1 1 - McGill Universitydigitool.library.mcgill.ca/thesisfile61965.pdf · l'œuvre royenne et...

100
c Le Canada dans l'oeuvre de Gabrielle Roy by 1 Tina Noubani 1 .. A thesis submitted to the Faculty of Graduate Studies and Research in partial fulfillment of the requirements for the degree of Master of Arts Department of French Language and Uterature McGill University, Montreal March 1989 @ Tina Noubani, 1989

Transcript of 1 1 - McGill Universitydigitool.library.mcgill.ca/thesisfile61965.pdf · l'œuvre royenne et...

c

Le Canada dans l'œuvre de Gabrielle Roy

by

1 Tina Noubani 1 ..

A thesis submitted to the Faculty of

Graduate Studies and Research in

partial fulfillment of the requirements

for the degree of Master of Arts

Department of French Language and Uterature

McGill University, Montreal

March 1989

@ Tina Noubani, 1989

.. '. RÉSUMÉ

Depuis le déhut de sa carrière, d'abord comme journaliste pendant la Deuxième

Guerre mondiale, puis comme écrivain à partir de la publication de Bonheur d'occa­

sion en 1945, Gabrielle Roy accorde au Canada une place privilégiée dans son œuvre.

Ce mémoire étudie la vision particulière du Canada que se trouve à proposer

l'œuvre de Gabrielle Roy. Un premier chapitre examine les grands traits physiques

sous lesquels y apparaît le Canada. Puis sont abordés les traits humains, c'est-à-dire

l'aspect sous lequel Gabrielle Roy présente la société canadienne, composée

largement d'immigrants et de groupes minoritaires. À l'un de ces groupes en

particulier, celui des Canadiens français, est consacré le troisième chapitre Quant

aux deux derniers chapitres, ils tentent de faire le lien entre le Canada fictif de

l'œuvre royenne et certains faits idéologiques de l'histoire du Canada contemporain;

le thème du chemin de fer et la tradition nationaliste canadienne y sont plus

particulièrement étudiés.

Quoique l'élaboration d'une sorte de mythe canadien ne soit qu'un des aspects

de l'œuvre de Gabrielle Roy, aspect qui est loin d'épuiser sa signification et sa

richesse, ce thème apparatt néanmoins comme une donnée majeure de l'œuvre.

Celle-ci propose du Canada du vingtième siècle l'image d'un pays ouvert et

accueillant, où l'harmonie de l'homme et du monde comme l'harmonie des

hommes entre eux paraissent possibles. Cette image correspond non seulement aIJ

grand idéal de fraternité universelle qui traverse toute l'œuvre de la romancière,

mais aussi à une tradition idéologique canadienne qui remonte au moins à l'époque

de Laurier et s'exprime à travers le libéralisme et le fédéralisme contemporains.

(

J

c

ABSTRACT

Since the beginning of her career, first as a joumalist during the Second World

War, then as a writer following the publication of Bonheur d'occasion in 1945,

Gabrielle Roy grants a special place for Canada in her works.

This thesis studies the particular vision of Canada that the works of Gabrielle

Roy offer. The first chapter examines the great physical features under which

Canada appears. Then the human characteristics are discussed, meaning the aspect

under which Gabrielle Roy presents the Canadian society, largely composed of

immigrants and of minority groups. To one of those groups in particular, that of the

French Canadians, is dedicated the third chapter. Finally, the last two chapters

attempt to create a link between the fiction al Canada of Gabrielle Roy's works and

certain ideologicaI facts of the hisLory of contemporary Canada; the theme of the

railway and the Canadian nationalist tradition are particularly studied here.

Although the elaboration of the Canadian myth is only one aspect of Gabrielle

Roy's works, an aspect which is far from exhausting the significance and the richness

of her writings, this theme appears nevertheless as a major element of those works,

that gives of the twentieth century Canada an image of an open and we1coming

country, where the harmony between man and of his world and the harmony

among men themselves appear possible. This image corresponds not only to the

great ideal of universal fraternity that appears throughout the works of the author,

but also to a Canadian ideologïcal tradition that goes back to the times of Laurier and

expresses itself throughout the contemporary liberalism and federallsm.

(j,

-.......

Table des matières

Introduction

Chapitre 1: Un pays vaste et vide

Chapitre ll: Une nouvelle humanité

Chapitre ID: Les Canadiens français

Chapitre IV: Une image canadienne par excellence:

le chemin de fer

Chapitre V: Gabrielle Roy et le nationalisme canadien

Conclusion

Bibliographie

1

8

21

46

58

70

85

88

._--: -.

,.

Introduction

/

'.

, ( " < .'t ! , l

t ~ " f:

l

Gabrielle Roy est un des très rares auteurs dont on puisse dire qu'ils sont

véritablement "canadiens", c'est-A-dire dont l'œuvre rejoigne A la fois les deux

grandes communautés linguistiques du pays et fasse partie intégrante aussi bien de

l'institution littéraire anglophone que francophone.

Elle a beau s'ouvrir par un roman montréalais, sa langue originale a beau

être le français, et sa place dans la littérature québécoise contemporaine a beau être

considérée comme l'une des plus importantes, tout cela n'empêche pas, en effet,

l'œuvre de Gabrielle Roy d'occuper en même temps une position de tout premier

plan dans la littérature canadienne-anglaise. Tous traduits en anglais très peu de

temps après leur première parution en français, les livres de Gabrielle Roy font

l'objet, au Québec et au Canada anglais, d'une réception tout aussi attentive, et sont

également tenus pour une pièce maîtresse de chacun des deux corpus "nationaux".

Cela se vérifie r.on seulement par le grand nombre de lecteurs qu'attire ici comme là

l'œuvre de Gabrielle Roy, mais aussi par le fait que cette œuvre, de part et d'autre de

la frontière linguistique, est aussi largement répandue dans les écoles primaires et

secondaires, étudiée depuis aussi longtel:'1ps et avec autant d'attention par les

universitaires et les auteurs de thèses, récompensée aussi régulièrement par les

instances de consécration, et auréolée d'un égal prestige. Il y a peu d'écrivains qué-

bécois ou canadiens-anglais, si ce n'est aucun, dont on peut en dire autant.

2

t , ; ,

/

r ,

{

(

(

Au point de vue institutionnel, cette "canadianité" de l'œu':re de Gabrielle

Roy s'affirme d'ailleurs de plus en ph~s clairement à mesure que progresse la

carrière de l'écrivain, comme en témoigne l'histoire de l'édition de ses divers

ouvrages. À cet égard, on peut dire que de 1946 jusqu'au milieu des années 1950

environ, Gabrielle Roy est un auteur "international". Publié d'ab<.'rd par une toute

petite maison montréalaise et presque à compte d'auteur, Bonheur d'occasion, très

vite, déborde le marché québécois lorsqu'il est acquis presque simultanément, d'une

part, par un important éditeur new-yorkais (Reynal & Hitchcock, fusionné ensuite à

Harcourt Brace & World) et, d'autre part, par la prestigieuse maison Flammarion de

Paris. Aussitôt, le roman devient une sorte de "best-seller" international: droits de

traduction vendus dans une dizaine de langues; sélection par un club du livre

américain, le Literary Guild of America, comme "book of the month"; ver,te des

droits cinématographiques à une importante maison de production de Hollywood;

prix Femina. Gabrielle Roy, dès lors, n'appartient plus tant au monde littéraire du

Québec ou du Canada qu'à celui de Paris et de New York. Certes, la Petite Poule

d'Eau, Alexandre Chenevert et Rue Oeschambault paraissent à Montréal et à

Toronto, mais leurs éditeurs locaux (Beauchemin à Montréal, McClelland & Stewart

à Toronto) sont plus ou moins des sous-traitants de Flammarion et de Harcourt

Brace & World, qui, eux, sont alors les véritables éditeurs de Gabrielle Roy, ceux avec

qui elle signe ses contrats, qui se chargent de ses droits étrangers et à qui elle soumet

3

... v d'abord ses manuscrits.

