrent unprêtre belge pour leur apprendre le français. Krishna espérait qu'untravail acharné pourrait lui permettre de passer les épreuves oralesl'année suivante, en octobre 1916, deux ans plus tard que prévu. George absent, Krishna et Nitya se rapprochèrent l'un de l'autre ;en outre, Nitya était beaucoup plus heureux après son séjour enFrance où il avait reçu deux médailles d'or pour son travail à laCroix-Rouge française. « Il est complètement différent de l'annéedernière », écrivit Krishna à Leadbeater en janvier 1916. « Il n'estpas aussi dur ; en fait il est bien mieux à tous égards. Il va entrer àOxford avant moi, je pense, il est si intelligent. » Deux semainesplus tard, Nitya écrivait à Mme Besant au sujet de Krishna :

26 janvier 1916Ma chère Mère, ...Krishna a énormément changé. Il arrive très bien à saisir le

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caractère des gens et il est capable de juger par lui-même. Il volebien mieux de ses propres ailes qu'auparavant, et quoiqu'il ne soitpas agressif et ne le sera jamais, il y a des gens irrités par ce qu'ilsappellent sa fermeté soudaine qu'ils attribuent à l'influence de lapersonne la plus proche de lui. Je pense qu'ils oublient que sonjugement ne risque pas d'être erroné. Son amour pour Lady Emilyn'est plus un engouement mais un amour très stable qui, je pense, nechangera pas car il n'est pas de tempérament inconstant. Je vous écris tout ceci car je sais qu'il ne l'écrirait jamais lui-même, et je ne connais personne qui le ferait de manière neutre,mais moi je n'ai pas été mêlé aux dernières histoires.

Votre fils dévoué,Nitya

Cette accusation selon laquelle Krishna était influencé par « lapersonne la plus proche de lui » l'a suivi toute sa vie. On a rarementcompris que l'influence que des gens avaient sur lui de temps à autrea été tout à fait superficielle. Lorsque Leadbeater l'a « découvert » àAdyar, il a dû penser que l'esprit vierge du garçon était un terrainidéalement fertile pour l'implantation des idées théosophiques.C'était vrai, mais ce qu'on n'a pas compris, c'était que ces idées neprenaient jamais racine. Les grains éparpillées germaientnormalement chaque année sous forme de banales petites plantes del'occultisme théosophique. Toutes ces années d'étude et deconditionnement théosophique ont à peine laissé de trace dansl'esprit de Krishna. Ce qui se trouve aujourd'hui en lui était déjà làdès le début. Son être véritable se développait lentement,secrètement, caché même à ses propres yeux. _____________

1. ^ Edwin Lutyens était en fait toujours plein de bienveillance pour Krishna.Krishna l'aimait beaucoup et adorait ses plaisanteries. Lutyens, de manièrequelque peu injuste, porta le blâme entièrement sur Mme Besant pourl'accaparement de sa femme par la Théosophie.

2. ^ Robert réagit très fort contre la Théosophie mais demeura très ami avecKrishna de nombreuses années. Barbie avait aimé Nitya à Varengeville, maisà aucun moment elle n'avait prêté la moindre attention à George. Elle étaittrès jalouse de l'affection de sa mère pour Krishna et réagit bien plusviolemment que Robert à rencontre de la Théosophie.

3. ^ Fleming était un guérisseur qui vivait à Half Moon Street. Plus tard,Krishna devait très bien le connaître de même que Lady Emily qui allait se

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faire traiter par lui régulièrement, sans succès, pour les migraines dont ellesouffrit toute sa vie. Il traita aussi Mlle Dodge sans plus de succès.

4. ^ En français dans le texte.

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L

KRISHNAMURTILES ANNÉES DE L'ÉVEIL

'Bachotage'

es bouts de lettres de Krishna adressées à Mme Besant dans lespremiers mois de 1916 concernaient tous ses espoirs d'entrer à

Oxford. « Ma difficulté actuelle », lui écrivit-il de Bude en janvier,c'est que je n'ai pas l'intellect très développé et je m'en aperçoislorsque je travaille. » Toute l'année il allait répéter cela. Passer desexamens ne fut pourtant pas la seule difficulté. Le New Collègeavait rayé le nom des garçons à l'époque du procès, et maintenantHarold Baillie-Weaver, qui connaissait le doyen de Christ Church,tentait de les y faire entrer, là ou à Bailliol grâce à l'influence de l'unde ses amis, Sir Robert Younger. Les garçons quittèrent définitivement Bude fin avril lorsqueWodehouse s'enrôla dans les Gardes Ecossais. Après deux moispassés à Londres, ils se rendirent chez un précepteur que leur avaittrouvé Baillie-Weaver, John Sanger, dont la femme était théosopheet qui habitait au « Little Hermitage », près de Rochester dans leKent. C'était une grande maison avec un beau jardin et un court detennis, proche d'un terrain de golf. Il n'y avait là que trois autresélèves. Krishna trouva que M. Sanger était un excellent précepteur etil aimait beaucoup la maison. Il fut cependant déçu quand M. Sangerlui apprit qu'il ne pouvait espérer passer l'examen avant mars 1917.Il fut donc décidé que les deux garçons resteraient au « LittleHermitage » jusque-là. Le 11 novembre, ils se rendirent à Londres pour assister aumariage de Raja, qui avait effectué une tournée de conférences enEurope. Raja épousait une Anglaise, Mlle Dorothy Graham, qu'ilavait rencontrée à Adyar. Krishna pensait que ce mariage était « desplus extraordinaires » ; c'est bien la dernière personne quej'imaginais se marier ». En vérité, l'idée d'un Initié se mariantchoquait profondément la plupart des théosophes, et beaucoupd'entre eux avaient ruiné leur vie conjugale par l'abstinence sexuelle.Une semaine plus tard, les garçons retournèrent voir le jeune couplequi se rendait en Inde. Deux jours après son retour à Rochester,

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Krishna écrivit à Lady Emily. Bien qu'on sache par son journal qu'àpartir de leur départ de Varengeville, en septembre 1913, ilss'écrivaient presque chaque jour, puisque séparés, cette lettre est lapremière qui ait été conservée, c'est pourquoi elle est reproduite enentier :

19 nov. 16 11 h 30

Ma très chère Maman, Cela fut terrible de vous quitter, maman, je savais que vousseriez triste, et j'étais triste moi aussi. Je pensais à vous tout letemps dans ce compartiment où il y avait huit soldats et où toutes lesvitres étaient fermées. Ils se sont montrés grossiers lorsque je leur aidemandé très poliment si je pouvais ouvrir un peu la fenêtre. Quoiqu'il en soit, je suis arrivé à mes fins. Maman chérie, il y aura tantde séparations dans cette vie que nous devons nous y habituer sinous voulons être heureux. La vie est vraiment une immenseséparation si on aime quelqu'un beaucoup et avec pureté. En cettevie, nous devons vivre pour les autres et non pour nous-mêmes et nepas être égoïstes. Ma mère, vous ne pouvez savoir à quel point vousm'avez récemment aidé ; c'est vous qui avez créé en moi le désir detravailler et de faire ce que le Maître attend de moi. C'est vous aussiqui m'avez appris à vivre dans la pureté et à avoir des penséespures, à rejeter celles qui tourmentent tant de gens. Voyez-vous, masainte mère, vous m'avez aidé même si vous pensez souvent que vousavez été une entrave pour moi. A présent c'est à mon tour de vousaider et de faire de vous ce que le Maître attend de vous. Je veuxqu'il sache que ma mère chérie n'est pas comme le reste du mondeet qu'elle répondra à son attente. Ne pensez pas que je prêche, mère,je veux seulement vous aider comme vous m'aidez ; je ne veux pastout recevoir sans rien donner de mon côté. Mon amour pour vousest très grand et cet amour franchira tout pour vous aider dans lamoindre petite chose. Vous savez qu'il y a peu de choses que je neferais pour vous. Je ne me vante pas, mère^ mais je veux que voussachiez que je voudrais et que je veux tout faire pour vous. Là !Assez de sermons, sans quoi cela nous ennuierait tous les deux. J'ai reçu votre chère lettre ce matin et avant d'y répondre je vousdirai ce que j'ai fait. A notre retour, vendredi, nous avons fait ducafé, travaillé un peu, puis nous sommes allés nous coucher. Il

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faisait un froid terrible : heureusement qu'on nous avait donné àtous deux des bouillottes. Il a plu et neigé toute la journée d'hier.L'après-midi nous avons scié du bois par intermittence et tenté denous réchauffer. Prentice, ce sale type à la triste mine, est partipour de bon et nous ne verrons plus jamais son sinistre visage. Toutle monde en est satisfait. Ce matin, j'ai écrit à Mme Besant et à tousles autres et j'ai lu un petit peu les deux journaux que vous m'avezenvoyés (le New Statesman et la Nation). Nous les conserveronstous, et si vous ou nous voulons les relier, nous pourrons le faire.Nityam est plongé dans leur lecture. Après dîner, je les lirai enentier, et, mère, si vous désirez que moi ou Nityam lisions un articleen particulier, veuillez faire une marque, également ceux que vouspensez ou (sont) intéressants. Ce sera très amusant. Maintenant, je vais répondre à votre lettre d'aujourd'hui. Maman,ne vous faites pas de soucis pour nous, nous sommes vraiment auchaud et nous ne voulons vraiment pas d'édredons car il y abeaucoup de choses ici et ce serait un inique gaspillage. Je vouspromets, maman, que nous prendrons bien soin de nous. Vousn'avez jamais besoin de vous en faire, ma chère maman. Il n'y a riend'autre à répondre dans votre lettre. S'il vous plaît, faites-moi savoircombien nous devons ou avisez je vous prie M. B.W. et il effectuerale remboursement. Il faut me faire savoir car nous ne voulons pasvivre à vos crochets, ma chère maman. Vous savez que je pense tout le temps à vous et vous envoie toutemon affection et mon dévouement. J'entends les autres garçonsrevenir de l'église et je vais donc m'arrêter. Je vous écrirai ànouveau lundi ou mardi. Oh ! ma mère, vous êtes très sainte et jevous aime beaucoup.

Votre fils très dévoué, Krishna

Après de longues vacances passées en partie chez Mlle Dodge àWest Side House à Wimbledon Common, qu'elle avait à présentachetée en plus de Warwick House, en partie chez les Baillie-Weaver en Essex, les garçons revinrent chez M. Sanger dans le Kenten janvier 1917. Nitya avait alors les yeux dans un si mauvais étatqu'il ne pouvait plus travailler à la lumière artificielle, aussi devait-iltravailler le jour davantage. Ils avaient l'intention de se présenter auxexamens d'Oxford le 20 mars, et Krishna espérait réussir. Début

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février, tout espoir de les faire entrer à Christ Church s'était évanoui(« Le doyen est effrayé », signala Krishna à Mme Besant). Baillie-Weaver tenta d'autres collèges ainsi que Balliol, mais vers le débutdu mois de mars il fut évident qu'aucun collège d'Oxford ne lesprendrait. M. Sanger espérait à présent user de son influence pourles faire entrer dans son ancien collège, St John à Cambridge, bienque pour cela il leur faille choisir de nouvelles matières quientraîneraient huit autres mois d'études. Mais en juin, on s'aperçutqu'il fallait également abandonner tout espoir pour Cambridge. Il nerestait plus qu'à tenter l'Université de Londres, où l'examen d'entréeétait là bien plus difficile qu'à Cambridge. Il n'était pas étonnant qu'Oxford et Cambridge aient refusé unIndien dont on avait non seulement proclamé qu'il était le nouveauMessie, mais qui avait été accusé d'homosexualité par son proprepère ; c'était fort décevant pour Krishna qui avait travaillé vraimenttrès dur ; davantage, semble-t-il, il est vrai pour plaire à MmeBesant, que pour la valeur qu'il attachait personnellement aux étudeslivresques. Il n'a apparemment jamais eu d'entrevue avec aucundirigeant de collège. S'il l'avait fait, les résultats auraient pu être toutautres. Pendant ce temps, Mme Besant, assistée de George Arundale quiétait retourné en Inde, avait mené une campagne si vigoureuse pourl'autonomie de l'Inde qu'elle et George, vers la fin du mois de juin1917, furent internés tous deux trois mois à Ootacamund dans lesNilgiri Hills. Mme Besant n'a jamais préconisé la séparation entrel'Inde et l'Empire britannique ; elle combattait seulement pour lestatut de dominion de l'Inde, c'est-à-dire pour l'autonomie, et si elleavait gagné sa campagne bien des effusions de sang auraient étéévitées. Quoiqu'il en soit, le Gouvernement Britannique et lesextrémistes indiens, qui voulaient complètement se débarrasser del'Empire, la considéraient comme un ennemi dangereux. Les lettres de Krishna à Mme Besant ne pouvant plus luiparvenir, il se mit à écrire à Raja qui était autorisé à lui rendre visiteà Ootacamund. Il dit à Raja, le 8 juillet, qu'ils espéraient se présenterà l'examen d'entrée en janvier et qu'il étudiait l'anglais, le latin, lefrançais et l'histoire. Après cela, il poursuivrait avec la littératuretandis que Nitya ferait des études de droit. « Tu vois donc, cherRaja, ajoutait-il, que je serai instruit dans les règles, non plus traînéle long du sentier de l'Education. » Il reconnaissait être « plutôt doué

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en français », mais il semblait avoir oublié les mathématiques quiétaient aussi au programme et qui constituaient pour lui la matière laplus ardue. Une semaine plus tard, il écrivait : « J'espère, mon cherRaja, que tu m'as pardonné mon inconduite et ma bêtise des jourspassés », et dans une lettre postérieure : « Comme tu le sais, je suisun peu puritain mais j'aime bien la plaisanterie et avoir à l'occasionune « prise de bec », ce que tu as appris également à tes dépens. » On fit à Mme Besant un accueil formidable à son retour àMadras après sa libération sans réserve le 21 septembre. Bien que sasanté ait souffert, surtout de l'inactivité forcée, ses trois mois demartyre n'avaient fait qu'augmenter considérablement son influenceet son prestige déjà considérables parmi les défenseurs du HomeRule. Naturellement, Krishna en était un fervent partisan. Ilmanifesta lui aussi à cette époque de l'intérêt pour la politiqueanglaise, sa sympathie allant entièrement au parti travailliste.George Lansbury, membre travailliste au Parlement, qu'il avaitconnu par Mme Besant, devint un de ses grands amis et adhéra àl'Ordre de l'Étoile d'Orient. « Je suis un grand pacifiste et je veuxdevenir pleinement cosmopolite », dit Krishna à Mme Besant enavril. Il refusait de croire les histoires d'atrocités commises par lesAllemands. Bien que Krishna ait toujours détesté la violence sous toutes sesformes et continuât à le faire, il n'avait pas de véritable intérêt pourles mouvements politiques pas plus que pour les livres. Comme il adû s'ennuyer alors avec l'interminable et morne bachotage dematières pour lesquelles il n'avait aucune disposition à cetteépoque ; mais l'un de ses pouvoirs intrinsèques commençait à sedévelopper. Tu seras sans doute content de savoir que je m'occupe des yeuxde Nitya (dit-il à Raja le 11 novembre). Ils se sont énormémentaméliorés et il voit de l'œil gauche. M. Fleming m'a donné quelquescours sur le moyen de guérir et j'en suis personnellement trèsenthousiasmé... Ici (chez M. Sanger), quand quelqu'un a mal à latête ou aux dents, il vient me trouver; tu peux donc t'imaginer que jesuis passablement populaire. Quelques semaines plus tard, il écrivait à Mme Besant : J'ai beaucoup pensé à vous ces derniers temps et je donneraistout pour revoir votre cher visage. Quel monde étrange! Je suistellement désolé de vous savoir plutôt faible, je suppose que vous

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vous surmenez comme d'habitude. Si seulement j'étais là pourprendre soin de vous ; je crois que je pourrais vous remettred'aplomb. Mon pouvoir de guérir se développe et chaque jour jem'occupe des yeux de Nitya dont l'état s'est bien amélioré. En décembre, ils se rendirent à Londres où ils avaient loué unappartement au 2, Robert Street, Adelphi, et le 14 janvier 1918, ilsse présentèrent aux examens d'entrée qui devaient durer quatre jours.Le 17, ils étaient d'humeur optimiste car ils pensaient avoir réussi.Ils fêtèrent cela en allant avec Lady Emily à la revue Yes Uncle. Le20, Krishna dit à Mme Besant que les épreuves étaient difficilesmais qu'en latin, là où il était faible, il avait certainement obtenu lamoyenne. Mais début mars, ils apprirent que Nitya était reçu avec mentionalors que Krishna avait « fait fiasco ». Il devait donc retourner chezSanger pour préparer la session de juin. Nitya fut inscrit à Lincoln'sInn et en juin il commença à déjeuner à la fondation universitaire,une certaine fréquentation de hall là-bas étant au préalablenécessaire pour devenir membre d'une École de droit et donc avocat.

M. Sanger fut très déçu pour Krishna. Il avait remarqué que siNitya avait l'esprit plus vif, celui de Krishna était plus vaste ; il avaitune plus profonde compréhension du sujet mais était désavantagépar son incapacité à exprimer aisément ses pensées.

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D

KRISHNAMURTILES ANNÉES DE L'ÉVEIL

'Après la guerre'

epuis le retour de George en Inde, Lady Emily avait assumé laresponsabilité de la rédaction du Herald et, en accord avec les

opinions de Krishna, y avait fait résonner une note pacifique. Lenom de Krishna comme rédacteur en chef avait été ôté de lacouverture en septembre 1917. Il n'y eut plus un mot dans la revue,ni de lui, ni sur lui, du début de la guerre jusqu'en 1919. Dans unelettre d'Australie, Leadbeater avait fait part à Mme Besant de ladéception profonde du Seigneur Maitreya en ce qui concernait larevue (certainement qu'un article envoyé par Leadbeater n'y avaitpas été publié) ; le mécontentement du Seigneur fut signifié à LadyEmily par un long télégramme d'Adyar qui lui parvint le 5 mai 1918.Il suggérait, entre autres, que Wodehouse, qui avait été blessé à lajambe et réformé pour invalidité, le remplaçât comme rédacteur enchef. « Encore un rude coup pour moi, encore un échec », nota-t-elle dans son journal. Elle écrivit immédiatement à Krishna et futconsolée, trois jours plus tard, par « une chère lettre » de lui « sisage ». C'était le genre de lettre qu'il lui arrivera souvent d'écrire parla suite. En un sens je suis très heureux que vous ayez reçu ce choc carcela détruit la personnalité. Ce n'est qu'ainsi, j'en suis tout à fait sûr,que l'on peut vraiment servir le Seigneur... La personnalité est lefléau des théosophes, ne le laissez pas être le vôtre. La vie est dure,et c'est à travers les épreuves que nous atteignons un état meilleur etplus heureux. En attendant, il faut endurer la souffrance et ne pas lalaisser entraver quoi que ce soit. Voilà ! Il lui apprit en même temps qu'il ne serait pas prêt pour l'examende juin ; il lui faudrait attendre septembre. Cependant, après l'avoir remercié, il quitta définitivement M.Sanger le 24 mai et, le 30, lors d'une réunion à laquelle il prit part àLondres, il fut décidé que Wodehouse et Lady Emily seraientrédacteurs en chef du Herald. Krishna relata cela le jour même àRaja, ajoutant que la revue devrait être « internationale ». « Par le

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mot « international », j'entends notre ennemi aussi bien que notreallié. Il est de la plus grande importance de garder cela à l'esprit, carje sens qu'il n'y aura aucune distinction entre l'allié et l'ennemi àl'avènement du Seigneur. Son message s'adressera aussi bien au ditennemi qu'à l'allié. » En disant cela, Krishna dressait sa volontécontre celle de Leadbeater. Celui-ci était anti-Allemand à fond. Ilavait fait comprendre, dans le message qu'il avait « transmis » duSeigneur Maitreya qui se plaignait de la détérioration du Herald, quela sympathie de la Hiérarchie occulte allait entièrement aux alliés. Krishna et Nitya passèrent l'été en partie à Old Lodge, AshdownForest, où ils avaient séjourné en 1912, et en partie à West SideHouse, Wimbledon, que Mlle Dodge partageait avec Lady de laWarr. Dans cette grande maison avec son beau jardin et deux courtsde tennis, les garçons étaient entourés de tout le luxe imaginable carMlle Dodge menait grand train [1]. Leur joie, après les logementsbon marché de Bude et du Little Hermitage, était cependant plutôtgâchée par un sentiment de contrainte. Il leur fallait se conduire trèscérémonieusement et ils se rendaient compte que leur inconduite,frivolité exagérée ou gaspillage de temps, pourrait être rapportée àMme Besant par Lady de la Warr. Mlle Bright avait alors égalementdéménagé à Wimbledon Common, dans une jolie maisongéorgienne que lui avait offerte Mlle Dodge, et elle se trouvait, elleaussi, en communication constante avec Mme Besant. Le 9 septembre, Krishna se présenta de nouveau à l'examend'entrée. Il pensait avoir très bien réussi toutes ses épreuves, sauf lelatin. Pourtant, il apprit, en allant s'informer à l'Université deLondres le 1er octobre, qu'il avait échoué en maths. Les Baillie-Weaver louèrent alors une maison à Wimbledon Common, « TheBrockencote », dans Burghley Road, où les jeunes gens vécurentplus librement qu'à West Side House. Krishna prenaitquotidiennement le métro et l'autobus pour suivre les cours àl'Université de Londres. Ces déplacements journaliers dans destransports en commun bondés, après la paisible routine desprécepteurs privés, fatiguaient beaucoup son système nerveuxdélicat (comme il l'écrivit plus tard à Raja : « Je suis démocrate maisje n'aime pas avoir les gens trop près de moi. ») En novembre, ilattrapa la grippe qui sévissait alors. Lorsqu'il fut complètementrétabli, le trimestre touchait à sa fin. Il cessa de travailler et se rendità la campagne avec Nitya qui, lui aussi, avait été souffrant. Krishna

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savait qu'il était inutile de se présenter à l'examen en janvier,comme il en avait l'intention. Avant de quitter Londres, il écrivit à Mme Besant, le 15décembre, que les yeux de Nitya allaient mieux mais qu'ils n'étaientpas complètement guéris. « C'est un compagnon du tonnerre, mêmesi je ne devrais pas le dire », ajouta-t-il. Il lui raconta également quela veille, jour des élections, il s'était rendu à Bow « pour aider M.Lansbury dans ses élections ». (Lansbury fut battu de peu par lecandidat de la Coalition, le Major Blair. La Coalition remporta lesélections avec une majorité de 262 voix.) Krishna espérait que MmeBesant viendrait à Londres en février 1919. Je ne puis vous dire ce que je ressens à la pensée de votre venueici et au fait de vous revoir (écrivit-il dans cette lettre). Plus dequatre ans et demi se sont écoulés depuis la dernière fois que jevous ai vue et beaucoup de choses se sont passées depuis. Voustrouverez en moi un grand changement, excepté en ceci : mondévouement et mon affection pour vous. Les mots sont si vains, ilsne peuvent en aucune façon exprimer nos véritables sentiments,qu'elle qu'en soit notre maîtrise. C'est pourquoi, très chère mère,moi qui ne sais encore jongler avec les mots, je suis incapable demettre sur le papier ou de parler de ces pensées qui s'agitentconstamment dans ma tête et dans mon cœur. Pour moi, ce sera unenouvelle vie ; montrez-moi un aspect différent de la vie et mon pointde vue sur la nature humaine en sera complètement changé. Vous pouvez me donner tout ce qui ennoblit et pourtant être unemère que, à mon avis, on ne saurait trouver dans la civilisationmoderne, surtout ici. Je ne peux faire que fort peu de choses encomparaison de ce que vous avez fait pour moi ; je peux vousdonner, chère mère, tout mon pur amour et mon dévouement et êtreun vrai fils sur qui vous puissiez vous appuyer. Voilà pour mespensées secrètes. Cinq mois devaient encore s'écouler avant l'arrivée de MmeBesant. Lorsque les jeunes gens revinrent à Londres, ils partagèrentde nouveau l'appartement de Robert Street, car les déplacements deWimbledon s'étaient avérés trop durs pour Krishna ;il allait chaquejour à l'Université de Londres tandis que Nitya poursuivait sesétudes de droit. Bien que Krishna eût près de vingt-quatre ans etNitya presque vingt et un, on les appelait toujours « les garçons ». Mme Besant arriva le 6 juin. Elle était alors tellement prise par

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son travail pour le Home Rule de l'Inde, qu'elle avait délibérémentabandonné les derniers vestiges de ses pouvoirs psychiques et doncs'en remettait désormais entièrement à ceux qui avaient sa confiancedans le domaine des communications occultes. Elle continuaitcependant à proclamer l'avènement de l'Instructeur du Mondechaque fois que l'occasion s'en présentait, tant au cours de sesconférences que dans le Theosophist. Leadbeater, lui aussi,annonçait la venue de l'Instructeur dans Theosophy in Australia,bien qu'il n'eût que de rares communications avec le « véhicule ». Le 14 juin, à Londres, Krishna présida une réunion de l'Étoile oùMme Besant prit la parole. C'était la première activité du genre qu'ilait eu depuis le dernier séjour de Mme Besant en Angleterre.Toujours aussi remuante et active, elle parcourut l'Angleterre etl'Ecosse en cet été 1919, parlant de différents sujets, bien que sapréoccupation principale à cette époque fût de forcer le Parlement àaccepter le projet de loi sur le gouvernement de l'Inde, et de formerune ligue indienne du Home Rule en Angleterre. Les garçons passèrent le mois de juillet avec Lady de la Warrdans une maison qu'elle avait louée au bord de la mer en Ecosse, àGullane, dans le East Lothian, non loin du célèbre parcours duchampionnat de golf de Muirfield. Comme il jouait tous les jours,Krishna devint un joueur de golf de fortune. D'après Mme JeanBindley, déléguée nationale de l'Ordre de l'Étoile d'Orient enEcosse, Krishna gagna un championnat à Gullane. Ce fut, lui dit-il,le moment de sa vie où il fut le plus fier de lui. Krishna soutientqu'il n'a jamais bien joué en compétition. A leur retour à Londres, Krishna et Nitya se firent un nouvelami : Jamnadas Dwarkadas, riche marchand de coton de Bombayqui s'était converti à la Théosophie en 1912 et qui était venuspécialement en Angleterre pour rencontrer Krishna. Ils serencontrèrent le 1er août à un déjeuner donné par le Docteur HadenGuest. Ce fut le « coup de foudre » pour Jamnadas. Ils devinrentamis si rapidement que le lendemain matin de bonne heure, quandJamnadas se rendit chez Mlle Dodge à West Side House,Wimbledon, où Krishna logeait, on le fit monter directement à sachambre. Jamnadas fut très supris de trouver le futur Instructeur duMonde assis par terre jambes croisées en train de nettoyer seschaussures. Il lui demanda pourquoi il ne laissait pas l'un desdomestiques faire ce travail. Krishna répondit qu'il le faisait mieux

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lui-même et que si Jamnadas voulait lui donner ses souliers, il lesferait briller comme jamais ils n'avaient brillé auparavant. Jamnadasdevint aussi un grand ami de Nitya à qui il fit connaître son sportfavori : les courses de chevaux. En septembre, les Lutyens déménagèrent dans une grande maisonde style Adam, dans Mansfield Street près de Cavendish Square.Krishna et Nitya y allaient si souvent en visite que chaque après-midi, au retour de l'école, Mary, leur plus jeune fille alors âgée deonze ans, cherchait pleine d'espoir leurs chapeaux mous gris pâle etleurs cannes de jonc à pommeau d'or posés sur la table du hall. Ilsportaient des demi-guêtres gris pâle, se faisaient faire leurschaussures chez Lobb (leurs pieds étant bien trop étroits pour leschaussures toutes faites), leurs costumes chez Meyers et Mortimer etleurs chemises chez Beale et Inman ; ils achetaient leurs cravateschez Liberty et se faisaient couper les cheveux chez Trumper. Nityaétant plus petit que Krishna, ils ne pouvaient échanger leurscostumes, par contre ils échangeaient chemises, chaussettes,mouchoirs et sous-vêtements. Leurs effets étaient toussoigneusement brodés à leurs initiales conjuguées JNK. Mary se souvient qu'ils étaient tous pris par le charme queKrishna et Nitya créaient partout où ils allaient : En premier lieu (écrivit-elle) ils étaient plus propres quen'importe qui que j'aie jamais rencontré... leurs chaussures brunesétaient toujours très propres et bien cirées ; de leurs raides cheveuxnoirs séparés par une raie médiane se dégageait le parfum dequelque onguent délicieux dont ils usaient et qui les rendait sibrillants... Ces deux frères se ressemblaient plus que deux frèresanglais parce que leur qualité d'étrangers les mettait l'un et Vautreà part. Parlant anglais, ils avaient le même accent chantant et leurrire avait le même timbre un peu haut... Tous deux pouvaient plierla première jointure de leurs doigts sans plier la seconde. La beautéde Nitya n'était pas aussi classique que celle de Krishna, mais sonvisage possédait un grand charme et son sourire était irrésistible. Cette extrême propreté corporelle et le soin qu'ils prenaient à leurhabillement amenèrent Mary à se sentir sale et négligée. Elle soignadonc particulièrement son apparence et se lava avec un soinparticulier quand elle savait qu'elle allait les rencontrer. Krishna venait tout juste de découvrir P.G. Wodehouse etStephen Leacock, et Mary se souvient l'avoir vu dans le salon de

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Mansfield Street, lisant les Nouvelles absurdes et Piccadilly Jim àhaute voix « en riant si fort qu'il en bredouillait ». Il se tenaitdebout, appuyé contre les étagères, lisant à haute voix. Il semblait nejamais s'asseoir, sauf pour les repas. En octobre, Mme Besant emmena Krishna et Nitya pour unecourte visite à Paris. A leur retour, ils déménagèrent dans unappartement au 33 Duke Street, St James's, et c'est là que, le 3novembre, Krishna écrivit à Sacha de Manziarly, un nouvel ami qu'ils'était fait à Paris : J'ai demandé à Mme Besant si elle voyait quelque objection à ceque je vive à Paris ou en tout autre lieu en France, afin d'apprendrele français et, d'une façon générale, développer ce que j'aid'intelligence. J'ai de la chance, car elle n'a opposé aucuneobjection. J'espère ainsi pouvoir venir au printemps. Je doisapprendre le français et prolonger notre amitié. Je n'exprime pasbien mes sentiments mais j'espère que tu comprends. Viens nousrendre visite avant le printemps. J'ai décrit à Lady Emily combien tuétais gentil, et tout et tout ; je lui ai même dit que tu étais un grandami. Sacha, alors âgé de vingt ans, était le fils d'une famille aveclaquelle Krishna allait bientôt devenir très intime ; c'était un jeunehomme délicieusement gai, bien qu'il ait perdu une jambe à laguerre. Il ressort de cette lettre à Sacha que Krishna avait alorsabandonné tout espoir d'entrer à l'Université de Londres. Cependant,il continua d'en suivre les cours durant l'hiver, mais il ne semble pasavoir travaillé très sérieusement car il était souvent à MansfieldStreet l'après-midi ; de plus tous les week-ends, Nitya et lui allaientau cinéma avec Lady Emily et les jeunes Lutyens, en général auNew Gallery dans Régent Street. Nitya avait eu une chance terrible en novembre. Jamnadas, quiétait toujours à Londres, avait rêvé qu'un cheval portant les initialesKJ. (l'inverse de J.K.) allait gagner une course. Il découvrit qu'uncheval nommé King John devait courir dans le handicap denovembre à Manchester. Il fut d'autant plus encouragé à accordercrédit à son rêve quand il vit que le jockey portait les initialesE.A.W. (Ernest Armine Wodehouse). Jamnadas parla de son rêve àNitya et ils misèrent tous deux à huit contre un sur le cheval, àLondres. Ils allèrent aussi en secret à Manchester miser plus d'argent

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sur la course. Ils gagnèrent. La course rapporta environ 1.300 livresà Jamnadas et une somme très importante quoique moindre à Nitya.(La course eut lieu le samedi 22 novembre. King John gagna en 13-2. Le jockey était E. Wheatley.) Ils ne rentrèrent à Duke Streetqu'après 23 heures. Krishna, très inquiet, leur demanda où ils avaientpassé leur journée. Très contents d'eux-mêmes, ils répondirent qu'ilsétaient aux courses à Manchester. Krishna rétorqua : « Voussemblez très sales tous les deux, vous avez besoin d'un bon bain. »Tout joyeux, ils lui parlèrent alors de l'argent qu'ils avaient gagné.« Voilà pourquoi vous avez l'air et l'impression d'être dégoûtants »,répliqua-t-il. Beaucoup de gens ont dû perdre pour que vous ayezgagné tout cet argent. » Mais pour Nitya, la course eut un dénouement encore plusdécourageant ; avec ses gains et une partie de ceux de Jamnadas, ils'acheta une Isotta Fraschini. Dès que Mme Besant apprit cela, ellelui ordonna de la revendre. On ne sait ce qu'il est advenu de cetargent ; il a sans doute été contraint de le verser à la caissethéosophique. En tout cas, le principal résultat de cette bonnefortune fut de provoquer chez Nitya le désir de gagner de l'argentqu'il puisse considérer comme le sien. _____________

1. ^ West Side House, dans le West Side, commune de Wimbledon, bâtie sousle règne de George III, est maintenant reconvertie en appartements. Lafaçade n'en a pas été modifiée, pas plus que l'entrée et l'escalier, bien que lapresque totalité du jardin fasse à présent partie du Cannizaro Park, ouvert aupublic. Il est encore possible, cependant, de retrouver l'ancienne limite dujardin de West Side House.

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N

KRISHNAMURTILES ANNÉES DE L'ÉVEIL

'La vie à Paris'

itya réussit son examen de droit constitutionnel et d'histoire du

droit le 13 janvier 1920. Krishna se présenta une nouvelle fois à

l'examen d'entrée en Université le 20 janvier, mais il comprit qu'il

n'avait pas la moindre chance d'être reçu. Il se rappelait avoir remis des

copies blanches. Mme Besant était déjà d'accord pour qu'il apprenne des

langues, afin qu'il puisse parler partout dans le monde quand viendrait

pour lui le moment de commencer son œuvre ; sans attendre les résultats

de l'examen, il quitta Londres pour Paris le 24 janvier. Le même jour,

Nitya déménageait dans un appartement à lui, au 69 Piccadilly, et

commença à étudier le Droit pénal tout en fréquentant davantage la

Lincoln's Inn.

Krishna alla habiter tout d'abord chez Mme Zelma Blech et sa sœur,

Mlle Aimée Blech, au 21, avenue Montaigne où il eut sa pièce de séjour

particulière. Mme Blech, veuve et sœur de Charles Blech, était la

représentante nationale de l'Ordre de l'Étoile en France. Elle avait repris

son nom de jeune fille, et sa sœur et elle vivaient alors avec leur frère

qui se trouvait à ce moment-là à l'hôpital pour une opération.

Krishna écrivit de longues lettres à Lady Emily tous les deux ou trois

jours, lui racontant par le menu ce qu'il faisait et lui communiquant ses

sentiments les plus intimes. Au début, elle lui manqua terriblement. Le

25 janvier, sur son départ de la gare Victoria, il écrivit :

Sitôt que le train s'ébranla, je sentis ma gorge et mon cœur se serrer.

J'avalai ma salive mais ne pus retenir mes larmes. Je fus obligé de me

cacher le visage derrière un journal. Comme toutes choses, cela a passé,

mais la blessure est toujours là qui ne guérira que lorsque je vous

reverrai... Qu'avez-vous fait, après mon départ? Vous devez tout me

raconter, tout ce que vous faites, pensez, achetez...

Le 1er février, il écrivit : « Je ne pourrai jamais réaliser mon rêve ;

plus il est merveilleux plus il est triste et irréalisable. Vous connaissez

mon rêve, mère : être auprès de vous ad infinitum. Mais je suis un lusus

naturae (un caprice de la nature), et la nature jouit de son caprice

pendant que le caprice souffre. »

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L'une des premières personnes que Krishna rencontra à Paris, fut

Fabrizio Ruspoli qui se trouvait à Adyar lorsque Krishna avait été

« découvert ». Ruspoli s'était engagé dans la marine quand la guerre

avait éclaté ; il se trouvait à présent à Paris à la tête de la Délégation

navale italienne à la Conférence de la Paix.

Ruspoli et moi avons déjeuné dans un petit restaurant (écrivit

Krishna à Lady Emily dans cette lettre du 1er février). Nous avons

bavardé longtemps. Il est très bouleversé, comme moi. Pauvre vieux

Ruspoli! A quarante-deux ans, il a l'impression d'être sans foyer, ne

croit rien de ce qu'ont dit C.W.L. (Leadbeater) et Mme Besant... Il ne

sait que faire et n'a aucune ambition. En fait, nous sommes tous les

deux dans la même galère. Il pense et ressent tout ce que j'éprouve

mais, comme il dit: « Que faire? Nous étions malheureux tous les deux.

Et dix jours plus tard : « Oh ! mère, je suis jeune ; dois-je grandir

avec cet éternel compagnon : la souffrance ? Vous avez eu jeunesse et

bonheur et vous possédez ce qui peut être donné par l'homme et par

Dieu, un foyer. Nous avons tous des moments de découragement, aussi

pardonnez-moi. » Et le 20 février : « Vous me demandez si je suis

heureux ? Les fleurs sont-elles heureuses sans leur cher soleil ? Laissons

cette question car rien ne peut en sortir. Je m'intéresse à ma nouvelle vie

mais sans véritable enthousiasme. »

Bientôt, il devait s'intéresser à ses nouveaux amis. Il y avait Isabelle

Mallet, cousine de Guillaume Mallet, qu il avait rencontrée en

novembre : c'était une belle jeune femme pleine de talent, confinée dans

un fauteuil pour raison de paralysie. Puis la famille de Manziarly qui

habitait un appartement près des Blech, au 2, rue Marbeuf. Mme de

Manziarly (née Irma Luther), Russe mariée à un Français bien plus âgé

qu'elle, était une femme de grande beauté, cultivée, érudite et pleine de

vitalité, de quatre ans plus jeune que Lady Emily. Elle fut l'un des

premiers membres de l'Ordre de l'Étoile en Europe et y avait fait adhérer

ses quatre enfants dès leur plus jeune âge. L'aînée, Mima, était dans une

université américaine lorsque Krishna vint pour la première fois à Paris ;

Sacha avait à présent un emploi à Viviez dans le sud de la France et il

venait rarement à Paris ; ce furent donc les deux plus jeunes filles,

Marcelle et Yolande (Mar et Yo), âgées de dix-neuf et quinze ans, qui

devinrent les compagnes permanentes de Krishna. Mar était bonne

musicienne, pianiste et compositeur. Les Manziarly avaient bien plus de

vitalité et de gaieté naturelle que les Lutyens et ils étaient bien plus

extravertis. La compagnie de Sacha, en particulier, était extrêmement

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divertissante, et Krishna aimait flâner avec lui dans Paris, tandis que Mar

et Yo le traitaient avec un mélange d'enjouement et de respect qu'il

trouvait très attachant.

Les jeunes filles l'avaient rencontré pour la première fois le 29

février, au 33, rue de Miromesnil, dans l'appartement d'Isabelle Mallet.

« Le contact entre nous fut immédiat », nota Mar. Par la suite, elles le

virent quotidiennement et l'aidèrent beaucoup en français. Mme de

Manziarly, rencontrée en premier, était plus sérieuse ; elle lui donnait

des leçons de français et l'emmenait dans les musées de peinture, à la

Comédie-Française et aux ballets, russes ; elle le présenta au grand

nombre de gens intéressants et importants qu'elle connaissait. « J'aime

beaucoup Mme de Manziarly », dit-il à Lady Emily le 8 février, elle est

très gentille pour moi et se donne tellement de mal. » Elle l'emmenait au

Louvre et l'« instruisait » car elle s'y connaissait en peinture. Il trouva

cela bon pour lui mais il ajouta, ce qui était bien de lui : « Je préfère de

beaucoup les beaux paysages. » Lady Emily n'avait certainement jamais

essayé de l'instruire ; ils étaient toujours allés ensemble au cinéma ou

voir des comédies, et elle partageait sa passion pour les westerns.

Isabelle Mallet se sentait très malheureuse, car l'homme qu'elle

aimait venait de mourir. Krishna était désolé de ne rien pouvoir faire

pour la consoler.

Lorsque vient un moment très critique (écrivit-il à Lady Emily), la

Théosophie et tous ses innombrables ouvrages ne sont d'aucun secours.

Elle (Isabelle) veut voir les Maîtres physiquement ou mentalement, elle

ne croit rien de ce que disent A.B. et C.W.L. ; en fait elle ressent ce que

nous (lui et Nitya) éprouvons depuis deux ou trois ans. J'ai tenté de la

persuader de ne pas éveiller ses pouvoirs occultes et toutes ces choses,

mais elle le désire intensément... Quand je l'ai quittée, j'ai baisé sa

pauvre main et c'était affreux... Pauvre Isabelle, elle désire voir le

Maître, et pour Mme de M. c'est pareil ; vous savez que moi, je m'en

moque.

Krishna était gêné de constater que Mme de Manziarly, Sacha et

Isabelle se sentaient tous « inspirés » par lui. Il les assura qu'il y avait

des milliers de gens comme lui mais qu'ils ne les avaient simplement pas

rencontrés. Il informa Lady Emily que Mme de Manziarly lui avait dit

que lorsqu'elle avait rencontré Mme Besant pour la première fois dix ans

auparavant, sa vie avait complètement changé ; maintenant qu'elle avait

rencontré Krishna, sa vie était à un nouveau tournant : il était « une

flamme vivante » pour elle.

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Tout à coup, tandis qu'elle parlait (poursuivait-il dans la lettre), je

devins inconscient et d'elle et de la chambre et de toutes les choses,

toutes [1]. C'était comme si je m'étais évanoui une seconde ; j'avais

oublié ce que j'avais dit et je lui ai demandé de répéter ce que j'avais

dit. C'est absolument indescriptible, mère. J'ai senti que mon esprit et

mon âme m'avaient été retirés une seconde. Je me suis vraiment senti

très étrange. Mme de M. a gardé tout le temps les yeux fixés sur moi.

J'ai dit que je me sentais très bizarre et : « Il fait très chaud dans la

pièce, n'est-ce pas ? » Car je ne voulais pas qu'elle s'imagine que j'étais

« inspiré » ou quelque chose de ce genre, mais en fait je me sentais

vraiment inspiré et très bizarre... J'ai dû me lever et me tenir un moment

debout pour rassembler mes idées. Vraiment, mère, c'était très étrange,

très étrange. Absolument entre nous, selon le langage théosophique,

quelqu'un était là, mais je ne le lui ai pas dit.

Avant de rencontrer les demoiselles de Manziarly, il s'était rendu

dans le sud de la France, le 12 février, avec le capitaine Max Wardall.

C'était un théosophe américain qui lui avait été présenté par Sacha et qui

connaissait Leadbeater. Il devait en tout cas quitter les Blech car M.

Blech allait sortir de l'hôpital et Mme de Manziarly avait promis de lui

chercher un appartement pendant son absence. Max Wardall et Krishna

séjournèrent d'abord trois jours à Nice à l'hôtel Astoria. Le premier jour,

ils se rendirent en voiture à Monte Carlo et prirent le thé au Casino,

mais ils se virent refuser l'entrée de la salle de jeux parce qu'ils n'avaient

pas leur passeport. Au Casino, une femme sourit à Krishna, le suivit et

fit tout pour attirer son attention. Il assura Lady Emily qu'il « n'avait pas

bougé », qu'il était resté « de pierre » et qu'au bout d'un quart d'heure

environ, elle l'avait laissé tranquille. De retour à Nice, ils passèrent la

soirée avec deux jeunes filles russes, amies de Wardall. Ils « se rendirent

avec elles dans un club pour danser ! Elles ne savaient pas danser, moi

non plus, et j'en fus soulagé, mais nous avons dansé quand même. Il ne

s'est rien passé, mère chérie. Ne riez pas. »

Le dernier après-midi, tandis qu'ils prenaient le thé au Casino de

Nice, Krishna suggéra à Wardall que

ce serait formidable si nous contrôlions la boule par la force de

notre volonté et que nous puissions alors miser autant que nous le

voulons et ruiner la banque. Nous nous sommes tous deux précipités

vers la table et nous avons commencé. J'imaginais mettre un petit

élémental au milieu de la table pour attraper la boule et la mettre sur

les numéros 3, 4, ou 5. Cela a marché et nous avons eu à un moment

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100 francs alors que nous n'avions commencé qu'avec dix francs, mais

nous avons perdu. Cela nous plaisait énormément.

Finalement, ils perdirent 20 francs. Peut-être y avait-il une trace

d'envie dans la réaction de Krishna face à la joie de Nitya lors de son

heureuse réussite à Manchester avec Jamnadas ?

Le 17 février ils se rendirent à l'hôtel Savaurin à Cagnes qui était

pourvu d'un terrain de golf, et où ils purent séjourner pour 25 francs par

jour en pension complète, le taux de change étant de 45 francs pour une

livre. C'est là que Krishna écrivit à Lady Emily :

J'ai laissé la ville infecte et hideuse derrière moi et suis monté sur la

colline. Chaque pas me rappelait Taormine. L'odeur de la pluie et le

vent frais des Alpes m'apportèrent de joyeux souvenirs au point que

c'était presque comme si vous étiez là... Je n'ai pas eu de lettre de vous

depuis une semaine, fait inhabituel depuis ces six dernières années...

Oh ! ma mère à moi, comme j'ai besoin de vous, niais je ne peux jamais

vous avoir. C'est une pensée très déprimante et mieux vaut l'écarter.

Bien que Krishna continuât d'aimer Lady Emily, à partir de ce séjour

à Cagnes, elle ne lui manquera plus jamais de la même manière. Elle

n'exercera plus aucune influence sur sa vie mais, pendant les quinze

années à venir, elle demeurera sa principale confidente. Il arrivait à

s'ouvrir à elle dans ses lettres comme à personne d'autre, d'autre. Avant

de rentrer à Paris, le 27 février, Krishna et Wardall allèrent passer

quelques jours à Monte Carlo. C'est là, sans doute, que se produisit un

incident. Wardall s'était absenté, laissant Krishna seul à l'hôtel. Tandis

qu'il s'y trouvait, une femme mariée lui adressa la parole et lui demanda

de la suivre dans sa chambre pour bavarder. En toute bonne foi et en

toute innocence, il la suivit car elle semblait très gentille et pas du tout

comme « ce type de femme ». Sitôt entrés dans sa chambre, elle ferma

la porte à clé et se mit à l'étreindre. Il eut l'air si terrifié qu'elle ouvrit

immédiatement la porte en disant, « Tu n'es pas comme ça, hein? » Ce

n'est que plus tard que quelqu'un lui dit – il ne se rappelle plus qui –

combien dangereuse sa position aurait été si le mari de la femme l'avait

trouvé là. Elle a certainement cru qu'il était homosexuel. En fait, toutes

ses tendances étaient hétérosexuelles mais, comme la plupart des

théosophes à cette époque, il pensait que le sexe était quelque chose de

sale, qu'il fallait sublimer. Une partie de son attirance pour Lady Emily

provenait de son horreur du sexe car, à l'époque où elle l'avait rencontré,

elle en était venue à refuser cet aspect de la vie conjugale. [2]

Krishna était d'une nature très aimante, mais il ne savait encore rien

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des femmes et en avait très peur. « Je n'ai pas eu d'aventures, dit-il à

Lady Emily sitôt arrivé à Paris, et ne désire pas particulièrement en

avoir. Quand je vois une femme, je l'évite soigneusement, soit en

m'éloignant, soit en gardant les yeux fixés à terre... Ces femmes sont

épouvantables, peintes et fardées de rouge. Elles ont une odeur de

pharmacie. Bah ! » Quand plus tard il alla voir Quo Vadis, il quitta la

salle rapidement « avant que la dame nue apparaisse ». Mais, sur le plan

physique, c'était un homme parfaitement normal – ses lettres le prouvent.

Il était si intime avec Lady Emily, au point qu'il lui racontait de façon

touchante ses « mauvais » rêves, qu'il trouvait « dégoûtants » ; il n'y

comprenait rien puisque dans la journée ses pensées étaient toujours

parfaitement pures.

Quand il retourna à Paris, le 28 février, Krishna y trouva Nitya qui

s'y trouvait en fait depuis le 21. A Londres, Nitya avait mijoté un plan

pour se faire un peu d'argent : constituer une société d'importation

d'automobiles et de tracteurs en Inde. Il avait, pour cela, envoyé

plusieurs télégrammes à Jamnadas qui était retourné en Inde, bien que ce

fût un ami de Jamnadas, Ratansi D. Moraji, un autre riche marchand de

coton de Bombay, également théosophe, qui était essentiellement

concerné dans cette affaire. A Londres, Nitya trouva un répondant grâce

à Lady Churchill qui le présenta à Maître de Sempill, héritier de Lord

Sempill, qui l'encouragea dans son projet [3].

Nitya était très heureux à Paris où il avait fait la connaissance

d'Isabelle Mallet et des Manziarly. (Dans le « mémorandum » de son

journal de la semaine qui s'achevait le 19 février, il écrivit que le jeu de

Marcelle était « merveilleux » et qu'Isabelle et lui « découvraient

combien il était agréable d'être ensemble et de devenir des amis. Si elle

était bien !!! Que ne pourrait-elle faire des hommes »). Mais ce furent

Mme de Manziarly et Nitya qui devaient particulièrement s'attacher l'un

à l'autre. Il commença à sentir qu'enfin il avait trouvé en elle une amie

bien à lui, et qui ne l'aimait pas seulement parce qu'il était le frère de

Krishna. Yo de Manziarly elle aussi l'aimait tout autant pour lui, ainsi

que Mary Lutyens, mais elles n'étaient que des enfants, et c'est d'un

amour adulte qu'il avait besoin.

Il retourna à Londres le 8 mars et écrivit à Mme de Manziarly le jour

même pour lui dire que « l'affaire était trop merveilleuse pour être

décrite » ; son projet devait donc avoir mûri. Le 18, Ratansi arriva à son

tour eh Angleterre. Le lendemain, il y eut une réunion d'affaires avec

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Ratansi et Maître de Sempill. A ce moment-là, Nitya avait décidé de

retourner en Inde avec Ratansi. Il avait envoyé un télégramme à Mme

Besant pour lui faire part de son intention et avait loué une cabine pour

le 12 mars. Dix jours plus tard, il quitta Londres pour Paris avec

Ratansi, après avoir rendu son appartement et noté dans son journal :

« L'examen de droit pénal devra être remis à plus tard. »

A son arrivée à Paris, Nitya reçut un câble de Mme Besant lui

ordonnant de rester en Angleterre : son premier devoir était de veiller

sur Krishna. Si Krishna rencontrait des difficultés à Paris, Nitya pourrait

facilement le toucher depuis Londres. Cet anéantissement de tous ses

espoirs et projets a dû être un coup terrible pour lui ; toute cette aventure

l'avait tant passionné. Pourtant, il nota simplement dans son journal :

« A.B., la toute-puissante ».

Il resta à Paris, réconforté par les Manziarly, tandis que Ratansi, qui

avait décidé de ne pas retourner en Inde sans Nitya, rentrait à Londres.

A la mi-avril, Nitya se rendit à Turin pour une semaine, sans doute afin

de régler une affaire de voiture ; on peut juger de son état d'esprit

d'après les notes de son journal à Turin : « Infernal ! infernal !

infernal ! » pendant trois jours, puis, dans le « mémorandum » : « Turin,

le plus triste de ma vie. » Il écrivit, le 17 avril de Turin, à Mme de

Manziarly : « C'est vraiment extraordinaire, je n'ai encore jamais joui de

quoi que ce soit sans avoir à le payer cher ; je pense que mes joies sont

de celles qui sont défendues, et celles qui sont permises ne sont pas des

joies. »

Il retourna à Paris et y resta jusqu'au 28 avril, puis il rentra à Londres

où il prendra tout seul, un autre appartement meublé, 22 Hans Court,

Hans Road, près de Harrods, pour réviser son travail et fréquenter de

nouveau la faculté. Étant donné sa vive intelligence, sa nature moins

portée à la spiritualité, ses impulsions physiques plus fortes que chez

Krishna, son aspiration à l'indépendance financière, cela dut être

affreusement dur pour lui de remplir le rôle que Mme Besant lui avait

assigné. Il avait perdu tout espoir et se sentait même encore plus perdu

et malheureux que Krishna à cette époque.

_____________

1. ^ En français dans le texte.

2. ^ Les lettres de Krishna à Lady Emily entre le 20 février et le 7 avril manquent. C'est

pourquoi l'on peut avancer que cet incident avec la femme eut lieu à Monte-Carlo, car si

cela était survenu à Cagnes, il lui en aurait sûrement parlé. A cette époque, il semble qu'il

ne cachât pas le moindre détail de sa vie aussi intime qu'il soit.

3. ^ Maître de Sempill ( 1873-1965) était un pionnier de l'aviation, et il était aussi fort

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intéressé par l'automobile. Lady Churchill, fille du Comte de Lonsdale, était disciple de

Mme Besant. Elle avait épousé le 1er Vicomte Churchill en 1887. Son mari n'était pas,

comme Edwin Lutyens, armé de patience, et en 1927 obtint d'elle le divorce pour cause

d'abandon du domicile conjugal.

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P

KRISHNAMURTILES ANNÉES DE L'ÉVEIL

'Critique et rebelle'

endant ce temps, Krishna appréciait l'indépendance dans unepetite chambre, une garçonnière [1], au 4. rue du Colonel-

Renard, que Mme de Manziarly lui avait trouvée tandis qu'il setrouvait dans le sud de la France. La plupart du temps, il mangeaitseul dans un petit restaurant italien près de chez lui (Lady Emilysoutenait que par souci d'économie, il mourait à moitié de faim),mais il prenait souvent ses repas chez les Manziarly. Un jour, il allaavec eux à Fontainebleau, un autre à Versailles. Il aimait cesexpéditions mais se plaignait que les Manziarly eussent tantd'énergie, qu'ils le fatiguaient. Habituellement, il éprouvait la plusgrande difficulté à s'apprêter le matin ; si on les laissait à eux-mêmes, lui et Nitya passaient leur temps à flâner en robe dechambre jusqu'à l'heure du déjeuner. Le 7 avril, il écrivit à Lady Emily que deux jours auparavant (lelundi de Pâques), « Mme de M., Marcelle, mon amour!!! et Yo (unautre amour) sont venues me voir en apportant du thé. Je me suishabillé à l'indienne et elles furent en extase. (Si je me laissais aller,je pourrais être le fou d'ici-bas le plus suffisant, mais grâce à Dieuet à vous, je ne le serai jamais. » Le lendemain, en prenant le théchez les Manziarly, « un homme » jouait de la flûte. C'était vraimentmerveilleux. Il a été vraiment berger et il a joué tous les airs deberger. J'en ai eu la chair de poule tout le temps. C'était vraimentparfait.) Je me sentais si ému que je lui ai demandé de m'apprendre,ce qu'il m'a promis. « Krishna jouant de la flûte ». » Il ajouta,toujours dans cette lettre : Je suis plus amoureux et ils sont tous amoureux de moi. Commeje le disais, si je me laissais aller, je pourrais sérieusement tomberamoureux, mais dites-moi franchement, mère, croyez-vous que cesoit une bonne chose. Naturellement, je ne me marierai jamais, jene suis pas fait pour ça en cette vie, j'ai quelque chose de mieux àfaire. Ne vous moquez pas, je crois sérieusement que j'aimebeaucoup Marcelle, mon amour, mais je ne sais si je suis amoureux

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d'elle. Ne vous faites donc aucun souci. Croyez-vous vraiment queje vous oublierais après huit années ? On ignore l'avis de Lady Emily sur le fait de tomber amoureux,mais Krishna fut plus tard surpris de lui entendre dire qu'elle étaitjalouse. Il s'était résigné à être séparé d'elle. « ...c'est comme le soleilet la lune, ils ne peuvent jamais être ensemble, c'est pourquoi moinson en parle, mieux c'est », écrivit-il le 18 avril. Dans cette lettre, illui dit aussi qu'il allait prendre un professeur et travailler très dur, etprendre aussi des leçons de flûte tous les jeudis. Ces cours de flûtene durèrent pas longtemps, non plus que la résolution de travaillerdur. Le 6 mai, après avoir rencontré Sacha de Manziarly venu à Parisà l'improviste, il écrivit : « C'est curieux, toute la journée, j'ai été trèsrêveur, plus que d'habitude, et dans mon cœur était la penséeconstante de Seigneur Bouddha. Je me trouvais dans un tel état quej'ai dû m'asseoir et méditer. Moi méditer, vous vous rendez compte !Extraordinaire... » Le 6 juin, il se rendit à Londres où il demeuracinq semaines avec Nitya, à Hans Court. Mme Besant ne vint pas enEurope cette année-là ; il n'avait donc aucune raison de venir enAngleterre, sinon pour voir Lady Emily. Ratansi était toujours àLondres ; chaque jour, Nitya faisait avec lui des promenades àcheval dans Richmond Park ; ils allaient au théâtre et faisaient despromenades dans sa Rolls-Royce, mais il était évident que cela nelui plaisait guère, car comme il l'écrivit à Mme de Manziarly : « Lesplaisirs pris au sérieux deviennent de tristes corvées. » Le 11 juillet, Krishna et Nitya allèrent avec Ratansi à Paris où,pour une fois, ils connurent l'aisance, étant descendus à l'hôtelClaridge. Les Manziarly étaient déjà partis pour Amphion au borddu lac de Genève, près d'Evian ; ils y avaient loué une villa pour lesvacances d'été, et Krishna devait les y rejoindre. Il supplia LadyEmily de venir elle aussi, mais elle se rendait compte qu'elle nepouvait quitter ses enfants ni se permettre de les emmener àl'étranger cette année car Barbie s'était mariée en mai ; elle devaitsacrifier ce plaisir. Après une semaine divertissante à Viviez avecSacha et un Espagnol de ses amis, Krishna rejoignit les Manziarly le20 juillet et resta deux mois. Il resta à l'hôtel des Princes en face deleur villa et prenait ses repas à l'hôtel. Mais il passait toute la journéeavec eux à faire de la marche, du canotage, de la natation, à jouer autennis, au bridge ou au poker, comptant les points avec des haricots

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et à faire les jeux des journaux. Isabelle Mallet les rejoignit finjuillet ; Sacha vint passer quelques jours et Nitya leur rendit visitedeux fois, en août et en septembre. Ces vacances à Amphion furent probablement les moments lesplus heureux que Krishna ait jamais passés. Il aurait souhaité queLady Emily fût là : « Vous auriez tant aimé l'aspect enfantin etjoyeux. » La première lettre qu'il lui adressa d'Amphion étaitparsemée de croix au crayon : baisers des deux demoiselles deManziarly qu'elle avait rencontrées lors d'une visite à Paris. Apropos d'une expédition à Chamonix et à la Mer de Glace, il lui dit :« Ces montagnes semblaient si calmes et si majestueuses... J'auraistant voulu que vous voyiez ce qui est pour moi la manifestation deDieu même. » C'était la première fois qu'il allait à la montagne etson amour pour elle ne le quittera jamais. Lorsque Sacha arriva,Krishna se rendit avec lui au Casino d'Evian. Krishna « aurait tantvoulu danser », mais il n'avait pas de partenaire ; même s'il en avaiteu, il aurait été « trop timide ». Il faisait la lecture à haute voix de La voie de la vertu selonBouddha aux Manziarly ; il fut tellement frappé par un message qu'ille copia entièrement à l'intention de Lady Emily : « Omnipotent etomniscient suis-je, détaché, pur, sans contrainte, totalement libérépar la destruction du désir. Qui appellerais-je Maître ? J'ai moi-même trouvé la voie. » Les Manziarly lui lisaient Tourgueniev etBergson, deux auteurs qu'il trouvait assez difficiles à comprendre.Les deux livres qu'il lut à Paris cette année-là et qui l'avaient le plusimpressionné furent l'Idiot et Ainsi parlait Zarathoustra. Une part de son bonheur à Amphion venait de ce que personne àl'hôtel ne connaissait sa vie ; il était pourtant bien embarrassé partoutes ces femmes qui le lorgnaient dans la salle à manger, et il nelevait pas les yeux de son assiette. Mais ce genre d'embarras n'étaitrien en comparaison du supplice que sa réputation de nouveauMessie lui infligeait de temps en temps. Il raconta que Yo deManziarly le considérait comme « Dieu sur terre, meilleur que MmeBesant ou C.W.L. ». « Je lui ai dit de ne pas me tourner la tête et,très chère mère, ne vous inquiétez pas car il est peu probable qu'ilsme fassent tourner la tête. Je n'en vaux pas la peine. » Il n'empêcheque c'est peut-être cette attitude des Manziarly envers lui ou lalecture du livre de Bouddha, qui tout à coup éveilla de nouveau enlui un certain intérêt pour le rôle qu'il était destiné à jouer.

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Raja était arrivé à Londres en juillet. Krishna supposait que laprésence de Raja voulait dire que « tout allait recommencer », c'est-à-dire les vies antérieures et les étapes occultes sur le Sentier. Ilsouhaitait pouvoir secouer ces damnés théosophes ! Je déteste cette affaire meli-melo que nous sommes devenus... Quelle foutaise que tout cela, etpenser à ce que cela pourrait être. Nous devrons le faire. Toutchanger de fond en comble et jeter en l'air tout facteur personnel.Je voudrais savoir ce qu'en pense Raja, mais je suppose qu'il est dela vieille école. La barbe ! J'en ai vraiment assez de ces gens, maisà présent ce n'est pas mon affaire. Un jour, comme je m'intéresse aufond beaucoup à tout ça, je prendrai les choses en main et ferai ceque je pense être juste, et j'enverrai se faire pendre quiconque y voitun facteur personnel. Oh, mère, quelle foutaise ! Ne riez pas.Sacrebleu ! Sacré nom d'une pipe [2], cela veut dire la même chose.Nous changerons le monde ensemble aidés de Mme de M., Mar etYo !!! Raja avait amené avec lui en Angleterre Rajagopalacharya, cette« découverte » de Leadbeater de 1914, avec son passé extraordinaireet son merveilleux avenir. Krishna dit à Lady Emily que lesManziarly voulaient connaître son point de vue personnel sur ce satané Rajagopalacharya (quel nom! Ils me demandent si jeredoute mon rival!!? Ils pensent que j'en suis jaloux ! Pauvre vieux,je lui cède ma position notoire pour deux sous. Personnellement, jem'en fiche de Raja [3], Rajago !!!). Je me demande ce qu'il va faire.J'espère qu'ils ne vont pas (rater) [4] son avenir. En ce cas, jepourrai lui présenter mes condoléances. Si vous le voyez, donnez-lui, je vous prie, ma bénédiction et demandez-lui la sienne(Seigneur, combien nous autres mortels sommes idiots. Nouscroyons en ceux qui crient le plus fort, et ces types appelésthéosophes crient dans une jungle d'insensés, et les insensés avalentce qui leur fait le plus plaisir mais qui ne leur fait nul bien). Quelques jours plus tard, il apprit que Raja voulait introduire unecertaine cérémonie dans la Société Théosophique. Je vais écrire à Raja pour lui dire que tant qu'il n'introduit passa « fichue cérémonie » dans l'Étoile, cela m'est égal... Pourquoi nepas mettre d'abord de l'ordre dans le désordre où nous noustrouvons puis faire de nouvelles choses ? [5] Tout cela ne faitqu'augmenter et alourdir le chaos actuel. Nous possédons quelque

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chose de magnifique et quand nous possédons le meilleur nous yajoutons des créations humaines. Cela me rend fou. Pourquoisommes-nous ainsi? Parce que nous ne pouvons pas faire face à laGrandeur de la vie ; c'est pourquoi nous créons une PetiteGrandeur que nous soyons capables de voir. Et le 7 août : J'ai écrit une longue lettre à Raja pour lui dire de manière assezdirecte que tous ces spectacles secondaires tuent le spectacleprincipal... J'espère qu 'il ne va pas être en colère après moi. Il m'aenvoyé d'avance une copie du Disciple [6]. Ça m'a fait dresser lescheveux... Comme vous le savez, je crois vraiment aux Maîtres, etc.,et je ne veux pas qu'on tourne cela en dérision. Un objet ou unebelle idée ne sont jamais laids, mais nous, êtres humains, pouvonsles rendre monstrueusement malsains. C'est ce que fait le Disciple.C'est bigrement mesquin et impur. Ce que je voudrais faire, c'estque A.B., C. W.L., Raja, un ou deux autres et moi-même, nous nousréunissions autour d'une table pour discuter et établir un plan vasteet net, suivre ce plan en mettant de côté nos personnalités et toutesnos mesquineries. Mais je ne vois pas comment faire. Nous sommestellement loin les uns des autres... je peux en parler à Raja, maisque pouvons-nous faire, nous deux, mère chérie, parmi un telchaos... Je vais écrire à Raja à propos du Disciple et je serai alorstout à fait mal vu. Je suis au comble de la rébellion, vous pouvezl'imaginer, et, personnellement, je ne peux faire partie de quoi quece soit dont j'aie honte. Merci de m'avoir tenu au courant pourRajago ; moi, je suis sûr qu'au fond il est comme tout le monde.Merci de me dire qu'il n'est pas mon « rival » !!! Il n'existe personnepour dire à ces gens de ne pas être de sacrés imbéciles. Ilsdevraient avoir un frère, ressemblant particulièrement à Nitya. Rajadevrait en avoir un. Bien sûr, si (souligné quatre fois) je doisoccuper une situation prépondérante dans la S. T., ce sera pour (ceque) je suis et non à cause de ce que les gens pensent de moi ou dela situation qu'ils ont créée pour moi... Personnellement, je doisétudier sérieusement et mettre mon intellect en bon état de marche.Comme vous le dites, lorsque je serai à Paris, je prendrai des leçonsd'élocution. Et le 25 août : Un type extraordinaire ce Raja. Je pense qu'il croit tout ce quelui dit Lady D (de la Warr) sur nous et sur nos dettes. Raja est

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comme nous autres, et s'il m'avait dit qu'on a tellement dépensé pourmon « éducation » (?) et qu'il me faudrait le rendre sous forme de« service » à la S. T., je lui aurais dit que je ne lui ai jamaisdemandé à quitter l'Inde, etc. De toute façon, c'est vraiment de lafoutaise et j'en ai assez. En écrivant à Mme Besant, il se garda de laisser paraître cet étatd'esprit rebelle : Si je vous écris, c'est à l'occasion de votre anniversaire (lesoixante-treizième au 1er octobre). Des milliers de gens vont vousécrire de toutes les parties du monde pour vous faire part de leursaffectueuses pensées et de leur dévouement ; je vous assure, mère,même si je ne suis pas capable d'exprimer mes sentiments dans unlangage fleuri, j'éprouve pour vous une affection et un dévouementprofonds... Je vais rester ici jusqu'à la fin du mois, puis j'irai passerquelques jours à Londres pour voir Raja, etc.. Ensuite, je reviendraià Paris... J'ai l'intention d'aller à la Sorbonne car je peuxmaintenant comprendre et lire le français aisément, et je vais memettre à la philosophie. Je suis fou de lecture et je veux travaillertrès dur les deux ou trois prochaines années. Si je peux mepermettre de le dire, mon instruction a été quelque peu négligée etje veux remédier à cette négligence... Je veux profiter de tout ce quel'Occident peut me donner, puis tourner mon visage vers l'Inde où,j'en suis certain, je travaillerai. J'espère ne pas vous ennuyer avectous mes projets... Mon amour et mon dévouement sont toujours àvotre disposition. Qu'il se fût pleinement résigné au fait que son œuvre l'attendaiten Inde, cela est prouvé par la lettre qu'il adressa à Lady Emily lemême jour où il écrivait à Mme Besant : « Mère chérie, celam'arrivera un jour ou l'autre. Mme Besant ne m'a pas encore appelé.Si elle le fait, nous serons tous obligés de mettre nos sentimentschacun dans notre poche et je partirai certainement pour l'Inde. » _____________

1. ^ En français dans le texte.2. ^ En français dans le texte.3. ^ En français dans le texte.4. ^ En français dans le texte.5. ^ Des éléments dissidents à l'intérieur de la Société Théosophique créaient

encore des ennuis à ce moment-là.6. ^ L'un des journaux publiés par la Section Ésotérique de la S.T. Lancé en

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mai 1913, il ne parut qu'irrégulièrement. Il n'y eut pas de parution entre mai1920 et janvier 1922. Peut-être la copie d'avance montrée à Krishna fut-ellesupprimée après qu'il en eût donné son opinion.

