1. N A D IA A BOULHOSN La dictature du cale on 1 de yoga€¦ · du magazine Running, est lÕune...

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Chiffons Il y a vingt ans, Levi’s toisait Nike de haut dans le peloton de tête de l’industrie textile, avec plus de 7 milliards de dollars de chiffre d’affaires. Les ventes de la marque iconique de denim ont depuis chuté de plus de 2 milliards 1 . Les « jeaneurs » essaient de s’adapter à une nouvelle menace nommée « activewear », qui conduit les jeunes Amé- ricains à consacrer désormais 28 % de leur budget chiffons aux vêtements de sport, contre 6 % en 2008 2 . Dans ce court laps de temps, le modèle de corps féminin idéal a bien changé. Ou plutôt, il s’est encore complexifié. Le culte de la minceur n’a pas disparu, en témoignent les défis absurdes qui fleu- rissent sur les réseaux sociaux. Après le #ThighGapChallenge (qui consistait à obtenir l’écart le plus important possible entre ses deux cuisses), on a ainsi eu droit au #CollarboneChallenge (faire tenir des pièces jaunes sur sa clavicule pour prouver sa maigreur), au #BellyButtonChallenge (toucher son nombril en passant son bras derrière son dos) et au #A4WaistChallenge (prouver en image que sa taille n’est pas plus large qu’une feuille A4, à la verticale bien sûr). Nous sommes entrés dans l’ère du « heal- thy » : le diktat de la minceur est agrémenté des hommes : elles se font majo- ritairement suer pour « entre- tenir » leur silhouette plutôt que par plaisir, contrairement à ces messieurs 5 . En quelques années, le réseau social Instagram est devenu un catalogue géant du vivre sain : un flux ininterrompu de jeunes femmes prenant la pose en com- pagnie de réfrigérateurs remplis de légumes verts, d’haltères, de tapis de yoga, de thé détox, de brassières à « swootch » (la vir- gule Nike), de salades de graines germées et de podomètres victorieux. De quoi culpabiliser en permanence (Vous avez préféré l’Escalator à l’escalier ? Vous avez mangé du gluten ? Quoi ? vous n’avez pas fait quinze pompes ce matin ? Mauvaise fille !). La culpabilité – ou le malaise – peut aisément atteindre son paroxysme à la découverte des « fit moms », ces femmes enceintes de cinq mois au ventre plus plat que celui de votre copine la plus mince l’année du brevet des collèges, qui affichent des abdos de Chuck Norris trois jours après avoir expulsé leur petite progéniture. Mais, alléluia ! À rebours de cette dictature musclée, les deux baskets dans le paraître social, certaines ont fait de la lutte contre nos complexes leur mission. 2 1. Selon un article du site Bloomberg paru en juillet 2015. 2. Étude semestrielle de la banque Piper Jaffray, 2014. 3. « Les normes de minceur : une comparaison internationale », étude publiée dans le rapport « Population et sociétés » de l’Ined, 2013. 4. « Dans le miroir des femmes », étude de l’institut CSA pour l’Observatoire Terrafemina et 20 Minutes, 2013. 5. Sondage OpinionWay pour Slendertone, 2014. d’une seconde exigence, celle des smoothies de chou bio, des abdos en forme de tablettes de chocolat, du mode de vie à tout prix sain et du caleçon de yoga qui ne laisse aucune place au laisser-aller. Signe des temps : il y a dix ans, on voyait émerger la dangereuse tendance « thinspo » (littéra- lement, « inspiration mince » ; dans les faits, plutôt « inspiration troubles alimen- taires »), qui remplissait les réseaux sociaux de photos de mannequins à l’ossature apparente et de conseils pour ne pas dépérir en n’ingurgitant qu’une demi-pomme golden par jour. Les années 2010 la rem- placent par la tout aussi inquiétante ten- dance « fitspo » (inspiration forme). La course au corps parfait (celui qui s’adaptera au satané caleçon de yoga) s’intensifie. Si les Françaises sont les plus minces d’Europe, ce sont aussi celles qui font la plus grande fixation sur leur poids : 83 % d’entre elles surveillent leur alimen- tation 3 et 60 % veulent perdre du poids. Seules quatre femmes sur dix se disent satisfaites de leur corps quand elles se regardent dans un miroir. Pour une sur quatre, le corps est un critère important de reconnaissance 4 . On sait également que les raisons qui poussent les femmes à faire du sport ne sont pas les mêmes que celles JESSAMYN STANLEY Cette prof de yoga américaine qui se qualie de « grosse » compte bien prouver qu’être sportive et en bonne santé n’est pas forcément synonyme de minceur. Instagram : @mynameisjessamyn 1. L’essentiel, quand on fait du sport, c’est que ça se sache. 2. Le petit déjeuner « fitspo » se veut discipliné jusque dans son « architecture ». 3. L’Australienne Chontel Duncan, qui serait à 7 mois de grossesse. 4. On assiste au retour du corset : en latex, il compresse la taille et fait suer comme un bœuf. Elles résistent… BELLA YOUNGER Cette humoriste britannique se moque à longueur de journée de l’obsession d’Internet pour les seles-abdos-fessiers et le comptage de calories, avec des parodies à mourir de rire. Instagram : @bellayounger CELESTE BARBER Cette comédienne australienne reproduit avec un humour jubilatoire des clichés des stars qui s’activent à mettre en scène leur mode de vie exemplaire et leur corps parfait. Ici, Kylie Jenner en « tenue de sport de base ». Instagram : @celestebarber 1 2 3 4 © INSTAGRAM X5 - NADIAABOULHOSN.COM - BELLA YOUNGER - ROSACHEN PAR CLARENCE EDGARD-ROSA 60 Causette # 69 NADIA ABOULHOSN Modèle « grande taille » américain, elle a fait la Une du magazine Running, est l’une des ambassadrices du mouvement « body positive » et est la preuve vivante que le sportswear ne devrait rien avoir de prohibitif. Instagram : @nadiaaboulhosn La dictature du caleçon de yoga

