Le Journal de Krishnamurti

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Jiddu Krishnamurti LE JOURNAL DE KRISHNAMURTI Traduit de l'anglais par Nicole Tisserand 1978 Éditions Buchet & Chastel CE JOURNAL S'ÉTEND SUR UNE PÉRIODE DE SIX SEMAINES EN 1973 ET D'UN MOIS EN 1975.

description

Ce JOURNAL s'étend sur une période de six semaines en 1973 et d'un mois en 1975. Presque tous les textes débutent par une description de la nature, suivie d'un passage de son enseignement, qui révèlent de façon exemplaire, au jour le jour, son niveau de conscience. Au fil des pages, Krishnamurti parle de lui-même en se désignant par « il » ou « lui », et nous livre quelques souvenirs de sa propre enfance.

Transcript of Le Journal de Krishnamurti

  • Jiddu Krishnamurti

    LE JOURNAL DE KRISHNAMURTI

    Traduit de l'anglais parNicole Tisserand

    1978ditions Buchet & Chastel

    CE JOURNAL S'TEND SUR UNE PRIODE DE SIX SEMAINES EN 1973 ET D'UN MOIS EN 1975.

  • SOMMAIRE

    Avant-propospar Mary LUTYENS

    Brockwood Park 1973

    1re visiteBrockwood Park, le 14 septembre 1973

    2me visiteBrockwood Park, le 15 septembre 1973

    3me visiteBrockwood Park, le 16 septembre 1973

    4me visiteBrockwood Park, le 17 septembre 1973

    5me visiteBrockwood Park, le 18 septembre 1973

    6me visiteBrockwood Park, le 19 septembre 1973

    7me visiteBrockwood Park, le 20 septembre 1973

    8me visiteBrockwood Park, le 21 septembre 1973

    9me visiteBrockwood Park, le 22 septembre 1973

    10me visiteBrockwood Park, le 23 septembre 1973

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  • 11me visiteBrockwood Park, le 24 septembre 1973

    12me visiteBrockwood Park, le 25 septembre 1973

    13me visiteBrockwood Park, le 27 septembre 1973

    14me visiteBrockwood Park, le 28 septembre 1973

    15me visiteBrockwood Park, le 29 septembre 1973

    16me visiteBrockwood Park, le 30 septembre 1973

    17me visiteBrockwood Park, le 2 octobre 1973

    18me visiteBrockwood Park, le 3 octobre 1973

    19me visiteBrockwood Park, le 4 octobre 1973

    20me visiteBrockwood Park, le 6 octobre 1973

    21me visiteBrockwood Park, le 7 octobre 1973

    22me visiteBrockwood Park, le 8 octobre 1973

    23me visiteBrockwood Park, le 9 octobre 1973

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  • 24me visiteBrockwood Park, le 10 octobre 1973

    25me visiteBrockwood Park, le 12 octobre 1973

    26me visiteBrockwood Park, le 13 octobre 1973

    Rome 1973

    27me visiteRome, le 17 octobre 1973

    28me visiteRome, le 18 octobre 1973

    29me visiteRome, le 19 octobre 1973

    30me visiteRome, le 20 octobre 1973

    31me visiteRome, le 21 octobre 1973

    32me visiteRome, le 22 octobre 1973

    33me visiteRome, le 24 octobre 1973

    34me visiteRome, le 25 octobre 1973

    35me visiteRome, le 29 octobre 1973

    MALIBU, Californie 1975 (1)

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  • 36me visiteMalibu, le 1er avril 1975

    37me visiteMalibu, le 2 avril 1975

    38me visiteMalibu, le 3 avril 1975

    39me visiteMalibu, le 4 avril 1975

    40me visiteMalibu, le 6 avril 1975

    Ojai, Californie 1975

    41me visiteOjai, le 8 avril 1975

    42me visiteOjai, le 10 avril 1975

    43me visiteOjai, le 14 avril 1975

    44me visiteOjai, le 17 avril 1975

    Malibu, Californie 1975 (2)

    45me visiteMalibu, le 23 avril 1975

    46me visiteMalibu, le 24 avril 1975

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  • Quatrime de couverture

    La plupart des ouvrages de Krishnamurti reproduisent ses causeries et entretiens avec ses interlocuteurs et sont donc la transcription de ses paroles et non de ses crits.

    Trs rares sont les livres rdigs de sa propre main. C'est le cas de ce JOURNAL et sa lecture revt ainsi une importance capitale pour quiconque s'intresse J. Krish-namurti et son enseignement.

    Ce JOURNAL s'tend sur une priode de six semaines en 1973 et d'un mois en 1975. Presque tous les textes dbutent par une description de la nature, suivie d'un passage de son enseignement, qui rvlent de faon exemplaire, au jour le jour, son niveau de conscience. Au fil des pages, Krishnamurti parle de lui-mme en se dsi-gnant par il ou lui , et nous livre quelques souvenirs de sa propre enfance. Ce JOURNAL nous montre galement quel point son enseignement est inspir par son rapport troit avec la nature et combien est aigu son sens de l'observation. Beaucoup plus que ses autres livres, ce JOURNAL nous parle de Krishnamurti lui-mme et c'est ce qui le rend exceptionnel.

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  • Citation

    Le mot, aussi prcis et fidle que soit la description, ne renferme jamais l'int-gralit de ce qu'il dsigne.

    La pense peut fort bien assembler et organiser l'intrieur, elle n'en restera pas moins extrieure. Elle ne sera jamais novatrice, ne dcouvrira jamais le nouveau, car elle est aussi vieille qu'use. La pense n'est jamais libre. La libert est au-del de la pense. L'amour ne se trouve dans aucune des activits de la pense. Etre soi-mme sa propre lumire est lumire pour tous les autres. On est sa propre lumire lorsque l'esprit est libr du dfi et de la raction, car il est alors en tat d'veil total, d'atten-tion intgrale.

    Tout ce que l'on effectue en vue d'une fin, en direction d'un but, n'est que de brve dure et devient pernicieux et commercial, vulgaire. En revanche, ce que l'on fait sans tre pouss par une raison prcise, une intention ou le dsir d'un gain, n'a ni dbut ni fin. Cet abandon complet consiste purifier l'esprit du "moi", de l'go.

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  • Avertissement au lecteur

    La plupart des livres de Krishnamurti sont des retranscriptions denregistrements de causeries, de dialogues, dentretiens, de sances de questions/rponses. Seuls quelques livres ont t rdigs par Krishnamurti : les Carnets , les Commen-taires sur la vie , la Rvolution du Silence , le Journal , le Dernier Journal et les Lettres aux coles .

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  • Avant-propos

    par Mary LUTYENS

    EN septembre 1973, Krishnamurti dcida soudain de tenir un journal. Pendant prs de six semaines, il le rdigea quotidiennement dans un carnet. Au cours du pre-mier mois de cette priode, il rsida Brockwood Park, dans le Angleterre, en Angle-terre. Il s'installa ensuite Rome. Il termina son journal dix-huit mois plus tard, lors d'un sjour en Californie.

    Presque tous les textes de ce journal dbutent par une description de scnes de la nature, qu'il connat fort bien. Seules trois de ces descriptions, toutefois, font rf-rence aux endroits o il se trouvait au moment de leur rdaction. Ainsi, la premire page du journal dcrit le bosquet du parc de Brockwood mais, ds la seconde page, il est vident qu'il parle de la Suisse. Ce n'est qu'en 1975, lorsqu'il sera en Californie, qu'il dcrira de nouveau son environnement rel. Dans les autres parties de ce jour-nal, il se souvient d'endroits dans lesquels il a vcu, avec une clart qui tmoigne de la parfaite nettet de sa mmoire ds qu'il s'agit du monde de la nature, comme de son sens aigu de l'observation. Ce journal nous apprend galement quel point son ensei-gnement est li son contact intime avec la nature.

    Tout au long du journal, Krishnamurti parle de lui-mme la troisime personne et, ce,faisant, nous donne de lui une vision qu'il avait tue jusqu' prsent.

    Mary LUTYENS

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  • Brockwood Park, Comt de Hampshirele 14 septembre 1973

    Premire visite

    L'autre jour, en rentrant d'une longue promenade travers champs, nous avons travers le bosquet 1 qui se trouve prs de la grande maison blanche. Ds que l'on p-ntrait dans ce petit bois, on prouvait immdiatement un intense sentiment de paix et de calme. Rien ne bougeait. Fouler ce sol, le parcourir, semblait un sacrilge ; par-ler, respirer mme, taient profanation. Les immenses squoias taient totalement immobiles. Les Indiens d'Amrique les nomment les silencieux et rien, en effet, n'altrait ce silence. Les chiens eux-mmes avaient renonc chasser les lapins. Vous restiez vous aussi immobile, retenant votre souffle. Vous aviez l'impression d'tre un intrus, car vous veniez de bavarder et de rire et, en vous engageant dans ce bosquet sans savoir ce qui s'y trouvait, vous avez reu avec surprise le choc d'une flicit inat-tendue. Votre coeur battait moins vite, comme apais devant une telle splendeur, au centre mme de ce lieu. Depuis, lorsque vos pas vous y conduisent, vous retrouvez cette beaut, ce calme, ce troublant silence. Et quoi qu'il advienne, la densit, la plni-tude, l'innommable demeureront.

    Nulle forme de mditation consciente n'est la vritable mditation et ne le sera ja-mais. Tenter de mditer dlibrment n'est pas mditer. La mditation survient, on ne la provoque pas. Ce n'est pas un jeu de l'esprit, elle ne dpend ni du dsir, ni du plaisir. Toute volont de mditation porte en soi sa propre ngation. Prenez simple-ment conscience de ce que vous pensez, de ce que vous faites - rien d'autre. Voir, en-tendre, c'est agir, sans que jouent les notions de rcompense et de punition. Le sa-voir-agir passe par le savoir-regarder, le savoir-entendre. Toute autre forme de mdi-tation mne invitablement la dception, l'illusoire, car le dsir aveugle.

    La douce lumire du printemps baignait la terre et la soire fut trs agrable.Brockwood Park, le 14 septembre 1973

    1De nombreuses essences rares, y compris des squoias, s'lvent dans ce bosquet de Brockwood Park.

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  • Brockwood Park, Comt de Hampshirele 15 septembre 1973

    Deuxime visite

    Il est bon d'tre seul. tre loin du monde tout en parcourant ses chemins, c'est tre seul. tre seul en remontant le sentier qui longe le torrent de montagne tumul-tueux, grossi par les crues et la fonte des neiges, c'est avoir conscience de cet arbre isol, solitaire dans sa beaut. La solitude d'un homme dans la rue incarne la douleur de la vie. Il n'est jamais seul : lointain, serein et vulnrable. tre rempli de savoir en-gendre une infinie souffrance. L'imprieux besoin d'expression de soi, avec les frus-trations et les souffrances que cela entrane, voil ce que personnifie l'homme qui marche dans les rues. Il n'est jamais seul. La tristesse est le mouvement de cette soli-tude.

    Les pluies de printemps et la fonte des neiges avaient provoqu la crue de ce tor-rent. On entendait le bruit des gros rochers entrans par la force du courant. Un grand pin d'au moins cinquante ans d'ge s'abattit dans les eaux. La route fut inon-de. Le torrent tait boueux, d'un gris ardoise. Les champs qui le surplombaient taient couverts de fleurs sauvages, l'air tait pur et c'tait enchanteur. Sur les plus hautes collines, la neige n'avait pas encore fondu ; les glaciers et les pics montagneux taient eux aussi enneigs. Ils conserveraient tout l't leur blancheur.