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K

KRISHNAMURTILES ANNÉES DE L'ÉVEIL

'Amoureux'

rishna et Nitya arrivèrent d'Amphion à Londres le dernier jourde septembre. Ils allèrent habiter un appartement très agréable,

1 Robert Street, Adelphi (à côté de l'appartement qu'ils avaienthabité autrefois dans la même rue) et que leur avait trouvé Lady dela Warr. Néanmoins, ils détestaient la poussière, le bruit de Londreset la fumée noire. Nitya se présenta à l'examen de Droit pénal le 5 octobre et appritle 19 qu'il avait été reçu, « quoique de justesse ». Pendant ce temps,Krishna avait beaucoup vu Raja. Il avait également rencontréRajagopal qu'il décrivit dans une lettre à Mar de Manziarly comme« un gentil garçon », bien qu il n'eût pas encore l'occasion debeaucoup lui parler ; mais, le 14, il put apprendre à Mar qu'il avaiteu une longue conversation avec lui et le trouvait « très bien » ;Rajagopal lui avait dit qu'il aimerait travailler pour lui. Cependant,Nitya ne fut pas ravi d'apprendre que Rajagopal, pendant qu'ilpréparait son entrée à Cambridge, allait partager avec luil'appartement de Robert Street après le retour de Krishna à Paris. Iln'y avait qu'une salle de séjour et Nitya avait espéré en avoir seul ladisposition. Il y a peut-être du vrai dans le fait que Rajagopal était considérécomme un « rival » possible de Krishna, car Leadbeater duts'apercevoir, pas seulement sur le plan astral, du désenchantement deKrishna à cette époque à l'égard du rôle qu'il avait à jouer. En effet,Leadbeater avait déjà laissé entendre, dans une lettre de l'annéeprécédente, qu'il était disposé à limiter l'importance du « véhicule »élu, à défaut de le supplanter : « On m'a laissé entendre (le SeigneurMaitreya en personne sans aucun doute)... qu'en plus du corps dontII se servira la plupart du temps et dans lequel II voyagera, Ilchoisira sans doute quelqu'un dans chaque pays, qu'il inspireraparfois selon Sa volonté, qu'il guidera et dirigera quant à ce qui doitêtre fait. » Ces paroles étaient adressées de toute évidence à sesjeunes élèves australiens car, après avoir dit qu'il ne s'attendait pas à

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l'avènement du Seigneur avant quinze ou vingt ans, et que parconséquent lui, Leadbeater, ne Le verrait pas dans son corps actuel,il ajoutait : « Vous rendez-vous compte que s'il doit choisir unepersonne jeune par qui II parlera, disons ici en Australie, ce devraêtre quelqu'un qui actuellement doit avoir à peu près l'âge decertains d'entre vous ? Il négligeait de dire ce qui arriverait si toutesces différentes personnes dans ces différents pays, se croyantchacune inspirée par l'Instructeur du Monde, recevaient l'ordre dedire ou de faire des choses contradictoires. Krishna ne revint à Paris que le 8 décembre. Durant ces semainespassées à Londres, il se sentit stimulé dans son travail pour l'Étoile,probablement sous l'influence de Raja, et il se remit à écrire deséditoriaux pour la revue de l'Étoile, le Herald. Wodehouse s'étaitalors marié et allait retourner en Inde comme professeur d'anglais aucollège Deccan à Poona ; ainsi, une fois de plus, la rédaction duHerald était confiée entièrement à Lady Emily, Wodehouse avaitdémissionné de sa fonction de secrétaire administratif de l'Ordre del'Étoile d'Orient, et Nitya fut nommé à sa place. Wodehouse esttoujours resté en contact avec Krishna et, en 1926, il retourna àAdyar travailler pour lui. Même avec un taux de change favorable, Krishna devait fairetrès attention à ses dépenses à Paris. Il demeura d'abord chez lesBlech, puis déménagea dans un petit hôtel où vivait Ruspoli. l'hôtelVictor-Emmanuel III, rue de Ponthieu ; mais il prenait la plupart deses repas chez les Manziarly car M. de Manziarly, malade, setrouvait dans le sud de la France. Le 26 décembre, Krishna écrivit àLady Emily à l'occasion de son quarante-sixième anniversaire :« Vous rappelez-vous, maman chérie, que je vous ai dit voicilongtemps qu'à chaque anniversaire mon affection augmenteraitplutôt qu'elle ne diminuerait ? Eh bien je peux dire honnêtement,sans exagérer, que mon amour pour vous est immense. Il y a entrenous un lien qui ne sera jamais brisé... Je vous aime de tout moncœur et de toute mon âme d'un amour des plus grands et des pluspurs. » Pourtant, ses lettres à Lady Emily en 1921 étaient bien pluscourtes et moins fréquentes qu'auparavant. Elles débutaientgénéralement par des excuses pour n'avoir pas écrit plus tôt. Suivantson conseil, il avait pris des leçons d'élocution et, le 28 décembre, ilprit la décision importante de prendre la parole lors d'une réunion

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théosophique à Paris. Le programme ne prévoyait pas son intention,mais il sentit soudain qu'il voulait parler. Il parla dix minutes enanglais et fut traduit. Juste avant de monter sur l'estrade, je tremblais bien évidemmentet j'avais le trac, mais une fois sur l'estrade, je me suis senti aussicalme qu'un orateur expérimenté. Les gens applaudissaient etmontraient un large sourire... Je leur ai dit de ne pas êtresentimentaux, etc.. La politique et la religion doivent aller maindans la main, etc.. Désormais je parlerai, parce que j'aime ça, etj'en suis heureux car je dois le faire un jour. La lettre que Krishna écrivit d'Amphion à Mme Besant a dûcertainement la blesser, car il lui écrivit le 12 janvier 1921 : Ma lettre au sujet de mon instruction a dû vous rendremalheureuse. Je vous en prie, mère, ce n'était pas mon intentionquand je l'ai écrite, loin de là. Si mon instruction a été négligée, cen'est pas votre faute, c'était dû à la guerre et à beaucoup de choses ;ne dites pas, je vous en prie, que vous le regrettez car cela me faitterriblement mal. Personne au monde n'aurait pu être plusprévenant et plus maternel pour Nitya et pour moi que vous. Ce quiest arrivé est du passé, et pourquoi, après tout, vous ou moidevrions-nous nous en soucier. Dieu sait que vous avez déjàsuffisamment de préoccupations comme cela. Alors, s'il vous plaît,ne me dites pas que vous le regrettez... Je vais écrire l'éditorialchaque mois et ce sera très difficile pour moi. Mon françaisprogresse à merveille et dans quelques mois je devrais parler tout àfait bien. Je vais à la Sorbonne (dont l'entrée était libre) et j'ai choisile sanskrit, ce qui sera utile en Inde. Mon seul désir est de travaillerpour vous et la Théosophie. J'y arriverai. Je veux retourner en Inde,comme Raja a dû vous le dire, et participer à l'œuvre. Quoiqu'il ensoit, souvenez-vous que je vous aime de tout mon cœur et de toutemon âme, et nul ne vous est plus dévoué que je le suis. Mme Besant fut enchantée d'apprendre qu'il allait écrire deséditoriaux pour le Herald. Il lui fallait faire de terribles efforts, et ilen était venu à les redouter toujours plus de mois en mois, mais celachangeait du tout au tout la vente de la revue qui rencontrait ànouveau des ennuis financiers parce que Mlle Dodge avait retiré sacaution. Krishna écrivit lui-même à plusieurs personnes pourdemander des dons. Mlle Percy Douglas-Hamilton, autre richemembre de l'Étoile, fille du millionnaire des tabacs, Frederick Wills,

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dévoué à Mme Besant, donna une garantie de mille livres par an, etJoseph Bibby du Bibby's Annual, théosophe de longue date sans êtremembre de l'Étoile, donna une garantie de cent livres. En avril,Robert Lutyens, alors journaliste professionnel travaillant pour leDaily Mail, se chargea de faire paraître le Herald qui eut un largesuccès. Début février, Krishna tomba malade, il eut une infection dusinus qui tourna en bronchite. Il était plein de fièvre et délirait. Mmede Manziarly insista pour qu il se rendît rue Marbeuf où elle et sesfilles le soignèrent tendrement jusqu'au moment où elle fut appeléedans le sud de la France où son mari était gravement maladesouffrant d'une pneumonie. Krishna déménagea alors chez les Blechcar il n'était pas convenable pour lui de rester seul avec des jeunesfilles. Nitya était alors à Londres, malade lui aussi. Il avait lavaricelle, et si gravement qu'on songea tout d'abord à la variole.Krishna était très préoccupé et espérait que Lady Emily le soigneraitaussi bien que les Manziarly l'avaient fait pour lui. M. de Manziarly mourut le 10 février. Après sa mort, Mme deManziarly put se vouer entièrement à Krishna et Nitya. Krishna étaitencore convalescent et Nitya pensait qu'il ne serait jamais lui-mêmeen bonne santé tant qu'il ne quitterait pas Londres qu'il détestait ; lesdeux frères partirent seuls ensemble le 4 mars pour trois semaines àAntibes. Ils habitèrent une jolie petite maison au bord de la mer,chez une certaine Mme Rondeau, où ils semblent avoir été trèsheureux. Nitya revint ensuite à Londres pour se préparer auxderniers examens, tandis que Krishna retournait à Paris chez lesManziarly. A Antibes, Krishna eut du temps pour réfléchir et voir en lui-même. « Je suis heureux que vous ayez foi en moi », écrivit-il àLady Emily dès son retour à Paris, « ...Un jour, nous serons tous degrands instructeurs et nous devons parvenir à ce stade dès quepossible. J'ignore pourquoi vous auriez foi en moi car je n'ai rienaccompli ; pourtant vous et les autres dites avoir foi en moi. Dieusait pourquoi. Je ne quête pas de compliments et vous meconnaissez. » Peu après : Je dois me prendre moi-même en main et travailler dur. Je suisen train de le faire. Je me suis pris en main et j'ai l'intentiond'accomplir certaines choses. Je me livre vaguement à une sorte deméditation, mais je dois le faire avec plus de rigueur et de

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régularité. C'est le seul moyen. Je ne connais pas la philosophie dema vie mais je veux en avoir une... J'ai beaucoup réfléchi à l'Ordreet à la S. T., mais surtout à moi-même [1]. Je dois me découvrir etalors, seulement, je pourrai aider les autres. En fait, je dois fairedescendre le Vieux Monsieur et assumer un peu mes responsabilités.Sans doute le désire-t-Il mais trouve que le corps et l'esprit ne sontpas assez spirituels. Je dois les éveiller pour « son » habitation. Si jeveux pouvoir aider, je dois avoir de la compassion et une parfaitecompréhension, et, surtout, un amour infini. J'emploie des phrasesrebattues, mais pour moi elles sont neuves. Par « Vieux Monsieur », Krishna désignait son ego ; il doitrendre son corps et son esprit assez spirituels pour l'habitation deson ego. Cette distinction entre le corps et l'ego, l'âme, laThéosophie y mettait beaucoup l'accent. Le corps était à un stadeinférieur d'évolution et l'on devait s'en occuper comme d'un enfantou d'un animal domestique. Krishna fréquentait à nouveau beaucoupRuspoli qui était plus heureux ; faire descendre le « VieuxMonsieur » était à l'origine une remarque de Ruspoli concernant sonpropre ego. Krishna était loin de se sentir bien – il avait des douleurs àl'estomac et une affection non déterminée du nez dont il souffriratoute sa vie de temps en temps – et Mme de Manziarly lui prescrivitun régime qu'il suivit à la lettre. Il s'était toujours intéressé auxnouveaux régimes, bien qu'il n'ait jamais cessé d'être végétarien. Cependant, c'était Nitya qui était vraiment malade. Un après-midi, à la mi-mai, alors qu'il était avec Lady Emily au cinéma NewGallery, il eut une toux soudaine et cracha du sang. Le diagnosticrévéla une tache au poumon gauche. Krishna le fit venirimmédiatement à Paris pour le faire traiter par le docteur Carton. Le29 mai, avec la permission de son médecin de Londres. Nitya serendit à Paris. Le lendemain, Krishna et Mme de Manziarlyl'emmenèrent voir le docteur Carton qui habitait à Boissy-Saint-Léger, à une heure de Paris. Le docteur eut du mal à trouverl'endroit infecté, lui prescrivit un régime rigoureux et dit qu'ondevait le soigner comme s'il en était à la dernière phase de lamaladie, seul moyen de le guérir. Comme le docteur Carton voulait le voir fréquemment, on décidaque Nitya passerait l'été à Boissy-Saint-Léger. Un certain docteurSchlemmer, élève du docteur Carton, y avait une maison qu'il mit à

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la disposition de Mme de Manziarly. Le 14 juin, elle emmena Nityaà Boissy pour une période de repos complet, à l'abri de touteagitation. Entre-temps, Krishna était allé le 3 juin à Londres où MmeBesant devait bientôt arriver. Il eut une période de grande activité,car il l'accompagna dans ses voyages, le dernier eut pour destinationParis où devait se tenir la Convention mondiale théosophique, quifut suivie du premier Congrès de l'Ordre de l'Étoile d'Orient. Onconsidéra Nitya assez rétabli pour l'y faire prendre part. L'Ordrecomptait alors plus de trente mille membres à travers le monde. Surles deux mille présents au Congrès, beaucoup avaient consenti degrands sacrifices financiers pour se rendre à Paris. Nitya adressa à Leadbeater un compte rendu du Congrès : Ce qui a dominé tout le Congrès, ce fut la présence et l'autoritéde Krishna. Il a été une révélation pour tout le monde. Même MmeBesant constata avec intérêt son épanouissement. Elle et Krishnaouvrirent ensemble le Congrès (en français). Ensuite, il prit tout enmain. Il présida les débats et les dirigea avec une grande habileté,amenant l'attention du public sur les arguments pertinents, nelaissant pas les discussions s'écarter du point étudié... Krishna parlaplusieurs fois sans cérémonie aux membres et aux délégués et fitune conférence au Théâtre des Champs-Elysées. Chacun sedemandait, comme vous pouvez l'imaginer, comment il était et cequ'il pourrait leur dire en tant que chef de l'Ordre. Mme Besant,tout en blanc, l'observa le temps qu'il parla. Il paraissait très mincedans sa tenue de soirée et tous deux formaient un beau contrastesur l'immense scène du théâtre. Mme Besant, dans le Theosophist de septembre, exprima elleaussi son enthousiasme sur la façon dont Krishna avait dirigé leCongrès : ...il a étonné tout le monde par sa compréhension des questionsabordées, sa fermeté à contrôler les débats, la façon claire aveclaquelle il énonçait les principes et les pratiques de l'Ordre... Maisle plus surprenant chez lui fut son intense conviction de la réalité etde l'omnipotence du Dieu caché en tous, et, selon lui, les inévitablesconséquences qu'entraînait la présence de cette Divinité. Il fut décidé durant le Congrès qu'il n'y aurait pas de cérémoniesdans l'Ordre. « Tout rite, aussi beau et magnifique soit-il, déclara

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Krishna, tendrait inévitablement à cristalliser le mouvement et àlimiter son champ d'action. » Dans son éditorial du Herald d'août, ilécrivit : « Nous devons avoir l'esprit ouvert si nous voulonscomprendre la Vérité » ; les membres de l'Étoile ne devraient pasressembler aux pharisiens de jadis, incapables de saisir la Véritéquand elle est dite. Dans le Herald de cette époque, Raja, lui aussi,mit l'accent sur la nécessité de se détacher intellectuellement detoutes les traditions, idées et coutumes. « Quand II nous parlera,écrivit-il, serons-nous libres de toutes nos vieilles idées et pourrons-nous comprendre que s'il dit quelque chose de nouveau, contraire àtoutes les traditions, il nous faudra les abandonner et repartir à zérosi nous voulons Le comprendre ? » Que de fois cet avertissement,faisant écho aux paroles de Krishna, allait être réitéré par les anciensdirigeants de la Théosophie, et combien ils en firent eux-mêmes peude cas lorsque le moment arriva. Après le Congrès, Krishna et Nitya se rendirent à Boissy le 1eraoût. Quatre jours plus tard, Lady Emily, qui avait loué une maison,arriva avec ses deux plus jeunes filles, Betty et Mary, alors âgées dequinze et treize ans. Mar de Manziarly, Rajagopal et un amiautrichien de Krishna, John Cordes [2], habitèrent chez Lady Emily,tandis que Yo, sa mère, Krishna et Nitya logeaient à proximité, chezle docteur Schlemmer. Nitya menait une vie d'infirme et on le voyaitrarement. Les autres membres du groupe, à l'exception de Mme deManziarly qui ne quittait jamais Nitya, jouaient à la balle au campl'après-midi, et, le soir, à des jeux d'enfants comme le chuchotementrusse, colin-maillard, dans le jardin des Lutyens. C'était un été trèschaud et les moustiques étaient un supplice. Le long repos à Boissy n'avait pas fait baisser la fièvre de Nitya,c'est pourquoi il se rendit au début de septembre à Montesano, dansles Alpes suisses, au-dessus de Montreux, avec Krishna, Rajagopalet John Cordes. De Montesano, Krishna écrivit le 9 septembre àLady Emily, lui réitérant toute son affection après les semainespassées ensemble à Boissy : « Il me faut être sentimental avec vouscomme je ne le serai jamais avec quiconque. Mon amour pour vousest aussi pur et éternel que la neige sur le Mont-Blanc. » Ils savaient la séparation proche. Avant de retourner à Adyar à lami-août, Mme Besant avait en effet pris des dispositions pour leretour de Nitya et de Krishna en Inde l'hiver suivant, afin queKrishna y commence l'œuvre de sa vie, mais Lady Emily ne pouvait

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deviner combien elle aurait vite à partager son affection. LaissantNitya à Montesano avec Cordes, Krishna partit pour la Hollande le15 septembre sur l'invitation du baron Philip van Pallandt van Eerdequi avait offert de céder à l'Ordre de l'Étoile sa belle maisonancestrale du XVIIIe siècle, entourée de deux mille hectares deterres boisées : le château d'Eerde (prononcer Airder) à Ommen, nonloin d'Arnhem. Krishna n'y resta qu'une quinzaine de jours mais,pendant ce temps, il rencontra une jeune Américaine de dix-septans, Helen Knothe, nièce de Mlle Cornelia Dijkgraff, déléguéenationale de l'Étoile en Hollande et fille de Frank Knothe quipossédait une fabrique de vêtements très prospère à New-Jersey.Helen habitait chez sa tante à Amsterdam et étudiait le violon.Krishna se sentit très attiré par elle. Selon Lady Emily, il tombavraiment amoureux pour la première fois. Sur le chemin de retour à Montesano, Krishna s'arrêta à Genèveet assista à une session de deux heures et demie à la Société desNations où Ruspoli était délégué. Toutes sortes de vieilles badernes ont parlé (écrivit-il le 3octobre à Lady Emily), y compris Lord Robert Cecil. Il parlaitd'arrêter l'usage des gaz toxiques. Ils ne vont jamais au fond deschoses : arrêter toutes les guerres. Ce sont des gens cupides et demauvaise foi... Je sais que nous, théosophes, nous pourrions bienmieux diriger la Société des Nations, car je pense que nous sommesplus désintéressés. Nous devrions avoir un jour dans la S.T. unevéritable Société des Nations qui engloberait toutes les nations. Il lefaudra ; en fait nous en sommes une mais nous ne fonctionnons pascomme il faut. Vous verrez, quand nous nous y mettrons, cela feradu bruit et nous les battrons tous à leur propre jeu. Peu après son retour à Montesano, il fut décidé, avec l'aide deHarold Baillie-Weaver qui faisait les préparatifs de leur voyage, quesi l'état de santé de Nitya le permettait, lui et Krishnas'embarqueraient le 19 novembre à Marseille pour Bombay. Nityaallait certainement beaucoup mieux. Il pouvait faire trois heures demarche le matin et jouer au croquet l'après-midi. Quand Lady Emilyapprit que la date était fixée, elle dut adresser à Krishna une lettrebien malheureuse car il répondit le 19 octobre de Montesano : Quelle lettre m'avez-vous écrite ! Je ne veux pas pleurer. Celava être dur pour tous les deux, nous devons donc tirer le meilleurparti d'une mauvaise situation : en souriant et en la supportant.

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C'est facile ! Vraiment, vous m'écrivez comme si je me rendais dansune île déserte et lointaine d'où je ne reviendrais jamais. Vous vouscomparez à quelqu'un sur le point d'être pendu. Mère chérie, voussavez que même si je pars – disons pour des années – mon affectionpour vous ne diminuera jamais... De toute façon, tout va êtredifficile... Mère, vous savez qu'il ne servirait à rien d'être faibles carnous ne nous aiderions pas l'un l'autre. Il y a plus important,comme vous le dites, c'est essentiel, et là-dessus nous ne devons pasreculer d'un centimètre. Lady Emily eut alors la joie d'entendre son mari lui dire qu'ilvoulait qu'elle vienne avec lui à Delhi pour l'hiver : elle espéraitpouvoir se rendre à Adyar et être avec Krishna durant son séjour enInde. Le 20 octobre, Krishna quitta Montesano. Nitya, lui, se renditavec Mme de Manziarly à Leysin pour consulter un célèbrespécialiste des maladies pulmonaires, le docteur Rollier. Après unséjour de deux semaines à Londres où il fit ses adieux à plusieurspersonnes, y compris à M. Sanger et Rajagopal – ce dernier faisait àprésent des études de Droit à Trinity College, Cambridge —,Krishna alla une semaine en Hollande, cette fois pour assister à uneConvention théosophique et de l'Étoile à Amsterdam. II y rencontrade nouveau Helen Knothe. Le 17 novembre, il partit pour Marseille.Ce même jour, depuis l'appartement des Blech, il écrivit une courtelettre à Lady Emily, qui ne pouvait que rendre la séparation encoreplus difficile pour elle : Je suis très malheureux car je vais vous quitter, Helen et vous,pour longtemps. Je suis terriblement amoureux et c'est un grandsacrifice pour moi, mais il n'y a rien d'autre à faire. C'est comme sij'avais une terrible blessure intérieure: ne croyez pas que j'exagère.Je ne verrai pas Helen durant Dieu sait combien de temps et voussavez, mère chérie, comment je suis. Je pense, je sais, qu'elle aressenti cela elle aussi, mais que pouvons-nous faire d'autre ? Celane va pas être facile ; mille fois pire au contraire. Bon, rien ne sertde grogner. De toute façon, je vous verrai bientôt, Dieu merci,mais... J'espère que vous n'êtes pas jalouse, ma chère vieillemaman ? Je ne recevrai aucune lettre de vous ni d'elle avant aumoins un mois. Réconfortant. Arrête, maudit Krishna. Vous ne savezpas ce que je ressens. Je ne comprenais pas vraiment jusqu'àprésent ni ce que tout cela supposait... « Assez de vains souhaits !

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Comme cela vole le temps! » Comme on se sent malheureux! Dieuvous bénisse. Malheureusement pour Nitya, le docteur Rollier déclara son étatassez bon pour qu'il se rende en Inde. Mme de Manziarly partit àl'avance pour se trouver là pour l'accueillir, laissant à Cordes le soinde l'escorter jusqu'à Marseille ; il retrouva Krishna le 18 novembre.Le lendemain, les deux frères s'embarquèrent pour Bombay sur leMorea. _____________

1. ^ En français dans le texte.2. ^ Représentant national de l'Étoile en Autriche, Cordes était un vieil homme

robuste, aux cheveux blancs et au teint dénotant une excellente santé. Il étaitquelque peu naturiste lui-même, sa panacée étant les bains de siège glacés. Ilavait séjourné à Adyar en 1910-1911, où il s'était chargé des exercicesphysiques de Krishna.

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KRISHNAMURTILES ANNÉES DE L'ÉVEIL

'Retour en Inde'

me Besant, Mme de Manziarly, Ratansi, Jamnadas, et touteune foule de théosophes et de membres de l'Étoile, étaient là

pour accueillir Krishna et Nitya quand ils débarquèrent à Bombay le3 décembre. Mme Besant monta la première sur la passerelle avecdeux guirlandes à la main. Comme elle l'écrivit dans le Theosophist,« les deux frères, partis enfants, revenaient adultes après uneabsence de leur pays natal de presque dix ans ». A leur arrivée, ilsportaient des vêtements européens, mais l'après-midi, lors d'uneréception chez Ratansi, sur Malabar Hill, leur lieu de résidence àBombay, ils étaient vêtus à l'indienne. Le goût inné de Krishna pourla discrétion lui faisait porter en Inde des vêtements indiens et enEurope ou en Amérique des vêtements occidentaux, excepté certainssoirs où il lui arrivait de s'habiller à l'indienne. Après s'être rendus avec Mme Besant à Delhi, Agra, Bénarès etCalcutta, ils arrivèrent à Adyar dans la seconde semaine dedécembre où on leur fit une « réception royale ». Mme Besantessaya de prononcer quelques mots de bienvenue à Adyar Hall, maisce fut difficile, « tant était fort le sentiment qu'un chapitre se fermaitet qu'un autre commençait ». Mme Besant avait fait construire pourles deux frères une grande pièce avec véranda au-dessus del'ancienne maison de Mme Russak qui communiquait au premierétage avec le bâtiment du Siège. De leur véranda, on avait une vueabsolument splendide sur tout Adyar. Krishna écrivit à Lady Emily le 12 décembre d'Adyar pour luisouhaiter la bienvenue dans son pays où elle devait arriver le 17. Illui disait que la vie n'était pas « tellement agréable », qu'il n'était pas« particulièrement heureux » et que les « choses » allaient « êtrebigrement difficiles désormais pour lui ». A la suite de cette lettred'accueil, Nitya et lui se rendirent au-devant d'elle à Bombay. « Ilsavaient l'air très étrange, se rappelait-elle, dans leurs vêtementsindiens ; Krishna portait un turban mauve, une longue tunique detussor et un dhoti (long vêtement de mousseline drapé autour des

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jambes), et Nitya portait un petit chapeau de velours ». Lady Emilys'arrangea pour s'échapper de la Maison du Gouvernement àBombay, où elle et son mari demeuraient avec Sir George et LadyLloyd, afin de se rendre avec Krishna et Nitya à Bénarès rejoindreMme Besant à la Convention théosophique qui allait s'y tenir. En 1914, Mme Besant avait cédé le Central Hindu Collège, ainsique les écoles de garçons et de filles qui y étaient rattachées, à desnotabilités hindoues qui en firent l'Université hindoue. Au cours desa visite en Inde en 1921, le Prince de Galles se rendit le 13décembre à Bénarès où il fut nommé docteur honoris causa del'Université Hindoue. Le lendemain, le même bonheur fut accordé àMme Besant. Elle en fut très fière et dès lors aima être appeléeDocteur Besant. Elle a dû retourner à Bénarès pour recevoir sondoctorat le lendemain du jour où elle accueillit Krishna. A soixante-quatorze ans, elle avait une énergie étonnante. Krishna donna l'une des quatre conférences de la Convention àBénarès ; le sujet en était : « La Théosophie et l'Internationalisme ».Lady Emily se rappelait qu'il avait alors « un débit très hésitant » : et, à l'évidence, il éprouvait une très grande difficulté à exprimeren mots ses pensées bien qu'il préparât soigneusement sesconférences. Sa technique est à présent des plus impressionnantes etil domine complètement son auditoire ; je pense pourtant que celaest dû davantage à la puissance de sa personnalité qu'à sa forceoratoire. Il parle toujours en anglais, ce qu'une grande partie de sesauditeurs ne comprend pas, du moins en Inde, pourtant il les tientsous son charme. Je crois que ses paroles touchent une conscienceintérieure qui ne dépend pas des mots. Cela a été écrit il y a près de vingt ans, et pourtant bien des gensen diraient autant de lui aujourd'hui. Shiva Rao se trouvait à Bénarès, ainsi que George Arundale etRukmini Devi, la belle jeune femme brahmane qu'il avait épouséeen avril l'année précédente alors qu'elle venait d'avoir seize ans.C'était la fille d'un éminent ingénieur et sanskritiste. (Ce mariageavait rencontré une forte opposition à laquelle Rukmini avaitcourageusement fait face.) Il y avait aussi Barbara Villiers, cousinede Lady Emily par les Clarendon, et quasiment la fille adoptive deLady de la Warr. Krishna l'avait bien connue en Angleterre et elleavait fait avec eux la traversée sur le Morea. Elle fut gravementatteinte de typhoïde durant la Convention, ce qui leur causa bien du

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souci. Dès qu'ils la pensèrent hors de danger, Krishna et Nitya, ainsique Mme Besant, Mme de Manziarly et un ami indien, JadunandanPrasad (qu'on appelait par le diminutif de Jadu [1]), se rendirentdébut janvier 1922 à Adyar tandis que Lady Emily se trouvait dansl'obligation de rejoindre son mari à Delhi. Le 11 janvier, Mme Besant, Krishna et Nitya, prirent tous laparole lors d'une réunion à Adyar. Krishna parla trente-cinq minutes.« A.B. m'a dit après la conférence que j'avais bien parlé, put direKrishna à Lady Emily. Je me contrôlais mieux et mes idées étaientclaires, etc. Parbleu, je m'y suis préparé durant deux jours et cela m'abigrement donné de la peine. » Dans cette causerie, il prévoyait cequi allait arriver, car il dit : « Je veux vous signaler ce matin qu'il neprêchera pas comme nous voulons ou comme nous le souhaitons nine flattera nos sentiments ; au contraire, Il va nous éveiller tous, quecela nous plaise ou non, car, en tant qu'hommes, nous devons êtrecapable de recevoir des coups. » Il ajouta dans cette même lettre àLady Emily : Adyar est une véritable potinière, et si je me mettais à vousraconter tous les cancans, je n'en finirais pas. Helen m'a envoyé unegrande photo d'elle, mais pas très bonne ; je l'ai montrée à MmeBesant qui a dit : « Veux-tu la faire encadrer ? » Elle l'aurait faitfaire. J'ai dit: « Je pense qu'il ne vaut mieux pas car je ne veux pasque les gens se mettent à jaser sur moi ; tant de gens viennent dansma chambre. » Elle a souri et elle a compris... Tout n'est pas rosedans ce bas monde. Quelle vie ! Il est intéressant de remarquer que non seulement Krishnapouvait parler à Mme Besant de ses sentiments pour Helen, maisqu'elle ne semblait faire aucune objection à cet amour humain, nicraindre qu'il puisse « renforcer sa nature inférieure », ou entraverd'une façon ou d'une autre la mission à laquelle il devait consacrer savie. Krishna était désolé de trouver tant de jalousies et tant de factionsantagonistes à Adyar. Déterminé à faire régner l'harmonie entre euxet à « briser les clans », il commença à donner chaque jour un théchez lui, et chaque fois il y invitait des personnes différentes. Puis ilcommença à organiser des déjeuners au rez-de-chaussée de lamaison des Russak, chaque dimanche, pour une vingtaine deconvives. Ce rez-de-chaussée était alors occupé par DwarkanathTelang, diplômé d'Oxford et directeur du New India, le quotidien de

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Madras dont Mme Besant était rédacteur en chef. Riche et trèsgénéreux, Dwarkanath était l'hôte véritable de ces déjeuners dudimanche. Le premier étage était occupé par Raja et sa femme. MmeRussak, pour sa part, s'était remariée et vivait en Amérique. Krishna avait à répondre à un volumineux courrier et il devait enplus rédiger ses éditoriaux pour le Herald, ce qu'il trouvait de plusen plus difficile bien que, « comme toujours, Nitya l'aidait ».L'après-midi, il se reposait et lisait pendant une heure. Mme deManziarly lui donnait des leçons de français et il reprit l'étude dusanskrit. Ainsi avait-il beaucoup à faire. Nitya se reposait troisheures chaque après-midi et prenait du poids. Chaque soir, après letennis, Krishna descendait au bord de la mer au coucher du soleil ; iltrouvait cela « vraiment merveilleux ». Il avait toujours eu la passiondes couchers de soleil. Nitya et lui pensaient qu'Adyar était le plusbel endroit qu'ils aient jamais connu. Avant de retourner en Inde, Nitya avait eu l'idée de revoir leurpère et de tenter de renouer avec lui. Cette rencontre eut lieu enjanvier à Triplicane, district de Madras où vivait Narianiah. Nityaécrivit à Mme de Manziarly : « Nous avons vue nôtre père qui estgaga, nôtre frère aîné qui est vraiment pas mal, nôtre frère cadetqui est fou. » [2] Le seul souvenir de Krishna de cette rencontre, c'estque lui et Nitya se prosternèrent devant leur père et du front luitouchèrent les pieds ; Narianiah alla immédiatement se laver lespieds parce qu'ils avaient été touchés par des parias [3]. Vers la fin de janvier parvint la nouvelle que Barbara Villiersavait eu une rechute et se trouvait dans un état désespéré. Krishnapartit immédiatement pour Bénarès. « Quand elle saura que je suislà, un vieil ami, un guérisseur, etc., cela pourra la réconforter etl'aider », écrivit-il dans le train à Lady Emily. « Je vais la guérir ;ma fierté est en jeu. » Mais à Calcutta où il devait faire halte, il reçutun télégramme annonçant sa mort. N'est-ce pas atroce ? (écrivit-il de Bénarès). La pauvre Barbaraest partie, et pour toujours. J'en suis stupéfié... C'est la première foisdans ma vie que meurt quelqu'un que j'aimais vraiment (il semblaitavoir oublié sa mère). Cela me paraît très étrange et plutôtdéprimant. Mais il faut être philosophe, surtout dans l'affliction...Barbara était comme une sœur et, telle la tendre rose du matin, elles'en est allée ! Nitya n'était pas aussi philosophique quand il écrivit d'Adyar à

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Mme de Manziarly : Pauvre Barbara. Ce fut un choc terrible pour nous... C'estaffreux de voir comme la vie continue, comme personne n'estvraiment indispensable à l'existence du monde ou à la nôtre. Peuimporte qui meurt, nous devons aller de l'avant, encore et toujoursde l'avant. Tout cela est tellement fatigant et la Théosophie est lachose la plus fatigante de toutes. Krishna est un grand succès ici etmoi aussi, mais tout ça au fond change très peu. [4] Vous avezbeaucoup de chance, vous avez votre musique et vous pouvez toutoublier à l'occasion. Dans ma prochaine vie [5], je ferai de lamusique, n'importe quoi, ne serait-ce que battre du tambour. Krishna ne vit pas souvent Mme Besant à Adyar. Elle partait lematin à 10 heures pour Madras aux bureaux de New India et n'enrevenait qu'à 18 h 30, et le matin tôt elle ne voulait pas êtredérangée. Krishna vivait évidemment à l'heure indienne comme toutle monde à Adyar, adoptait les habitudes indiennes : s'asseoir parterre jambes croisées aux repas, manger avec les doigts dans degrandes feuilles de bananier. Il se levait à 5 h 45, prenait le petitdéjeuner à 6 h 30 avec Mme Besant, déjeunait à 10 h 30, prenait lethé à 15 h 30, le dîner à 18 h 30, et se couchait à 20 h 45. Le matin,bien des gens cherchaient à avoir des entretiens privés avec lui.« Tout le monde tient beaucoup à me voir et à me parler, et àdemander mon avis », écrivit-il à Lady Emily le 14 février. « Dieuseul sait pourquoi. Mme Besant écoute très attentivement moncharabia quand je lui parle et elle dit que je lui serai d'une grandeaide, etc. Non, mère, n'ayez aucune crainte, cela ne me rendra pasvaniteux. » Lady Emily put de son côté s'échapper de Delhi fin février, etpasser à peu près un mois à Adyar, avant de rentrer en Angleterre.Mme Besant mit une chambre à sa disposition au Siège et, pour unefois, Lady Emily goûta avec Krishna une période de bonheur sansmélange. Elle s'éprit de la beauté d'Adyar comme tant de personnesavant elle et depuis. Il avait été décidé, pratiquement depuis leur arrivée en Inde, queKrishna et Nitya iraient à Sydney où Leadbeater vivait toujours,pour assister à la Convention théosophique qui s'y tiendrait en avril.Le 22 mars, ils s'embarquèrent de Colombo comme prévu sur l'Omar, avec Raja et sa femme. Mme Besant ne devant partir quetrois semaines plus tard. Mme Besant estimait qu'elle ne pouvait

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partir avec eux, quitte à manquer la Convention de Sydney, carGandhi venait d'être arrêté, et elle espérait, en restant en Inde, userde son influence pour éviter toute effusion de sang. Mme deManziarly demeura en Inde jusqu'en septembre, puis revint à Paris. Le voyage de Colombo et la chaleur humide de Ceylan avaientété néfastes pour Nitya qui recommença à tousser pendant latraversée. La curiosité choquante des passagers écœurait Krishna :« Les deux belles à bord ont essayé de flirter avec lui et il « broyaitdu noir. » Quelle vie, et en vaut-elle la peine ? (écrivit-il à Lady Emily unesemaine après leur embarquement). Ce combat, ce combat... Pourquoi, je n'en sais rien... Je rêve encore et encore d'une viedifférente... Si seulement vous étiez avec moi, Helen et vous, jeserais parfaitement heureux... Désirs vains et creux. Cela me rendparfois un peu fou, mais comme toutes choses, bonnes oumauvaises, cela passera bientôt... Vous ne savez pas ce que jeressens ; il y a en moi une révolte qui monte doucement maissûrement. Dans quel but, je n'en sais rien. Une lutte continuelle,lutter encore lutter. Je voudrais pleurer, pleurer pour de bon pourpermettre à cette tension de se relâcher un peu. Mais à quoi bon ?Elle reviendrait bientôt. Ma chère mère, je voudrais m'en aller loin,très loin de tous, en un bel endroit frais et retiré, mais hélas ! Cela faisait partie d'une très longue lettre, dont il écrivaitquelques pages presque chaque jour. Ce fut un voyage ennuyeux,égayé seulement par des parties de poker, bien qu'il ne dît pas avecqui il jouait. Le 1er avril, la veille de leur arrivée à Fremantle, Krishna reçutun télégramme de Perth qui disait : « Les Frères de l'Étoile voussouhaitent la bienvenue. » Je sentis un frisson glacé dans le dos (écrivit-il) ; voilà des gensqui attendent pour m'accueillir, avez-vous jamais entendu une chosepareille ? Me souhaiter la bienvenue ? Je souhaiterais êtren'importe où mais pas ici. C'est terrible, mais je ne puis fourniraucune explication précise. En un sens, c'est une honte ; je ne suispas de ceux qui aspirent à ces sortes de choses, et pourtant il ensera ainsi toute ma vie. Oh, Seigneur, qu'ai-je fait ! Il faut dire aussique je suis tellement timide, et ai tellement honte de ce que ces genspenseront, tous ces compagnons de voyage ; ce n'est pas que je

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m'en soucie le moins du monde, mais oh! comme je déteste tout cela.Mère, dites-moi, que dois-je faire ? Je me sens comme un enfant quivoudrait se réfugier chez sa mère. Oh ciel! De quoi est-ce que jeparle ? Il raconta alors comment la veille au soir Raja était venu s'asseoirà côté d'un Anglais sur le sofa. L'homme avait dit : « C'est occupé. »Raja avait répondu : « Oh, excusez-moi ! », et il était parti.L'homme se tourne vers son ami et ajoute sur un ton offensé. « Ehbien, alors... Ce toupet ! » « J'avais envie de cogner sur sa vilainetête, mais j'avais malheureusement trop de bon sens pour le faire.Que peut-on faire avec ces ignorants barbares ? » De Fremantle, ils se rendirent en voiture à Perth où Krishnadevait subir le « supplice » de deux causeries. « Je ne voulais pasparler, mais tous ces gens étaient si contents, me remerciant de ceque j'avais dit. Vous ne pouvez savoir à quel point tout cela me faithorreur, tous ces gens qui viendront nous accueillir, les réunions,tout le fatras de la dévotion. Tout cela est à l'encontre de ma natureet je ne suis pas fait pour ce travail. » Avant la réunion du derniersoir (le bateau appareillait à 23 heures), dans une chambre qui leuravait été réservée pour se reposer, lui et Nitya essayèrent, pendantune heure, d'exposer leur point de vue à Raja. Krishna lui dit que lesthéosophes ne l'intéressaient pas, qu'il n'avait pas le sentimentd'appartenir à leur cercle, et que pourtant, le monde extérieur leprenait pour un « excentrique au plus haut degré ». Raja futincapable de comprendre. « Il suit le courant... Ainsi, quand deuxpersonnes luttent contre ce courant immonde, Raja est étonné,stupéfié, mais il ne peut comprendre les combattants. » Tout ce queRaja dit finalement, est : « Le mieux pour vous, c'est de ne pas faireautant de conférences! » ...« C'est pourquoi nous recommençons àAdélaïde, Melbourne et Sydney, etc.. Oh, zut ! » Il en fut de même à Adélaïde et à Melbourne : réunions,poignées de mains, dévotion et sourires, tandis que Krishna devenait« de plus en plus morose et découragé », et réitérait son aspiration àse rendre là où aucun être humain n'aurait encore jamais mis lespieds. Pourtant, dans son éditorial du mois de juillet pour le Herald,posté d'Adélaïde, il donna une description lyrique de la beauté desvingt kilomètres séparant Fremantle et Perth, témoignant ainsi d'uncertain émoi de se trouver dans un pays nouveau. En lisant cetéditorial, personne n'aurait pu croire qu'il n'était pas le jeune homme

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le plus heureux du monde. _____________

1. ^ Jadu était né au Bihar et avait fait ses études au Central Hindu Collège, oùKrishna l'a rencontré pour la première fois en 1910. Puis il était allé àCambridge, où il avait obtenu une licence de sciences naturelles. Il était alléà Varengeville en 1913 et allait devenir très intime avec Krishna.

2. ^ En français dans le texte.3. ^ Narianiah est mort en février 1924. Son fils aîné, Sivaram, fut docteur. Il

mourut en 1952 en laissant quatre fils et quatre filles. Son fils aîné, GidduNarayan, enseigne à présent les mathématiques à l'école Rudolph Steinerdans le Sussex. Le frère cadet de Krishna Sadanand, a vécu avec Sivaramjusqu'à sa mort en 1948. Ayant gardé un âge mental infantile, il était trèsenjoué, s'amusait à des jeux et était très aimé de ses neveux et nièces.

4. ^ En français dans le texte.5. ^ En français dans le texte.

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I

KRISHNAMURTILES ANNÉES DE L'ÉVEIL

'Ennuis à Sydney'

ls arrivèrent à Sydney le mercredi 12 avril et furent accueillis parLeadbeater entouré d'un petit groupe de garçons, et par la foule

habituelle des théosophes et des membres de l'Étoile. « C.W.L. esttoujours le même, devait dire Krishna à Lady Emily, ses cheveuxont beaucoup blanchi, il est toujours aussi jovial et rayonnant debonheur. Il était très content de nous voir. Il m'a pris le bras et s'ycramponnait, puis il m'a présenté à tout le monde avec un « voilà »dans son style. Moi aussi, j'ai été très heureux de le voir. » Krishna, Nitya et les Raja restèrent chez M. John Mackay et safemme, éminents théosophes, à « Malahide », Elamang Avenue, àKirribili, à environ trois kilomètres de la maison où demeuraitLeadbeater: « Crendon », Neutral Bay, chez une famille hollandaisedu nom de Kôllerstrôm. Leadbeater vivait à Sydney depuis près desix ans. Il était entouré d'une douzaine de jeunes gens, pour laplupart des garçons, dont l'âge allait de quatorze à vingt et un ans. C'est vraiment un vieil homme merveilleux (écrivit Nitya àRuspoli), il n'a absolument pas changé, si ce n'est qu'il est devenuplus doux et moins cruel envers les vieilles dames. Il se donnemaintenant la peine de parler à toutes les vieilles femmes laides...Pourtant, il jure de temps en temps et c'est alors le C.W.L. du tempsd'Adyar. Mais, comme à Adyar, il considère tout comme allant desoi ; il n'est pas question de doutes, ni pour lui ni pour les autres. Ilest toujours assuré que les choses ont la même réalité pour lesautres qu'elles l'ont pour lui. Cependant, il y avait en lui un changement important depuis ladernière fois que Krishna et Nitya l'avaient vu en 1912 : il étaitdevenu évêque de l'Église Catholique Libérale. C'est ici qu'une autrepersonnalité flamboyante entre dans cette histoire : James IngallWedgwood, descendant du maître potier Josiah Wedgwood. Né en1883, il a fait des études de chimie analytique et de factured'orgues ; c'était un élève de l'organiste de York Minster ; il voulaitêtre prêtre de l'Église anglicane quand, en 1911, ayant entendu une

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causerie de Mme Besant à York, il se convertit aussitôt à laThéosophie. Il devint Secrétaire général de la S.T. en Angleterre etau Pays de Galles avant que George Arundale n'assumât cettefonction. Il introduisit dans l'Ordre de l'Étoile, peu après safondation, une cérémonie – vite abandonnée – appelée Rose-Croix .Après cet échec, il chercha une nouvelle issue à son goût pour lesrites et la trouva dans l'Ancienne Église Catholique ou janséniste,qui doit son nom à l'évêque Cornélius Jansen, réformateur du XVIIsiècle, qui se sépara de l'Église romaine parce qu'il ne pouvait passouscrire à la doctrine de l'infaillibilité du Pape. Les « AnciensCatholiques » réclamaient une succession apostolique, et Wedgwoodfut ordonné prêtre en 1913 par l'évêque « Ancien Catholique »Mathew. Trois ans plus tard, après avoir consulté Mme Besant etLeadbeater (car il n'avait pas cessé d'être membre actif de la S.T. etde l'Étoile), Wedgwood fut ordonné évêque par un autre « AncienCatholique », Willoughby. Wedgwood partit immédiatement pourl'Australie et, le 15 juillet 1916, avec la bénédiction du SeigneurMaitreya, consacra Leadbeater évêque régional d'Australasie dansl'Église Catholique Libérale, nouvelle dénomination de l'AncienneÉglise Catholique. La messe suivait le rite catholique romain mais laliturgie, que Mme Besant avait aidé Leadbeater à composer, était enanglais. Il n'y avait pas de confession et le clergé n'était pas obligéde garder le célibat. Les prêtres, aussi bien que les évêques, étaientvêtus de vêtements sacerdotaux fastueux. Il est étrange que Leadbeater ait voulu cette forme particulièred'honneurs, mais peut-être avait-il depuis toujours regretté sonancienne vocation car, le 25 juillet 1916 il écrivait à Mme Besant : Un petit aperçu intéressant des voies occultes me fut donné lanuit suivant ma consécration. Mon propre Maître (Kuthumi) y fitallusion avec grande bonté et parla du pouvoir supplémentaired'aider que cela donnait. Et puis il fit cette remarque : « Vouspensiez avoir abandonné tout espoir de devenir évêque quand vousavez quitté votre Église voici trente-deux ans pour suivre Upâsika(Madame Blavatsky) ; mais je peux vous dire que vous devenezévêque la même année que vous le seriez devenu dans votrevocation première, c'est pourquoi vous n'avez rien perdu, excepté lesémoluments et le statut social, mais vous avez gagné énormément end'autres domaines. Personne ne perd jamais rien en Nous servant ! Après la consécration de Leadbeater, Wedgwood était retourné

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en Angleterre prendre des activités de conférencier et d'écrivainthéosophe aussi bien que pour assumer les charges d'évêque dans lanouvelle Église, mais lorsque Mme Besant se rendit à Londres aprèsla guerre, elle apprit qu'il était accusé de perversion sexuelle par lapolice. Elle décida qu'il devait démissionner immédiatement de laS.T., mais elle dut annuler sa décision à la réception d'untélégramme de Leadbeater disant que cela était impossible carWedgwood était depuis peu un Initié. La police n'avait pas insisté,semble-t-il, et il resta quelque temps en Angleterre. Krishna et Nitya furent étonnés de voir le grand rôle joué par lesactivités de l'Église Catholique Libérale dans la vie des disciples deLeadbeater. Leadbeater avait alors plus de pouvoir que jamais car ilpouvait ordonner des prêtres aussi bien qu'accorder des gradesoccultes. L'attitude de Krishna envers l'Église fut exprimée dans lapremière lettre écrite de Sydney à Lady Emily : Dimanche matin (18 avril), je suis allé à l'E.C.L. (dans RegentStreet Redfern) et C.W.L. était le prêtre officiant. Il a très bienofficié, mais vous savez que je ne suis pas pour les rites et que jen'apprécie pas tout ce bazar de prières et ces révérences, les robes,etc. ; mais je ne vais pas combattre cela, car il y a des gens quiaiment ça. D'ailleurs de quel droit critiquerais-je oudésapprouverais-je ? L'office a duré deux heures et demie et jem'ennuyais tellement que je me suis presque évanoui. Je crains dene pas m'en être beaucoup caché. Je dois être prudent sinon ils vontse méprendre sur moi et cela va faire des ennuis. Ils sont commechien et chat à propos de cette affaire d'Église. Ce sont des idiots detoute façon. Leur excès de zèle et leur manque de tact sont la cause,ici, de tous les ennuis. Ces difficultés à l'intérieur de la S.T. fermentaient depuis longtemps, entre le parti de l'Église de Leadbeater et la faction anti-Église dirigée par T.H Martyn, Secrétaire général de la S.T. et chefde la Section Ésotérique en Australie. C'était un homme riche qui,bien des années avant la venue de Leadbeater à Sydney, avaitsoutenu financièrement la Loge théosophique australienne. Martynmenait une campagne contre Leadbeater dans un mouvement appelé« Retour à Blavatsky », la Théosophie de Blavatsky étant considéréepar beaucoup comme la pure Théosophie non ternie par le culte dela personnalité pratiqué par Leadbeater, les avancements occultesdécernés comme des grades universitaires, l'Instructeur du Monde, et

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enfin, cette Église prétentieuse. Martyn avait formé une Ligue defidélité – fidélité, s'entend, à Madame Blavatsky. Wedgwood, àLondres et Leadbeater se trouvaient au cœur de la tourmente : lepremier était accusé d'aberrations homosexuelles aussi bienqu'hétérosexuelles et avait choqué M. Martyn en ayant eu desrelations intimes avec sa femme, alors qu'il était son hôte, et encoreplus Mme Martyn, quand il l'abandonna sur l'insistance deLeadbeater. Toute cette malheureuse affaire atteignit un pointcritique à la Convention de la S.T. qui s'ouvrit le 16 avril, deux joursaprès l'arrivée de Krishna. Si Mme Besant avait été présente, elleaurait pu empêcher l'éruption, du moins qu'elle fût aussi désagréable.

Selon Krishna, les ennuis ne commencèrent que le 19, lorsqu'unthéosophe australien influant proposa une résolution pour laquelle laConvention ferait procéder à un vote de confiance concernant leursdeux instructeurs, le Docteur Besant et l'évêque Leadbeater. Il y eut un grand vacarme du côté de la Ligue de fidélité. Unhomme se leva, terriblement grossier et vulgaire. Il dit qu'il n'avaitaucune confiance en Leadbeater parce que c'était un hommeimmoral, et il se mit à évoquer tous les mensonges à propos deC.W.L. Raja, qui présidait, dit que tout cela était hors de propos,etc.. Puis il y eut ceux qui parlèrent pour C.W.L. et ceux quiparlèrent contre. Il était là tout le temps. Le déluge d'accusations etde défenses dura environ deux heures et demie. Martyn prit laparole et dit qu'on ne pouvait avoir confiance en C.W.L. parce qu'ilétait associé à Wedgwood (sic). Finalement, Fritz Kunz [1], Nitya etmoi, nous avons pris la parole. Nous avons explosé. J'ai dit que jeconnaissais C.W.L. mieux que la plupart d'entre eux ; je pouvaisdonc en parler en connaissance de cause. J'ai déclaré que c'était undes hommes les plus purs et les plus extraordinaires que j'aie jamaisrencontrés. On pouvait avoir des doutes quant à sa clairvoyance,mais non sur sa pureté. Quant à son titre d'évêque, un hommepouvait se donner le nom qu'il voulait, etc.. Finalement, j'ai dit quepour des théosophes, nous nous conduisions de façon pire quel'homme de la rue et que nous avions perdu tout savoir-vivre enlançant ces attaques, etc.. Martyn est sorti immédiatement après levote : 85 pour, 15 contre. Seuls les délégués avaient voté. Deux jours après, Krishna et Nitya dînèrent chez M. et MmeMartyn. Ils firent de leur mieux pour les réconcilier avec

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Leadbeater. Martyn dit qu il croyait en la pureté de Leadbeater maisqu il avait des preuves irréfutables de l'immoralité de Wedgwood.Krishna avait certes rencontré Wedgwood, mais ne connaissaitnullement sa réputation. Il demanda à Lady Emily de découvrir dequoi il était accusé en Angleterre. Les principales charges contre luià Sydney étaient qu'un détective privé l'avait vu entrer dans lestoilettes publiques seize fois en deux heures. Quant aux accusationsen Angleterre, elles concernaient apparemment des actes immorauxavec l'un des membres de son clergé. Entretemps, Wedgwood avaitdémissionné en mars de la S.T., « fatigué de cette campagne dediffamation et d'intrigues malveillantes contre lui » ; il refusa derépondre aux attaques personnelles dirigées contre lui et dit avoirl'intention de se retirer et de mener une vie toute simple. Après la Convention, Nitya, très affaibli par le voyage en mer,alla consulter un médecin à Sydney. Celui-ci découvrit aux rayonsX qu'en plus du poumon gauche le poumon droit était égalementatteint. Ce fut un choc terrible pour les deux frères car le DocteurRoller leur avait assuré que non seulement le poumon gauche étaitguéri, mais que le poumon droit était parfaitement sain. Le docteurordonna à Nitya de quitter immédiatement Sydney-Le 29 avril, il serendit donc avec Krishna à l'hôtel Carrington à Katoomba dans lesMontagnes Bleues, à une centaine de kilomètres de Sydney. Avant d'aller à Katoomba, Krishna essaya d'avoir un entretienprivé avec Leadbeater, mais se plaignit que ce fût impossible parcequ'il y avait toujours trop de garçons autour de lui. Krishna ne sesentait attiré par aucun des garçons mais il eut la chance de se lierd'amitié avec une jeune Anglaise qui habitait aussi chez les Mackayà « Malahide » : Ruth Roberts, nièce du Docteur Mary Rocks quivivait maintenant à Sydney en tant que médecin attaché àLeadbeater et qui avait amené Ruth avec elle pour que Leadbeaterl'aide le long du Sentier. « Elle (Ruth) est très gentille, très grande etjolie, dit Krishna à Lady Emily. Non, je ne suis pas amoureux et jene pense pas que je vais l'être. » Dix jours plus tard, il écrivit encoreà propos de Ruth : Bon ! j'admets qu'elle est très gentille et je l'aime bien ; elle veutêtre mise à l'épreuve et ne comprend pas pourquoi elle ne peutl'être. Elle vient d'avoir dix-sept ans et j'ai eu un long entretien avecelle. Quelqu'un m'a dit que le bruit courait que j'étais amoureuxd'elle et que cela lui tournerait la tête, etc.. Quelle idée! Moi,

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amoureux ! Comment, d'ailleurs, le serais-je ? Tout de même, celamontre que je dois faire sacrement attention à toutes ces sortes dechoses, sinon je vais me faire « une » réputation, et les théosophessont si crédules. Avait-il oublié sa déclaration qu'il était amoureux d'Helen, laveille de son départ en Inde ? Si oui, il n'avait pas oublié Helen pourautant, car dans la lettre suivante, il écrivit : « Maintenant je doism'arrêter pour écrire à Helen. Je vous ai écrit pendant une demi-heure, une demi-heure pour Helen maintenant. » Et quelquessemaines plus tard, il devait écrire, en apprenant que Lady Emilyavait rencontré Helen : « Je suis très, très heureux que vous aimiezHelen. Je suis content que vous approuviez mon goût. » Comme Krishna et Nitya devaient revenir à Sydney pourrencontrer Mme Besant qui allait arriver le 9 mai, Nitya put rester àpeine dix jours à la montagne, où il s'était aussitôt senti mieux.Krishna fut ravi de voir Mme Besant. « Elle est vraimentextraordinaire, dit-il à Lady Emily, et bien plus sympathiquequ'aucun d'entre nous. » Dans une lettre à Ruspoli, Nitya décrivit ce qui s'était produit àSydney après l'arrivée de Mme Besant : Martyn demanda une enquête sur Wedgwood, l'Église et C.W.L.Martyn remit tous ses documents à l'un des grands quotidiens (leDaily Telegraph). A.B. reçut un accueil très amical à son arrivée,tous les journaux firent du battage à son sujet ; les accusations deMartyn firent donc, évidemment, l'effet d'une gigantesque bombe ettous les journaux en parlèrent. Ils y fourrèrent tout: H.P.B.(Madame Blavatsky), C.W.L., Alcyone, l'Étoile, l'Église, les Maîtres,tout vint à la surface, et pendant près de quinze jours, nous eûmesdroit à de longues colonnes dans les journaux. Tout le mondeécrivait, A.B. répondit à quelques lettres, C.W.L., selon sonhabitude, y accorda très peu d'attention. Aux conférences de MmeBesant la salle était bondée et chacun de ses sermons à l'égliseattira quelque mille cinq cents personnes. Nous eûmes une immensepublicité sans avoir déboursé un sou. Nitya avait un fort sens commercial. Lui, Krishna et quelques-uns des garçons du moment de Leadbeater, écrivirent au Telegraphpour défendre Leadbeater, mais le journal refusa de publier seslettres. Krishna souffrait beaucoup plus de la publicité que Nitya.

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Des articles terriblement vulgaires ont paru (raconta-t-il à LadyEmily le 2 juin) tels que « Là où Leadbeater fait une bourde »,« Les Mahatmas », « Des nègres à allure de dandy », parlant denous (un autre titre : « Leadbeater, un évêque fouetteur degarçons »). L'un d'eux a demandé d'où venaient mes vêtements pourêtre si bien coupés... Ciel, comme je déteste tout cela ; ce n'est pasagréable d'avoir une telle notoriété. Quand je marche dans la rue,les gens se poussent du coude et me montrent du doigt ; l'autre jour,un type a dit à un autre : « Voilà le gars qu'on voit dans lesjournaux, le Messie ! » Et il éclatèrent de rire. J'aurais ri moi-mêmesi je n'avais pas été là et impliqué là-dedans. Sydney s'amuseénormément à nos dépens et aux dépens de la Théosophie grâce àM. Martyn et son équipe... L'autre jour, alors que je me promenais,quelqu'un a dit: « Hé, voilà le mec aux trente vies. » J'ai faillim'écrouler. Seigneur! Comme je déteste tout cela et hais toute cettepublicité, et ce sera ainsi toute ma vie. Ciel, qu'ai-je fait pourmériter cela ? Si grand fut le tumulte journalistique que le ministre de la Justicese trouva contraint d'ordonner qu'une enquête soit menée sur lesallégations contre Leadbeater, et, le 25 mai (qu'on pensait encoreêtre la date anniversaire de Krishna, le vingt-septième), lui, Nitya,Raja, Fritz Kunz et quelques-uns des autres « garçons » deLeadbeater, se rendirent de leur plein gré au Bureau Principal duDépartement de Police pour se soumettre à un interrogatoirecontradictoire par un détective. Ils passèrent l'un après l'autre, àl'exception de Krishna et Nitya qui, étant frères, furent autorisés àpasser ensemble. Krishna décrivit cette épreuve dans sa lettre du 2juin ; il « tremblait comme une feuille » et il était si nerveux qu'il enperdit presque « la boule ». « Je suis plus sensible et vous pouvezimaginer ce que j'ai enduré. » Il y avait deux détectives et quatrejournalistes. Il eut l'impression que les détectives n'étaient en aucunefaçon partiaux, mais qu'ils voulaient vraiment découvrir la vérité.Lui et Nitya répondirent par un « non » catégorique à toutes lesquestions, par exemple s'ils avaient jamais été témoins de quelqueimmoralité, ou si Leadbeater leur avait jamais enseigné des pratiquesimmorales. « Ils ont posé des questions absolument épouvantables,dit Nitya à Ruspoli, que le plus jeune des garçons n'a même pascomprises. » Comme les accusations contre Leadbeater étaient niées par tous

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ses « garçons », les anciens comme les nouveaux, l'enquête fut close.On n'a jamais rien pu prouver contre Leadbeater. Il n'a jamais niéavoir préconisé la masturbation comme mesure prophylactique, maisen cela il ne faisait que devancer son époque, et il n'a certainementappris cette pratique ni à Krishna, ni à Nitya. De plus, on n'a jamaisconstaté qu'aucun de ses « garçons » fût devenu homosexuel ; enfait, la plupart d'entre eux firent d'heureux mariages. A ce moment là on estima que Nitya devait impérativementquitter Sydney dès que possible pour retourner en Suisse, et rester làjusqu'à sa complète guérison. La chaleur rendait impossible unvoyage, via l'Inde ou l'Afrique du Sud ; il n'y avait pas d'autrepossibilité que de passer par San Francisco. M. A.P. Warrington,Secrétaire général de la S.T. en Amérique, qui était venu à Sydneypour la Convention, leur suggéra d'interrompre leur voyage pourséjourner dans la Vallée d'Ojai (prononcer O-haï), à quelque centtrente kilomètres au nord de Los Angeles, et dont on disait le climatexcellent pour les tuberculeux. L'un de ses amis était prêt à leurprêter une maison où ils pourraient rester trois ou quatre mois etn'aller en Suisse qu'à la fin de l'automne. « J'eus avec Amma (Mère:Mme Besant) une conversation me concernant, écrivit Krishna le 19mai à Lady Emily. Je lui ai dit que mon corps mental n'était pasassez développé et que je voulais étudier tranquillement et de façonininterrompue... Bien sûr, je ne ferais aucun travail pour l'Étoile oula Théosophie, car je voulais étudier vraiment. » Il comptait passerdix-huit mois en Californie et en Suisse afin d'y étudier laphilosophie, l'économie, la religion et l'éducation. Mme Besant etLeadbeater approuvèrent tous deux ce programme ; il fut doncdécidé qu'ils s'embarqueraient avec M. Warrington et Fritz Kunz le14 juin pour San Francisco. Mme Besant retourna en Inde quinze jours avant leur départ.« Amma est partie hier soir, écrivit Krishna à Lady Emily le 2 juin,au milieu de grandes acclamations ; personnellement, j'étais trèstriste de la voir s'en aller et Dieu sait quand nous la reverrons, enparticulier nous deux. Je ne pense pas l'avoir jamais aimée autantque maintenant. Elle est vraiment merveilleuse. » Avant de partir,Leadbeater et elle eurent de longs entretiens privés avec Krishna,Nitya et Raja au sujet de « toute l'affaire Wedgwood, des Initiés,etc. », que Krishna estima plus opportun de ne pas rapporter parécrit. Krishna dit aussi, dans cette même lettre du 2 juin à Lady

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Emily, qu'il avait reçu un message de Maître Kuthumi « transmis »par Leadbeater. Krishna le retranscrit pour elle : Pour toi aussi, nous avons les plus grandes espérances. Croîs etaffermis-toi, essaie de plus en plus de placer l'esprit et le cerveausous la dépendance du vrai Soi intérieur. Sois tolérant pour lesdivergences de vue et de méthode, car chacune possèdegénéralement un fragment de vérité caché, même s'il est si souventdéformé qu'il en est méconnaissable. Cherche ce rayon ténu delumière dans l'obscurité stygienne de chaque esprit ignorant, car enle reconnaissant et en l'entretenant tu pourras aider un jeune frère. Krishna ajouta : « C'est justement ce qu'il me fallait, car je suisenclin à l'intolérance et à ne pas rechercher ce frère. » Ce messagedevait avoir un effet profond sur Krishna. Krishna et Nitya arrivèrent à San Francisco le 3 juillet, après unvoyage très triste au cours duquel des passagères de tous âgescherchèrent à faire la connaissance de Krishna tandis que certainspassagers étaient extrêmement désagréables. Krishna entendit unAustralien demander pourquoi un « homme de couleur » étaitautorisé à voyager en première classe. A San Francisco, ilshabitèrent chez un membre de la S.T., Mlle Miklau, professeur àl'Université de Berkeley. Nitya, qui avait été très malade au cours duvoyage mais qui, dans l'ensemble, se sentait mieux et toussait moins,voulut consulter un médecin à San Francisco, ce qui les obligea à yrester deux nuits car le 4 était la Fête de l'Indépendance, jour férié.Le docteur fut optimiste disant qu'il ne pensait pas que le poumondroit de Nitya fût atteint, et il lui assura qu'Ojai était un endroitexcellent pour lui. Mlle Miklau leur fit visiter l'Université de Berkeley fréquentéepar 14.000 étudiants de toutes nationalités. Krishna en fut enchanté :

Il n'y avait pas cette affreuse distinction entre hommes et femmesqui crée cette atmosphère spéciale si particulière à l'Angleterre et àd'autres pays (dit-il à Lady Emily). Les gens se regardent droitdans les yeux et non avec ce regard en coulisse si désagréable dansles vieux pays. Je voulais vivre ici et revivre un peu de ma vie. Lelaisser-aller [2] de tout le monde m'a particulièrement plu. Jevoulais tous les aider ; j'avais des sentiments si amicaux, siaimables, ne me demandant même pas s'ils connaissaient monhistoire. Il n'y avait pas cette attitude distante qui existe entre

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l'Anglais divin et l'humble Indien. Cet esprit arrogant de classe et derace n'existait pas ici... On y respirait cet air de liberté et d'égalitéqui est l'égalité des dispositions et des capacités, sans distinction declasse, de croyance ou de couleur. J'étais si ému que j'aurais voulutransporter la beauté naturelle de cet endroit avec moi en Inde pourles Indiens qui seuls savent... comment créer une atmosphèrescolastique appropriée. Cette atmosphère manquait ici ; ils n'étaientpas aussi dignes que nous, Indiens... Oh, puisse une telle universitéêtre transplantée en Inde, avec nos professeur(s) pour qui lareligion est aussi importante, sinon plus, que l'éducation. Le 5 juillet au soir, ils prirent le Pullman pour Ventura où ilsarrivèrent le lendemain à 10 heures. Leur hôtesse, Mme Mary Gray,vint les accueillir, les conduisit à une trentaine de kilomètres àl'intérieur des terres, à l'extrémité de la Vallée d'Ojai, à 460 mètresau-dessus du niveau de la mer. Mme Gray possédait deux cottagesinhabités au milieu d'orangeraies ; elle en prêta un aux deux frères,et l'autre, à deux minutes de là, à M. Warrington. La températureétait de 95° F à leur arrivée mais l'air était très sec et les nuitsfraîches. Une femme venait leur préparer le petit déjeuner et ledéjeuner, mais ils préparaient eux-mêmes leur dîner. Krishna futétonné de voir la femme recevoir 5.30 dollars par jour, environ 25shillings. « Terrible, n'est-ce pas ? Nous ne payons rien, noussommes les hôtes de Mme Gray !!! » Il y avait de merveilleuxlégumes, des fruits et de la crème. Ils faisaient des promenades àcheval dans la montagne deux fois par semaine, ce qui ne fatiguaitpas Nitya ; ils pratiquaient régulièrement des exercices physiques etils découvrirent un cours d'eau où ils purent prendre des bains desiège tous les jours. Le 20 juillet, Krishna put dire à Lady Emilyqu'ils savaient maintenant faire des crêpes, des œufs brouillés et despommes de terre frites, bien que Heinz « leur fût très utile ». Nityaallait mieux et ne crachait plus guère. Mais une semaine plus tard, la situation avait changé. Nitya avaitde nouveau de la fièvre et toussait de manière alarmante. Krishnaavait eu plusieurs moments de panique parce qu'ils étaient seuls dansla maison. Nitya a un caractère si capricieux (écrivit-il à Lady Emily le 28juin) et comme je suis son frère il s'énerve et refuse de faire ce queje lui dis. Mlle Williams, la sœur de l'un des amis de Mme Gray, estvenue l'autre jour en visite. Bon, de toute façon, nous l'aimons bien

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tous les deux et elle nous aime beaucoup ; elle n'est pas théosophemais très gentille. Bref, Nitya fait ce qu'elle lui dit, en conséquence,il fait ce que je lui disais de faire depuis dix jours. Elle n'a que dix-neuf ans, mais ces Américaines sont compétentes dès leur naissance,et, de plus, elle est très réconfortante, gaie ; elle le maintient debonne humeur, c'est l'essentiel. Sa sœur est théosophe, ainsi elleconnaît tout cela, malgré tout elle est très gentille. Elle est partiehier retrouver sa mère pour lui demander si elle peut revenir et,dans un sens, prendre soin de Nitya. Je lui fais la lecture troisheures par jour : il ne lit pas du tout, ce qui est une bonne chose...Ne vous faites pas de souci, tout ira très bien. J'en suis plus quecertain. Nous lisons O. Henry et la Bible, c'est une bonneassociation. Le livre favori de Krishna était « Le chant de Salomon » de laBible, puis certains passages de l'« Ecclésiaste » etl'« Ecclésiastique» des Apocryphes. Il soutient qu'il n'a jamais lu lesÉvangiles. Ce que Krishna ne mentionnait pas, c'était que Rosalind Williamsétait une très jolie fille aux cheveux blonds bouclés et aux yeux d'unbleu des plus rares comme ceux d'un chat siamois. Elle obtint lapermission de retourner chez Mme Gray, ce qui était plutôtsurprenant, étant donné la nature de la maladie de Nitya. Peut-êtreque sa sœur, théosophe, avait persuadé leur mère que la tuberculoseétait un prix insignifiant à payer au regard du privilège de soigner lefrère du futur Instructeur du Monde. Il était clair dès le début queRosalind était l'amie intime de Nitya plutôt que de Krishna. Beaucoup de personnes avaient écrit à M. Warrington, lepoussant à convaincre Nitya d'essayer le traitement du DocteurAlbert Abrams qui prétendait pouvoir diagnostiquer et guérir latuberculose, le cancer, la syphilis et beaucoup d'autres maladies aumoyen d'une machine électrique de son invention. Le DocteurAbrams soutenait que la vaccination contre la variole était la causede la plupart des maladies, en particulier de la syphilis ; ilmaintenait que 2 % seulement de la population mondiale étaitexempte de la syphilis, qu'elle soit contractée ou héréditaire. Pour lediagnostic, il suffisait de mettre quelques gouttes de sang du maladesur une feuille de papier buvard propre. Les frères décidèrentd'essayer ce traitement. On envoya du sang de Nitya à un élève du

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Docteur Abrams à Los Angeles, le Docteur Strong, sans autreindication que le nom : deux jours plus tard, on reçut le résultat :Nitya avait une tuberculose au poumon gauche et aux reins (ceci futun grand choc), et la syphilis de la rate. M. Warrington, parl'intermédiaire d'un ami, s'arrangea pour obtenir l'une de ces raresmachines Abrams appelée « oscilloclaste ». On posait des plaquessur les parties malades (poumon gauche, reins, rate) et on reliait lesplaques à la machine par des fils électriques ; Nitya devait resterassis un certain nombre d'heures par jour et subir ce traitementennuyeux mais parfaitement indolore. Le contenu de la boîte étaitgardé minutieusement secret ; quand on branchait le courant, ellefaisait un gros bruit d'horloge mais le malade ne sentait absolumentrien ; la méthode de guérison consistait à envoyer des ondesélectriques sur les parties malades qui vibraient au même rythmeque la maladie. Albert Abrams (1863-1925) était né à San Francisco de parentstrès riches. Il n'était pas un charlatan, mais avait au contraire les plushautes qualifications médicales. Sir James Barr, médecin écossaisréputé croyait qu'Abrams était un génie né avant son temps. UptonSinclair, chaud partisan d'Abrams, écrivait : « Croyez-moi, où quevous soyez, vous qui souffrez, découvrez cette nouvelle méthode etaidez à la faire connaître au monde. » La méthode de diagnosticd'Abrams se faisait par percussion sur le torse d'un jeune homme enparfaite santé, relié électriquement de manière compliquée au sangdu malade. Après deux semaines et demie, un échantillon du sang de Nityafut envoyé à nouveau au Docteur Strong pour analyse ; le bulletindisait maintenant qu'il n y avait plus de germes tuberculeux dans lecorps, pas plus que de syphilis ; cependant, il devait continuer letraitement quarante-cinq minutes par jour et devait prendre grandsoin de lui-même. Krishna écrivit à Lady Emily que, pour lapremière fois depuis qu'il avait contracté la maladie, Nitya avaitperdu le goût de ses crachats. Krishna, qui avait maintenant une totale confiance en cettemachine, envoya un échantillon de son propre sang et apprit qu'ilavait un léger cancer des intestins et du poumon gauche, et lasyphilis à la rate et au nez. « Curieux au sujet du nez, n'est-ce pas ?écrivit-il à Lady Emily. Vous rappelez-vous combien il m'embêtait,et les docteurs ne pouvaient pas trouver ce que c'était... Bien sûr, je

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n'ai rien écrit à personne sur le diagnostic de Nitya et de moi-même ; cela soulèverait indubitablement un affreux tumulte. » Ilvoulait parler, naturellement du diagnostic de syphilis. En écrivant àMme Besant et à Leadbeater au sujet du diagnostic du DocteurStrong et du traitement de Nitya par machine Abrams, Krishnamentionna tout, excepté la syphilis. Il suivait lui aussi le traitementpar « oscilloclaste » et, peu après, il put dire à Lady Emily que sonnez allait beaucoup mieux. _____________

1. ^ Un Américain de l'Illinois qui était venu d'Adyar avec Krishna et songroupe. A l'âge de dix-sept ans, il voyagea avec Leadbeater et avait été unde ses secrétaires en 1906 au moment où une enquête était menée sur lui àLondres.