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Chiffons

Il y a vingt ans, Levi’s toisait Nike de haut dans le peloton de tête de l’industrie textile, avec plus de 7 milliards de dollars de chiffre d’affaires. Les ventes de la marque iconique de denim ont depuis chuté de plus de 2 milliards"1. Les « jeaneurs » essaient de s’adapter à une nouvelle menace nommée « activewear », qui conduit les jeunes Amé-ricains à consacrer désormais 28 % de leur budget chiffons aux vêtements de sport, contre 6 % en 2008"2. Dans ce court laps de temps, le modèle de corps féminin idéal a bien changé. Ou plutôt, il s’est encore complexifié.

Le culte de la minceur n’a pas disparu, en témoignent les défis absurdes qui fleu-rissent sur les réseaux sociaux. Après le #ThighGapChallenge (qui consistait à obtenir l’écart le plus important possible entre ses deux cuisses), on a ainsi eu droit au #CollarboneChallenge (faire tenir des pièces jaunes sur sa clavicule pour prouver sa maigreur), au #BellyButtonChallenge (toucher son nombril en passant son bras derrière son dos) et au #A4WaistChallenge (prouver en image que sa taille n’est pas plus large qu’une feuille A4, à la verticale bien sûr).

Nous sommes entrés dans l’ère du « heal-thy » : le diktat de la minceur est agrémenté

des hommes : elles se font majo-ritairement suer pour « entre-tenir » leur silhouette plutôt que par plaisir, contrairement à ces messieurs"5.