    C'tait une matine merveilleuse et l'on aurait pu marcher sans jamais s'arrter, insensible la raideur des pentes. L'air embaumait d'un parfum pur et puissant. Nul ne se trouvait sur ce sentier. Vous tiez seul au milieu des grands pins et des eaux bouillonnantes. Le bleu du ciel possdait cette teinte tonnante qui ne se trouve qu'en montagne. Vous le regardiez au travers des feuillages et des pins verticaux. Il n'y avait personne qui parler et l'esprit n'tait pas agit par de vains bavardages. Une pie noire et blanche s'envola non loin de l et disparut parmi les arbres. Le sentier s'car-ta du torrent qui grondait et le silence devint profond, total. Ce n'tait pas le silence qui succde au bruit, ni le silence qui s'opre au coucher du soleil, ou celui de l'esprit qui s'apaise. Ce n'tait pas non plus le silence des muses et des glises. C'tait l quelque chose qui n'avait pas le moindre rapport avec le temps et l'espace. Ce n'tait pas le silence que l'esprit s'impose lui-mme. Le soleil tait chaud et les ombres agrables.

    Ce n'est que rcemment qu'il prit conscience du fait que nulle pense n'occupait son esprit durant ses longues promenades dans les rues grouillantes de monde ou le long des sentes dsertes. Depuis son enfance, cela s'tait toujours pass ainsi : son es-prit tait vide de toute pense. Il regardait, il coutait. Rien d'autre. Penses et asso-ciations d'ides ne se produisaient pas en lui. Aucune image ne se formait. Il se dit un jour que c'tait bizarre, singulier. Il tenta souvent de penser, mais nulle pense ne survint. Durant ces promenades, qu'il ft seul ou accompagn, le mouvement de la pense n'intervenait pas. C'est cela, tre seul.

    De gros nuages lourds et menaants se formaient au sommet des pics enneigs ; il pleuvrait sans doute un peu plus tard mais pour l'instant, le soleil tait intense et les ombres profondes. Ce parfum agrable flottait encore dans l'air, les pluies apporte-raient une senteur diffrente. La route tait longue pour redescendre au chalet.

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  • Brockwood Park, le 15 septembre 1973

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  • Brockwood Park, Comt de Hampshirele 16 septembre 1973

    Troisime visite

    A cette heure de l'aube, les rues du petit village taient dsertes mais, un peu plus loin, la campagne environnante regorgeait d'arbres, de prairies et de bruissements. Seule la rue principale tait claire, tout le reste tant plong dans l'obscurit. Il res-tait encore trois heures avant le lever du soleil. C'tait un petit matin clair et toile. Les sommets neigeux et les glaciers taient toujours masqus par la nuit et tout le monde, ou presque, dormait encore. Il tait impossible de rouler vite sur ces routes de montagne, troites et sinueuses ; la voiture, toute neuve, tait d'ailleurs en rodage. C'tait une splendide automobile, rapide et de lignes harmonieuses. Le moteur, dans l'air matinal, tournait rond. Sur l'autoroute, la voiture donnait la mesure de sa perfec-tion et l, progressant dans son ascension, elle ngociait chaque virage en tenant fort bien la route. L'aurore rvla la forme des arbres et le trac allong des collines et des vignobles. La matine allait tre magnifique ; il faisait agrablement frais parmi les collines. Le soleil se leva, illuminant la rose qui baignait les feuillages et l'herbe des prs.

    Il avait toujours aim la mcanique. Il savait dmonter et remonter un moteur de voiture, le remettant en parfait tat de marche. Lorsque l'on conduit, la mditation semble se produire de faon tellement naturelle. On a conscience du paysage, des maisons, des paysans dans les champs, de la marque des autres voitures et du ciel bleu au travers des feuillages. On n'a mme pas conscience d'tre en train de mditer ; cette forme de mditation a dbut il y a bien longtemps et se poursuivra ternellement. Le temps ne joue aucun rle dans la mditation, non plus que le mot, qui est celui qui mdite. Il n'existe pas de mditant dans la mditation et si tel est le cas, il ne s'agit pas de mditation. Le mot, la pense, le temps, sont les instruments de la mditation et, comme tels, ils sont soumis aux modifications, aux alles et venues mentales. La mditation n'est pas une fleur qui fleurit puis se fane et meurt. Le temps est mouvement. Vous tes assis sur la berge d'un fleuve, contemplant les eaux et tout ce que le courant entrane avec lui. Ds lors que vous entrez dans l'eau, il n'y a plus de spectateur en vous. La beaut ne rside pas dans la faon dont on l'exprime ; elle sur-git quand on abandonne le mot et l'expression de soi, la toile peindre et le livre.

    Que ces montagnes, ces prairies et ces arbres sont paisibles : la campagne tout en-tire baigne dans la lumire du matin qui s'coule. Deux hommes se disputent avec force gestes, le visage empourpr. La route traverse une longue avenue d'arbres, et la tendresse du matin s'efface.

    La mer s'tendait vos pieds et le parfum de l'eucalyptus embaumait l'air. C'tait un homme de petite taille, mince et noueux. Il tait venu d'un pays lointain, la peau tanne par le soleil. Aprs quelques mots de salutation, il entreprit de critiquer. Qu'il est facile de critiquer lorsqu'on ignore la ralit des faits.

    - Il se peut que vous soyez libre, dclara-t-il, et que vous viviez rellement tout ce dont vous parlez mais vous vivez physiquement dans une prison, difie et capiton-ne par vos amis. Vous ignorez ce qui se passe autour de vous. Certaines personnes exercent une autorit, alors mme que vous refusez cette forme de pouvoir.

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  • Je ne suis pas certain que vous ayez raison sur ce point. Pour diriger une cole ou toute autre forme d'institution il faut assumer une certaine responsabilit. Or, cela peut trs bien se passer, et se passe effectivement, sans autoritarisme. L'autorit ne s'exerce qu'au dtriment de la coopration, elle interdit que l'on discute ensemble de ce qui est en question. C'est ainsi que nous concevons le travail dans lequel nous sommes engags. Voil quelle est la ralit. Et si vous me permettez de le souligner, nul ne s'interpose entre moi-mme et autrui.

    - Ce que vous dites est d'une extrme importance. Tous vos crits, toutes vos d-clarations devraient tre imprims et diffuss par un petit groupe de personnes, aussi srieuses que dvoues. Le monde est en train de se dsintgrer et vous ne vous en rendez pas compte.

    L encore, je crains que vous ne soyez mal inform. A une certaine poque, un pe-tit groupe prit la responsabilit de diffuser ce qui avait t dit. Aujourd'hui, de la mme faon, un autre groupe assume la mme tche. Je vous ferai remarquer nou-veau que vous ignorez ce qu'il en est vritablement.

    Il persista faire diverses autres critiques, mais toutes se fondaient sur des suppo-sitions et de vagues opinions. Sans entrer dans les justifications, on tenta de lui expo-ser la ralit des faits. Mais...

    Que les tres humains sont donc tranges.Les collines s'estompaient dans le lointain et l'on tait plong dans le bruit de la

    vie quotidienne, les alles et venues, la douleur et le plaisir. Un arbre isol sur un tertre confrait sa beaut cette terre. Tout au fond de la valle serpentait une rivire, et ct d'elle passaient les rails du chemin de fer. Il faut se retrancher du monde pour percevoir la beaut de cette rivire.

    Brockwood Park, le 16 septembre 1973

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  • Brockwood Park, Comt de Hampshirele 17 septembre 1973

    Quatrime visite

    On prouvait, en cette fin de journe, un sentiment de menace en marchant dans les bois. Le soleil se couchait et les palmiers solitaires se dcoupaient sur le ciel em-bras du couchant. Les singes, dans le figuier banian, se prparaient y passer la nuit. Ce sentier n'tait presque jamais frquent et l'on y rencontrait rarement un tre humain. Les daims, aussi nombreux qu'apeurs, s'enfuyaient dans les pais fourrs. La menace planait, oppressante et envahissante : elle vous cernait de toutes parts, on ne pouvait viter de regarder par-dessus son paule. Nul animal dangereux ne se trouvait l, tous ayant quitt ces bois trop proches de la ville en pleine expansion. Et c'est avec soulagement que l'on retrouvait les rues bien claires. Mais le lendemain soir, les singes et les daims taient de nouveau l et le soleil allait disparatre derrire la cime des arbres ; la menace avait disparu. Bien au contraire, arbres, fourrs et plantes sauvages vous faisaient bon accueil. Vous vous sentiez entour d'amis, en par-faite scurit, bienvenu. Les bois vous acceptaient et c'tait chaque soir un plaisir que d'aller s'y promener.

    Les vritables forts sont diffrentes. On peut y courir un rel danger, non seule-ment cause des serpents mais aussi parce qu'on sait qu'il y subsiste encore des tigres. Un aprs-midi que l'on se trouvait dans l'une d'elles, il s'y fit tout coup un si-lence anormal. Les oiseaux cessrent leurs ppiements, les singes s'immobilisrent, la nature tout entire sembla retenir son souffle. On s'arrta, immobile. Soudain, tout aussi brutalement, la vie reprit son cours. Les singes retournrent leurs jeux et leurs provocations, les oiseaux entamrent leurs jacasseries nocturnes et l'on comprit que tout danger tait cart.

    Dans les bois et les bosquets o l'homme chasse les lapins, les faisans et les cu-reuils, il rgne une atmosphre trs diffrente. Vous pntrez dans un monde o l'homme est dj pass, avec son fusil et la violence qui lui est propre. Les bois perdent alors leur tendre fracheur, leur ct accueillant ; le murmure heureux et une certains beaut ont disparu.

    Vous prenez soin de votre cerveau car il est unique, c'est quelque chose d'extraor-dinaire. Nulle machine, nul ordinateur ne peuvent lui tre compars. Il est si vaste, si complexe, ses capacits sont immenses, aussi subtiles qu'efficaces. C'est l'entrept de l'exprience, du savoir et de la mmoire. Toute pense jaillit du cerveau. On lui doit la malfaisance, la confusion, les souffrances, les guerres, la corruption, les illusions, les idaux, la douleur et la misre, ainsi que les majestueuses cathdrales, les exquises mosques et les temples sacrs. Ses capacits, tant passes qu'actuelles, sont stup-fiantes. Pourtant il est un domaine dans lequel il est apparemment impuissant : il ne parvient pas modifier radicalement son comportement dans sa relation un autre cerveau, un autre tre. Ce comportement, ni punition ni rcompense ne semblent pouvoir le modifier et le savoir ne parat pas non plus capable de transformer sa conduite. Le moi et le vous demeurent. Le cerveau ne comprend jamais que le moi est le vous, que l'observateur est l'observ. Son amour porte en germe sa dgn-rescence, son plaisir dbouche sur la douleur, les dieux de ses idaux le dtruisent. Sa

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  • libert est sa propre prison. Le cerveau a t duqu, conditionn, la vie dans cette prison. Il ne cherche qu' la rendre plus confortable, plus agrable. Votre cerveau est unique, prenez en soin, ne le laissez pas se dtriorer. Il est si facile de l'empoisonner.

    Il avait toujours eu conscience de cette tonnante absence de distance entre lui-mme et les arbres, les fleuves et les montagnes. Il n'avait rien fait pour entretenir cet tat de choses : cela ne se cultive pas. Entre lui et autrui ne s'levait jamais le moindre mur. Ce qu'on pouvait lui faire, ce qu'on pouvait lui dire ne semblait jamais le blesser, de mme que la flatterie ne l'atteignait pas. Quoi qu'il pt advenir, il demeurait tota-lement inaltrable. Il n'tait pas repli sur lui-mme, ni distant, mais semblable aux eaux du fleuve. Il pensait trs rarement et jamais lorsqu'il se trouvait seul. Son cer-veau faisait preuve d'activit lorsqu'il parlait ou crivait mais, dans les autres cas, seuls rgnaient le calme et l'activit immobile. Le mouvement participe du temps ; l'activit n'en fait pas partie.