Cette situation change cependant à compter du milieu ou de la fin des

années 1950, alors que, sur le plan éditorial, l'œuvre de Gabrielle Roy tend à se

"canadianiser" de plus en plus. Même si la Montagne secrète, la Route d'Altamont

et la Rivière sans repos sont encore publiés chez Flammarion, c'est à Montréal qu'ils

paraissent d'abord, aux éditions Beauchemin, avant de sortir à Paris, souvent avec

un bon retard. Même chose du côté anglais: l'éditeur new-yorkais publie The

Hidden Mountain et The Road past Altamont, mais c'est McClelland & Stewart,

désormais, qui a l'initiative Enfin, après 1970, aucun autre livre de Gabrielle Roy ne

paraîtra ni chez Flammarion ni chez Harcourt Brace & World. L'édition québécoise

et canadienne a rapatrié l'œuvre de Gabrielle Roy, et celle-ci, désormais, est un

auteur essentiellement canadien.

Le mode de publication des livres de Gabrielle Roy, à partir de la Montagne

secrète (1961) et jusqu'à la Détresse et l'enchantement (1984), varie peu, en effet.

L'édition française paraît d'abord à Montréal (chez divers éditeurs: Beauchemin,

H.M.H., Stanké, Quinze, Boréal), suivie presque aussitôt de la traduction anglaise,

publiée à Toronto (chez McClelland & Stewart, puis Lester & Orpen Dennys). Il

arrive même que les deux éditions sortent dans la même année (la Route

d'Altamont et The Road past Altamont en 1966), si ce n'est dans la même saison (la

Rivière sans repos et Windflower à l'automne 1970).

-, ~

4

(

Comment expliquer que Gabrielle Roy apparaisse à ce point comme

l'écrivain "canadien" par excellence? Il est difficile de répondre à cette question. Le

fait qu'elle soit Franco-Manitobaine et ait vécu, par conséquent, dans un milieu

bilingue et "multiculturel", n'y est sans doute pas étranger, non plus que le contexte

soclo-idéologique particulier dans lequel s'est déroulée sa carrière, ainsi que nous le

verrons plus loin dans cette étude. Mais l'œuvre elle-même y est aussi pour

quelque chose, en ce sens que tous les livres de Gabrielle Roy non seulement se

situent dans un milieu et un décor quasi exclusivement canadiens, mais font aussi

apparaître presque tous les aspects et toutes les parties du Canada.

En effet, à l'exception de ces trois cas: le séjour de Pierre Ca dorai à Paris dans

la Montagne secrète, le voyage d'Éveline en Californie dans De quoi t'ennuies-tu,

Éveline? et le séjour de la narratrice en France et en Angleterre dans la seconde

partie de la Détresse et l'enchantement, toute l'œuvre de Gabrielle Roy se situe au

Canada.

Les deux premiers romans, Bonheur d'occasion et Alexandre Chenevert, se

déroulent dans le Québec des années 1940, et plus particulièrement dans la grande

ville moderne de Montréal, au petit peuple encore mal adapté au décor et au mode

de vie urbains, décor qui reparaitra de nouveau à la fin de l'autobiographie de

Gabrielle Roy, la Détresse et l'enchantement. Mais les deux romans montréalais

font aussi place au Québec rural et villageois, dans la scène de la cabane à sucres

5

où se rend la famine Lacasse, et dans l'épisode du lac Vert où Alexandre Chenevert

va refaire sa santé. La campagne québécoise sera aussi le théâtre d'un des récits de

Rue Deschambault ("Les déserteuses") et, plus encore, de Cet été qui chantait, qui est

une évocation émerveillée du paysage amène de Charlevoix. Si l'on ajoute à cela .es

nombreux reportages publiés par le Bulletin des agriculteurs entre 1941 et 1944, on

constate que l'œuvre de Gabrielle Roy offre du Québec de son époque un tableau

varié et presque complet.

Mais c'est par leur évocation des autres parties du Canada que les écrits de

Gabrielle Roy se distinguent surtout. D'abord, l'Ouest: déjà présent dans certains

articles du }3ulletin des agriculteurs ("Peuples du Canada"), le décor du Manitoba et

"-"" des prairies domine largement dans des ouvrages comme la Petite Poule d'Eau, Rue

Deschambault, la Route d'Altamont, Un jardin au bout du monde, Ces enfants de

ma vie, de même que dans toute la première partie de la Détresse et l'enchantement

intitulée "Le bal chez le gouverneur". À l'Ouest s'ajoute, dans la Montagne secrète

et la Rivière sans repos, le Nord st:.uvage, paysage typiquement canadien s'il en est.

En somme, un lecteur qui ignorerait tout du Canada pourrait trouver, en lisant

l'ensemble de l'œuvre de Gabrielle Roy, une véritable introduction à la géographie

physique et humaine du pays.

Fortement inspirée par le paysage canadien, dont elle offre à l,a fois une

célébration et une vaste description, l'œuvre de Gabrielle Roy n'en est pas moins

6

, une œuvre littéraire, c'est-à-dire fictive, subjective, partiale. L'écrivain n'est ni

géographe, ni historien, ni sociologue. Son affaire n'est pas tant de décrire

objectivement la réalité canadienne que d'en proposer une certaine "version", une

vision ou interprétation particulière, qui confère à la réalité évoquée une forme et

une signification nouvelies, uniques, singulières. C'est à ce Canada selon Gabrielle

Roy, à cette vision royenne du Canada que s'intéresse la présente étude, dont le but

n'est pas d'établir si une telle vision est exacte ou fidèll~, mais de tenter de la

reconstituer et de la comprendre.

Pour ce faire, nous commencerons, dans un premier chapitre, par examiner

de près le pays physique tel qu'il est présenté dans l'œuvre de Gabrielle Roy. Puis

) nous étudierons l'image royenne de la société canadienne fictive, où les immigrants

et les groupes minoritaires occupent une place privilégiée, puisque ces figures sont

les porteuses du grand rêve de fraternité universelle que propose toute l'œuvre de

la romancière. Le troisième chapitre sera consacré aux Canadiens français, dont le

rôle dans le Canada de Gabrielle Roy est assez particulier. Enfin, les deux derniers

chapitres tenteront d'expliquer cette image royenne du Canada en la situant dans

une tradition idéologique particulière, celle du lauriérisme et du nationalisme

canadie':l, le motif du chemin de fer étant dans ce contexte un symbole

particulièrement important.