2. ^ En français dans le texte.

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K

KRISHNAMURTILES ANNÉES DE L'ÉVEIL

'Le moment décisif'

rishna a sans aucun doute été grandement influencé par lemessage de Maître Kuthumi, qui lui fut « transmis » avant son

départ de Sydney. Le 12 août, environ cinq semaines après leurarrivée à Ojai, il écrivit à Lady Emily : Je médite chaque matin trente à trente-cinq minutes, de 6 h 45 à7 h 20. J'arrive à mieux me concentrer, même si ce n'est pas pourlongtemps ; et avant d'aller me coucher, je médite encore environdix minutes. Tout ceci vous surprend, n'est-ce pas ? Je vaisreprendre le contact avec les Maîtres comme autrefois. Après tout,c'est la seule chose qui importe dans la vie, et rien d'autre. Audébut, il m'était difficile de méditer ou de me concentrer, et même sije ne le fais que depuis une semaine, j'en suis agréablement surpris. Ce fut seulement cinq jours après cette lettre qu'il eut uneexpérience qui changea sa vie, mais qui ne fut connue hors d'Ojaique quelques semaines plus tard. Nitya et Krishna contèrent tousdeux cette expérience qui commença le 17 août ; Nitya la rapporta àMme Besant et à Leadbeater quinze jours après qu'elle ait eu lieu : Notre maison se trouve dans une longue et étroite vallée devergers d'abricotiers et d'orangeraies. Le soleil brûlant qui y brillejour après jour, nous rappelle Adyar ; mais le soir, l'air frais nousarrive de la double ligne de collines qui nous entourent. Très loin,bien après la partie basse de la vallée, court la longue et parfaiteroute qui va de Seattle – dans l'État de Washington – à San Diego,au sud de la Californie – environ trois mille cinq cents kilomètres –avec son flot de trafic incessant et tumultueux. Pourtant notre valléeest là, heureuse, inconnue et oubliée, car une route y pénètre maissans la traverser. Les Indiens d'Amérique l'ont appelé Ojai, ou nid,et depuis des siècles ils ont dû y chercher un refuge. Notre cottage se trouve à l'extrémité supérieure de la vallée ; nulne vit à proximité, sauf M. Warrington, qui a un cottage pour luitout seul, à moins de cent mètres du nôtre ; Krishna, M. Warringtonet moi sommes ici depuis bientôt huit semaines : nous nous reposons

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et nous allons bien. De temps en temps, nous avons la visite de M.Walton, Vicaire général de l'Église Catholique Libérale américaine,qui possède une maison dans la vallée, et de Rosalind, une jeuneAméricaine qui est venue passer une ou deux semaines dans levoisinage, passant son temps en notre compagnie. Il y a environdeux semaines s'est produit l'incident que je tiens à vous raconter,tandis que tous les cinq nous avions eu la chance d'être ensembleici. Vous saurez bien sûr nous dire, si vous le voulez bien, lavéritable signification de cet événement et son importance exacte,mais il nous semble avoir été transportés dans un monde où lesdieux sont à nouveau descendus parmi les hommes, pour un tempstrès court, nous laissant tous si transformés, au point que notreboussole a trouvé son étoile directrice. Je pense ne pas exagérer endisant que notre vie profonde a été affectée par ce qui s'est produit. Krishna lui-même, à proprement parler, devrait vous raconter lasuccession des faits, car nous n'étions tous que des spectateurs,prêts à l'aider si nécessaire ; mais il ne se souvient pas de tous lesdétails, ayant été la plupart du temps hors de son corps, mais toutest demeuré clair dans nos mémoires car nous l'observionsattentivement pendant tout ce temps, avec le sentiment que soncorps nous était en partie confié. M. Warrington n'est pas enparfaite santé, et on ne me permet pas encore d'aller et venirbeaucoup ; c'est donc Rosalind qui a eu la chance de veiller surKrishna, et je crois qu'elle a déjà obtenu sa récompense (en étantmise à l'épreuve). Le mercredi 17 au soir, Krishna se sentait un peu fatigué et agité,et nous avons remarqué au milieu de sa nuque une bouledouloureuse qui ressemblait à un muscle contracté, environ de lataille d'une grosse bille. Le lendemain matin, il sembla tout à faitbien jusqu'à la fin du petit déjeuner ; il s'étendit alors pour sereposer. Rosalind et moi étions assis dehors, M. Warrington etKrishna se trouvaient à l'intérieur. Rosalind entra dans la maison àl'appel de M. Warrington et trouva Krishna apparemment trèsmalade car il se tournait et se retournait dans son lit, gémissantcomme s'il souffrait énormément. Elle alla s'asseoir près de lui,essayant de découvrir ce qu 'il avait, mais Krishna ne pouvaitfournir une réponse claire. Il s'est remis à gémir et fut saisi detremblements et de frissons ; il serrait les dents et serrait fortement

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les mains comme pour dominer son tremblement ; c'était exactementle comportement d'un malade atteint de malaria, avec cettedifférence que Krishna se plaignait d'une effroyable chaleur.Rosalind arrivait à le calmer un peu, mais le tremblement et lefrisson revenaient, comme s'il avait de la fièvre. Puis il larepoussait, se plaignant d'une terrible chaleur, les yeux étrangementvagues. Rosalind restait assise près de lui jusqu'à ce qu'ilredevienne calme, lui tenant les mains et l'apaisant comme une mèrele fait avec son enfant. M. Warrington était à l'autre bout de lachambre ; il comprenait, comme il me l'a dit plus tard, qu'unprocessus était en œuvre dans le corps de Krishna, dû à desinfluences provenant d'autres plans que le plan physique. La pauvreRosalind, tout d'abord très anxieuse, levait des yeux interrogateurs,et M. Warrington lui assura que tout irait bien. Mais, dans lamatinée, les choses empirèrent, et quand je suis venu m'asseoir àcôté de lui, il se plaignit à nouveau de cette terrible chaleur ; il medit que nous étions tous trop nerveux et que nous le fatiguions ;toutes les deux ou trois minutes, il se relevait dans son lit et nousrepoussait, puis il se remettait à trembler. Pendant tout ce temps-là,il n'était qu'à demi conscient, car il parlait d'Adyar et des gens delà-bas comme s'ils étaient ici ; puis il se recouchait et restait ànouveau tranquille un moment, mais le moindre froissement derideau ou le tremblement d'une vitre, ou le bruit d'une charrue auloin dans les champs, le faisaient se relever et il se mettait à gémir,réclamant le silence et la tranquillité. Toutes les deux ou troisminutes, il repoussait obstinément Rosalind, quand il commençait àavoir chaud, puis il lui demandait de revenir près de lui. Je me suis assis à proximité, mais pas trop près. Nous faisionstout notre possible pour garder la maison tranquille et dansl'obscurité, mais de légers bruits à peine perceptibles sontinévitables. Et Krishna était devenu tellement sensible que lemoindre tintement lui mettait les nerfs à vif. A l'heure du déjeuner, il s'apaisa et sembla tout à fait bien etpleinement conscient. Rosalind lui apporta son déjeuner, qu'ilmangea, et pendant que nous achevions notre repas, il resta en paix.Mais quelques minutes plus tard, il se remit à gémir, et bientôt lepauvre dut rendre ce qu'il avait mangé. Cela continua ainsi toutel'après-midi : tremblements, gémissements, agitation, semi-conscience et apparente souffrance physique. Chose plutôt curieuse,

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à l'heure des repas, même si lui ne mangeait rien, il se calmait etRosalind pouvait alors le quitter suffisamment longtemps pourmanger. A l'heure du coucher, il était suffisamment apaisé pourpouvoir dormir toute la nuit. Le lendemain samedi, après son bain, cela a recommencé, cettefois de façon plus aiguë ; il semblait moins conscient que la veille.Cela a duré toute la journée, avec des intervalles réguliers de repos,ce qui permettait à Rosalind de prendre ses repas. Mais le dimanche, ce fut la pire journée mais aussi celle duglorieux apogée. Durant ces trois jours, nous nous sommes efforcésde contrôler notre esprit et nos émotions. Rosalind demeuraconstamment auprès de Krishna, prête à l'aider quand il le voulait,le laissant seul quand il le souhaitait. C'était vraiment beau de lavoir avec lui, d'observer comment elle répandait son amourgénéreusement et de façon totalement neutre. Même avant que cetévénement ne survienne, nous avions noté ce trait noble de soncaractère, et bien que nous nous soyons demandé si la présenced'une femme était souhaitable à ce moment-là, les événementsmontrèrent qu'elle avait sans doute été envoyée spécialement pouraider Krishna, et nous tous, bien sûr. Bien qu'elle n'ait que dix-neufans et qu'elle soit très peu versée en Théosophie, elle a été une mèreremarquable tout au long de ces trois jours. Le dimanche – comme je l'ai dit – l'état de Krishna sembla avoirbeaucoup empiré. Il paraissait souffrir beaucoup ; le tremblement etla chaleur avaient l'air plus intenses et il était de moins en moinsconscient. Quant il semblait avoir le contrôle de son corps, il parlaitconstamment d'Adyar, de A.B., des membres de l'Ordre Pourpre àAdyar, et il se croyait constamment là-bas. Ensuite il disait: « Jeveux aller en Inde. Pourquoi m'a-t-on amené ici? Je ne sais pas oùje suis », et il répétait encore, encore, et toujours : « Je ne sais pasoù je suis. » Si quelqu'un bougeait dans la maison, il sautait presquehors de son lit, et quand nous entrions dans sa chambre il fallait leprévenir. Cependant, aux alentours de 6 heures, au moment dudîner, il s'apaisa jusqu'à ce que nous ayons terminé notre repas.Brusquement, la maison sembla s'emplir d'une force gigantesque etKrishna fut comme possédé. Il ne voulut avoir personne auprès delui et commença à se plaindre amèrement de la malpropreté : lamalpropreté du lit, la malpropreté intolérable de la maison, de toutle monde autour de lui, et il dit d'une voix douloureuse qu'il voulait

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aller dans les bois. Alors il se mit à sangloter. Nous n'osions pas letoucher et ne savions que faire. Il avait quitté son lit pour s'asseoirdans un coin sombre de la chambre sur le plancher, et il disait ensanglotant qu'il voulait aller dans les bois en Inde. Tout à coup ilannonça son intention d'aller se promener tout seul, mais nousavons réussi à l'en dissuader, pensant qu'il n'était pas en état defaire des promenades nocturnes. Puis, comme il exprimait le désird'être seul, nous l'avons laissé et nous nous sommes assis dehorssous la véranda. Il nous rejoignit quelques minutes plus tard, uncoussin à la main, et il alla s'asseoir aussi loin que possible de nous.Il avait eu suffisamment de force et de conscience pour sortir mais,une fois là, il s'échappa à nouveau et son corps demeura assis sousle porche à murmurer des mots incohérents. Nous formions un groupe étrange sur cette véranda : Rosalind etmoi sur des chaises, M. Warrington et M. Walton en face sur unbanc, et Krishna à quelques mètres à droite. Le soleil était couchédepuis une heure et nous étions assis là, face aux collines lointainesqui se détachaient en pourpre sur le ciel pâle dans le crépusculefinissant. Nous parlions peu, et nous eûmes l'impression que le pointculminant approchait : toutes nos pensées et toutes nos émotionsétaient tendues dans l'attente étrangement paisible de quelque grandévénement. Brusquement, M. Warrington eut une pensée providentielle. Aquelques mètres devant la maison s'élève un jeune poivrier auxfeuilles délicates d'un vert tendre, en ce moment tout couvert debouquets odorants, et toute la journée, c'est le « bruissementobsédant des abeilles », de petits canaris et d'oiseaux-moucheslumineux. M. Warrington incita doucement Krishna à s'asseoir souscet arbre ; tout d'abord, Krishna refusa, puis il s'y rendit de lui-même. La nuit était à présent tout étoilée. Krishna s'assit sous le toitformé par les feuilles délicates se détachant noires sur le ciel. Ilmurmurait toujours de manière inconsciente, mais il poussa bientôtun soupir de soulagement et nous demanda à haute voix: « Eh,pourquoi ne m'avez-vous pas envoyé ici avant? » Un bref silencesuivit. Il commença alors à psalmodier. Aucun son n'était sorti de seslèvres depuis trois jours et son corps était totalement épuisé parl'extrême tension ; ce fut d'une voix tranquille et lasse que nous

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l'entendîmes psalmodier le mantra chanté chaque nuit à Adyar dansle Sanctuaire. Et puis, le silence. Il y a longtemps, à Taormine, alors que Krishna contemplait avecdes yeux méditatifs un beau tableau de notre Seigneur Gautama enhabits de mendiant, nous avions perçu dans un instant de félicité laprésence divine de l'Être Suprême qui avait daigné nous adresserune pensée. A nouveau cette nuit, tandis que Krishna, assis sous lejeune poivrier, achevait son chant d'adoration, j'ai songé auTathagata (le Bouddha) sous l'arbre Boddhi, et j'ai eu l'impressionque notre paisible vallée était envahie par une vague de cettesplendeur comme s'il redonnait sa bénédiction a Krishna. Nous étions assis, les yeux fixés sur l'arbre, nous demandant sitout allait bien car il régnait à présent un silence total. Tandis quenous regardions, je vis soudain au-dessus de l'arbre une grandeétoile briller, l'espace d'un instant. Je compris alors que le corps deKrishna était en train de se préparer pour l'Être Suprême. Je mepenchai et montrai l'étoile à M. Warrington. Le lieu parut s'emplir d'une extraordinaire présence et j'aspiraibeaucoup à me mettre à genoux pour l'adorer car je savais que leGrand Seigneur de nos cœurs était là en personne. Nous ne Levoyions pas et pourtant nous sentions tous la splendeur de Saprésence. Puis Rosalind ouvrit les yeux et elle vit. Son visagechangea – je n'avais encore jamais vu un tel changement – car elleavait le bonheur de voir de ses yeux de chair les merveilles de cettenuit. Le visage transfiguré, elle nous dit: « Le voyez-vous? Le voyez-vous? », car elle voyait le divin Bodhisattva (le Seigneur Maitreya).Des millions de gens attendent durant de nombreuses incarnationsd'avoir une pareille vision de notre Seigneur, mais ses yeux étaientceux de l'innocence et elle avait fidèlement servi notre Seigneur. Etnous qui ne pouvions voir, nous vîmes les splendeurs de la nuitreflétées sur son visage, devenu pâle de ravissement à la clarté desétoiles. Je n'oublierai jamais l'expression de son visage car bientôt,moi qui ne pouvais voir mais me glorifiais de la présence de notreSeigneur, j'eus l'impression qu'il se tournait vers nous et ditquelques mots à Rosalind ; son visage s'illumina d'une extase divinependant qu'elle répondait: « Oui, oui. » Elle prononçait ces motscomme si elle faisait une promesse dans une merveilleuse joie. Jen'oublierai jamais son visage tandis que je la regardais ; moi-même

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j'avais presque le bonheur d'une vision. Son visage trahissait leravissement de son cœur car tout son être intime était embrasé deSa présence, qu'elle voyait de ses propres yeux. Et je priai ensilence qu'il m'acceptât comme Son Serviteur, et tous nos cœursétaient emplis de cette prière. Nous entendions au loin une musiquedouce et divine, nous l'entendions tous, bien que nous ne puissionsvoir les Gandharvas (anges cosmiques qui jouent la musique dessphères). La présence de ces nombreux êtres rayonnants de gloire durapresque une demi-heure et Rosalind, tremblante, sanglotant presquede joie, vit tout cela : « Regardez. Vous voyez ? », répétait-ellesouvent, ou « Entendez-vous la musique ? » Mais peu après, nousentendîmes le bruit des pas de Krishna. Sa blanche silhouette sortitde l'obscurité et tout fut achevé. Rosalind cria : « Le voici quivient ; allez au-devant de lui, allez au-devant de lui », puis elletomba à demi évanouie sur sa chaise. Quand elle revint à elle, ellene se souvenait hélas de rien, rien du tout, tout était sorti de samémoire, excepté les sons mélodieux qui résonnaient toujours dansses oreilles. Le lendemain, le tremblement recommença et Krishna fut ànouveau dans un état de semi-conscience, mais cette fois que pourquelques minutes et à intervalles très espacés. Toute la journée, ilresta étendu sous l'arbre, en état de samadhi [1], et le soir, tandisqu'il était assis en méditation comme la nuit précédente, Rosalindvit de nouveau trois silhouettes autour de lui. Elles partirentrapidement en emmenant Krishna et en laissant son corps sousl'arbre. Depuis lors, tous les soirs, il s'assied sous l'arbre et médite. J'ai décrit ce que j'ai vu et entendu, mais je n'ai pas parlé del'effet que le phénomène a produit sur nous, car je crois qu'il faudradu temps, tout au moins en ce qui me concerne, pour réaliserpleinement la gloire dont nous avons eu le privilège d'être témoins,bien que j'aie le sentiment que désormais la vie n'a plus qu'un but :servir le Seigneur. Suit le récit de Krishna. Il fut envoyé en même temps que celuide Nitya, mais la dernière partie ne fut écrite que deux jours aprèsles événements décrits : Depuis mon départ d'Australie, je n'ai pas arrêté de réfléchir surle message que Maître K.H. m'a transmis là-bas. Naturellement, jevoulais exécuter ses ordres aussitôt que possible, mais j'ignorais

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jusqu'à un certain point quelle était la meilleure méthode pouratteindre les idéaux qui m'étaient offerts. Je crois qu'il ne s'est paspassé un jour que je n'y aie pensé, mais je dois avouer honteusementque ce fut de manière très fortuite et plutôt insouciante. Cependant, le message du Maître restait au fond de mon esprit.Depuis le 3 août, je médite régulièrement environ trente minutestous les matins. A mon étonnement, j'ai pu me concentrer avecgrande facilité, et au bout de quelques jours j'ai commencé àdistinguer clairement les raisons de mes échecs passés et présents.Je me suis mis immédiatement à chercher à annihiler les chosesmauvaises accumulées depuis des années consciemment cette fois.Avec la même fermeté, j'ai tenté de découvrir les voies et les moyensd'atteindre mon but. Je compris tout d'abord que je devais mettretous mes autres corps en harmonie avec le plan bouddhique (le plande conscience le plus élevé). Pour parvenir à cet heureuxassemblage, je devais découvrir les intentions de mon ego sur leplan bouddhique. Pour harmoniser les différents corps, je devais lesfaire vibrer à l'unisson avec le plan bouddhique, et pour cela, jedevais découvrir quel était l'intérêt vital au plan bouddhique. Avecune aisance qui m'a plutôt étonné, j'ai découvert que l'intérêtprincipal à ce plan supérieur était de servir le Seigneur Maitreya etles Maîtres. Avec cette idée claire en mon esprit physique, il mefallait diriger et contrôler les autres corps pour qu'ils agissent etpensent de la même façon que sur le plan noble et spirituel. Durantcette période de moins de trois semaines, je me suis concentré pourgarder toute la journée à l'esprit l'image du Seigneur Maitreya, et jen'ai éprouvé aucune difficulté à le faire. J'ai trouvé que je devenaisplus calme et plus serein. Ma conception de la vie était devenue toutautre. Et puis, le 17 août, j'ai ressenti une douleur aiguë à la nuque etj'ai du interrompre ma méditation au bout d'un quart d'heure. Aulieu de diminuer comme je l'espérais, la douleur empira. Elleatteignit son maximum le 19. Je ne pouvais ni penser, ni fairequoique ce soit, et mes amis m'obligèrent à m'étendre sur mon lit.Puis, j'ai presque perdu connaissance, mais je savais tout ce qui sepassait autour de moi. Je revenais à moi chaque jour vers midi. Lepremier jour, tandis que je me trouvais dans cet état, et mieuxconscient des choses autour de moi, j'ai eu une première expériencetrès extraordinaire. Je voyais un homme réparer la route ; cet

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homme, c'était moi ; le maillet qu'il tenait c'était moi ; la pierre qu'ilcassait était une partie de moi ; le brin d'herbe tendre était mon êtremême, et l'arbre à côté de l'homme c'était moi... Je pouvais presquesentir et penser comme le cantonnier ; je pouvais sentir le ventpasser à travers l'arbre et la petite fourmi sur le brin d'herbe. Lesoiseaux, la poussière, le bruit même, faisaient partie de moi. Juste àce moment, une auto passa non loin de là ; j'étais le conducteur, lemoteur, les pneus. Tandis que la voiture s'éloignait, je m'éloignaisaussi de moi-même. Je me confondais avec toute chose, ou plutôtchaque chose se confondait avec moi, inanimée ou animée, lamontagne, le vers, et tout ce qui respire. Tout au long de la journéeje suis resté dans cet heureux état. Je ne pouvais rien manger, etvers six heures, j'ai commencé à me retirer de mon corps physique ;évidemment, l'élémental physique fit selon son gré [2] ; j'étais àdemi conscient. Le lendemain matin (le 20), rien n'avait beaucoup changé. Je nepouvais supporter qu'il y ait trop de monde dans la chambre. Jesentais leur présence de façon assez curieuse et leurs vibrations meportaient sur les nerfs. Le soir, environ à la même heure, 18 heures,je me sentis plus mal que jamais. Je ne voulais personne auprès demoi ni que quiconque me touche. Je me sentais extrêmement fatiguéet faible. J'ai dû pleurer, simplement d'épuisement et par manque decontrôle physique. Ma tête me faisait très mal et j'avais l'impressionqu'on m'enfonçait d'innombrables aiguilles dans le haut du crâne.Tandis que j'étais dans cet état, j'eus l'impression que le lit surlequel j'étais étendu – le même que la veille – était sale et dégoûtantau-delà de toute imagination, et que je ne pouvais y rester. Je mesuis brusquement retrouvé assis par terre et Nitya et Rosalind medirent de me recoucher. Je les priai de ne pas me toucher et criaique le lit n'était pas propre. Je continuai ainsi un moment, puis jesortis finalement sur la véranda où je m'assis un moment, épuisé etlégèrement plus calme. Je commençai à reprendre conscience et, enfin de compte, M. Warrington me dit d'aller m'asseoir sous lepoivrier près de la maison. J'allai m'y asseoir, jambes croisées, enposture de méditation. Au bout d'un moment, je sentis que je sortaisde mon corps et je me vis assis sous les tendres feuilles délicates del'arbre. J'étais tourné vers l'Est. Face à moi, il y avait mon corps, etau-dessus de ma tête, je vis l'Étoile briller nettement. Je pus alorssentir les vibrations du Seigneur Bouddha ; j'aperçus le Seigneur

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Maitreya et Maître K.H. Je me sentais si heureux, si calme et sipaisible. Je voyais toujours mon corps et je planais à peu dedistance de lui. Il régnait un calme si profond, dans l'air et en moi,le calme du fond d'un lac insondable. Comme le lac, je sentais quemon corps physique, avec son esprit et ses émotions, pouvait êtreeffleuré à la surface, mais que rien, vraiment rien, ne pouvaittroubler le calme de mon âme. Les Êtres de puissance demeurèrentun certain temps avec moi, puis Ils disparurent. Je me sentaissuprêmement heureux car j'avais vu. Rien ne serait plus commeavant. J'ai bu l'eau claire et pure à la source de la fontaine de vie etma soif est apaisée. Je n'aurai plus jamais soif. Je ne serai jamaisplus dans l'obscurité complète. J'ai vu la Lumière. J'ai atteint lacompassion qui guérit toute tristesse et toute souffrance ; ce n'estpas pour moi mais pour le monde. Je suis monté au sommet de lamontagne et j'ai contemplé les Êtres de puissance. Je ne seraijamais plus dans l'obscurité complète car j'ai vu la Lumièreglorieuse qui guérit. La fontaine de Vérité m'a été révélée et lesténèbres se sont dissipées. L'amour, dans toute sa gloire, a enivrémon cœur ; mon cœur ne pourra jamais se refermer. J'ai bu à lafontaine de Joie et d'Éternelle Beauté. Je suis ivre de Dieu. M. Warrington lui aussi, fit le récit de cette expérience. Il ditavoir lu les récits de Krishna et de Nitya et pouvoir se porter garantde leur exactitude. Il n'ajouta qu'un seul détail intéressant : il savaitque le lit était propre car il avait lui-même aidé à le faire avec « desdraps propres pris dans l'armoire à linge ce soir-là » . Le 2 septembre, Krishna écrivit à Mme Besant, à Leadbeater et àLady Emily. Voici ce qu il dit à Leadbeater : Il y a quelque temps, je vous ai envoyé un télégramme vousdemandant de confirmer mon intuition que Lady Emily fut acceptéedans la nuit du 12 août. En l'absence de réponse, je présume qu'ellene l'a pas été. Je le regrette. Je vous envoie les photos de HelenKnothe et de Rosalind Williams. Nous avons parlé de Helen quandj'étais en Australie et je suis sûr qu'elle va travailler pour lesMaîtres ; d'ailleurs, vous m'avez dit un jour qu'elle a été PietMeuleman [3]. Je vous demande de bien vouloir m'en parler car jem'intéresse beaucoup à elle. (J'étais quasiment tombé amoureuxd'elle quand je l'ai vue en Hollande !!!!) Mlle Williams a dix-neuf ans. C'est une Américaine très gentille,et la nuit du 21 août, j'ai eu l'impression qu'elle a été mise à

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l'épreuve. S'il vous plaît, dites-moi si elle l'a été. Nitya rédige de façon détaillée l'expérience extraordinaire quej'ai eue la nuit du 20 août et la manière dont j'y ai été préparé lesdeux jours précédents. Je vous en envoie des copies, à vous, MmeBesant et Raja. Comme vous le savez, je n'ai pas été ce qu'onappelle « heureux » depuis de nombreuses années. Tout ce à quoij'ai touché ne m'a procuré que du mécontentement. Mon étatd'esprit, comme vous le savez, très cher Frère, a été déplorable. Jene savais pas ce que je voulais faire et je ne me préoccupais pas defaire grand-chose. Tout m'ennuyait très vite et, en fait, je ne metrouvais pas moi-même. Vous verrez, d'après ce que Nitya a écrit etce que j'y ai ajouté, que je suis devenu très différent de ce quej'étais en Australie. Naturellement, j'ai beaucoup réfléchi aumessage que Maître K.H. m'a envoyé tandis que je me trouvais enAustralie. J'avais commencé à méditer régulièrement une demi-heure tous les matins. Au bout de quelques jours, j'ai commencé àvoir clairement mes échecs, passés et présents ; et tel que vous meconnaissez, j'ai commencé de façon consciencieuse et délibérée àdétruire toutes mes accumulations erronées du passé, depuis le jouroù j'ai eu le malheur de vous quitter. Je dois avouer ici, à ma honte,que mes sentiments pour vous n'étaient pas ce qu'ils auraient dûêtre. Maintenant, ils sont totalement différents ; je crois que je vousaime et vous respecte comme bien peu de gens le font. L'affectionque j'avais éprouvée pour vous lors de notre première rencontre àAdyar est revenue, entraînant avec elle celle du passé. Je vousdemande de ne pas croire que j'écris de banales platitudes ou desphrases rebattues. Ce n'est pas vrai, et vous, très cher frère, vousme connaissez, en fait, mieux que moi-même. Je souhaiterais de toutmon cœur pouvoir être avec vous en ce moment. Depuis le 20 août, je sais ce que je veux faire et ce qui m'attend:uniquement servir les Maîtres et le Seigneur. Depuis cette date, jesuis devenu beaucoup plus sensible et légèrement clairvoyant ; jevous ai vu l'autre soir avec la Présidente, tandis que j'étais assis auclair de lune. Depuis plus de sept ans, pareille chose ne m'était plusarrivée. En fait, depuis sept ans, je suis spirituellement aveugle ; jeme suis trouvé dans un cachot sans lumière et sans air frais. Aprésent, je crois que je suis au soleil, empli d'énergie, non pasphysique mais mentale et émotionnelle. Je me sens à nouveau en

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relation avec le Seigneur Maitreya et le Maître, et ma seule tâcheest maintenant de Les servir. Désormais, toute ma vie sur le planphysique sera vouée à l'œuvre en toute conscience, et je ne suis pasprêt de changer. Veuillez me dire, sans la moindre réserve, ce quevous pensez de ce que je vous écris et de ce que je sens. Sa lettre à Mme Besant fut plus ou moins semblable. Il exprima àLady Emily ses pensées de façon plus intime : Je ne vous ai pas écrit longuement depuis deux semaines ; jeregrette, mais je n'y suis pour rien, vous comprendrez pourquoi àmesure que je vous expliquerai. J'ai été malade, mais vous verrez,d'après ce que j'ai écrit à Mlle Dodge, que ce n'était pas exactementde la maladie. J'ai eu la chance de me retrouver, je pense, dans laconscience du Maître et de reprendre contact avec le SeigneurMaitreya. J'en ai envoyé le récit à Mlle Dodge, d'une part parce quenous ne pouvons pas faire ici beaucoup de copies, d'autre partparce que j'ai voulu le lui envoyer car elle ne se sent pas bien etque cela la réconfortera et l'aidera peut-être. Je savais que vous n'yverriez pas d'objection, et j'espère bien que non. Je vais lui écrire devous l'envoyer en fin de compte. Je crois qu'il vaudrait mieux quel'un d'entre vous la lise à haute voix quand vous serez tous réunis: jevais écrire à Mlle Dodge à cet effet. Par ce récit vous constaterezque je suis « changé » et que je suis heureux au-delà de toutbonheur humain. Je me sens et vis dans l'exaltation, mais non dansl'exaltation de l'orgueil. Nitya et M. Warrington ont écrit leurpropre récit et j'ai écrit le mien tout seul. La dernière partie surtouta été écrite deux jours après l'événement, tandis que je me trouvaistoujours en état d'exaltation et d'adoration. Et je m'y sens replongélorsque j'y repense. Tout ce que j'ai écrit est parfaitement vrai etprofond. Je ne serai plus jamais le même. Je ne cesserai pas devous aimer, mère chérie, mais mon attitude envers la vie estchangée. Plus rien ne m'importe, sinon l'œuvre. J'ai certainementplus d'énergie mentale et émotionnelle mais pas encore d'énergiephysique, mais cela viendra. Je me sens comme assis en adorationau sommet d'une montagne, avec le Seigneur Maitreya tout près demoi. Je me sens marchant dans un air délicat et parfumé. L'horizonde ma vie est clair et la ligne du ciel belle et nette. Vous voyez donc, mère, que j'ai changé, et avec ce changementen moi, je vais changer la vie de mes amis. Je veux qu'ils escaladentla même montagne et contemplent de là les grands Êtres glorieux...

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Je veux que vous soyez là-haut avec moi... Je vais aider le mondeentier à gravir quelques mètres et, mère, vous devez m'aider, et pourcela, vous devez faire cette ascension pour guider les gens le longdu Sentier. Vous devez changer, changer délibérément, et avoir unbut déterminé... J'espère que vous ne croyez pas que je vous fais unsermon, mais comme j'ai changé et que je pense m'être trouvé moi-même, je voudrais vous aider à vous réaliser et à devenir noble.Vous le savez car la seule chose qui importe au monde, c'est demarcher sur le Sentier glorieux et sacré ; et, chère mère, je vaisvous y aider. Nous n'avons rien d'autre à faire que de devenirsemblables à Eux en toute chose, à Les suivre et à Les servir enservant le monde. Vous ne savez pas combien j'ai changé, toute manature intérieure est vibrante d'énergie et de méditation. Je suiscertain que mon ego s'est incontestablement écoulé. Je suislégèrement clairvoyant. Pouvez-vous, lorsque vous aurez finalement reçu le manuscrit demon expérience – ce que Nitya, M. Warrington et moi-même avonsécrit – en faire quatre copies ?... Je ne veux pas que les gens jasentsur mon compte ; d'ailleurs très peu de gens devraient être aucourant de cela... Choisissez avec soin la personne qui les tapera.Voyez-vous quelqu'un qui soit totalement digne de confiance ? Jevous prie de les envoyer – avec la mention « absolumentconfidentiel. A ne montrer à personne » – à Cordes, à Ruspoli, àMme Blech et à Mlle Dijkgraaf. J'espère que vous n'y voyez pasd'inconvénient, mais choisissez quelqu'un qui soit vraiment digne deconfiance, s'il vous plaît, faites bien attention. Je laisse cela à votrejugement. Dans une autre lettre, il dit à Lady Emily qu'il n'enverrait pas decopie à Helen car il croyait qu'elle n'y comprendrait rien, maiscomme elle devait se rendre en Hollande, Mlle Dijkgraaf pourrait lalui lire.Lady Emily demanda à Rajagopal de taper le manuscrit. Enenvoyant une copie à Ruspoli elle lui dit : J'espère que vous serez heureux de lire ceci autant que je l'ai été.Connaissant K et son honnêteté absolue, on n'en est que plusfrappé... Pour vous et moi qui savons combien il a été malheureux,n'est-ce pas merveilleux de penser qu'il se sent heureux et en paix,s'étant trouvé lui-même ? Tout le cours de ma vie est certainementchangé et j'espère que le vôtre le sera également.

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Nitya sentait lui aussi que sa vie avait changé. Comme il le disaità Leadbeater le 1er septembre : « J'ai bien peur de n'avoir pas étéaussi utile à Krishna que j'aurais dû l'être ; j'ai été plutôt un obstacle,mais dorénavant je vais l'aider de toutes mes forces... Si vouspouvez m'indiquer comment faire pour lui être utile, rappelez-vousque je vous en serais reconnaissant. » Il écrivit à Mme Besant . « Lemonde entier a tellement changé pour moi depuis cet événement,que je me sens comme une bulle soudain devenue solide ; la vie estdevenue simple, Dieu merci. C'est comme si je n'avais jamaisvraiment vécu jusqu'ici, mais désormais je ne pourrais plus vivreautrement qu'en servant le Seigneur. » Leadbeater croyait fermement que l'expérience de Krishnacorrespondait à la troisième Initiation ; cependant il était perplexe,comme le montre cette lettre du 21 octobre à Mme Besant : Vous avez certainement reçu les copies des récits de Krishna etde Nitya sur la merveilleuse expérience vécue par le premier. Ce fut,en effet, merveilleux et prodigieux ; seulement j'aurais souhaitéqu'elle ne fût pas accompagnée de tant de souffrance physique et devomissements. J'aimerais bien connaître votre avis là-dessus. Nous-mêmes, nous sommes passés par des expériences similaires, excepté– tout au moins en ce qui me concerne – qu'il n'y a jamais eu aucunde ces terribles symptômes physiques, le corps demeurantgénéralement en paix et dans un état de transe, ou alors pleinementéveillé et participant à ce qui était en train de se passer, mais sansdouleurs ni vomissements. Chose curieuse, Leadbeater n'écrivit à Krishna qu'un mois plustard. Avait-il attendu d'avoir auparavant l'avis de Mme Besant ? Le14 novembre, il écrivit d'une maison nommée The Manor, àMosman, banlieue de Sydney où il vivait alors : Mon cher Krishna, Je te félicite de tout cœur. L'étape que tu as franchie est d'uneextrême importance et donne la certitude (pour autant que deshumains puissent jamais avoir de certitudes) que tu passeras lasuivante sans avoir à attendre de nombreuses années. Je comprendsle bonheur que tu éprouves, la certitude, le merveilleuxaccroissement d'amour et d'énergie. Car elle et moi avons connutout cela, quoique je n'aie pas autant souffert physiquement que tuparais avoir souffert. Je pense qu'elle aussi a souffert ainsi, maiselle en a très peu parlé. Comparativement à la manière dont la

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plupart des élèves progressent, les choses se sont déroulées à unevitesse extraordinaire depuis ce jour – voici près de quatorze ans –où nous nous sommes rencontrés pour la première fois à Adyardans cette incarnation. J'éprouve une très vive reconnaissance quenous ayons pu avancer aussi loin sur le Sentier sans de sérieusesmésaventures, car, à une certaine époque, j'étais un peu inquietquoique je susse que tout devait bien se terminer. Maintenant tudevrais être absolument ferme et inébranlable ; cependant toute latradition occulte nous avertit qu'il continue d'y avoir des dangers etdes tentations jusqu'au seuil même de la Divinité. Puisse leSEIGNEUR (Maitreya) nous accorder de Lui rester toujours fidèleet de nous oublier complètement dans notre amour pour Lui. Ce fut une chance extraordinaire et incomparable pour RosalindWilliams de se trouver près de toi et de pouvoir t'aider en cetteimportante occasion, et il n'est pas surprenant qu'en conséquence,elle ait été mise immédiatement à l'épreuve. Puissent ses progrèsêtre dignes de ce merveilleux et sublime commencement. Tu avaisparfaitement raison de supposer que Lady Emily était acceptée.Helen Knothe était un petit bébé lorsque je l'ai rencontrée. Je nesais pas grand-chose sur elle aujourd'hui, bien que je l'aiebeaucoup admirée en tant que Piet Meuleman. Que vas-tu faire ? Envisages-tu de revenir ici ? Nous serionstous très heureux de te revoir, et il n'y a pas de doute que tu puissesfaire beaucoup de bien... Mais, évidemment, c'est vrai égalementpour tout autre pays du monde ! Très affectueusement à Nitya et àtoi, et meilleures amitiés à M. Warrington. Je reste toujours ton,

Leadbeater (qui t'aime beaucoup)

Un mois environ avant de recevoir cette lettre, Krishna avaitappris de Mme Besant qu'il avait passé la troisième Initiation mais,à cette époque, il passait par un processus étrange et atroce quidevait se poursuivre de temps en temps durant des années. _____________

1. ^ Mot sanskrit, probablement utilisé ici pour nommer un état de transe. Unedéfinition simple de ce mot serait : « Le bon déroulement du Samadhi détruitla mort, conduit au bonheur éternel et confère la félicité suprême deBrahman (Réalité) ».

2. ^ La part du corps physique qui contrôle ses actes instinctifs et purement

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physiques en l'absence de la conscience supérieure. Elle est à un stadeinférieur d'évolution et nécessite un guide.

3. ^ Mme Petronella Catharina Meuleman Van Ginkel (1841-1902). Elle lançala S.T. en Hollande, en 1891. Helen naquit en 1904.

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L

KRISHNAMURTILES ANNÉES DE L'ÉVEIL

'Le « processus » commence'

es amis et disciples de Krishnamurti l'appellent Krishnaji, lesuffixe « ji » étant un terme d'affectueux respect en Inde. Il se

réfère à présent toujours à lui-même à la troisième personne, K.Après son expérience d'Ojai, il s'était produit en lui un telchangement qu'on ne pouvait pas ne pas le souligner par unenouvelle marque de respect. Après l'avoir consulté, il fut décidé del'appeler désormais K dans ce livre. L'étrange processus dont il a été question au chapitre précédentavait commencé le dimanche 20 août. K le décrivit à Mme Besantdans une lettre du 16 septembre, mais, en écrivant à Lady Emily lelendemain il donna plus de détails : Voici plus de dix jours que je ne vous ai écrit... Je crois avoirune excuse sérieuse. Depuis cette mémorable expérience je ne mesens pas bien ». Chaque soir, vers 18h30, je sombre dans une semi-inconscience, je ne mange rien et je vais me coucher. Cela dure de18 h 30 à 19 h 30, ou même 20 h 30. Je me tourne et me retournedans mon lit ; je gémis et murmure des choses étranges. En fait, jeme comporte presque comme un possédé. Je me lève en croyantqu'on m'appelle et m'écroule sur le sol ; je délire énormément, jevois des visages étranges et de la lumière. Je ressens constammentune grande douleur dans la tête et à la nuque, et je ne peux passupporter qu'on me touche. En même temps, je suis très sensible, nepouvant supporter le moindre bruit, aussi faible soit-il. Je me senstellement fatigué et épuisé pendant le temps où cette chose se passe.Elle prend parfois une forme très aiguë et il faut employer la forcepour me retenir. A d'autres moments, elle se poursuit doucement.Quand la crise est passée, je me rappelle certains passages de lasituation créée ; je prends alors mon repas et vais me coucher. Jen'en connais ni la raison ni la cause. Cela dure depuis près d'unmois, presque chaque jour, sauf quand je vais à Los Angeles. Il estpossible que je sois clairvoyant quand cela sera terminé ou que jedevienne progressivement fou!!! Depuis cinq ou six jours, je vois ma

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défunte mère. Quand je ferme les yeux, surtout le soir, lorsqueRosalind qui veille sur moi à ces moments-là se trouve près de moi,je la vois très nettement, de fait, je l'appelle à haute voix et confondsRosalind avec elle, depuis longtemps disparue. Peut-être qu'elle sesert de R. ou que R. est la réincarnation de ma mère. Je ne saislaquelle des deux hypothèses est la bonne ; cela n'a d'ailleursaucune importance. Quand je suis dans cet état, je me rappelle desscènes d'enfance oubliées depuis longtemps: comme lorsque j'étaismalade et reposais alors sur les genoux de ma mère!!! les mendiantsà qui nous donnions à manger, comment elle me réveillait, le départpour l'école, etc.. Je ne trouve aucune explication à tout cela mais jevais demander à C.W.L. de me la donner, s'il veut bien. Voilàcomment je passe mes soirées. Nitya, étendu sur le transat de lavéranda, Rosalind dans ma chambre, pour m'empêcher de tomber. Chaque matin, j'écris un article de nature plutôt étrange. J'en aiécrit vingt-trois pages jusqu'à présent, absolument tout seul Je nevous dirai pas de quoi il parle ; vous verrez. [1] Le 25 septembre, le processus connut une fin provisoire, ce dontK avait la certitude étant donné la très grande clarté de la lune, maisil savait que le processus recommencerait avec la lune décroissante.En effet, il reprit plus douloureusement que jamais, le laissantcomplètement épuisé. La cuisinière était partie et c'était Rosalind quifaisait à présent la cuisine, aidée un peu par K. Nitya parla lui aussi du processus à Leadbeater dans une lettre du2 octobre : Chaque soir de 18 h 30 à 20 heures environ, K tombe dans unétat de semi-inconscience où son ego semble le quitter et où sonélémental physique conserve assez de conscience pour souffrir,parler, et même transmettre de manière intelligente touteinformation nécessaire. Étant dans cet état, il se plaint d'unedouleur atroce, douleur concentrée essentiellement dans la colonnevertébrale. Nous présumons que sa kundalini est en train des'éveiller. Selon la philosophie du yoga, certains centres énergétiques ducorps humain s'éveillent à diverses étapes de l'évolution. Lakundalini, nommée parfois Feu du Serpent, est le centre énergétiquesitué à la base de la colonne vertébrale. Vie juste, pensée supérieure,activité altruiste, sont, dit-on, les conditions essentielles à l'éveil dela kundalini, éveil qui fait partie de la pratique du vrai yoga. Cet

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éveil entraîne une libération formidable d'énergie et le pouvoir declairvoyance. Toujours dans cette lettre à Leadbeater, Nitya ajouta queKrishna, quand il était dans cet état bizarre, était persuadé queRosalind était sa mère. Il faut dire que Rosalind avait dix-neuf ans etque leur mère n'était morte que depuis dix-sept ans ; il était doncdifficile de croire que Rosalind fût la réincarnation de leur mère,« mais je suppose que la contradiction peut s'expliquer si les ÊtresSupérieurs considéraient certaines étapes inhabituelles commenécessaires. Elle a été pour lui, durant cette période, une parfaiteenvoyée de Dieu de par sa vitalité considérable et son grand amourpour Krishna ; elle m'aime bien aussi ». Cette dernière affirmationétait en dessous de la vérité car il existait un amour réciproqueextraordinaire entre Rosalind et Nitya. Les émotions des deux derniers mois n'avaient pas été bénéfiquespour la santé de Nitya. Il lui fut donc conseillé de reprendre letraitement Abrams. Comme ils avaient rendu l'« oscilloclaste » etqu'ils ne pouvaient en avoir un autre, les deux frères se rendirent àHollywood le 26 octobre afin que Nitya puisse être traité avecl'appareil du Docteur Strong. Ils logèrent chez le Docteur JohnIngleman, diététicien et théosophe suédois, qui les mit l'un et l'autreà un régime très strict. Le Docteur Strong découvrit que Nitya avaitencore un foyer tuberculeux toujours au même endroit du poumongauche, mais il garantissait pouvoir le guérir en deux semainesenviron (en fait, cela prit deux mois), et comme K avait encore unreste de syphilis au nez, ils se firent tous les deux traiterquotidiennement par l'appareil. K eut la plus grande difficulté à nepas « partir » chaque soir, et il était certain que si Rosalind avait étélà le « processus » aurait recommencé. Cependant, durant tout letemps qu'ils restèrent à Hollywood, il ne souffrit pas. Ils y étaient encore lorsque la lettre de Leadbeater en date du 14novembre, félicitant K d'avoir passé la troisième Initiation, arrivaenfin. K y répondit le 14 décembre. Je peux à peine croire que j'ai franchi une telle étape. Tandisque je faisais cette expérience étonnante, je ne réalisais pas sonimportance, du moins pas autant qu'aujourd'hui. C'était comme unrêve merveilleux, et je me rends compte à présent de sa grandioseréalité. Je suis heureux d'avoir eu l'honneur de cette Initiation quime permettra d'être davantage utile aux Maîtres et à vous deux, elle

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et vous. Pour moi, la difficulté est de me sentir si insignifiant et incapabled'accomplir l'immense œuvre ; je manque encore de confiance enmoi et je ne pense pas que je serai jamais imbu de moi-même. Cen'est pas ma nature. Je dois apprendre à mieux écrire et à mieuxparler, car je suis plutôt en retard. Je vais me concentrer sur cesdeux points en particulier. Dorénavant, la seule chose pour moi,c'est de travailler et j'espère le faire sans le moindre égoïsme... Je suis si heureux pour Lady Emily et Rosalind Williams, et jeferai tout mon possible pour les aider. En ce qui concerne HelenKnothe, elle veut se rendre en Australie pour se mettre à votreservice. Elle a écrit à ses parents pour demander si elle pouvait vousrejoindre ; elle est toujours à Amsterdam où elle étudie la musique.A.B. (Mme Besant) lui a écrit pour lui suggérer d'aller en Australie,et elle fait tout ce qu'elle peut pour saisir l'occasion. Dès qu'il reçut la lettre de Leadbeater, K écrivit à Lady Emilypour lui apprendre l'heureuse nouvelle de son acceptation. Il n'yavait pas fait allusion avant la confirmation de Leadbeater. LadyEmily avait été mise à l'épreuve, il y a neuf ans à Varengeville (le11 août 1913), et maintenant il lui fallut encore attendre quatre moisavant d'être informée de son acceptation étant donné la lenteur deLeadbeater à écrire. Il avait certainement voulu la punir du tort, quelqu'il soit, causé à Barbie et à Robert quand elle suivit K à Taormineen 1914, bien qu'il eût évidemment déclaré qu'elle avait encouru lemécontentement des Maîtres. K et Nitya retournèrent à Ojai en décembre. Le Docteur Strongavait donné à Nitya un bon bulletin de santé, mais il lui enjoignit dese faire examiner à peu près tous les mois. Ils avaient égalementconsulté un spécialiste orthodoxe qui déclara que le poumon deNitya était en voie de guérison mais qu'il devait s'abstenir de touttravail pendant au moins six mois. « Pauvre Nitya, écrivit K à MmeBesant, il désire tellement entrer dans la vie active, mais il sait qu'ilne doit pas commettre d'excès car ce serait une catastrophe. » ALady Emily il avait écrit : « Nitya fait des progrès à tout point devue, à la fois mentalement et moralement. On ne dirait pas qu'il estmalade. Dans une certaine mesure, il rayonne de santé ; et puis il estheureux, ce qui est une bonne chose. » Nitya avait égalementconsulté un oculiste qui l'avait tellement bien soigné qu'ilcommençait à voir de son œil gauche. Il pesait à présent cinquante-

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trois kilos, le poids maximum qu'il ait jamais atteint de sa vie. La végétation était brûlée quand ils quittèrent Ojai en octobre.Maintenant, après de grosses pluies, tout y était « d'un vert tendreétincelant ». K était enchanté par cette beauté : « ...la verdure del'Angleterre n'est rien en comparaison... C'est un pays vraimentmerveilleux », écrivit-il à Lady Emily. Il devait bientôt avoir un choc désagréable ; la nouvelle desfiançailles de Mar de Manziarly. « Quelle abominable nouvelle àpropos de Mar, écrivit-il le 26 décembre à Lady Emily. Elle auraitaussi bien fait de se suicider. » Et deux jours plus tard : C'est le plus grand choc que j'aie jamais reçu. Je puis à peine lecroire, c'est comme un affreux cauchemar. Quand je ne fais rien,mon esprit revient à Mar et à cette calamité, car c'en est une. Quelleinconscience... Pensez donc à ce que Mar pourrait faire pour lesMaîtres, etc. Et maintenant... Dieu, c'est vraiment lamentable... Jesuppose qu'on ne peut arrêter cela, et si je m'interposais, Mar nevoudrait plus jamais me parler. Par la suite, les fiançailles furent rompues sans douleur parconsentement mutuel et sans la moindre intervention de K. En fait,Nitya écrivit à Mar en disant que la nouvelle avait été un choc, maisque si elle avait le sentiment qu'ils seraient deux à présent pourservir les Maîtres, K était heureux du mariage. Au commencement de 1923, K commença à travailler pour debon pour l'Étoile et la Théosophie. En plus des éditoriaux pour leHerald dont la responsabilité pesait sur lui plus lourde que jamaisdepuis son expérience du mois d'août, il se mit à rédiger chaquemois un message aux groupes d'auto-préparation qui s'étaient formésdans tous les pays où existait le mouvement de l'Étoile. Il répondaità des douzaines de lettres officielles. IL établit de nouvelles basespour l'Étoile en Californie avec Ernest Wood, un camarade du tempsd'Adyar, qui était Délégué national. Le jour du soixante-seizièmeanniversaire de Leadbeater, le 17 février, il alla faire une conférenceà Hollywood et recueillit près de 100 livres. Il prit la parole dans uncollège de jeunes filles à Pasadena et à Thatcher, dans un lycée degarçons sélect dans la Vallée d'Ojai. Il consentit aussi à faire unetournée de conférences en Amérique, au mois de mai, à assister à laConvention théosophique de Chicago à la fin du même mois, etégalement aux Congrès théosophique et de l'Étoile à Vienne aumois de juin.

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Pendant ce temps, le « processus » de K continuait parintermittence à Ojai, mais sous une forme bien plus douce ;Rosalind était toujours là mais elle était rarement citée. Il étaittoujours à courir après le temps ; cette année-là, ses lettres à LadyEmily furent courtes et rares ; il lui dit ne même pas avoir le tempsd'écrire à Helen. Son épreuve l'avait cependant rapproché de MmeBesant, et presque toutes les semaines il lui assurait combien il luitardait de se retrouver près d'elle en Inde. A la mi-février, ils eurent l'occasion d'acquérir le cottage d'Ojaiavec trois hectares de terrain, comprenant une autre maison plusgrande. « J'ai télégraphié à Baillie-Weaver pour lui dire qu'il seraitdommage de perdre cet endroit, après tout ce qui s'y est produit,écrivit K à Mme Besant le 28 février. Il dit que nous pouvonsl'acheter et que l'argent viendra... Dans quelques jours, ce sera ànous... Je crois qu il serait préférable de constituer une société pourla gestion ; je pense que cela sera un centre magnifique. » Il nedisait pas d'où provenait l'argent ni combien ils auraient à débourser,mais il venait probablement de Mlle Dodge. Plus tard, le terrains'agrandit encore de trois hectares et demi ; ce fut certainement undon de Mlle Dodge. Après un voyage d'une semaine en voiture pour contempler lesséquoias dans le nord de la Californie, en tant qu'invités de MmeGray, et un séjour de trois semaines à Hollywood pour la dernièrepartie du traitement Abrams, K et Nitya visitèrent les centresthéosophique et de l'Étoile dans différentes villes, notamment àKansas City, Detroit, Rochester et Washington, avant de se rendreen fin de compte à Chicago pour la Convention théosophique qui s'ytenait du 27 au 30 mai. Ils résidèrent à l'hôtel, ce dont ils n'avaientabsolument pas l'habitude ; K appelait cela « les frontières duroyaume de Dieu ». Dans chaque ville, il donnait trois conférences :à une réunion de la S.T., à celle de la Section Ésotérique, et à cellede l'Étoile. Il devait assister également à des réceptions. A chaqueréunion, il tentait de recueillir des fonds destinés à aiderl'enseignement en Inde. L'un de ses vœux les plus profonds et lesplus ancrés dans son cœur. Il espérait, en particulier, recueillir21.000 roupies afin d'acheter un terrain pour agrandir une écolethéosophique à Guindy, environ à un kilomètre et demi du Siège dela S.T. à Adyar. Cette école avait été ouverte peu après la guerre.

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Nitya n'assista à aucune réunion durant la tournée car il étaitessentiel qu'il ménageât ses forces, non seulement pour les voyagesen train à travers le continent, mais pour son voyage en Angleterre.Ils avaient retenu leurs places depuis New York sur le Paris quipartait le 6 juin. Rosalind devait les rejoindre à New York mais ellene partait pas avec eux en Angleterre, malgré l'offre de Lady Emilyde l'héberger à Londres. Dans une lettre de Washington en date du 23 mai, K dit à MmeBesant que son état physique l'inquiétait : son « processus » sepoursuivait tandis qu'il voyageait. Il souffrait constamment, avec desélancements et une sensation de brûlure à la nuque et à la base de lacolonne vertébrale. Il quittait fréquemment son corps, et – il appritcela de Nitya – il gémissait alors, pleurant et appelant sa mère. Il nesavait pas ce qu'à l'avenir il valait mieux faire. Quand il s'était renduà Ojai l'année précédente, il avait envisagé sérieusement d'étudier,mais il en avait alors été empêché par le déclenchement du« processus ». Il était très conscient de l'insuffisance de sapréparation intellectuelle pour son travail futur. Il souhaitait prendredes vacances quelque part en Europe après le Congrès de Vienne ;après quoi il ne savait pas le moins du monde si le Maître voulaitqu'il aille en Inde, c'était son aspiration, ou qu'il retourne à Ojai pourétudier. De toute évidence, Nitya avait assisté aux réunions de Chicagocar il écrivit à Mme Besant : La Convention a eu un succès record grâce à la présence de K, etje crois que la plus grande chose que l'on puisse dire, c'est qu'il aplus que répondu à l'attente de tous... Tous ceux qui entrent encontact avec Krishna sentent leur enthousiasme se ranimer. Krishnaparle à présent en homme qui a atteint son but, et ses causeriesvisent à faire de l'existence des Maîtres une intense réalité ; et encela il est vraiment inspiré. Ni Leadbeater, ni Mme Besant ne pouvaient expliquer l'étrangeétat de K. Le premier, en particulier, était perplexe, comme entémoigne sa lettre du 12 mai 1923 à Mme Besant : Il est évident que pour les questions supérieures, les méthodes deprogression varient avec chaque individu. Je ne comprends paspourquoi Krishna doit subir d'aussi terribles souffrances physiques.Je suis sûr que le corps des brahmanes est d'une puretéexceptionnelle et qu'il devrait exiger moins de préparation que le

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véhicule européen moyen. Personnellement, je ne me souviensaucunement d'avoir éprouvé quelque chose de cette sorte quand j'aifranchi la même étape, bien que le développement de la Kundalinim'ait causé un désagrément extrême. Comme vous le suggérez, cepeut être en partie dû à la préparation de son corps pourl'Occupant Suprême, bien que nous ne soyons pas au courant d'uneprécipitation de Sa venue. Mais il se pourrait bien qu'une fois cettepréparation terminée, il faille au corps des années pour se remettrecomplètement avant d'avoir à subir la tension de Son habitationeffective. Le cas est si unique, en fait, que la seule chose à faire estd'attendre. _____________

1. ^ Cet « article », sorte de poème en prose, possède 12.000 mots. Sous le titreLe Sentier. il a été publié dans le Herald en trois parties, en octobre,novembre et décembre 1923. En 1924, il parut sous forme d'opuscule (Siègede Publications théosophiques, Adyar).