    Cette trange activit, dpourvue de direction prcise, semble avoir lieu que l'on dorme ou que l'on soit veill. Il lui arrive souvent de se rveiller en tant engag dans cette activit de mditation. Un processus de cet ordre est l'uvre la plupart du temps. Il ne le combattit ni ne le favorisa jamais. L'autre nuit, il s'veilla, l'esprit totalement vif. Il eut l'impression qu'une sorte de boule de feu, de lumire, s'introdui-sait dans son cerveau, jusqu'en son centre mme. Il l'observa objectivement pendant un certain temps, comme si cela arrivait quelqu'un d'autre. Il ne s'agissait pas d'une illusion, d'une cration de son esprit. Le jour se levait et, par les rideaux entrouverts, il apercevait les arbres.

    Brockwood Park, le 17 septembre 1973

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  • Brockwood Park, Comt de Hampshirele 18 septembre 1973

    Cinquime visite

    Cette valle est reste l'une des plus belles. Cerne par les collines, elle est remplie d'orangeraies. Nagure, les maisons taient rares parmi les arbres et les vergers mais aujourd'hui, elles abondent. Les routes sont plus larges, la circulation plus dense, le bruit plus intense, surtout dans la partie ouest de la valle. Seuls les collines et les hauts sommets demeurent semblables, intouchs par l'homme. De nombreuses pistes mnent aux cimes des montagnes, que l'on parcourait interminablement. On y ren-contrait des ours, des serpents sonnettes, des daims et mme, un jour, un lynx. Il se trouvait l, au bas de la piste troite, se frottant aux rochers et aux troncs des arbres, ronronnant de plaisir. Le vent venait du canyon, contresens et, de la sorte, on pou-vait s'approcher assez prs de lui. Il semblait vraiment trs heureux, enchant du monde dans lequel il vivait. Sa courte queue tait dresse, ses oreilles pointues bien droites, son pelage brun vif et brillant. Il n'avait nulle conscience du fait que quel-qu'un se tenait derrire lui, quelques cinq ou six mtres. Nous avons tous deux des-cendu la piste pendant prs d'un kilomtre, aucun de nous ne faisant le moindre bruit. C'tait vraiment un animal splendide, gracieux comme un elfe. Un petit ruis-seau apparut devant nous et, pour ne pas l'effrayer, nous avons murmur quelques paroles apaisantes. Il ne se retourna pas, cela eut t une perte de temps, mais bon-dissant comme l'clair, il disparut en quelques secondes. Nous avions nanmoins t amis pendant un temps considrable.

    Le parfum des orangers en fleurs embaume la valle, de faon presque suffocante, surtout en dbut et en fin de journe. Il se rpandait partout, dans la pice et sur chaque coin de terre, et le dieu des fleurs bnissait cette valle. Il ferait vraiment trs chaud durant l't, c'tait l'une de ses caractristiques. Il y a bien des annes, lorsque l'on s'y rendait, il y rgnait une merveilleuse atmosphre ; elle existe toujours, mais un moindre degr. Les tres humains sont en train de la gcher comme ils semblent gcher la plupart des choses. Tout sera comme avant. La fleur se fane et meurt mais finit par renatre dans toute sa splendeur.

    Vous tes-vous jamais demand pourquoi les tres adoptent des comportements errons, tombent dans la corruption, affichent une attitude inconvenante faite d'agressivit, de violence et de duplicit ? Il ne sert rien d'en rendre coupable le mi-lieu social, la culture ou les parents. Nous cherchons faire endosser la responsabilit de cette dgnrescence d'autres que nous-mmes, ou certaines circonstances. Les explications et les causes constituent un moyen facile de s'en sortir. Les anciens hin-dous en appelaient au karma : on rcolte ce que l'on a sem. Les psychologues ac-cusent les parents et ce qu'en disent les gens soi-disant religieux repose sur leurs dogmes et leurs croyances. Mais la question reste pose.

    Il existe nanmoins d'autres tres, ns gnreux, attentionns, responsables. Leur environnement ou les diverses pressions qu'ils subissent ne les modifie pas. Au plus fort du tumulte, ils demeurent semblables eux-mmes. Pourquoi ?

    Les explications n'ont pas grande signification. Ce sont des fuites devant la ralit de ce qui est. Ce qui est, voil ce qui importe rellement. On peut oprer une transfor-

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  • mation radicale de ce qui est en utilisant l'nergie gche en explications et en re-cherche des causes. L'amour ne se trouve ni dans le temps ni dans l'analyse, encore moins dans les regrets ou les rcriminations. L'amour est l quand le dsir de l'ar-gent, d'une situation sociale a cess, quand les ruses fallacieuses du soi ont disparu.

    Brockwood Park, le 18 septembre 1973

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  • Brockwood Park, Comt de Hampshirele 19 septembre 1973

    Sixime visite

    La mousson tait l. La mer semblait presque noire sous les lourds nuages sombres et le vent dchirait les arbres. Il allait tomber pendant quelque temps des pluies torrentielles, puis cela s'interromprait une journe ou deux et reprendrait de plus belle. Les grenouilles coassaient dans toutes les pices d'eau et les senteurs agrables exhales par la pluie parfumaient l'air. La terre tait de nouveau propre, purifie, et en quelques jours tout devint tonnamment vert. La vgtation poussait presque sous vos yeux. Le soleil apparaissait et tout, sur la terre, scintillait. Des chants rsonnaient de bonne heure le matin, et les petits cureuils semblaient tre partout la fois. Des fleurs perte de vue, le jasmin, la rose et le souci, fleurs sau-vages et fleurs cultives.

    Un jour, sur la route qui mne la mer, un groupe d'enfants chantait, marchant sous les palmiers et les pais pithcolobiums, le regard attir par un millier de choses. Ils paraissaient tellement heureux, remplis d'innocence et d'ignorance de ce monde. Une petite fille nous reconnut, s'avana en souriant et nous fmes un bout de chemin ensemble, main dans la main. Aucun de nous ne dit un mot et, arrivs devant sa mai-son, elle salua et disparut l'intrieur. Le monde et la famille la briseront, elle aura des enfants son tour, pleurera sans doute sur leur compte et, dans ce monde de du-plicit, ils seront dtruits eux-aussi. Ce jour-l, cependant, elle tait heureuse et eut envie de partager son bonheur en donnant la main quelqu'un.

    Lorsque les pluies eurent cess, retournant sur cette mme route au moment o le couchant embrasait le ciel, nous avons dpass un jeune homme portant un pot de terre o brlait une flamme. Il tait nu l'exception d'un pagne fort propre qui lui serrait les reins et, derrire lui, deux hommes transportaient un cadavre. Tous trois taient des brahmanes, lavs de frais et se tenant parfaitement droits. Le jeune homme portant le feu devait tre le fils du dfunt. Ils marchaient tous d'un bon pas. Le cadavre allait tre incinr sur quelque banc de sable retir. Tout cela tait d'une telle simplicit, au contraire des corbillards luxueux, noys sous les gerbes de fleurs, suivis d'une longue file de voitures rutilantes ou de personnes endeuilles accompa-gnant le cercueil : que ce spectacle est donc empreint d'une sinistre noirceur. Il arrive aussi que l'on croise un cadavre, jet l'arrire d'une bicyclette et couvert comme le veut la dcence, que l'on conduit jusqu'au fleuve sacr pour y tre brl.

    La mort est partout et nous ne savons pas vivre avec elle. Nous la tenons pour une chose tnbreuse et effrayante qu'il convient d'carter, dont il ne faut pas parler. Qu'elle reste surtout bien loin, derrire la porte ferme. Mais elle est toujours pr-sente. C'est dans la mort que rside la beaut de l'amour, mais nous ignorons et l'un et l'autre. La mort est douleur, l'amour est plaisir, et tous deux nous semblent incon-ciliables : on s'accroche cette division, qui est gnratrice de souffrance et d'an-goisse. Cette division et cet invitable conflit existent de toute ternit. La mort sera toujours prsente chez ceux qui ne comprennent pas que l'observateur est l'observ, qu'exprimentateur et expriment ne font qu'un. C'est comme un vaste fleuve dans lequel l'homme se dbat, avec tous ses biens matriels, sa vanit, ses douleurs et son

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  • savoir. A moins qu'il ne laisse au fond du fleuve tout ce qu'il a accumul et nage jus-qu' la berge, la mort sera toujours devant sa porte, l'attendre et le surveiller. Lors-qu'il quitte le fleuve, il n'y a pas de berge, la rive est le mot, l'observateur. Il a tout quitt, le fleuve comme la berge. Car le fleuve c'est le temps et les berges les penses d'ordre temporel : le fleuve symbolise le mouvement du temps et la pense participe de ce mouvement. Lorsque l'observateur laisse derrire lui tout ce qui le constitue, il n'y a plus d'observateur. Gela n'est pas la mort : c'est l'intemporalit. C'est un tat in-connu, car la connaissance participe du temps. On ne peut en faire l'exprience : la rcognition est d'ordre temporel. Se librer du connu, c'est se librer du temps. L'im-mortalit n'est pas le mot, le livre, l'image que l'on a associs. L'me, le moi , l' at-man est le fruit de la pense, elle-mme produit du temps. Lorsque le temps est aboli, la mort l'est aussi. Ne demeure que l'amour.

    Le ciel du coucharit s'assombrissait uniformment et, juste au-dessus de l'horizon, la nouvelle lune se levait, fragile, mouvante et douce. Sur la route, tout semblait fu-gace : le mariage, la mort, le rire des enfants et les sanglots de l'adulte. Une toile iso-le scintillait prs de la lune.

    Brockwood Park, le 19 septembre 1973

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  • Brockwood Park, Comt de Hampshirele 20 septembre 1973

    Septime visite

    Le fleuve, ce matin-l, tait particulirement beau. Le soleil se levait tout juste derrire les arbres et le village blotti parmi eux. Dans l'air immobile, pas une ride ne troublait la surface de l'eau. La journe serait torride mais, pour l'instant, il faisait en-core frais et un singe solitaire prenait le soleil. Il tait toujours seul, toujours au mme endroit, grand et massif. Il disparaissait dans la journe, pour revenir de bon matin se percher sur ce tamarinier : ds qu'il commenait faire chaud, l'arbre sem-blait l'engloutir. Des gobe-mouches d'un vert dor s'taient poss sur le parapet, prs des colombes, et sur les hautes branches d'un autre tamarinier se tenaient des vau-tours. Tout tait immensment tranquille et, assis sur un banc, on oubliait le monde.