( 7

o

Chapitre 1: Un pays vaste et vide

-

,0 _ ....

( Comme milieu physique, le Canada est présenté dans l'œuvre de Gabrielle

Roy comme un pays vaste et vide, dominé par la grande nature, particulièrement les

plaines de l'Ouest et les déserts du Grand Nord. Même si c'est Bonheur d'occasion,

un roman urbain, qui inaugure la carrière de l'écrivain, la plupart de ses livres

ultérieurs se dérouleront dans un décor campagnard ou villageois, largement ouvert

sur l'espace, et qui finira par composer un tableau du Canada faisant apparaître

celui-ci comme un territoire à peine habité, encore très proche de la nature

primitive.

Après la publication de Bonheur d'ocassion, en effet, on attend de l'auteur

) (~

un deuxième roman urbain qui serait le prolongement du premier et qui

confirmerait que Gabrielle Roy est bel et bien un grand auteur réaliste. Et de fait, le

succès que connaît Bonheur d'occasion oblige la romancière, dès 1946-1947, à se

mettre à l'écriture d'un deuxième livre de ce genre, qui deviendra sept ou huit ans

plus tard Alexandre Chenevert. Entre-temps, toutefois, l'écrivain aura publié la

Petite Poule d'Eau, un livre situé en pleine nature, dans le nord isolé du Manitoba.

Ce livre étonne les critiques de l'époque, qui le considèrent pratiquement comme un

accident de parcours, sans doute provisoire.

Mais la Petite Poule d'Eau marque en réalité un tournant majeur, une sorte

de "métamorphose", dans l'évolution de Gabrielle Roy. L'écriture de cet ouvrage,

9

,

'*

o

-

n

selon François Ricard, met l'auteur "en contact avec une veine nouvelle de son

imagination, plus proche de ce qu'elle considère depuis sa jeunesse comme la forme

la plus haute de la littérature et, qui sait, plus conforme à ce code informulé que

sont, en dépit des critiques, les attentes des lecteurs, ou du moins ce que l'écrivain

croit qu'elles sont,,1. Dès lors, elle hésite un moment entre un courant d'écriture

"réaliste" et une inspiration plus proche de la nature. Cependant, avec la

publication de Rue Deschambault et de ses livres ultérieurs, Gabrielle Royen

viendra peu à peu à privilégier ce dernier type d'écriture, que François Ricard

qualifie d"'idyllique". Dans son œuvre, de plus en plus, la nature apparaît comme le

décor principal. Dans son étude de 1973, intitulée Visages de Gabrielle Roy, Marc

Gagné décrit ce décor comme "un pays sauvage aux horizons sans limites, où la

nature, la fantaisie, la liberté dominent encore,,2.

La plupart des écrits de Gabrielle Roy, en effet, sont situés dans un milieu

dominé par la nature. Dans Bonheur d'occasion et Alexandre Chenevert. les deux

romans urbains, la nature n'est pas entièrement absente non plus. Elle y joue même

un rôle primordial. Dans Bonheur d'occasion, la ville est présentée comme un lieu

de dissolution familiale et de pauvreté, ce qui incite la famille Lacasse à entreprendre

un voyage à la campagne chez la mère de Rose-Anna. En route vers le Richelieu, la

joie est visible sur les visages des Lacasse, "Rose-Anna et Azarius, qui se consultaient

10

'1

( souvent du regard, souriaient d'un air entendu et souvent partaient à rêver

ensemble".3 Dans Alexandre Chenevert, le caissier porte sur ses épaules le fardeau

du monde. Se sentant aliéné dans un milieu inhospitalier, il entreprend un voyage

au lac Vert, en pleine nature, où il retrouvre momentanément le sommeil et la paix.

L'horreur de la ville exige l'espérance de la nature. "La vie des hommes, confie à

Alexandre Chenevert un voyageur rencontré dans l'autobus, semblait être de sortir

de leur campagne afin de faire assez d'argent dans la ville pour pouvoir venir refaire

leur santé à la campagne,,4.

Plus on avance dans l'œuvre de Roy, plus la "ature domine. Qu'il s'agisse

(... des récits sur l'enfance de Rue Deschambault. de la Route d'AItamont et de Ces

(

enfants de ma vie, ou des livres qui se déroulent dans un décor lointain, comme la

Petite Poule d'Eau, la Montagne secrète ou la Rivière sans repos, le décor principal

est toujours la grande nature. Il faut noter cependant que la ville n'est pas

complètement absente de ces livres. Dans Rue Deschambault et la Route

d'Altamont, l'action se déroule à Saint-Boniface, et Winnipeg n'est jamais loin.

Dans la Montagne secrète, les derniers chapitres se passent à Paris, tandis que la

Rivière sans repos montre Deborah se rendant dans une ville du Sud ("Les

satellites"). De même, les quatre premiers textes de Ces enfants de ma vie se

déroulent à Saint-Boniface, alors que les deux derniers ont pour décor des villages

1 1

o isolés de la plaine canadienne. Mais à l'exception de Paris, qui n'est pas une ville

canadienne, les villes, dans ces ouvrages, ne sont pas de grandes villes industrielles.

Il s'agit plutôt de petites villes campagnardes, à peine plus importantes que des

villages, et toujours ouvertes sur la grande nature.

Celle-ci, telle qu'elle est décrite dans l'œuvre de Roy, est généralement un

symbole de paix, de bonheur et de liberté. Presque toujours liée à la jeunesse de

l'auteur, la nature représente pour les personnages une évasion liée à la quiétude

idéalisée de l'enfance. Là, ils fuient l'incertitude et les tensions de la vie adulte et de

la ville pour retrouver le bonheur et la simplicité. De même, on a pu dire qu'en

écrivant la Petite Poule d'Eau, Gabrielle Roy s'évade de la réalité urbaine, c'est-à-

dire de Montréal, de la misère et de la pauvreté illustrées dans Bonheur d'occasion,

pour retrouver une liberté d'inspiration associée à son enfance et à sa jeunesse

manitobaines, en recréant "plus loin (que le) bout du monde"S un univers baigné

par les beautés de la nature inviolée.

Chaque personnage a dans la nature un élément préféré dont il rêve et

auquel il identifie le meilleur de lui-même. Alexandre Chenevert désire s'enfuir

sur une île. Pierre Cadorai est à la recherche de sa montagne. Elsa Kumachuk

trouve le bonheur près de la Koksoak. Christine éprouve un sentiment de

libération dès qu'elle se retrouve au milieu des prairies. D'autres personnages

12

(

J

c , i' }

rêvent de collines, comme les Doukhobors et Sam Lee Wong dans Un jardin au bout

du monde, la mère de Christine dans la Route d'Altamont, ou Médéric dans "De la

truite dans l'eau glacée". Les collines, dans l'imagination de Gabrielle Roy, sont

souvent associées au passé, à l'ancien pays, c'est-à-dire à l'identité la plus profonde

des personnages.