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L

KRISHNAMURTILES ANNÉES DE L'ÉVEIL

'Intensification du « processus »'

ady Emily se rendit le 11 juin à Plymouth pour accueillir K etNitya, qui s'installèrent chez Mlle Dodge et Lady de la Warr à

West Side House, Wimbledon. Lady Emily fut invitée à y passer elleaussi la première nuit. Elle se souvint nettement que le lendemainmatin, en prenant le petit déjeuner seule avec les deux frères, elle semit à évoquer l'expérience de K. Il tomba aussitôt évanoui. Nityaapprit à Lady Emily que K ne supportait pas d'en entendre parler. Siquelqu'un en parlait, sa tête s'affaissait et il perdait connaissance.Maintenant que je suis restée plus longtemps auprès de Krishna etde Nitya (écrivit Lady Emily à Mme Besant, dix jours plus tard), jepeux vous en dire davantage sur l'impression qu'ils produisent surnous. Krishna a peu changé extérieurement; il est peut-être plusbeau et, à chaque instant, on sent s'écouler de lui une forcecontrôlée, mais immense et dense. Sa causerie, dimanche dernier àla S.E., constituait un immense progrès par rapport à tout ce qu'il adit jusqu'ici. Il n'avait pas de notes et a parlé pendant quarante-cinqminutes, avec facilité et aisance, et en même temps avec une tellegravité et avec une telle force que l'on croyait entendre vibrer unegrosse machine. Il opère déjà de grands changements et il a démêlébeaucoup de problèmes. Nitya, lui, n'est plus un enfant, mais unhomme. Sa douceur s'est accentuée mais il s'y est ajouté une forceimmense. Pour tous les deux, il n'y a plus que l'œuvre qui compte etqui soit digne d'intérêt. Après un mois exténuant à Londres, à donner des interviews et àparler dans toutes sortes de réunions, K et Nitya se rendirent àVienne, via Paris, où ils purent prendre quelques jours de repos dansla maison de campagne de M. Blech à Septeuil. K fut très déçu enapprenant que Mme Besant ne pouvait pas venir en Europe cetteannée-là car elle était sérieusement malade à la suite d'une piqûre descorpion ; ainsi, bien que Raja présidât le Congrès théosophique quis'ouvrit le 19 juillet, tout le poids du second Congrès international del'Étoile qui suivit retomba sur K. Cependant, nombre de ses amis les

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plus proches – entre autres Lady Emily et Helen – se trouvaient làpour l'assister. Immédiatement après, K choisit un certain nombred'entre eux pour aller avec lui et Nitya prendre sept semaines devacances à Ehrwald, un village du Tyrol autrichien près d'Innsbruck,où un ami de John Cordes avait mis un chalet (la villa« Sonnblick ») à la disposition de K. Le groupe comprenait Helen, Lady Emily avec Betty et Mary,Rajagopal, Mar de Manziarly (dégagée de ses fiançailles), Cordes,Ruth Roberts (la jeune fille que K avait rencontrée à Sydney), unejeune femme indienne. Malati Patwardhan, et son mari. IsabelleMallet les rejoignit le 10 août (Mlle Dodge était trop handicapéepour jamais se rendre à l'étranger). Krishna, Nitya, Lady Emily,Helen, Rajagopal et Cordes restèrent à « Sonnblick » et tout lemonde y prenait ses repas. Les autres demeuraient dans un chaletnon loin de là. C'était un endroit idéal pour les promenades ; unchamp plat permettait de faire des parties de balle au camp et il yavait un ruisseau pour des bains de siège quotidiens, la séparationdes sexes étant de rigueur. Les quinze premiers jours furent devéritables vacances. Krishna et Helen étaient heureux, certes, mais ily avait un peu de rancœur chez les autres jeunes filles qui nepouvaient manquer de s'apercevoir qu'Helen était la favorite. Ellen'était pas jolie, comparée à Ruth qui était très belle, mais ellepossédait un charme et une vitalité extraordinaires. A la mi-août, le « processus » de K recommença, avec encoreplus d'acuité. Le 15 août, Lady Emily commença à écrire chaquejour à Mme Besant pour lui relater les étranges événements qui seproduisaient le soir : Le lundi (13 août), nous sommes allés faire une promenade assezlongue dans une forêt de pins en montagne. Nous nous sommesdispersés pour prendre des bains de soleil. Krishna se mit bientôt àchanter ; Nitya et Rajagopal lui répondaient. Je ne peux vous direla beauté de leurs voix, résonnant avec tant de force à travers laforêt... A l'heure du dîner, il était de toute évidence à peineconscient, et presque aussitôt il « partit » et son corps se mit àsangloter et à gémir. Nous allâmes nous asseoir dehors sans bruit,tous excepté le fidèle Nitya qui appela vraisemblablement Helen,pensant qu'elle pourrait l'aider. Cela dura jusqu'à 21 heures, là ilrevint à lui et alla se coucher. Mais à minuit cela recommença etHelen et Nitya restèrent avec lui jusqu'à une heure du matin. Cela

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reprit encore au petit matin. Il a dit qu'Helen était très tendue, cequi est normal, car c'est d'abord atroce de voir tant de souffrance etde réaliser que sa conscience était hors de son corps. Chose trèscurieuse, il semble avoir besoin d'une présence féminine, et lavitalité des Américaines paraît lui fournir quelque chose dont iléprouve le besoin. Je lui ai demandé si je ne pouvais pas l'aider carje sentais pouvoir rester très calme, mais il m'a expliqué qu'étantmariée, ce n'était pas souhaitable ; qu'étant dans cet état trèsparticulier, tout autour de lui devait être d'une puretéexceptionnelle. Je lui étais très reconnaissante de me l'apprendre,car je pouvais très bien comprendre. Maintenant je peux essayer del'aider autant que possible par des pensées affectueuses et pures.Pour le reste, il y a Helen... Naturellement, hier il était très fatigué, et nous avons passé unematinée tranquille à lire dans les bois. Il semblait très heureux... Al'heure du dîner, Krishna n'était à nouveau plus là que physiquementet toute conversation bruyante le fatiguait beaucoup. Le dîners'acheva à 19 heures. Mes deux enfants et Ruth sont aussitôtretournés à la maison où ils dorment, tandis que nous nousasseyâmes tranquillement pour contempler le coucher de soleil etméditer. Krishna était rentré dans sa chambre avec Nitya et Helen,et il est « parti » de nouveau jusqu'à 21 heures. Cette fois, il sembleavoir moins souffert et n'a pas trop gémi, mais quand il s'est éveilléà 21 heures, il avait l'air hébété et déconcentré... Quand il est lui-même, il aime avoir des jeunes autour de lui...J'essaie d'être une mère pour tous et de répondre à leurs besoinsquand ils font appel à moi... Avec autant de jeunes filles, la présenced'une femme plus âgée n'est pas inutile, et je pense pouvoir aiderHelen dont les nerfs sont plutôt mis à rude épreuve. Jeudi (16 août).La journée d'hier a été assez curieuse car, à l'heure du déjeuner,Krishna était très bruyant et plaisantait beaucoup. Et puis, un oragea éclaté et il a plu à verse. Ne pouvant pas sortir, nous avons doncfait un jeu (Up Jenkins). Il est très curieux d'observer les phases parlesquelles passe Krishna Quelquefois, il a l'air espiègle, l'air dequelqu'un dépourvu de tout sérieux. Puis il se produit tout à coup enlui un changement, et il devient l'Instructeur sévère et intransigeant,exhortant ses disciples à faire de rapides progrès. Puis sa colonnevertébrale le fait de nouveau souffrir atrocement ; il demeuresilencieux et réclame le calme. Ou il paraît au dîner – et c'est là

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l'être le plus étrange – beau, les yeux vides, mangeantmécaniquement et sursautant au moindre bruit. Là où il est le plusbeau, c'est quand il est assis en méditation, à psalmodier desmantras, son âme s'échappant d'adoration. Ces différentes phases sesuccèdent si rapidement que c'est un peu éprouvant d'y être sanscesse préparé. Hier soir... vers 19 heures, la maison était tranquille ; Krishnas'était retiré dans sa chambre. Nous méditions, assis paisiblementquand Nitya est venu dire que K percevait nos pensées, que cela letroublait et qu'il nous demandait de bien vouloir reprendre nosoccupations habituelles. Ce n'est pas facile mais nous le ferons. Ilsemble tellement plus naturel de rester tranquille et de penser auMaître, mais je suppose que toute concentration de pensée letrouble et nous manquons de sagesse pour savoir comment biencanaliser nos pensées. Krishna est resté « parti » exactement deuxheures. Il ne souffrait apparemment pas trop mais parlaitvaguement. Il disait que son corps ne devrait pas absorber autantde nourriture le soir et devrait faire davantage d'exercice. Samedi(18 août). Hier soir, au moment de s'en aller, Krishna nous ademandé de le réveiller à 20 h 30. Presque aussitôt, plusieurs desÊtres supérieurs sont venus. Nitya semble les avoir vus et entendussur le balcon de la chambre de Krishna. Krishna se rend à présentde lui-même dans la chambre de Nitya, plus paisible et plus sombre.Nitya dit qu'il n'a jamais senti aussi intensément la présence deMaître K.H, et quand Ils sont partis, il a senti une part de lui-mêmeLes suivre et il s'est évanoui. Krishna a perçu cela et l'a appelé ;Nitya est revenu immédiatement à lui. Le corps de Krishnas'évanouit apparemment et Helen et Nitya doivent le ranimer.Quelquefois, il revient à lui si on l'appelle, parfois on doit verser del'eau sur lui, mais il a demandé qu'on évite cela autant que possiblecar cela lui fait très mal. Avant qu'il revienne à lui, son élémental(voir page 183) a dit: « Krishna est debout là, et il rit. Je medemande de quoi il rit. » Nitya lui a suggéré de le lui demandermais il a dit: « Oh non, je ne le pourrais pas... » Dimanche... Aumoment de s'en aller hier soir, Krishna nous a encore demandé dele réveiller à 20 h 30. Il a ajouté que Quelqu'un allait venir et il ademandé à Helen et à Nitya d'attendre dehors. Ils attendaient depuisenviron cinq minutes quand ils l'ont entendu tomber comme unemasse et sont entrés. Il semble avoir beaucoup souffert hier soir et

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s'est évanoui à plusieurs reprises. Finalement, il leur a dit qu'il étaittrop fatigué pour continuer mais qu'il allait continuer ce soir... Lundi... La journée d'hier a été très paisible. Il ne s'est rienproduit de particulier le soir. Krishna s'en est allé loin et le petitgarçon est revenu, parlant de son enfance, de son aversion pourl'école, etc.. Je crois que Nitya a reçu un message avant-hier soirdont il essaie de se souvenir... Comme l'expérience se produitchaque soir, j'espère que cela signifie que les conditions ici luiconviennent parfaitement. Quel merveilleux privilège de se trouverici et de prendre une petite part à ces grands événements. Je priepour en être digne. Le lendemain, mardi 21 août, Lady Emily commençait uneseconde lettre : Krishnaji « s'en est allé » comme d'habitude à 19 heures et n'estrevenu qu'à 20 h 40. Il a souffert énormément et son corps gémissaitet pleurait. Mercredi. Hier... Krishna est « parti » à la même heure, il aterriblement souffert. Helen était très fatiguée et ne se sentait pastrès bien. L'élémental physique semblait s'en rendre compte ettentait de contrôler ses gémissements. Mais à un moment, ils furentsi terribles que Krishna est revenu à lui pour demander ce qui sepassait. On n'a rien dit. Quand il est reparti, l'élémental physique,ou ce qui est chargé de la garde de son corps, fut affreusementbouleversé d'avoir provoqué le retour de Krishna et dit que le jeunehomme lui avait demandé de se contrôler, qu'il avait fait de sonmieux et qu'il n 'y pouvait rien. Les cloches de l'église se mettent toujours à sonner vers 20heures et leur carillon le met au supplice. La nuit dernière, il s'estévanoui à deux reprises tandis qu'elles sonnaient... Nitya m'a parlé du message que Maître K.H. lui a transmis. Il adit que Krishna gaspillait de l'énergie ; qu'il devrait lire des livresqui étendraient son vocabulaire sans lui donner d'opinions arrêtées.(Après cela, ils essayèrent tous d'apprendre par cœur, chaque jour,un sonnet de Shakespeare.) Nitya et moi avons réfléchi à fond à laquestion et trouvé quelques livres mais, pour le moment, il n'est pasen état de faire le moindre travail intellectuel. Nitya pense que cesépreuves ne vont pas durer très longtemps ; il m'a dit aussi qu'ilpensait qu'Helen a été mise à l'épreuve la nuit du 17. Ce serait unmerveilleux accomplissement car Krishna y tenait beaucoup et cela

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signifierait que notre séjour ici est déjà amplement justifié. On atélégraphié à C. W.L. pour confirmation. Jeudi. Hier... La séance du soir a été particulièrement pénible, lapire de toutes. Une heure de douleur intense. Krishna a renvoyéNitya et Helen aussitôt, tellement c'était terrible. D'en bas nouspouvions l'entendre se cogner contre le plancher et gémirterriblement, il était difficile de s'en détourner résolument. Quand jesuis montée le voir plus tard, il avait l'air exténué et ses pauvresyeux étaient injectés de sang. Pendant toutes ces journées, ici, c'estsurtout à la tête qu'il avait mal. Vendredi. La séance du soir a été de nouveau atroce. A plusieursreprises, il a fait sortir Nitya et Helen de sa chambre et nous pûmesl'entendre tomber très souvent. Il se couche sur un tapis posé sur leplancher, mais se redresse dans sa douleur, s'évanouit et tombeavec un grand bruit. Heureusement, il semble pouvoir dormirprofondément et, le matin, il n'est pas trop fatigué. Ce matin, nousavons fait une grande promenade, et à le voir descendre la collineen bondissant, si plein de grâce, de beauté et de vitalité, il étaitpresque impossible de croire ce que son pauvre corps enduraitchaque soir. Je crois que Nitya se ressent beaucoup de cette tension. Helenn'est pas un soutien aussi solide, je pense, que Rosalind. Elle est trèsnerveuse et fort impressionnable, mais elle arrive à se contrôleravec fermeté. C'est une étrange expérience pour une jeune fille. Samedi. Hier soir l'expérience a été aussi terrible que d'habitude,mais il a semblé mieux se maîtriser. Il ne les a pas fait sortir de sachambre. Helen pense que c'est parce qu'elle se contrôlait mieux.Un soir, il lui a dit que si elle était trop nerveuse, tout le processusdevrait s'arrêter ; qu'elle devrait se montrer bonne maisindifférente. Ruth ne s'est pas sentie bien hier et elle a dormi ici.Elle était avec moi en bas pendant le processus, et l'élémentalsembla immédiatement prendre conscience d'une nouvelle présence,et il demanda qui c 'était... Dimanche. La séance d'hier soir a été plus pénible qued'habitude... Alors qu'il passait par le pire moment, les cloches del'église se sont mises à carillonner, lui causant un choc si terrible,que Krishna a été forcé de revenir à lui et les a apparemmentconsultés pour voir si on pouvait faire encore quelque chose pour le

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corps, ce soir. L'élémental physique les a priés de continuer. Peuaprès, il a dit : « Il était moins une. Ces cloches ont failli sonnerpour mes funérailles. » Quand plus tard, elles sonnèrent denouveau, Helen appela Krishna pour qu'il réintègre son corpsjusqu'à ce qu'elles s'arrêtent. Il a paru très tendu jusqu'à la fin, etmême quand je suis montée après, Krishna ne cessait de dire :« Qu'est-ce qui se passe ? Je me sens si mal à l'aise ce soir. » Il(l'élémental physique) leur dit également que Krishna devaitprendre de l'exercice, même quand il pleuvait. Lundi. Hier soir cela a été très dur. Nous pouvions entendre sesterribles cris. Il disait, apparemment : « Je ne me suis jamais sentiaussi mal. » Quand le moment le plus difficile est passé, il redevientgénéralement comme un petit enfant pendant une demi-heure. Ilcroit alors qu Helen est sa mère. Cela paraît très curieux. Laconfond-il avec Rosalind, ou sa mère l'influence-t-elle à traverstoutes les deux ?... Je crois vous avoir tout dit sur Krishna. J'ai bien peur que Nityane soit très tendu ; il tousse fortement mais nous l'obligeons à sereposer autant que possible. Le 7 septembre, Lady Emily commence une troisième lettre : Une nouvelle phase intense semble avoir débuté cette semainedans les expériences du soir de Krishna. Lundi (3 septembre), il aaffreusement souffert, ou plutôt son corps, et il a vomi deux fois.Mardi il a eu de grandes douleurs toute la journée et a vomi encoreaprès chaque repas, ne pouvant rien garder, sinon son lait du soir.Mercredi, on lui a dit qu'il ne devait manger que des fruits, et il a pules digérer. Jeudi, on lui a dit de jeûner toute la journée et de neboire que de l'eau. Cela l'a réduit à un tel état de faiblesse que letravail du soir ne servit à rien car on ne pouvait rien faire sur lecorps complètement épuisé. On a dû l'alimenter et lui donner desbouillottes pour le ranimer ; et quand je suis allée lui dire bonnenuit, son pauvre visage paraissait si décharné et défait... Krishna a été très contrarié par cette perte de temps et il areproché à Nitya et Helen de l'avoir laissé jeûner, alors qu 'ils nefaisaient que suivre ses propres instructions. Il doit désormais seménager : il ne prend plus de repas du soir et prend son bainpendant que nous mangeons ; il dîne quand tout est fini. Celasemble mieux convenir. Les deux derniers soirs, Ils semblent avoirtravaillé sur lui avec plus de concentration et d'intensité : ses cris et

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ses sanglots ont été horribles à entendre. On dirait quelque animalen proie à de terribles souffrances. Mais à présent il prend ses repasjuste après 20 heures et semble très enjoué et heureux quand jemonte lui dire bonsoir... Le corps de Krishna récupère avec uneextraordinaire rapidité. Même après cette journée de jeûne où ilsemblait trop faible pour bouger, il marcha le lendemain matin etjoua à la balle au camp avec autant de vigueur que d'habitude. Lady Emily n'écrivit plus de lettres concernant le processus dusoir, mais on sait par son journal qu'il se poursuivit, avec moinsd'acuité cependant, jusqu'au 20 septembre. Ce soir-là, K reçut unmessage de Maître Kuthumi qu'il transmit à Nitya. Ce derniers'empressa de le mettre par écrit : Nitya, écoute, C'est fini. C'est le dernier soir. Cela se poursuivra à Ojai, maiscela dépend de vous. Vous devriez avoir tous deux plus d'énergie. Lesuccès dépendra de ce que vous ferez le mois prochain. Il vousfaudra faire très attention. Veillez à ce que rien n'y mette obstacle.Vous devrez tous deux prendre un peu de poids pour avoir plusd'énergie. Consacrez tout à cette réussite. Nous avons réussi ici,mais Ojai dépend entièrement de vous. Cela se poursuivra là-basavec beaucoup de force si vous êtes prêts. Helen : Elle a bien appris et elle fait beaucoup de progrès. Nousaurons besoin d'elle plus tard. Nous lui sommes tous trèsreconnaissants. Nitya: Ils ont besoin spécialement de toi. Ils ne disent pas qu'ilste sont reconnaissants car tu es trop proche. Quand tu partiras d'ici,tu devras faire très attention. C'est comme un vase qui sort du four:toute mauvaise vibration peut le briser, il faudrait alors le réparer etle remodeler, et cela prendrait du temps. Tu dois faire attention ; si tu échoues, il faudra toutrecommencer depuis le début. Consacres-y tout ton temps. « Fais-lepour Moi. » Remercie pour moi toute cette heureuse maisonnée pour sacourtoisie et sa considération ; tous ont été heureux. Dieu est venuparmi eux sans qu'ils le sachent. Puissent-ils continuer d'êtreheureux. Cette maison est sacrée. Elle devrait servir à l'Autriche. (La villa« Sonnblick » est à présent une hôtellerie.) Tout le groupe quitta Ehrwald le 22 septembre. Certains d'entre

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eux, y compris les Lutyens, Rajagopal, Helen et Ruth, restèrent,avec K et Nitya, au château d'Eerde, Ommen, invités par le baronvan Pallandt qui avait si généreusement offert à Ken 1921, lechâteau et ses 2.200 hectares de terrain. Comme K ne voulait rienposséder en propre, l'on forma une société dont il était le Président.Ce fut à ce titre que le domaine fut cédé, et Eerde devint le Siègeinternational de l'Ordre de l'Étoile d'Orient. On envisagea d'y organiser un Congrès de l'Étoile l'annéesuivante. Le baron recevait donc en hôte pour la dernière fois. Lechâteau, entouré à l'intérieur comme à l'extérieur de douvesalimentées par une petite rivière, était un exemple type del'architecture hollandaise du début du XVIIIe siècle. Il était enparfait état, au-dedans comme au-dehors, tous les meubles étaientd'époque, y compris quatre tapisseries des Gobelins réalisées en1714 pour le salon ; une petite pièce communiquait avec chaquechambre à coucher qui donnait sur des oubliettes descendant toutdroit dans les douves où de gigantesques vieilles carpes faisaientoffice de nécrophages. La situation du château était idéale pour uncentre religieux, car il était isolé parmi d'immenses terrains boisésparsemés de lacs, et nulle créature n'y avait jamais été tuée parl'homme depuis que le baron, un idéaliste pragmatique, en avaithérité.

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K

KRISHNAMURTILES ANNÉES DE L'ÉVEIL

'Paroxysme du « processus »'

avait décidé à contrecœur de ne pas se rendre en Inde cetautomne comme il le désirait tant, car il devait retourner à Ojai

pour parfaire le travail de préparation de son corps. Durant cettepériode, quelle qu'en serait la durée, il sentait qu'il serait incapabled'activité publique. A Ojai, Nitya pourrait préparer ses examens dedernière année. C'est pourquoi, après leur séjour à Eerde, les deuxfrères allèrent passer une ou deux semaines à Londres puis, le 22octobre, partirent pour New York et arrivèrent enfin à Ojai le 8novembre. Helen voyagea avec eux sur le même navire, mais à NewYork ils se séparèrent, elle et eux. « Helen était très triste quand ellenous a quittés pour rejoindre sa famille, écrivit K à Lady Emily. Jepense qu'elle passe par une période difficile, mais cela est bon pourelle. » Cette dernière remarque, apparemment si dure, était bien deK : si on veut changer et croître, il faut passer par de mauvaismoments, cela en constitue le prélude essentiel, tandis que lecontentement signifie la stagnation et mène à la médiocrité. Nitya éprouvait le besoin d'avoir avec lui un autre Initié pourl'aider à veiller sur K. On demanda donc à Rajagopal, Initié avant dese rendre en Angleterre en 1920, de quitter Cambridge pour uneannée, afin de se joindre à eux. Koos van de Leeuw, théosophe etmembre de l'Étoile, appartenant à une riche famille de commerçantsen café de Rotterdam, membre de la Société d'Eerde, étaitégalement des leurs. Ils allaient loger cette fois-ci dans la maisonplus grande qui se trouvait sur le domaine qu'ils avaient acquis enfévrier. Rosalind, qui fut tellement heureuse de les revoir qu'elle en« pleura presque », habitait dans l'autre cottage avec sa mère. Leurnouvelle maison fut baptisée « Arya Vihara », ce qui signifiait« Noble Monastère » [1]. Elle était très peu confortable, n'ayantpresque pas de mobilier, à part celui de la salle à manger et quatrechaises d'osier. L'extérieur, qui était blanc, avait besoin d'êtrerepeint, mais comme ils étaient à court d'argent, ils se mirent à lefaire eux-mêmes. Ils faisaient également la cuisine et la lessive, ce

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que K ne trouvait « pas drôle du tout ». Il ne leur fallait pas non plusnégliger le ménage car Rajagopal, qui agaçait tout le monde avec saméticulosité, exigeait un ordre parfait partout. Finalement, ilsengagèrent une femme de ménage du village, qui venait deux foispar semaine, et un jardinier. Le 20 novembre, moins de deux semaines après leur arrivée, le« processus » de K recommença, de manière si terrible que Nitya enfut pour la première fois inquiet. Il se demandait si tout suivait soncours normal. Il demanda évidemment conseil à Leadbeater et, le27, il lui écrivit une lettre pleine d'inquiétude. Il lui raconta tout cequi s'était passé à Ehrwald et dit qu'il lui adressait une copie dumessage du Maître reçu la nuit précédente. Il poursuivait ainsi : Au cours des derniers jours à Ehrwald, Ils firent l'expérience delaisser Krishna conscient alors que la douleur était encore trèsforte, mais cet état de conscience ne dura chaque fois que dix àvingt secondes, et sitôt que la douleur devenait trop intense, Krishnaquittait son corps. Le processus a repris il y a sept jours, mais à présent, Krishnaest pleinement conscient et la douleur s'intensifie toujours plus ; ellea été plus forte que jamais ce soir. J'ai commencé cette lettrependant qu'il souffrait. Il vient juste de sortir de sa chambre aprèsune heure de souffrances intolérables. Maintenant, ni Helen, niRosalind, ne sont auprès de lui. R est pourtant là, à Ojai, tout prèsde nous. Il semble n'avoir pas besoin d'elle. Quand la douleur cesse,Krishna quitte son corps et le corps épuisé pleure à chaudes larmes.Il réclame sa mère et j'ai découvert qu'il a besoin d'Helen et non deRosalind. D'après ce que j'ai pu comprendre ce que dit parfois le corps deKrishna, il reste beaucoup de travail à faire sur le physique. Celava peut-être durer plusieurs mois... Nous sommes revenus à Ojai enestimant que cet endroit était ce qui convenait le mieux, les choses yayant commencé l'année dernière. Krishna et moi nous avonstélégraphié d'Ehrwald pour vous inviter à venir et à rester aussilongtemps qu'il vous plaira, mais apparemment les télégrammes(nous en avons envoyé deux, l'un avec réponse payée) ne vous sontpas parvenus car nous n'avons reçu aucune réponse. J'ai pensé quece serait merveilleux de vous avoir auprès de lui en ce moment carvous pourriez voir ce qui se passe. Naturellement, vous savez quellejoie cela aurait été pour nous de vous avoir avec nous, nous aurions

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même pu revivre les anciens jours d'Adyar. A présent, voici le problème. Pensez-vous que Krishna doive setrouver auprès de vous pendant cette période ? Si vous étiezd'accord, nous pourrions prendre le prochain bateau pourl'Australie. Ne voulez-vous pas nous télégraphier votre décision ?S'il vous plaît, faites-nous savoir ce que vous croyez être le mieuxpour Krishna. Les Êtres Supérieurs veilleront bien sûr à ce que leschoses soient pour le mieux. Nous hésitons beaucoup à quitter Ojaipour Sydney tant que nous n'avons pas reçu d'instructions nid'opinion précises de votre part. Maintenant, je veux vous poserquelques questions... Rosalind est-elle notre mère ? Devons-nousnous rendre à Sydney et devons-nous venir avec Rajagopal ? Le lendemain, il ajouta en post-scriptum : Le corps de K a répété le message suivant, le soir du 26, dès lafin du processus : « Le travail qui se fait en ce moment est de la plus hauteimportance. Il est extrêmement délicat. C'est la première fois quesemblable expérience est tentée dans le monde. Dans la maison, lapriorité doit être accordée à ce travail ; on ne doit tenir compte dela convenance de personne, pas même de celle de Krishna. On nedoit pas laisser trop souvent venir des étrangers car la tension esttrop forte. Vous et Krishna pouvez arranger cela. Maintenez la paix et menez une vie régulière. » J'ai le sentiment que la référence faite à l'« expérience » vise nonseulement ce qui se fait généralement dans un monastère, maispeut-être aussi le fait qu'ils tentent une nouvelle méthode dans lapréparation du corps. Savez-vous si quelque chose de similaire à ce qui se fait en cemoment faisait partie de la préparation du corps de Maître Jésus, ladernière fois que le Seigneur est venu ? Pourriez-vous nous enparler ? Je souhaiterais ardemment que vous soyez avec nous. Lessouffrances de Krishna ce soir ont été pires qu'hier soir. Je sais,bien sûr, que les Maîtres veillent sur le corps ; pourtant, jesouhaiterais que vous soyez ici physiquement. Ce serait une grandebénédiction pour nous. Ils avaient raison de ne pas partir pour Sydney avant de recevoirune réponse de Leadbeater car ils n'auraient pas été les bienvenus.Leadbeater ne pouvait donner la moindre explication à ce qui sepassait, ni leur fournir aucune assurance. C'est ce qu'il écrivit le 1er

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janvier 1924 à Mme Besant : Je viens de recevoir une lettre de Nitya me disant que toute cetteterrible affaire de préparation vient de reprendre... Tout cela metrouble beaucoup car je n'ai jamais rien rencontré de pareil et je nesuis pas sûr que ce soit justifié ou nécessaire. Il est vrai que l'annéedernière, il a traversé une étape dans des conditions similaires.Pourtant, tout ceci est tellement à l'opposé de ce que l'on m'aenseigné. J'espère recevoir de vous l'assurance que tout se passebien. Krishna et Nitya semblent n'avoir pas l'ombre d'un doute et jepense qu'ils savent. Pourtant, les deux messages qu'ils ont reçus (ci-joint les copies qu'ils ont dû vous avoir déjà envoyées) ne sont enrien dans le style de nos Maîtres respectifs. Je suppose que tout vabien et qu'ils sont guidés le long d'un chemin juste et qui leurconvient le mieux ; malgré tout, cela paraît très étrange. Je suisquasiment persuadé que ce centre, bien que très puissant, n'est pasun bon endroit pour des expériences de ce genre car il se trouvebien trop près d'une grande ville, et de son incessant tumulte, desorte qu'il est impossible d'obtenir le calme absolu qui semble sinécessaire. Ci-dessous, on trouvera une partie de la lettre de Leadbeater àNitya, également en date du 1er janvier : Je ne comprends pas le terrible drame qui frappe notre cherKrishna, mais je désire en être fréquemment informé car celam'inquiète considérablement, c'est certain. Il est difficile de croireque toute cette horrible souffrance soit justifiée ou nécessaire pourlui. En ces jours heureux d'Adyar, rien ne laissait présager qu'unechose pareille adviendrait. Le corps avait alors besoin d'êtrepréparé, mais non de cette manière. C'est ce qui depuis a été fait surlui qui a rendu cela nécessaire. Cependant, d'après ce que tu m'asdit, il semble que vous ayez été envoyés spécialement dans un lieuisolé de la Vallée d'Ojai pour que ce travail puisse s'accomplir. Sicela est vrai, il vous faudra rester sûrement jusqu'à son achèvement.Je n'oserai certes pas prendre la responsabilité de vous conseillerde venir ici alors que le travail est en cours. Je ne voudrais pas nonplus prendre l'autre responsabilité plus prosaïque de te faire venirici, étant donné tes poumons fragiles, au contact de cet air marinqui t'a si mal convenu à Malahide. Lorsque toutes ces douleursbizarres auront pris fin, nous serons plus que ravis de t'accueillir à

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Sydney si ta santé le permet. Mais même alors, il te faudra consulterun médecin sérieux au sujet de l'air. Je ne vois pas comment Rosalind pourrait être votre mèrepuisqu'elle est née avant son décès. Comme Krishna dit la mêmechose de Mlle Knothe, on peut considérer cela comme uniquementsymbolique, à moins de supposer que ta mère ait eu la permissionde se servir du corps de ces deux jeunes femmes comme moyensd'assister son fils dans ses terribles souffrances. Je crois que cen'est pas impossible ; cela pourrait expliquer son comportementcurieusement intime envers des gens relativement étrangers. Curieusement, Mme Besant, qui avait renoncé à sa clairvoyancepour travailler pour l'Inde, n'avait apparemment aucun doute car le 8janvier Leadbeater pouvait lui écrire : Je suis très heureux de recevoir votre lettre du 7 décembre,accompagnée d'une copie de l'un des messages que Nitya a reçuspar l'intermédiaire de Krishna. Je me sens très soulagé de voir quevous êtes tout à fait convaincue que le processus est parfaitementdirigé et que tout est fait correctement. Je pense qu'il doit en êtreainsi ; pourtant, cette affaire est si différente de ce qui m'est arrivéà moi, et de tout ce avec quoi je suis familiarisé, que je ne pouvaisen être certain. Du moment qu'il s'agit de Krishna, je veux, bien sûr,en être tout à fait assuré. Je suppose que nous pouvons être certainsde la protection particulière du corps physique, mais tous ces récitsont néanmoins un caractère très alarmant. Dès ce moment, Leadbeater semble s'être déchargé sur MmeBesant de toute responsabilité envers K. C'était parfaitementcontraire à son habitude : on se serait attendu à ce qu'il allât serenseigner auprès de Maître Kuthumi, du Seigneur Maitreya ou,notamment auprès de Maître Jésus, sur ce que subissait le corps deK. Malheureusement on ne peut savoir ce qui se passait dans sonesprit. Tel est un des nombreux mystères de cette étrange histoire.On peut cependant croire que son incertitude en cette affairecorrobore sa clairvoyance, plutôt qu'elle n'en fait douter. Pendant ce temps, K continuait à souffrir toujours autant : Je suis de plus en plus irritable et de plus en plus fatigué(écrivit-il à Lady Emily). Je voudrais que vous et les autres soyezprésents. J'ai si souvent envie de pleurer maintenant ; ce n'était pasdans mes habitudes. C'est terrible pour les autres et pour moi... Jesouhaiterais qu'Helen soit ici mais c'est impossible. Ils ne veulent

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sans doute pas que qui que ce soit m'aide. Aussi dois-je tout faireseul... On a beau faire, il y a une solitude, celle du pin solitaire dansles espaces sauvages. Il semble que ce ne soit que lorsqu'il redevenait enfant qu'ilpouvait se détendre et par-là être un peu soulagé de la douleur quine le quittait maintenant plus, étant normale dans la journée intensele soir. Mais il ne pouvait redevenir enfant sans une « mère » quiveillât sur son corps. Rosalind, pour une raison inexpliquée, nepouvait plus remplir ce rôle, et le père d'Helen ne permettait pas à safille de se rendre à Ojai, ce qui n'était pas surprenant. (Je supposeque c'est difficile pour une famille qui porte des œillères, dit-il àLady Emily. Dieu, que je suis heureux de ne pas en avoir. »Pourtant, lors de sa première venue à Paris en 1920 il avaitardemment souhaité avoir une famille.) Son courrier s'amoncelait,son message mensuel aux groupes d'auto-préparation et seséditoriaux occupaient beaucoup son esprit. Ses écrits officielsn'eurent jamais besoin d'avoir une forme définitive puisque LadyEmily les lui corrigeait toujours, mais le moindre effort mentaldéclenchait maintenant sa douleur dans la colonne vertébrale. Il ne donna à Lady Emily que quelques aperçus de leur viequotidienne : le golf, qui ne parvenait pas à le détendre, les coursd'algèbre de Rajagopal, à Rosalind, leurs chamailleries. « Nous nepouvons plus nous supporter nous-mêmes au point que rien ne nousamuse plus, ou plutôt tout nous amuse. La moindre chose nous faitpresque rire aux larmes. » Le 7 février, Nitya écrivit à Mme Besant pour lui dire que leprocessus s'était poursuivi durant soixante-seize nuits et qu'ilsétaient à « Arya Vihara » depuis trois mois. Les événements du soir sont plus que jamais éprouvants,maintenant que toute émotion et tout amusement – si jamaisamusement il y eut – ont disparu... Je crois que Krishna en apresque oublié le sourire... La douleur devient de plus en plusintense mais sa capacité d'endurance s'est accrue d'autant... L'autrejour, j'ai reçu une lettre de C.W.L. concernant cette affaire. Il dit nerien comprendre du tout. Sa lettre nous a fait nous demander si toutallait bien, aussi lui avons-nous télégraphié. Sa réponse a été trèsbizarre: « Présidente dit tout va bien. » Pendant tout ce temps, K continue presque à chaque courrier

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d'écrire de courtes lettres touchantes et affectueuses à Mme Besant.Il lui disait qu'il tenait énormément à ce qu'Helen aille à Sydneypour être « amenée » par Leadbeater, voulant dire par là aidée sur leSentier du disciple – mais que son père ne la laissait pas partir etque Leadbeater ne voulait pas l'accueillir sans son consentement. Ks'inquiétait à son propos, craignant qu'elle ne perde son temps àdemeurer dans sa famille. Début mars, K confia à Mme Besant que John Ingleman, lemédecin suédois chez qui il avait habité à Hollywood l'annéeprécédente, lui avait offert une voiture, mais comme il ne voulaitpas que qui que ce soit soit au courant d'un cadeau aussi royal, ilavait demandé à Dwarkanath Telang d'en être le « propriétaire entitre ». Dwarkanath se trouvait à Adyar et K voulait y envoyer lavoiture la prochaine fois qu'il irait en Inde. (En fait, il ne l'a pasfait.) La voiture arriva à Ojai le 2 mars et provoqua une très viveémotion, car c'était la première voiture qu'il eût jamais possédée.C'était une Lincoln décapotable à sept places, de couleur bleu pâle,avec des « phares en argent », « aussi bien qu'une Rolls, écrivit-il àLady Emily. Elle fait facilement du 115 à l'heure et grimpe commeun oiseau ». Ce fut la seule joie qu'il eut durant ces mois d'angoisse,à part le fait que Nitya, malgré la tension semblait complètementguéri de sa maladie. Vers la fin février, le « processus » de K atteignit son pointculminant. Il le décrivit à Lady Emily : Ne vous inquiétez pas pour moi. Je pense que tout a été prévu ensorte que je puisse m'en sortir seul. Il est probable qu'une influenceféminine n'était pas souhaitable, et Ils ont veillé à ce que je n'en aiepas auprès de moi. Ces dix derniers jours, cela a vraiment étéexténuant ; la colonne vertébrale et la nuque ont été très actives, et,avant-hier 27 (février), j'ai vécu une soirée extraordinaire. Quecette chose ronde soit appelée force ou de tout autre nom, elle estremontée le long de la colonne vertébrale jusqu'à la nuque. Là elles'est séparée en deux parties, l'une allant vers la droite, l'autre versla gauche de ma tête. Elles se sont rejointes entre les deux yeux,juste au-dessus du nez. Une sorte de flamme a jailli et j'ai vu leSeigneur et le Maître. La nuit a été extraordinaire. Évidemment, ladouleur fut extrême. La nuit dernière, j'étais trop fatigué pour fairequoi que ce soit mais je suppose que cela va continuer et que nousaurons bientôt des vacances.

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Il décrivit cette expérience également à Mme Besant, omettantcependant de lui parler de l'influence féminine. Nitya lui raconta luiaussi ce qui se passait. Nitya présumait que c'était l'« ouverture dutroisième œil ». Dans les traités de yoga, le « troisième œil » seréfère souvent à l'Oeil de Shiva. Il se trouve au milieu du front et,comme kundalini, il est associé à la clairvoyance. « La clairvoyancede Krishna ne s'est pas encore développée, ajouta Nitya, maisj'imagine que ce n'est à présent qu'une question de temps. Le« processus » a eu lieu 110 fois depuis que nous sommes ici. » Il ditaussi qu'ils venaient de recevoir un télégramme du Docteur Rocke àSydney annonçant son arrivée fin mars, pour une courte visite. Touten étant très heureux de la revoir ils ne pouvaient comprendre laraison de sa venue. « Dans l'une de ses lettres, C.W.L. a dit qu'ilsouhaitait la présence d'un médecin pour veiller à ce que le corpsphysique ne subisse pas trop de tension ajoutant que, d'après lui, unmédecin ordinaire condamnerait à coup sûr cette affaire. C'est peut-être pour cela qu il l'a fait venir. » Le Docteur Rocke vint en effet à Ojai et passa une semaine àobserver chaque soir le « processus » de K. Elle était encore là cedernier soir, le 11 avril, « un soir merveilleux pour nous tous »,comme Nitya l'écrivit à Mme Besant deux semaines plus tard. Cesoir-là, K reçut un message qu'il répéta à Nitya. Celui-ci s'empressade le mettre par écrit pour le joindre à cette même lettre du 25 avrilà Mme Besant. Nitya pensait que la première partie du messageprovenait du Seigneur Maitreya en personne. K leur avait dit quequelques jours avant la fin du « processus », le Seigneur Bouddhaétait venu un soir. « Dans le message, ils mentionnent Sa venue detrès belle façon », écrivit Nitya. Voici le message : 11 avril 1924 (18 h 30 à 19 h 15) Mes fils. Je suis satisfait de votre endurance et de votre courage.La lutte a duré longtemps et au point où Nous en sommes, c'est unegrande réussite. Il y a eu de nombreuses difficultés mais Nous lesavons surmontées assez facilement. L'évolution comporte plusieurschapitres et chaque étape une épreuve. Ce n'est que le début denombreux combats. Soyez également braves, supportez-les avec lamême grâce, à l'avenir, avec la même force et le même entrain. Cen'est qu'ainsi que vous pouvez Nous servir. Vous vous en êtes bien sortis, bien que la préparation ne soit pas

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entièrement terminée. Ce qui a été fait, est bien fait et réussi. Nousregrettons cette souffrance prolongée qui a dû vous sembler sansdoute interminable, mais une grande gloire attend chacun de vous.Il vous a semblé vivre continuellement dans une sombre cellule,mais au-dehors le soleil vous attend. Je vous donne ma Bénédiction. Nous allons recommencer plus tard mais je ne veux pas que vousquittiez ce lieu pour l'Europe avant Wesak (la grande fête occulte dela pleine lune au mois de mai, qui tombait cette année-là le 18 mai),où vous Me verrez tous. Bien que nous ayons gardé les trois placesdans ton corps, il y aura certainement de la souffrance. C'estcomme une opération : même terminée, on en ressent après coup leseffets. Vous pouvez prendre vos vacances tant escomptées, mais usez àbon escient de votre liberté. Attendez encore quelque temps. Durantvotre séjour ici, vous devez tous les deux préparer votre corps avantde vous embarquer. Bien que cela ait été quelque peu négligé, vousdevez diriger à présent vos pensées résolument dans cette direction.Une nourriture abondante, du grand air et de l'exercice voussuffiront. N'allez pas, sans nécessité, dans des endroits pleins demonde. Restez au grand air le plus possible. Ne faites pas tout celatout de suite mais progressivement et lentement pour éviter debriser le corps qui a déjà subi une immense tension. Il faut enprendre grand soin. Le corps ne peut pas se détendre vraiment tant qu'il n'a pasrencontré sa mère présumée. Si l'occasion se présente, qu'il la voie. Bien que notre présence en vous vous soit moins consciente,souvenez-vous que vous avez eu l'immense privilège de nombreusesvisites de Notre part. Bien que Krishna ait parfois eu des doutes etdes hésitations. Notre attention ne s'est jamais relâchée. Ne vousinquiétez pas car Nous sommes toujours avec vous. Pour les mois à venir, soyez heureux de la certitude que vousL'avez vu, Lui qui apporte le bonheur à toutes choses, à Nous et àvous. (Cela se référait à la présence de Bouddha.) Il est possible que ces messages ne soient pas dans le style del'un ou de l'autre des Maîtres, comme l'a dit Leadbeater, mais ilsn'étaient pas non plus dans celui de K. Il s'est avéré que le Docteur Rocke avait été dépêchéespécialement par Leadbeater qui voulait avoir un rapport d'« une

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personne normale » sur la condition physique de K. «Nous avons étési heureux de la voir, écrivit K à Lady Emily, car nous voulionsnous aussi avoir la confirmation que nous ne sommes pascomplètement fous... Tout cela l'a énormément frappée, et nous nesommes pas complètement fous. » Malheureusement, il n'y a pas d'autre preuve du point de vue duDocteur Rocke sur ce qui s'était passé. Elle a été le seul médecin àavoir été témoin du « processus » de K. K lui-même n'a jamaissemblé avoir le moindre doute quant à la nécessité de cettesouffrance pour la préparation de son corps. Il n'a jamais penséconsulter un médecin ni même prendre un cachet d'aspirine.L'opinion d'un psychiatre ou d'un médecin orthodoxe aurait étéévidemment intéressante, à défaut d'être éclairante. Il y a de grandeschances que la présence d'un médecin étranger dans la maison auraitempêché le déroulement du « processus » alors que le DocteurRocke n'était pas seulement une vieille amie, mais également uneInitiée. La sensitivité du corps de K était telle que l'élémentalphysique avait pu être conscient (on s'en souvient) d'une présenceinhabituelle dans la maison d'Ehrwald lorsque Ruth y resta une nuit.Il est donc difficilement concevable que le « processus » ait continuédevant des vibrations d'un étranger se trouvant suffisamment prochede K pour l'observer, encore moins pour l'examiner. _____________

1. ^ La maison porte encore ce nom. Le cottage, appelé maintenant « PineCottage », est au bout de Pine Lane. Il a été agrandi (abîmé, selon K) et le« jeune poirier » a tant poussé qu'il domine complètement le cottage.

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L

KRISHNAMURTILES ANNÉES DE L'ÉVEIL

'Enseignement à Pergine'

ady Emily et Mary avaient passé l'hiver en Inde où elles eurentla joie d'occuper, durant plusieurs semaines, la chambre de K à

Adyar. Elles devaient rentrer en Angleterre dans la seconde semainede mai avec Edwin Lutyens et Mme Besant. K voulait aller lesaccueillir car il n'avait pas vu Mme Besant depuis son départ deSydney en juin 1922, mais il n'aurait pas osé désobéir aux ordres duMaître qui étaient de ne quitter Ojai qu'après la fête de Wesak. Deplus, Nitya devait suivre encore quelques séances de traitement« Abrams » à Hollywood. Ils n'arrivèrent à Plymouth que le 15 juin.Rajagopal et Helen, qu'ils rencontrèrent à New York voyageaientavec eux tandis que Rosalind et Koos van de Leeuw se rendaient àSydney pour être « instruits » par Leadbeater. K espérait beaucoup, comme il l'avait dit plus d'une fois à LadyEmily qu'ils passeraient une fois encore les vacances tous ensemble,et l'Italie avait été citée comme lieu éventuel. Il la pria d'en discuteravec Mme Besant avant qu'il arrive et de voir avec elle ce quipouvait être fait. Une fois en Angleterre, K et Nitya furent aussitôt entraînés dansle tourbillon des activités de Mme Besant. Ils l'accompagnèrent dansses tournées de conférences dans les villes de province, puis, enjuillet, ils prirent l'avion pour Paris (c'était la première fois qu'ilsprenaient l'avion). Ils revinrent ensuite à Londres pour laConvention théosophique de l'Ordre de l'Etoile qui atteignit sonapogée avec une réunion immense, le 23 juillet, au Queen's Hall,pour célébrer le cinquantenaire de l'œuvre publique de Mme Besant,à laquelle participèrent tous ses vieux amis, ses collaborateurs et sesnombreux disciples théosophes. Le 4 août, les deux frères s'envolèrent de nouveau pourHambourg avec Mme Besant, et de là pour la Hollande au Congrèsthéosophique d'Arnhem, immédiatement suivi par le troisièmeCongrès international de l'Etoile, à Amhem également, et par lepremier Camp de l'Etoile à Ommen, à environ deux kilomètres du

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château d'Eerde, sur une partie du terrain cédé à l'Etoile par Philipvan Pallandt. Ce premier Camp d'Ommen, qui dura deux jours, futde peu d'importance car il n'y eut environ que cinq centsparticipants, couchant tous sous des tentes, sept dans chacune, dansdes conditions très primitives. Il n'y avait que la rivière où se laver.Après le congrès d'Arnhem, Mme Besant rentra immédiatement enInde ; elle ne put donc rester assister au premier Camp d'Ommenmais George Arundale et sa femme y étaient. Le Camp était établidans une grande clairière entourée de pins. Aux deux soirées, à latombée de la nuit, on alluma un feu de joie autour duquel tout lemonde se rassembla pour entendre parler K. Après la causerie, K,Nitya et Rajagopal psalmodièrent en sanskrit des chants de SriKrishna. Dans les causeries de cette année-là, K insista surl'importance de la perception : une simple conception intellectuellede l'Instructeur Divin ne suffisait pas à ceux qui s'efforçaientd'entrer sur le Sentier du Disciple ; il était essentiel d'avoir lapassion, une brûlante énergie comparable seulement à celle de l'étatamoureux. C'était une faculté de tomber amoureux, de don total desoi, qui manquait, surtout aux personnes âgées. Lady Emily conformément aux désirs de K, avait pris desdispositions pour qu'un certain nombre d'amis partent de nouveau envacances avec lui après le Camp. Les Kirby leur avaient trouvé dequoi loger, dans une hôtellerie, un château du XIe siècle au sommetd'une colline à pente raide au-dessus du village de Pergine, à seizekilomètres environ de Trento. Mar de Manziarly et Isabelle Malletne purent se joindre à eux cette année-là, bien qu'invitées par K,mais tous les autres vacanciers d'Erhwald étaient présents : LadyEmily, Betty, Mary, Helen, Ruth, Rajagopal, Cordes et Patwardhan.Il y avait également deux autres Indiens : N.S. Rama Rao [1] et unaimable médecin, Sivakamu, soeur aînée de Rukmini, la femme deGeorge Arundale. Ils arrivèrent à Pergine le 18 août. Les Kirby lesrejoignirent à la fin du mois. L'hôtel Castello était merveilleusement situé, on y avait vue surles montagnes aux sommets enneigés et sur des vignobles enterrasse juste en contrebas. K, Nitya, Lady Emily, Helen etRajagopal occupaient une tour carrée, totalement séparée dubâtiment principal de l'hôtel, une tour d'angle sur les anciensremparts. Les autres membres du groupe étaient dispersés dansdifférentes parties du château où ils prenaient tous leur repas en

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commun, dans la vaste salle à manger, à l'écart des autres clients del'hôtel : ils avaient leur cuisinier à eux, un Autrichien végétarienengagé par Cordes [2]. Chaque matin à 8 heures, avant le petit déjeuner, ils seréunissaient dans la tour de K pour une demi-heure de méditation. Kleur lisait à haute voix un passage de l'Evangile selon Bouddha,puis, lui, Nitya et Rama Rao, psalmodiaient ensemble un mantra. Unpeu plus tard dans la matinée, ils descendaient à travers lesvignobles jusqu'à un champ plat où se déroulaient les inévitablesparties de balle au camp ou de volley-ball. Ils étaient tous rassemblés dans un but précis cet été là : recevoirde l'aide sur le Sentier du Disciple. Le manoir à Sydney, présidé parLeadbeater, était reconnu être la plus grande « forcerie » occulte ;c'est pourquoi Lady Emily, Betty, Mary, Helen et Ruth, espéraienttoutes se rendre dès que possible à Sydney, conformément au pluscher désir de K. Lady Emily avait écrit au Docteur Rocke, la seulepersonne proche de Leadbeater qu'elle connut à Sydney, pour qu'ellelui demande s'il approuverait sa venue ainsi que celle des quatrejeunes filles. Le 30 août, le Docteur Rocke répondit, transmettantl'approbation de Leadbeater. Il fut alors décidé qu'en novembre,après avoir passé quelques semaines à Adyar, Lady Emily et sesquatre filles partiraient d'Inde en compagnie de K et de Nitya, puisse rendraient à Sydney. Maintenant qu'il était décidé qu'elles iraient à Sydney, LadyEmily pria K de les préparer pour cette grande occasion ; au lieudonc des jeux du matin, ils écoutaient K leur parler du but qui lesréunissait. « Au début, il était très timide, rapporta Mary, nous aussi,mais cela passa très vite et il parla de plus en plus librement. » Ils'asseyait sous un pommier en bordure du champ, un peu à l'écart, lementon appuyé sur ses genoux pliés, et les doigts jouant dans leslongues herbes à ses pieds. Nitya leur parlait aussi de temps entemps ; il sentait qu'il pouvait être utile, car à un moment donné ilavait été « loin de toutes ces choses », mais il avait « de nouveauretrouvé sa voie ». Dans leur journal, Lady Emily et Mary notèrent toutes deuxcertaines choses dites par K dans ces causeries : les qualités requisespour l'état de disciple étaient l'absence d'égoïsme, l'amour, et lacompassion. Ils devaient tous faire un bond dans l'inconnu, vivredangereusement, percevoir les choses de façon si aiguë, au point

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d'être capables de sauter par la fenêtre ; ils devaient changerradicalement ; c'était « si facile » et « si amusant » de changer. Il ditaux jeunes filles qu il était humain qu'elles veuillent se marier, avoirun compagnon et un foyer à elles, mais qu'elles ne pouvaient pas àla fois posséder cela et servir le Maître en même temps. Ellesdevaient faire un choix, ne pouvant vivre une double vie, ce quiserait vraiment par trop bourgeois. Tout plutôt que la médiocrité,mais elles ne devaient pas détruire leurs émotions et s'endurcir. Sedévelopper à travers l'amour et le bonheur radieux, telle était laseule façon de croître. Il définissait la véritable ferveur comme lafaculté de réagir instantanément. En plus des causeries du matin, K commença à avoir, l'après-midi, des entretiens particuliers avec quelques-unes des jeunes fillesdans la chambre de Lady Emily. Mary a publié un compte rendu deces causeries avec lui qu'elle avait notées dans son journal àl'époque. En voici le dernier passage. J'ai eu d'autres entretiens merveilleux avec K – J'ai pleurépendant l'un deux, quand il m'a exhortée à faire des effortsimmédiats, indispensables, si la vision du sommet de la montagnes'effaçait... Il acheva en disant que personne ne m'aimerait jamaisautant que lui, qu'aucun d'entre nous ne savait ce qu'est l'amourvéritable, la vraie ferveur ; qu'il voulait me voir noble, heureuse etbelle. Parfois, il se sentait tellement ému par ses propres efforts etson désir d'aider, qu'il en pleurait. Nul doute que K parlait aux autres gopis (nom que se donnaientles jeunes filles) sur un ton plus ou moins identique, faisantcomprendre à chacune d'elle que son avancement était la seule chosequi lui importait, tout comme Sri Krishna, éternellement jeune etéternellement sage, se démultipliait pour danser avec toutes lesgopis (les laitières) en même temps dans la forêt de Brindaban.Betty Lutyens, dans son autobiographie, soutient que ces entretiensprivés avec K détruisirent sa confiance en elle pour de nombreusesannées, mais elle ne cache nullement sa jalousie envers K en raisonde l'amour que lui portait sa mère. C'est vrai qu'il les faisait souventtoutes pleurer, y compris Lady Emily, en leur disant leurs quatrevérités, bien dures à digérer – leurs vérités sur leur apparence, leurcomportement et leur caractère. Mary, cependant, sentait la nécessitéde ces critiques, aussi désagréables qu'elles puissent être, si ellesdésiraient vraiment changer de façon radicale, ainsi qu'elles l'avaient

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laissé entendre à K. Mais sans doute adoucissait-il la « pilule » pourMary qui, depuis qu'elle avait trois ans, était sa préférée. K les trouvait toutes terriblement insensibles. Le 13 septembre, ildit à Lady Emily qu'il avait l'impression de parler à des éponges quise contentaient d'absorber. Il souhaitait pouvoir « les meurtrir »davantage. Le lendemain, il déclara qu'il était désespéré de constaterle peu de changement en elles et qu'il se demandait s'il était bienl'aide qu'il leur fallait. « Vous êtes comme des gens qui se trouventdans une chambre noire, attendant qu'on leur allume la lumière, aulieu de tâtonner pour l'allumer eux-mêmes. » Lady Emily lui rappelales paroles de saint Paul : « Mes petits enfants pour lesquels jepeine, en attendant que le Christ naisse en vous » ; à quoi ilrétorqua : « Vous parlez, j'en ai plus assez du labeur ! » Il pouvait en parler, car le « processus » avait recommencé le 21août, et il était plus douloureux que jamais bien qu'on eût cru celaimpossible à Ojai. Le 14 septembre, Nitya écrivit à Mar deManziarly que, pour autant qu'il se rappelât, le processus ces troisdernières semaines, avait été plus éprouvant que jamais auparavant. Le 4 septembre. K reçut des instructions pour verrouiller sachambre à 15 heures. Au-delà de cette heure, personne ne devait letoucher, et chaque chose et chaque être devaient être d'une proprêtéexceptionnelle. Il ne devait pas manger avant son épreuve. A 18heures, il prendrait son bain et se vêtirait à l'indienne puis se rendraitdans sa « chambre de torture », comme l'appelait Lady Emily. SeulNitya était autorisé à l'accompagner. Lady Emily, Helen, Rajagopal,dînaient généralement et, pendant le déroulement du « processus »,ils restaient assis sur les marches devant sa porte. L'épreuve passée,ils s'asseyaient avec lui dans sa chambre pendant qu'il prenait sonrepas. Le 24 au soir, Lady Emily nota que K avait le pressentiment quela soirée allait être « passionnante ». En effet, le Seigneur Maitreyavint et demeura très longtemps avec K. Il laissa un message à tout legroupe. Nitya le lut à haute voix le lendemain : Apprenez à Me servir car sur ce sentier seul me trouverez. Oubliez-vous car ce n'est qu'ainsi que l'on Me trouve. Ne cherchez pas les Etres Supérieurs ; ils risquent d'être toutproches de vous. Vous êtes comme l'aveugle qui recherche le soleil. Vous êtes comme l'affamé à qui on offre de la nourriture et qui

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refuse de manger. Le bonheur que vous cherchez n'est pas loin ; il est en toutepierre. Je ne suis là que si vous voulez me voir. Je ne vous aide que si vous Me laissez vous aider. Ces paroles auraient pu être celles de K. Elles étaient très dans laveine poétique qu'il connaîtrait bientôt. Evidemment, on pourraitarguer que les poèmes de K allaient être inspirés par le SeigneurMaitreya. De toute façon, ce message était de style très différent desautres messages transmis. Le « processus » s'arrêta après le 24 septembre. Durant les troisdernières soirées de leur séjour à Pergine, K prit ses repas avec toutle groupe à l'hôtel. Il se détendait complètement, chantait deschansons comiques et faisait certaines plaisanteries plutôt vulgairesdont il riait bruyamment. Lady Emily fut profondément choquéedevant un tel sacrilège, après les merveilleuses soirées dans la tourcarrée. Elle se sentait toujours déconcertée par ces brusqueschangements de K, allant du sublime au ridicule. Cependant, lesautres membres plus humbles du groupe, qui n'avaient pas eu leprivilège d'aller dans la tour carrée étaient heureux d'être avec K etNitya ces soirs-là à faire les fous et à s'amuser. _____________

1. ^ Rama Rao (sans rapport avec Shiva Rao) avait été, comme Jadu., àCambridge, d'où il avait rapporté un diplôme en sciences. Enfant, il s'étaitenfui de chez lui, à Mysore, pour aller à Bénarès, désirant être instruit auCentral Hindu Collège. George Arundale lui avait donné une formationscolaire et il était devenu l'un des plus brillants élèves de celui-ci. Il étaitallé, lui aussi, à Varengeville en 1913.

2. ^ Le château est toujours un hôtel, mais bien plus luxueux. La tour carrée estmaintenant une annexe, avec des chambres séparées et numérotées, une parétage, tandis qu'en 1924 elle ressemblait à une petite maison.

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KRISHNAMURTILES ANNÉES DE L'ÉVEIL'« Le cirque ambulant »'

Le cirque ambulant » – c'est ainsi que Lady Emily appelait leurgroupe – quitta Pergine le dimanche 28 septembre pour Milan.

De là, K et Nitya se rendirent à Genève où ils avaient à régler desproblèmes relatifs à l'Etoile, puis en Hollande afin de prendre lesdispositions définitives pour le transfert de Eerde à la Société. Ilsrevinrent à Londres le 7 octobre et restèrent chez Lady de la Warr,dans une maison acquise au 10 de Buckingham Street, Westminster,car Mlle Dodge avait renoncé à Warwick House. Puis, vers la fin dumois d'octobre, ils allèrent à Paris tandis que Rajagopal retournait àCambridge pour faire sa dernière année de licence en droit. Le 28 octobre au soir, Lady Emily les rejoignit à Paris avecHelen, Ruth, Betty et Mary, et tous se rendirent à Venise. De là, ilspartirent pour Bombay à bord d'un bateau de la Lloyd Triestino, unecompagnie moins chère que la P. & O. Mlle Dodge, avec sagénérosité habituelle, paya les billets de retour pour Sydney à LadyEmily et aux quatre jeunes filles. Lady Emily n'aurait pu supporterelle-même les frais du voyage, en sorte que sans Mlle Dodge,Edwin Lutyens aurait fait échec à leur projet qu'il déplorait. Le 13octobre, sa seconde fille, Ursula, qui n'avait jamais subi l'influencede la Théosophie, s'était mariée à l'église St Margaret, Westminster,en grande pompe. Son père était certainement peu disposé à laisserpartir le reste de la famille pour une « balade » coûteuse enAustralie, sans compter qu'il craignait de voir Betty et Mary tombersous l'influence de Leadbeater. On se demande comment LadyEmily réussit à tout régler pour le mariage d'Ursula car elle nerentra de Pergine que fin septembre, d'un voyage à l'étranger quiavait commencé début d'août. Le 28 octobre, Lady Emily écrivit dans son journal : « Partis pourla grande aventure. Où nous mènera-t-elle ? » Elle aurait bien pu lesmener au désastre car, malgré la mort de Barbara de typhoïde àBénarès, Lady Emily semblait ne se préoccuper nullement del'avertissement ni du risque qu'elle courait ainsi que ses filles en

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négligeant de se faire vacciner. K désapprouvait l'inoculation desubstances toxiques dans le corps (surtout maintenant qu'ilconnaissait l'opinion du Docteur Abrams sur la vaccination). C'estpourquoi elle ne l'approuvait pas non plus. Peut-être sa foi laprotégea-t-elle avec la même efficacité contre les contagions. Aprèsquatre jours glacials passés à visiter Venise (ils étaient descendus àl'hôtel Luna), ils s'embarquèrent le 2 novembre sur le Pilsna. RamaRao et les Patwardhan les rejoignirent à Venise et partirent aveceux. La dernière partie du voyage apporta un grand bonheur à Mary.Elle avait seize ans et il ne lui souvenait pas du temps où ellen'aimait pas Nitya. Pergine les avait beaucoup rapprochés. Un soir,en mer Rouge, alors qu'ils étaient appuyés tous deux au bastingageet contemplaient le coucher de soleil, il lui dit qu'il l'aimait. Il luiapprit qu'il avait aimé d'abord sa sœur aînée Barbie, puis Mme deManziarly, puis Rosalind (« Quand j'ai vu Rosalind la première fois,j'ai senti quelque chose se briser en moi »), « et maintenant, il y avous », ajouta-t-il. Mais le bonheur de Mary fut aussi bref qu'uncrépuscule oriental : deux jours avant d'atteindre Bombay, quand ilsse retrouvèrent sur le pont pour contempler le coucher du soleilcomme d'habitude, Nitya apprit à Mary qu'il avait à nouveau crachédu sang dans la matinée. Cette soudaine hémorragie lui causa unchoc terrible car il se croyait guéri, et son inquiétude était d'autantplus grande qu'il se savait en route pour la chaleur moite d'Adyar. Iln'osait pas en informer K. Ils parvinrent à Bombay le 18 novembre. Mme Besant et denombreux théosophes vinrent les accueillir, parmi lesquels Raja,Shiva Rao et Ratansi, et ils restèrent tous ensemble quelques jours.K et Nitya s'habillèrent aussitôt à l'indienne. Nitya avait prévenuMary que les « choses seraient différentes » une fois en Inde, maiselle ne s'attendait pas à une telle séparation. Il y avait toujours tantde monde autour de Nitya et de K qu'ils n'eurent jamais l'occasiond'être en tête à tête pendant leur séjour à Bombay. Elle ne croyaitpas qu'il avait eu le courage d'informer K de son hémorragie sur lebateau. Ils arrivèrent à Adyar le 24 novembre. Toute la familleManziarly, y compris Sacha qui était en Inde depuis fin octobre,était venue les accueillir. Lady Emily avait loué ce qu'on appelait laMaison Arundale, près du Siège, et qui faisait face à la rivière (MlleArundale, décédée en mars de cette année-là, l'avait fait construire

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en 1910). Helen, Ruth, Betty, Mary, et Shiva Rao, y habitèrent avecLady Emily. K et Nitya y prenaient chaque jour leur déjeuner et leurdîner avec eux dans la salle à manger sans meubles au sol carrelé,assis par terre, avec des feuilles de bananier en guise d'assiettes. Ilsavaient naturellement un cuisinier brahmane. Après le souper, LadyEmily leur faisait la lecture à haute voix : c'était l'un de ses plusgrands dons. Mme Besant fut très gentille pour toutes les jeunes filles. Ellen'avait pas grand-chose à leur dire, mais quand elle les rencontrait,elle prenait leurs mains dans les siennes et les regardait avec unsourire si plein d'amour qu'elles seraient volontiers mortes pour elle.Elle avait vraiment un don extraordinaire pour inspirer ledévouement. En Inde, elle portait toujours des saris blancs trèsseyants, alors que d'autres femmes européennes résidant à Adyar,qui voulaient l'imiter, paraissaient ridicules. Heureusement, ni LadyEmily, ni aucune des gopis ne portèrent jamais que des costumeseuropéens, mais elles adoptèrent les heures et les habitudesindiennes, comme de s'asseoir par terre pour les repas, de mangeravec les mains et d'ôter les chaussures avant d'entrer dans une pièce.

Chaque matin à 7 heures, K tenait une réunion dans sa chambre.Parmi les assistants se trouvaient les gopis. Les sujets des causeriesétaient sensiblement les mêmes qu'à Pergine, mais comme il y avaitprès de quarante personnes, ces réunions avaient un caractère plusprotocolaire. Puis, dans la fraîcheur du soir, jeunes et moins jeunesfaisaient d'exaltantes parties de volley-ball sur un vieux court detennis. Tout le monde savait à présent que Nitya était de nouveaumalade. Il avait de la fièvre et ne participait ni aux réunionsmatinales ni aux jeux. Il était même quelquefois trop malade pouraller dîner chez Lady Emily (tristes soirées que celles-ci pourMary). Néanmoins, à la mi-décembre, il accompagna Mme Besant etK à la Convention théosophique de Bombay. Celle-ci dura deuxsemaines, ce qui ne fut certainement pas bénéfique pour sa santé. Ky fit une conférence publique sur le thème : « Le citoyen commeagent divin. » Ruth et Helen étaient parties pour Sydney le 11 décembre. Lejour de leur départ, avant de se rendre lui-même à Bombay, Kécrivit à Leadbeater :

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Nous sommes tous, une fois encore, de retour dans notre chervieil Adyar. Il n'existe aucun lieu au monde qui lui ressemble. Mêmeles merveilles de la Californie ne peuvent rivaliser avec Adyar. Monseul désir est de vous trouver ici comme jadis, et j'espère beaucoupque vous viendrez à la Grande Convention de 1925 à Adyar(cinquantième anniversaire de la fondation de la S.T.). Je suis heureux que Ruth soit retournée chez vous ; je pense quevous la trouverez très changée, en mieux j'espère. Vous pouvezl'aider certainement mieux que quiconque, et je suis très heureux deson départ. En ce qui concerne Helen, je l'ai exhortée à partir et j'ai fait toutmon possible pour qu'elle aille chez vous. Cela a été mon rêvedepuis le jour où je l'ai rencontrée et j'ai essayé de la préparer àprofiter pleinement de son séjour auprès de vous. Je pense qu'elle ade la personnalité ; elle se rendra utile plus tard, c'est pourquoi j'aitout fait pour faciliter son départ. Je prie pour qu'elle s'adapte ; sonavenir est entre ses mains et les vôtres, et a la grâce de Dieu. Lady Emily et ses filles arrivent en mars. Mon processus commence lentement et c'est assez douloureux. Lanuque et la base de l'épine dorsale sont à nouveau en activité, etquand je pense ou écris, c'est presque insoutenable. Dès que je mecouche, c'est très douloureux, et quand je m'éveille le matin, j'ail'impression que cela s'est poursuivi toute la nuit. C'est très curieuxet je n'y comprends rien du tout... J'aspire à vous voir et je medemande quand se réalisera mon souhait. Son désir se réalisa bien plus tôt qu'il ne s'y attendait. Lui etNitya furent invités à participer à la Convention théosophique deSydney en avril, et quand John Mackay, leur hôte en 1922, offrit deleur payer le voyage, ils décidèrent de partir en même temps queLady Emily à condition que Nitya se sente suffisamment bien. Le 9 janvier 1925, Lady Emily alla rejoindre son mari à Delhiavec Betty et Mary. Peu après, Nitya tomba si malade qu'on luiproposa d'aller passer quelques semaines à la station d'Ootacamund,sur les hauteurs d'une colline ; il repartirait ensuite pour Ojai, viaSydney pour un nouveau traitement d'Abrams. Mme Besant, qui setrouvait à Delhi avec les Lutyens, approuva ce projet. Nitya serendit donc le 23 janvier à « Ooty » avec Mme de Manziarly, Yo etRama Rao. Ils habitèrent une maison nommée Gulistan (« Lieu desFleurs ») où Mme Besant avait vécu lors de son emprisonnement en

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1917. Construite en 1890 par le Colonel Olcott, c'était la résidenced'été du Président de la S.T., mais Mme Besant l'avait fort peuhabitée. Après avoir informé Mme Besant du départ de Nitya, K lui parlade sa propre douleur qui « devenait de pire en pire ». Je pense que cela s'arrêtera un jour, mais à présent c'est plutôtterrible. Je ne peux faire aucun travail, etc.. Cela se poursuit jour etnuit désormais... Au moins, quand Helen était là, je pouvais merelaxer, mais maintenant c'est impossible. J'ai envie de pleurer àchaudes larmes, mais à quoi bon ? Je voudrais qu'Helen soit ici. J'aireçu d'elle une lettre de Sydney ; C.W.L. semble l'avoir bienaccueillie ; il lui a parlé et s'est montré très aimable. Je suis donctrès heureux. Quelques jours avant cette lettre, il s'était rendu à Mandanapalle,là où il était né, à la recherche d'un site convenant à la réalisation del'un de ses plus grands rêves : fonder une université en Inde. Il avaitdécouvert un endroit fort joli dans la vallée de Tettu, à 16kilomètres environ de la ville, 800 mètres au-dessus du niveau de lamer. Il espérait pouvoir acquérir 400 hectares de terrain [1]. Il était très inquiet pour Nitya ainsi que le prouve une lettre du 10février à Mme Besant où il raconte un rêve qu'il avait fait : Je me souviens m'être rendu à la maison du Maître pour le prier,le supplier de guérir Nitya et de le laisser vivre. Le Maître a dit queje devais aller voir le Seigneur Maitreya. J'y suis allé afin del'implorer mais j'ai eu l'impression que ce n'était pas Son affaire etque je devrais aller voir le Mahachohan (voir p. 51). J'y suis allé. Jeme rappelle très clairement tout cela. Il était assis sur Sa chaiseavec grande diginité et magnifique compréhension, les yeuxempreints de gravité et de bonté. Ma description dérisoire estabsurde car il m'est impossible de vous décrire l'immenseimpression ressentie. Je lui ai dit que je sacrifierais mon bonheur ouferais tout ce qu'on exigerait de moi pour permettre à Nitya de vivrecar je sentais que ce point allait être décidé. Il écouta ma prièrepuis me dit: « Il ira bien. » Quel soulagement ! Toute moninquiétude disparut complètement. Nitya se rétablit un peu à « Ooty ». Cependant, il écrivit à Maryqui, arrivant de Delhi, venait de rentrer à Adyar avec Lady Emily etBetty : Je garde le lit depuis quatre semaines et mes os saillent sous la

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peau. Je suis allé tant de fois au bord du gouffre de la mort, j'y aijeté un œil, puis je suis revenu en arrière ! Cela devient unehabitude. Lorsque je mourrai vraiment vers quatre-vingt-dix ans, jecontinuerai de vivre par la force de l'habitude... Ces quatresemaines ont été les pires que j'aie jamais passées. Se sentir malade,faible et raté : quel horrible mélange! (Il réconforta quelque peuMary en ajoutant :) Quoique vous fassiez ou ne fassiez pas, je vousaimerai toujours. Il revint à Adyar le 11 mars. Deux jours plus tard, il partit pourSydney avec K, Raja, Rama Rao, Lady Emily, Betty et Mary, tandisque la famille de Manziarly restait en Inde, à l'exception de Sachaqui était parti travailler à Pékin. Raja s'était brusquement décidé àles accompagner à Sydney, voulant partager la charge des soins pourNitya. K en fut très soulagé car il redoutait ce voyage. Nityaparaissait extrêmement malade et amaigri. Entre l'Inde et Ceylan, lamer fut mauvaise et cela l'épuisa ; à Colombo il dut s'appuyer detout son poids sur le bras de Raja en faisant la queue au contrôle despasseports avant l'embarquement à bord du Ormuz. Durant levoyage, il ne sortit de sa cabine que pour aller s'étendre sur le pont.Mary ne fut pas autorisée à l'approcher. On décida de le faire partirpour Ojai le plus tôt possible et l'on demanda à Rosalind (toujours àSydney où elle s'était rendue lors du départ des deux frères pourl'Angleterre l'année précédente) de les suivre pour veiller sur lui.Cette nouvelle, que Mary apprit quelques jours aprèsl'embarquement, la rendit si jalouse qu'elle pensa se suicider. K luidit (c'était typiquement lui) de ne pas faire « l'idiote ». Il ne pouvaittolérer la mesquinerie, et qu'y avait-il de plus mesquin que lajalousie, surtout quand il s'agissait du bien-être de Nitya? K soutientn'avoir jamais été jaloux de sa vie. On pourrait dire qu'il n'eut jamaisde raison de l'être, mais on l'imagine difficilement pouvant tolérerun sentiment tellement incompatible avec la noblesse et la grandeur,un sentiment aussi médiocre et méprisable, ne pouvait habiter soncœur plus d'un instant. Des réunions de l'Etoile furent organisées à Fremantle, Perth,Adélaïde et Melbourne. K, Raja et Lady Emily y prirent la parole.Dans toutes ces villes on offrit à K des parcelles de terrain pourconstruire des bâtiments consacrés à l'œuvre de l'Instructeur dumonde. Ces Terres de l'Etoile – comme on les appelait – lui furent

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offertes, non seulement à Victoria, mais également dans lesNouvelles Galles du Sud, à Queensland et en Tasmanie. Commetoujours, il demanda que les terrains fussent gérés par desfondations. A Sydney on construisit un grand amphithéâtre blancpouvant contenir deux mille cinq cents personnes sur vingt-sixrangées, une inspiration du Docteur Rocke. C'était sur un sitevraiment superbe, au bord de la côte rocheuse dominant le port deBalmoral. Le Docteur Rocke elle-même avait contribuégénéreusement au financement. Le montant total, estimé à 13.500livres sterling pour la construction et le terrain, fut réuni grâce à lavente de sièges de Fondateurs : 10 livres sterling pour les sièges duhaut et 100 livres pour ceux près de la scène. Le premier coup depioche fut donné par Leadbeater en juin 1923 et la construction futachevée à temps : K put y prendre la parole au cours de laConvention qui s'ouvrit aussitôt après son arrivée à Sydney. _____________

1. ^ Le projet ne fut pas réalisé avant l'année suivante. Même alors, K ne puten acheter que cent vingt hectares. Une école y fut fondée et non uneuniversité, et la vallée fut rebaptisée Rishi Valley, parce que dominée par lemont Rishikonda. La société Rishi Vallev fut constituée sur les mêmes basesque la société Eerde, avec K au nombre des actionnaires. L'école, établieselon ses concepts éducatifs, est toujours florissante et il s'y rend quelquessemaines chaque fois qu'il se trouve en Inde, pour s'entretenir avec lesétudiants et les enseignants.