    Revenant de l'aroport par une route ombrage o, parmi les branches, les perro-quets verts et rouges lanaient leurs cris rauques et perants, une sorte de gros ballot apparut devant nous. Comme la voiture s'en rapprochait, il s'avra qu'il s'agissait d'un homme presque nu, gisant sur le bord de la route. La voiture s'est arrte et nous sommes descendus. Son corps grand et large contrastait avec la petite taille de sa tte ; au travers des feuillages, il regardait fixement le ciel tonnamment bleu. Nous avons voulu voir ce qu'il regardait si intensment : le ciel, au-dessus de la route, tait vraiment bleu et les feuillages vritablement verts. Cet homme tait infirme et l'on di-sait que c'tait l'un des idiots du village. Il resta parfaitement immobile et la voiture manuvra prudemment pour viter de le heurter. Les chameaux avec leur charge-ment et les enfants bruyants passrent prs de lui sans lui accorder la moindre atten-tion. Un chien fit un dtour pour s'en carter. Les perroquets poursuivaient leur ta-page. Les champs desschs, les villageois, les arbres, les fleurs jaunes, chacun luttait pour sa propre existence. Dans ce pays sous-dvelopp, personne, aucune organisa-tion, ne s'occupait d'tres de ce genre. Les eaux sales s'coulaient l'air libre, parmi la crasse et la multitude humaine, tandis que le fleuve sacr suivait son cours. La tris-tesse de la vie s'exprimait en toutes choses et dans le ciel bleu, tout l-haut, les vau-tours aux vastes ailes, tournoyant sans paratre faire un mouvement, planaient inlas-sablement, attendant et surveillant.

    Que signifient sant mentale et folie ? Qui est fou et qui ne l'est pas ? Les hommes politiques sont-ils sains d'esprit ? Les prtres sont-ils fous ? Est-ce faire preuve de bonne sant mentale que d'adhrer des idologies ? Nous-mmes, qui sommes sou-mis diffrentes formes d'autorit, faonns et conditionns par tout cela, sommes-nous sains d'esprit ?

    Qu'est-ce que la sant mentale ? tre entier, unifi, ne pas agir ni vivre aucune forme de relation dans le morcellement, la fragmentation, telle est l'essence de la san-t mentale. C'est tre en tat de compltude, en bonne sant physique, et ainsi parti-ciper du sacr. tre fou, dsquilibr, atteint de nvrose, de psychose, de schizophr-nie ou de ce que vous voudrez, c'est tre morcel, divis, en rupture avec ses actes et le mouvement des relations qui constituent l'existence. Susciter l'antagonisme et la division, ce quoi se consacrent les hommes politiques qui vous reprsentent, c'est cultiver et alimenter la folie, qu'il s'agisse de dictateurs ou de ceux qui ont pris le pou-

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  • voir au nom de la paix ou de toute autre forme d'idologie. Quant au prtre, exami-nons l'univers de la prtrise. Il s'interpose entre vous et ce que vous tenez tous deux pour la vrit, le sauveur, le dieu, le ciel, l'enfer. Il est le porte-parole, le reprsentant ; c'est lui qui possde les cls du paradis. Il a conditionn l'homme par le biais de la croyance, du dogme et du rituel. C'est un vritable propagandiste. Il a rus-si vous conditionner parce que vous recherchez l'apaisement, la scurit et que vous redoutez le lendemain. Les artistes, les intellectuels, les scientifiques, tant admirs et flatts, sont-ils sains d'esprit ? Ou bien vivent-ils dans deux mondes diffrents, l'uni-vers des ides et de l'imaginaire avec leurs formes d'expression compulsionnelles, en tant totalement spars de leur vie quotidienne, de ses peines et de ses joies ?

    Le monde qui vous entoure est morcel, votre tre est lui aussi fragmentaire et cela s'exprime dans le conflit, la confusion mentale et la souffrance : vous tes ce monde et ce monde est vous. Vivre et agir sans conflit, c'est cela la sant mentale. L'action et l'ide sont contradictoires. Voir, comprendre rellement, c'est agir, mais passer d'abord par l'idation pour agir ensuite en fonction des conclusions est un comportement totalement erron, gnrateur de conflits. Celui qui analyse est lui-mme l'analys. Lorsque celui qui analyse se considre comme diffrent de ce qu'il analyse, il donne naissance au conflit qui porte en germe le dsquilibre. L'observa-teur est l'observ. L est la sant mentale, la plnitude. Ce qui participe du sacr est amour.

    Brockwood Park, le 20 septembre 1973

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  • Brockwood Park, Comt de Hampshirele 21 septembre 1973

    Huitime visite

    Il est bon de se rveiller sans aucune pense, sans aucun des problmes qui en d-coulent. L'esprit est alors repos, il a restaur son ordre intrieur. C'est en cela que le sommeil revt une telle importance. Ou bien l'esprit remet de l'ordre dans ses rap-ports et ses actes pendant les heures de veille, ce qui lui permet de trouver un repos complet pendant le sommeil, ou bien il tente de rgler ses affaires sa propre satis-faction durant le sommeil. Au cours de la journe, d'autres perturbations auront lieu, dues de nombreux facteurs, et lors du sommeil l'esprit fera de son mieux pour s'ex-traire de toute cette confusion. L'esprit, le cerveau, ne peut fonctionner efficacement, objectivement, que si l'ordre rgne. Le conflit sous toutes ses formes symbolise le dsordre. Rendez-vous compte de ce que le cerveau endure chaque jour de sa vie : il s'efforce de rtablir l'ordre pendant le sommeil, et se heurte au dsordre ds le rveil. C'est le conflit de la vie, qui se pose quotidiennement. L'esprit a un besoin vital de s-curit, la contradiction et la confusion le menacent. Alors il essaie de parvenir cette scurit au moyen de solutions nvrotiques, mais le conflit s'intensifie. L'ordre consiste transformer cette gabegie, y mettre fin. Lorsque observateur et observ ne font plus qu'un rgne un ordre parfait.

    Dans le petit chemin tranquille et ombrag qui longe la maison, une petite fille pleurait toutes les larmes de son corps, comme seuls les enfants savent le faire. Elle devait avoir cinq ou six ans et n'tait pas trs grande pour son ge. Elle tait assise par terre, le visage inond de larmes. Il s'accroupit prs d'elle et lui demanda ce qui s'tait pass, mais elle sanglotait tant qu'elle ne put rpondre. Peut-tre avait-elle t battue, avait-elle cass son jouet favori ou s'tait-elle entendu refuser d'un ton sec quelque chose dont elle rvait. La mre sortit de la maison, empoigna la petite fille et l'entrana l'intrieur. Elle ne lui avait mme pas accord un regard, car c'tait un tranger. Quelques jours plus tard, il repassa par ce petit chemin. La fillette sortit de la maison, toute souriante, et fit quelques pas avec lui. La mre avait d lui donner la permission de se promener avec un tranger. Il revint souvent dans ce petit chemin, et la fillette, suivie de son frre et de sa sur, sortait pour venir le saluer. Parvien-dront-ils un jour oublier leurs souffrances et leurs blessures, ou finiront-ils par di-fier peu peu des rsistances et des fuites ? Conserver jamais la trace de ces bles-sures semble tre le propre de la nature humaine, et c'est partir de cela que les actes des hommes sont dforms. Est-il possible que l'esprit de l'homme ne soit jamais bless, jamais atteint ? Ne pas tre bless, c'est tre innocent. Si personne ne vous fait de mal, trs naturellement, vous n'en ferez pas autrui. Cela est-il possible? La civili-sation dans laquelle nous vivons laisse des plaies vives dans l'esprit et le cur. Le bruit et la pollution, l'agressivit et la rivalit, la violence et l'ducation, tous ces flaux et bien d'autres sont des facteurs de souffrance. Or, il nous faut bien, pourtant, vivre dans ce monde de brutalit et d'opposition : nous sommes ce monde et ce monde est nous. Qu'est-ce qui en nous est bless ? C'est l'image que chacun de nous a difie de lui-mme. Curieusement, ces images sont identiques dans le monde entier, quelques modifications prs. L'image que vous avez de vous-mme est semblable, dans son essence, celle de l'homme vivant des milliers de kilomtres de l. Vous

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  • tes donc cet homme, ou cette femme. Vos blessures sont celles de milliers d'tres : vous tes l'autre.

    Est-il possible de n'tre jamais bless ? L o est une plaie n'est pas l'amour. S'il existe une blessure, c'est que l'amour n'est que simple plaisir. Lorsque vous dcouvrez par vous-mme combien il est merveilleux de ne pas se sentir bless, alors seulement les traces des blessures passes disparaissent. Dans la plnitude du prsent, le pass n'est plus un fardeau.

    Il ne s'tait jamais senti offens, bless, bien qu'il ait connu flatteries et insultes, menaces et scurit. Ce n'est pas qu'il ait t insensible, inconscient, mais il n'avait pas labor la moindre image de lui-mme, ne tirait pas de conclusions et n'adhrait aucune idologie. L'image permet la rsistance et lorsqu'elle n'existe plus, la vuln-rabilit se fait jour, exempte de blessure. On ne peut dcider de devenir vulnrable, ou de cultiver sa sensibilit, car on ne fait alors que chercher et dcouvrir une autre forme de cette mme image. Il s'agit de comprendre ce mouvement dans sa totalit, et non point seulement au niveau intellectuel, mais de faon pntrante, lucide et di-recte. Prenez conscience de cette structure dans son entier, sans la moindre rserve. On ne peut viter d'laborer des images qu'en percevant la ralit de ce processus, dans toute sa vrit.

    Brockwood Park, le 21 septembre 1973

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  • Brockwood Park, Comt de Hampshirele 22 septembre 1973

    Neuvime visite

    Une femme chantait dans la pice voisine. Elle possdait une voix merveilleuse et les quelques personnes qui l'coutaient taient transportes. Le soleil se couchait par-mi les manguiers et les palmiers, tons chauds d'or et de vert. Elle interprtait un chant de dvotion et sa voix devenait plus riche, plus veloute. couter est un art. Que l'on coute de la musique classique occidentale, ou cette femme en s'asseyant sur le sol, on est envahi d'un sentiment romantique ; ou alors les souvenirs du pass et les associations de la pense modifient rapidement votre humeur, ou encore le futur vous apparat de faon prmonitoire. On peut aussi couter sans le moindre mouvement de pense, dans une totale immobilit mentale, du plus profond du silence.

    tre l'coute de sa pense, du merle sur la branche ou de ce qui se dit, sans qu'intervienne la raction de la pense, suscite une signification totalement diffrente de celle qui nat du mouvement de la pense. Tel est l'art d'couter, de dispenser une attention absolue : il n'existe pas de centre qui coute.

    Le silence des montagnes est empreint d'une profondeur que ne possde pas celui des valles. Chacun d'eux renferme une qualit spcifique. Le silence qui rgne parmi les nuages et celui qui rgne entre les arbres sont eux aussi de nature diffrente. Le si-lence qui spare deux penses est incommensurable ; le silence du plaisir et celui de la peur sont des ralits tangibles. Le silence artificiel que peut fabriquer la pense porte en lui la mort. Le silence qui intervient entre deux bruits est absence de bruit mais n'est pas silence, tout comme l'absence de guerre n'est pas la paix. Le sombre si-lence d'une cathdrale, d'un temple, procde de leur beaut sculaire, qui est l'uvre de l'homme. Existent aussi le silence du pass et du futur, le silence du muse et celui du cimetire. Mais rien de tout cela n'est le vritable silence.