En somme, les décors particuliers auxquels ceux-ci sont attachés

représentent extérieurement leur intériorité. Ainsi, Pierre Cadorai connaît "moins

son propre visage que le moindre des arbres, le moindre coucher de soleil et la

moindre changeante nuance de l'eau,,6. Alexandre Chenevert, "qui ne connaissait

pour ainsi dire rien d'autre au monde que la ville, ses poteaux, ses numéros ... la

quittait, étonné, troublé comme s'il sortait de prison"; il cherche un monde

"d'espace, de lumière, de liberté,,7, qu'il trouve au lac Vert. La Koksoak apporte la

tranquillité à Elsa, car il s'agit, comme le titre le suggère, d'une "rivière sans repos",

analogue en cela à l'âme et à la vie de l'héroïne. "Toujours solitaire, toujours en

mar~~he le long de la Koksoak, elle avait parfois l'impression de descendre elle aussi

le cours de sa vie vers son but ultime, vers sa fin. Elle aurait pu imaginer que sa

propre existence, issue comme la rivière de loin derrière les vieilles montagnes

rongées, coulait aussi depuis une sorte d'éternité"S. Elsa se réfugie près du fleuve

pour se réconcilier avec son monde après avoir rejeté le mode de vie des Blancs.

13

o

-

.... ,

Lorsque Gabrielle Roy évoque son pays dans ses écrits, c'est presque

toujours de l'Ouest qu'il s'agit. La plaine, qui occupe une place privilégiée dans ses

souvenirs, devient ainsi pour elle un décor particulier chargé de représenter sa

propre identité profonde. Rue Deschambault, la Route d'Altamont et Un jardin au

pout du monde sont sans doute les livres qui dépeignent le mieux l'expérience

canadienne et plus précisément manitobaine de Gabrielle Roy, qui y attribue à

plusieurs de ses personnages sa propre fascination pour l'espace ouvert des prairies.

À travers Christine, l'héroïne de Rue Deschambault et la Route

d'Altamont, Roy donne un tableau saisissant de la plaine canadienne et présente sa

propre vision du pays. Au cours de leur excursion dans le sud manitobain en

passant par "la route d'Altamont", Christine, sa mère et son onde s'engagent dans

une discussion sur la signification de l'Ouest canadien. À travers leur conversation,

la romancière propose sa vision idéaliste de cette région du pays, qui symbolise pour

elle un avenir brillant, plein de promesses. L'oncle de Christine déclare ainsi:

"L'Ouest nous appelait. C'était l'avenir alors. Du reste il nous a donné raison,,9.

Deux valeurs principales sont associées à la plaine. D'abord, il y a

l'étendue, bien décrite dans Rue Deschambault. À plusieurs reprises dans ce livre et

surtout dans "Les déserteuses", Christine évoque l'étendue de cette terre sans

14

(

/

(

. ,

frontières qui suscite en elle un sentiment qui rejaillit ensuite sur le pays tout entier.

"J'ai trouvé le Canada immense et il paratt que nous n'en n'avons traversé qu'un

tiers environ. Maman aussi paraissait fière que le Canada fû· un si grand pays"lO.

D'autre part, la plaine de l'Ouest canadien est un symbole qui renvoie à

l'idée d'ouverture, de promesse et d'avenir. Image du futur, la plaine est souvent

présentée par opposition aux collines, qui évoquent plutôt le passé. Pour Éveline,

Sam Lee Wong ou les Doukhobors de "La vallée Houdou", les collines sont associées

à l'origine, non seulement sur le plan géographique mais surtout sur le plan

psychologique. Ces personnages cherchent les collines pour retrouver leur ancien

pays. Mais Christine, elle, préfère la plaine, qui lui inspire un sentiment de

libération. "Moi, avoue la narratrice de la Route d'Altamont, j'aimais

passionnément nos plaines ouvertes; je ne pensais pas avoir de patience pour ces

petits pays fermés qui nous tirent en avant de ruse en ruse,,11. Pour Christine, le

bonheur et l'avenir se présentent comme une vaste étendue comparable à celle des

plaines manitobaines. Dans "La voix des étangs" (Rue Deschambault), elle exprime

ainsi sa passion pour l'étendue de son pays: "Oui, tel était le pays qui s'otlvrait

devant moi, immense, rien qu'à moi et cependant tout entier à découvrir".12

15

o

-

La plaine de l'Ouest appelle aussi Sam Lee Wong, les Doukhobors et

Martha Yaramko du Jardin au bout du monde, Sam "entendit parler d'un pays aussi

vaste que plusieurs provinces de la Chine réunies et pourtant presque vide de

présence humaine", Le Canada symbolise en quelque sorte pour ces immigrants le

"pays du jeune espoir"13, Ainsi, la plaine canadienne, par sa grandeur et par ses

espaces inhabités, équivaut à l'image d'un avenir sans frontières et sans bornes, où

s'offre la possibilité d'un recommencement, d'une vie en liberté, aussi bien pour la

romancière que pour ses personnages, et en particulier pour les immigrants, qui

peuvent y bâtir un avenir meilleur en gardant leurs traditions et leur culture.

"(Notre pays était plat comme la main, sec et sans obstacles). Etait-ce pour voir loin

dans la plaine unie?.. ou plus loin encore, dans une sorte d'avenir? ... 14 se

demande Christine, dans la Route d'Altamont.

En évoquant les traits physiques du Canada, Gabrielle Roy accorde aux

endroits sauvages et lointains une place privilégiée. Son expérience d'institutrice

dans des régions lointaines et des villages isolés du Manitoba pendant les années

1930, telle qu'elle la récrée dans la Petite Poule d'Eau, "Gagner ma vie" (R ue

Deschambault), ou les deux derniers récits de Ces enfants de ma vie, lui laisse,

semble-t-il, une affection particulière pour les endroits perdus. "Jamais je ne

peindrai aSf:ez, écrit- elle dans la Détresse et l'enchantement, l'ahurissement qui me

16

(

J

(

saisa de rouler ainsi indéfiniment vers toujours plus sauvage, plus retiré et plus

lointain"15. Ainsi, les terres vastes, sauvages et vierges, s'imposent comme le décor

prindpal où se déroulent plusieurs de ses récits.

La Petite-Poule-d'Eau est l'un des endroits les plus lointains de l'univers

fictif de Gabrielle Roy: "rien ne ressemble davantage au fin fond du bout du

monde"16. Ce pays est si isolé du monde civilisé que le courrier de Rorketon ne se

rend qu'une fois par semaine à Portage-des-Près et que l'île de la Petite-Poule-d'Eau

n'est même pas mentionnée sur les cartes géographiques. En contemplant celles-ci,

Luzina voit le Manitoba comme un territoire "si grand, si peu couvert de noms,

presque entièrement livré à ces larges étendues dépouillées qui figuraient les lacs et

les espaces inhabités,,17. À cause de son immensité et de son éloignement, cette

région appartient pratiquement à un monde purement imaginaire.