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L

KRISHNAMURTILES ANNÉES DE L'ÉVEIL

'craintes pour Nitya'

e groupe parvint à Sydney le 3 avril. Il fut accueilli parLeadbeater et tout son entourage, y compris Dick Clarke qui

l'escortait toujours à présent. D'après Mary, Leadbeater « descenditle quai avec l'allure superbe d'un lion, tête nue, portant un longmanteau pourpre, se cramponnant au bras d'un très beau garçonblond d'environ quinze ans ». C'était Théodore St John, unAustralien très doux et pourvu d'un grand charme, qui était le favoridu moment de Leadbeater et dormait dans sa chambre. Il aurait étédifficile de ne pas remarquer Leadbeater dans une foule car, mis àpart sa mise et ses cheveux d'une blancheur de neige, il était trèsgrand et portait une longue barbe blanche. « Il avait des yeux bleusscintillants, les plus gais du monde ; il était toujours prêt àplaisanter. Sa voix était très forte mais pourtant agréable » et il avaitun « air de santé radieuse dénotant des facultés intellectuelles etphysiques conservées en parfait état et prêtes à fonctionnerimmédiatement ». Sous son manteau, il portait une soutane rouge,une grande croix d'améthyste au cou et une grande bagued'améthyste au majeur de la main droite. Il avait à présent soixante-dix-huit ans mais paraissait beaucoup plus jeune. Il se dégageait delui une vitalité formidable donnant à penser qu'il n'y avait « rienqu'il ne pût ou n'osât faire ». Le seul trait désagréable de sonphysique c'était de très longues canines jaunes qui faisaientinévitablement penser à un vampire. K et Nitya furent immédiatement enlevés par Rosalind et M.Mackay et emmenés chez ce dernier, à la villa Myola, David Street,à Mosman, dans la banlieue de Sydney, près du Manoir oùLeadbeater vivait depuis 1922 avec sa communauté. Le Manoir étaitune grande demeure hideuse, situé dans un très beau cadre etdominant le port. Une cinquantaine de personnes de tous âges et detoutes nationalités tentaient d*y vivre en harmonie, prenant leursrepas dans une grande salle commune, sous l'œil de Leadbeater assissur une estrade. Bien que la conversation à voix basse soit autorisée,

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il fronçait le sourcil à la moindre chute de couteau ou au moindregrincement de chaise. Lady Emily et ses filles eurent le privilèged'avoir une chambre au rez-de-chaussée, près de celle deLeadbeater. Les seules personnes qu'elles connaissaient étaient,hormis Dick Clarke, le Docteur Rocke, Helen, Ruth, la mère deRuth, Mme Roberts, et Koos van de Leeuw qui était maintenantprêtre de l'Église Catholique Libérale et gérait les finances de lacommunauté. Leadbeater constitua un petit groupe intime composéde Théodore St John, Lady Emily, Betty, Mary, Ruth et Helen, qu'ilinvitait chaque soir dans sa chambre pour leur parler des Maîtres etde leur réalité, avec une conviction des plus contagieuses.L'atmosphère n'était pas du tout sacrée car il relatait de façonprosaïque des anecdotes sur les Maîtres comme s'il s'agissait deproches voisins. Il avait un grand chat auquel il offrait toujourscourtoisement la meilleure chaise, disant que c'était sa dernièreincarnation animale, et, en effet, celui-ci se comportait de façon sihumaine qu'un soir où il vint se promener dans la chambre de LadyEmily au moment où elle se couchait, elle n'osa pas se déshabillerdevant lui. Au cours des promenades, la conversation de Leadbeater étaitdes plus fascinantes. Il commentait toujours tout selon ce qu'ilvoyait, par clairvoyance, autour de lui, comme les devas – ou espritsde la nature – qui ne pouvaient supporter les amoureux vulgaires oul'odeur de l'alcool ou du tabac. Mais ils venaient en foule autour duManoir parce que les occupants ne fumaient pas, ne buvaient pas, nemangeaient pas de viande et « étaient unis par une affection réelle ».Un jour, Leadbeater leur montra un grand rocher dans le parc deTaronga, rocher qui était un jour tombé amoureux de l'un desgarçons du Manoir ; quand le garçon y venait, toute la vie du rocherse concentrait dans la partie où le jeune homme était assis. Être aimépar les rochers et par les esprits de la nature ne remplaçait peut-êtrepas l'amour humain, mais cela semblait très enviable à Mary. Deux jours avant l'ouverture de la Convention théosophique le 19avril, Nitya alla consulter un spécialiste qui diagnostiqua des cavitésau sommet et à la base du poumon gauche et dit que le poumondroit était également atteint et que Nitya aurait besoin de toutes sesforces pour s'en tirer. Il devait immédiatement quitter Sydney. LeDocteur Rocke se rendit tout de suite à Leura, dans les MontagnesBleues, à 900 mètres au-dessus du niveau de la mer, et lui trouva

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une maison de cinq pièces meublées, une sorte de cabane en rondinsaméliorée. Aussitôt après la Convention, Nitya s'y rendit avec K,Rosalind, Rama Rao et Mme Roberts qui servit de chaperon et degouvernante. Comme ce n'était qu'à une heure de train de Sydney, Kpouvait y aller et en revenir facilement. Presque immédiatement, lafièvre de Nitya tomba grâce à l'air relativement froid et sec, mais onlui recommanda de demeurer dans les montagnes jusqu'à ce qu'ilsoit assez bien pour se rendre en Californie. Raja devant retourneren Inde, K télégraphia au Docteur John Ingleman à Hollywood devenir veiller sur Nitya durant la traversée (Ingleman arriva à Sydneyle 5 mai). K était sûr que Nitya se rétablirait. Le 3 mai, il écrivit àMme Besant : « Ce n'est plus le malade recroquevillé sur lui-même ;il est bien plus gai, et, chose excellente, il sent que son états'améliore. » Cette période fut agitée et ennuyeuse pour K, qui faisait lanavette entre les Mackay à Myola et « Nilgiri » – comme ilsappelaient la maison de Leura – que M. Mackay venait d'acquérir. Kavait souhaité, « rêvé », de voir les gopis à Sydney, mais à présentqu'elles étaient là, il ne pouvait s'empêcher de les plaisanter. La vieau Manoir était calquée sur celle de l'Église Catholique Libérale etde la co-Maçonnerie [1]. Chaque matin, avant le petit déjeuner, Koosvan de Leeuw célébrait la messe dans une chapelle privée, et,chaque soir, on récitait le benedicite. Le dimanche, deux messesétaient célébrées dans l'église de l'E.C.L., celle de St Alban dansRegent Street. Leadbeater y officiait et tous les pensionnaires duManoir étaient supposés y assister. Ne pas y assister auraitcertainement entravé leurs progrès occultes. K, par nature, n'aimaitpas l'église. Il s'efforçait pourtant de la respecter et de s'abstenir detoute critique, mais tous ses instincts se rebellaient contre elle. Il luitardait de voir l'état de Nitya s'améliorer afin qu'ils puissent partir àOjai. Mary sentait que K n'était pas à sa place dans cette communautémédiocre, pas plus qu'une gazelle égarée dans un troupeau demoutons, alors que Leadbeater s'y sentait aussi à l'aise qu'unheureux berger. Elle estimait tout de même que K était injuste en semoquant de leurs efforts pour s'intégrer, car, après tout elles étaientvenues à Sydney à son instigation et il leur avait maintes fois répétéque c'était là une merveilleuse occasion pour elles : et si elles ne seconformaient pas au mode de vie du Manoir, quel sens aurait alors

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leur présence ? Elle se souvenait parfaitement bien qu'un jour, durantla réunion hebdomadaire, alors que tous les jeunes du Manoir étaientassis en cercle, les yeux clos, se tenant la main et méditant sur leurunité, elle ouvrit soudain les yeux et vit K en train de ricaner et delui faire des clins d'œil de derrière la fenêtre. C'était plus qu'elle n'enpouvait supporter. Quel contraste avec Pergine, Nitya semblantguéri, K assis sous le pommier en train de leur parler, et pourtantdurant ces heureux jours, il ne les entretenait qu'en vue de cetteoccasion unique de se rendre à Sydney et de se faire « instruire » parLeadbeater. Mary n'aurait pas été aussi malheureuse à Sydney si elle avait euquelque chose de précis à faire. Au moins, Betty pouvait-elle jouerde l'orgue à l'église ou faire de la natation – ce qui épouvantait Maryqui craignait les requins – car à part les réunions du soir chezLeadbeater et une promenade de temps en temps avec lui, ellen'avait rien à faire sinon d'apprendre toute seule la sténographie et ladactylographie. Quand elle vit Mary en Inde en 1923, Mme Besant,qui croyait beaucoup à l'éducation supérieure des femmes, futchoquée de ce qu'elle ait été retirée de l'école à quinze ans et luidressa une liste de livres à étudier. Les idées de Leadbeater surl'éducation différaient : pour lui, toute espèce de travail individuelétait une déplorable complaisance envers soi-même. Seules lasténographie et la dactylographie étaient tolérables, pouvant êtreutilisées au service des Maîtres. Leadbeater avait une façon bien à lui d'apparaître soudain sur lavéranda qui faisait le tour de la maison, prêt à faire une promenade.Quiconque se trouvait là pouvait être invité à venir avec lui.Manquer une telle occasion était considéré préjudiciable au progrèsspirituel ; aussi, la plupart des jeunes gens rôdaient-ils toute fiajournée aux alentours de la véranda dans l'espoir de le voir sortir desa chambre. Betty s'était liée très fort d'amitié avec Théodore StJohn qui était aussi le meilleur ami de Ruth. Il était si proche deLeadbeater qu'aller nager avec lui équivalait à faire une promenadeavec Leadbeater en personne. Théodore jouait du violon, aussi,Helen, Betty et lui pouvaient-ils faire de la musique ensemble. Leadbeater devait penser que K avait une influence perturbatriceet tout le monde voyait que ses visites au Manoir étaient malaccueillies. Néanmoins, le 21 avril, Leadbeater écrivit ainsi à MmeBesant : « K est certes quelqu'un de merveilleux et de très beau. Il

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semble avoir beaucoup changé à bien des égards depuis trois ans.Après tout, c'est chose naturelle si l'on considère ce par quoi il estpassé. » K désirait ardemment parler à Leadbeater de son « processus ».En fait, ils eurent plusieurs entretiens privés mais on doute queLeadbeater ait pu beaucoup l'aider. En effet, il parut peu disposé àen discuter. Il dit à Lady Emily que cette expérience lui était tout àfait étrangère, qu'elle n'était certainement pas nécessaire à lapréparation pour les initiations : « Il semble que ce soit la percée desspirillae dans chaque atome. » Pressé d'en donner une explication, ilse contenta de dire que chez les hommes de la cinquième race-mère,seul un certain nombre de spirillae fonctionnaient dans chaqueatome du cerveau. Pour préparer le corps de K pour le SeigneurMaitreya, d'autres spirillae devaient être ouvertes, qui seraientprésentes chez les hommes de la sixième race-mère. L'éveil desspirillae de la sixième race-mère dans un corps de la cinquième raceétait forcément un processus très douloureux [2]. Leadbeater n'aimait pas sortir de sa sphère. Au Manoir, il sesentait complètement dans son élément ; toutes les activités étaientcentrées sur la progression occulte le long du Sentier. On avait plusde chances de franchir ces étapes aux grandes fêtes occultistes, enparticulier celle du Wesak – la pleine lune du mois de mai – qui, en1925, eut lieu à Sydney le 8 mai à 1 h 43. Quelques semainesauparavant, le Manoir palpitait d'exaltation et d'attente car lesmembres de la communauté travaillaient avec frénésie pourdévelopper en eux ces qualités considérées comme nécessaires àl'état de disciple et avec toute l'intensité du bachotage avantl'examen capital. Les résultats ne furent pas affichés sur un tableau,mais ils filtrèrent vite, soulevant beaucoup de déconvenue, deprétention ou d'orgueil spirituel. La seule question importante quechacun posait au Manoir, c'était : « Quel est votre degréd'avancement ? » Leadbeater dressa d'avance des listesd'avancements possibles tandis que Théodore St John laissaitentrevoir à ses amis intimes ce à quoi ils pouvaient s'attendre. Deuxjours avant la fête de Wesak, K put écrire à Mme Besant pour luiparler de certaines étapes qui allaient être franchies. Il y eut en tout soixante-dix avancements dans le monde à la fêtede Wesak, plus que ne l'avait prévu Leadbeater. Lady Emily, Ruth,Ruspoli, Mme Kirby et Shiva Rao passèrent tous la première

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Initiation. Helen fut acceptée et Betty et Mary mises à l'épreuve.Rosalind était déjà acceptée et Rama Rao déjà initié. Les Manziarly,Isabelle Mallet, Harold Baillie-Weaver, Cordes et les Blech durentégalement franchir une étape, car K écrivit à Mme Besant pour luidire combien il était heureux pour eux. Pourtant, malgré cette lettre,il se sentait en fait très irrité de voir chacun au Manoir entièrementabsorbé par son propre progrès spirituel. Le 25 mai (que l'on croyaittoujours être le jour de son anniversaire, le trentième), il dîna auManoir et, après le repas, il parla à la communauté « de fort bellefaçon » – d après le journal de Lady Emily – et il était aussi« extrêmement beau ». Il parla de l'importance de « ce que vous êteset non de n'importe quelle étiquette », chose qu'il fallait bien fairesentir aux gens du Manoir qui pensaient avant tout à leursclassifications spirituelles. (Dans son éditorial du Herald, il avaitécrit en janvier : « Se contenter de porter un insigne ou de se diremembre de l'Étoile, c'est avoir en sa possession un carnet dechèques sans provision. ») Une chose frappait Mary : alors qu'il devait jouer le rôle principaldans le grand drame qu'ils répétaient tous, K semblait ne pas s'ensoucier le moins du monde. Elle avait le sentiment qu'il étaitsemblable à une belle rose poussant dans un joli jardin, alors quen'importe qui d'autre au Manoir n'était qu'une imitation en papiercréée dans des salles mal aérées par des mains habituées à fabriquerpar douzaines des contrefaçons de pacotille. Lorsque K avait exhortéHelen et les autres gopis à se rendre à Sydney, il se souvenait sansdoute du Leadbeater d'autrefois à Adyar où ils formaient unepoignée d'élèves exceptionnels, voire du Leadbeater d'il y aseulement trois ans qui n'avait que dix élèves autour de lui ; il n'avaitpas réalisé avant cette visite combien tout cela était devenu pareil àune usine. Durant son séjour à Sydney, K n'eut que peu d'occasions de voirl'un de ses amis seul à seul, bien qu'Helen montât un jour à Leuraalors qu'il y était. Cependant, il est possible qu'il ne se soit plus alorssenti en accord avec elle, car elle et Ruth étaient profondémentancrées dans le mode de vie du Manoir avant qu'il n'arrive. Peut-êtrese sentait-il plus proche de Mary, sachant qu'elle était malheureuseet aussi inquiète que lui pour Nitya. Un soir, après une réunion chezLeadbeater, en retournant dans sa chambre, Mary trouva K

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profondément endormi sur son lit. Elle n'avait jamais rien vu d'aussibeau que son visage dans le sommeil. Elle eut l'impression que sonlit était béni. « Pourquoi est-il toujours aussi charmant ? », écrivit-elle dans son journal. « Il me rend plus altruiste que n'importe qui.Je voudrais pouvoir aimer chaque être avec autant de pureté que jel'aime. » K commençait à paraître fatigué et épuisé. Pour la première foisil doutait des chances de survie de Nitya. Lady Emily projetait de retourner en Inde avec Raja le 7 juin enlaissant Betty et Mary au Manoir, puis de retourner en Angleterreavec Mme Besant à temps pour la naissance du premier bébéd'Ursula. Elle eut à lutter ferme avec sa conscience lorsque K luidemanda de l'accompagner à Ojai dès que Nitya se sentirait assezbien pour voyager. Elle consulta Leadbeater, espérant lui entendredire que son premier devoir était d'accompagner K, mais, à sagrande déception, il décida sans hésitation qu'elle devait retourner enAngleterre comme prévu, Mme Besant et Ursula ayant davantagebesoin d'elle que K. Ainsi s'en alla-t-elle à contrecœur. Elle espéraitrevoir K en Angleterre à l'automne mais elle ne verra Betty et Maryqu'en décembre lorsqu'ils se retrouveraient tous à Adyar pour laConvention du Jubilé d'Or de la S.T. à laquelle Leadbeater et la plusgrande partie de sa communauté participeraient. Le médecin spécialiste, venu à Leura pour examiner Nitya,déclara qu'il serait en état de voyager à la mi-juin. Krishna craignaitque si Rosalind venait avec eux, elle pourrait manquer une chanced'avancer sur le chemin occulte. Leadbeater le rassura, si l'on encroit le journal de Lady Emily : « La prochaine étape (l'Initiation)est de toute façon d'une grande importance, mais rappelez-vous quesi elle va avec vous pour aider Nitya, elle Les servira également. »Cela parut à Mary être une façon injustement aisée de « Les » servir.Mary avait rencontré un jour Rosalind lors de sa venue pour unenuit au Manoir, et Rosalind s'était montrée si gentille avec elle –peut-être à l'instigation de Nitya – que sa jalousie avait fondu ;cependant, en s'occupant de Nitya, Rosalind faisait la seule chose aumonde que Mary eût vraiment voulu faire elle-même. Le 24 juin, Nitya, K, Rosalind, Rama Rao et le Docteur Inglemanembarquèrent sur le Sierra à destination de San Francisco. Mary futautorisée à voir Nitya seul, cinq minutes dans sa cabine. C'était lapremière fois qu'elle lui parlait depuis qu'elle avait quitté Adyar pour

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Delhi en janvier. A Leura, il s'était laissé pousser la barbe, une barbenoire fournie, pour cacher sa mauvaise mine, et c'était bien ainsi carils redoutaient d'être refoulés par les autorités de San Francisco. De Hawaï, K écrivit à Mme Besant le 11 juillet : Cet affreux voyage touche à sa fin. Nous atteindrons SanFrancisco le 14 et serons à Ojai le 15. Nous avons eu bien plus decraintes au cours de ce voyage que jamais auparavant. Lorsquenous avons quitté les montagnes deux jours avant l'embarquement,la fièvre de Nitya a beaucoup augmenté à cause de toute cetteexcitation ; depuis, elle est restée forte, avec de légères variations,jusqu'à il y a environ une semaine. Cette haute température l'apresque totalement épuisé et après chaque bain il pleurait, tant celale fatiguait. Il y a une semaine, nous avons connu une situationcritique. Son cœur s'est mis à battre de plus en plus faiblement et sespieds sont devenus froids. Il avait l'impression de s'en aller. Ilappela d'une voix faible Rosalind qui se trouvait auprès de lui, etnous nous sommes tous relayés à son chevet pour lui réchauffer lespieds. Elle s'y accrochait et pensait au Maître. Au bout de cinqminutes, il se sentit mieux et depuis il n'est plus le même. Il n'apresque plus de fièvre et aussitôt arrivés à Ojai, nous ferons notreaction de grâces. Il est effroyablement maigre et incroyablementfaible.Nous nous tirons d'affaire, et une fois de plus Nitya ira bien. Cefurent des moments des plus angoissants et ce l'est encore, mèrebien-aimée, mais vous et les Maîtres êtes là. Dès leur arrivée à Ojai, K et Nitya louèrent un appareil Abrams,et après seulement une quinzaine de traitements quotidiens, K putrassurer Mme Besant et Leadbeater : Nitya allait déjà beaucoupmieux. _____________

1. ^ Une autre branche de la Théosophie. En 1879, plusieurs ChapitresMaçonniques dépendant du Conseil Suprême de France s'étaient révoltés.Une loge séparée, « Les libres penseurs », y fit admettre une femme en 1881,Mlle Marie Desraimes. Douze ans plus tard, en collaboration avec GeorgesMartin, elle créa une loge, « Le Droit humain » où seize femmes furentadmises. Mlle Francesca Arundale fut la première Anglaise à être initiée en1902. Elle éveilla l'intérêt de Mme Besant pour le mouvement et celle-ci futinitiée à Paris cette même année. Mme Besant créa des loges à Bénarès et àLondres et fit construire en 1910 un temple maçonnique à Adyar.

2. ^ Selon les investigations clairvoyantes faites par Mme Besant et Leadbeater

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sur la structure de la matière, l'Anu était l'« atome ultime » à partir duqueltoutes choses physiques étaient composées. La force vitale passait dansl'Anu. Sept spirillae étaient présentes dans chaque Anu, dont quatreseulement normalement actives. Il y avait mille six cents enroulements, ouspirales, dans chaque spirallae. Chez un individu, l'ouverture des spirallaepouvait être forcée par la pratique du yoga (Occult Chemisiry par AnnieBesant et C.W. Leadbeater, Éditions Théosophiques, Adyar, 1908).

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KRISHNAMURTILES ANNÉES DE L'ÉVEIL

'Les apôtres se désignent eux-mêmes'

endant ce temps, des événements extraordinaires se produisaienten Hollande. George Arundale, après une tournée de

conférences à travers le monde avec sa jeune femme Rukmini,s'était rendu à Huizen – à quelques kilomètres d'Ommen – Centre del'Église Catholique Libérale en Europe dont le chef était l'évêqueWedgwood. Mme van Eegen-Boissevain avait fait don à l'Églised'une demeure moderne, De Duinen, sur un domaine pourvu d'untrès beau jardin où elle avait fait bâtir une petite chapelle dédiée àsaint Michel, pour Wedgwood. Oscar Kôllerstrôm, un jeuneHollandais, ancien élève de Leadbeater et qui était maintenant prêtrede l'Église Catholique Libérale, se trouvait alors également àHuizen. En arrivant le 17 juillet à Marseille, accompagnée de LadyEmily et de Shiva Rao, Mme Besant reçut un télégramme de Georgeannonçant qu'Oscar venait de passer sa troisième Initiation,Wedgwood sa seconde, et Rukmini, croyait-il, sa première. Ons'attendait à de plus importants déroulements occultes à Huizen et ilpriait Mme Besant de s'y rendre immédiatement. Elle télégraphiaqu'elle ne pouvait se rendre en Hollande avant le début d'août carelle s'était engagée à faire des conférences au Queen's Hall àLondres. A Londres Mme Besant et shiva Rao restèrent chez Lady de laWarr à Buckingham Street. Trois jours après leur arrivée, ils serendirent chez Lady Emily pour lui lire à haute voix « une lettremerveilleuse » que Mme Besant avait reçu de George et qui parlaitdes événements occultes de Huizen, de l'éveil de la kundalini chezWedgwood et Rukmini (George et Oscar Kôllerstrôm étaient déjàclairvoyants) et du projet d'une visite éventuelle sur le plan physiqueau château du Maître le Comte quelque part en Hongrie. Dans cettemême lettre, George demandait à Mme Besant la permission de sefaire ordonner prêtre. Mme Besant fut très ennuyée par cettedernière requête et affirma très énergiquement que ce faisant, sonutilité en Inde en serait abolie. Pourtant, deux jours plus tard, après

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une nouvelle lettre « encore plus extraordinaire » de George, elleajourna ses conférences au Queen's Hall pour se rendre à Huizenavec, entre autres, Lady Emily, Shiva Rao, Rajagopal et Mlle Bright.

Le lendemain, 25 juillet, Mme Besant décida de réveiller ànouveau sa kundalini mais, apparemment, elle n'y parvint pas. Le26, George fut ordonné prêtre ; cette nuit-là, Mlle Bright etRajagopal passèrent leur seconde Initiation, et le lendemainRajagopal fut ordonné diacre. Dans la nuit du 1er août, George etWedgwood passèrent leur troisième Initiation et Rukmini saseconde. Un message du Mahachohan déclara que tout avancementet toute Initiation devaient être entérinés par Leadbeater sur le planphysique, mais cet ordre semble ne pas avoir été exécuté. Lady Emily dut rentrer à Londres le 19 juillet pourl'accouchement d'Ursula, mais elle revint à temps à Huizen pour lesacre de George le 4 août. En raison de la procédure inhabituelle,celle de se faire consacrer évêque un peu plus d'une semaine aprèsl'ordination, l'autorisation de Leadbeater avait été demandée partélégramme. Au jour fixé, aucune réponse n'était parvenue, maisGeorge leur donna l'assurance que Leadbeater avait donné son« consentement cordial » sur le plan astral. Wedgwood procéda à lacérémonie de consécration. Au retour de la chapelle, ils trouvèrentun télégramme de Leadbeater désapprouvant fermement une telleprocédure. Lady Emily fut frappée par l'air grave de Mme Besant àla lecture du télégramme. Entre-temps, K avait demandé à Mme Besant si Rajagopalpouvait être envoyé à Ojai pour aider à veiller sur Nitya qui était denouveau très malade. Elle y consentit et Rajagopal partit le 5 aoûtpour l'Amérique. Durant ces jours de fièvre à Huizen, George reçut plusieursmessages et des instructions des Maîtres. Aucun Initié ne pouvaitpartager sa chambre avec un non-Initié. Les prêtres devaient neporter que des sous-vêtements de soie. On devait choisir avec soinles chapes et les robes, mais ne pas porter de chapeau. (Cetteconsigne au sujet des sous-vêtements de soie était dure pour lesprêtres, les plus pauvres, mais pour une fois Mlle Dodge refusad'acheter, quand on le lui demanda, des vêtements pour les évêques.)Mme Besant, Wedgwood, George et Rukmini eurent consigne de neplus manger d'oeufs sous aucune forme. Selon Lady Emily, seule

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Mme Besant adopta ce régime, et, en conséquence, elle mourait àmoitié de faim depuis lors car elle ne pouvait même plus manger unmorceau de gâteau. On discuta longuement de la visite éventuelle au Maître le Comtedans son château de Hongrie. Une telle rencontre s'avérait d'uneimportance vitale, car si on pouvait rendre visite au Comte sur leplan physique, la preuve de l'existence des Maîtres en serait faite demanière absolue au regard du monde. L'emplacement exact duchâteau était tenu secret ; George reçut astralement l'ordre d'ouvrirau hasard un indicateur continental et de conduire le groupe àl'endroit où son doigt se poserait. Dans la nuit du 7 août, K (à Ojai), Raja (en Inde), George etWedgwood passèrent tous leur quatrième Initiation, l'Initiationd'Arhat. Leadbeater et Mme Besant étaient déjà Arhats. George dit àLady Emily que ceux qui avaient passé cette Initiation pouvaientformuler une requête : K avait demandé la vie pour Nitya. La mêmenuit, Lady Emily et le Docteur Rocke (à Sydney) reçurentconfirmation du Seigneur sur le plan astral de prendre la directiond'un Ordre de Femmes qu'il fonderait à Son avènement. Celaenchanta particulièrement Lady Emily car les chiffons ne l'avaientjamais intéressée et elle espérait à présent pouvoir bientôt endosserl'habit d'abbesse. On découvrit également que George et Wedgwood étaient lesélèves directs du Mahachohan (ce que nota Lady Emily le 10 aoûtdans son journal). Wedgwood sera le Mahachohan de la septièmeRace-Mère, Amma (Mme Besant) le Manu, et C.W.L. le Bodhisattva.C'est pourquoi le Mahachohan retirait peu à peu sa protection àRaja qui, jusqu'à présent, occupait cette position dans le triangle.George m'a dit que Raja avait bien besoin d'aide car cette nouvellenomination le découragerait beaucoup. George doit lui-même être leChef du personnel de la septième Race, et il m'a dit que cetteincarnation était pour lui la dernière car ensuite il sera envoyé àtravers l'univers, sans garder aucun lien avec une quelconqueplanète. On peut se souvenir de l'état de dérangement de George en 1914en apprenant que Rajagopal devait usurper sa place sur Mercure. Dans le numéro de juin du Herald, George avait écrit un articleannonçant que K ne participerait pas au Camp d'Ommen cetteannée-là à cause de l'état de santé de Nitya, mais qu'il espérait que

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les membres de l'Étoile, loin d'annuler leur participation,considéreraient de leur devoir d'y venir. Mme Besant et lui-même,Arundale y seraient. Grâce à cet appel, il n'y eut pas beaucoupd'annulations, et, le 10 août, le groupe d'Huizen se rendit à Ommenoù le Camp et le Congrès furent ouverts dans l'après-midi. La nuit,un orage et un cyclone formidables éclatèrent qui détruisirent villeset villages de chaque côté d'Ommen, laissant le Campmiraculeusement épargné. Un présage à Ommen ! [1] Dans la nuit du 9, George « retransmit » les noms de dix sur lesdouze apôtres choisis par le Seigneur pour travailler avec lui lors deson avènement ; il s'agissait de Mme Besant, Leadbeater, Raja,George, Wedgwood, Rukmini, Nitya, Lady Emily, Rajagopal etOscar Kôllerstrôm. Les deux autres n'étaient pas encore désignés. Le 11 au matin – le lendemain de l'ouverture du Camp – MmeBesant, au cours d'une très longue conférence, communiqua le nomde quelques-uns de ces apôtres. Parlant de « Sri KrishnamurtiChrist », elle dit à l'assistance que la naissance, la transfiguration, lacrucifixion, la résurrection et l'ascension étaient les symboles de lamigration de l'âme humaine à travers les cinq grandes Initiations.Elle ajouta : La prise de possession des véhicules de Son choix est symboliséepar la naissance que vous pouvez lire dans les Évangiles et ce...sera pour bientôt. Il choisira alors, comme jadis, Ses douzeapôtres... Il les a déjà choisis mais j'ai reçu l'ordre de nementionner que les sept qui ont atteint l'état d'Arhat, ce qui sembleêtre le statut occulte du petit cercle de Ses disciples immédiats... Lesdeux premiers, mon frère Charles Leadbeater et moi-même, nousavons passé cette grande Initiation... au moment où je suis devenuePrésidente de la S.T. Nos frères plus jeunes ici... ont passé lesquatre grandes Initiations... Ce sont... ce disciple au beau caractèreet au beau langage, C. Jinarajadasa... Mon frère Leadbeater et moi-même nous étions, bien sûr, présents sur le plan astral à cetteInitiation ainsi qu'à celle de Krishnaji, et nous avons accueilli cesnouveaux venus dans notre groupe. Puis, mon frère GeorgeArundale, dont la consécration comme évêque était nécessaire entant que dernière étape de sa préparation à la quatrième grandeInitiation, et mon frère Oscar Kôllerstrôm... et puis celle quej'appelle ma fille, Rukmini Arundale, cette jeune Indienne au passéglorieux, qui sera sous peu à ce stade... Jeune quant au corps mais

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âgée en sagesse et en puissance de volonté ; « enfant à la volontéindomptable, bienvenue dans les mondes supérieurs ». Rukmini passa ses troisième et quatrième Initiations dans la nuitdu 12, tandis que Lady Emily et Shiva Rao passaient leur seconde, sil'on en croit le journal de Lady Emily. Ce n'est que par la suite queMme Besant réalisa – quand on le lui fit remarquer – qu'elle avaitomis Wedgwood et, ce faisant, avait donné l'impression que K seraitl'un de ses propres apôtres, car, sans Wedgwood, elle n'en avaitmentionné que six. Elle rectifia publiquement cette erreur dans uneautre conférence le 14. Poursuivant sa causerie le 11, elle annonça la fondation d'unefuture Religion mondiale qui ne détruirait pas les autres croyances,et une Université mondiale ayant ses trois centres à Adyar, Sydneyet Huizen. (Le domaine de Huizen ne comprenait que 16 hectaresalors que celui de Eerde, avec ses 2.000 hectares, ne fut aucunementmentionné.) Elle serait elle-même Doyenne de l'Universitémondiale, Arundale en serait le Directeur et Wedgwood Directeurdes études. Le lendemain matin, Arundale, dans un long discours, s'étenditsur cette nouvelle université : il avait reçu l'ordre de son propregrand.Maître, le Mahachohan, de la construire dans les meilleursdélais possibles. « Nous ne recherchons pas la reconnaissance dumonde extérieur, déclara-t-il. Nous ne demanderons à personne denous octroyer une charte par laquelle le monde honorerait etreconnaîtrait nos diplômes... les diplômes conférés au nom duMaître ; ceux-ci seront reconnus par le monde comme aucundiplôme conféré par les hommes ne le sera jamais. » Quelle glorieuse nouvelle source de puissance ces deuxinstitutions seraient pour George et Wedgwood. Ils pourraientaccorder des diplômes aussi bien que des Initiations, nommer desarchevêques aussi bien que les évêques et concevoir pour eux-mêmes des situations aussi puissantes que celle du Pape. Lorsque Mme Besant apprit à Leadbeater toutes ces nominations,il était « visiblement affligé », si l'on en croit Ernest Wood qui setrouvait justement avec lui à Sydney à ce moment-là. Il n'en croyaitrien et il dit à Wood : Oh ! J'espère qu'elle ne va pas faire couler laSociété. » Le Camp se termina le 14, et le groupe qui était à Huizen avantqu'il commençât, y retourna. George répétait avec passion toute la

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journée : « Je sais qu'il s'est produit quelque chose d'autre, mais celasemble impossible. » L'impossible s'était pourtant produit car lelendemain matin Mme Besant appela Lady Emily, Esther Bright,Rukmini et Shiva Rao dans sa chambre pour leur apprendre trèstimidement qu'elle-même, Leadbeater, K, Raja, George, Wedgwoodet Oscar avaient tous passé leur cinquième et dernière Initiation dansla nuit du 13, mais que cela ne changerait rien dans leurs rapports.(Rukmini apprit plus tard à Lady Emily qu'elle était devenue Adepte– c'est-à-dire qu'elle avait passé sa cinquième Initiation – en mêmetemps que les autres. Elle avait passé trois Initiations en trois jours!)Ce soir-là, Lady Emily partit pour l'Angleterre avec Mlle Bright etShiva Rao, ayant pour mission de télégraphier à K : « Salutations dequatre frères. » On supposait qu'il devait être au courant, sur le planastral, de cette cinquième Initiation. Lady Emily avait écrit de Huizen à K pour lui apprendre tout cequi s'était passé et elle reçut un télégramme de lui alors qu'elle setrouvait au Camp, dans lequel il demandait si Leadbeater avaitconfirmé tous ces événements. Elle répondit – toujours partélégramme – que Mme Besant les avait annoncés elle-même et elleajoute: « Aie confiance en elle. » A son arrivée à Londres, elletrouva une lettre de K très sceptique et très triste. Lady Emily, sur lademande de K, détruisit toutes les lettres qu'elle reçut de lui durantcette période car il craignait que si elles tombent en d'autres mains,la critique qu'il faisait de Mme Besant ne fût mal interprétée. Le 16 août, Mme Besant, George, Rukmini, Wedgwood et Oscarpartirent secrètement en Hongrie pour se rendre au château deMaître le Comte. Le lendemain, Lady Emily reçut un télégrammed'Amsterdam : « Vous êtes invitée à nous accompagner. VoyezEsther immédiatement. » Lady Emily se rendit en hâte à Wimbledonoù Mlle Bright lui dit qu'elles devraient partir pour Innsbruck« aussitôt que l'ordre parviendrait » afin d'y attendre d'autresconsignes. Lady Emily obtint son visa pour la Hongrie, encaissa ungros chèque et annonça à sa famille qu'elle « allait faire une retraitependant quelque temps ». Elle et Mlle Bright attendirent longtempssans recevoir d'autres ordres. Une semaine plus tard environ, MmeBesant revint à Huizen avec le groupe. Shiva Rao alla trouver MmeBesant qui lui dit : « Vous êtes la seule personne sensée de cegroupe. » Elle ne fit aucune mention de leur voyage, mais il supposa

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qu'ils n'avaient pas dû aller plus loin qu'Innsbruck. Ce n'est que le 12 septembre qu'ils arrivèrent à Londres où MmeBesant devait enfin donner ses conférences au Queen's Hall. LadyEmily les rencontra à la gare de Liverpool Street, mais pas un motne fut prononcé sur le voyage manqué. Mme Besant avait le regardgrave et le reste du groupe avait l'air « extrêmement abattu ». Lelendemain matin, Mme Besant dit simplement à Lady Emily que les« forces noires » avaient été trop puissantes. On ne sut jamais ce quis'était vraiment passé durant ce voyage. La responsabilité d'avoirvoulu aller au château du Comte n'était pas entièrement imputable àGeorge car, après tout, Rukmini, Wedgwood et Oscar Kôllerstrômprétendaient tous avoir développé des pouvoirs psychiques grâce àl'éveil de leur kundalini. Au moment précis où George transmettait le nom des apôtres (le10 août) K écrivait à Mme Besant pour lui dire que Nitya avait euune soudaine hémorragie et que pendant quelques jours ils avaientété désespérément inquiets. Nitya était si faible qu'il ne pouvait plussortir du lit, et, jour et nuit, il fallait que quelqu'un fût auprès de lui.Rosalind se tenait près de lui dans la journée tandis que K et RamaRao se partageaient la veille de nuit. Les événements de Huizendevaient leur sembler très loin en même temps que perturbants ;pourtant, dans une lettre du 22 août à Mme Besant, K fit en sorte decacher ses véritables sentiments, de peur de la froisser : Lady Emily me télégraphie que de grands événements ont eu lieuen Hollande et qu'un grand nombre de personnes ont été mises àl'épreuve, que d'autres se sont engagées sur le Sentier ; d'autresencore sont allées plus loin. J'en suis très heureux mais j'auraissouhaité être présent sur le plan physique, pour en être témoin. Cequi m'a le plus surpris c'est de voir George nommé évêque. Je pensequ'il n'y a aucun inconvénient à ce que son travail en Inde en soitcontrecarré. Mère, ce monde est vraiment bizarre et nous changeonsrapidement. Comme je souhaiterais me trouver près de vous, envotre présence ; pour cela, je renoncerais à bien des choses, mêmeaux Initiations.Nitya a encore eu une hémorragie, pas très grave, mais cela en faitdeux en moins d'un mois. Cela l'a complètement épuisé et affaibli, etje dois procéder à sa toilette, etc.. dans son lit. Pauvre Nitya, il abeaucoup souffert et je reste souvent avec lui une heure ou deux,posant ma main sur son cœur ou lui tenant la main. La souffrance a

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du bon car elle nous a certainement rendus forts, et quand nous ensortons nous devons être indemnes et grandis. Tout ceci est des plusextraordinaires ; c'est bien long mais je suppose que nous devonspasser par là. Nous pouvons encore rire, Dieu merci.Nous nous sentons terriblement soulagés à l'idée d'avoir Rajagopalici. Il arrive dans deux jours. Comme je souhaiterais être à vos côtéscar je vous aime de tout mon cœur et de toute mon âme. Vous êtesma mère bien-aimée. On remarquera qu'à part le fait de dire qu'il renoncerait auxInitiations pour pouvoir être avec Mme Besant, K ne faisait aucuneallusion aux Initiations qu'il aurait passées ou à celles des apôtres,bien qu'alors Lady Emily lui en eût bel et bien parlé. Il se trouvaitdans une situation terrible car il ne croyait pas aux événementsqu'on prétendait avoir eu lieu à Huizen et il ne pouvait pourtant pasles réfuter sans rejeter Mme Besant elle-même qui les proclamaitpubliquement. Dans ce cas, sa lettre a dû être difficile à rédiger. A-t-il mis longtemps à l'écrire ? On se le demande. Ou est-ce que sasensibilité et son amour pour Mme Besant lui ont permis de trouverimmédiatement les mots qui ne le compromettent pas, et en mêmetemps ne la froissent pas ? De toute évidence, Mme Besant le pressa de confirmer lesavancements « transmis » à Huizen car il écrivit trois semaines plustard : « Je crains fort de ne me souvenir d'aucun des événements quise sont produits là-bas car je suis trop fatigué et dois dormir dans lachambre de Nitya et demeurer sans cesse vigilant. Ma tête et macolonne vertébrale me font très mal par intermittence. » Dans cettemême lettre du 16 septembre, il lui dit que les trois derniers moisavaient : été terribles en raison de l'inquiétude que lui causait Nitya et dessoins qu'il lui donnait. Pauvre Nitya, il a passé par des momentsaffreux. Je suppose que c'est bon pour lui mais, ciel, quel prix doit-on payer pour progresser, mais je suppose que cela en vaut lapeine. Quelquefois, il est inconscient alors que son corps pleure etréclame son Amma. A d'autres moments, il est trop faible pourparler ou même bouger. Il ne quitte pas du tout son lit et jem'occupe de tous les besoins de son corps. C'est un bonentraînement, mais je déteste voir les autres souffrir. Nitya se remettait cependant peu à peu, aussi lorsque MmeBesant télégraphia à K pour lui demander s'il pouvait se rendre en

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Angleterre à temps pour retourner en Inde avec elle fin octobre,pour la Convention du Jubilé, y consentit-il à contrecœur. Rosalindet Rajagopal devaient l'accompagner tandis que Mme de Manziarly,en Inde, était mandée pour venir prendre soin de Nitya avec RamaRao. _____________

1. ^ Jeu de mots entre Omen : présage, et Ommen.

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K

KRISHNAMURTILES ANNÉES DE L'ÉVEIL

'Première manifestation'

arriva à Plymouth le 23 octobre, accompagné de Rosalind et deRajagopal. Lady Emily vint les accueillir comme d'habitude, et

le retour par train à Londres fut très triste. Bien que K lui eût déjàécrit son scepticisme vis-à-vis des événements survenus à Huizen età Ommen, elle ne s'attendait pas à « l'avalanche de sarcasmes » donttous les trois allaient l'agonir. La volte-face [1] de Rajagopal a dûparticulièrement la déconcerter car il avait partagé en grande partiela fièvre de Huizen et il avait même emporté à Ojai une svastikamagnétisée – un emblème théosophique – pour aider à la guérisonde Nitya. Lady Emily elle-même était prise de scepticisme ; bienqu'elle gardât sa confiance à Mme Besant, elle ne comprenait pascomment elle avait pu se laisser abuser à ce point. K alla habiter chez Mlle Dodge à West Side House. C'est là quele lendemain Lady Emily eut un long entretien avec lui. Elle letrouva « terriblement mécontent de toute cette affaire à laquelle il necroyait pas du tout ». Il avait le sentiment que quelque chosed'infiniment précieux, sacré et secret, avait été publiquement enlaidiet ridiculisé, rendu vulgaire et sans valeur. Lady Emily lui demandapourquoi il ne le déclarait pas ouvertement, ce à quoi il répondit :« A quoi bon ? » On se serait contenté de dire que les Forcesobscures s'étaient emparées de lui. Néanmoins, il tenta d'en parlerplusieurs fois à Mme Besant mais, selon Lady Emily, elle nesemblait pas vouloir le suivre sur ce terrain. C'était presque commesi elle avait été hypnotisée par George. La veille de leur départ en Inde, les membres de l'Étoile seréunirent. K et Mme Besant prirent tous deux la parole. Mme Besantdit : « ...que personne ne soit surpris ni troublé si bien des choses,dont on ne parlait que dans un cercle relativement restreint, allaientêtre largement diffusées dans le monde ». (Son discours, annonçantles noms de ceux qui avaient passé la quatrième Initiation et avaientété choisis comme apôtres, avait été publié dans le numéro deseptembre du Herald.) Elle ajouta que l'objet de cette publicité était

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bien défini, mais elle ne le dévoila pas. K, prenant la parole aprèselle, ne fit aucune allusion aux déclarations publiques faites àOmmen, ce qui a dû décevoir énormément son auditoire. Il parla del'importance de se mettre à la place de ceux qui ont des idées aussisensationnelles que nous. Il conclut sa causerie par ces mots :« Souriez et soyez heureux. » Mme Besant, K, Lady Emily, Rajagopal, Rosalind, Wedgwood etShiva Rao, se rendirent en Inde le 3 novembre. Leur navire partantde Naples, c'est là qu'ils allèrent via Paris et Rome. A Rome, ilspassèrent trois jours à l'hôtel Bristol et les Arundale les yrejoignirent. George et Wedgwood se promenèrent partout ensoutane pourpre, avec de grandes croix pectorales se balançant sur lapoitrine. Lady Emily soutint qu'ils traitèrent K avec beaucoup decondescendance et que George transmit des messages duMahachohan le désapprouvant pour son scepticisme : « Ils lui firentcomprendre en termes subtils que son esprit critique et sonscepticisme gâtaient ses chances. » Ils allèrent même jusqu'à lui direque s'il voulait les accepter comme disciples et confirmer qu'ilsétaient Adeptes, la vie de Nitya serait épargnée. Le 8 au soir, ils s'embarquèrent par une pluie battante sur l'Ormuz. Dès leur arrivée à bord, K reçut un télégramme disant queNitya avait la grippe. Le 13, ils arrivèrent à Port Saîd et descendirentà terre. A leur retour à bord, un autre télégramme attendait K :« Aggravation sérieuse. Prie pour moi. » K ne s'inquiéta pas outremesure car, comme il le dit à Shiva Rao : « Si Nitya devait mourir,on ne m'aurait pas laissé quitter Ojai. » Sa foi dans le pouvoir desMaîtres de prolonger la vie de Nitya parut à Shiva Rao sans réserveset inconditionnelle : Nitya était nécessaire à la mission de K, il nepouvait mourir. Comme le bateau entrait dans le canal de Suez la nuit du 13, sousun violent orage, le télégramme annonçant la mort de Nitya arriva.Les autorités à bord le gardèrent, une partie du message étantobscure ; il ne fut remis à Mme Besant que le lendemain matin aupetit déjeuner. K prenait toujours son petit déjeuner dans sa cabineet Mme Besant demanda à Shiva Rao de l'y conduire. Elle entraseule pour lui apprendre la nouvelle. Selon Shiva Rao, qui partagea avec Rajagopal la cabine de Kdurant le voyage, la nouvelle le « brisa complètement ; elle fitmême plus : toute sa philosophie de la vie, sa foi implicite dans

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l'avenir tel que l'avaient défini Mme Besant et Leadbeater, le rôlevital de Nitya dans cet avenir, tout cela parut alors ébranlé ». Lesdix jours suivants furent pour lui un supplice ainsi que pour ceuxqui l'observaient, pour ceux surtout qui partageaient sa cabine. La nuit, il pleurait, gémissait, appelait Nitya, parfois en telugu,sa langue natale qu'il ne pouvait parler à l'état de veille. Nousl'observions jour après jour. Il avait le cœur brisé et n'avait plusaucune illusion. Il semblait changer jour après jour, se resaisissantde toutes ses forces pour affronter la vie, sans Nitya. Il passait parune révolution intérieure, puisait des forces nouvelles. Lorsqu'ils atteignirent Colombo, il parvint à exprimer en mots cequ'il éprouvait : Les doux rêves que nous avions, mon frère et moi, sur le planphysique, sont enfuis... Nous nous délections tous deux du silencecar dans le silence il nous était facile de comprendre nos pensées etnos sentiments réciproques. Bien sûr, nous nous irritions parfoisl'un contre l'autre, mais cela n'allait jamais très loin et ne duraitque quelques minutes. Nous chantions ensemble des chansonscomiques ou des chants religieux selon l'occasion. Nous aimionstous deux le même nuage, le même arbre et la même musique. Nousnous amusions beaucoup malgré nos natures différentes. Nous nouscomprenions, d'une manière ou d'une autre, sans effort... Nousétions heureux et sa forme physique me manquera toute cette vie. Un vieux rêve s'en va, un nouveau naît comme une fleur perce laterre solide. Une nouvelle vision prend naissance, une nouvelleconscience se développe... Un nouvel enthousiasme et une nouvellepalpitation se font sentir issus pourtant de la même vie. Une forcenouvelle, née de la souffrance, court dans mes veines, et unenouvelle compassion, une nouvelle compréhension, naissent de lasouffrance passée. Un plus grand désir de voir les autres moinssouffrir, et s'ils doivent souffrir, faire en sorte qu'ils le fassent avecnoblesse et s'en sortent sans trop d'égratignures. J'ai pleuré mais jene veux plus voir les autres pleurer ; si pourtant ils le font, je sais àprésent pourquoi... J'ai vu mon frère... Nous pouvons être séparéssur le plan physique mais nous sommes désormais inséparables...car mon frère et moi nous sommes un. En tant que Krishnamurti,j'éprouve dorénavant un plus grand zèle, une plus grande foi, uneplus grande compassion et un plus grand amour, car il y a en moiégalement le corps, l'être, de Nityananda... Je sais encore pleurer

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mais cela est humain. Je sais maintenant, avec une certitude plusgrande que jamais, qu'il existe une beauté vraie dans la vie, un vraibonheur qui ne peut être brisé par aucun événement physique, unegrande force qui ne peut être affaiblie par des événementséphémères, et un grand amour permanent, impérissable etinvincible. Mar et Yo de Manziarly, qui étaient restées à Adyar toute l'année,se rendirent à la gare de Madras pour les accueillir à leur arrivée le25 novembre. Mar se souvint que K avait un visage radieux ; pasune ombre ne laissait soupçonner la souffrance qu'il venaitd'endurer. Leadbeater et son groupe de soixante-dix personnes – parmilesquelles Helen, Ruth, Betty, Mary, Théodore St John et le DocteurRocke —, atteignirent Colombo le 2 décembre. Ils apprirent la mortde Nitya quand leur navire fit escale à Melbourne. K, Mme Besant,Lady Emily, Wedgwood et Raja retournèrent à Colombo pour lesrencontrer bien qu'ils ne fussent à Adyar que depuis cinq jours.Leadbeater salua K par ces mots : « Bon, à présent tu es au moinsun arhat », voulant dire par là que, quoi qu'il en soit, K avait passésa quatrième Initiation. Le groupe revint à Madras par train spécial.A chaque gare les attendaient la foule, les guirlandes et lesgénuflexions. K, qui connaissait évidemment les sentiments de Marypour Nitya, se montra très gentil pour elle et se fit un devoir des'asseoir à côté d'elle pour lui parler, dans le train comme sur lebateau qui les avait conduits en Inde. « Krishna fut tout à faitdélicieux, nota Mary dans son journal, il m'a parlé de Nitya.Maintenant ils sont toujours ensemble. Et K, quant à lui, esttellement plus merveilleux et bien plus doux. » Lady Emily eut de nouveau la maison des Arundale à Adyarqu'elle partagea non seulement avec Helen et Ruth mais avec treizeautres jeunes filles qui dormaient sur des charpoys sur les vérandas.Durant la Convention du Jubilé, Adyar manquait en effet delogements malgré la construction d'un village provisoire de huttes depaille. Rosalind habitait au Siège avec Rajagopal. La mort de Nityaet tous les moments qu'ils avaient vécu ensemble à Ojai durant lesderniers mois de sa vie avaient beaucoup rapproché Rosalind etRajagopal. Mme Besant fut profondément bouleversée par la mort de Nitya,comme tous ceux qui avaient été en contact étroit avec K. Tous

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avaient partagé la conviction de K : l'impossibilité de la mort de sonfrère. Il y eut peu de gens autour de K, à cette époque, à ne pas êtred'une manière ou d'une autre troublés ou mécontents de la situationextraordinaire dans laquelle ils se trouvaient. Lady Emily apprit deRuth, qui l'avait appris de Théodore St John, que Leadbeater necroyait pas en la prétendue cinquième Initiation que lui-même ouquiconque aurait passée (il espérait que Mme Besant et lui laconnaîtraient dans leur prochaine vie), et il doutait fort que Rukminiait pu en passer trois en un temps si court. Il disait : « C'est plusencore que n'a fait notre Krishna ». Cependant, dans son groupe àlui, les promotions occultes se poursuivaient, car en l'espace d'unesemaine après son arrivée à Adyar, il y en eut vingt. Seul le respectpour Mme Besant évita une division déclarée entre lui et la factionArundale-Wedgwood. Lady Emily fut alors obligée de conclure que Mme Besant s'étaitleurrée à Huizen, et elle aussi. Mme Besant était si droite, conclut-elle « qu'elle était incapable de soupçonner un manque de sincéritéchez les gens qui avaient sa confiance, surtout chez George qu'elleaimait tant ». Il n'y eut cependant aucune preuve comme quoiGeorge avait manqué de sincérité. Il se peut que Wedgwood l'aitabusé ou que tout le monde ait été en proie à l'hystérie ou à unehallucination. S'ils croyaient aux Maîtres et à l'Instructeur duMonde, pourquoi pas au Mahachohan ? S'ils croyaient en uneInitiation, pourquoi pas à cinq ? Mais c'était cette question de degréqui rendait tout si absurde. En prétendant avoir passé cinqInitiations, ils s'octroyaient eux-mêmes l'état divin alors queLeadbeater n'avait jamais prétendu que K serait plus qu'un véhiculede la divinité. K, de son côté, se tenait à l'écart des deux factions Leadbeater-Arundale/Wedgwood mais, par égard pour Mme Besant, il participaà toutes les activités si importantes pour elle, comme d'aller à lamesse. Il se laissa même inscrire à la Co-Maçonnerie, le 27novembre, pour lui faire plaisir. Il y avait cependant une cérémonieà laquelle il semblait réagir avec sincérité : un rituel hindou réformédont, en tant que brahmine, il pouvait être officiant. La première foisque cette cérémonie fut célébrée en public (le 21 décembre, troisjours avant l'ouverture de la Convention), K, vêtu d'un dhoti blanc etportant le fil sacré autour du cou, apparut merveilleusement beau,tandis qu'à côté de Rajagopal, son acolyte, il présidait la cérémonie

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de consécration d'un petit temple hindou récemment construit sur ledomaine (Des Sanctuaires zoroastriens et bouddhiques, unesynagogue, une mosquée et une chapelle libérale catholique, avaientété également bâtis à Adyar en 1925-1926, bien que l'idée d'uneReligion mondiale comme celle d'une Université mondiale aient ététranquillement écartées). Mme Besant se trouvait alors dans une situation presque aussidélicate que K. Son amour et son respect envers K n'étaient pasébranlés, non plus que ceux de K à son égard. Elle croyait toujoursqu'il était le véhicule choisi par le Seigneur Maitreya mais il existaiten elle un conflit de fidélités qu'elle ne pouvait plus ignorer. Elle fitune dernière tentative pour les réconcilier peu après l'arrivée deLeadbeater. Elle se rendit un matin dans la chambre de K, le prit parla main pour le conduire dans son salon personnel où se trouvaientLeadbeater, Raja, Arundale et Wedgwood. L'installant sur le divanentre elle et Leadbeater, elle lui demanda s'il voulait les acceptercomme disciples. K répondit qu'il n'accepterait aucun d'eux sinonpeut-être Mme Besant. Si le désaccord entre les dirigeants de la S.T. fut évidemmenttenu très secret, il fut par contre déclaré ouvertement qu'ons'attendait à ce que de grandes choses se produisent à la Convention.Des centaines de membres espéraient voir les Maîtres en personne,voire des Êtres encore plus élevés. Le New York Herald, le NewYork Times et le Times of India, d'autres journaux indiens demoindre importance, publièrent tous la nouvelle de l'arrivée desdélégués de toutes les parties du monde, et les déclarationsd'Ommen, publiées dans le numéro de septembre du Herald, furentcommentées dans le Indian Daily Mail Plus de trois mille personnesassistèrent à la Convention qui dura quatre jours, dans desconditions des plus inconfortables car il pleuvait presque tout letemps, la mousson étant tardive cette année-là et le tempsanormalement froid. Néanmoins, la plupart des réunions se tinrentsous le banyan où, pour la première fois, Mme Besant avait faitinstaller des hauts-parleurs, et où les conférenciers se tenaient surune estrade assez haute surmontée d'un baldaquin enguirlandé defleurs. Cependant, rien d'extraordinaire ne se produisit et laConvention prit fin dans une grande déception. Le lendemain, 28 décembre, se tint le Congrès de l'Étoile (jour

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sacré depuis 1911). Lors de la première réunion sous le banyan àhuit heures du matin, amplificateurs éteints, un changementspectaculaire se produisit tandis que K parlait – vers la fin de lacauserie. Il venait de parler de l'Instructeur mondial : « Il ne vientque pour ceux qui le veulent, ceux qui désirent, qui brûlent... », puissa voix changea complètement, et l'on entendit : « Et je viens pourceux qui cherchent la compassion, le bonheur, ceux qui ont hâted'être libérés, qui brûlent de trouver le bonheur en toutes choses. Jeviens pour réformer, non pour démolir ; je ne viens pas pourdétruire, mais pour bâtir ». Ceux qui remarquèrent le passage à la première personne et lavoix changée, en eurent des frissons dans le dos. Parmi ceux quin'avaient rien remarqué, il y eut Wedgwood et Arundale. Riend'étonnant à cela. Ils croyaient que K « citait les Écritures ». Commeil n'avait jamais cité les Écritures auparavant, ils auraient dûs'apercevoir d'une différence. Mme Besant, Leadbeater et Rajafurent certes parfaitement conscients du changement, et Mme Besants'y référa souvent par la suite. A la dernière réunion du Congrès del'Étoile, elle dit : ...Cet événement (du 28 décembre) a marqué la consécrationdéfinitive du véhicule choisi... l'acceptation définitive du corpschoisi depuis longtemps... L'avènement est là... Qu'il y ait del'opposition, c'est tout naturel : est-ce que les Hébreux L'ontreconnu, est-ce que les Romains L'ont accueilli lorsque la premièrefois il s'incarna parmi une race soumise ? L'histoire se répète sousnos yeux. Dans le Theosophist, elle écrivit : « Pour la première fois, la Voixqui a parlé comme jamais homme ne parla, a retenti au plus profondde nous, dans les oreilles de la grande foule assise sous le banyan ;c'était le 28 décembre... et nous avons su que le temps de l'attenteétait passé et que l'Étoile du matin s'était levée au-dessus del'horizon ». K, quant à lui, ne doutait pas. Il dit en s'adressant auxreprésentants nationaux à la fin du Congrès de l'Étoile : Vous avez bu à la fontaine de sagesse et de connaissance. Lesouvenir du 28 décembre doit être pour vous celui d'un précieuxjoyau à conserver ; chaque fois que vous le regardez, ce doit êtreavec émotion. Lorsqu'il viendra de nouveau – et je suis sûr qu'ilreviendra bientôt – ce sera pour nous une plus noble occasion, bien

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plus belle même, que la dernière fois. Le 5 janvier 1926, il dit lors d'une réunion d'élèves : Une nouvelle vie, une nouvelle tornade, a balayé le monde. C'estcomme un ouragan qui souffle et nettoie toutes choses, toutes lesparticules de poussière des arbres, les toiles d'araignées de notreesprit et de notre cœur, et qui nous laisse parfaitement propres...Personnellement, je me sens complètement différent depuis ce jour...Je me sens comme un vase de cristal, une jarre nettoyée, et chacunen ce monde peut à présent y mettre une belle fleur, et cette fleurvivra dans le vase sans jamais se faner. Deux semaines plus tard, il dit à Lady Emily qu'il se sentaitcomme une coquille, absolument impersonnel. Il employal'expression : « Je me sens en quelque sorte tellement précieuxmaintenant. » II dit être sûr que « le Seigneur viendrait de plus enplus souvent à chaque fois que l'occasion se présenterait et que l'onaurait particulièrement besoin de Lui ». Leadbeater partageait la même certitude. A la question suivantequ'on lui posa à son retour à Sydney : « Quand on nous demande sil'Instructeur du Monde est venu, que devons-nous répondre ? » ilrépondit qu'il n'y avait pas « l'ombre d'un doute », qu'« Il » s'étaitservi « plus d'une fois du véhicule » à la Convention du Jubilé, toutcomme « Il » s'en était servi à Bénarès le 28 décembre 1911. « Il »continuerait à s'en servir, par intermittence, bien que plusfréquemment. Étant « la personne la plus occupée du monde, « Il »ne voudrait certes pas s'en servir pendant qu'il voyageait en train ouqu'il prenait un repas. En outre, « Il aurait à faire en sorte que levéhicule s'habituât à Lui ». Lady Emily raconta à sa sœur en Angleterre, Lady Betty Balfour,ce qui s'était passé. Dans sa réponse, Lady Balfour répéta plusieursdes commentaires très naturels de son mari, de sa belle-sœur, et del'ami qui vivait avec eux : la belle-sœur « silencieuse etprofondément choquée comme l'aurait été une vieille matroneromaine en entendant les doctrines chrétiennes énoncées par saintPaul » ; l'ami : « railleur, disant qu'aucun Messie n'a vu sonaudience préparée avec tant de soin ; il a été formé dès l'enfance àl'idée que le Christ allait l'habiter, et celui-ci s'est manifesté lorsd'une réunion publique soigneusement organisée. J'ai dit monsentiment : les bergers, les mages, Siméon, les Docteurs dans leTemple, le baptême public et la réunion de la Pentecôte étaient des

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phénomènes comparables ». Son mari Herald (frère d'ArthurBalfour) : « très respectueux, très intéressé mais sceptique, sedemandant si cela était bien vrai. Veut savoir quelle preuve il y a là,en dehors du monde de Krishna et de Mme Besant... Qu'en pensentBetty et Mary ? » Ceux qui avaient remarqué le changement l'ont ressentiinstantanément et chacun de son côté. Lady Emily, Mary et Mar deManziarly considèrent ce fait dans leur journal sans s'êtreconsultées. D'autres personnes, toujours en vie, y ont cru et y croientencore. Mais la preuve ? Y a-t-il jamais eu de preuve en matière defoi religieuse ? Une preuve des doctrines de la transsubstantiation etde la réincarnation ? Où finit la foi et où commence la crédulité ?N'appelons-nous pas foi ce qui ajoute à notre conviction commequoi une certaine doctrine non prouvée scientifiquement est vraie, etla crédulité n'est-elle pas un mot de dérision pour qualifier une tellecroyance chez les autres ? Quoi qu'il en soit, quelque grande que fûtla foi (ou la crédulité), il était devenu impossible de pouvoir croire àla fois en K et en Arundale et Wedgwood. A moins que l'unn'accepte l'autre, une scission révélée au grand jour était inévitabletôt ou tard. _____________

1. ^ En français dans le texte.