    Un homme tait assis sur la berge du fleuve magnifique. Il y resta plus d'une heure, immobile. Il venait l tous les matins, aprs ses ablutions. Il psalmodiait en-suite en sanscrit pendant un certain temps, perdu dans ses penses. Il ne paraissait pas tre gn par le soleil, du moins en cette heure matinale. Un jour, il vint me parler de la mditation. Il n'appartenait aucune des coles de mditation, qu'il estimait in-utiles, dpourvues de signification. Il tait clibataire, vivait seul et avait rejet depuis longtemps les choses de ce monde. Il avait matris ses dsirs, model ses penses et menait une vie de solitaire. Nulle amertume, vanit ou indiffrence en lui : il avait ou-bli tout cela depuis bien des annes. Seules importaient pour lui la mditation et la ralit. Tandis qu'il parlait, la recherche du mot juste, le soleil se coucha et un pro-fond silence nous enveloppa. Il interrompit son discours. Quelques instants plus tard, lorsque les toiles furent toutes proches de la terre, il dclara : Voici quel est le si-lence que j'ai cherch partout, dans les livres, auprs des matres et en moi-mme. J'ai trouv bien des choses, mais cela, jamais. Ce silence est survenu sans qu'on le re-cherche, sans qu'on le sollicite. Ai-je perdu ma vie pour des choses sans importance ? Vous n'avez pas ide de ce que je me suis impos : les jenes, les privations, la pra-tique de la vertu. J'en ai compris l'inanit il y a longtemps, mais je n'ai jamais t en prsence d'un tel silence. Que dois-je faire pour le conserver, pour me maintenir en

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  • lui, le laisser habiter mon cur ? Je suppose que vous allez me rpondre de ne rien faire, car la volont est inoprante en ce domaine. Mais dois-je continuer parcourir le pays, dans cet esprit de rptition, de matrise ? En ce moment, pendant que je suis assis ici, j'ai une pleine conscience de ce silence sacr ; travers lui je vois les toiles, les arbres, le fleuve. Bien que je peroive et ressente tout ceci, pourtant, je ne suis pas vraiment l. Gomme vous l'avez dclar l'autre jour, l'observateur est l'observ. Je comprends enfin ce que cela signifie. La batitude que je recherche ne se trouve nul-lement par la qute. Il est temps que je parte.

    Brockwood Park, le 22 septembre 1973

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  • Brockwood Park, Comt de Hampshirele 23 septembre 1973

    Dixime visite

    Il tait debout au bord du fleuve, seul. Ce fleuve n'tait pas trs large et il aperce-vait quelques personnes sur la rive oppose. Auraient-elles convers d'une voix forte qu'il et sans doute entendu leurs propos. A la saison des pluies, le fleuve allait se d-verser dans l'ocan. Il avait plu depuis plusieurs jours et le fleuve, traversant des tendues de sable, avait rejoint la mer. On pouvait de nouveau se baigner dans ses eaux, laves et purifies par les pluies. Un long lot troit y faisait surface, sur lequel poussaient de verts fourrs, quelques arbres de petite taille et un unique palmier. Lorsqu'il n'tait pas en crue, le btail le traversait pour aller patre sur ce banc de terre. C'tait un fleuve agrable, bienveillant, et cette impression tait particulire-ment sensible ce matin-l.

    Il tait debout au bord du fleuve, seul, dtach et lointain. Il avait environ qua-torze ans. Peu de temps auparavant, son frre et lui avaient t dcouverts ; cela avait suscit un certain tapage et, tout soudain, on lui accordait beaucoup d'impor-tance 2. Il tait trait avec respect et vnration et, dans les annes venir, il serait la tte d'une srie d'organisation, et disposerait de biens considrables. Tout cela, comme la dissolution des organisations, n'avait pas encore eu lieu. De cette poque et de ces vnements, il n'a conserv comme souvenir que cet instant o, tout seul, per-du et trangement distant, il contemplait le fleuve. Il a tout oubli de son enfance, des coles et des punitions corporelles. Bien des annes plus tard, le matre qui le punis-sait ainsi lui raconta lui-mme que cela se produisait pratiquement tous les jours. Il fondait alors en larmes et on le mettait la porte, le laissant sur la vranda jusqu' la fin des cours. Le matre sortait ensuite son tour et lui disait de rentrer chez lui, car sinon, il serait rest l, compltement perdu. Le matre le fouettait, lui expliqua-t-il, parce qu'il semblait incapable d'tudier, de se souvenir de ce qu'il avait lu ou de ce qu'on lui avait dit. Par la suite, le matre eut bien du mal croire que ce garon tait devenu l'homme dont il tait venu couter la causerie. Son tonnement fut extrme, et son respect injustifi. Toutes ces annes s'coulrent sans laisser la moindre cica-trice, le moindre souvenir dans son esprit. Amitis, affections, annes au cours des-quelles on le maltraita, rien de tout cela, que ces vnements fussent empreints de gentillesse ou de brutalit, ne laissa de traces en lui. Encore dernirement, un cri-vain lui demanda quelles impressions il gardait de ces vnements plutt tonnants, faisant rfrence l'poque o son frre et lui-mme avaient t dcouverts et tout ce qui s'tait produit par la suite. Lorsqu'il rpondit qu'il n'en conservait aucun souve-nir et n'en savait que ce que d'autres lui en avaient dit, son interlocuteur ne se priva pas de ricaner en dclarant qu'il dbitait des sornettes. Pourtant, il n'avait jamais d-librment fait obstruction au moindre vnement, plaisant ou dplaisant, qui lui ve-nait l'esprit. Le souvenir l'habitait quelques instants, ne laissait aucune trace puis disparaissait jamais.

    2Krishnamurti fait rfrence sa propre enfance Adyar, prs de Madras, lorsqu'il fut remarque par Mme Annie Besant, prsidente de la Socit de Thosophie.

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  • La conscience est son contenu: le contenu constitue la conscience. Tous deux sont indissociables. Il n'existe pas de vous que l'on peut opposer autrui, mais simple-ment le contenu qui constitue la conscience et opre une division entre moi et non-moi . Ces contenus diffrent selon la culture, les acquis des diffrentes races, les techniques et les capacits utilises. Ces contenus subissent ensuite une rpartition des genres: il y a l'artiste, le scientifique et ainsi de suite. Les idiosyncrasies particu-lires sont la raction au conditionnement, conditionnement qui est le dnominateur commun de l'homme. C'est ce conditionnement qui donne forme au contenu, la conscience. Une nouvelle division se produit alors entre le conscient et le latent. Ce contenu latent acquiert une grande importance parce que nous ne l'avons jamais considr dans son ensemble. Et cette fragmentation se produit lorsque l'observateur n'est pas l'observ, lorsque celui qui fait l'exprience est tenu pour diffrent de ce qui est expriment. Le dissimul est semblable au visible. L'observation, qui est l'coute du visible, est la perception du dissimul. Voir n'est pas analyser. Dans l'analyse existent l'analyseur et l'analys et cette division dbouche sur l'inaction, la paralysie. Dans le voir vritable n'intervient nul observateur et, de la sorte, l'action est imm-diate: aucun intervalle ne spare l'ide de l'action. L'ide, la conclusion, sont partie intgrante de l'observateur, celui qui voit tant spar de la chose vue. L'identification procde de la pense, la pense est fragmentation.

    L'lot, le fleuve et la mer sont toujours l, ainsi que les palmiers et les btiments. Le soleil trouait l'opacit des nombreux nuages serrs qui montaient vers les cieux. Des pcheurs, un simple pagne d'toffe nou autour des reins, lanaient leurs filets pour ne ramener que des pitres captures. La pauvret non consentie est une d-chance. Un peu plus tard, dans la soire, il faisait bon parmi les manguiers et les fleurs odorantes. Que la terre est donc belle.

    Brockwood Park, le 23 septembre 1973

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  • Brockwood Park, Comt de Hampshirele 24 septembre 1973

    Onzime visite

    Une conscience et une morale totalement nouvelles sont indispensables l'avne-ment d'un changement radical au sein de la culture et des structures sociales ac-tuelles. C'est une vidence, pourtant ni la gauche, ni la droite, ni les mouvances rvo-lutionnaires n'ont l'air de s'en inquiter. Les dogmes, les formules, les idologies, quelle qu'en soit la nature, font partie de notre vieille conscience passe ; ce sont des laborations d'une pense qui fonctionne de manire fragmentaire - en politique, la droite, la gauche et le centre en sont l'illustration. Cette activit parcellaire entrane invitablement des effusions de sang orchestres soit par la droite, soit par la gauche, ou bien elle mne au totalitarisme. Telle est la situation dont nous sommes tmoins. Nous voyons la ncessit d'un changement sur le plan social, conomique et moral, mais les rponses manent de cette vieille conscience qui laisse la pense le rle principal. Le dsordre, la confusion et la dtresse qui sont le lot de l'humanit font partie du paysage de cette vieille conscience, et, faute d'y apporter de profonds chan-gements, toute activit humaine - qu'elle soit d'ordre politique, conomique ou reli-gieux - ne nous poussera qu' une destruction rciproque et l'anantissement de la plante. C'est l'vidence mme pour tout tre sens.

    Il faut tre soi-mme sa propre lumire. Cette lumire est la seule et unique loi: il n'en existe pas d'autre. Toutes les autres lois manent de la pense, et sont donc fragmentaires et contradictoires. tre soi-mme sa propre lumire, c'est refuser de suivre la lumire d'un autre, si raisonnable, si logique, si exceptionnel, si convaincant soit-il. Vous ne pouvez pas tre votre propre lumire si vous tes plong dans les t-nbres de l'autorit, des dogmes, des conclusions htives. La morale n'est pas une manation de la pense, ni l'effet des pressions exerces par le milieu ambiant, elle ne relve ni du pass ni de la tradition. La morale est enfant de l'amour, et l'amour n'est ni le dsir ni le plaisir. La jouissance, sensuelle ou sexuelle, n'est pas l'amour.

    tre soi-mme sa propre lumire: l est la vraie libert - et cette libert n'est pas une abstraction, elle n'est pas le fruit de la pense. tre authentiquement libre, c'est tre affranchi de toute dpendance, de tout attachement, de toute soif d'exprience. tre soi-mme sa propre lumire, c'est s'tre dgag des structures mmes de la pense. Au sein de cette lumire, il n'y a place que pour l'agir, de sorte que jamais l'action ne peut tre contradictoire. La contradiction n'existe que lorsque cette lu-mire est dissocie de l'action, lorsqu'il y a clivage entre l'acteur et l'action. Tout idal, tout principe n'est qu'un processus mental strile, et il ne peut coexister avec cette lu-mire - l'un est la ngation de l'autre.

    Que l'observateur soit l, et cette lumire, cet amour sont aussitt exclus. La struc-ture mme de l'observateur est l'uvre de la pense, qui n'est jamais neuve, jamais libre. Le comment , le systme, la pratique n'ont aucun intrt. Seule compte la perception lucide, qui se confond avec l'action. C'est travers vos yeux que doit se former cette vision, non travers ceux d'un autre. Cette lumire, cette loi n'appar-tiennent ni vous ni l'autre. La lumire - rien d'autre ne compte que la lumire. Voil ce qu'est l'amour.

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  • Brockwood Park, le 24 septembre 1973

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  • Brockwood Park, Comt de Hampshirele 25 septembre 1973

    Douzime visite

    Il contemplait par la fentre les vastes collines verdoyantes et rebondies, les bois sombres sur lesquels se levait le soleil. C'tait un magnifique dbut de journe et, au-del des bois, de merveilleux nuages blancs s'levaient en volutes. Rien d'tonnant ce que les anciens aient pu situer la demeure des dieux au-del des montagnes, parmi ces nuages. De tous cts apparaissaient ces normes nuages dans le ciel bleu et blouissant. Aucune pense n'agitait son esprit, il regardait simplement la beaut du monde. Il se trouvait sans doute devant cette fentre depuis un certain temps lorsque se produisit quelque chose d'inattendu, de fortuit. On ne peut provoquer ou dsirer de telles choses, inconsciemment ou consciemment. Tout sembla s'effacer, dispa-ratre, pour ne laisser place qu' cela, l'indicible. Ne le cherchez pas au cur d'un temple, d'une mosque ou d'une glise, ni sur aucune page imprime. Vous ne le trouverez en aucun lieu et si vous croyez l'avoir dcouvert, ce ne sera pas cela.