En quelques années, le réseau social Instagram est devenu un catalogue géant du vivre sain : un flux ininterrompu de jeunes femmes prenant la pose en com-pagnie de réfrigérateurs remplis de légumes verts, d’haltères, de tapis de yoga, de thé détox, de brassières à « swootch » (la vir-gule Nike), de salades de graines germées et de podomètres victorieux. De quoi culpabiliser en permanence (Vous avez préféré l’Escalator à l’escalier ? Vous avez mangé du gluten ? Quoi ? vous n’avez pas fait quinze pompes ce matin ? Mauvaise fille !).

La culpabilité – ou le malaise – peut aisément atteindre son paroxysme à la découverte des « fit moms », ces femmes enceintes de cinq mois au ventre plus plat que celui de votre copine la plus mince l’année du brevet des collèges, qui affichent des abdos de Chuck Norris trois jours après avoir expulsé leur petite progéniture. Mais, alléluia ! À rebours de cette dictature musclée, les deux baskets dans le paraître social, certaines ont fait de la lutte contre nos complexes leur mission. 21. Selon un article du site Bloomberg paru en juillet 2015.

2. Étude semestrielle de la banque Piper Jaffray, 2014.

3. « Les normes de minceur : une comparaison internationale », étude publiée dans le rapport « Population et sociétés » de l’Ined, 2013.

4. « Dans le miroir des femmes », étude de l’institut CSA pour l’Observatoire Terrafemina et 20 Minutes, 2013.

5. Sondage OpinionWay pour Slendertone, 2014.

d’une seconde exigence, celle des smoothies de chou bio, des abdos en forme de tablettes de chocolat, du mode de vie à tout prix sain et du caleçon de yoga qui ne laisse aucune place au laisser-aller. Signe des temps : il y a dix ans, on voyait émerger la dangereuse tendance « thinspo » (littéra-lement, « inspiration mince » ; dans les faits, plutôt « inspiration troubles alimen-taires »), qui remplissait les réseaux sociaux de photos de mannequins à l’ossature apparente et de conseils pour ne pas dépérir en n’ingurgitant qu’une demi-pomme golden par jour. Les années 2010 la rem-placent par la tout aussi inquiétante ten-dance « fitspo » (inspiration forme).

La course au corps parfait (celui qui s’adaptera au satané caleçon de yoga) s’intensifie. Si les Françaises sont les plus minces d’Europe, ce sont aussi celles qui font la plus grande fixation sur leur poids : 83 % d’entre elles surveillent leur alimen-tation"3 et 60 % veulent perdre du poids. Seules quatre femmes sur dix se disent satisfaites de leur corps quand elles se regardent dans un miroir. Pour une sur quatre, le corps est un critère important de reconnaissance"4. On sait également que les raisons qui poussent les femmes à faire du sport ne sont pas les mêmes que celles

JESSAMYN STANLEYCette prof de yoga américaine qui se qualifie de « grosse » compte bien prouver qu’être sportive et en bonne santé n’est pas forcément synonyme de minceur. Instagram : @mynameisjessamyn

1. L’essentiel, quand on fait du sport, c’est que ça se sache.

2. Le petit déjeuner « fitspo » se veut discipliné jusque dans son « architecture ».

3. L’Australienne Chontel Duncan, qui serait à 7 mois de grossesse.

4. On assiste au retour du corset : en latex, il compresse la taille et fait suer comme un bœuf.

Elles résistent…

BELLA YOUNGERCette humoriste britannique se moque à longueur de journée de l’obsession d’Internet pour les selfies-abdos-fessiers et le comptage de calories, avec des parodies à mourir de rire. Instagram : @bellayounger

CELESTE BARBERCette comédienne australienne reproduit avec un humour jubilatoire des clichés des stars qui s’activent à mettre en scène leur mode de vie exemplaire et leur corps parfait. Ici, Kylie Jenner en « tenue de sport de base ». Instagram : @celestebarber

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NADIA ABOULHOSNModèle « grande taille » américain, elle a fait la Une du magazine Running, est l’une des ambassadrices du mouvement « body positive » et est la preuve vivante que le sportswear ne devrait rien avoir de prohibitif. Instagram : @nadiaaboulhosnLa

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