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F

KRISHNAMURTILES ANNÉES DE L'ÉVEIL

'Le royaume du bonheur'

in janvier 1926, le groupe d'Adyar se dispersa. Lady Emily,Betty, Mary et Mar de Manziarly retournèrent en Europe, Helen

et Ruth repartirent pour Sydney avec Leadbeater qui emmenaégalement avec lui les Arundale ; tandis que Rosalind, Rajagopal etMme de Manziarly arrivés à Adyar avec les cendres de Nitya laveille de la Convention restaient en Inde avec K. En février, K partit pour un mois à Bénarès où il fit tous les joursune causerie aux jeunes – garçons et filles – de l'école théosophiquedu domaine, leur inculquant essentiellement des habitudes depropreté corporelle scrupuleuse et le soin dans la façon de se vêtir. Ilavait toujours aimé les jeunes et se sentait très à l'aise avec lesenfants. Il sentait aussi que s'il pouvait établir un contact avec euxavant qu'ils ne soient conditionnés par des traditions raciales etfamiliales et par des préjugés, ils pourraient grandir dans la liberté etl'absence de crainte. Le 12 mars, il revint à Adyar tout fiévreux, couvert de furonclessur tout le visage à la suite d'une intoxication alimentaire à Calcutta.Heureusement, Mme de Manziarly se trouvait encore à Adyar. Elleprit immédiatement soin de lui. Le 25 il partit en convalescence avecelle à Ootacamund, accompagné de Malati Patwardhan et de Jadu.Rajagopal était trop occupé à diverses questions de l'Étoile pour lesaccompagner ; Rosalind demeura elle aussi à Adyar. Rajagopal avaitété nommé Secrétaire de l'Étoile chargé de l'organisation à la placede Nitya et Trésorier international de l'Ordre, ce qui était unefonction nouvellement créée. Il avait installé son bureau auBungalow Octogonal et dans l'après-midi du 28 décembre on posa lapierre commémorative du Siège de l'Étoile à Adyar dédiée à Nityasur un terrain offert par Mme Besant. Le jour où K partit pour « Ooty », il écrivit une lettre révélatrice àLeadbeater : Je suis très heureux que le Maître veuille que George reste un anen Australie. (George y resta deux ans en qualité de Secrétaire

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général de la S.T.) Cela nous évitera des complications et touteagitation romantique inutile et absurde. Je me suis si souvent éveilléavec des sentiments de révolte et de méfiance que mes impressionset mes intuitions se développent de plus en plus. Je sens que lesévénements des dix derniers mois ne sont ni clairs ni sains. Certes,il n'y a rien d'autre à faire que d'attendre leur déroulement. Biensûr, aucun d'eux n'est vraiment important mais cette affaired'apôtres dépasse les bornes. Je ne crois pas en tout cela et ce n'estpas un à priori. Cela nous créera des ennuis, je ne vais pas céderlà-dessus. Je crois que c'est faux et sorti tout droit de l'imaginationde George. Quoi qu'il en soit, c'est quelque chose d'insignifiant,seulement d'autres en font une montagne. Wedgwood distribue desinitiations partout... Les initiations et les choses sacrées vont êtredésormais une plaisanterie... Je crois en elles si profondément quej'en pleure de les voir traînées dans la boue. Un peu plus d'une année s'était écoulée depuis le dernier séjourde Nitya à « Ooty ». K écrivit à Lady Emily, le 31 mars : « Je suisdans la chambre que Nitya occupait. Je le sens, je le vois, je luiparle, mais il me manque terriblement. » Il lui dit aussi qu'il selaissait pousser la barbe. « Je voudrais la laisser pousser si longueque les gens ne me reconnaîtraient pas. Grands dieux ! les journauxet les foules ! » Il venait d'apprendre la triste nouvelle de la mort deHarold Baillie-Weaver le 18 mars, à la suite d'une longue maladie. K trouva les journalistes plus obstinés que jamais quand il serendit à Bombay début mai avec Mme Besant, en route [1] pourl'Europe. On parlait constamment d'eux dans la presse et sur tous lestons, que ce soit en Angleterre, en Amérique ou bien en Inde. Abord de l'un des navires les plus récents de la Compagnie P & O, Kécrivit à Leadbeater que les passagers étaient « loin d'être aussiagréables que le bateau ». Ils étaient si curieux que la plupartauraient « le cou raide et les yeux exorbités au moment dudébarquement ». Mme Besant, Rajagopal, Rosalind, Mme deManziarly, Jadu et les Patwardhan, voyageaient avec lui. K projetait déjà d'organiser cette année-là une réunion au châteaud'Eerde avant celle du Camp de l'Étoile à Ommen. Une lettre-circulaire sur papier à en-tête de « West Side House, Wimbledon »,en date du 3 juin 1926, fut adressée aux meilleurs amis pour lesprévenir, environ trois semaines avant le jour de l'ouverture le 3juillet.

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L'ordre du jour sera presque le même qu'à Pergine... Il n'y auraqu'une réunion par jour. Le reste du temps sera consacré à d'autresactivités. Attendez-vous à ne pas avoir la vie facile pour ce qui estdes conditions de logement. Si vous avez une machine à écrire,veuillez l'apporter car nous aurons beaucoup de travail. Les frais de séjour (était-il spécifié) varieraient entre trois etquatre guilders par jour (environ deux livres sterling par semaine). Ilajoutait dans un post scriptum : « Si vous ne pouvez pas payer lesfrais supplémentaires (à part ceux du camp) occasionnés par votrevisite, veuillez écrire par retour du courrier à M. Rajagopal àl'adresse ci-dessus (avec la mention « confidentiel ») et noustâcherons de vous aider avec un petit fond que nous essayons derecueillir dans ce but. Cette lettre était bien de la main de Rajagopal. Rajagopal était unorganisateur né, extrêmement efficace, excessivement méticuleux etenclin à l'autoritarisme, en fait exactement à l'opposé de K et deNitya. Pourtant, il lui arrivait d'être très gentil, étant de natureaffectueuse et doué d'un grand charme. Son efficacité était certesnécessaire à cette époque : comme le disait K à Leadbeater, Ommenavait « désespérément besoin de travailleurs. Comme Huizen étaitmaintenant en vogue. Ommen en souffrait par contre-coup car toutle monde se ruait vers ce qui passait pour le nouveau lieu de laspiritualité ». L'année précédente, c'était Huizen et non Ommen quiétait considéré comme l'un des trois centres de l'Université mondialeet de la Religion mondiale. Mme Besant, bien qu'elle eût déclaréque le Seigneur avait parlé par la bouche de K le 28 décembre, serendit à Huizen sitôt arrivée en Europe. Naturellement, Lady Emily voulait se rendre à la réunion avecBetty et Mary. Mary projetait de partir en automne à Ojai avec K etBetty voulait retourner à Sydney. Pour une fois, cependant, leur pèresemble avoir fait acte d'autorité car K écrivit le 25 juin à LadyEmily, de Grimalp près de Bâle où il était allé se reposer un moisavec Rajagopal : J'ai été très peiné d'apprendre que le départ de Betty pourSydney provoque des discussions dans la famille. Vraiment, celan'en vaut pas la peine. C.W.L. n'approuverait certainement pas cela.Si je puis me permettre de parler ainsi, ne faites rien, je vous prie,avant que nous ne nous retrouvions pour en discuter. C'est tropgrave... Ce n'est pas si important pour Betty de se rendre en

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Australie ou pour Mary d'aller en Amérique... Maman chérie, nefaites rien d'irréfléchi, je vous en prie. Votre lettre m'a donné biendu souci. K a probablement bien plus rapproché de familles qu'il n'en aséparées. Mary avait déjà retenu sa place pour New York mais laforce de la lettre de K fut telle qu'elle l'annula à contre-cœur. Trente-cinq personnes de toutes sortes de nationalités rejoignirentK au château d'Eerde le 3 juillet. La Société y avait fait installer unsystème moderne de plomberie et d'électricité. Les grandeschambres à coucher avaient été transformées en dortoirs. Seul Kavait une chambre à lui, au premier étage, côté sud-est, avec uncabinet de toilette attenant. A part les Luytens, quelques-uns del'ancien groupe d'Erhwald se trouvaient là : Mar de Manziarly,Rajagopal, les Patwardhan et John Cordes. Il y avait égalementRosalind, Jadu, John Ingleman, Philip van Pallandt et quelquesautres amis que K s'était faits au cours de ses voyages. La vie au château était totalement différente de celle de Pergine.D'une part, chacun figurait sur les listes de roulement des travauxménagers, et il n'y régnait pas la même intimité. D'autre part, lesgosses étaient bien moins solitaires et il y avait assez de monde pourfaire des parties de volley très animées. De plus, le « processus » deK s'était arrêté – du moins sa phase intense – bien qu'il « s'en allât »encore parfois, « materné » par Rosalind qui, depuis la mort deNitya, était à même de s'occuper à nouveau de lui. K avait attrapé un mauvais rhume en Suisse. Durant les troispremiers jours du rassemblement, il fut confiné au lit avec unebronchite. Une gopi suédoise, Noomi Hagge, infirmière diplômée,qui devait plus tard devenir docteur, eut le privilège de lui apporterses repas. Après le souper quelques anciens du groupe de Pergine luitenaient compagnie dans sa chambre à tour de rôle, de sorte qu'ilsne se sentaient pas coupés de lui. Le 8 au matin, il descendit en robede chambre pour la première fois dans le grand salon situé à l'arrièredu château et donnant sur les prairies au-delà des douves. A partirde ce jour-là, durant deux semaines, il fit chaque matin une causeried'une heure environ, assis jambes croisées sur le sofa, sous unetapisserie des Gobelins. Le temps resta au beau, ce qui contribua énormément à laréussite du rassemblement. Presque chaque après-midi, K allait sepromener seul dans les magnifiques bois entourant le château,

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cherchant l'inspiration pour la causerie du lendemain matin. LadyEmily, Mary et Mar, chacune de son côté, prenaient des notes dansleur journal sur ces causeries, témoignant ainsi qu'elles croyaientque le Seigneur Maitreya parlait fréquemment par sa bouche. Le 11,Lady Emily nota : « Causerie merveilleuse. Je suis certaine que leSeigneur était présent. K m'a dit par la suite qu'il devait se retenirpour ne pas dire « Moi » au lieu de « Lui ». Mar fut pluscatégorique, se contentant d'écrire : « Le Seigneur a parlé. » Mary écrivit dans son journal : « Il n'y a rien de plus beau aumonde que de se sentir comme on se sent ici, véritablement vivant,physiquement, mentalement et affectivement. D'avoir, comme l'a ditK, cette sensation de bien-être parfait ». Elle devint très proche de Kà cette époque à Eerde. Il lui semblait naturel de reporter son amoursur K puisqu'elle croyait que dorénavant K et Nitya ne faisaientqu'un. Elle écrivit encore : « Je le voyais souvent » (elle avait coutumede le voir seul dans sa chambre après le souper) « et la douceur qu'ilme témoignait est inexprimable. Il a dit que la vie lui étaitindifférente, sauf quand il était avec Nitya ou avec moi. Ce soir, ilm'a parlé d'une promenade que nous avons faite tous les trois cematin. Nitya et K sont tous les deux là-haut. Il a dit qu'il aurait aiméque je sois sa sœur ». Mary l'aurait souhaité également car elleaurait pu ainsi passer le reste de sa vie auprès de lui. La causerie du 19, le dernier jour du rassemblement, fut, selonLady Emily, la plus extraordinaire de toutes : Krishna a parlé comme il ne l'a jamais fait jusqu'à présent. Onsent maintenant que sa conscience et celle du Seigneur sont si uniesqu'on ne les distingue plus l'une de l'autre. Il a dit : « Suivez-moi, jevous montrerai le chemin du Royaume du Bonheur. Je donnerai àchacun de vous la clé qui vous permettra d'ouvrir la porte dujardin ». Le pronom personnel « je » lui venait tout naturellement...La face du Seigneur brillait derrière le visage de Krishna et sonaura de gloire nous enveloppait d'une lumière presque aveuglante.Quand il eut fini de parler, Jadu s'est jeté aux pieds de Krishna ; enaurais-je fait autant si je n'avais rencontré à temps le regard deKrishna ? Le lendemain, Lady Emily écrivit une longue lettre enthousiasteà Raja en Inde, lui racontant en détail les causeries et disant que lajournée du 19 juillet avait été encore plus merveilleuse que celle du

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28 décembre, « d'abord parce qu'il resta parmi nous, non pasquelques instants mais toute une heure. Ensuite, parce que le 28 onpouvait sentir une différence de personnalité entre le Seigneur etKrishna, tandis qu'elle semble à présent ne plus exister : Ils sontUN. Krishna est devenu le Seigneur ». Rosalind et Mary, certainement à la demande de K, restèrent auchâteau avec lui et Rajagopal alors que tous les autres se rendirentau Camp d'Ommen dans l'après-midi du 18 juillet. Mme Besant etWedgwood arrivèrent deux jours plus tard et demeurèrent eux aussiau château. La Convention qui s'ouvrait le 24 juillet devait regrouperenviron deux mille personnes de presque toutes les nationalités [2]. Ily avait une immense tente pour les réunions, des tentes plus petitespour les repas, des rangées de tentes où pouvaient dormir une, deux,trois ou quatre personnes, des douches, des toilettes. Des huttes fixesbien agencées serviraient de bureau de poste, de librairie, de postede soins d'urgence et de bureau de renseignements. Tout étaitparfaitement organisé. Au milieu du Camp, on avait construit unamphithéâtre et des rangées de bancs circulaires faites de rondins debois équarris à la hache. Les réunions s'y tenaient par beau temps eton y allumait un grand feu de bois les soirs où il faisait beau. K, quiétait encore un orateur timide, se répétant souvent et ne finissant pastoujours ses phrases, parlait très bien aux feux de camp. La senteurdes feux de pins était un délicieux accompagnement à ces réunionsdu soir qui commençaient au coucher du soleil. K était habillé àl'indienne. Quand on mettait le feu à la pyramide de bois haute dequatre mètres cinquante, il chantait un hymne à Agni, le dieu du feu.

D'après le journal de Mar de Manziarly, le Seigneur parla par labouche de K au feu de camp du premier soir et de nouveau le 25 etle 27. Lady Emily et Mary, quant à elles, passèrent l'événement soussilence jusqu'au 27. Ce jour-là par contre, elles le décrirent aveclyrisme chacune dans son journal. Wedgwood avait pris la paroledans la matinée du 27. Lady Emily en fut malade. C'était si factice(si personnel) et si tragique de voir toute cette foule roucoulerd'aise ». A deux heures et demie, le Conseil de l'Étoile se réunit auchâteau ; K y prit la parole. Il parla « merveilleusement bien, maisoh ! avec tant de tristesse sur le manque de compréhension ». Uneréunion des élèves suivit où Wedgwood intervint de nouveau. K vint

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y assister quelques instants. « Ses yeux étaient les yeux du Seigneurresplendissant. Mais peu après il se précipita hors de la salle commes'il ne pouvait en supporter davantage. » Ce soir-là, au feu de camp,Lady Emily sut que dès l'arrivée de K, Il était là. Il avait l'air tellementsévère et plein de force. Puis il parla. Son visage était si magnifiqueet sa voix vibrait de puissance. Il dit : « Je m'adresse à vous en tantque Chef de l'Ordre et je vous demande d'avoir la bonté dem'écouter du premier au dernier mot. Car je crois que tout ce quej'ai dit ces derniers soirs a été vain : vous n'avez rien compris ». Ilparla alors avec une majesté et une force inouïes, les mots coulaientmagnifiquement. Quelle sévérité et quelle compassion ! Ce fut une causerie particulièrement belle. Il dit notamment : Je vous demanderais de considérer mon point de vue. Je vousdemanderais de venir regarder par ma fenêtre mon ciel, mon jardinet ma demeure. Vous verrez alors que l'important n'est pas ce quevous faites, ce que vous lisez, ce qu'on dit que vous êtes ou n'êtespas. Ce qui compte, c'est que vous ayiez le désir intense d'entrerdans cette demeure où habite la Vérité... Je voudrais que vousveniez la voir. Je voudrais que vous veniez la goûter... et non quevous me disiez : « Oh, vous êtes différent, vous êtes au sommet de lamontagne, vous êtes un mystique ». Vous me donnez à entendre desexpressions et enveloppez ma Vérité de mots qui vous sont propres.Je ne veux pas que vous rompiez avec vos croyances. Je ne veuxpas que vous reniiez votre nature. Je ne veux pas que vous fassiezdes choses que vous n'estimez pas justes. Mais y a-t-il quelqu'unparmi vous qui soit heureux ? L'un d'entre vous a-t-il goûté àl'éternité?... J'appartiens à tout le monde, à tous ceux qui aimentvraiment, à tous ceux qui souffrent. Si vous voulez marcher, vousdevez marcher avec moi. Si vous voulez comprendre, vous devezregarder par mon esprit. Si vous voulez sentir, vous devez regarderpar mon cœur. Et parce que j'aime vraiment, je veux que vousaimiez. Parce que je sens vraiment, je veux que vous sentiez. Parceque je chéris toutes choses, je veux que vous chérissiez touteschoses. Parce que je veux protéger, vous devriez accorder votreprotection. Et c'est là la seule vie digne d'être vécue et le seulBonheur digne d'être possédé. Mme Kirby, qui était présente et qui connaissait K depuis pluslongtemps que quiconque, plus longtemps encore que Mme Besant,

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dit à Lady Emily, après la réunion, quand elles se promenaient dansles bois: « Je Le connais depuis longtemps, c'est Sa voix que j'aitoujours entendue, et cette voix est celle du Moi supérieur ». De retour à Gênes, Mme Kirby écrivit à un ami à propos de cettecauserie : Tout d'abord, K a parlé comme d'habitude bien que je remarquaichez lui (j'étais tout près) une dignité inhabituelle. Son visage étaitétrangement empreint de force et de sévérité. Ses yeux se voilaientparfois à demi, comme s'ils se tournaient vers l'intérieur. Ils avaientun éclat inaccoutumé. Sa voix même semblait plus profonde et plusample. Les mots résonnaient avec de plus en plus de force. Ilrégnait un calme étrange ; personne ne bougeait ni ne faisait debruit, même quand il eut fini.. Vous lirez le discours, moi aussi, maisje sais que je n'y trouverai pas le dixième de ce que j'ai entendu...C'est indescriptible. Que peut-on dire? Le Seigneur était là et IIparlait. Je crois qu'habituellement je contrôle assez bien mesémotions, mais quand il cessa de parler, je m'aperçus que jetremblais de la tête aux pieds... J'ignore ce que pensaient etéprouvaient les autres car je suis partie le lendemain matin sansvoir personne (Elle devait être trop troublée pour se souvenir qu'elleavait parlé avec Lady Emily). Je n'ai vu que Krishnaji qui, audernier moment m'a demandé d'aller le trouver. Il était gentil etaffectueux comme toujours. Je lui ai parlé du changement completdans son apparence la veille au soir, il a répondu: « J'aurais voulu,moi aussi, voir cela »... Krishnaji semblait avoir bien besoin derepos... Quelle vie, pauvre Krishnaji! Il n'y a pas de doute, c'est bienle Sacrifice. L'atmosphère d'excitation qui régnait au Camp montrait àl'évidence que presque toutes les personnes présentes croyaient avoirentendu la voix du Seigneur Maitreya, comme elles s'y étaientattendu depuis l'ouverture de la Convention. Un seul, cependant,avait une explication unique et personnelle de ce phénomène. Onavait remarqué que Wedgwood, qui au feu de camp, était assis àcôté de Mme Besant, s'était penché vers elle pour murmurer quelquechose à son oreille lorsque K eût cessé de parler. Sitôt la réunionachevée, Mme Besant demanda à Rajagopal de ramener Kimmédiatement au château. Dès son retour là-bas, elle se rendit dansla chambre de K pour lui dire que celui qui avait parlé à travers luiau feu de camp était un puissant magicien noir – qu'elle connaissait

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bien – (c'était sans nul doute Wedgwood qui avait « vu » le magiciennoir et murmuré son nom à l'oreille de Mme Besant). K en futabasourdi. Il répondit à Mme Besant que si elle croyait vraimentcela, il ne parlerait plus jamais en public. Cela l'affligeaapparemment encore plus que la révélation de Wedgwood, et ellen'insinua plus jamais que les forces obscures l'avaient influencé.Cependant, à partir de ce moment-là, ce fut une théorie biencommode que Wedgwood et les autres adoptèrent. Chaque fois queK disait quelque chose qu'ils désapprouvaient, ils déclaraient que les« forces obscures » parlaient à travers lui. Le 28 juillet, le soir après cet incident, Lady Emily écrivit qu'ellesavait que le Seigneur avait à nouveau été présent au feu de camp,« mais cette fois avec tendresse et non avec force. C'était infinimenttouchant et triste. K nous parla de sa propre expérience intérieure etnous fit pénétrer jusqu'en son cœur. Il dit : « Prenez mon cœur etmangez-le, prenez mon sang et buvez-le, je n'y vois pas d'objectioncar je suis si riche et vous avez si peu ». Le lendemain, le rassemblement prit fin. _____________

1. ^ En français dans le texte.2. ^ Le rapport annuel de l'Ordre de l'Étoile d'Orient pour 1926 porte à 43.600

le nombre total des membres pour quarante pays. Environ deux tiersseulement étaient parmi eux également membres de la S.T.

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A

KRISHNAMURTILES ANNÉES DE L'ÉVEIL

« L'Instructeur du Monde est là »

cette époque, le conflit de fidélités que vivait Mme Besant, larendait très malheureuse, si bien qu'elle envisagea sérieusement

d'abandonner la présidence de la Société Théosophique afind'écouter la voix de son cœur et suivre K. Elle fit part de sondilemme à Leadbeater qui, dans une lettre du 21 septembre 1926, ladissuada de mettre à exécution son intention en lui faisant remarquerqu'elle n'était pas conforme aux ordres de son Maître. Avant laréception de cette lettre, ne sachant pas encore si oui ou non elledémissionnerait, elle prit soudain la décision de se rendre avec K enAmérique à la fin de l'été au lieu de retourner en Inde comme prévu.Elle n'était pas retournée en Amérique depuis 1909, l'année où K fut« découvert ». On se dépêcha d'organiser pour elle une tournée deconférences aux États-Unis, à 1.000 dollars la conférence. Maisauparavant, elle fit des conférences au Pays de Galles, en Ecosse eten Irlande. Le sujet en était : « L'Instructeur du Monde ». K de soncôté demeura à West Side House durant le mois d'aôut et pas un journe s'écoula qu'il ne vit Lady Emily et Mary. Le 26 août, K, Mme Besant, Rosalind et Rajagopal arrivèrent àNew York de Southampton. Vingt journalistes montèrent à bord,accompagnés de photographes. Tous parurent déçus de trouver Kvêtu d'un costume gris impeccable. L'un des journalistes le décrivitcomme « un beau garçon indien, timide, terriblement peureux,mince, aux cheveux raides de couleur bleu-noir, aux doux yeuxbruns et aux cils recourbés ». On peut imaginer les titres : « L'idolede l'Étoile attend le Seigneur glorieux », « Le Nouvel Évangile selonAnnie Besant », « Le nouveau Messie en costume de flanelle », « Lanouvelle déité arrive en culotte de golf », etc. Ils descendirent à l'hôtel Waldorf-Astoria. Le lendemain, plus dequarante journalistes vinrent interviewer K seul ; en l'absence deMme Besant il était beaucoup moins timide. Le New York Timesécrivit que beaucoup de journalistes « essayèrent de le confondre enlui posant des questions astucieuses, mais il évita tous ces pièges et

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gagna ainsi leur admiration ». Une seule voix dissonante : celle deMaurice Guest, qui écrivit : « Voici ce que je pense de cet Oriental.Je ne lui donnerai pas un emploi dans une compagnie Tchou TchinTcho de troisième zone. Pourtant, peu après, une sociétécinématographique proposa à K 5.000 dollars par semaine pour tenirle rôle principal dans des scènes tirées de la Vie de Bouddha. Cetteoffre remplit K d'aise au sens où il comprit qu'il pourrait gagner savie si le besoin s'en faisait sentir. Quelques jours plus tard, le New York Times fit observer que Ksortait rarement de chez lui. Quand cela lui arrivait on le voyaitgénéralement en compagnie de Rosalind Williams, une femmeblonde qui faisait partie du groupe. Le journaliste se hâta d'ajouterque cela ne signifiait pas vraiment que Krishnamurti s'intéressât ausexe opposé. Quand on lui demandait son opinion sur le mariage etl'amour, K répondait : « Les gens se marient parce qu'ils se sententseuls... Moi, je ne suis jamais seul... J'ai quelque chose que vous nepouvez pas m'enlever ». Plus tard, les journaux parlèrent defiançailles avec Helen Knothe, ce qui ne fut ni confirmé, ni infirmépar les parents d'Helen. K, cependant, démentit la rumeur avecvéhémence : « Tout article sur ces fiançailles est absurde. C'estvraiment trop affreux ». De New York, ils se rendirent à Chicago où ils assistèrent à uneConvention de la S.T. Le Tribune y envoya son journaliste desévénements marquants, Geneviève Forbes Herrick, pour assurer lereportage de leur visite. Malgré elle, elle fut impressionnée. Lesdélégués ont cependant dû être fort déçus de ne voir se manifesterl'Instructeur du Monde à aucune des nombreuses réunions. Après laConvention, Mme Besant se rendit à Minneapolis pour donner lapremière des trente conférences, tandis que K et Rajagopal allaient àWarm Springs en Virginie, pour prendre du repos (Rosalind étaitsans doute retournée chez elle bien qu'elle fût censée les rejoindreplus tard à Ojai). De Warm Springs, K écrivit à Mme Besant unepetite lettre qui prouvait que ni l'épisode du « magicien noir », niquoi que ce soit, n'avaient altéré son amour pour elle. « J'espèrevous voir très bientôt, ma chère mère. Comme je voudrais être avecvous et je me rends compte combien je vous aime vraiment. On nes'aperçoit de la hauteur d'une montagne qu'en s'en étant éloigné unpeu. » Il fallut attendre fin septembre pour la revoir, quand elle eut

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achevé sa tournée à San Francisco, et ce n'est que le 3 octobre qu'ileut la joie de l'amener pour la première fois à Ojai. Presque un ans'était écoulé. Deux jours après son arrivée, il écrivit à Lady Emilydepuis Arya Vihara : M'y voici, sans Nitya. Nous sommes venus ici avec Amma de LosAngeles. En entrant dans la maison, j'ai vu Nitya et l'ai sentipresque physiquement. Quand je suis entré dans la chambre où il aété malade et où il est mort, j'ai bien peur que mon corps n'aitpleuré. Le corps est une chose étrange. Je n'étais pas vraimentaffligé mais mon corps se trouvait dans un état extraordinaire.Après l'Inde, et peut-être même avant, Nitya aimait ce lieu, et ilcontinue de l'aimer. Je peux donc le voir et sentir sa présence. Lavie est bizarre ; il me manque terriblement... Je veux dire sa formeindividuelle. Je m'habitue à son absence physique, ce qui est plutôtdifficile parce que nous avons vécu ici plus qu'ailleurs. Ici, nousavons souffert ensemble et nous avons été heureux ensemble. Bon, jene vais pas vous attrister. Je n'éprouve pas cela en moi... Amma esttrès fatiguée après sa tournée mais elle récupère remarquablementvite. Deux jours de repos ici l'ont remise sur pieds. Elle est vraimentextraordinaire et merveilleuse. Il continua en disant à Lady Emily que durant les quatredernières semaines, il avait senti une grosseur assez dure etdouloureuse au côté droit de la poitrine. Il alla consulter le DocteurStrong à Hollywood qui lui dit que c'était d'origine glandulaire, qu'iln'y avait pas lieu de s'en inquiéter, mais qu'il fallait surveiller lachose. K fit également part de ses projets à Lady Emily : quitterNew York le 20 novembre, avec Mme Besant pour se rendre avecelle en Inde début décembre. La Convention théosophique devait setenir cette année-là à Bénarès et Leadbeater devait y participer. Mais bientôt tous ces projets furent modifiés : 1a grosseur devintplus douloureuse encore et le Docteur Strong, ainsi qu'un médecinorthodoxe de Hollywood, lui défendirent de se rendre en Inde. Pouratténuer son immense déception, Mme Besant décida de rester aveclui à Ojai. Dans une lettre du 22 octobre à Lady Emily, il luidemanda si elle pouvait venir elle aussi à Ojai avec Betty et Mary.« Je n'ai pas encore demandé à Amma si c'était d'accord, mais jesuis sûr qu'il n'y aura aucun problème. Vous comprenez ce que jeveux dire, les journaux et les commérages. Mais, mère chérie,sérieusement, je vous invite (!!) à Ojai. Mary ne serait-elle pas

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contente ? Dans sa dernière lettre, elle me disait combien elleespérerait venir à Ojai. Venez si vous le pouvez. Je prierai pourcela. » Mme Besant n'y vit évidemment aucune objection. Lady Emily,après avoir organisé quelques conférences en Amérique quil'aideraient à payer ses frais, partit joyeusement avec Mary finnovembre. Betty ne voulait pas venir car sa réaction contre K et laThéosophie se dessinait déjà ; en outre, elle venait de s'inscrire auCollège Royal de Musique. Lady Emily et Mary restèrent près decinq mois à Ojai. Jamais, durant toutes les années qu'elle fréquentaK, Lady Emily n'était restée aussi longtemps avec lui. Ce fut aussi lapériode la plus calme car bien que la grosseur à la poitrine aitdiminué, K devait éviter tout surmenage. Lady Emily et Maryhabitaient avec Rosalind une affreuse maison d'invités, récemmentconstruite sur le domaine, tandis que Mme Besant, Rajagopal, et Koccupaient Arya Vihara. C'est là qu'ils prenaient tous leurs repas encommun. Lady Emily écrivit le 18 décembre à son mari : Imagine l'Italie, la Riviera et les plus belles régions de l'Inde,tout cela réuni donne ce lieu-ci... Amma est si gentille et tellementheureuse. Depuis des années, elle n'a pas vécu une vie aussitranquille. Hier, elle m'a aidée à faire son lit, et ce matin elle m'aaidée à mettre la table. Le soir, nous jouons au bridge et elle lit ouécrit. Krishnaji va nettement mieux et il se sent si heureux ici. Ilaime le jardinage. Rajagopal est occupé par les affaires de l'Étoileet je peux l'y aider. Tout compte fait, c'est le paradis ici. Les premières semaines furent, en vérité, paradisiaques. Kécrivait alors des poèmes et, chaque soir, ils allaient contempler lecoucher de soleil, qui l'inspirait tant qu'il rentrait pour écrire unpoème [1]. Mais vers janvier 1927, écrivit-il à Leadbeater, la « vieilleaffaire » : la douleur intense à la base de l'épine dorsale et à lanuque reprit, et ne le quitta pratiquement plus. Mary pouvait à présent l'aider à se détendre quand il « s'enallait » dans l'après-midi. Quand elle s'approcha de lui pour lapremière fois, le 20 février, le corps lui demanda qui elle était et dit :« Bon, si tu es une amie de Krishna et de Nitya, je suppose que tuconviens ». Il redevenait tel un enfant de quatre ans, agitation enmoins. Bien qu'il parlât anglais, il l'appelait toujours Amma. Ilsemblait avoir très peur de K, comme d'un frère aîné sévère et disait

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des choses telles que : « Attention, Krishna va revenir ». K parti, lecorps ne semblait pas souffrir beaucoup, quoiqu'il fût parfoisgrincheux. Quand il revenait, K ne se souvenait absolument de riende ce que l'enfant avait dit. Ces événements de l'après-midi avaientlieu au Sanctuaire, comme on appelait alors Pine Cottage. Débutmars, K fit transporter son lit au Sanctuaire, où il préférait dormir, àl'écart de tous, car la maison était bien plus calme. Le matin, il donnait des leçons de conduite à Mary. Il avaitvendu sa Lincoln pour acheter une Packard et, rapidement, il avaitéchangé sa Packard contre une autre Lincoln bleu pâle. Sa nervositéle rendait très irritable envers Mary, si bien qu'un jour, en guise dereprésailles, elle partit toute seule avec la voiture. Au bout d'uncertain nombre de kilomètres, elle voulut revenir mais, ne sachantpas faire demi-tour, elle fut obligée d'aller à pied. Elle se sentit bienmalheureuse quand elle réalisa toute l'inquiétude qu'elle avait causéeà K. Lady Emily, elle aussi, le trouvait « moins instructeur et plushumain » dans cet environnement paisible ; en conséquence, il luiétait plus difficile de sublimer son amour pour lui. Il lui dit qu'elle« ne devait pas se montrer possessive... Si je vous deviensindispensable, vous ne serez pas libre et cela gâchera tout. Nousnous aimons et cela suffit ». Elle lui demanda ce qu'il entendaitexactement par « possessif ». Il répondit : « C'est pour tout le mondela même chose : chacun croit avoir un droit particulier, une voiespéciale pour venir à moi ». Il y avait également des frictions entre les Lutyens et Rosalind.Les Lutyens étaient habituées aux domestiques. Rosalind avait doncsûrement sujet de se plaindre à K en disant qu'elles ne nettoyaientpas bien la salle de bains. Ce qui contraria Lady Emily fut queRosalind, au lieu de lui en parler directement à elle, soit allée seplaindre à K. Mme Besant n'était certainement pas consciente de cesconflits sous-jacents car elle vaquait tranquillement à ses propresaffaires, écrivant des articles et des lettres, établissant les listes defuturs élèves. Elle s'occupait également d'un nouveau projetpassionnant: comme tout le monde, elle s'était éprise d'Ojai et, peuaprès son arrivée, elle avait réussi à acheter plus de cent quatre-vingts hectares de terrain dans la partie supérieure de la vallée, prèsd'Arya Vihara, où K voulait ouvrir une école. Elle s'efforçait àprésent de recueillir l'argent nécessaire à l'achat d'une autre centaine

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d'hectares dans le bas de la vallée afin d'y créer un centre pourl'Instructeur du Monde et un Camp annuel du type d'Ommen. Onforma une société appelée Fondation de la Vallée Heureuse, et onlança un appel de fonds de 200.000 dollars. Les souscriptionscouvrirent en grande partie cette somme en sorte que le terrain futacheté. Il fallut cependant vingt ans pour réaliser l'École de la ValléeHeureuse. Durant cette période calme passée avec K à Ojai, Mme Besantrévisa sa conception de l'Instructeur du Monde, ne parlant que parintermittence par la bouche de K. Elle en était venue à croire que saconscience était à présent entièrement unie à celle du SeigneurMaitreya. En cela elle fut certainement influencée par K qui exprimasa conviction dans une lettre du 9 février à Leadbeater : Je sais ma destinée et mon travail. Je sais avec certitude et parma propre connaissance, que je m'unis à la conscience del'Instructeur Unique. Il m'emplira complètement. Je sens et je saisaussi que ma coupe est presque pleine et qu'elle débordera bientôt.Jusqu'alors, je dois rester tranquille et m'armer d'une grandepatience... J'aspire à rendre – et rendrai – tout le monde heureux. Avant de quitter Ojai en avril, Mme Besant exprima clairementsa position dans une déclaration faite à l' Associated Press ofAmerica : « L'esprit divin, une fois encore, est descendu sur unhomme : Krishnamurti, celui dont la vie est littéralement parfaite,comme peuvent en témoigner tous ceux qui le connaissent », et elleacheva par ces mots : « L'Instructeur du Monde est là ». _____________

1. ^ Son premier poème, Hymne de l'Initié triomphant, a été publié dans leHerald en janvier 1923. Environ soixante autres poèmes furent publiés, tantdans le Herald que sous forme de livre, jusqu'en 1931 où il cessa d'écrire dela poésie.

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L

KRISHNAMURTILES ANNÉES DE L'ÉVEIL

'La libération'

ady Emily quitta Ojai avec Mary dix jours avant K et MmeBesant, à contre-cœur. Elle rentra en Angleterre avec son mari

venu en Amérique avec la mission d'organiser la nouvelleambassade britannique à Washington. Deux jours après leur départ,K écrivit à Lady Emily : Je vous écris du Sanctuaire, juste après l'événement quotidien...Bon sang! Comme vous me manquez ! Mais bientôt je vous reverrai.La vie est extraordinaire, changeant toujours dans le bon sens. J'aieu très très mal à la tête et Mary nous manque terriblement, à moncorps physique et à moi. Mais c'est inouï comme le corps s'habitue àtout. Le premier jour, celui de votre départ, il était sur le point depleurer, mais à présent il est tout à fait normal... Je me senstellement changé depuis que je suis ici. Comme je vous aime, je veuxque vous assistiez vous aussi à cette gloire. De grands momentsnous attendent et vous devez être à leur mesure. Le 10 mai, K arriva en Angleterre avec Mme Besant, Rosalind etRajagopal. Il passa une semaine à Londres, puis se rendit avecRajagopal à Eerde où une petite communauté vivait désormais enpermanence. Il y avait, entre autres, Mlle Dijkgraaf, Philip vanPallandt et le Docteur Rocke qui avait quitté définitivement Sydney.Le 25, K quitta Eerde pour Paris et il retourna à Londres le 30. Ilraconta à Lady Emily qu'il avait pris la parole à Paris à une réunionde la Section Esotérique, et qu'il n'y était pas « allé de main morte »en disant que les Maîtres étaient « accessoires ». C'était unedéclaration très grave qui dut beaucoup choquer et troubler lesauditeurs, car la croyance en l'existence des Maîtres était toute laraison d'être [1] de la Section Esotérique. Personne ne pouvait sedouter que très bientôt, le Seigneur Maitreya lui-même allait devenir« accessoire » pour K. Le 6 juin, Mme Besant donna au Queen's Hall la première de sesquatre conférences sur le thème : « L'Instructeur du Monde et lanouvelle civilisation ». Une autre réunion préparatoire au Camp était

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prévue cette année-là au château d'Eerde. Le Camp commençait le19 juin et était suivi par celui d'Ommen. Mme Besant se proposaitde s'y rendre mais, en attendant, elle avait l'intention de demeurer àHuizen. Dix jours avant le début du rassemblement, K se rendit à Eerdeavec Rajagopal, Mary et Koos van de Leeuw. Peu de tempsauparavant, il avait été décidé que Mary irait avec eux, mais audernier moment Mme Besant décréta qu'elle ne devait pas voyagersans chaperon. Pour ne pas décevoir Mary, Lady Emily se dévouapour les accompagner de nuit par bateau, bien qu'elle dût être deretour à Londres la nuit suivante. Rajagopal fut très malheureux queRosalind ne vienne pas avec eux. Il en était très amoureux et voulaitl'épouser. Chose étonnante, Rosalind n'alla pas à Eerde cet été-là,pas plus qu'au Camp d'Ommen. Elle demeura en Angleterre, laplupart du temps à Wimbledon où on avait fait l'acquisition deplusieurs maisons à West Side Common afin d'établir un Foyersocio-éducatif pour la Théosophie et l'Etoile. Rosalind avaitprobablement besoin de temps et de recul pour décider si oui ou nonelle épouserait Rajagopal. L'une des vastes granges flanquant l'entrée du château d'Eerdeavait été convertie en petites chambres sur deux étages, de sorte quecette année-là, une soixantaine de personnes purent participer aurassemblement, ce qui, du coup, le rendit moins harmonieux. Parmiles vieux amis se trouvaient Mme de Manziarly et ses trois filles [2],Lady Emily, Mary, Rajagopal, Ruth (qui rentrait juste de Sydney),Mme Roberts, le Docteur Rocke, Isabelle Mallet, Jadu, lesPatwardhan, Philip van Pallandt, Koos van de Leeuw, Noomi Haggeet A.P. Warrington qui, en 1922 avait séjourné à Ojai avec K etNitya. Malgré une mauvaise toux contractée à Paris, K commença sesconférences le 19 juin « empli d'une force tranquille et decertitude », d'après le journal de Lady Emily, et sans la moindretimidité. Mais deux jours plus tard, il se réveilla avec une fièvre etcela dégénéra en bronchite, l'obligeant à s'aliter pendant plus d'unesemaine. Mme de Manziarly et Noomi Hagge se disputèrent,chacune prétendant être mieux qualifiée que l'autre pour le soigner.Mme de Manziarly, qui était très énergique, eut le dernier mot,encore que Noomi Hagge eût le privilège de lui porter à manger.Ensuite, il y eut désaccord entre Mme de Manziarly et le Docteur

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Rocke quant au meilleur traitement. K, de son côté, selon LadyEmily, « s'amusait énormément de cette querelle idiote à son sujet,comme si des chiens se disputaient un os ». Il demanda à LadyEmily de tenir une réunion et de leur dire de ne pas « faire lesimbéciles ». Durant sa maladie, Lady Emily lisait le matin à hautevoix les poèmes de K au groupe tandis qu'il était au lit à lire EdgarWallace. Le groupe d'Eerde apprit le 25 juin que George Arundale (quiavait quitté l'Australie pour l'Angleterre où il tentait de recueillir10.000 livres sterling pour les offrir à Mme Besant et à Leadbeater àl'occasion de leur quatre-vingtième anniversaire) avait tenu uneréunion de l'Etoile à Londres et qu'il s'était déclaré en désaccordavec Mme Besant sur le fait que K s'était uni en conscience avec leSeigneur. Néanmoins, avait-il affirmé, ils devaient présenter unfront uni devant le public. Il retourna en Inde avec Rukmini avantl'ouverture du Camp d'Ommen. Le 28, K se sentit assez bien pour se lever et venir s'asseoir ausalon avec les autres pendant que Lady Emily lisait à haute voixquelques-uns de ses poèmes. Le lendemain, pour essayer sa voix, Klut trois de ses poèmes. Le 30, il put de nouveau prendre la parole.Son thème de cette année était la Libération alors que celui del'année précédente avait été Le Royaume du Bonheur. Chaque jour,Lady Emily prit des notes : Vous devez vous libérer, non à cause de moi mais en dépit demoi... Toute cette vie, et particulièrement ces derniers mois, j'ai luttépour me libérer, me libérer de mes amis, de mes livres, de mesrelations. Vous devez combattre pour la même liberté. Il doit y avoirun bouleversement constant à l'intérieur de vous-même ? Placeztoujours un miroir devant vous et si vous y voyez des chosescontraires à l'idéal que vous vous êtes fixé, modifiez-les... Ne faitespas de moi une autorité. Si je vous deviens nécessaire, que ferez-vous lorsque je ne serai plus là ?... Certains parmi vous croient queje peux vous donner un breuvage qui vous libérera, que je peuxvous donner une formule qui vous libérera ; ce n'est pas ainsi. Jepuis être la porte mais c'est à vous de franchir cette porte pourtrouver la libération qui se trouve au-delà... La vérité survientcomme un voleur, quand on s'y attend le moins. Je voudrais inventerun nouveau langage, mais comme je ne le peux pas, je voudraisdétruire votre propre phraséologie et vos conceptions. Personne ne

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peut vous donner votre liberté, vous devez la trouver en vous ; maiscomme je l'ai trouvée, je voudrais vous montrer la voie... Celui quiest parvenu à la libération est devenu Instructeur, comme moi. Enchacun se trouve le pouvoir de pénétrer dans la flamme et dedevenir cette flamme. Comme je suis là, si vous me gardez en votrecœur, je vous donnerai la force d'y parvenir... La libération n'estpas réservée à la minorité, aux élus, aux êtres choisis. Tout lemonde peut l'obtenir à condition de ne plus créer de Karma. C'estvous-même qui mettez en mouvement la roue de la naissance et dela mort dont les rayons sont angoisse et souffrance. Vous seulpouvez immobiliser cette roue. Alors vous serez libres. La plupartdes gens se cramponnent à l'individualité, au sentiment du moi. C'estcela qui crée le Karma. La libération est vie et cessation de la vie.C'est comme un grand feu, quand vous y entrez vous devenezflamme ; puis vous en jaillissez comme des étincelles, appartenant àcette flamme. Ce qu'il disait, en fait, c'est que les Maîtres et tous les autresgourous n'étaient pas nécessaires ; qu'il y avait une voie directe versla vérité et que chacun devait la trouver par lui-même. Celaprovoqua une grande consternation parmi ceux qui, à Eerde, mêmes'ils n'étaient pas théosophes, voulaient qu'ils leur apprennentexactement ce qu'ils devaient faire ; mais ce fut encore pluscatastrophique pour les membres de la Section Esotérique de la S.T.(dont plusieurs étaient présents) habitués qu'ils étaient à s'entendredire exactement de combien ils avaient progressé le long du Sentierspirituel. A cette époque, K aspirait au renoncement total, à devenirsanyasi en Inde. Il en parla beaucoup à Lady Emily quand il larencontra. C'était probablement la dernière grande tentation àlaquelle il devait faire face. Le 9 février, il écrivit à Raja depuisOjai : « Ma coupe est pleine... Mentalement et affectivement, j'aidéjà revêtu la robe jaune ! Je veux crier du sommet de la montagnepour secouer les gens de la vallée. Je veux tout donner et devenir unvéritable sanyasi. Je le ferai peut-être. Mais le temps n'est pas venupour moi et je l'attends avec une grande impatience ». Durant le rassemblement, l'on parla fréquemment de réorganiserl'Ordre. Comme bien des gens croyaient à présent que l'Instructeurétait là, les buts de l'Ordre paraissaient périmés. Le 28 juin, LadyEmily et Rajagopal fixèrent de nouveaux objectifs : « 1) Réunir tous

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ceux qui croyaient en la présence ici-bas de l'Instructeur du Monde ;2) Travailler pour Lui de toutes les façons possibles à la réalisationde Son idéal humain. L'Ordre n'a pas de dogmes, pas de credo ni desystèmes de croyance. Son inspiration : l'Instructeur ; son but ;réaliser Sa vie universelle ». Le nom de l'Ordre devait changer de l'Ordre de l'Etoile d'Orienten Ordre de l'Etoile, et la revue officielle du Herald ofthe Star enStar Review. Dès lors, chaque pays devait publier sa propre versionde la revue mais il devait y avoir, en plus, un International StarBulletin, publié par la Société de publication de l'Etoile, fondée enHollande en 1926, et qui devait publier, durant de nombreusesannées, tous les écrits de K. Rajagopal allait désormais être connucomme organisateur en chef et non plus comme Secrétaire trésoriergénéral. Les représentants nationaux devenaient des organisateursnationaux. Le 11 juillet au matin, Raja et sa femme arrivèrent à Eerde etpassèrent la nuit au château, puis ils se rendirent à Huizen où setrouvait Mme Besant. Au lieu de faire sa causerie matinale, K luttrois de ses poèmes, après quoi on discuta des nouveaux objectifs del'Ordre. Raja s'opposa au premier qu'il considérait associer tropnettement et trop étroitement Krishnamurti, le disciple, et leSeigneur. Plusieurs personnes prirent alors la parole pour s'élevercontre l'objection de Raja. Koos van de Leeuw alla jusqu'à dire quele premier objectif n'était encore pas assez net. L'après-midi, K emmena Raja faire une promenade et il leconvainquit (du moins le crut-il) qu'il faisait vraiment un avecl'Instructeur. Le lendemain, K écrivit une petite note à Mme Besantet chargea Raja de la lui remettre à Huizen : Je suis de plus en plus certain que je suis l'Instructeur ; monesprit et ma conscience ont changé. Je crois que Raja pourra vousl'expliquer. Mon travail et ma vie sont fixés. J'ai atteint mon but.Vous ne devez jamais douter ou penser que je vous en aimeraimoins. Je vous aime de tout mon cœur... Oh, mère! Un grandnombre de vies trouvent à présent leur accomplissement. Le 15, il se rendit à Huizen avec Koos, voulant passer la journéeavec Mme Besant qui y était certes plus heureuse qu'à Eerde où ellesentait que les gens qui entouraient K, même s'ils ne lui étaient pasvraiment hostiles, n'étaient pas suffisamment respectueux du passé. Le jour même, Lady Emily reçut une lettre de son mari qui lui

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disait avoir appris par Lord Riddele que l'Agence centrale deNouvelles allait publier l'annonce des fiançailles de Mary avec K.M. Lutyens avait réussi à empêcher cela en prétextant qu'il seraitpeu flatteur d'annoncer qu'un « saint homme » se fiançait ;néanmoins, il demanda qu'on fasse rentrer immédiatement Mary àLondres. Lady Emily s'inquiétait bien davantage de l'effet que cettenouvelle produirait sur K s'il venait à l'apprendre, que de la colèrede son mari, même après avoir reçu une lettre de Betty disant queson père avait juré qu'il abandonnerait complètement son travail sicette nouvelle s'avérait exacte, qu'il chasserait sa famille de lamaison et ne reverrait plus jamais ni sa femme si ses enfants. Maryaurait souhaité que ce fût vrai mais elle savait que K aurait été aussihorrifié que son père en entendant parler de ces fiançailles. Ilinsisterait très certainement pour qu'elle retourne à Londres. K nefut donc jamais mis au courant et Lady Emily apaisa son mari en luiassurant que K ne se marierait jamais. « Toute sa vie est vouée à unbut, un seul : enseigner; et bien qu'il ait beaucoup d'amies de tousâges, il n'en aime aucune en particulier ». Mary, qui cette année-làse sentait encore plus proche de K que l'année précédente, restadonc. Elle s'arrangea pour le voir seul tous les jours, ne fût-ce quequelques minutes. Lady Emily eut, elle aussi, des entretiensparticuliers avec lui, comme probablement bien d'autres membres dugroupe. Le 22 juillet, Raja et sa femme revinrent de Huizen pourquarante-huit heures. Le soir, alors que K s'était retiré dans sachambre pour souper, Raja parla à tous ceux présents, de K en tantqu'ego. Pour le comprendre, disait Raja, il faudrait connaître ses viespassées et sa vie future quand il serait devenu un Bouddha ; mainteset maintes vies l'attendaient avant qu'il pût réaliser ce but. Pour LadyEmily, cette causerie fut comme « une douche froide » et la plupartde ceux qui se trouvaient à Eerde ressentirent la même chose. Cette causerie fut très certainement rapportée à K car, lelendemain matin, il parla en présence de Raja : Il existe quelqu'un du nom de J. Krishnamurti qui a toujours euen vue le but qu'il voudrait atteindre. Et, cherchant ce but, il aconnu bien des luttes, des chagrins et des souffrances. Il a explorénombre de voies, pensant qu'elles le mèneraient à ce but. Puis asurgi cette vision du sommet de la montagne : l'union avec le Bien-

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Aimé, la libération, et dès cet instant il a écarté toute affection, toutdésir, tout ce qui est étrange à la réalisation du but. Maintenant, cebut est atteint et il est entré dans la flamme. Ce qui arrivera ensuiteimporte peu: que l'étincelle reste dans la flamme ou qu'elle enjaillisse. Et vous pouvez vivre constamment avec le Bien-Aimé,même avant d'être devenu un avec le Bien-A imé. Lady Emily nota que c'« était là une réponse pour Raja, presqueun reproche – une réponse faite avec beaucoup de dignité, desimplicité et de courtoisie ». Le lendemain soir, alors qu'elle se promenait avec Raja, LadyEmily fut frappée « de stupeur » quand celui-ci lui dit que larencontre d'Eerde de cette année « avait été une tragédie et un échecqui avait failli détruire le plan de la Fraternité (la HiérarchieOcculte) ». Raja, à la différence de Wedgwood, était personnellement trèsdévoué à K mais il appartenait à la vieille école théosophique. Ilavait travaillé toute sa vie pour la Théosophie ésotérique, dontl'essence était le Sentier du Disciple. Si K devait nier l'existence desMaîtres, voire passer outre (il avait déjà déclaré qu'ils étaient« accessoires ») tout le travail de la vie de Raja perdait son sens. Lesanciens dirigeants de la Théosophie devaient ressentir cela de plusen plus : leur autorité s'en trouvait sapée. Que diraient-ils dans leurstournées de conférences autour du monde ? Qu'adviendrait-il de leurautorité s'ils ne pouvaient plus former des élèves à l'état de discipleet distribuer parcimonieusement des initiations comme ultimemarque d'approbation ? La voie directe vers la vérité ne passeraitplus par eux ni par les Maîtres qu'ils servaient. _____________

1. ^ En français dans le texte.2. ^ Mima, l'aînée, avait épousé un Américain, George Porter, en 1925, mais il

mourut tragiquement en février 1927. Elle fit construire une maison quelquesannées plus tard.

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L

KRISHNAMURTILES ANNÉES DE L'ÉVEIL

'Des déclarations révolutionnaires'

e groupe d'Eerde arriva au Camp le 1er août. Les réunionscommencèrent aussitôt bien que la Convention ne dût

officiellement être ouverte que la semaine suivante. Près de 3.000membres participèrent au Camp cette année-là, et certains d'entreeux séjournaient dans des hôtels des environs. George Lansbury, quirésidait au camp, écrivit que les races, les croyances et les sectes yétaient représentées plus que dans tout autre rassemblement dans lepassé. Rom Landau, également présent cette année, parla de celaavec brio dans son ouvrage God is my adventure. Un jeune Bulgare,qui n'avait pas les moyens de prendre le train, marcha six semainespour venir de son pays à Ommen. Les campeurs firent une collectepour lui payer le voyage du retour, mais il préféra se fixer àOmmen. Il fut engagé comme gardien du camp en hiver. Le 2 août, dans une causerie intitulée Qui apporte la vérité? Kdonna pour la première fois sa réponse publique à la question quipréoccupait tant de gens : Croit-il ou ne croit-il pas aux Maîtres etaux autres membres de la hiérarchie occulte ? Lorsque j'étais petit garçon (dit-il) j'avais l'habitude de voir SriKrishna et sa flûte, tel qu'il est décrit par les hindous, car ma mèreétait une adepte de Sri Krishna... En grandissant, j'ai rencontrél'évêque Leadbeater et la Société Théosophique, et j'ai commencé àvoir le Maître K.H., là encore sous la forme qui m'était présentée, laréalité qu'eux préconisaient ; et donc le Maître K.H. fut pour moiune finalité. Plus tard, ayant acquis plus de maturité, j'ai commencéà voir le Seigneur Maitreya. C'était il y a deux ans, et je Le voyaistoujours sous la forme qui m'était présentée... Récemment, j'ai vu leBouddha et ce fut une joie et une gloire pour moi d'être avec Lui.On m'a demandé ce que j'entendais par le « Bien-Aimé ». Je vaisvous en donner une signification et une explication que vousinterpréterez comme vous l'entendrez. Pour moi. Il est tout – Il estSri Krishna, le Maître K.H, le Seigneur Maitreya, le Bouddha – etpourtant II est au-delà de toutes ces formes. Qu'importe le nom que

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vous lui donnez... Ce qui vous préoccupe est de savoir s'il existequelqu'un qui soit l'Instructeur du Monde, qui S'est manifesté parl'intermédiaire du corps d'une personne précise, Krishnamurti. Maisdans le monde, nul ne se soucie de se poser une telle question. Vouscomprendrez donc mon point de vue quand je vous parle de monBien-Aimé. Il est bien dommage que je doive vous en fournir uneexplication mais c'est nécessaire. Je voudrais le faire de manièreaussi vague que possible et j'espère y être arrivé. Mon Bien-Aimé,c'est le ciel infini, la fleur, chaque être humain... Tant que je n'ai pule dire avec certitude, sans le moindre émoi déplacé, sans lamoindre exagération destinée à convaincre les autres: je fais unavec mon Bien-Aimé, je n'en ai jamais parlé. J'ai dit de vaguesgénéralités comme tout le monde le désirait. Je n'ai jamais dit: Jesuis l'Instructeur du Monde, mais à présent que je me sens un avecmon Bien-Aimé, je le dis, non pour vous imposer mon autorité, nonpour vous convaincre de ma grandeur ni de la grandeur del'Instructeur du Monde, ni même de la beauté de la vie, maissimplement pour éveiller le désir, dans votre cœur et dans votreâme, de chercher la Vérité. Si je dis – et je tiens à le dire – que jesuis un avec le Bien-Aimé, c'est que je le ressens et que je le sais.J'ai trouvé ce à quoi j'ai aspiré ; je suis uni à lui de telle sorte quedésormais nous ne serons plus jamais séparés, car mes pensées, mesdésirs, mes vœux – ceux du moi individuel – sont tous détruits... Jesuis comme la fleur qui donne son parfum à l'air matinal. Peuimporte celui qui passe... Jusqu'à présent, vous avez été sousl'autorité des deux protecteurs de l'Ordre (Mme Besant etLeadbeater) et vous attendez que quelqu'un d'autre vous dise laVérité alors que la Vérité est en vous. Dans votre propre cœur, dansvotre expérience personnelle, vous trouverez la Vérité, voilà la seulechose qui compte... Mon but n'est pas de susciter des discussionssur l'autorité, sur les manifestations à travers la personnalité deKrishnamurti, mais de vous offrir les eaux qui vous laveront de voschagrins, de vos tyrannies mesquines, de vos limitations qui vousrendront libres, qui vous permettront finalement de vous fondredans cet océan où n'existe aucune limite, où vous trouverez le Bien-Aimé... Le verre dans lequel vous buvez de l'eau importe-tilvraiment si cette eau parvient à étancher votre soif?... J'ai été uni àmon Bien-Aimé et mon Bien-Aimé et moi nous promèneronsensemble tout autour de la terre... Il est vain de me demander qui

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est le Bien-Aimé. A quoi bon l'expliquer? Car vous ne comprendrezpas le Bien-Aimé tant que vous ne L'aurez pas vu en chaque animal,en chaque brin d'herbe, en chaque être qui souffre, en chaqueindividu. Mme Besant, accompagnée de Raja et de Wedgwood, arriva lelendemain 3 août et demeura au château. Lady de la Warr arriva enmême temps et resta au camp. Mme Besant aurait voulu arriver plustôt mais K l'en avait dissuadée sous prétexte qu'il se sentait intimidéde parler en sa présence. En fait, il craignait de la froisser avec cequ'il avait l'intention de dire à la réunion du 2 août. Le Camp fut ouvert officiellement le 7 et clos le 12. La principaleconférence de Mme Besant au Camp avait pour titre « L'Instructeurdu Monde est ici », néanmoins elle trouva alors difficile de concilierce que disait réellement K, et l'idée toute faite qu'elle avait de ce quedirait le Seigneur Maitreya quand il viendrait. Durant toutes cesannées de préparation à l'avènement, elle avait prié ses lecteurs etses auditeurs de garder l'esprit en éveil et elle les avait avertis quece qu'il dirait lors de sa venue ne pourrait être accepté parce que ceserait trop nouveau. Elle courait à son tour le danger de tomberprécisément dans le piège dont elle avait voulu prémunir les autres.La déclaration de K était si totalement révolutionnaire qu'elleébranlait son monde jusqu'en ses fondations. Elle retourna le 14 à Huizen. Après son départ, un camp de deuxjours fut organisé pour ceux des membres qui avaient travaillévolontairement à la cuisine et dans les bureaux et qui n'avaient puparticiper aux rencontres de la Convention. La causerie de K, le 15août à ce camp de service, comme on l'appelait, bouleversa nombrede gens. Il n'en existe aucune trace écrite. Elle fut sans doutesupprimée par égard pour Mme Besant. Le journal de Lady Emilyrelate simplement : « Krishnaji a parlé au camp de service. Tout àfait excellent mais dérangeant pour beaucoup. La plus belle phraseen fut : « Vous ne pouvez véritablement aider tant que vous n'êtespas vous-même libéré du besoin d'être aidé. » Néanmoins on peutavoir une idée des choses troublantes qu'il a dites en lisant ce qu'aécrit Peter Freedman, M.P., Secrétaire général de la S.T. pour lePays de Galles : « Il (K) nous a dit qu'il n'avait jamais pu lire enentier un livre de Théosophie de sa vie, qu'il ne comprend rien ànotre « jargon » théosophique, et que, bien qu'il ait suivi un grandnombre de conférences sur la Théosophie, aucune d'elles n'avait pu

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le convaince qu'elles détenaient la Vérité ». Lady de la Warr était évidemment de ceux que sa conférenceavait troublés car, le 22 août, K écrivit à Mme Besant, deMontesano en Suisse où il était allé se reposer avec Rajagopal etJadu, et où se trouvait également Lady de la Warr qui étaitsouffrante : Je suis si heureux de recevoir votre lettre, mon Amma. J'ignoraisavoir provoqué une tempête par mon allocution au feu de camp deservice. Je ne me souviens pas de ce que j'ai dit mais quand j'auraile texte je verrai. Je regrette bien que Lady D. et d'autres en soienttroublés. Elle ne m'en a pas dit mot. J'ai peur que tous refusent depenser par eux-mêmes : c'est tellement plus facile de se reposerconfortablement sur la pensée des autres. La vie est bizarre et elle va être difficile. Tout est dans le travailquotidien. Je suis de plus en plus sûr de ma vision de la Vérité. Lesmontagnes et l'air pur d'ici sont merveilleux et le Bien-Aimém'accompagne. Alors... ! Mère, nous devons rester tous les deux ensemble, peu importe lereste. Je parlerai à Lady de la Warr et tenterai de lui expliquer cequ'elle a pu mal comprendre. Et quatre jours plus tard, il écrivait de nouveau : J'ai eu un long entretien avec Lady de la Warr. Elle m'a dit de nepas être troublée ou ennuyée le moins du monde mais qu'elle n'estpas d'accord avec tout ce que j'ai dit. C'est tout à fait différent.Amma, elle m'a dit qu'elle ne se disputerait jamais avec moi! [1] Jevous en prie, n'y pensez pas et ne vous faites pas de souci à ce sujet.J'ignore si cette malheureuse causerie a été transcrite... Peuimporte... Dans ces collines et ces forêts, je me sens plus près que jamaisde mon Bien-Aimé.Je suis si heureux de retourner en Inde avec vous. Mais Mme Besant n'était pas apaisée. Plus tard, elle parla àLondres à Lady Emily de sa profonde inquiétude de voir ladissension croissante entre la Section Ésotérique de la S.T. etl'Étoile, soutenant que K avait rassemblé à Eerde autour de lui desjeunes qui ne connaissaient rien du passé ou reniaient lesthéosophes, et que « sa causerie du camp de service avaitterriblement troublé certains ». A Adyar, disait-elle, les mots avaient

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été : « Je ne viens pas pour détruire », mais elle craignait que l'espritactuel soit de nature très destructrice. Lady Emily lui demanda sielle voulait réduire ses disciples aux seuls théosophes. Elle réponditque là n'était pas son intention mais que les autres ne lui seraientd'aucune utilité. K se rendit de Montesano à Paris le 21 septembre. Il avait promisau sculpteur Antoine Bourdelle – qu'il avait connu grâce à Mme deManziarly – de poser pour lui. Les séances commencèrent lelendemain. Bourdelle aurait voulu qu'il restât tout un mois pour luipermettre de faire une statue en pied, mais c'était impossible. Kposa huit jours durant : deux heures le matin et deux heures l'après-midi. « Bourdelle est un sculpteur de première classe », dit-il à MmeBesant le 23 septembre, « c'est vraiment un maître dans saprofession. Il ressemble à Rodin, mais en mieux, je pense ».Bourdelle, qui avait alors soixante-dix ans, fut immédiatementconquis par K. « En entendant parler Krishnamurti, on est étonné :tant de sagesse chez un être si jeune... Krishnamurti est un grandsage et si j'avais quinze ans, je le suivrais ». Ce sont-là ses propresparoles. Son buste de K, aujourd'hui au Musée Bourdelle à Paris, luiparaissait être l'une de ses plus belles œuvres. K revint à Londres le 30 septembre. Il habita chez Lady Emily etalla dîner avec elle le 1er octobre à Buckingham Street pour fêter lequatre-vingtième anniversaire de Mme Besant. Le plus grandprésent qu'elle reçut à cette occasion, fut une somme de vingt-cinqmille livres sterling que lui avait léguées Mme Percy Douglas-Hamilton, récemment décédée. Son testament spécifiait aussi un donde dix mille livres pour l'Ordre de l'Étoile. K devait se rendre en Inde avec Mme Besant à la mi-octobre. Enattendant, il retourna à Eerde et elle resta à Londres. Il n'assista pasau mariage civil de Rosalind et de Rajagopal qui eut lieu le 3octobre dans une mairie londonienne et où Jadu fut témoin. Ellen'assista pas non plus à la cérémonie religieuse célébrée le 11 àl'église catholique libérale St Mary dans Caledonian Road. Mme Besant mena Rosalind à l'autel tandis que David GrahamPôle, l'avocat qui avait assisté Mme Besant dans son appel à laHaute Cour de Madras en 1913, était témoin d'honneur. Ce fut sansdoute l'évêque Pigott, de l'Église Catholique Libérale d'Angleterre,qui officia. K ne se souvient pas de ce qu'il avait alors pensé de cemariage. Ses sentiments sur le mariage en général avaient cependant

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beaucoup changé depuis 1922 et il ne le considérait plus comme unepure calamité. Après avoir fait le tour de l'Europe avec Philip van Pallandt,Rosalind et Rajagopal se rendirent à Arya Vihara à Ojai où ilss'établiront. Entre-temps, K avait rejoint Mme Besant à Marseille.Raja, Jadu et le Docteur Rocke faisaient aussi partie du groupe quirentrait en Inde à bord du China. Tandis que le navire se trouvait enMer Rouge, le Docteur Rocke fit une chute dans un escalier descabines, et mourut immédiatement d'une hémorragie cérébrale. Elleétait l'une des plus anciennes amies de K qui fut profondémentaffecté et attristé par sa disparition. _____________

1. ^ Lady de la Warr ne se disputa jamais avec lui mais ne recouvra jamaispleinement la santé et mourut en 1930.