    Prs de la Corne d'Or, Istambul, il tait assis, au sein d'une vaste assistance, aux cts d'un mendiant en haillons qui, tte baisse, murmurait une prire. Un homme se mit chanter en arabe. Sa voix, qui tait superbe, emplit le grand difice couronn d'un dme, dont elle parut faire vibrer les murs. Tous ceux qui se trouvaient l en furent trangement impressionns: cette voix et ces paroles leur imposrent un im-mense respect, tout en les plongeant dans un intense ravissement. Lui tait tranger parmi eux ; ils le regardrent et l'oublirent bientt. La vaste salle tait bonde et sou-dain le silence Se fit. Aprs avoir accompli les gestes rituels, tous s'en allrent, les uns aprs les autres. Il resta seul avec le mendiant, puis ce dernier s'en fut son tour. Le silence rgna de nouveau sous la vaste coupole, et l'difice se vida. Le bruit de la vie semblait provenir de trs loin.

    S'il vous arrive de vous promener seul dans les hautes montagnes, parmi les pins et les rochers, en laissant tout derrire vous, l-bas, dans la valle, lorsque pas un murmure ne fait frissonner les arbres et que toute pense s'est vanouie, alors peut-tre viendra-t-elle vous, cette altrit. Si vous tentez de vous l'approprier, elle dispa-ratra jamais. Ce que l'on conserve, c'est le souvenir d'une chose morte, la dpouille de ce qui n'est plus. On ne peut retenir le rel ; votre cur et votre esprit sont trop troits pour contenir autre chose que les produits striles de la pense. loignez-vous de la valle, allez encore plus loin, abandonnez tout cela. Vous pourrez alors y retour-ner et ce que vous retrouverez n'aura plus le poids du fardeau. Vous ne serez plus ja-mais le mme.

    Aprs une longue ascension de plusieurs heures, bien au-del de la ligne des arbres, il se trouva au milieu des rochers, au cur de ce silence particulier de la mon-tagne. Quelques pins dforms, pas un souffle de vent ; tout tait parfaitement immo-bile. Sur le chemin du retour, passant d'un rocher l'autre, il entendit soudain un bruit caractristique et fit un bond. A quelques pas de lui se trouvait un serpent son-nettes, luisant, presque noir. Agitant les cnes creux de sa queue, le crotale se tenait prt frapper. Tte triangulaire, dardant sa langue fourchue, ses yeux sombres aux aguets, le reptile allait attaquer s'il faisait un pas de plus. Pendant plus d'une demi-

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  • heure, le serpent le fixa de ses yeux dpourvus de paupires. Puis, se droulant lente-ment, en prenant soin de maintenir sa tte et sa queue dans sa direction, le crotale s'loigna en ondulant dans un mouvement semi-circulaire. Lorsqu'il tenta de s'appro-cher, l'animal se lova instantanment, prt au combat. Ils jourent ce jeu un certain temps puis, devant la fatigue du serpent, il le laissa poursuivre son chemin. C'tait vraiment une bte terrifiante, grasse et mortelle.

    Il vous faut savoir tre seul parmi les arbres, les prs et les ruisseaux. On n'est ja-mais seul si l'on garde avec soi les choses de l'esprit, ses images et ses problmes. L'esprit ne doit pas tre rempli des rochers et des nuages de la terre, mais prsenter le mme vide que le vase tout juste faonn. Ce n'est qu'alors que peut se faire jour la vi-sion totale, alors que l'on peut voir ce qui ne l'a jamais t. Cette perception ne peut avoir lieu si vous tes l. Il faut mourir soi-mme pour atteindre le voir vritable. Vous pensez peut-tre occuper une place importante en ce monde, mais tel n'est pas le cas. Et si vous possdez tout ce qui a pu tre labor par la pense, ce ne sont l que vieilleries, trs usages et qui commencent tomber en ruine.

    Dans la valle, il faisait tonnamment frais et prs des refuges, les cureuils atten-daient leurs noisettes, accoutums tre nourris tous les jours. D'un naturel peu craintif, ils faisaient du tapage si vous arriviez en retard, tandis que les geais bleus se manifestaient bruyamment alentour.

    Brockwood Park, le 25 septembre 1973

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  • Brockwood Park, Comt de Hampshirele 27 septembre 1973

    Treizime visite

    C'tait un temple en ruine, avec de longs couloirs dpourvus de plafonds, des portes, des statues dcapites et des cours dsertes. Les oiseaux et les singes, les per-roquets et les colombes venaient tous y chercher refuge. Certaines des statues prives de ttes conservaient une imposante et massive beaut, empreintes d'une immuable dignit. L'endroit tait d'une tonnante propret et l'on pouvait s'asseoir sur le sol, pour regarder les singes et les oiseaux jacasseurs. Jadis, il y a trs longtemps, ce temple avait sans doute t florissant, accueillant des milliers de fidles parmi les guirlandes, l'encens et les prires. On percevait encore cette atmosphre, ainsi que les espoirs, les craintes et la vnration des fidles. Le sanctuaire sacr avait disparu de-puis longtemps. Les singes, comme la chaleur devenait accablante, taient mainte-nant partis, mais les perroquets et les colombes avaient fait leurs nids dans les cre-vasses et les failles des hauts murs. Ce vieux temple en ruine tait trop loign du vil -lage pour tre davantage dtruit par ses habitants. Auraient-ils pu s'y rendre qu'ils auraient profan ce vide.

    La religion est devenue superstition et culte des images, croyances et rituels. Elle a perdu la beaut de la vrit ; l'encens a pris la place de la ralit. La perception directe a t remplace par l'image, sculpte par la main ou l'esprit. La religion a pour seul but la conversion totale de l'homme. Et toutes les simagres dont elle s'entoure ne sont qu'absurdits. C'est pourquoi la vrit ne peut se trouver dans aucun temple, glise ou mosque, quelle que soit leur beaut. La beaut de la vrit et la beaut des pierres sont choses diffrentes. L'une ouvre la porte l'incommensurable et l'autre celle de la prison qui se referme sur l'homme. L'une est porteuse de vrit et l'autre dbouche sur l'asservissement de la pense. Le romantisme et la sentimentalit sont ngation de la nature mme de la religion, qui n'est pas non plus simple jeu intellec-tuel. Dans le domaine de l'action, le savoir est ncessaire l'efficacit objective mais le savoir n'est pas le moyen de la transformation de l'homme. Il participe de la struc-ture de la pense, et la pense ne peut que rabcher fastidieusement le connu, ft-il modifi et amlior. Les voies de la pense, du connu, ne mnent pas la libert.

    Sur la bande de terre sche qui bornait la rizire d'un vert luxuriant resplendissant au soleil du matin, le long serpent tait immobile. Il se reposait probablement, ou guettait quelque imprudente grenouille. A cette poque, les grenouilles taient exp-dies en Europe, o elles constituaient un mets recherch. Le serpent tait trs long, d'une couleur tirant sur le jaune, et parfaitement immobile. Il se confondait presque avec la terre dessche, difficile distinguer, mais ses yeux sombres accrochaient la lumire du jour. Sa langue noire, seule, tait anime d'un incessant mouvement. Il n'avait pas conscience de la prsence de celui qui, derrire sa tte, l'observait. La mort, ce matin-l, s'exprimait partout. On l'entendait dans le village: de profonds sanglots accompagnaient le cadavre, couvert d'un linge, que l'on emportait. Un cerf-volant avait heurt un oiseau en plein vol. On tait en train de tuer un animal dont on entendait les cris de souffrance. Et jour aprs jour, il en est ainsi: la mort est toujours prsente, partout, de mme que la douleur.

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  • La subtile beaut de la vrit ne rside pas dans la croyance ou le dogme ; elle n'est jamais l o l'homme croit pouvoir la trouver, car nul chemin n'y conduit. Ce n'est pas un lieu fixe, un refuge ou un abri. La beaut de la vrit engendre sa propre ten-dresse, un amour qui ne peut ni se mesurer ni se laisser retenir, pas plus qu'on ne peut en faire l'exprience. Elle n'est dote d'aucune valeur marchande susceptible d'tre accumule ou utilise. Elle advient quand l'esprit et le coeur sont vids des choses de la pense. Le moine ou le pauvre ne s'en approchent pas, non plus que le riche. L'intellectuel et l'artiste n'y ont pas davantage accs. Celui qui dclare dtenir la connaissance en est mille lieues. Vivez ce monde tout en tant loin de lui.

    Ce matin-l, les perroquets poussaient des cris perants et voltigeaient autour du tamarinier ; c'est de trs bonne heure qu'ils entreprenaient leurs incessantes activits, allant et venant sans arrt. Ils constituaient des touches d'un vert vif, leurs becs re-courbs et puissants d'un rouge tout aussi clatant. Ils semblaient tre incapables de voler droit, contraints de malhabiles zigzags accompagns de criailleries. De temps autre, ils venaient se poser sur le muret de la vranda. On pouvait alors les contem-pler, mais cela ne durait gure. Ils reprenaient vite leur vol saugrenu et bruyant. Ils paraissent avoir l'homme pour seul ennemi: il les met en cage.

    Brockwood Park, le 27 septembre 1973

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  • Brockwood Park, Comt de Hampshirele 28 septembre 1973

    Quatorzime visite

    Le gros chien noir venait juste de tuer une chvre. Il avait t svrement puni, puis attach, et maintenant, il gmissait et aboyait. La maison tait entoure d'un haut mur mais la chvre avait nanmoins russi s'y introduire et le chien, aprs l'avoir pourchasse, avait fini par la tuer. Le propritaire de la maison arrangea les choses avec quelques mots d'excuse et de l'argent. C'tait une grande maison environ-ne d'arbres et, aussi souvent qu'on l'arrost, la pelouse n'tait jamais uniformment verte. Le soleil tait impitoyable et tous les arbustes, toutes les fleurs, devaient tre bassins deux fois par jour. Mais la vgtation n'en tait pas moins jaunie, en raison de la pauvret du sol et de l'ardeur du soleil. Les arbres avaient atteint une trs haute taille et prodiguaient une ombre agrable. De trs bonne heure le matin, lorsqu'ils masquaient encore le soleil, on pouvait s'asseoir leur pied. Endroit idal o s'instal-ler tranquillement pour se perdre en mditation, on ne pouvait pourtant y poursuivre une rverie veille ou se bercer d'illusions satisfaisantes. Ce lieu, avec ses ombres profondes, tait trop austre, trop peu accommodant, tant tout entier consacr ce genre de contemplation silencieuse. Il tait possible de se laisser aller d'agrables rveries mais, bien vite, on constatait que cet endroit ne sollicitait pas les images de la pense.

    L'homme tait assis et pleurait, la tte couverte d'un linge. Sa femme venait de mourir. Il ne voulait pas montrer ses larmes ses enfants, qui pleuraient eux aussi, sans trop comprendre ce qui se passait. Mre de nombreux enfants, elle avait t souffrante puis, brusquement, trs malade. Son poux ne quittait pas son chevet. Il semblait ne plus jamais sortir mais un jour, aprs diverses crmonies, la mre fut emporte au loin. La maison devint soudain trs vide, le parfum que la mre y avait entretenu n'y flottait plus et rien ne fut semblable, car la souffrance avait pris posses-sion des lieux. Le pre l'avait compris. Les enfants avait perdu tout jamais un tre cher mais, pour l'instant, ils ignoraient le sens de leur chagrin.