Autant que la plaine, et peut-être encore plus qu'elle, le Grand Nord

représente aussi, dans l'œuvre de Gabrielle Roy, les espaces vierges, silencieux et

lointains auxquels est identifié le Canada. Si les personnages sont heureux dans la

nature proche, ils atteignent un état de paix ultime dans les paysages vides de

l'Arctique. C'est le cas du Capucin de Toutes-Aides dans la Petite Poule d'Eau: "Plus

il était monté haut dans le Nord, plus il avait été libre d'aimer,,18. C'est là, malgré la

rudesse du climat et la sauvagerie de la nature, que se créent le mieux les liens des

17

=

hommes entre eux et que se dévoile le plus clairement le mystère de la vie. Dans la

Montagne secrète. Pierre Cadorai, au cours de ses voyages dans les Territoires du

Nord-Ouest et le Grand Nord québécois, se trouve en fait à voyager vers sa propre

intériorité. C'est dans ces déserts qu'il poursuit ce que Albert Le Grand appelle une

"interrogation métaphysique"19, et qu'il s'achemine vers la réconciliation avec le

monde et avec soi. De même, c'est en s'enfuyant vers les régions désolées de

l'Ungava qu'Elsa, l'héroïne de la Rivière sans repos, vit le plus intensément ses

propres tourments et touche à une sorte de limite d'elle·même.

Ainsi, le Canada de Gabrielle Roy est un Canada dominé par la na ture, et

,,,, plus précisément par la grande nature, plaine de l'Ouest canadien et Grand Nord.

Puisque ces paysages sont peu touchés par la civilisation et étant donné leur

immensité, ils symbolisent pour les personnages la promesse d'un avenir meilleur.

Ces paysages, en principe inhunlains, deviennent le lieu par excellence de l'humain,

car malgré leur ampleur et leur dépouillement, ils font éminemment place à la

chaleur et à l'amour, grâce à la simplicité de la vie qu'on y mène et à la qualité de

leurs rares habitants, qui transforment l'immensité en intimité. Cette nature garde

donc quelque chose d'édénique. Le paysage canadien apparaît ainsi comme un

territoire vide, mais prêt à recevoir une nouvelle humanité. La désolation des

grandes esraces vierges devient la terre même de l'amitié et de l'accueil.

18

( NOTES

1. François Ricard, "La métamorphose d'un écrivain, essai biographique, Etudes

Littéraires, vol. 17, no 3, hiver 1984, pp. 451-452.

2. Marc Gagné, Visages de Gabrielle Roy. Montréal, Beauchemin, 1973, p. 105.

3. Gabrielle Roy, Bonheur d'occasion, Montréal, Stanké, "Québec 10/10", 1977, p.

192.

4. Gabrielle Roy, Alexandre Chenevert, Montréal, "Québec 1()/10", 1979, p. 263.

5. Gabrielle Roy, la Petite Poule d'Eau, Montréal, Stanké, "Québec 10/10", 1980, p.

12.

6. Gabrielle Roy, la Montagne secrète, Montréal, Stanké, "Québec 10/10",_1978, p.

211.

7. Gabrielle Roy, Alexandre Chenevert. p. 191

8. Gabrielle Roy, la Rivière sans repos, Montréal, Stanké, "Québec 10/10", 1979, p.

310.

9. Gabrielle Roy, la Route d'Altamont, Montréal, Stanké, "Québec 10/10", 1985, p.

217.

19

-

-~ -1 •

10. Gabrielle Roy, Rue Deschambault, Montréal, Stanké, "Québec 10/10", 1980, p.

113.

11. Gabrielle Roy, la Route d'Altamont, p. 191.

12. Gabrielle Roy, Rue Deschambault, p. 244.

13. Gabrielle Roy, Un jardin au bout du monde, Montréal, Beauchemin, 1975, p.

62.

14. Gabrielle Roy, la Route d'Altamont, p. 62.

15. Gabrielle Roy, la Détresse et l'enchantement, Montréal, Boréal, 1984, p. 225.

16. Gabrielle Roy, la Petite Poule d'Eau, p. 12.

17. Ibid, p. 152.

18. Ibid, p. 272.

19. Albert Le Grand, "Gabrielle Roy ou l'être partagé" Études francaises, 1 no 2,

juin 1965, p. 46.

20

c

Chapitre TI: Une nouvelle humanité

c

o Si le Canada est décrit l travers l'œuvre de Gabrielle Roy comme un grand

territoire presque vide, dominé par la nature et peu touché par la civilisation, c'est

qu'il doit apparaitre comme une terre nouvelle et vierge, où puisse s'établir une

humanité également nouvelle, c'est-l-dire où un recommencement de l'histoire et

de la société soit encore possible.

Cette idée du recommencement est illustrée, d'abord et avant tout, par la figure

de l'immigrant. La vision idéale d'un pays vaste et inhabité, en effet, appelle

comme naturellement le thème de l'immigration, qui traverse tout le monde

romanesque de Gabrielle Roy. Le Canada, dans cette œuvre, est présenté

constamment comme une terre d'accueil, où affluent les nouveaux arrivants venus -de diverses régions du monde, surtout d'Europe, avec le rêve de se bâtir un avenir

neuf et plein de promesses.

22

1 (

c 1

l

Un pays d'immilrants

L'immigration apparaît dès les tout premiers textes de Gabrielle Roy, dans les

reportages des années 1940 intitulés "Peuples du Canada", qu'elle publie dans le

Bulletin des a,riculteurs de Montréal après avoir parcouru le Canada d'une

province à l'autre, dans le but d'évoquer l'établissement de divers groupes

d'immigrants européens dans l'Ouest canadien. À ces écrits, Gabrielle Roy accorde

une grande importance; ce sont les seuls, parmi ses textes de la période

journalistique, qu'elle acceptera de faire paraître en volume en 1978, dans Fragiles

lumières de la terre, non sans les avoir retouchés quelque peu.

Dans cette série, la journaliste rend d'abord visite aux Huttérites originaires

d'Allemagne, puis aux Doukhobors venus de Russie, qui, les uns comme les autres,

cherchent la paix et la liberté au Canada. Les Mennonites, de leur côté, également

originaires de Russie, arrivent au Canada pour sauvegarder leur idéal religieux.

Sont ensuite dépeints les juifs de "l'Avenue Palestine", les Sudètes venus de

Tchécoslovaquie et les Ukrainiens. Cependant, quelles que soient les raisons qui

obligent ces immigrants à quitter leur pays, leur venue au Canada leur permet de

conserver leur religion et leurs traditions tout en se donnant les possibilités d'une

vie meilleure.

23

o Si le thème de l'immigration n'apparart pas, du moins explicitement, dans

Bonheur d'occasion (1945), il n'en continue pas moins de hanter l'esprit de la

romancière, comme en témoignent les deux nouvelles qu'elle fait paraître dans la

revue montréalaise Amérique francaise en 1945 ("La Vallée Houdou") et 1946 ("Un

vagabond frappe à notre porte"). L'importance du thème, aux yeux de Gabrielle Roy,

est d'ailleurs attestée, ici encore, par le fait que de tous ses récits brefs écrits avant

1950, ces deux nouvelles sont les seules qu'elle republiera ultérieurement, en 1975,

da~s Un jardin au bout du monde.