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E

KRISHNAMURTILES ANNÉES DE L'ÉVEIL'La rivière dans l'océan'

n débarquant à Bombay le 27 octobre, une foule de journalistesles attendaient. Mme Besant leur fit une déclaration concernant

K : J'atteste qu'il a été reconnu digne du but pour lequel il a étéchoisi, digne de mêler sa conscience à celle d'un fragment, d'unamsa, de la conscience omniprésente de l'Instructeur du Monde...Lorsqu'il est venu en Palestine il y a deux mille ans, Il a choisi lecorps dont II se servirait parmi une race soumise... Et quand Il estvenu à nous... Il a fait son choix parmi les méprisés et les réprouvésdu monde... Et maintenant, pour nous, Indiens mes frères, cettegrande joie est arrivée... Il y a à peine quelques mois, son long etcontinuel développement a atteint son accomplissement par l'unionavec le « Bien-Aimé »... Et maintenant qu'il est revenu parmi vous, àson propre peuple, à sa propre race, mais en les transcendant l'unet l'autre, car il appartient au monde entier, vous avez la joie devoir que votre race a donné un corps pour transmettre le grandMessage d'aide. On peut imaginer l'effet de cette déclaration sur des Indiens dontla tendance naturelle est de se prosterner en adoration sans lemoindre embarras. Cependant, cette déclaration publique incitaGeorge Arundale à écrire un article illustrant les difficultésauxquelles K eut à faire face cet hiver-là à Adyar. « NotrePrésidente a déclaré que le Seigneur (Maitreya) est ici... Or, il m'estimpossible d'accepter cette déclaration... étant donné laconnaissance que j'ai du Seigneur dans Son corps glorieux. » MmeBesant, continuait-il, a reconnu qu'un fragment seulement de laconscience du Seigneur était en Krishnamurti ; lui, Arundale, doutaitmême que ce fragment fût sans cesse en Krishnamurti. Mais elle adit : « Le Seigneur est ici », et elle doit avoir raison car elle atoujours raison. Qu'allaient faire les théosophes devant une telle ambiguïté ?Leadbeater fut plus astucieux. En hommage à Mme Besant, à

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l'occasion de son quatre-vingtième anniversaire, il avait écrit : « Unautre aspect merveilleux de son œuvre a été de former le véhicule del'Instructeur du Monde et de prendre soin de lui... Elle récolte àprésent le fruit de sa sollicitude et observe avec joie l'éclosion dubourgeon dont elle s'est occupée, de la fleur dont le parfumembaumera le monde. » Leadbeater avait trouvé une position qui luipermettrait de se rétracter quand il le voudrait : le parfum risquait dene pas embaumer le monde ni le bourgeon s'ouvrir pleinement avantde nombreuses années. Cependant, Leadbeater était pour le moment en accord avec K. Ilarriva à Adyar le 4 décembre pour la Convention théosophique.Quatre jours plus tard, K écrivit à Lady Emily : J'ai eu un long entretien d'une heure et demie avec lui. Il estd'accord avec moi à un degré étonnant. Il m'a demandé mon opinionet je lui ai dit qu'il n'y avait pas de Krishna : la rivière et l'océan. Ila dit oui, c'est comme dans les écritures anciennes : tout s'avèreexact. Il s'est montré très gentil et d'un respect extraordinaire... Jen'ai pas eu beaucoup de temps pour songer au renoncement et aushanga (la vie en communauté religieuse). Cela demeure au fond demon esprit, mijotant et se renforçant de plus en plus. Je veuxavancer doucement dans ces choses. Elles sont importantes et ilserait inopportun de se hâter. Pendant la Convention, Mme Besant ne manqua pas une occasionde proclamer sa foi totale en K. Elle dit, lors d'une réunion : « Enaoût de cette année 1927, toute la conscience de l'Instructeur duMonde qui puisse se manifester à l'intérieur d'un corps physiquehumain est descendue en lui pour l'habiter... Moi qui l'ai connu toutpetit... je suis à présent son fervent disciple. » Après la Convention, K fit une visite à Calicut sur la côte ouest,puis revint à Adyar pour le Jour saint de l'Étoile, le 11 janvier,anniversaire de sa première Initiation dix-sept ans auparavant : « Il yeut une réunion et Amma, C.W.L. et moi y avons pris la parole a-t-ildit à Lady Emily le lendemain. Ils ont clairement laissé entendre quej'étais l'Instructeur. Tout le monde cherchait à savoir si j'étais leChrist, celui qui apporte la Vérité. C'est la question qu'on me posepartout où je vais... Ciel, que cela va être difficile ! » Il ajouta, danscette même lettre du 12 janvier 1928, qu'il avait eu terriblement malà la tête et « j'ai dû m'évanouir plusieurs fois ». Il était évidemmentsi désappointé que Leadbeater ne pût fournir aucune explication à la

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persistance de cette douleur, sauf qu'« elle devait faire partie del'œuvre ». « George est dans tous ses états à cause de moi, ajouta-t-il, il pense que j'ai tort, etc.. Je les vois à peine, lui et sa femme.Cela ne m'inquiète pas le moins du monde. J'ai bien peur que ce soitun grief personnel, sans réflexion profonde derrière... je veux dire,de sa part. Bon, Amma et C.W.L. me « font de la publicité » et il sesent exclu. Je le regrette. » Un Camp de l'Étoile suivit – le premier en Inde, à GuindySchool, juste à la limite du domaine d'Adyar. K y fit deux causeriespar jour et il y eut une rencontre de questions et de réponses quidura deux heures et demie. Cela a été entièrement de ma faute (écrivit-il le 17 janvier à LadyEmily) car je désirais qu'il soit répondu à ces questionsparticulières, une fois qu'elles étaient posées... quand ils abordèrentl'Unité Individuelle, le Bien-Aimé et la créativité. Je ne sais pas ceque l'auditoire en a pensé ! Je ne pouvais pas laisser cela à mi-chemin. Le Camp a été une belle réussite « dans l'ensemble ». Il yavait environ mille personnes pleines de ferveur, mais j'ai dû luttercar elles faisaient un mur de tout. Cela a été fort épuisant, maisc'est ainsi. Tout est très difficile, mais je vais combattre. Riend'autre ne compte que les sauver d'eux-mêmes. C'est une vieétrange... Je me sens complètement épuisé et affaibli, mais je mesentirai en forme bientôt. Après le camp, il voyagea à travers l'Inde où il parla chaque foisdevant une foule de trois mille personnes environ. Maintenant queRajagopal était marié, Jadu était devenu son compagnon intime,l'accompagnant partout. Jadu avait beaucoup du charme de Nitya etlui ressemblait sur bien des points. Une affinité naturelle existaitdonc entre lui et K, K s'attacha beaucoup à lui. Quand K et Jadu s'embarquèrent à Bombay pour l'Europe, le 29février 1928, K était complètement exténué car il avait encore euune bronchite et avait donné deux conférences à Bombay. Leurnavire voguait lentement vers Gênes et, pour la première fois, devantleurs demandes réitérées, K parla aux passagers et dialogua aveceux. De Gênes, ils se rendirent à Paris puis à Ommen puis à Londresoù K fit sa première causerie publique le 31 mars au FriendsMeeting House. Celle-ci suscita un tel intérêt que des centaines depersonnes s'en virent refuser l'entrée. Quatre jours plus tard, Jadu et

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lui faisaient route vers New York. K comptait prendre un reposcomplet à Ojai, avant le premier Camp de l'Étoile qui devait se teniren mai sur le terrain de la Fondation de la Vallée Heureuse acquisl'année précédente par Mme Besant. K fut très heureux de revoirRajagopal et Rosalind à Ojai et, comme il l'écrivit à Mme Besant, ilfut ravi de voir combien les arbres, qu'elle l'avait aidé à planter àArya Vihara, avaient grandi. A la place de la Lincoln, il avait àprésent une Ford Chief qui lui paraissait la valoir. Mais, avant le Camp, il donna sa première conférence enAmérique le soir du 15 mai au Hollywood Bowl, devant un auditoirede seize mille personnes qui, selon le Los Angeles Times, écoutèrent« visiblement avec une intense attention » sa causerie sur « Lebonheur par la libération ». Pendant ce temps, à Adyar, Mme Besant parrainait une nouvellefigure divine : la Mère du Monde – c'est ainsi qu'elle préféraitnommer la Vierge Marie, tout comme elle préférait appeler leChrist, l'Instructeur du Monde, ces noms ayant pour elle unemoindre résonance confessionnelle. Rukmini Arundale était levéhicule humain choisi par la Mère du Monde. Ce mouvement étaitplus précisément une renaissance de l'une des nombreusesmerveilles « transmises » à Huizen en 1925 : l'Ordre Spécial desFemmes que le Seigneur Maitreya devait fonder à son avènement, àl'intérieur duquel Lady Emily et le Docteur Rocke avaient étéconsacrées abbesses. L'histoire fut rapportée dans le Times of Indiasous le titre : « La nouvelle lubie de Mme Besant », puis reprise parles journaux américains, et K se retrouva inévitablement dans lecircuit. Il écrivit le 4 mai à Leadbeater : J'ai appris que Amma a proclamé Mme Arundale représentantede la Mère du Monde, etc.. J'ai appris également que je suis mêlé àtout cela. C'est l'œuvre de George et de ses messages, le résultat deson cerveau fertile. Ses manœuvres ne se comptent plus. Je ne veuxêtre mêlé à rien de tout cela. Je ne veux rien savoir de cescomplications. Si seulement Amma ne m'avait pas mêlé à cetteaffaire comme elle l'a fait pour celle des soi-disant apôtres. Jepense que vous êtes au courant de tout, de la Mère du Monde, etc..et je suppose que vous ne m'en voudrez pas de ma franchise. La vie est étrange. Elle est pleine de complications et comme jesuis libre de tout ça, je ne veux pas m'y laisser entraîner denouveau.

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Je sais parfaitement bien ce que je veux faire ici, cette fois-ci,dans le monde, et je vais le faire. Très peu de gens comprennent,c'est pourquoi cela va être difficile. A présent, même certains dessoi-disant « Apôtres » sont cause d'ennuis et de dérision. Je ne m'enplains pas, au contraire, c'est plutôt amusant. Seulement, je veuxvous parler de ces choses pour que vous connaissiez ma position.J'espère que vous n'y voyez pas d'inconvénient. Je suis de plus en plus certain de mon union avec mon Bien-Aimé, avec l'Instructeur, avec la vie éternelle. En tant que Krishna,je n'existe plus, telle est la vérité. George et Wedgwood ontcommencé à nier tout cela, heureusement qu'il y a de vastes espaceset des champs ouverts à la compréhension. Je ne vais convertirpersonne à ma façon de penser mais j'affirmerai le fait, quand il lefaudra. Tout cela est plutôt bizarre. J'ai eu et j'ai encore très mal à la tête, mais qu'y faire ? Je nem'en inquiète pas du tout, mais cela est plutôt fatigant. Je prendssoin de ne pas me surmener. Je veillerai à ce que vous soyez informé de tout ce que je fais etdis. Toute publication vous sera désormais adressée. Je suis désoléque cela n'ait pas été fait jusqu'à présent. K dit à Lady Emily, le 9 mai, que la presse lui avait demandé cequ'il pensait de la Mère du Monde et qu'il avait simplement réponduqu'il n'était pas au courant et donc ne pouvait faire aucuncommentaire. « C'est tellement absurde, écrivit-il, mais les chosesidiotes ont heureusement une fin opportune. Apôtres vides !!! » [1] Dans cette lettre il mentionnait que Raja et Helen viendraient àOjai pour le premier Camp de l'Étoile. Il dit combien il était heureuxde revoir Raja, mais il ne fit aucun commentaire à propos d'Helen.C'est la première fois qu'il faisait mention à elle dans une lettredepuis le début de 1925, moment où elle se rendit pour la premièrefois à Sydney. Il ne parlera plus d'elle dans aucune de ses lettres àLady Emily. Helen et lui s'éloignaient à l'évidence l'un de l'autre.Au début des années trente, elle épousera l'auteur américain ScottNearing, et dès lors vivra une vie pleine et très heureuse. Le Camp d'Ojai fut une grande réussite bien qu'il n'y eût qu'unmillier de participants environ. L'organisation était excellente et lanourriture bien meilleure qu à Ommen ; on eut recours au systèmede la cafetería, alors qu'à Ommen des aides venaient parmi les tables

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et servaient la nourriture dans de grands seaux métalliques. Lescauseries publiques du matin se tinrent dans une chênaie faite dechênes verts du sud de la Californie et comme le temps était trèsbeau, toutes les réunions eurent lieu en plein air. La chênaie allaitdevenir un lieu saint. Le 30 mai, deux jours après la clôture du Camp, K, Jadu etRajagopal en route pour l'Europe, allèrent à New York tandis queRosalind restait à Ojai. Ils arrivèrent le 14 juin, à temps pourrencontrer Mme Besant qui arrivait d'Inde. Quatre jours plus tard, ilsallèrent avec elle à Paris où K donna le 23 une conférence dans laplus grande salle de concert, la Salle Pleyel. Le 27, il fit uneémission en français de quinze minutes enregistrée au studio de laTour Eiffel, pour un nombre d'auditeurs estimé à deux millions. Sonsujet : « La recherche du bonheur ». Le dernier jour de juin, avant le Camp d'Ommen, commença leplus grand rassemblement qu'on ait jamais vu au château d'Eerde etqui dura un mois. L'autre grange avait été partiellement aménagée,de sorte qu'on put loger des visiteurs extérieurs de passage pourquelques jours. Sir Roderick Jones, le directeur de l'Agence Reuter,y passa quarante-huit heures en compagnie de sa femme, EnidBagnold. Leopold Stokowski et sa femme, qui avaient rencontré K àAdyar durant l'hiver, arrivèrent le 11 juillet pour une semaine. [2]

Parmi les anciens amis de K, on comptait Mme de Manziarly et sestrois filles, Lady Emily, Mary, Jadu, Rajagopal, Noomi Hagge, etruth qui s'était mariée au début du mois de juillet avec JohnTettemer, évêque de l'Église Catholique Libérale, qu'elle avaitrencontré à Sydney. Cette union s'avéra très heureuse. A l'automne,les Tettemer allèrent vivre en Californie, et Ruth n'en repartira plusjamais. C'est toujours une amie intime de K. La première semaine du rassemblement, K garda à nouveau le lit.Ce fut encore à cause d'une bronchite, ce mal devenait quasichronique. Le 3 juillet, il écrivit à Mme Besant à Londres : J'ai tellement pensé à vous. Vous savez, Amma, les gens necomprennent rien à rien. J'aimerais qu'ils soient plus aimants.Combien certains sont coléreux, en particulier ceux qui devraientavoir une meilleure connaissance. Mais ce monde est étrange. Lesgens se dressent avec violence et de façon absurde contre ce que jedis, et je le regrette. Je ne m'en plains pas, loin de là, mais vous

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devriez le savoir, mère. C'est plutôt amusant.J'apprends que vous serez libre le 15 de ce mois et ce seraitvraiment bien si vous pouviez venir alors. J'espère que vous pourrezvenir, Amma. On a construit une cabane spécialement pour vous ;vous pourrez l'occuper, si vous le désirez, toute la durée ducamp. [3] Une chambre fraîchement tapissée vous attend également.Oh, Amma, je vous aime de tout mon cœur et aussi longtemps quenous resterons ensemble, rien n'aura d'importance. J'en suis plusconvaincu que jamais et je ne m'arrêterai pas. Peu après, la merveilleuse santé de Mme Besant s'altéra pour lapremière fois et elle se vit obligée d'annuler les engagements publicsqui lui restaient, elle dut garder le lit dans la maison de Mlle Brightà Wimbledon. Certains théosophes dirent qu'elle s'était effondrée àla suite d'un choc qu'elle avait eu en entendant K dire à Eerde, avecplus de véhémence que jamais, que la voie de la vérité, du bonheur,de la libération, ou quelque autre nom qu'on voudra bien lui donner,ne se trouvait dans aucune forme extérieure, ou « refugeconfortable », mais seulement en soi-même. Il avait même parléd'une dissolution éventuelle de l'Ordre de l'Étoile. Il avait dit: « Jene veux pas de disciples... J'exècre jusqu'à l'idée que quelqu'un sedise mon disciple... Soyez plutôt les disciples de la compréhension,fruit d'une pensée mûrie et d'un grand amour ; soyez les disciples devotre propre compréhension. » L'année précédente, à Adyar, MmeBesant avait dit être « son fervent disciple », et maintenant il disaitexécrer la notion de disciple. K, pour sa part, à qui Mlle bright envoyait quotidiennement desbulletins de santé, jugea la maladie de Mme Besant à sa justemesure : un très gros rhume accompagné de fièvre, et ne perdit pasl'espoir qu'elle viendrait au Camp. Or, le 28 juillet il apprit qu'elleallait retourner en Inde le 9 août sans passer par la Hollande. Le 30,il alla la voir en Angleterre bien qu'il ne pût y rester qu'une nuit enraison de l'ouverture du Camp. A son retour, il lui adressa une lettredes plus affectueuses où il disait combien leur rencontre avaitcompté pour lui, et combien elle allait lui manquer au Camp. Ilrevint au château juste à temps pour assister au mariage de Philipvan Pallandt avec une jeune femme hollandaise avec laquelle il étaitfiancé depuis quelque temps. Après la mariage civil à Ommen, unecérémonie religieuse à l'Église Catholique Libérale fut célébrée dansle salon du château par le mari de Ruth, l'évêque Tettemer. C'est le

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premier mariage auquel K ait jamais assisté. Pour lui, c'était « engrande partie de la fantaisie ». Bien que Mme Besant lui manquât, K dut se sentir soulagé deson absence ; il pouvait ainsi dire ce qu'il voulait sans crainte de lablesser. Dans un discours aux Organisateurs nationaux avantl'ouverture du Camp, il dit : « La vérité que je vous présente est bientrop belle pour être rejetée et bien trop vaste pour être acceptée sansréflexion. » Il leur dit qu'il dissoudrait immédiatement l'Ordre sicelui-ci se « proclamait être un réceptacle de la Vérité, et de l'uniqueVérité ». A une causerie qu'il fit au cours du rassemblement d'Eerde, ilexpliqua ce qu'il entendait par « Instructeur du Monde ». Je maintiens l'existence d'une Vie éternelle qui est à la foisSource et But, commencement et fin, quoique étant sanscommencement ni fin. L'accomplissement est dans cette seule Vie. Etquiconque accomplit cette Vie, possède la clé de la Vérité sansrestriction. Cette Vie est pour tous. En cette Vie sont entrés leBouddha et le Christ. De mon point de vue, j'ai atteint mon but, jesuis entré dans cette Vie. Cette Vie n'a pas de forme, comme laVérité n'a pas de forme, pas de limitation. Et chacun doit retournerà cette Vie. A une réunion du Camp, il dit : « Le temps est venu pour vous dene plus vous soumettre à quoi que ce soit... J'espère que vousn'écouterez personne, que vous n'écouterez que votre intuition, votrecompréhension et que vous rejetterez ouvertement tous ceux qui sevoudraient être vos interprètes. » Ces interprètes étaientnaturellement les dirigeants de la S.T. il avertissait ses auditeurs qu'ilallaient se sentir ébranlés au plus profond d'eux-mêmes. Durant les réunions, on lui posait maintes questions, comme :« Est-il vrai que vous ne voulez pas avoir de disciples ? », « Quepensez-vous des rites et des cérémonies ? », « Pourquoi nous dites-vous qu'il n'y a pas d'étapes sur le Sentier ? », « Comme vous nousdites qu'il n'y a pas de Dieu, ni code moral, ni bien, ni mal,comment votre enseignement diffère-t-il du matérialisme ordinaire ? », « Êtes-vous le Christ de retour ? » Quelques extraits desréponses de K montreront combien ceux qui lui posaient cesquestions l'avaient mal compris : Je répète que je n'ai pas de disciples. Chacun d'entre vous est undisciple de la Vérité, s'il comprend la Vérité et s'abstient de suivre

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des individus... La seule manière d'atteindre la Vérité est de devenirdisciple de la Vérité elle-même, sans passer par un médiateur... LaVérité ne donne pas l'espoir, mais la compréhension... Il n'y aaucune compréhension dans l'adoration de personnalités... Jecontinue de soutenir que toutes les cérémonies sont absolumentinutiles à la croissance spirituelle... Si vous voulez chercher laVérité, vous devez sortir de vous-même, loin des limitations del'esprit et du cœur humains, et la découvrir là, sentir que la Véritéest à l'intérieur de vous. N'est-il pas beaucoup plus simple de fairede la Vie elle-même le but – que la Vie même soit le guide, leMaître et le dieu – que d'avoir des médiateurs, des gourous, quiinévitablement vulgariseront la Vérité et forcément la trahiront ?...Je dis que la libération peut être atteinte à n'importe quelle étape del'évolution par celui qui comprend, et qu'adorer les étapes commevous le faites n'est pas essentiel... Désormais, ne me citez pascomme autorité. Je refuse de vous servir de béquille. Je ne melaisserai pas enfermer dans une cage pour être adoré. Quand vousrapportez l'air frais de la montagne et que vous l'enfermez dans unepetite chambre, cet air perd sa fraîcheur, il y a stagnation... Comme je me suis libéré, comme j'ai trouvé cette Vérité, qui estinfinie, sans commencement ni fin, je ne me laisserai pasconditionner par vous... Je n'ai jamais dit que Dieu n'existait pas,j'ai dit que le seul Dieu qui soit est celui manifesté en vous. Mais jene vais pas utiliser le mot Dieu... Je préfère nommer cela la Vie... Iln'y a, bien sûr, ni bien ni mal... Le bien est ce dont vous n'avez paspeur, le mal ce dont vous avez peur. Si donc vous détruisez la peur,vous vous réalisez spirituellement... Quand vous êtes amoureux de lavie et que vous placiez cet amour avant toute chose, que vous jugiezpar cet amour et non par votre peur, alors cette stagnation que vousappelez moralité disparaît... Je ne me préoccupe pas des sociétés,des religions, des dogmes, je me soucie de la vie parce que je suis laVie... Ami, peu importe qui je suis, vous ne le saurez jamais... Si jedis que je suis le Christ, vous créerez une nouvelle autorité. Si je disque je ne le suis pas, vous en créerez également une. Croyez-vousque la Vérité ait quelque chose à voir avec ce que vous pensez queje suis ? Vous ne vous souciez pas de la Vérité mais du réceptaclede cette Vérité. Vous ne voulez pas boire l'eau mais découvrir qui afabriqué la coupe qui la contient... Buvez l'eau si celle-ci est pure :je vous dis posséder cette eau pure. J'ai ce baume qui purifie, qui

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guérit merveilleusement. Et vous me demandez : « Qui êtes-vous ?Je suis toutes choses, parce que je suis la Vie. La Convention fut close sur ces paroles de K : « Des milliers degens sont venus à ces Camps. Que ne pourraient-ils réaliser dans lemonde s'ils avaient compris ! Ils changeraient la face de la terre dèsdemain. A l'envoyé de l'Agence Reuter, il dit que ni le Bouddha nile Christ n'avaient proclamé leur divinité ou souhaité fonder unereligion. Ce furent leurs disciples qui le firent après leur mort. Lady Emily collabora à un article sur le Camp d'Ommen pour leInternational Star Bulletin de septembre 1928, qui se fit l'écho de laperplexité de beaucoup de ceux qui étaient présents cette année-là,et qui en fait exprimait aussi son propre désarroi intérieur : Comme il est étrange que nous ayions attendu dix-sept ansl'Instructeur du Monde et que maintenant qu'il parle de ce qui estau-delà des apparences, nous soyons blessés, voire irrités. Il nouspousse à faire nous-mêmes le travail, mentalement et affectivement ;c'est la dernière chose que nous attendions de Lui. Certains rentrentchez eux, nus et seuls, ébranlés au plus profond d'eux-mêmes,réalisant la nécessité de se réorienter dans un monde où toutes lesvaleurs ont changé... Si le mot tragédie peut être associé à celui quiest parvenu à l'ultime libération et au bonheur éternel, l'aspecttragique de ce Camp a été la voie par laquelle le passé mort s'estdressé à tout instant pour faire face aux idées nouvelles. _____________

1. ^ Le mouvement de la Mère du Monde fut de courte durée. En 1936,Rukmini Arundale fonda une Académie des Arts à Madras. Elle avait faitaussi beaucoup pour la protection des animaux en Inde. Elle se présenta à laPrésidence de la S.T. en 1973, après la mort de son frère Sri Ram, qui avaitété Président de longues années. Elle fut battue de cinquante voix seulementpar un Anglais, John Coats.

2. ^ Une conversation entre K et Stokowski à Eerde fut publiée dans leInternational Star Bulletin de mai 1929 et rééditée par le journal new-yorkaisThe world Today. Ils discutaient inspiration et créativité.

3. ^ Plusieurs personnes avaient alors construit elles-mêmes des cabanes de boisfixes pour cent livres environ, sur le site du Camp. Ces cabanes devaient serévéler d'un modèle apprécié et étaient situées discrètement au milieu desarbres. K en possédait une personnellement où il pouvait se reposer entre lesrencontres.

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R

KRISHNAMURTILES ANNÉES DE L'ÉVEIL

« Tout le monde m'abandonnera »

aja, qui faisait une tournée de conférences en Amérique, arriva au

château juste après la clôture du Camp. K l'invita à l'accompagner

le 15 août à Saint-Moritz où il comptait prendre quelques semaines de

repos. Tous deux eurent de nombreux entretiens en tête à tête en Suisse,

entretiens qui auront une influence directe sur le comportement futur de

Mme Besant. Rajagopal, Lady Emily, Mary et Jadu se trouvaient eux

aussi à Saint-Moritz avec K, dans un chalet surplombant le lac de

Silvaplana. A cette époque K croyait Mary liée à un homme marié bien

plus âgé qu'elle. Mary passa quelques heures malheureuses à le

convaincre de sa méprise. Néanmoins il sentait que l'amitié entre Mary

et cet homme était préjudiciable à tous points de vue. K venait de lire un

petit ouvrage paru récemment : un poème narratif dont l'auteur était

Stephen Phillips, le titre Marpessa, et qui racontait l'histoire d'une

mortelle, Marpessa. Zeus lui ayant donné à choisir entre le dieu Apollon

et un mortel, Idas, elle choisit Idas. K répétait constamment à Mary de

ne pas être une « Marpessa ». En l'exhortant ainsi, il ne se comparait pas

à Apollon mais montrait la différence entre une vie d'aventure spirituelle

passionnante et la médiocrité d'un mariage monotone.

De Suisse, K se rendit à Paris où il reprit ses séances de pose chez

Bourdelle, pour achever le buste commencé l'année précédente. Puis il

retourna à Eerde et se rendit ensuite à Toulon d'où il s'embarqua avec

Jadu pour Colombo le 20 octobre tandis que Rajagopal retournait à Ojai.

D'Aden, K écrivit le 28 à Lady Emily:

J'ai reçu une lettre de Naples de Raja, dans laquelle il joint une

copie de sa lettre à Amma et C.W.L. Il leur dit (je vous la cite en

résumé [1] qu'il m'a rencontré souvent, que j'ai le sentiment qu'ils ne me

soutiennent pas, que l'E.C.L. (Église Catholique Libérale), la

Maçonnerie, la Mère du Monde, etc.. sont pour moi une perte de temps,

que j'en dis autant de la « Voie directe » et de n'importe quoi d'autre ;

que si l'on dit que je ne suis qu'un fragment, comment le fragment peut-

il être en désaccord avec le tout... ; que bien que lui (Raja) ne me suive

pas en tout, il voit cependant l'absolue nécessité d'agir ; que je ne suis

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pas prêt de changer, étant trop fixé sur un point. Voilà pourquoi ils

doivent réagir, modifier la S. T., etc..

Je crains qu'Amma ne soit plutôt blessée, parce qu'elle va penser que

je ne lui ai pas parlé avec autant de franchise qu'à Raja. Comme vous le

savez, je lui ai parlé avec franchise mais elle ne comprend pas mon

point de vue pour une raison ou une autre... Tout cela pour me faire

changer d'attitude, dans ce monde ou dans un autre. On peut nier que je

sois l'Instructeur du Monde, etc.. cela ne m'empêchera pas de continuer.

La vie est une chose étrange mais, heureusement pour moi, j'ai un

sens très poussé du ridicule... Ce bateau est plein d'Australiens, du genre

méprisant qui vous rit au nez. Cela m'empêche donc d'être vaniteux !!!

Il ajouta: « J'ai envoyé une très longue lettre à Mary, car j'ai écrit un

peu tous les jours. Elle vous lira les passages intéressants. » Depuis deux

ans, il écrivait souvent à Mary. Malheureusement, elle a détruit toutes

ces lettres lors de ses fiançailles en 1929.

Il parvint à Colombo le 5 novembre et se rendit directement à Adyar

d'où il écrivit trois jours plus tard à Lady Emily :

M'y voici enfin et c'est vraiment étrange. A Colombo, les journaux

locaux, tant anglais qu'indiens, parlaient de Krishnamurti à longueur de

pages. On m'a interviewé et j'ai pris la parole. A chaque gare,

guirlandes, ferveur...

Amma est à Delhi et va être de retour ici après-demain matin, j'ai

reçu une lettre d'elle. Elle a suspendu la S.E. partout dans le monde,

mais de façon indéfinie. Elle dit qu'étant l'Instructeur, c'est à moi

d'enseigner et à personne d'autre ; c'est pourquoi la S.E. est fermée.

C'est une bonne chose, il fallait que cela se produise et c'est arrivé au

bon moment. Beaucoup de membres en seront soulagés et nombre

d'autres trouveront à redire et maudiront la décision. Mais c'est fait. Ici

à Adyar, je crois que beaucoup de gens en sont enchantés et ceux qui ne

réfléchissaient pas se mettent à réfléchir. Enfin ! Tout cela est très

sérieux et me donne une chance immense, mais je dois être sage et très

patient. Je suis heureux qu'Amma ait fait cela avant mon retour et de

son propre chef.

Dwarkanath me dit qu'elle commence à perdre la mémoire. C'est

tragique. Pauvre Amma. La vie est douloureuse et cruelle, mais tout a

un sens... George et sa femme sont partis deux jours avant mon arrivée

à Adyar!... Amma a fait la plus grande chose qu'on puisse faire: bâtir

quelque chose puis la mettre de côté pour une autre plus grande, c'est

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ce qu'il y a de plus remarquable.

Mme Besant avait pris en vérité, une grande décision. La Section

Ésotérique de la S.T. avait été fondée en 1889 par Mme Blavatsky et

constituait l'essence même de la Société. Son but était de mettre ses

membres en contact avec les Maîtres. En la fermant, Mme Besant

excluait en fait les Maîtres.

Trois semaines plus tard, K écrivit de Bombay pour dire à Lady

Emily qu'il avait quotidiennement pris la parole à Adyar. « Parler à des

gens qui ont cessé de réfléchir est très éprouvant. Certains, au fond, sont

contre (moi), mais on leur a inculqué le respect. Je les intimide tous un

peu parce que je suis comme un miroir qui réfléchit, surtout eux-mêmes,

ce qu'ils n'aiment pas. » Il avait vu George et sa femme, poursuivait-il,

et ils avaient eu un long entretien :

George dit ne pas croire que je sois, etc. mais ne veut pas que cela

se sache par égard (?) pour Amma!!! Il a dit: « Tu suis ta voie et nous

suivrons la nôtre. Moi aussi, j'ai quelque chose à enseigner, etc.. »

Voilà. C'est assez drôle mais étrangement tragique. Pauvre Amma, elle

seule croit ce qu'elle dit. Pour les autres, ce ne sont que des mots. Ils ne

sont francs et directs sur rien. Ils se disent tous deux apôtres du

Seigneur... Dieu! Quel monde!!! Je voudrais être cynique mais ne le

serai pas.

Un très mauvais rhume obligea K à annuler une visite à Karachi et à

Lahore. De Bombay, il se rendit donc à Bénarès pour un rassemblement

d'hiver du type d'Eerde. Mme Besant, qui se rendait à Allahabad, s'y

arrêta pour une nuit :

Elle a été tellement gentille (écrivit-il le 5 décembre à Lady Emily) et

elle a dit qu'elle ferait tout ce que je voudrais. Elle m'a appris, de façon

émouvante, combien grand était son désir d'abandonner son poste de

Présidente de la S.T. et de m'accompagner partout. Mais son Maître lui

a dit de poursuivre son œuvre, qu'il ne pouvait en être autrement. Elle

s'est déclarée déçue. Pauvre Amma... Bientôt il y aura une scission bien

tranchée, ce qui est préférable, et de loin, à ce faux-semblant.

Après qu'il eut fait deux causeries par jour au rassemblement d'hiver,

ses douleurs à la tête et à la colonne vertébrale reprirent très fort. Nul ne

pouvait l'aider, « pas comme avant ».

Il avait demandé à Lady Emily de lui envoyer des livres qu'elle et

Mary avaient appréciés. Un paquet en contenant lui fut envoyé, mais,

avec sa correspondance croissante, les conférences, les interviews, il

lisait de moins en moins. Son désir répété de passer plusieurs mois à

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étudier tranquillement ne devait jamais se réaliser.

A cette époque, Mary commençait à comprendre, et d'autres

certainement aussi, que si chacun changeait comme il les en exhortait et

devenait divin comme lui, sans désirs personnels, le monde stagnerait.

Lady Emily dut faire part à K de ces impressions de Mary car, dans

cette même lettre du 5 décembre écrite de Bénarès, il lui dit : « Je vous

prie de dire à Mary que je ne suis pas « divin » mais la fleur naturelle

du monde. Ce qu'elle entend par « divin » équivaut à voir en moi un

phénomène. La perfection n'est pas une bizarrerie. Si tout le monde

pensait et vivait comme moi, ce serait merveilleux et ce ne serait pas la

stagnation. » Il se souvint de l'anniversaire de Lady Emily (elle aurait

cinquante-quatre ans le 26 décembre) et, après lui avoir adressé tous ses

vœux, il ajouta: « Puisse notre affection mutuelle s'accroître toujours. »

Il écrivit le 27 décembre à Raja: « Je veux faire quelque chose et je

le ferai, c'est tout. Je continuerai de suivre ce chemin qui est le seul

chemin. Nul ne peut ôter une particule à ce qui est éternel, à ce qui est

en moi. Il y a un ciel ravissant, pur et infini, et les gens se querellent à

propos du petit nuage poussé par le vent aveugle. »

Durant ce séjour de K à Bénarès, la société de la Rishi Valley réussit

à acquérir environ cent vingt hectares de terrain appartenant aux

autorités militaires. K souhaitait depuis longtemps les acquérir pour faire

une nouvelle école. Le terrain se situait à Rajghat, un lieu charmant situé

au bord du Gange, juste au nord de la gare de Kashi. La route de

pèlerinage passe par le domaine de Rajghat, reliant Kashi à Samath, où

le Bouddha prononça son premier sermon après son Illumination. K dit à

Lady Emily que tout le capital de la société serait investi dans ce terrain,

il ne pouvait en être autrement [2].

En raison de ses obligations politiques, Mme Besant ne put assister à

la Convention théosophique de Bénarès qui suivit la rencontre d'hiver.

Leadbeater et Raja n'y participèrent pas non plus cette année-là, et ce fut

donc à K de la présider. Mme Besant, d'elle-même, avait donné des

instructions pour qu'il n'y eût aucune cérémonie durant la Convention

théosophique sur le domaine de la S.T., « car la vie qu'il déverse à

profusion créera, quand viendra l'heure, ses formes propres dont Ses

idéaux exquis se vêtiront. Mais ce moment n'est pas encore venu ».

Cependant, George Arundale, en tant qu'évêque de l'Église Catholique

Libérale, revendiqua le droit de célébrer des offices. Il célébra donc la

messe, juste à la sortie du domaine. Des centaines de membres de

l'Étoile, ainsi que des théosophes, y assistèrent. Il suivait ainsi les

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instructions de Mme Besant à la lettre mais la défiait quant à l'esprit.

Toutefois, Mme Besant faisait tout ce qui était en son pouvoir pour

tenter de réconcilier K avec la S.T. Elle soutint donc l'initiative de

George. Dans un article du Theosophist, elle cita la Bhagavad Gita :

« Tous les chemins mènent au même but spirituel », et la phrase de Sri

Krishna: « L'humanité vient à Moi par diverses voies. »

En ce qui la concerne, Mme Besant pouvait concilier l'enseignement

de K avec la Théosophie, faisant ressortir que K manifestait un fragment

seulement de la conscience du Seigneur. « La conscience physique de

Krishnamurti ne participe pas de l'omniscience du Seigneur Maitreya.

Tel est le point primordial que vous devez vous rappeler », écrivit-elle

dans le Theosophist. C'est ce qui a créé « tant de confusion ». « J'ai

entendu Krishnamurti dire et redire : « Rejetez toutes formes », mais je

ne le fais pas... Je sais que cela ne s'applique pas à moi... Mais si

quelqu'un prend une forme pour une finalité, plus tôt elle sera brisée,

mieux ce sera. » Leadbeater confirma cette théorie en écrivant à Mme

Besant, avant qu'elle ne quitte Londres : « Évidemment notre Krishnaji

ne possède pas l'Omniscience du Seigneur. Je pense qu'aucun corps

physique, à notre niveau, ne le pourrait. Je le dis très franchement. »

Les déclarations contradictoires de Mme Besant ont dû plus

embrouiller les théosophes que les éclairer. En fait, elle disait :

« L'Instructeur du Monde est ici mais ce qu'il a à dire n'est pas

forcément valable pour tous. » Finalement, elle essayait de concilier

l'inconciliable.

Après la Convention, K revint à Adyar puis se rendit à Bombay d'où

il s'embarqua pour l'Europe avec Jadu le 2 février 1929. Après de brefs

séjours à Paris, Eerde et Londres, ils allèrent à New York à la fin du

mois. Durant la traversée, K écrivit à Mar de Manziarly : « Je

n'abandonnerai jamais personne, mais tout le monde m'abandonnera. » Il

lui écrivait généralement en français mais cette phrase était en anglais.

Cette réflexion faite à Mar venait sans doute de ce que Mary lui avait

dit à Londres : qu'elle allait se fiancer, car le jour où il écrivit à Mar (le

5 mars), il écrivit également à Lady Emily :

Tout cela m'a tout d'abord singulièrement perturbé – vous voyez ce

que je veux dire – et j'y ai réfléchi sérieusement tandis que j'étais avec

vous. Maintenant, ça va. L'équilibre intérieur naturel revient, c'est du

moins mon cas. Mes idées et mon point de vue ne doivent pas

contrecarrer l'évolution de Mary. Très peu feront le chemin avec moijusqu'au bout. J'espère qu'elle sortira de tout ceci comme une fleur

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pleinement épanouie.

Mary avait fait le choix de Marpessa, pourtant ce fut avec une

impression de trahison qu'elle se maria avec son conjoint mortel ; non

de trahir K qui, elle le savait, n'avait besoin ni d'elle ni de quiconque,

mais de trahir la vision du sommet de la montagne que K lui avait

montrée. Comme sa réaction contre ce qui lui paraissait une façon de

vivre impossible était très forte, elle se maria avec un jeune homme très

mondain. Il n'est pas étonnant que ce mariage ait abouti à un divorce.

K ne fut pas abandonné par tout le monde. Quelques anciens amis lui

ont toujours gardé leur fidélité, même si beaucoup d'autres l'ont laissé

choir, d'une manière ou d'une autre. Certains sont partis, leur affection

pour lui se transformant en amertume. D'autres réagirent contre lui pour

revenir vers lui des années plus tard ; d'autres, tout en continuant à le

révérer, aspiraient à une religion positive ; d'autres, bien que s'efforçant

de le suivre, se retrouvèrent loin derrière lui ; d'autres encore tentèrent

de se l'approprier et quand ils échouèrent, ils devinrent des adversaires.

Pourtant, chaque fois que de vieux amis le quittaient, de nouveaux

semblaient surgir.

K fut de retour à Ojai à la mi-mars. Le 22, il écrivit à Mme Besant

pour lui dire combien la Vallée Heureuse était ravissante. Le cottage où

il dormait avait été « remis en état », et une Américaine, Mme Hastings,

qui s'était rendue au rassemblement d'Eerde l'année précédente, y avait

fait ajouter une salle de bain neuve.

Je suis très surpris (dit-il à Lady Emily) qu'il y ait tant d'opposition

envers moi dans ce pays parmi les membres... Mais je suppose qu'il doit

en être ainsi. Cela montre que le levain travaille. Je suis absolument

exténué, et pourtant je ne fais pas grand-chose. Je me détend, sans

doute. Je ne sais quand la douleur dans ma tête va reprendre.

Rajagopal, Jadu et moi, nous avons parlé, parlé de tout, de changer la

croyance dans l'Étoile, de magazines, de camps, au point de nous

emballer et de nous quereller.

La douleur dans sa tête a dû commencer juste après cette lettre car, le

13 mai, il écrivit à Raja pour lui dire que les six dernières semaines il

avait non seulement souffert mais été malade après chaque repas. Il était

donc très affaibli. Raja était lui-même alors manifestement découragé,

car la lettre que lui écrivit K fut très affectueuse :

Je suis très peiné de tout ce que tu me dis... Pour l'amour du ciel, la

mort ne résoudra rien. La solitude est inévitable aussi longtemps que...!

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Tu sais ce que j'en pense, je ne t'importunerai donc pas. Je regrette

beaucoup, Raja, je suis de cœur avec toi.. Il y a tant de choses dont

j'aimerais parler avec toi a fond... Les choses vont être très difficiles

mais c'est tant mieuxEn français dans le texte..

La presse faisait alors état d'une rupture entre Mme Besant et K:

« Les journaux d'ici sont vraiment absurdes », écrivit-il à Mme Besant,

le jour même où il écrivait à Raja. « Ils veulent que nous nous

querellions tous les deux, et comme nous ne le faisons pas, ils le

prétendent. Ainsi, pour eux, la question est réglée... Vous êtes tellement

présente dans mes pensées et dans mon cœur. »

Bien que le Camp d'Ojai ne dût commencer que fin mai, il avait

l'intention de parler toutes les fins de semaine à compter de la mi-avril.

Or, un nouveau médecin d'Hollywood, le Docteur Morris, qu'il était allé

consulter (il se sentait très anormalement fatigué), l'ébranla

considérablement en lui disant que ses bronchites fréquentes avaient pris

son poumon gauche en état de vulnérabilité et que s'il continuait sur sa

lancée, ce serait la tuberculose avant deux ans. Le Docteur Strong

confirma ce diagnostic. K annula donc toutes les causeries prévues pour

l'été, y compris les trois conférences du Queen's Hall à Londres en

juillet. Il décida de ne participer qu'aux Camps d'Ojai et d'Ommen et au

rassemblement d'Eerde. « Ne vous inquiétez pas et ne dites rien à

personne », écrivait-il le 26 mai à Lady Emily. « Il me faut être prudent.

Cela n'arrangerait rien s'il m'arrivait quelque chose. » Sur les conseils du

Docteur Morris, il alla passer dix jours à Pine Crest, dans les montagnes

de San Bernardino avec Rosalind, John Ingleman et sa femme. Bien

qu'il y prît un peu de poids, il ne pesait toujours pas plus de cinquante

kilos à son retour.

Il semblait alors avoir abandonné toute idée de se faire sanyasi. Il n'y

fit pas une seule fois allusion dans ses lettres à Lady Emily qui suivirent

celle du 8 décembre 1927. Il avait compris qu'il devait travailler dans le

monde, qu'il devait aller dans le monde et parler en public au lieu

d'attendre ceux, peu nombreux, qui viendraient à lui.

Le Camp d'Ojai, qui commença le 27 mai, vit doubler le nombre de

ses participants, et la presse fut très chaleureuse. A l'une des réunions, K

fit une déclaration saisissante : « Je le dis à présent, sans vanité, de par

ma propre compréhension, avec toute la plénitude d'esprit et de cœur,

que je suis une vaste flamme, la gloire de la vie, vers laquelle tous les

êtres humains, individuellement ou collectivement, doivent se tourner. »

La rumeur de son intention de dissoudre prochainement l'Ordre de

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l'Étoile circulait partout dans le Camp.

Ayant quitté le 12 juin New York sur le Leviathan, avec Jadu et les

Rajagopal, il arriva à Londres le 18. Il y trouva Mme Besant revenue

d'Inde le 4 mai. Elle était tellement occupée par la Ligue du Home Rule

qu'elle avait formée en Angleterre, et par ses conférences habituelles,

qu'ils se virent à peine. Cependant, elle fit le projet de se rendre au

Camp d'Ommen en août. K partit pour Paris le 24 juin avec Jadu, puis à

Montroc, dans les Alpes françaises, pour un repos complet avant le

rassemblement d'Eerde.

_____________

1. ^ En français dans le texte.

2. ^ Il existe aujourd'hui une école co-éducative à Rajghat, un collège de filles, une ferme

agricole et un hôpital donnant une aide médicale pratiquement gratuite aux villages voisins.

Récemment, un collège de formation d'enseignants s'y est établi. Rama Rao fut le premier

directeur de l'école. Il mourut de tuberculose à l'âge de quarante-cinq ans.

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L

KRISHNAMURTILES ANNÉES DE L'ÉVEIL

« La vérité est un pays sans chemin »

e Camp d'Ommen de 1929 s'ouvrit le 2 août, dans la tension etl'expectative, la plupart des gens redisant clairement ce qui allait

arriver. Le lendemain matin, en présence de Mme Besant et de plusde trois mille membres de l'Étoile, K prononça la dissolution del'Ordre de l'Étoile. Des milliers d'auditeurs hollandais l'entendirentde même à leur poste de radio : Ce matin nous allons parler de la dissolution de l'Ordre del'Étoile. Beaucoup en seront ravis, d'autres en seront plutôt tristes.Il n'est question ni de s'attrister ni de se réjouir, car c'est inévitable,comme je vais vous l'expliquer... Je soutiens que la Vérité est un pays sans chemin : vous nepouvez avancer vers elle par quelque voie que ce soit, par aucunereligion, aucune secte. Tel est mon point de vue et j'y souscrisentièrement, inconditionnellement. La Vérité étant infinie, nonconditionnée, inapprochable par aucune voie, on ne peutl'organiser ; on ne peut pas non plus constituer une organisationpour amener ou forcer les gens à suivre un chemin particulier. Sivous avez compris cela, vous verrez combien il est impossibled'organiser la foi. La foi est quelque chose de strictement personnel,vous ne pouvez ni ne devez l'organiser. Si vous le faites, elle meurt,se cristallise, devient un credo, une secte, une religion, que l'onimpose, aux autres. C'est ce que chacun essaye de faire de par le monde. La Véritéest réduite, elle devient un jouet pour les faibles, pour ceux qui nesont mécontents que momentanément. On ne saurait abaisser laVérité, c'est l'individu qui doit s'efforcer de se hisser jusqu'à elle.Vous ne pouvez porter le sommet de la montagne dans la vallée... Telle est, d'après moi, la première raison pour laquelle l'Ordrede l'Étoile doit être dissout. Malgré cela, vous allez probablementformer d'autres ordres, vous continuerez à appartenir à d'autresorganisations, dans votre recherche de la Vérité. Je ne veux fairepartie d'aucune sorte d'organisation de nature spirituelle,

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comprenez bien cela... Si l'on crée une organisation dans ce but, elle devient unebéquille, une faiblesse, un esclavage, elle rend l'individu infirme etl'empêche de se développer, d'établir son unicité qui, elle, résidedans la découverte personnelle de cette Vérité absolue et nonconditionnée. Voilà une autre raison pour laquelle j'ai décidé, entant que Chef de l'Ordre, de le dissoudre. Que je ne veuille pas de disciples n'est pas une initiativeglorieuse, et je l'entends bien ainsi. Dès l'instant où vous suivezquelqu'un, vous cessez de suivre la Vérité. Il m'importe peu quevous fassiez attention ou non à ce que je dis. Je veux accomplir uneœuvre en ce monde et je le ferai avec une inflexible détermination.Une seule chose m'importe et elle est essentielle : rendre l'hommelibre. Je désire le libérer de toutes cages, de toutes peurs, nonfonder des religions, de nouvelles sectes, ou établir de nouvellesthéories ou de nouvelles philosophies. Alors, vous allez bien sûr medemander pourquoi je parcours le monde en parlantcontinuellement. Je vais vous dire pourquoi. Ce n'est pas pour quel'on me suive, ni pour trouver un groupe privilégié de disciplesprivilégiés. (Comme l'homme aime à être différent de sessemblables, quels que soient le ridicule, l'absurdité, et la futilité deces distinctions ! Je ne veux pas encourager cette absurdité.) Je n'aini disciple, ni apôtres, que ce soit sur terre ou dans le royaume dela spiritualité. Ce n'est pas non plus le charme de l'argent ni le désir de vivreune vie confortable qui m'attirent. Si je voulais mener une vieconfortable, je ne viendrais pas dans un camp, je ne vivrais pasdans une contrée humide ! Je parle franchement car je veux réglercela une fois pour toutes. Je ne veux pas que ces discussionspuériles se renouvellent année après année. Un journaliste qui m'interviewait, considérait que c'était un actesuperbe de dissoudre une organisation comprenant des milliers etdes milliers de membres. Pour lui, c'est un acte superbe, car il m'adit : « Que ferez-vous après ? Comment vivrez-vous ? Personne nevous suivra, les gens ne vous écouteront plus. » S'il y a, ne serait-ceque cinq personnes pour écouter, pour vivre, pour avoir le visagetourné vers l'éternité, ce sera suffisant. A quoi cela servirait, desmilliers de gens qui ne comprennent pas, qui sont complètementenglués dans leurs préjugés, qui ne veulent pas ce qui est nouveau

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mais préfèrent interpréter le nouveau à la convenance de leur moistérile et stagnant ?... Parce que je suis libre, non conditionné, entier, non une Véritépartielle et relative mais la Vérité entière qui est éternelle, je désireque ceux qui cherchent à me comprendre, soient libres, qu'ils nefassent pas de moi une cage qui deviendra une religion, une secte.Ils devront plutôt se libérer de toutes leurs peurs – peur de lareligion, peur du salut, peur de la spiritualité, peur de l'amour, peurde la mort, peur de la vie elle-même. Comme l'artiste peint untableau parce qu'il se délecte à le peindre, que c'est l'expression delui-même, sa gloire, son bien-être, ainsi je fais cela, et non pasparce que je désire quoi que ce soit de quiconque. Vous êteshabitués à l'autorité ou à l'atmosphère autoritaire que vous pensezdevoir vous conduire à la spiritualité. Vous pensez et vous espérezque quelqu'un d'autre peut, grâce à ses pouvoirs extraordinaires – àun miracle – vous transporter dans ce royaume de liberté éternellequi est le Bonheur. Toute votre conception de la vie est basée surcette autorité. Voici trois ans maintenant que vous m'écoutez, sans qu'aucunchangement ne soit intervenu en vous, sauf chez quelques-uns.Maintenant, analysez ce que je dis, ayez l'esprit critique afin depouvoir comprendre pleinement, fondamentalement... Voilà dix-huit ans que vous vous préparez à cet événement : lavenue de l'Instructeur du Monde. Depuis dix-huit ans, vous avezorganisé, vous avez cherché quelqu'un qui apporterait une joienouvelle à vos cœurs et à vos esprits, qui transformerait toute votrevie, qui vous donnerait une compréhension nouvelle. Quelqu'un quivous ferait accéder à un autre plan de vie, qui vous encouragerait ànouveau, qui vous rendrait libres, et voyez à présent ce qui arrive !Réfléchissez, raisonnez avec vous-mêmes et découvrez commentcette croyance vous a rendus différents, non pas différents au senssuperficiel par le port d'un badge, ce qui est futile et absurde. Dequelle manière une telle croyance a-t-elle balayé toutes les chosesnon essentielles de la vie ? Voilà la seule façon de juger: de quellemanière êtes-vous plus libres, plus grands, plus dangereux pourtoute la société basée sur le faux et le non-essentiel ? De quellefaçon les membres de cette organisation de l'Étoile sont-ils devenusdifférents ?... Vous dépendez tous de quelqu'un : pour votre spiritualité, votre

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bonheur, votre illumination... Quand je dis: cherchez en vous-mêmel'illumination, la gloire, la purification et l'incorruptibilité de soi,aucun de vous ne veut le faire. Il peut s'en trouver un petit nombre,mais tellement, tellement réduit. Alors, à quoi servent lesorganisations ?... Nul être ne peut vous rendre libres de l'extérieur ; nul culteorganisé, non plus que votre immolation à une cause, ne peuventvous rendre libres. Le fait de vous constituer en organisation, devous précipiter dans le travail, ne peut vous rendre libres. Unemachine à écrire vous sert à taper des lettres mais vous n'allez pasla placer sur un autel pour l'adorer. C'est pourtant ce que vousfaites quand vous vous souciez uniquement d'organisations.« Combien y a-t-il de membres ? » C'est la première question queme posent les journalistes. « Combien de disciples avez-vous ? Parleur nombre, nous pourrons juger si ce que vous dites est vrai oufaux. » J'ignore combien il y en a et cela m'importe peu. S'il n'yavait qu'un seul homme de libéré, ce serait suffisant... De plus, vous vous imaginez que seules certaines personnesdétiennent la clé du Royaume du Bonheur. Nul ne la détient.Personne n'a l'autorité pour la détenir. Cette clé est votre propremoi ; dans le développement, la purification et l'incorruptibilité dece moi seul, se trouve le Royaume de l'Éternité... Vous avez été habitués à apprendre par d'autres de combien vousavez progressé, quel est votre statut spirituel. Que c'est enfantin !Qui d'autre que vous-même peut dire si vous êtes incorruptible ?... Mais ceux qui désirent vraiment comprendre, qui sont à larecherche de ce qui est éternel, qui est sans commencement ni fin,marcheront ensemble avec une plus grande ardeur et seront undanger pour tout ce qui n'est pas essentiel, pour les chimères et lesombres. Et ils se concentreront, ils deviendront flamme parce qu'ilsont la compréhension. Tel est le corps que nous devons créer, et telest mon but. Car de cette véritable amitié – que vous semblezignorer – naîtra une véritable coopération entre tous. Cela n'est pasdû à l'autorité, au salut, mais à votre compréhension véritable.Grâce à cela, vous pouvez vivre dans l'éternel. Cela dépasse tous lesplaisirs, tous les sacrifices. Telles sont donc quelques-unes des raisons pour lesquelles,après avoir mûrement réfléchi pendant deux ans, j'en suis venu àcette décision. Elle n'est pas dictée par une impulsion soudaine.

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Personne ne m'a persuadé de la prendre – nul ne peut me persuaderde telles choses. Après avoir réfléchi, lentement, soigneusement,patiemment, pendant deux ans, j'ai pris la décision de dissoudrel'Ordre puisqu'il se trouve que j'en suis le Chef. Vous pouvez formerd'autres organisations et attendre quelqu'un d'autre. Cela ne meconcerne pas, pas plus que la création de nouvelles cages, denouvelles décorations pour ces cages. Mon seul souci, c'est lalibération totale et inconditionnelle de l'homme.

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A

KRISHNAMURTILES ANNÉES DE L'ÉVEIL

'La fleur pleinement éclose'

près la dissolution de l'Ordre, les Camps d'Ommen et d'Ojaifurent ouverts au public. K, voulant se dégager de toutes

responsabilités, démissionna de toutes les institutions dont il avaitété membre. Le château d'Eerde et son domaine, à l'exception del'emplacement du camp qui couvrait cent soixante hectares, revint àPhilip van Pallandt qui avait à présent un héritier. Philip restaréticent à reprendre ces biens jusqu'à ce que K l'en pressa. Ilremboursa tout l'argent dépensé aux transformations et auxaméliorations [1]. Après la dissolution de l'Ordre, il y eut peu de changementsapparents dans la vie de K, bien qu'intérieurement il changeâtcontinuellement, comme toujours auparavant. Financièrement, ildisposait des revenus que Mlle Dodge lui avaient octroyés à vie :lui-même n'a jamais eu aucun autre argent. Allant à Ojai, ilcontinuait de vivre à Arya Vihara, chez Rosalind et Rajagopal. Il démissionna de la Société Théosophique en 1930. Cela devintinévitable lorsque, deux mois à peine après la dissolution de l'Ordre,Mme Besant rouvrit la Section Ésotérique dans le monde entier.Néanmoins, K retourna en Inde avec elle en octobre 1929. ABénarès, en route pour Adyar, il reçut une lettre de Lady Emily. Ellelui disait avoir vu Wedgwood à Londres. Celui-ci soutenait que nonseulement « l'Avènement avait échoué », mais que Mme Besant « nejouissait plus de toutes ses facultés », que donc lorsqu'elle affirmaitl'unité de conscience de K et du Seigneur Maitreya, on ne pouvait sefier à elle. Ce que vous relatez me stupéfie (écrivit K le 12 décembre deBénarès à Lady Emily). Je suppose qu'on va s'entendre à Adyarpour dire que ma personnalité est un obstacle, des limitations, etc..Cela m'intéresse de voir ce que C.W.L. va faire. Ils veulent ma tête,ça promet d'être drôle. En 1925, c'était C.W.L. qui était gaga [2],maintenant c'est Amma... Je vais être clair: je me moque de ce quise passe. Ils peuvent me demander de m'en aller.

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A Adyar, en rencontrant Leadbeater – venu de Sydney pour laConvention – il constata que lui aussi était contre lui. Finies leslongues conversations ; en fait, ils se parlèrent à peine. La Convention Théosophique bat son plein (écrivit-il le 26décembre à Lady Emily) et je dois rencontrer tant de gens. Il sepasse des choses extraordinaires et je ne pourrai vous les écrire carje n'ai pas le temps. Tout ce que je puis dire est que je vais meretirer. Ils sont trop désespérants. C.W.L. a dit à Mme Raja quel'Avènement a mal tourné ; il se rend à la réunion et y trouve « notreKrishnaji » au premier plan. Ainsi, le jeu se poursuit. Amma me dit– et dit aux réunions – que je suis l'Instructeur du Monde et elle ditqu'elle continuera les cérémonies, etc, etc !... J'ai parlé trèsénergiquement dimanche dernier et elle avait l'air assez bouleversé.Elle traite les gens comme des enfants et ils demeurent des enfants. Avec la permission de Lady Emily, K montra à Mme Besant lecompte rendu de sa rencontre avec Wedgwood. « Elle s'estcontentée de dire : « Je souhaiterais que les gens soient meilleurs ;la forte croyance les rend durs », relata-t-il dans cette même lettredu 26 décembre. Je n'ai pas dit un mot. A quoi bon ? J'en suis venuà conclure que je dois m'échapper de toute cette pourriture. » En cette nouvelle année 1930, il se demandait pourquoi LadyEmily s'inquiétait des divergences d'opinion entre les dirigeants dela S.T. et lui-même. « Personnellement, je suis en dehors de leursociété, écrivit-il, de leurs querelles et de leur politique. Il y a unechose tellement plus importante. Je ne veux m'occuper que de cedont je parle et laisser la S.T. à elle-même. Je lui ai fait mes adieux.Je n'écris pas ceci pour vous exhorter à faire comme moi. » LadyEmily ne démissionna de la S.T. qu'en 1936. Le respect de Mme Besant pour K était tel que, quand il parlait,elle tenait à s'asseoir par terre comme les autres auditeurs, au lieu deprendre place sur l'estrade à côté de lui. Mais elle ne put abandonnerson gourou, Maître Morya, ni comprendre que K considéraitl'existence ou la non-existence des Maîtres comme une questioninsignifiante. En ce qui concerne Leadbeater, il n'était pas difficiled'expliquer son changement de 1927 : jusqu'à cette date, il lui avaitété possible d'intégrer K dans le cadre établi pour lui ; mais depuis iln'y avait plus de place pour Leadbeater dans l'enseignement de K. Siles Maîtres n'étaient plus reconnus, Leadbeater, leur lieutenant enchef, perdait tout pouvoir et tout prestige.

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En quittant l'Inde en février 1930, K écrivit à Mme Besant, qu'ilcontinuait d'appeler « Ma mère bien-aimée » : Je sais (et cela n'a pas d'importance) que C.W.L. est contre moiet contre ce que je dis, mais de grâce, ne vous en faites pas. Toutcela est inévitable et, d'une certaine façon, nécessaire. Je ne peuxchanger et suppose qu'ils ne changeront pas non plus, d'où leconflit. Ce qu'un million de gens dit ou ne dit pas n'a aucuneimportance. Je suis certain de ce que je suis, et je continuerai d'êtresur mon propre chemin. C'est pourquoi, très chère Amma, ne vousfaites pas de soucis et ne soyez pas ennuyée. J'espère seulement quevous prenez bien soin de vous-même. Après avoir proclamé l'Avènement des années durant, insisté sansrelâche sur le danger de rejeter l'Instructeur du Monde lorsqu'ilviendrait, car il disait forcément des choses entièrement nouvelles etinattendues, des choses contraires aux idées préconçues et auxespérances de la plupart, il est triste de constater que les dirigeantsde la Théosophie sont tombés l'un après l'autre dans le piège contrelequel ils avaient mis sans cesse les autres en garde. Tousavancèrent des raisons parfaitement bonnes pour rester terrés dansleurs vieux abris. Les « Êtres Supérieurs », avec qui Wedgwood« avait le privilège d'être en contact », voyaient le bon côté en tout.Arundale déclarera que si K accomplissait sa part de l'oeuvre, lesautres accomplissaient la leur ; lui, Arundale, connaissaitpersonnellement un grand nombre de Maîtres et s'était trouvé face àface avec le Seigneur Maitreya. Il savait donc que lui, Arundale,apportait au monde cette Théosophie que les « Frères Aînés »voulaient le voir transmettre. Il accordait à K une niche dans lePanthéon théosophique, mais rien de plus. Leadbeater dira quel'enseignement de K était destiné à l'homme moyen et non à « celuiqui a nos avantages particuliers » ; qu'en dépit des dires de K,l'Église Catholique Libérale constituait une part importante del'œuvre de l'Instructeur, car c'était le Seigneur Maitreya lui-mêmequi l'avait édifiée. A la question : « Krishnaji est-il le seul véhiculede l'Instructeur du Monde ? », Leadbeater répondait : « L'Instructeurdu Monde s'occupe de toutes les religions du monde dont II parlecomme étant « Ses diverses fois ». Lorsqu'il est venu la dernière fois, l'œuvre des religions plusanciennes a-t-elle cessé ? Non ! Raja écrivit qu'il y avait un grandmystère dans le fait que les grands instructeurs religieux, même le

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Bouddha, eussent chacun soutenu que sa voie était la seule. Lavaleur spécifique de la Théosophie était de mettre en évidence quetoutes les révélations séparées et contradictoires n'étaient à vrai direabsolument pas séparées. L'enseignement de K constituait unecouleur supplémentaire du spectre, mais si belles que fussent lesdifférentes couleurs, « certains d'entre nous cherchent aussi laLumière Blanche. Autrement dit, nous sommes théosophes. » MmeBesant déclarera que si K, parlant contre les cérémonies, avait ditque l'homme cherchant à se libérer de toutes les limitations, doitabandonner toutes ses béquilles, son devoir à elle était de créer desbéquilles pour les faibles. En fait, tous se prétendaient des exceptions, alors que K, à laquestion de savoir si son enseignement concernait le commun desmortels, avait répondu : « Êtes-vous le petit nombre spécialementchoisi ? Alors, je regrette, car je ne veux pas parler aux élus... Ceque je dis est pour tout le monde, y compris les infortunésthéosophes. » Pour Mme Besant, le conflit devait être de taille, mais lecrépuscule du vieil âge devait bientôt l'envelopper, tandis que pourLady Emily, et des centaines d'autres comme elle, des années dedésolation s'annonçaient. Elles avaient été prêtes à abandonner leurfoyer, délaisser leur mari, négliger leurs enfants, et travailler jusqu'àl'épuisement pour le Seigneur – tant avant qu'après Son Avènement– et voilà qu'il semblait ne pas avoir besoin d'elles. Les conférences,la rédaction d'articles, les voyages en tant que Déléguées nationalesde l'Ordre, avaient donné à Lady Emily le sentiment d'une vie degrand prix, vécue dans une fébrilité formidable ; puis brusquement,elle se sentit en trop et totalement perdue, renvoyée à des propresressources intérieures qu'elle n'avait tout simplement pas. Elle étaitadepte née, une disciple, sans aucune initiative. K fut de retour à Ojai en mars 1930, puis il se rendit au Campd'Ommen en juillet. Ce fut le premier Camp ouvert au public et quiattira beaucoup de nouveaux auditeurs. K séjourna à Henan, unemaison près du Camp ou dans sa cabane au Camp même. Au lieu deretourner en Inde, pour l'hiver, il alla remplir des engagements deconférences à Athènes, Constantinople et Bucarest. Après saséparation d'avec la Théosophie, il fut invité à parler dans beaucoupd'autres pays du monde, y compris en Amérique du Sud. Sonauditoire changeait de plus en plus : les gens s'intéressaient à ce

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qu'il avait à dire et non à ce qu'on leur avait dit qu'il était. Retour à Ojai au printemps de 1931, puis à Ommen pour un autreCamp. En août, lui parvint la triste nouvelle que Jadu, resté cetteannée-là en Amérique, était mort d'une attaque, en Arizona. Iln'avait que trente-cinq ans. « C'est affreux, ce qui est arrivé à Jadu,écrivit K à Lady Emily, ... c'est vraiment trop tragique... Notregroupe s'amenuise déjà bien : Nitya et Jadu. C'est étrange. » Oui, lesvieux amis disparaissaient, mourant ou s'en allant, mais denouveaux venaient rapidement les remplacer, de nouveaux partisans,de nouveaux aides. Ils n'étaient pas du vieux modèle qui avaitaccepté son autorité et celle des dirigeants théosophes mais il setrouvait parmi eux un nombre croissant de jeunes qui aspiraient à unmode de vie entièrement nouveau. Ayant été malade, K ne se rendit pas non plus en Inde en 1931.En revanche, il alla à Ojai en octobre, décidé à prendre un reposcomplet. Les Rajagopal avaient maintenant une petite fille, Radha, àlaquelle K s'attacha beaucoup. En décembre, Rajagopal dut se rendreà Hollywood pour l'ablation des amygdales. Rosalind et le bébél'accompagnèrent. Quand ils furent partis, K se retrouvacomplètement seul. Il écrivit le 11 décembre à Raja: « Je réfléchis et« médite » à fond. C'est, autrement dit, le Samadhi... Un journalistem'a demandé si j'étais le Christ ; j'ai répondu oui, dans le vrai sensdu terme et non dans l'acception traditionnelle du mot. » Le mêmejour, il écrivait de son cottage à Lady Emily : La solitude que je connais m'a apporté quelque chose deformidable et c'est exactement ce dont j'ai besoin. Jusqu'ici tout estvenu dans ma vie exactement à son heure. Mon esprit est très sereinmais concentré, et je l'observe comme un chat une souris. J'aime vraiment cette solitude mais ne peux exprimer ce quej'éprouve. Je ne me leurre pourtant pas non plus. Je vais à AryaVihara prendre mes repas (il devait y avoir un cuisinier). QuandRajagopal reviendra avec sa famille, je prendrai mes repas ici surun plateau. Les trois prochains mois, ou aussi longtemps que je levoudrai, je ferai ainsi. Je ne pourrai jamais être parfait mais je veuxen terminer avec toutes les superficialités qui sont les mêmes. Par son samadhi, les années de souffrances physiques de Ksemblaient se terminer dans l'extase, une extase qui ne le quitterajamais plus. Il semble que ce soit vers cette époque que, parvenant àun nouveau seuil de conscience, il ait presque complètement perdu

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la mémoire du passé. Cela était en accord avec son enseignementselon lequel la mémoire, sauf pour des raisons pratiques, était unpoids mort qu'on ne devrait pas emporter avec soi d'un jour surl'autre. Mourir chaque jour était une constante renaissance. Cependant, Lady Emily, et d'autres, trouvaient quel'enseignement de K était devenu trop abstrait et qu'il ne pouvaitplus vraiment servir à ceux obligés de vivre dans un monde deconcurrence, avec des responsabilités familiales, que K s'évadait enfait de la vie telle qu'elle était vraiment. Nombre de ceux qui ne lecomprenaient pas ont ressenti, et ressentent encore cela. Il tentad'entraîner Lady Emily avec lui, comme on le constate danscertaines lettres qui sont tout aussi valables aujourd'hui qu'alors : Je regrette que vous réagissiez de la sorte à mes paroles. Monextase est le résultat de ce monde. Je voulais comprendre, je voulaisvaincre la souffrance, cette douleur que sont le détachement etl'attachement, la mort, la continuité de la vie, tout ce par quoil'homme passe quotidiennement. Je voulais comprendre et vaincrecela. J'y suis parvenu. Aussi mon extase est-elle réelle et infinie, etnon pas une évasion. Je sais la voie pour sortir de cette misère quin'en finit pas, et je veux aider les autres à sortir du marécage decette souffrance. Non, ce n'est pas une évasion (30 décembre 1931). Ce n'est pas une évasion quand, voyant que certaines choses nenous sont pas indispensables, on ne s'y enfonce pas. J'ai vu que lavie familiale, avec tous ses charmes et ses enchevêtrements, nem'était pas nécessaire, aussi m'en suis-je tenu à l'écart. J'aidélibérément choisi ce qui pour moi n'est ni une évasion, ni uneéchappatoire, non plus que de la superstition ou de la peur, maisj'ai vu, à travers cette complexité aveugle, que ce que je cherchaisne s'y trouvait pas. Sachant que ce n'était pas là, pourquoiplongerais-je dans cette ruée aveugle, ces jalousies, etc... (4 février1932). J'essaie de rendre cela clair, de construire un pont pour qued'autres le franchissent, non pour s'éloigner de la vie mais pourrecevoir plus abondamment de vie. Il me semble que, surtout le moisdernier, j'ai réalisé quelque chose qui donne une plus grandeplénitude à la vie. Tout ceci est si mal exprimé ; mais en l'exprimantet en en parlant constamment, on espère le clarifier de plus en plus.Je sens que cela (ce que je dis) est la seule aide, la seule façon de

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sortir de ce chaos et de cette misère. Non pas hors de la vie maisdans la vie même. La minorité crée la masse, mais cette minoritédoit faire l'effort suprême. J'essaie d'inciter autant de gens que je lepuis à vivre juste, mais, mon Dieu, il y en a vraiment peu!! Tout celaest très étrange. Je ne peux perdre mon enthousiasme ; au contraire,il est intense, et je veux aller crier et exhorter les gens à changer età vivre heureux... Plus je pense à ce que j'ai « réalisé », plusclairement je peux l'exprimer et aider à construire un pont, maiscela demande du temps et de changer continuellement sesexpressions afin de leur donner un sens véridique. Vous n'avez pasidée combien il est difficile d'exprimer l'inexprimable ; et ce qui estexprimé n'est pas la vérité. Alors ça continue ! (26 mars 1932). Ce souci d'exprimer l'inexprimable, par d'autres mots et d'autresexpressions, sont sans aucun doute à l'origine des répétitions quel'on critique si souvent dans les causeries de K. Si une expressionn'atteint pas son but, une autre le fera peut-être ; si un mot ne peutexprimer ce qu'il veut dire, peut-être qu'un synonyme le fera. « Jesouhaiterais pouvoir vous parler de ce que je ressens. Ce n'est pasun néant, un vide, mais qu'est-ce que la lumière ? Parce qu'il y avide, néant, il y a la lumière, intense énergie et vitalité. Ainsi, quandon est totalement vide de toutes idées et de tous sentimentspersonnels, l'extase de la vie est là. » (6 avril 1932). Lady Emily était remplie de remords, de l'impression de l'avoirdéçu. La réponse de K fut immédiate : Maman chérie, vous ne m'avez pas « déçu ». En voilà, une choseà me dire ou à m'écrire. Je sais ce que vous traversez, mais ne vousen inquiétez pas... La seule chose à faire est de mettre l'accentailleurs. Voyez-vous, on ne doit pas avoir de croyances ou mêmed'idées car elles appartiennent à toutes sortes de réactions... Si vousêtes vigilante, libérée des idées, des croyances, etc... dans le présent,votre perception est alors sans limites, et cette perception est joie,Vérité, tout ce que vous voulez... La connaissance naît de tout ceque vous traversez. Alors, vous pouvez dire honnêtement que lescroyances sont futiles, que vivre dans le futur est incompatible avecla compréhension et qu'on ne peut être un gramophone... La sagessenaît en vous... La sagesse est sans direction. Elle est, et touteschoses fausses qui s'en approchent sont consumées. Que voulez-vousde plus ? (31 mai 1932). Lady Emily se sentit plus troublée que jamais de s'entendre dire

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qu'elle ne devait avoir de croyances, ni même d'idées. Après le Camp d'Ojai en mai 1932, K visita l'Amérique. LeCamp d'Ommen n'eut pas lieu cette année-là. K compta se rendre enAustralie, jusqu'à ce qu'il découvrît que Jadu, en son absence, avaitorganisé pour lui la tournée d'Amérique. Le 21 septembre, dansl'avion entre Buffalo et Cleveland, il écrivit à Lady Emily : Quelque chose de formidable m'emplit. Je ne puis vous exprimeren mots ce à quoi cela ressemble ; c'est une joie débordante, unsilence vivant, une conscience intense, pareille à une flammevivante. Ce sont des mots – dits dans un avion – mais, au-delà desmots, il y a quelque chose de très réel et de très profond... Je mesuis exercé à guérir deux ou trois personnes par l'imposition desmains et je leur ai demandé de ne pas en parler. Ça a assez bienmarché. Une dame qui devenait aveugle ira bien, je pense. K s'est toujours montré très réticent quant à son pouvoir deguérison qui lui a toujours semblé n'être pas plus qu'un à-côté deson œuvre principale. Il ne veut pas être connu comme guérisseur, niqu'on vienne à lui rien que pour la guérison physique. Dans certainscas il ne connaît même pas le nom de ceux qui prétendent avoir étéguéris par lui. Ce don est différent des facultés de clairvoyance qu'ilpossédait autrefois. Les révélations psychiques d'Arundale et deWedgwood en 1925, l'écœurèrent tellement que, loin de se servir deces pouvoirs ou de les développer, il décida, dès cette époque, de lesreléguer à l'arrière-plan, à défaut de pouvoir les supprimercomplètement. Son antipathie envers la clairvoyance est aujourd'huiplus affirmée encore ; il la considère comme une intrusion dans lavie privée. Quand les gens viennent à lui pour de l'aide, il ne veutsavoir d'eux que ce qu'ils veulent bien lui révéler. Comme il dit, laplupart des gens viennent à lui avec un masque. Il espère qu'ilsl'ôteront, mais il ne cherche pas plus à le percer qu'à lire leurcourrier personnel. En novembre 1932, K se rendit avec Rajagopal en Inde, vial'Angleterre. Il n'avait pas revu Mme Besant depuis 1930, bien qu'ileût continué de lui écrire régulièrement des lettres courtes etaffectueuses, mais parlant de banalités. Quelques anciens amisvinrent l'accueillir à Bombay le 5 décembre, parmi lesquels Mme deManziarly. Devant les journalistes, il démentit fermement la rumeur,qui circulait depuis quelque temps, que lui et Mme Besant seseraient querellés ; il déclara que s'il se rendait à Adyar c'était

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uniquement pour la voir. Quand les journalistes lui demandèrent cequ'il pensait des intouchables qui pénétraient dans les temples, il leschoqua en leur répondant de façon inattendue qu'il ne devrait pas yavoir de temples. En fait, Mme Besant avait été plus ou moinsmalade depuis une chute qu'elle avait faite à Adyar en juillet 1931.Sa mémoire déclinait ; elle n'avait plus que neuf mois à vivre, maiselle rassembla toute l'énergie qui lui restait pour participer à laConvention annuelle de la S.T. de 1932, à laquelle Leadbeater toutcomme K participeront. Elle était confinée dans sa chambre. Dès que K arriva à Adyar,Leadbeater, Raja, les Arundale et Shiva Rao étaient venusl'accueillir à la gare de Madras. Il alla la voir avec Raja : C'était vraiment tragique (écrivit-il le 8 décembre à Lady Emily).Sa voix avait changé, ressemblant à celle, très grêle, d'une trèsvieille femme. Elle m'a reconnu. Elle (m') a dit : « Je suis siheureuse de te voir (elle a répété cela deux ou trois fois), tu semblesaller bien. C'est moi qui t'ai élevé, n'est-ce pas ? » Elle a égalementreconnu Rajagopal, et quelques minutes après, elle lui a dit: « N'es-tu pas content de voir Krishna? » C'est vraiment tragique. Cela m'adonné un tel choc de la voir dans un tel état. Et une semaine plus tard : « J'ai eu un long entretien avec Raja.Ils ne savent que répéter cette litanie : nous savons que tu suis tonchemin et nous le nôtre, mais nous nous rejoindrons. Tu dis qu'il n'ya pas de sentiers, nous savons qu'il en existe. C'est répété adnauseam, c'est tout. C'est à désespérer. Je crois qu'ils ne voulaientpas que je vienne. Il y a opposition manifeste, mais on appelle celatolérance, une création de l'intellect, une chose maudite en elle-même. C'est amusant à observer. Sur le plan émotionnel, cela nem'effleure même pas car je suis vraiment en dehors de tout cela:leurs illusions, leurs luttes pour le pouvoir et leur soi-disantoccultisme. Adyar est charmant mais les habitants sont morts. Tousles soirs, je marche une heure sur la plage. Adyar n'est plus commeavant. La beauté des nuits de clair de lune, l'ombre des feuilles depalmiers, le calme des soirées, tout cela est là, mais quelque choses'est retiré d'Adyar. » C'est lui qui s'est retiré d'Adyar. K rencontra Mme Besant pour la dernière fois au début du moisde mai 1933. Il avait eu une grosse varicelle en avril, transmise parles écoliers de Bénarès, et n'avait pu se raser à cause des plaies surson visage. Il portait toujours la barbe quand il vint à Adyar lui dire

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adieu avant de s'embarquer pour l'Europe. « Elle m'a reconnu (écrivit-il), elle m'a dit combien j'étais beauavec ma barbe, que je devais boire du jus de raisin pour devenir fort,que je devais lui écrire et lui dire comment j'allais, si cela nem'ennuyait pas trop, que je devais me faire peindre par un grandartiste. Avais-je assez d'argent? Elle était plus cohérente et fortaffectueuse. Chère Amma, c'est tragique de la voir ainsi. C'est bientriste pour tous. » Triste, certes, pour ceux qui restaient en arrière dans le train-train de leurs traditions. Mais pour K, qui avait secoué le fardeau dupassé, chaque jour allait être une nouvelle découverte de la joie, caranimé de l'énergie passionnée de la liberté, il continua son chemincomme Instructeur du Monde. _____________

1. ^ Le château d'Eerde est à présent une École internationale Quaker. Le Campd'Ommen est devenu un camp de concentration allemand durant la guerre etne fut plus jamais utilisé par K. Il appartient à présent à une organisationd'affaires hollandaise.