    La souffrance est toujours prsente ; elle ne se laisse pas oublier. On ne peut la fuir par le divertissement, qu'il soit de nature religieuse ou autre. Mme si on tente de lui chapper, elle vous retrouvera toujours. Que l'on se perde dans une quelconque forme de vnration, dans la prire ou une croyance scurisante, la souffrance finira par rapparatre, invitable. La souffrance engendre l'amertume, le cynisme ou un comportement nvrotique. Mme si l'on exprime son agressivit, en adoptant une conduite toute de violence et de mchancet, la souffrance vous suivra pas pas. Ac-qurir du pouvoir, se faire une situation ou jouir des plaisirs de l'argent ne l'empche-ra pas de rester tapie au fond de votre cur, attendant son heure. Quelque action que vous entrepreniez, vous ne pourrez lui chapper. L'amour que vous prouvez se ter-mine dans la souffrance. C'est le temps qui alimente la souffrance, la pense qui la structure.

    Vous versez une larme devant l'arbre qu'on abat. On tue un animal pour votre nourriture. C'est pour votre plaisir que le monde est dtruit. L'homme est lev pour tuer, pour massacrer ; chacun est l'ennemi de l'autre. La technologie de pointe et les

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  • machines remplacent les outils traditionnels de l'homme, mais ce n'est pas au moyen des choses assembles par la pense que l'on mettra un terme la souffrance. L'amour n'est pas le plaisir.

    Elle tait dsespre. Elle s'pancha dans un flot de paroles, racontant tout ce qu'elle avait endur. D'abord un dcs, puis les inepties de ses enfants, leurs engage-ments politiques, leurs divorces, leurs frustrations, l'amertume et la totale futilit de toute vie dpourvue de sens. Elle se trouvait au seuil de la vieillesse. Dans sa jeunesse, elle s'tait contente de s'amuser, s'intressant un temps la politique, puis passant un diplme d'conomie, bref, menant peu ou prou la vie de tout le monde. Son mari venait de mourir et, depuis lors, elle n'tait que souffrance. Au fil de notre entretien, elle retrouva un peu de calme.

    Tout mouvement de la pense ne peut qu'accrotre la souffrance. La pense, qui cre le souvenir, les images du plaisir et de la douleur, la solitude et les larmes, l'api-toiement sur soi-mme et le remords, est le terrain o germe la souffrance. Soyez l'coute de ce qui se dit. coutez, tout simplement. Non pas les chos du pass, les ra-vages triomphants de la souffrance ou les recettes pour chapper cette torture. Met-tez votre cur, la totalit de votre tre, l'coute de ce qui se dit maintenant. Ce sont votre dpendance et votre attachement aveugle qui ont ensemenc le terrain de votre souffrance. Avoir nglig l'tude de vous-mme et la beaut qui en dcoule a nourri et entretenu votre souffrance ; toutes vos activits gocentriques vous ont conduit vers elle. Soyez l'coute de ce qui s'exprime l: restez prsent votre souffrance, ne ten-tez pas de vous en vader. Tout mouvement de la pense renforce la souffrance. La pense n'est pas amour, car l'amour vritable ignore la souffrance.

    Brockwood Park, le 28 septembre 1973

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  • Brockwood Park, Comt de Hampshirele 29 septembre 1973

    Quinzime visite

    La saison des pluies allait s'achever et l'horizon, les nuages blancs et dors tra-aient de fantasques contours, qui rejoignaient l'immensit bleue et verte des cieux. Le feuillage de chaque buisson semblait lav, purifi, et resplendissait sous le soleil matinal. C'tait une matine enchanteresse, la terre se rjouissait et une sorte de b-ndiction semblait flotter dans l'air. On avait une vue imprenable, depuis cette pice trs leve, sur la mer bleue, le fleuve qui allait s'y jeter, les palmiers et les manguiers. On retenait son souffle devant la splendeur de la terre et les majestueuses volutes des nuages. Il tait encore tt et les bruits de la journe ne troublaient pas le silence. De l'autre ct du pont, il n'y avait pas de circulation, l'exception d'une longue file de chars bufs chargs de foin. Bien des annes plus tard, les autobus feraient leur ap-parition, avec leur pollution et leur vacarme. Matin privilgi, empreint de musique et de batitude.

    Les deux frres allaient en voiture au village voisin, pour rendre visite leur pre qu'ils n'avaient pas revu depuis plus de quinze ans. Ils durent faire pied la dernire partie du chemin, sur une petite route mal entretenue. Ils passrent devant un vaste rservoir eau, entour de marches de pierre qui permettaient d'y accder. A l'extr-mit de la pice d'eau se dressait un petit temple orn d'une tour carre, au fate trs troit, et dcore d'images sculptes. Devant le temple, des tres parfaitement immo-biles, semblables aux images de la tour, taient plongs dans une intense mditation. Un peu plus loin, l'cart de quelques maisons, se trouvait la demeure de leur pre. Il en sortit lorsque les deux frres approchrent et ils le salurent en se prosternant pour toucher ses pieds. Trs intimids, ils restrent silencieux, attendant qu'il parlt, selon la coutume. Le pre, avant de prononcer le moindre mot, rentra chez lui se laver les pieds, car ses fils les avaient touchs. C'tait un brahmane trs orthodoxe, nul ne pouvait le toucher sinon un autre brahmane. Ses fils avaient t souills par le contact avec des tres n'appartenant pas sa caste ; de plus, ils avaient consomm de la nour-riture prpare par des mains impures. Aprs s'tre ainsi purifi, il s'assit sur le sol en prenant garde de maintenir une distance entre ses fils et lui-mme. Ils s'entretinrent un certain temps, puis l'heure du repas approcha. Il les renvoya, car il lui tait impos-sible de manger avec eux: ils avaient cess d'tre brahmanes. Il prouvait sans doute de l'affection pour eux, car c'taient aprs tout ses enfants et il ne les avait pas vus de-puis longtemps. Si leur mre avait t encore en vie, elle leur aurait peut-tre donn de quoi manger, mais n'aurait pas non plus partag leur repas. Les sentiments qu'ils avaient ports leurs fils taient certainement profonds, mais la tradition et le res-pect de l'orthodoxie leur interdisaient tout contact physique avec eux. La tradition est trs puissante, plus forte que l'amour.

    La tradition de la guerre est plus forte que l'amour. La tradition qui prescrit de tuer pour se nourrir et de tuer un prtendu ennemi refuse la tendresse et l'affection humaines. La tradition qui astreint l'homme de longues heures de travail est por-teuse d'une efficace barbarie. La tradition du mariage devient bientt asservissement. La diffrence entre riches et pauvres est exacerbe par la tradition. Chaque profession

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  • forge ses propres traditions, dsigne ses propres lites qui suscitent envie et inimiti. Dans le monde entier, les crmonies et rituels traditionnels qui ont remplac le culte ont spar l'homme de son semblable, et ni les mots ni les gestes n'ont plus le moindre sens. Des milliers d'hiers, si magnifiques fussent-ils, font obstacle l'amour.

    On traverse un vieux pont brinquebalant pour atteindre l'autre rive d'une rivire troite et boueuse qui va se jeter dans le grand fleuve, et on parvient dans un petit vil-lage de terre battue et de briques d'argile sches au soleil. On y voit quantit d'en-fants qui jouent grands cris ; les adultes sont aux champs ou la pche, ou encore travaillent . la ville voisine. Dans une petite pice sombre, une mince ouverture dans le mur tient lieu de fentre ; les mouches sont rebutes par tant d'obscurit. Il fait frais en ce lieu. Dans cet espace rduit, un tisserand travaillait sur un large mtier tisser. Il ne Savait pas lire mais, sa faon, faisait preuve d'une grande ducation, faite de politesse et de total respect pour son travail. Il tissait d'admirables toffes en-tremles de fils d'or et d'argent, aux motifs splendides. Quelle que soit la couleur des pices de coton ou de soie, il savait retrouver l'inspiration traditionnelle et produire les plus beaux tissus, les plus parfaits. Il tait issu de cette tradition. C'tait un homme de petite taille, doux, qui souhaitait vivement exposer son merveilleux talent. En le regardant fabriquer de somptueux brocarts, on tait merveill, le coeur empli d'amour. De cette tradition naissait la beaut la plus pure, intemporelle.

    Brockwood Park, le 29 septembre 1973

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  • Brockwood Park, Comt de Hampshirele 30 septembre 1973

    Seizime visite

    Sous le figuier banian, un long serpent bruntre traversait le chemin. Revenant d'une longue promenade, il aperut le reptile et s'arrta. Il le suivit, quelques pas de distance, jusqu' un monticule. Le serpent en inspectait chaque cavit, sans avoir au-cunement conscience de la prsence humaine qui l'observait pourtant de trs prs. Le serpent tait assez gros, avec une sorte de renflement vers le milieu de son corps. Les villageois qui rentraient des champs avaient cess leurs conversations et regardaient la scne. L'un d'entre eux le prvint qu'il s'agissait d'un cobra et qu'il devait y prendre garde. Le cobra se faufila dans un trou et il poursuit sa promenade. Le lendemain, d-sireux de revoir le cobra, il revint sur les lieux. Il n'y avait plus trace du serpent mais, cet endroit prcis, les villageois avaient dpos une cuelle emplie de lait, quelques soucis mls d'autres fleurs et une large pierre recouverte de cendres. Cette partie du sol tait devenue sacre et, chaque jour, des fleurs fraches y seraient offertes. Tous les villageois des alentours savaient que cet endroit tait dsormais sacr. Il y retourna plusieurs mois plus tard : le lait, les fleurs fraches et la pierre dcore de cendres taient toujours l, prs du figuier banian dont l'ge allait croissant.

    Le temple surplombait les eaux bleues de la Mditerrane. Totalement en ruine, seules ses colonnes de marbre taient encore debout. Dtruit au cours d'une guerre, ce temple n'en tait pas moins rest un lieu saint. En fin d'aprs-midi, le soleil jouant sur le marbre dor, on percevait le caractre sacr de cet endroit. On y tait seul, nuls visiteurs l'incessant bavardage. Les colonnes semblaient maintenant fondues d'or pur et la mer, tout en bas, tait d'un bleu intense. La statue d'une desse se trouvait l, restaure et protge : on ne pouvait la contempler qu' heures fixes et cela dsa-cralisait sa beaut. Immuable, la mer bleue demeurait.

    C'tait une jolie villa la campagne, agrmente d'une pelouse trs soigne, ton-due et dsherbe trs frquemment. Tout tait fort bien tenu, prospre et empli de joie. Derrire la maison se trouvait un petit potager charmant, au long duquel coulait un troit ruisseau, presque silencieux. La porte s'ouvrit et une statue de Bouddha, d'un coup de pied, servit la caler. Le propritaire de la villa n'avait nullement conscience de l'aspect tonnant de son geste. Pour lui, il ne s'agissait que d'un objet destin retenir la porte. On pouvait se demander s'il aurait fait de mme avec une statue qu'il vnrait, car il tait chrtien. Les objets sacrs d'autrui paraissent dri-soires, mais on conserve ceux de sa propre foi ; les croyances d'autrui passent pour des superstitions, mais les vtres sont aussi raisonnables que fondes. Qu'est-ce que le sacr ?