C'est toutefois dans la Petite Poule d'Eau (1950), le second ouvrage publié par

Gabrielle Roy, que la figure de l'immigrant émerge avec force. Dès les premières

pages, en effet, la diversité ethnique du paysage canadien est comme symbolisée par

ce microcosme: Rorket<.Jn et ses environs. Il y a là deux juifs, le marchand de

fourrure Abe Zlutkin et Ivan Bratislovsky, et le Russe Nick Sluzick. Luzina, lors de

ses "vacances" annuelles, rencontre une famille islandaise, les Bjorgsson; elle fait la

connaissance de l'Ukrainien Anton Grusalik et de deux Écossaises, Mme Macfarlen

et Aggi. De Rorketon, la narratrice écrit: "Ce gros village [possède] son restaurant

chinois, sa chapelle catholique du rite grec, son temple orthodoxe, son tailleur

roumain, ses coupoles, ses chaumières blanchies à la chaux, ses paysans en peaux de

mouton et gros bonnets de lapin; les uns des immigrants de Suède, d'autres, des

-, t

24

(~

(

Finlandais, des Islandais, d'autres encore, et c'était la majorité, venus de Bukovine

et de Galicie"l.

Cette variété ethnique sera incarnée, pour ainsi dire, dans le personnage du

Capucin de Toutes-Aides. De père belge et de mère russe, le "vieux missionnaire

polyglotte,,2 est à la fois le symbole du visage cosmopolite de la région et le

personnage universel par excellence de toute l'œuvre de Gabrielle Roy.

Malgré cette grande diversité des groupes et des individus, l'entente règne

néanmoins. L'exemple de la fête métisse, à la fin de la Petite Poule d'Eau, où se

rassemblent des gens de diverses origines pour qui la langue ne ~résente aucune

barrière, montre à la fois le visage cosmopolite de la région et l'harmonie qui existe

parmi la population de Rorketon. Cette réunion multinationale, écrit Paul Socken

dans son article de 1976, "in that its prime function is communication between the

human world and the natural world, and between the characters within the human

world, is another symbolic expression of "Le pays de l'amour".3 Cette danse, en

effet, renvoie puissamment l'image d'un pays accueillant et fraternel.

Après Alexandre Chenevert (1954), dont l'action et les personnages, comme

ceux de Bonheur d'occasion, se restreignent à l'univers homogène et urbain de

25

o

o ......

Montréal et des environs, Gabrielle Roy publie Rue Oeschambault en 1955, oil

s'affirme de nouveau l'importance du thème de l'immigrant. Les personnages

d'origine étrangère, en effet, figurent dans la plupart des récits. Dans quelques-uns,

ils dominent même l'intrigue. Ainsi, dans "Les deux nègres", l'action se déroule

autour de deux Noirs qui arrivent dans la rue Deschambault après avoir été

embauchés par la compagnie de chemin de fer. L'auteur montre à travers ce récit

que les habitants de la petite ville, tout comme le peuple canadien, sont prêts à

accepter des étrangers dans leur société. Dans "Pour empêcher un mariage",

apparaissent les Doukhoborsi au retour de leur voyage en Saskatchewan, Christine et

sa mère sont témoins d'un incident particulier: leur train est obligé de s'arrêter en

route, car les Doukhobors ont brûlé un pont pour protester contre une loi du

gouvernement. Plusieurs voyageurs sont furieux, mais Christine, quant à elle,

admire ces gens, d'abord parce qu'elle est influencée par son père, agent de

colonisation qui a installé les Doukhobors en Saskatchewan et qui est devenu leur

ami, ensuite parce que ce peuple a l'audace de protester pour conserver ses droits.

L'exemple des Petits-Ruthènes, dans "Le puits de Dunrea", résume en quelque

sorte le but de tous les immigrants qui viennnent s'établir au Canada et qui sont

toujours à la recherche d'un recommencement. "Sûrement le passé comptait dans

leur vie, un passé de profonde misère, mais l'avenir, voilà surtout à quoi crurent les

Petits-Ruthè.:tes en arrivant au Canada".4 Dans "L'Italienne", Christine fait la

26

(~

(

connaissance de Guiseppe et Lisa Sariano, immigrants de Milan. Après la mort de

Guisepp2 dans un accident de construction, Lisa veut retourner en Italie pour

enterrer son mari au soleil; ses voisins de la rue Deschambault en sont attristés, car,

comme le dit la mère de Christine, "aujourd'hui, c'est le soleil de l'Italie qui s'en va

de notre rue!"S Ce sont les immigrants, en effet, qui confèrent au Canada, chacun à

leur manière et selon leurs diverses origines, ses caractéristiques distinctives.

Finalement, avec "Wilhelm" le Hollandais, Christine connaît sa première

expérience amoureuse. Rue Deschambault est donc un livre qui évoque largement

la diversité ethnique de l'Ouest canadien. Christine, par ses contacts avec plusieurs

d'entre eux, apprend à aimer et à respecter les immigrants.

Dans la suite de l'œuvre, la figure de l'immigrant prend un peu moins de

place, au profit de l'inspiration autobiographique (la Route d'Altamont, Cet été qui

chantait). Mais elle est loin de s'effacer complètement: Pierre Cadorai lui-même,

son ami Sigurdsen (la Montagne· secrète), de même que M. Saint-Hilaire du

"Vieillard et l'enfant" (la Route d'Altamont), sont nés à l'étranger. Toutefois, ce

n'est pas leur condition d'immigrants qui les caractérise surtout. n faut attendre les

livres publiés par Gabrielle Roy à la fin des années 1970 pour que le thème émerge

de nouveau avec force. Dans Un jardin au bout du monde (1975), en effet, et Ces

enfants de ma vie (1977), à peu près tous les personnages sont des immigrants.

27

o Du Jardin au bout du monde. on peut même dire que l'immigrant en constitue

le thème unificateur. Sauf ''Un vagabond frappe à notre porte", toutes les nouvelles

de ce recueil, en effet, s'attachent à des personnages venus au Canada pour y refaire

leur vie, qu'il s'agisse du restaurateur chinois Sam Lee Wong, lui-même entouré du

Pyrénéen Smouillya, de l'Islandais Finlison ou de Farrell, originaire de l'rIe de Man;

ou encore des Doukhobors, venus chercher dans "La vallée Houdou" un lieu idéal

pour reconstruire leur société; ou enfin de Martha Yaramko et son mari, qui ont

quitté leur Volhynie natale pour venir cultiver, au fond de la plaine canadienne,

"un jardin au bout du monde".

De même, les enfants à qui enseigne la narratrice de Ces enfants de ma vie

composent une véritable petite société des nations. Dès le premier récit, la jeune

institutrice découvre sa classe mutlinationale. Puis son attention se concentre sur

quelques figures singulières: Vincento l'Italien, Louis le juif polonais, Nil

l'Ukrainien, le Russe Demetrioff, les petits Français Badiou et Pasquier. De

nouveau, l'accent est mis sur la diversité, mais aussi sur l'harmonie, représentée ici

par 1'2space unifié de la classe.