2. ^ En français dans le texte.

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M

KRISHNAMURTILES ANNÉES DE L'ÉVEIL

'Postface'

me Besant mourut en paix le 20 septembre 1933. Leadbeaterne lui survécut que six mois. Appelé à Adyar quand on sut

qu'elle allait mourir, il fut présent à son lit de mort. Sur le cheminde retour à Sydney, il mourut à son tour à Perth le 1er mars.Krishnamurti se trouvait par hasard à Sydney à ce moment-là, étanten tournée de conférences, aussi put-il assister à sa crémation quieut lieu là-bas. George Arundale succéda à Mme Besant à la présidence de laSociété théosophique. Il mourut en 1945 après une longue maladie.Jinarajadasa devint alors Président, position qu'il occupa jusqu'en1952, un an avant sa mort. Quant à Wedgwood, il fut atteint detroubles mentaux en 1931 et vécut par la suite dans le domainethéosophique de Teckels Park, à Camberley dans le Surrey. Parmoments il était presque lucide, mais on devait l'empêcher de sortircar sa folie le poussait à vouloir se déshabiller en public. Il mouruten 1951. Après la mort prématurée de Lady de la Warr en 1930, MlleDodge s'installa à Hove ; elle et Krishnamurti restèrent très liés,jusqu'à ce qu'elle mourût cinq ans plus tard. Mme de Manziarlys'éloigna peu à peu de Krishnamurti; quelques années avant sa mort,en 1956, elle s'intéressa au mouvement de l'Église Oecuménique. Lady Emily vécut jusqu'en 1964 ; elle avait quatre-vingt-dix ans.Depuis les années trente, elle s'était mis en tête qu'elle ne pouvaitplus comprendre l'enseignement de Krishnamurti ; elle ne cessapourtant jamais de l'aimer et de le révérer. Dans son autobiographie,elle le décrivit comme « l'être le plus pur et le plus beau » qu'elle eûtjamais rencontré : « la fleur parfaite de l'humanité ». Il continua delui écrire et de la voir lorsqu'il allait à Londres. Même après qu'elleeût perdu la mémoire – ce qui rendait toute conversation impossible– il s'asseyait près d'elle une heure ou davantage, lui tenant la mainet chantant doucement pour elle, ce qui ne manquait jamais de laravir.

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La mort de Mme Besant trancha le dernier lien de Krishnamurtiavec la Théosophie. A partir de là, il suivit son propre chemin, librede toute forme d'organisation spirituelle. Il existe à présent troisFondations Krishnamurti, une en Angleterre, une en Inde, et une enAmérique, mais elles sont de nature purement administrative. Ellesorganisent ses conférences et la publication de ses livres ; ellesaident également au fonctionnement des écoles qu'il a inspirées. Iln'y a rien d'ésotérique en elles, ni dans son enseignement actuel. A quatre-vingt ans (quatre-vingt-sept en 1982), il continue, avecplus de vigueur que jamais et une santé bien meilleure, de voyagerchaque année entre l'Europe, l'Inde et l'Amérique. Depuis quatorzeans, des réunions internationales d'été sont organisées à Saanen, enSuisse, où il donne sept conférences en deux semaines et s'entretientquotidiennement avec tous ceux qui le désirent. Depuis six années,une rencontre d'automne est également organisée à Brockwood Park,un magnifique domaine du Hampshire acquis par la Fondationanglaise. Toutes ces conférences sont ouvertes à tout le monde. ASaanen, ceux qui désirent participer à la rencontre, prennent eux-mêmes leurs dispositions pour leur séjour au village, tandis que lesconférences de Brockwood Park sont suivies, pour la plupart, pardes visiteurs d'un jour ; mais dans l'un et l'autre lieu, le camping estchose très facile, de sorte que les jeunes qui forment une largeproportion de son auditoire, ont le minimum de frais. Récemment, l'enseignement de Krishnamurti a éveillé un grandintérêt dans le monde scientifique et, pour la première fois, enoctobre 1974, un groupe d'éminents physiciens et psychologues estresté dix jours à Brockwood Park pour avoir des discussionsquotidiennes avec lui sur le thème : « Quelle place la connaissanceoccupe-t-elle dans la transformation de l'homme et de la société ? » L'éducation a toujours tenu plus à cœur à Krishnamurti que touteautre chose. Il a aujourd'hui cinq écoles de co-éducation en Inde,dont deux internationales, et une école de co-éducationinternationale à Brockwood Park. Dans ces écoles, dix pour cent desplaces sont réservées à des élèves qui ne peuvent pas payer.Krishnamurti leur rend visite chaque année pour avoir desdiscussions avec les étudiants et les enseignants. Bien que leprogramme scolaire normal soit suivi dans ces écoles, le butprincipal de Krishnamurti, est de donner aux enfants une chance degrandir sans préjugés nationaux, raciaux, religieux, sans préjugés de

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classe et de culture, qui élèvent des barrières entre les êtres humainset soulèvent tant de violence. Lui-même sent qu'il appartient aumonde entier et à aucun lieu en particulier. Pour ces écoles, la difficulté principale est de trouver desenseignants qui soient libres de tout préjugé et possèdent pourtantles qualités pédagogiques nécessaires. Krishnamurti ne perdcependant jamais courage. Il espère pouvoir très bientôt ouvrir uneécole près de Vancouver, une nouvelle école à Ojai en Californie [1],et il projette aussi d'ouvrir davantage d'écoles en Inde qui adésespérément besoin d'instruction. Il a toujours su communiqueraux gens son enthousiasme et gouverner les prudents et les avisés.Des amis avisés lui disent à regret que telle ou telle école est un rêveimpossible ; qu'il n'y a tout simplement pas d'argent ! Il sourit et lereconnaît. Et voilà que bientôt l'argent se matérialisemiraculeusement, un domaine est acquis, du personnel et des élèvesy sont attirés comme par un aimant et l'école démarre. L'enseignement de Krishnamurti a naturellementconsidérablement changé durant toutes ces années et continue dechanger car il cherche à exprimer par des mots nouveaux une véritéqui est aussi évidente pour lui que sa main, mais si difficile à rendreclaire aux autres. Cependant, fondamentalement, son unique soucin'a pas varié depuis la dissolution de l'Ordre de l'Étoile : rendre leshommes psychologiquement libres. Il soutient que cette liberté nenaît que d'une transformation totale de l'esprit humain et que chaqueindividu a la capacité de changer radicalement, non à quelque datefuture mais instantanément. Krishnamurti n'a jamais perdu la joiequi lui est venue au début des années trente, et c'est cette joie qu'ildésire partager. Il sait qu'il a trouvé le remède à la souffrance, et,pareil à un bon médecin, il voudrait le donner au monde.

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I

KRISHNAMURTILES ANNÉES DE L'ÉVEIL

'Chronologie'

ci et dans les notes concernant les sources, les initiales suivantessont utilisées à la place des noms complets :

AB Annie BesantCWL C.W. LeadbeaterEL Emily LutyensGA George ArundaleK KrishnamurtiN NityaOEO Ordre de l'Etoile d'OrientST Société Théosophique

1831 – 11 août : Naissance de H.P. Blavatsky (née von Hahn) 1832 – 2 août : Naissance de H.S. Olcott 1847 – 17 février : Naissance de CWL– 1er octobre : Naissance de AB 1875 – 17 novembre : ST inaugurée en Amérique 1882 – Décembre : Siège ST transféré à Adyar, Madras 1883 – 16 Décembre : CWL adhère à la ST 1884

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– CWL rencontre Madame Blavatsky et se rend avec elle en Inde,arrivant à Adyar le 21 décembre 1888 – 15 mars : AB rencontre Madame Blavatsky 1889 – 21 mai : AB adhère à la ST– Décembre : CWL retourne en Angleterre avec Raja pour devenirtuteur du fils de M. Sinnett et de G A 1890 – AB et CWL se rencontrent 1891 – 8 mai : Mort de Madame Blavatsky 1893 – Novembre : AB se rend en Inde pour la première fois 1895 – 11 mai : Naissance de K 1897 – K manque de mourir de malaria 1898 – AB fonde le Central Hindu Collège, à Bénarès– 30 mai : Naissance de Nitya 1901 – Upanyanam de K 1905 – 7 janvier : Mort de la mère de K 1906 – 16 mai : Enquête à Londres concernant les accusationsd'immoralité contre CWL. CWL démissionne de la ST.

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1907 – 17 février : Mort de H.S. Olcott à Adyar– Juin : AB élue Présidente de la ST 1908 – Novembre : CWL réintègre la ST 1909 – 23 janvier : Narianiah et sa famille arrivent à Adyar– 10 février : CWL arrive à Adyar– 22 avril : AB quitte Adyar pour une tournée de sept mois enEurope et en Amérique– 1er août : K et N mis à l'épreuve par Maître Kuthumi– 27 novembre : AB revient à Adyar et rencontre K pour la premièrefois– 31 décembre : K accepté par Maître Kuthumi 1910 – 11 janvier : Première Initiation de K. N accepté– 6 mars : Document signé par Narianiah transférant la tutelle desgarçons à AB– Avril : Narianiah se plaint de la conduite de CWL envers K– 29 mai : K rencontre GA pour la première fois à Adyar– Fin octobre : K commence à enseigner à groupe à Bénarès– Décembre : Publication de Aux Pieds du Maître 1911 – 11 janvier : Ordre du Soleil Levant fondé par GA qui par la suitedevient l'OEO international– 22 mars : Les garçons quittent Adyar avec AB pour l'Europe– 22 avril : Les garçons embarquent à Bombay avec AB et GA– 5 mai : Groupe arrive à Londres. EL rencontre K pour la premièrefois– 28 mai : K parle pour la première fois à Londres– 12 juin : Garçons avec AB à Paris où elle parle à la Sorbonne, Kvoit Maître le Comte.– 7 octobre : AB et les garçons reviennent à Adyar– 28 décembre : Les gens se jettent aux pieds de K à Bénarès tandis

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qu'il remet certificats de membres de OEO. 28 décembre jour sacrépar la suite dans OEO 1912 – 1er janvier : Revue trimestrielle, le Herald of the Star, fondée enInde– 19 janvier : Narianah signe document à Adyar déclarant qu'il nes'oppose pas à ce que AB amène les garçons en Angleterre pouréducation– 16 février : AB et les garçons arrivent en Angleterre– 26 mars : Garçons à Taormine avec CWL, GA et Raja– 1er mai : Seconde Initiation de K à Taormine– Mai : AB rejoint groupe à Taormine– Fin juillet : Garçons à nouveau en Angleterre avec GA et Raja.CWL retourne en Inde après visite à Gênes– Août : AB revient en Inde pour se défendre contre procès, laissantles garçons sous garde en Angleterre de crainte de kidnapping– 24 octobre : Narianiah intente procès contre AB devant CourRégionale de Chingleput, plus tard transféré à Haute Cour deMadras – Novembre-avril Garçons et gardiens à Old Lodge, AshdownForest 1913 – 20 mars : Procès s'ouvre après différents retards– 11 avril : AB perd tutelle, mais accusation d'immoralité contreCWL et K rejetée– 15 avril : Jugement rendu. AB sommée de remettre les garçonsavant 26 mai, mais dédommagée de tous frais– 25 avril : AB bénéficie sursis exécution durant appel– 17 mai : AB quitte Inde pour Angleterre– 28 juin : Garçons à Varengeville, Normandie, avec GA, Raja etEL– 5 juillet : AB revient à Adyar– Fin septembre : Groupe Varengeville retourne à Londres– Octobre : Mlle Dodge donne à K 500 livres par an– 29 Octobre : Jugement en appel maintenant décision de courinférieure mais renversant ordre concernant frais

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– 31 Octobre : Importante lettre de K à CWL, demandant à êtrelibéré de préceptorat de Raja– 1er décembre : AB présente requête en appel au Comité judiciairedu Conseil Privé à Londres 1914 – 1er janvier : Herald of the Star élargi international paraîtmensuellement– Début janvier : Garçons conduits secrètement à Taormine par GA– 23 janvier : Groupe revenu en Angleterre– 27 janvier : Sursis d'exécution durant appel accordé par ConseilPrivé en présence des garçons– 20 février : CWL quitte Adyar pour Australie qui par la suitedevient son pays de résidence– Mars : Garçons à Shanklin, Ile de Wight, avec GA et Wodehouse– 5 mai : AB gagne son appel devant le Conseil Privé et est défrayéedes frais– Juin : Garçons en Cornouailles avec GA travaillant pour entrer àOxford– 4 août : Entrée en guerre avec Allemagne 1915 – 18 février : K écrit longue lettre à CWL à Sydney exposant toutesses difficultés– Fin mars : Nitya entre à la Croix-Rouge en France commeestafette– Avril : K espère aller en France. Commande uniforme– Mai : Espoirs de K brisés– Juin : K quitte Cornouailles et travaille avec EL à Hôtel PalaceEndsleigh, Bloomsbury, converti en hôpital. N revient de France– Octobre : K abandonne idée de travail militaire sur demande deAB. Les deux garçons s'établissent à Londres pour se préparer denouveau à Oxford. Baillie-Weaver devient influence importantedans leur vie– Début novembre : GA nommé Secrétaire général de la ST enAngleterre et Pays de Galles. Par la suite voit peu K– Fin novembre : Garçons retournent en Cornouailles avecWodehouse comme précepteur

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1916 – Janvier-février : Difficultés d'entrée à Oxford– Juin : Garçons chez M. Sanger, un répétiteur près de Rochester,Kent– 15 juillet : CWL à Sydney sacré evêque dans Eglise LibéraleCatholique– 11 novembre : Mariage de Raja à Londres avec Dorothy Graham 1917 – Mars : Espoir évanoui d'entrer à Oxford ; décide d'essayer pourCambridge– Juin : Pas d'espoir pour Cambridge ; décide d'essayer pourUniversité de Londres– 21 juin : AB et GA internés à Ootacamund– 21 septembre : AB et GA inconditionnellement relâchés– Novembre : K essaie de guérir les yeux de N– Décembre : Garçons déménagent dans appartement à Londres 1918 – 14 janvier : Garçons se présentent à examen d'entrée– Mars : K apprend qu'il a échoué ; N a passé avec honneurs. Lesdeux garçons retournent chez Sanger– 24 mai : Garçons quittent Sanger pour vivre à Wimbledon. Kfréquente les cours à l'Université de Londres– Juin : Nom de N inscrit à Lincoln's Inn– 9 septembre : K se présente pour la seconde fois à examen d'entrée– 1er octobre : K apprend qu'il a de nouveau échoué. Continue defréquenter les cours à Université de Londres– Décembre : Garçons quittent Londres pour reprendre forces aprèsgrippe 1919 – Février : Garçons retournent à Londres. K fréquente de nouveaules cours à U.L. N fait son droit– 6 juin : AB arrive à Londres après plus de quatre ans et demi– 14 juin : K préside réunion OEO, son premier travail pour l'Etoiledepuis le départ d'AB d'Angleterre en 1914– Juillet : K joue au golf en Ecosse et devient joueur classé

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– Octobre : K et N retournent à Paris avec AB. De retour à Londres 1920 – 13 janvier : N passe examen en Loi Constitutionnelle et Histoiredu Droit– 24 janvier : K va à Pariset habite chez les Blech tandis que N resteà Londres– janvier : K se lie avec les Manziarly et Isabelle Mallet, et renoueamitié avec Ruspoli– 8 février : K sent présence invisible. K et Ruspoli malheureux dela même façon– 12 février : K va dans le sud de la France avec Max Wardall– 28 février : K retourne à Paris dans appartement à lui– 24 mars : N empêché par AB d'aller en Inde– Avril : GA se marie avec Rukmini Devi en Inde– 6 mai : K pense toute la journée au Seigneur Bouddha et médite– 20 juillet : K rejoint les Manziarly à Amphion près de Genève– 25 juillet : K s'intéresse de nouveau à ST et OEO. Il apprendl'arrivée de Raja à Londres avec Rajagopal– 31 juillet : K déclare croire aux Maîtres mais se rebelle contrecertaines choses qu'il trouve « monstrueusement malsaines » dansST– 30 septembre : K et N retournent à Londres et demeurent dansnouvel appartement– Octobre : K rencontre Rajagopal– 5 octobre : N passe examen en Droit pénal– 8 décembre : K retourne à Paris à hôtel rue de Ponthieu– 28 décembre : K parle volontairement à une réunion de ST 1921 – 1er janvier : Editorial de K paraît de nouveau dans le Herald– Mi-mai : N a première hémorragie– 22 mai : K faisant légère méditation. Il décide qu'il doit avoir unephilosophie de vie– 29 mai : N va à Paris pour se faire soigner par Dr Carton– 23-26 juillet : AB et K participent premier Congrès mondial de STà Paris– 27-28 juillet : Premier Congrès mondial de OEO. K prend tout enmain et étonne même AB

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– 1er août : K et N vont à Boissy-St-Léger– 4 septembre : K et N vont en Suisse avec Rajagopal– 15 septembre : K va en Hollande, voit château Eerde pour lapremière fois ; rencontre Helen Knothe et tombe amoureux– 20 octobre : K à Londres puis à Amsterdam pour Conventions deST et OEO– 19 novembre : K et N accueillis par AB à Bombay– 3 décembre : K et N accueillis par AB à Bombay– 5 décembre : Le groupe arrive à Adyar– 14 décembre : Grade de Docteur honoris causa conféré à AB àBénarès– 17 décembre : EL arrive à Bombay, accueillie par K et N– Fin décembre : K donne une des quatre conférences de laConvention à Bénarès 1922 – 11 janvier : K parle bien à une réunion de OEO à Adyar– Mi-janvier : K et N rencontrent leur père– 22 mars : K et N embarquent à Colombo avec Raja pour laConvention de ST à Sydney– 12 avril : Ils arrivent à Sydney et sont accueillis par CWL qu'ilsn'avaient pas vu depuis juillet 1912– 19 avril : Troubles commencent à la Convention entre CWL et lafaction Martyn– 29 avril : Nitya de nouveau malade. Lui et K vont à Katoomba– 9 mai : AB arrive à Sydney– Mai-juin : Clameur dans les journaux– 15 mai : K, N, Raja et d'autres vont volontairement au Bureau depolice pour réfuter accusations d'immoralité contre CWL– Fin mai : Décision prise de retourner en Europe via San Franciscoet de passer été dans Vallée d'Ojai– 1er juin : Message de Maître Kuthumi donné à K– 3 juillet : K et N arrivent à San Francisco– 6 juillet : Ils arrivent à Ojai– Mi-juillet : Nitya de nouveau très malade. Rosalind Williams vientprendre soin de lui– 5 août : K commence à méditer sur message du Maître– 17-20 août : K subit expérience qui change complètement sa vie.CWL soutient que c'est sa troisième Initiation

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– Fin août : L'étrange « processus » de K commence 1923 – Janvier : K commence à écrire un message mensuel pour lesGroupes d'Auto-Préparation et aussi éditoriaux. Son premier poèmepublié dans Herald– Février : K commence à travailler pour OEO, parlant et recueillantargent– Mi-Février : Ils achètent leur cottage et 24 ha de terre avec unemaison plus grande dessus– Mai : K parcourt Amérique faisant des conférences, AB et CWLincapables d'expliquer « processus » de K– 11 juin : K et N arrivent en Angleterre– 18-29 juillet : Congrès ST et OEO à Vienne ; AB ne peut venir, Kpréside donc OEO– 30 juillet : K et N avec groupe d'amis à Ehrwald dans Tyrolautrichien.– 22 septembre : « Processus » de K très douloureux– Fin septembre : K et groupe visitent château d'Eerde qui, avec undomaine de 200 hectares, est offert à K par baron van Pallandt– 22 octobre : K et N retournent en Amérique avec Rajagopal– 8 novembre : Ils atteignent Ojai et habitent la grande maison qu'ilsappellent « Arya Vihara »– 20 novembre : « Processus » de K recommence et continuejusqu'au 11 avril 1924 1924 – Février : « Processus » de K atteint point culminant mais continuetoujours– Avril : Docteur Rocke arrive, envoyé de Sydney par CWL pours'assurer que le corps de K n'est pas trop surmené– 11avril : Décrit par N comme une merveilleuse nuit pour eux tous.Dr Rocke présent– 15 avril : AB arrive en Angleterre– 15 juin : K, N et Rajagopal arrivent en Angleterre– Juillet : AB, K et N vont à Paris. Première fois dans un avion– 9-15 août : Conventions ST et OEO à Arnhem, Hollande, suiviespar premier Camp de l'Etoile à Ommen– 18 août : K et N vont avec groupe d'amis à Pergine près de Trento

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– 21août : « Processus » de K recommence– 31août : K commence à parler à groupe– 24 septembre : « Processus » s'arrête– 28 septembre : Tous quittent Pergine– 2 novembre : K et N embarquent à Venise pour Bombay avec EL– 18 novembre : Arrivée à Bombay où AB les accueille– 24 novembre : Arrivée à Adyar 1925 – Début janvier : K va à Madanapalle pour chercher un siteconvenable pour université. Trouve terrain dans Vallée Tettu (par lasuite rebaptisée Rishi) acquis en 1926– 26 janvier : N de nouveau très malade va à Ootacamund avecMme de Manziarly– 3 avril : K, N, Raja, Rama Rao et EL arrivent à Sydney, accueillispar CWL– 7 avril : Spécialiste examine N et lui ordonne d'aller à la montagne– 10 avril : Ouverture Convention OEO– 19 avril : K, N, Rosalind, Mme Roberts et Rama Rao déménagentdans cottage à Leura– 8 mai : Beaucoup d'avancements occultes à la fête du Wesak– 25 mai : K parle au Manoir– 1er juin : Annoncé dans Herald que K ne pourra pas participer auCamp d'Ommen en août à cause de la santé de N– 2 juin : CWL apprend à EL que « processus » de K est dû auxspirillae pénétrant de force dans chaque atome– 24 juin : K, N, Rosalind et Rama Rao quittent Sydney pour SanFrancisco– 15 juillet : Ils arrivent à Ojai après effroyable voyage. N trèsmalade– 18 juillet : AB, EL et Shiva Rao arrivent en Angleterre– 24 juillet : AB reporte conférences au Queen's Hall pour aller àHuizen– 7 août : GA soutient que K et d'autres ont passé quatrièmeInitiation– 10 août : GA « transmet » noms de dix des douze apôtres– 11 août : AB annonce au Camp d'Ommen les noms de sept desapôtres– 14 août : GA dit que K et d'autres ont eu la dernière Initiation. EL

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revient à Londres pour trouver lettre de K pleine de malheureuxscepticisme– 24 août : Rajagopal arrive à Ojai, envoyé par AB pour aider àprendre soin de N– 16 septembre : K décline avec tact confirmer Initiations« transmises » à Huizen– 23 octobre : K, Rajagopal et Rosalind arrivent en Angleterrelaissant Mme de Manziarly et Rama Rao pour prendre soin de N. Ktrès malheureux et sceptique concernant Initiations et apôtres– 2 novembre : AB et K parlent à une réunion à Londres sansmentionner apôtres– 8 novembre : AB, K EL, Rajagopal, Rosalind, Shiva Rao,Wedgwood, GA et Rukmini embarquent à Naples pour Colombo– 13 novembre : N meurt à Ojai à 10 h 37 du matin– 14 novembre : K apprend nouvelle mort de N. Dix jours dechagrin suivent après quoi K se ressaisit et écrit article sur N– 25 novembre : Groupe arrive à Adyar. Rajagopal devientSecrétaire général de OEO à la place de N– 3 décembre : CWL et groupe arrivent à Adyar de Sydney. Peuaprès AB fait dernier effort pour amener K a reconnaître les apôtres– 21 décembre : K officie pour la première fois à rituel réforméhindou– 24-27 décembre : Convention ST– 28 décembre Convention OEO s'ouvre. Le Seigneur parle à traversK à une réunion du matin 1926 – Janvier : CWL et groupe retournent à Sydney– 6 février : K va à Bénarès parler à enfants à école ST– 25 mars-19 avril : K à Ootacamund se relevant d'intoxicationalimentaire– Mai : Nombreux journalistes à Bombay d'où AB et K embarquentpour Angleterre– 3-19 juillet : Première réunion au château d'Eerde avec 35personnes invitées par K– 7 juillet : K commence à parler chaque matin– 19 juillet : Tous les présents croient que le Seigneur a parlé uneheure à travers K à causerie du matin

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– 24-29 juillet : Camp d'Ommen. Ouverture Convention en présencede AB et Wedgwood– 27 juillet Le Seigneur parle à travers K au feu de camp du soir.Wedgwood dit à Mme Besant que fameux magicien noir parle àtravers K. AB le dit à K qui déclare qu'il ne parlera jamais plus enpublic si elle croit cela. AB très bouleversée– 19 août : AB, K, Rosalind et Rajagopal embarquent pourAmérique. Décision soudaine de AB de l'accompagner– 26 août : Groupe arrive New York. Nuée de journalistes à bord– 27 août : K interviewé seul par 40 journalistes. Fait bonneimpression. Beaucoup de publicité à Chicago aussi où ils viennentpour la Convention après New York– 3 octobre : K amène AB à Ojai pour la première fois– Mi-octobre A cause enflure douloureuse dans la poitrine, Kconseillé par docteurs ne pas se rendre en Inde comme prévu. ABdécide de rester l'hiver avec lui à Ojai– Novembre : AB achète terre dans Vallée Ojai pour œuvre de K 1927 – Janvier : « Processus » de K recommence avec douleur intense. Ilécrit chaque jour des poèmes– 14 janvier : AB déclare à Associated Press d'Amérique : –« L'Instructeur du Monde est ici »– 19 avril : AB, K, Rosalind et Rajagopal arrivent en Angleterre– 25 mai : K va à Paris où il déclare dans une réunion SE que lesMaîtres sont seulement « des incidents ». Choque et troublebeaucoup de gens– 19 juin : Un plus grand rassemblement au château Eerde. Aprèspremière causerie K alité pour dix jours avec bronchite– 24 juin : GA déclare à réunion à Londres qu'il n'est pas d'accordavec AB que la conscience de K est fusionnée avec celle duSeigneur– 28 juin : EL et Rajagopal établissent nouveaux objectifs pourOEO. Le nom est changé en Ordre de l'Etoile, et le Herald en StarReview.Un International Star Bulletin est aussi proposé– 30 juin : K reprend ses causeries. Il désire ardemment devenirsanyasi– 22 juillet : Raja arrive de Huizen

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– 23 juillet : K parle le matin blâmant Raja– 24 juillet : Raja déclare que la rencontre a été un échec– 29 juillet : K parle au Conseil de l'Etoile, disant qu'il estmaintenant certain de sa mission– 2 août : K donne sa première réponse à question vitale s'il croit ounon aux Maîtres– 7-12 août : Camp de l'Etoile à Ommen avec AB et Raja présents.K parle de son union avec le Bien-Aimé– 15 août : K parle au Camp de Service après départ de AB. Lecompte rendu de causerie la trouble beaucoup– Fin août : K va en Suisse quelques semaines– 21 septembre : K va à Paris et pose pendant huit jours pour lesculpteur Antoine Bourdelle– 30 septembre : K s'envole à Londres pour célébrer avec AB sonquatre-vingtième anniversaire le 1er octobre– 3 octobre : Rosalind et Rajagopal se marient à Londres– 13 octobre : AB et K quittent Marseille pour l'Inde– 27 octobre : AB et K débarquent à Bombay pour faire face à foulede journalistes. AB « porte témoignage » qu'un fragment de laconscience de K a maintenant fusionné avec celle du Seigneur– Novembre : K à Adyar. Il donne une conférence publique àMadras– 4 décembre : CWL arrive à Adyar pour Convention ST ; trèsrespectueux envers K. AB et CWL déclarent clairement pendantConvention que K est l'Instructeur. AB se déclare elle-même « sondisciple fervent » 1928 – 11 janvier : GA « dans un état » concernant K, ne croyant pas qu'ilest (Jour de l'Instructeur. Premier Camp de l'Etoile à Guindyl'Etoile)– Janvier : Le Trust de la Vallée Rishi fondé– ler-6 février : Premier Camp à Bénarès– Février : K parcourt l'Inde– 29 février : K, exténué, embarque avec Jadu pour Europe. Pour lapremière fois, il donne causeries à bord sur demande des passagers– 31 mars : K donne première conférence publique à Londres àFriends Meeting House– 3 avril : K embarque pour New York après visite à Paris, Eerde et.

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Londres– Avril : K se repose à Ojai– Mai : K ennuyé d'être entraîné dans mouvement Mère du Monde– 15 mai : K donne première causerie publique en Amérique à16.000 personnes à Hollywood Bowl– 21-28 mai : Premier Camp de l'Etoile à Ojai sur terrain de laFondation de la Vallée Heureuse– 14 juin : K, avec Rajagopal et Jadu, arrive en Angleterre– 18 juin : K parle au Kingsway Hall– 23 juin : K parle à la Salle Pleyel, Paris– 27 juin : K fait une émission de Tour Eiffel– 30 juin : Rassemblement plus grand que jamais à Eerde. Pas aussiharmonieux en conséquence– 8 juillet : Première causerie de K à réunion après maladie d'unesemaine. AB très malade à Londres– 3.0 juillet : K va à Londres pour nuit voir AB– 2-10 août : Camp Ommen– 9 août : AB retourne en Inde– Août-septembre : K à St-Moritz avec Raja– 20 octobre : K embarque avec Jadu pour Colombo– Fin octobre : AB dissous SE partout dans le monde– 6 novembre : K arrive Adyar– 7-14 décembre : Réunion d'hiver à Bénarès d'après principes deréunions Eerde– Décembre : AB dit à K qu'elle voudrait abandonner Présidence deST pour le suivre partout, mais Maître de AB ne le permettra pas– Décembre : Terrain Rajghat, Bénarès, acquis pour école– 23-28 décembre : Convention ST à Bénarès. K préside enl'absence de AB. AB donne instructions ne pas faire cérémoniespendant Convention. GA célèbre messe à l'extérieur Domaine ST 1929 – Janvier : K de retour à Adyar– 16 janvier : Siège de l'Etoile ouvert à Adyar– Février : K embarque pour Europe avec Jadu– Mars : K retourne en Amérique avec Jadu. Le 5, à bord, K écrit àMar de Manziarly : – « Je n'abandonnerai jamais personne mais toutle monde m'abandonnera »– 19 mars : K à Ojai surpris de trouver opposition à lui parmi

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membres de l'Etoile– Mai : K à Ojai se sent malade et faible. Nouveau médecin dit qu'ildoit faire attention, car une bronchite constante a rendu son poumonfaible. Par la suite annule conférences au Queen's Hall de Londresprévues pour juillet. Les journaux disent qu'il y a une faille entre Ket AB que K déclare absurde– 27 mai-4 juin : Camp Ojai. K dit à une réunion : – « Je suis cettegrande flamme qui est la gloire de la vie »– 18 juin : K avec Jadu et les Rajagopal arrivent à Londres– 25 juin : K va dans les Alpes françaises avec Jadu pour repos– 10 juillet-1er août : Rassemblement à Eerde– 3 août : K dissout l'Ordre de l'Etoile à Camp d'Ommen– 1er octobre : Réouverture SE– 11 octobre : K retourne en Inde avec AB– 23 octobre : Ils arrivent à Bombay et passent quelques jourspendant lesquels K parle trois fois– 10-17 novembre : Camp à Bénarès– Fin novembre : K parcourt le nord de l'Inde– 23-27 décembre : Convention ST à Adyar. CWL, qui était venu deSydney, se tourne contre K et soutient que « l'Avènement a maltourné »– 26 décembre : K écrit à EL disant qu'il va démissionner de ST– 28 décembre-3 janvier : Camp de K à Guindy 1930 – 1er février : K quitte Bombay avec Jadu pour l'Angleterre en routevers l'Amérique– 21 mars : Ils arrivent à Ojai– 27 juin-1er Juin : Premier Camp à Ojai ouvert au public– Juin : K parcourt l'Amérique– 26 juin : K embarque de New York pour l'Angleterre avecRajagopal– 16- 25 juillet : Rassemblement Eerde– 26 juillet-7 août : Premier Camp d'Ommen ouvert au public– 15 octobre-5 novembre : K en France et en Suisse. II a une gravebronchite et annule tour 5 novembre Italie– 6-30 novembre : K à Taormine, récupérant– 9-14 décembre : K parle à Athènes– 17- 23 décembre : K à Bucarest venu là en bateau de

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Constantinople. Il est protégé par police jour et nuit car sa vie estmenacée par des étudiants nationalistes catholiques. 1931 – 5-8 janvier : K en Yougoslavie– 10 janvier-février : K en Hongrie où il tombe malade– 6- 10 février : Dernier rassemblement au château Eerde– 7- 9 mars K donne des causeries publiques à Londres à FriendsMeeting House– Mars-mai : K parcourt Europe du Nord– 26 mars : Document de transfert signé retournant Eerde au baronvan Pallandt– 28 juillet-6 août : Camp d'Ommen– 19 août : Mort de Jadu en Arizona durant une tournée deconférences– Mars-mai : K parcourt Europe du Nord– 26 mars : Document de transfert signé retournant Eerde au baronvan Pallandt– 28 juillet-6 août : Camp d'Ommen– 19 août : Mort de Jadu en Arizona durant une tournée deconférences– Octobre : K retourne à Ojai– Décembre : K en samadhi à Ojai 1932 – Janvier-avril : K parle chaque dimanche à Oak Grove à Ojai– 2-8 juin : Camp Ojai– 13 juillet-6 novembre : K parcourt USA et Canada– 7 décembre : K et Rajagopal arrivent Adyar via Angleterre. Krencontre AB qui a perdu la mémoire– 28 décembre-4 janvier : Camp de K à Guindy suivant ConventionST. K ne parle pas à Convention 1934 – 7-17 janvier : K à Bénarès où il donne six conférences publiques– 21 janvier-27 janvier : K parcourt l'Inde du nord– Mars : K malade avec la varicelle à Bénarès– Avril : K récupère près de Darjeeling

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– 2 mai : K prend congé de AB à Adyar– Mai : K embarque à Bombay avec Rajagopal– 20 septembre : Mort de AB 1934 – 1er mars : Mort de CWL

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M

KRISHNAMURTILES ANNÉES DE L'ÉVEIL

'Notes et sources'

Ce sont les mêmes abréviations que dans la chronologie quisont ici utilisées, avec les ajouts suivants :

AA Archives d'AdyarLutyens Candles in the Sun par Lady Emily

Lutyens (Hart-Davis, 1957)M. Lutyens To Be Young par Mary Lutyens (Hart-

Davis, 1959)MLCK Communications personnelles de KMLP Documents en ma possessionNethercote II The Last Four Lives of Annie Besant de

A.N. Nethercote (Hart-Davis, 1961)SPE Société de Publication de l'Étoile, OmmenMPT Maison de Publication Théosophique,

AdyarSources générales

Lettres de K à LE : MLP; ses autres lettres : AALettres de AB à LE : MLP; ses autres lettres : AALettres de CWL àLE :

MLP; ses autres lettres, sauf affirmationcontraire : AA

Lettres de N : AA

lle Marcelle de Manziarly m'a retranscrit avec le plus grandsoin les dates se trouvant dans ses notes personnelles et des

extraits de lettres que lui avaient adressées K et N. Elle m'a prêté leslettres de N à sa mère. Une Bibliography of the Life and Teachingsof Jiddu Krishnamurti par Susanaga Weeraperuma a été publiée en1975 par E.L. Brill de Leiden, en Hollande. Je suis grandementredevable envers M. Weeraperuma de m'avoir donné une copie deson travail avant la publication, ainsi qu'envers M. Yajnasvara Sastrypour m'avoir prêté un dossier de quatre volumes qu'il a établi et qui

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consiste en documents concernant la venue de l'Instructeur duMonde dans les différentes publications théosophiques et de l'Étoileentre 1909 et 1934. Je désire également exprimer mes remerciementsà Mme Radha Burnier pour la recherche qu'elle a effectuée pour moià Adyar. Plus que tout mes remerciements vont à M. Sri Ram,dernier président de la Société Théosophique, pour m'avoir permisd'utiliser les matériaux que constituent les archives d'Adyar.p. 13 – Le nom du père de K s'orthographiait Giddu ou Geddu. Lenom provient du village d'où la famille était originaire, bien que cevillage n'ait pu être découvert. Il n'est pas obligatoire chez lesHindous d'indiquer d'abord le nom de famille.p. 14 – Avant que l'on ne trouve l'horoscope de K, la date de sanaissance était située tantôt le 4, le 11 ou le 25 mai (le 25 étant ladate la plus fréquemment adoptée). Même si le mois ne variaitjamais, on crut longtemps que l'année était 1896 ou 1897. Ces datescontradictoires étaient fournies par Narianiah. L'horoscope fut publiéd'abord par C. Jinarajadasa dans le Theosophist d'avril 1932. Descopies – en sanskrit et en anglais – de l'original avaient été remisespar Narianiah à l'astrologue S.E. Sutcliffe, qui les transmit àJinarajadasa. Ce dernier supposa que l'original – en sanskrit – futécrit sur une feuille de palmier comme c'était le cas pour lui.p. 16 – La narration par Narianiah de l'enfance de K fut prise sous sadictée en 1911 par Mme Katherine Taylor, théosophe anglaise vivantà Adyar. Le compte rendu fut signé par Narianiah en présence dedeux témoins : Johann van Manen et Mme Georgia Gagarin : AA.p. 17 – Mémoire de K En 1913, à Varengeville en Normandie, K futamené à écrire un essai sur « Les cinquante ans de ma vie ». Ildécida de le rédiger sous forme autobiographique, avec l'intention dele compléter année après année. Tout cela a été effectivement rédigéen 3 500 mots environ, donnant une esquisse de sa vie jusqu'en1911 : AA.p. 19 – Entrée de K et de N au lycée de Madanapalle : une lettre endate du 14 décembre 14, du directeur, Retini Rau, en réponse à unedemande de CWL pour s'informer sur la date de naissance de K. Ledirecteur ne fut pas capable de donner la date exacte mais donna delui-même l'information selon laquelle K avait suivi l'école primairede Madanapalle de septembre 1902 à la fin de l'année, pendant l'undes courts déplacements de son père : AA.p. 19 – K dans la chambre puja de sa mère : mémoire de

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Varengeville.p. 19 – Demande d'autorisation de Narianiah de vivre à Adyar : unelettre de lui à AB, de Madanapalle, et en date du 10 mai 1908,commençant ainsi : « Chère Mère et Respectée Mère ». Une note àpropos de cette lettre dans les notes de lecture de AB : « Non, pasd'école. Inconvénient de la famille des garçons » : AA.p. 23 – Descriptions des Maîtres : The Masters and the Path, parC.W. Leadbeater (MPT, 1925).p. 25 – CWL entrant à la ST et rencontrant Mme Blavatsky : HowTheosophy Came to Me, par C.W. Leadbeater (MPT, 1928).p. 25 – CWL portant un pot de chambre : raconté par N à Pergine en1924.p. 28 – Pour un compte rendu complet du scandale Leadbeater de1906, voir Nethercote II, pp. 92 à 98.p. 29 – Lettres de CWL à AB de 1906 : The Evolution of Mrs Besantpar l'auteur de Justice pp. 144-5 (Madras, 1918). Voir p. 83 n.p. 31 – Lettre d'Olcott à CWL. : Ibid, pp. 192-4.p. 34 – Narration de Wood sur la « découverte » de K : ClairvoyantInvestigations by C. W. Leadbeater and « The Lives of Alcyone »,quelques événements décrits par Ernest Wood; avec des notes par C.Jinarajadasa (imprimés secrètement à Adyar en 1947). Voirégalement Theosophical Journal (Angleterre). Janvier/février 1965.p. 35 – Description de K se rendant dans la chambre de CWL :mémoire de Varengeville.p. 35 – K considéré comme stupide à l'école : MLP.p. 36 – Les lettres de CWL à AB figurant dans ce chapitre furentpubliées par Jinarajadasa dans le Theosophist de juin 1932.p. 37 – En 1924, d'autres « Vies d'Alcyone » apparurent dans leTheosophist, s'étendant de 70 000 à 30 275 av. J.-C. En 1935,l'ensemble complet des « Vies » fut publié en deux volumes (MPT)p. 37 – Shiva Rao selon les recherches de CWL : MLPp. 38 – Compte rendu de Clarke des premiers jours à Adyar : TheChildhood of Krishnajipar le Capitaine R. Balfour Clarke(Australian Theosophist, août, septembre, octobre, décembre 1928).Un MS de Clarke, intitulé « Impression », donne de plus amplesdétails sur l'enfance de K : AA.p. 39 – Méthode de CWL pour supprimer la peur en K : Lutyens, p.39.p. 40 – CWL frappant K : MLCK.

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p. 41 – Exposé de Clarke sur At the Feet of the Master : AustralianTheosophist, août 1928, et « Impressions ».p. 41 – Exposé de Mme Russak sur At the Feet : Adyar Bulletin,novembre 1912.p. 42 – Rencontre de K et de AB : mémoire de Varengeville.p. 44 – K à propos de CWL jouant au tennis : ibid.p. 46 – Les instructions du Maître furent transmises à AB dans leslettres de CWL.p. 48 – Exposé de Clarke sur l'Initiation de K : AustralianTheosophist, septembre 1928, et « Impressions ».p. 55 – Le témoignage de Lakshman selon lequel il aurait vu CWL etK dans une situation compromettante fut remis à la Cour (voir p.86). Il en ressortit finalement que c'était la nudité, contraire auxnormes de caste, qui l'avait choqué. Il ne pensait pas que CWL était« en train de faire quelque chose de mal ».p. 56 – Un plan des bâtiments du quartier général, publié dans unalbum de photos d'Adyar prises par K en 1911, montre la positiondes chambres de CWL et de K. Les barres parallèles pour lesexercices de K se trouvaient dans la chambre de CWL. Album :MPT, 1911p. 56 – K dans la routine d'Adyar : mémoire de Varengeville.p. 58 – La première rencontre entre G.A. et K eut lieu le 29 mai1910, sur la terrasse de AB à Adyar. G.A. écrivit à ce propos : « ...Jen'ai jamais contemplé un tel visage : c'était le visage du Christ enfantincarné devant moi » : Alcyone and Mizar, brochure de GeorgeArundale en 1912.p. 59 – CWL sur l'arrangement des notes de K pour At the Feet ofthe Master : The Masters and the Path, pp. 65-6 (MPT, 1925).p. 60 – Wodehouse sur K : The Man and his Message, de LillyHeber, p. 49 (Allen and Unwin, 1931).p. 61 – Plaidoierie de AB proclamant l'Instructeur du Monde : AdyarBulletin, juin 1912.p. 64 – Descriptions de EL, de K dans ce chapitre : Lutyens pp. 30-5.p. 65 – Compte rendu des activités de K en Angleterre : ses lettres etcelles de AB à CWL.p. 68 – Enild Bagnold sur AB : Autobiography (Heinemann, 1961).p. 68 – Première causerie de K à la Table Ronde : Adyar Bulletin,juillet 1911.

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p. 69 – Mlle Bright sur N : Old Memohes and Letîers of Mrs Besantpar Esther Bright (MPT, Londres, 1936).p. 71 – Lettre de CWL à Ruspoli : Australian Theosophist, octobre1928.p. 74 – Histoire racontée par les partisans de Narianiah : OccultInvestigations par C. Jinarajadasa (MPT, 1938).p. 75 – Souvenirs de EL dans ce chapitre : Lutyens, pp. 38-9.p. 75 – Compte rendu de la seconde initiation de K par CWL : TheMasters and the Path, pp. 198-209.p. 76 – Education as Service (MPT, Londres, octobre 1912). Ce petitlivre est basé sur nombre des expériences personnelles de K àl'école.p. 78 – Description de EL de CWL : MLP.p. 88 – The Times du 8 mai 1913, p. 7, consacra toute une colonnesur la question rapportant de manière inexacte que « M. Leadbeaterétait certainement quelqu'un des plus immoraux ».p. 90 – Descriptions de EL de Varengeville : Lutyens, pp. 56-60.p. 100 – Souvenirs de EL dans ce chapitre : Lutyens, pp. 63-70.p. 100 – Les instructions du Maître : publiées en résumé dans leTheosophist de novembre 1932. Une partie de ces instructions étaitqu'Alcyone et son frère ne devraient pas résider à Londres, quoiquede courtes visites puissent y être rendues quand le travail l'exigeait.Si possible, ils devraient combiner les collines et la mer comme àTaormine; s'ils devaient vivre dans les Iles Britanniques, les IlesAnglo-Normandes ou l'Ile de Wight seraient préférables bien qu'il yeût d'autres endroits du Devonshire et de Cornouailles où ilspourraient aller.p. 101 – AB donne sa bénédiction à K et à EL : journal de EL, 2 mai1914.p. 101 – L'affaire du Conseil privé fut rapportée dans The Times des5 et 6 mai 1914. Le jugement du 25 mai (The Times du 26 mai)spécifia pour la première fois pour l'Inde ce qu'était la loi anglaise :quand des mineurs sont à l'âge de raison ils doivent être représentésdans toutes les questions les touchant de façon vitale.p. 102 – Objection de AB à K concernant la nourriture : Lutyens, p.69.p. 103 – Lettre de GA à EL : MLP.p. 104 – Déclaration de CWL sur la bénédiction d'être tué à laguerre : Theosophist, Janvier 1915.

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p. 105 – Les avertissements sur le fait de rejeter l'Instructeur lors desa venue, ou de ne pas le reconnaître, furent prononcés dès le moisde mai 1909 et furent réitérés fréquemment jusqu'en 1930.p. 105 – Télégramme d'anniversaire à CWL : AA.p. 111 – Déclaration sur le travail hospitalier de K Theosophist inAustralia, Octobre 1915.p. 111 – Efforts de K pour faire un travail de guerre : lettre à CWL.11 janvier 1916.p. 121 – Lettre de K à AB sur le pouvoir de guérir : 20 janvier 1918.p. 121 – K échoue à l'examen : journal de EL.p. 121 – Opinion de Sanger sur K : Occult Investigations par C.Jinarajadasa (MPT, 1938).p. 126 – Jamnadas à propos de K en train de nettoyer seschaussures : MLP.p. 126 – Description de Mary, de K et de N : M Lutyens, pp. 43-4.p. 128 – Jamnadas et N à des courses : MLP.p. 134 – K se rendant dans la chambre d'une femme : MLCK.p. 135 – Les détails de la vie de N dans ce chapitre proviennent deson journal de 1920 : MLP.p. 144 – CWL à propos du Seigneur choisissant quelqu'un danschaque pays : Theosophy in Australia, avril 1919.p. 148 – Première hémorragie de N : Lutyens, p. 89.p. 149 – Lettre de N à CWL : 22 août 1921 : partie d'une longuelettre conjointe de K, N et Ruspoli. N écrivit que K n'avait pas euconnaissance de cette partie de la lettre en faisant l'éloge.p. 154 – Impressions de EL sur K et N en vêtements indiens :Lutyens, p. 92.p. 155 – Conférence de K à Bénarès le 28 décembre : Herald,septembre 1922.p. 155 – EL sur le discours de K : Lutyens, P. 95.p. 156 – Discours de K le 11 janvier à Adyar : Herald, juin 1922.p. 157 – Suggestion de N que lui et K rencontrent leur père : lettre àAB, 12 octobre 1921.p. 157 – Narianiah se lavant les pieds : MLCK.p. 162 – Lettre de N à Ruspoli : de SS Ventura en route pour SanFrancisco, 2 juillet 1922.p. 163 – Lettre de CWL à AB sur le fait de devenir évêque :Extracts from Letters from C. W. Leadbeater to Annie Besant 1916-

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1923, recueillis par C. Jinarajadasa (MPT, 1952).p. 165 – K sur le tapage à la Convention : lettre du 22 avril 1922 àEL.p. 166 – Pour un compte rendu complet des accusations portéescontre Wedgwood et CWL voir Nethercote II, pp. 317-29.p. 166 – Démission de Wedgwood de la ST : lettre officielle à AB,du 7 mars 1922, ibid. p. 323.p. 171 – K à l'Université de Berkeley : lettre d'Ojai, au 9 juillet 1922.p. 173 – Abram's Method of Diagnosis and Treatment, édité par SirJames Barr (Heinemann, 1925).p. 174 – The Book of Life, Mind and Body par Upton Sinclair (NewYork, 1923-1924).p. 174 – K et N remettent de leur sang pour qu'il soit analysé après le12 août ; N avait terminé le traitement et son sang avait été examinéà nouveau pour être considéré comme sans maladie le 17septembre ; lettres de K à EL.p. 175 – Comptes rendus de K et de N sur l'expérience de K : MLP.p. 184 – Exposé de M. Warrington : MLP.p. 188 – Lettre de EL à Ruspoli : 12 octobre 1922, MLP.p. 193 – Pour une description complète des centres de force du corpshumain, voirThe Chakras par C.W. Leadbeater, illustré (MPT, 1927).p. 196 – K a écrit quelques lignes sur l'esprit d'un sequoia : Herald,août 1923.p. 199 – Souvenirs de EL de l'évanouissement de K : Lutyens, p.103.p. 199 – Lettre de EL à AB : AA.p. 200 – Deux des discours de K au congrès de Vienne : Herald,septembre 1923.p. 200 – Lettres de EL à AB depuis Ehrwald : AA.p. 206 – Message de Maître Kuthumi : AA.p. 215 – Lettres de N à AB sur le « troisième oeil » : 11 mars 1924.p. 216 – Message à K du Seigneur Maitreya et de Maître Kuthumi :AA.p. 217 – Lettre de K à EL au sujet de la visite du Dr Rocke : 26 avril1924.p. 219 – Informations pour ce chapitre : MLP.p. 221 – Causeries de K à Pergine : Towards Discipleship (MPT,1925).

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p. 223 – Sentiment de Betty à propos de K : A Goldfish Bowl parElisabeth Lutyens (Cassell, 1972)p. 224 – Le message du Maître : Lutyens, p. 112, et notes éditorialesde K, Herald, janvier 1925.p. 226 – Amour de N pour Mary et retour de sa maladie : M.Lutyens, pp. 125-9.p. 232 – Information sur ce chapitre : MLP.p. 236 – Pour CWL sur les Spirillae : journal de EL du 2 juin 1925,et « Impressions » de Clarke.p. 241 – Information pour ce chapitre : MLP.p. 244 – Annonce publique par AB du nom des apôtres : Herald,septembre 1925.p. 245 – Discours de GA sur l'Université mondiale : ibid.p. 250 – Information pour ce chapitre : MLP.p. 251 – Conditions posées par GA et Wedgwood pour sauver la viede N : MLCK.p. 252 – Shiva Rao concernant la douleur de K à la mort de N :MLP.p. 252 – Article de K sur N : notes éditoriales, Herald, janvier 1926.A la fin de l'article, K citait Adonais de Shelley. Le manuscritoriginal est au crayon : MLP.p. 253 – Remarque de CWL à K sur le fait d'être Arhat : Lutyens, p.140.p. 255 – AB demandant à K s'il accepterait des disciples : MLCK.p. 256 – Discours de K, le 28 décembre 1925 : Herald, février 1926.p. 256 – AB écrivit également, dans le Theosophist de janvier 1926 :« Il n'y avait aucune surexcitation, aucune agitation, même le 28décembre quand, tandis que notre frère Krishnaji achevait son« discours », sa phrase fut interrompue par notre Seigneurl'Instructeur du Monde, qui prit possession de son corps et parladurant deux phrases ».p. 257 – Discours de K aux représentants nationaux : Herald, mars1926.p. 257 – Causerie de K à des élèves le 5 janvier 1926 : Lutyens, p.144.p. 257 – K dit à EL qu'il se sent tel une feuille : journal de EL, 19janvier 1926.p. 257 – Réponse de CWL à la question concernant l'Instructeur duMonde : Herald, juin 1926.

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p. 257 – Lettre de Lady Betty Balfour à EL : MLP.p. 260 – Les coupures de presse sur K furent rassemblées dans leReader's Digest de juin 1926.p. 262 – Invitation à la rencontre de Eerde : Marcelle de Manziarly.p. 262 – Information sur la rencontre d'Eerde donnée dans cechapitre : MLP.p. 263 – Discours de K à la rencontre de Eerde de 1926 : TheKingdom of Happiness (Allen and Unwin, 1927)p. 264 – Lettre de EL à Raja : Lutyens, pp. 148-50.p. 265 – Discours de K au feu de camp du 27 juillet : The Pool ofWisdom, pp. 18-24 (SPE, 1928).p. 266 – Lettre de Mme Kirby à R.G. Macbean du 31 juillet 1926 :Theosophist, juillet 1948.p. 267 – Incident du magicien noir : Lutyens, p. 152, confirmé plustard dans une lettre de Rajagopal à EL : MLP.p. 267 – Discours de K du 28 juillet : The Pool of Wisdom, pp. 24-30.p. 268 – Arrivée de K à New York : Nethercote II, pp. 382-5.p. 269 – Rumeurs à propos des fiançailles de K et d'Helen : NewYork City Journal,18 octobre 1926. Démenti de K : New York Sun, le même jour.p. 271 – Description d'Ojai par EL : MLP.p. 272 – K accuse EL d'être possessive : journal de EL, 15 avril1927.p. 273 – Long article de AB sur la Fondation de la Vallée Heureuseet appel aux donations : Theosophist, janvier 1927. Apparemment,les dons ne parvinrent pas assez rapidement car elle écrivit ànouveau dans le Theosophist d'avril : « Je risque dans cette nouvelleaventure une réputation basée sur près de cinquante-trois ans detravail public et toutes mes ressources financières à venir quand jepourrais avoir eu, sans scrupules, à presque quatre-vingts ans, ce quele monde pourrait appeler une vie facile et agréable. Et je le faisavec joie ».p. 273 – Déclaration de AB à l'Associated Press : Theosophist d'avril1927.p. 274 – K disant « des choses puissantes » à la rencontre de la SE àParis : journal de EL du 30 mai 1927.p. 275 – Information sur la rencontre de Eerde 1927 : MLP.p. 278 – Le premier numéro du Star Review parut en janvier 1928. Il

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s'appela le Star en Amérique et en Inde. D'autres pays lui donnèrentdes noms à eux, le plus connu étant les Cahiers de l'Étoile, éditéspar Mme de Manziarly et Carlo Suarès. EL édita la version anglaiseet Mme Russak Hotchener la version américaine. Ces revuescessèrent leur publication à la fin de 1929. L' International StarBulletin, édité par EL et Rajagopal commença sa publication ennovembre 1927. En 1930 le titre fut réduit à Star Bulletin. Il cessa sapublication fin août 1933.p. 279 – Lettre de EL à son mari : MLP.p. 280 – K réprimandant Raja. « C'est quelqu'un du nom deKrishnamurti » : MLP.p. 281 – Who Brings the Truth (SPE, 1928).p. 283 – Causeries de K au feu de camp d'Ommen, en 1927 : Bywhat Authority (SPE, 1928).p. 283 – Peter Freedman sur une causerie du camp de Service :Nethercote II, p. 397.p. 285 – Rapport de A.B. sur la division croissante entre K et la ST :journal de EL, 11 octobre 1927.p. 285 – Bourdelle sur K : rencontre avec Antoine Bourdelle dans L'Intransigeant du 18 mars 1928, citée dans la traduction anglaise dansl' International Star Bulletin d'avril 1928. Voir également Une lettred'Antoine Bourdelle d'août 1927 : Cahiers de l'Étoile, janvier-février1928.p. 287 – Article de G A en désaccord avec AB : Theosophy in India,octobre 1927.p. 287 – Hommage de CWL à AB pour son quatre-vingtièmeanniversaire : Theosophy in Australia, octobre 1927.p. 288 – AB se déclare disciple dévote de K : allocutionprésidentielle, Theosophist, janvier 1928.p. 292 – Pour un compte rendu du mouvement de la Mère du Mondeet les commentaires de Rukmini Arundale à ce sujet, voir NethercoteII, p. 404.p. 294 – Discours de K à la rencontre d'Eerde de 1928 : Life theGoal (SPE, 1928).p. 294 – Opinion de K sur la cérémonie du mariage : Life at Eerde,manuscrit de Edmund Kiernan, 1928.p. 295 – Questions et réponses à la rencontre du camp le 6 août : Letunderstanding be the Law (SPE, 1928). Les réponses de K à cesquestions furent jugées si importantes que, par un prodigieux effort,

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l'opuscule fut publié et mis en vente avant la clôture du camp le 10août.p. 300 – AB avait écrit dans ses « Notes du château d'eau »(« Theosophist de décembre 1928) qu'elle avait voulu abandonner laprésidence dans le but de suivre K mais que son « Guru » ne l'avaitpas permis.p. 302 – « ... car il répand la vie avec tant de richesse... » : ibid. Cettecitation commence ainsi : « J'ai placé dans ses [celles de K] mainspuissantes l'entière direction de tout à Bénarès et tous ceux quim'aiment me serviront davantage en le servant, lui. Il n'y aura aucunecérémonie durant la Convention de la ST... ».p. 302 – AB soutient G A : Theosophist, février 1929.p. 302 – AB sur un fragment de la conscience du Seigneur : ibid.p. 305 – Déclaration de K au camp d'Ojai : International StarBulletin, juillet 1929.p. 307 – Discours de K dissolvant l'Ordre de l'Étoile : ibid. :septembre 1929.p. 314 – Exposé de Wedgwood sur « les Grands » : supplément auTheosophist de décembre 1929.p. 314 – Déclaration de G A sur les « Frères aînés » et le PanthéonTS : Theosophist de juin 1931 et mars 1934.p. 314 – Déclarations de CWL : ibid., décembre 1931.p. 315 – Déclarations de Raja : Theosophy in India, 1931, p. 273 et1932 p. 328. Raja devait écrire également dans le Theosophist denovembre 1932 : « Le passé ne peut être effacé comme s'il n'avaitpas existé ; des milliers, dans le passé, ont sacrifié à notre appel dutemps, de la ferveur et de l'argent pour Krishnaji et pour aider à lapréparation du travail futur de Krishnaji. Les deux parties de l'oeuvrene sont pas séparées, mêmes si elles semblent l'être. Qu'importel'apparence ? Ce qui importe, c'est que le monde soit aidé ».p. 315 – Déclaration de AB sur les « Béquilles » : Theosophy inIndia, 1931, p. 273.p. 319 – Attitude de K sur le pouvoir de guérir et la clairvoyance :MLCKp. 321 – Description de K sur sa dernière rencontre avec AB : lettreà EL de Red Sea, en date du 17 mai 1933.