    C'tait un morceau de bois que la mer et le temps avaient faonn la ressem-blance d'une tte humaine. Notre hte nous expliqua qu'il l'avait trouv sur une plage. Le bois tait trs dur, travaill par les flots et poli au fil des ans. Il l'avait rap -port chez lui et pos sur sa chemine. De temps en temps, il le regardait et l'admi-rait, heureux de l'avoir ramass. Un jour, il l'entoura de fleurs et fit de mme le lende-main. Il constata qu'il se sentait mal l'aise lorsque les fleurs n'taient pas quotidien-nement changes et, peu peu, ce morceau de bois sculpt acquit une grande impor-

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  • tance dans sa vie. Il ne permettait personne d'y toucher, se rservant ce droit. Le contact de mains trangres lui semblait de nature profaner cet objet. Lui-mme se lavait soigneusement les mains avant d'y toucher. Le morceau de bois tait devenu sa-cr, et lui seul en tait le grand prtre. Il en tait le reprsentant ; cela lui permettait d'atteindre une connaissance laquelle il n'aurait pu prtendre seul. Sa vie en tait remplie et cela le rendait, affirmait-il, indiciblement heureux.

    Qu'est-ce que le sacr ? Rien de ce qui est produit par l'esprit, la main ou l'ocan. Le symbole n'est jamais la ralit ; le mot herbe n'est jamais l'herbe des champs. Le mot dieu n'est pas dieu. Le mot, aussi prcise et fidle que soit la description, ne ren-ferme jamais l'intgralit de ce qu'il dsigne. Le terme de sacr ne signifie rien en tant que tel ; il ne devient sacr que dans son rapport quelque chose, que ce soit illusoire ou rel. Ce qui est rel ne passe pas par les mots de l'esprit. Ralit et vrit ne sont pas de l'ordre de la pense. L o se trouve celui qui peroit n'est pas la vrit. Pour que soit la vrit, le penseur et sa pense doivent cesser toute activit. Ce qui advient alors, ce qui est, c'est cela le sacr. Ainsi cet ancien temple baignant dans la lumire du soleil, ce cobra et les villageois. L o n'est pas l'amour, nul sacr n'existe. L'amour est un, il ne peut se fragmenter.

    Brockwood Park, le 30 septembre 1973

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  • Brockwood Park, Comt de Hampshirele 2 octobre 1973

    Dix-septime visite

    La conscience est son contenu ; le contenu est la conscience. Toute action est frag-mentaire lorsque le contenu de la conscience est morcel. Cela engendre conflit, dou-leur et confusion et la souffrance s'ensuivit invitablement.

    Dans les airs, haute altitude, on voyait les prairies verdoyantes, toutes de tailles, de formes et de couleurs diffrentes. Une rivire suivait son cours jusqu' la mer der-rire laquelle, trs loin, se dressaient les sommets neigeux. A la surface de la terre s'tendaient de grandes villes en expansion, des villages. Sur les collines, chteaux, glises et groupes de maisons taient dissmins et, dans le lointain, d'immenses d-serts aux tons bruns, mordors et blancs. Puis de nouveau la mer, et de nouveau la terre, recouverte d'paisses forts. La terre entire tait d'une infinie splendeur.

    Il se promenait dans cette rgion, dans l'espoir de rencontrer un tigre - et cela se produisit. Les villageois taient venus apprendre son hte qu'au cours de la nuit prcdente, un tigre avait dvor une gnisse et qu'il reviendrait sans nul doute le soir mme pour tuer nouveau. Aimeraient-ils assister ce spectacle ? Ils allaient instal-ler une plate-forme dans un arbre, de laquelle on verrait trs bien le fauve. Ils avaient en outre l'intention d'attacher une chvre cet arbre, afin d'tre certains que le tigre reviendrait. Il rpondit qu'il ne pourrait trouver aucun plaisir dans la mise mort de cette chvre et les choses en restrent l. Mais vers la fin de la journe, comme le so-leil se couchait derrire les collines, son hte eut envie de faire une promenade, se di-sant qu'ils rencontreraient peut-tre ce redoutable tueur. Ils roulrent dans la fort pendant quelques kilomtres puis, comme la nuit tombait, ils allumrent les phares et rebroussrent chemin, ayant perdu tout espoir de croiser le tigre. Mais soudain, au sortir d'un virage, il apparut, assis au beau milieu de la route. C'tait une bte norme, au pelage ray, et ses yeux brillaient dans la lueur des phares. La voiture s'ar-rta, le fauve s'approcha en grondant et ses feulements semblrent branler l'automo-bile. Sa taille tait impressionnante et il balanait lentement sa longue queue au bout noir. Le fauve tait contrari. La vitre de la portire tait abaisse et lorsque le flin passa en grondant, il tendit la main pour caresser ce corps o toute l'nergie de la fo-rt tait concentre. Son hte interrompit rapidement son geste, lui expliquant en-suite que le tigre lui aurait arrach le bras. C'tait un splendide animal, dot d'une souveraine puissance.

    Tout en bas, sur cette terre que l'on voyait du ciel, il se trouvait des tyrans dniant toute libert l'homme, des idologues faonnant son esprit, des prtres qui depuis des sicles le maintenaient en esclavage grce une croyance enracine dans la tradi-tion. Les hommes politiques et leurs sempiternelles promesses entretenaient la cor-ruption et la division. L'homme d'ici-bas est pris dans l'incessant conflit de la souf-france et s'aveugle aux lumires du plaisir. Tout cela, la douleur, le travail et les pa-roles des philosophes, est tellement dpourvu de sens. Mort, malheur et labeur ; homme ennemi de l'homme.

    Cette diversit complexe, ces modifications du modle du plaisir et de la douleur, tel est le contenu de la conscience de l'homme, faonn et conditionn par la culture

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  • dont il a t nourri, soumis aux pressions conomiques et religieuses. La libert ne se trouve pas dans les limites de cette conscience. Ce que l'on tient pour la libert, c'est en ralit une prison amnage pour qu'elle soit plus supportable, grce l'essor de la technologie. Dans cette prison, des guerres ne cessent d'clater, que la science et le profit rendent de plus en plus meurtrires. La libert ne rside pas dans le fait de changer de prison, ni de changer de gourous, dont le pouvoir demeure tout aussi ab-surde. L'autorit n'engendre pas la rectitude de l'ordre ; elle est au contraire gnra-trice de dsordre, dont elle tire profit pour assurer sa propre croissance. La libert ne se fragmente pas. L'esprit non morcel, l'esprit qui forme un tout unifi est en libert. Il ignore qu'il en est ainsi : le connu participe du temps, c'est le pass qui traverse le prsent et va vers le futur. Tout mouvement est d'ordre temporel et le temps n'est pas facteur de libert. La libert de choix est ngation de la libert : le choix intervient uniquement quand la confusion est l'oeuvre. La perception claire et lucide, la pers-picacit, telle est la libert qui advient lorsqu'on a rejet la douleur du choisir. L'ordre total, parfait, est la lumire de la libert. Cet ordre n'est pas le fruit de la pense, car toute activit du mental vise entretenir la division. L'amour n'est pas un fragment de la pense, ni du plaisir. Comprendre cela, voil l'intelligence. L'amour et l'intelli-gence sont indissociables et donnent naissance une forme d'action d'o la douleur est exclue. Elle se fonde sur l'ordre.

    Brockwood Park, le 2 octobre 1973

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  • Brockwood Park, Comt de Hampshirele 3 octobre 1973

    Dix-huitime visite

    Krishnamurti : Il tait extrmement tt et dans l'aroport rgnait un froid intense : le soleil venait de se lever. Tout le monde tait chaudement vtu, l'excep-tion des porteurs qui frissonnaient. On entendait les bruits habituels d'un aroport : vrombissement des avions raction, ton sonore des conversations, adieux et dcol-lage. L'avion tait rempli de touristes, d'hommes d'affaires et d'autres passagers qui se rendaient dans la ville sainte aux rues grouillantes et crasseuses. L'immense chane de l'Himalaya se nimba soudain de rose dans le soleil levant ; nous volions en direc-tion du sud-est et, pendant des centaines de kilomtres, ces pics gigantesques, aussi beaux que majestueux, parurent suspendus entre ciel et terre. Le passager du fauteuil voisin s'tait plong dans un journal, un peu plus loin, de l'autre ct de l'alle, une femme rcitait son rosaire. Les touristes discutaient grand bruit, prenant autant de photos les uns des autres que des sommets lointains. Chacun s'absorbait dans ses propres activits, ne s'accordant pas le temps de contempler la beaut de la terre et les mandres du fleuve sacr, ni la subtile splendeur des pointes rocheuses d'un rose flamboyant.

    Un homme, quelque fauteuils de l, semblait bnficier de beaucoup de consid-ration. Un certain ge, le visage d'un tre cultiv, il avait des gestes prcis et vifs et tait fort proprement vtu. On pouvait se demander s'il avait rellement peru la ra-dieuse beaut des montagnes. Il se leva soudain et se dirigea vers le passager qui oc-cupait le fauteuil ct du ntre, lui demandant s'il accepterait de changer de place avec lui. Aprs s'tre install, il se prsenta et demanda s'entretenir avec nous. Il parlait anglais avec une certaine hsitation, en choisissant soigneusement ses mots car il n'avait pas souvent l'occasion de pratiquer cette langue. Il avait une voix claire, assez douce et semblait d'un commerce agrable. Il commena par dclarer qu'il avait bien de la chance de se trouver dans cet avion et de pouvoir entreprendre cette conversation. Naturellement, poursuivit-il, j'ai entendu parler de vous depuis mon enfance et il y a quelques jours peine, j'ai assist votre dernire causerie, consa-cre la mditation et l'observateur. Je suis un intellectuel, un spcialiste, et je pra-tique ma propre forme de mditation et de discipline.

    Nous laissions derrire nous les montagnes et, tout en bas, le fleuve traait d'har-monieux mandres.

    Question : Vous avez dclar que l'observateur est l'observ, que mditant et m-ditation ne font qu'un et, pour que la mditation ait lieu, que celui qui observe devait avoir disparu. J'aimerais revenir sur ce point. Pour moi, la mditation s'est traduite par la matrise de la pense, le fait de concentrer son esprit sur l'absolu.

    Krishnamurti : Celui qui contrle est le contrl, ne croyez-vous pas ? Le penseur est ses penses. Sans les mots, les images, les ides, existerait-il un penseur ? Celui qui fait l'exprience est cette exprience. Sans elle, il n'est pas non plus d'exprimen-tateur. Celui qui contrle la pense fait partie intgrante de celle-ci ; il n'est qu'un des fragments de la pense, quel que soit le nom que vous lui donnerez. L'action ext-

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  • rieure, si sublime soit-elle, est toujours un produit de la pense. L'activit de la pen-se est continuellement tourne vers l'extrieur et suscite la fragmentation.

    Question : Mais peut-on vivre sans contrle ? C'est l'essence mme de la disci-pline.

    Krishnamurti : Lorsque celui qui contrle est le contrl, et que cela est peru comme une indiscutable ralit, que cela apparat comme la vrit, une forme d'ner-gie totalement diffrente prend alors naissance et modifie radicalement ce qui est. Celui qui contrle n'a pas la capacit de transformer ce qui est. Il peut en effet exercer son contrle, supprimer ce qui est, le transformer superficiellement ou le fuir mais il ne pourra jamais s'en dgager, aller au-del, beaucoup plus loin. La vie peut et doit tre vcue sans ce contrle. Il n'est pas sain de vivre sous contrle. Cela entrane d'in-cessants conflits, la douleur et la confusion.

    Question : Voil qui est un concept entirement nouveau.Krishnamurti : Il convient de souligner qu'il ne s'agit pas d'une abstraction, d'une

    formule. Seul existe le ce qui est. La souffrance n'est pas une abstraction. Il est pos-sible d'en dgager une conclusion, un concept, une structure verbale, mais rien de tout cela n'est vritablement la douleur. Les idologies sont dpourvues de