Encore dans ses derniers écrits, Gabrielle Roy demeure fascinée par le thème de

l'immigration. Elle rappelle, dans son autobiographie intitulée la Détresse et

... "-28

.... ------------------------------~---_ .. _-- --

( l'enchantement, combien son enfance et son adolescence ont été marquées par

l'environnement multi-ethnique où elles se sont déroulées. De même, elle relate

ses expériences comme institutrice à l'académie Provencher, où elle se trouvait "à la

tête d'une classe représentant presque toutes les nations de la terre".6

Mais, l'une des plus belles réalisations du thème se trouve dans le dernier écrit

de fiction publié par Gabrielle Roy, De quoi t'ennuies-tu, Éveline? (1982). Dans la

première partie du récit, l'héroïne - devenue elle-même immigrante provisoire -

fraternise avec ses compagnons de voyage: un Norvégien habitant le Wyoming, le

Français Etienne Denis. Mais c'est surtout dans la deuxième partie, lorsque Éveline

('" est parvenue en Californie, que se déploie ce qu'on pourrait appeler le monde idéal

de l'immigration, dans la petite société cosmopolite qu'a rassemblée autour de lui,

avant de mourir, le frère d'Éveline, Majorique, "voyageur perpétuel,,7 venu

(

lui-même refaire sa vie loin de son pays natal.

Malgré les nombreux visages qu'il prend à travers l'œuvre de Gabrielle Roy,

l'immigrant se présente comme une figure relativement unifiée. Qu'il s'agisse des

Petits-Ruthènes du "Puits de Dunrea" (Rue Deschambault), de Sam Lee Wong ou

des Doukhobors du Jardin au bout du monde, le but de l'immigrant est toujours le

même: retrouver, "refaire ce qui a été quitté"S, ainsi que l'a montré François Ricard

dans un article de 1978. Toutefois, ce retour à l'origine ne peut se faire qu'au moyen

29

o

....,..

n "

d'une rupture, d'une plongée dans l'inconnu, c'est-à-dire du consentement à un

futur où l'on espère que se réactualisera le passé.

Or c'est précisément ce qu'offre le Canada, tel que le présente l'œuvre de

Gabrielle Roy. Par son étendue, par la rareté de sa population, par la légèreté de ses

traditions, en un mot par sa virginité, ce pays est par excellence le lieu de l'ouverture

et de la possibilité. Littéralement, une terre à coloniser. Car là, l'immigrant peut,

sans devoir renoncer à sa culture, à sa religion, ni même à ses souvenirs, fonder un

territoire à sa convenance, une vie qui soit pleinement en accord avec ses désirs et

ses attentes. Dans le vide de l'espace, dans l'aménité et la profusion de la grande

nature, aucun obstacle ne s'oppose à cette nouvelle genèse, à ce recommencement

du monde qu'est l'immigration.

À cet égard, un aspect particulier de la vision royenne du Canada doit être

rappelé. Cette vision, comme nous l'avons vu, privilégie d'emblée l'Oue5t du pays:

nulle part le Canada, aux yeux de Gabrielle Roy, n'est autant le Canada que dans les

plaines. C'est là qu'affluent et que fraternisent les immigrants, et non dans les

villes. C'est pourquoi, sans doute, l'immigrant est absent du Montréal de Bonheur

d'occasion et d'Alexandre Chenevert. La vraie destination de l'immigration, le vrai

lieu où le projet immigrant peut se réaliser, le vrai Canada, en un mot, ne saurait

30

--------------------------------------------------------------

( être que le décor inhabité, impollué, donc accueillant, des Prairies occidentales.

François Ricard, dans son "essai biographique" de 1984 sur "La métamorphose

d'un écrivain", a montré comment Gabrielle Roy, à travers ses premiers ouvrages, a

en quelque sorte liquidé l'ambition réaliste au profit d'une inspiration axée de plus

en plus sur le thème du recommencement et de la fraternité. Or c'est dans les

œuvres où se découvre d'abord cette nouvelle tendance qu'apparaissent les

premières images d'un Canada dominé à la fois par la grande nature et par

l'immigration. Ainsi en est-il de la Petite Poule d'Eau, située à l'extrême opposé de

Bonheur d'occasion, aussi bien par sa composition en forme de chronique plutôt que

J de roman unifié, que par son décor de nature et d'innocence, qui contraste fortement

avec l'univers éclaté et problématique du roman montréalais. Ainsi en va-t-il

également de Rue Deschambault, livre capital dans l'évolution de l'auteur, car il

confirme la métamorphose de Gabrielle Roy. Avec cet ouvrage, en effet, la création

de vastes lieux naturels et d'un univers propice au recommencement ne peut plus

être considérée comme accidentelle chez Roy; cette manière devient bel et bien son

mode d'expression privilégié. Ricard écrit que "Rue Deschambault met fin à

l'hésitation. Fini, dès lors, le roman urbain; Bonheur d'occasion et Alexandre

Chenevert demeureront sans suite. Par contre la Petite Poule d'Eau, qui avait

étonné si fort les chroniqueurs de 1950, sera le point de départ d'un courant qui, loin

(~ 31

" .;

o de rester secondaire ou provisoire, finira par occuper entièrement l'imagination et

l'écriture de Gabrielle Roy,,9.

Ce courant se définit par une écriture idyllique, qui conduit vers la production

d'un monde imaginaire caractérisé par un espace ouvert et par une société

fraternelle et libre. Gabrielle Roy s'efforce, dès lors, d'évoquer l'idéal d'une

humanité nouvelle, un monde où l'homme pourrait "recommencer à neuf"10 -

idéal dont le Canada qu'elle imagine lui parait la plus juste réalisation .

......". Un pays fraternel

De ce grand rêve de fraternité universelle qui hante l'œuvre de Gabrielle Roy,

la critique a proposé diverses interprétations. Dans son étude intitulée Visages de

Gabrielle Roy (1973), Marc Gagné définit l'utopie royenne par l'expression de

"littérature d'innocence". Par là, écrit-il, "j'entends une littérature qui, le plus

souvent à l'insu des auteurs, se fixe comme but le retour vers la perfection

édénique" Il.

32

(

-- -----------------------------------

Dans Bonheur d'occasion, cette recherche prend la forme du voyage vers le

Richelieu. Malheureuse à Saint-Henri, Rose-Anna, en rejoignant ses parents à

Saint-Denis, retrouve son enfance et garde l'espoir du bonheur. Dans la Petite P mIe

d'Eau, l'esprit fraternel est présent à travers tout le livre; par sa beauté inentamée et

son ~euple si chaleureux, cette région mythique rassemble tous les éléments

propices au bonheur. A l'instar de Bonheur d'occasion. Alexandre Chenevert

comporte un épisode de retour à la campagne, quand le héros part pour le lac Vert,

où il retrouve la paix et la foi en l'humanité. Quant à Rue Deschambault et la Route

d'Altamont. ces œuvres sont entièrement axées sur l'enfance et l'adolescence de

Christine, à qui la découverte de la nature apporte bonheur, paix et tranquillité.

(~ Comme ces deux derniers livres, la Montasne secrète est aussi une longue quête

d'innocence, non seulement sur le plan physique, mais aussi et surtout sur le plan

spirituel: Pierre Cadorai est à la poursuite de sa montagne, et à la poursuite de soi.

Enfin dans la Rivière sans repos, Elsa et son oncle lan entraînent Jimmy à travers la

toundra, pour lui réapprendre le mode de vie de ses ancêtres. Leur fugue, comme

celles de Rose-Anna et d'Alexandre, obéit au désir de retrouver une forme

d'authenticité perdue, de réintégrer le paradis premier, l'innocence d'avant la chute.

Pour sa part, François Ricard, dans son étude intitulée "Le cercle enfin uni des

hommes", évoque le grand rêve de réconciliation qui inspire l'œuvre de la

romancière et constitue le moteur de sa création: "réconciliation de l'homme avec

33

l'homme, de l'homme avec le monde, de l'homme avec lui-même" 12. Ricard

montre que ce rêve de réconciliation se manifeste dès le premier roman de Gabrielle

Roy: Bonheur d'occasion, œuvre réaliste présentant un tableau de la misère

urbaine, est aussi un roman de l'espoir; à travers le personnage d'Emmanuel, qui

veut rejeter la brutalité et la discorde, ici représentées par la guerre, se projette

l'idéalisme de Gabrielle Roy. De même, l'utopie n'est pas absente d'Alexandre

Chenevert; elle s'y exprime à la fois par les hantises du héros et par l'épisode du lac

Vert. Il semble donc que tout au long de l'œuvre de Gabrielle Roy, et surtout dans

ses livres situés en pleine nature comme la Petite Poule d'Eau et Cet été Qui chantait,

le rêve de fraternité ne cesse de se projeter et d'inspirer l'écriture de la romancière.

Enfin, dans une étude à,· 1976, Paul Socken dégage de l'ensemble de l'œuvre de

Gabrielle Roy une vision centrale qui agit comme une utopie, un appel constant.

Cette vision est celle du "pays de l'amour", c'est-à-dire d'une humanité rassemblée

par le partage et la communication. "Le pays de l'amour, écrit Socken, is [ ... ) an ideal

[ ... ] never completely attained and yet constantly alluded to, [implyingl a generosity

of spirit and warmth of human fellowship on a grand scale" .13 Cette expression

apparait d'abord dans "Le vieillard et l'enfant", le deuxième récit de la Route

d'Altamont, où, évoquant "le pays de l'amour,,14, M. Saint-Hilaire et Christine sont

envahis par un sentiment de paix. Dans les deux romans urbains, Bonheur

34

d'occasion et Alexandre Chenevert. "le pays de l'amour" apparatt comme une

réponse à la souffrance humaine: en lisant la manchette du journal sur

l'envahissement de la Norvège par les Allemands, Rose-Anna se sent en solidarité

avec les femmes européennes, car elle partage avec elles le malheur d'avoir envoyé

son fils à la guerre. De même, Alexandre Chenevert est sensible à la souffrance du

malade gisant à côté de lui dans sa chambre d'hôpital. Socken conclut que la notion

du "pays de l'amour" se définit le mieux par la danse des métis dans la Petite Poule

d'Eau. Comme Jimmy, dans la Rivière sans repos. qui est né d'un père blanc et

d'une mère eskimaude, comme les futurs petits-enfants de Majorique dans De quoi

t'ennuies-tu Éveline?, le peuple métis est également issu de l'alliance de différen!es

(' races. La danse est donc un symbole de fraternité, de l'espoir qu'un jour toutes les

races pourront cohabiter en paix.

Dans leurs analyses, !ps critiques se rejoignent donc pour situer au CE'ntre de

l'œuvre royenne cette image idéale d'une humanité fraternelle et réconciliée. Et de

fait, plusieurs personnages de l'œuvre incarnent ou portent en eux cette vision.

Dans Bonheur d'occasion, Emmanuel Létourneau cherche à la fois les raisons qui

poussent l'homme à faire la guerre et le moyen d'abolir tout ce qui est associé à la

brutalité humaine, en souhaitant la création d'une société fratemplle et libre: "Une

lumière intérieure éclaira Emmanuel. C'était donc cet espoir diffus, incompris de la

35

o

-

plupart des hommes, qui soulevait encore une fois l'humanité: détruire la

guerre" 15. De même, Alexandre Chenevert, réfléchissant aux horreurs de la vie, à la

famine, à la guerre, aux luttes politiques, se demande: "Le Royaume de Dieu sera-t-il

établi un jour sur terre? Ou sera-ce dans un autre J""'mde seulement que les

hommes ne se feront plus mal?,,16.

Dans la Rivière sans repos, c'est à travers "l'âme fraternelle du pasteur,,17

Hugh Paterson que se projette la vision royenne de l'amour. Toujours disponible

pour réconforter le peuple de Fort-Chimo et pour répondre aux besoins de ses

paroissiens, le pasteur préconise une vie simple et naturelle, et conseille aux gens

autour de lui de suivre les lois de la nature pour éduquer leurs enfants. "Rien n'est

moins prévisible [que l'amour], dit-il. C'est par excellence le chemin mystérieux par

lequel on est conduit à sa propre découverte".18

Mais c'est dans le seul essai véritable qu'a publié Gabrielle Roy, son texte sur le

thème "Terre des hommes" rédigé à l'occasion de l'exposition universelle de

Montréal en 1967, que l'idéal d'une humanité nouve'le et fraternelle se trouve

élaboré de la manière la plus explicite. Dans ces pages, en effet, l'écrivain multiplie

les images liées à la nature et à l'être humain marchant vers son perfectionnement.

Cette "'erre des hommes", tant désirée par Roy, "c'est le grave regard étonné de

l'enfance et la tendre sollicitude toujours neuve de la mère; c'est le miracle de

36

-------------------------------------------------------------------------

{

c

l'amour recréé et redécouvert dans le couple; ce sont les rêveries de l'eau, la magie

du soleil qui joue avec les ombres, les feuillages bruissants, les sortilèges du feu,,19.

Par ces images, l'auteur crée un monde idéal où règnent le bonheur et l'entente, une

"grande paroisse universelle.,20, prête à recevoir une humanité nouvelle.

Or, puisque le Canada est un pays vaste et vierge et composé de plusieurs

groupes ethniques qui coexistent en paix, il devient le symbole par excellence d'une

telle harmonie. "En un sens, écrit Gabrielle Roy, nul pays ne se prête mieux que le

nôtre à accueillir le monde entier,,21. C'est donc ce rêve d'un pays idéal qui inspire

sa conception du Canada, vu comme le lieu du recommencement et de l'apaisement

de l'humanité.

Nomades et minoritaires

Fondée sur l'immigration, la société canadienne, telle qu'elle apparaît dans

l'œuvre de Gabrielle Roy, se distingue par deux traits assez singuliers: c'est une

société nomade, et c'est une société de minoritairef_. Aussi paradoxaux l'un que

l'autre, ces traits illustrent bien le caractère utopique ou édénique de la vision

royenne.

37

.......

En effet, le Canada est vu, d'abord, comme une société d'avant la

sédentarisation, pourrait-on dire, où nulle institution stable, nul encadrement ne

semble encore limiter la mobilité des êtres et des groupes. L'insistance sur la nature

et sur la vastitude inhabitée du territoire, déjà, illustrait ce trait: le Canada en

recevait l'aspect d'un espace entièrement ouvert, disponible, non encore polarisé par

l'urbanisation et n'imposant aucune structure pré-établie à quiconque vient s'y

installer.

Aussi n'est-il guère étonnant que le personnage royen par excellence - le

"Canadien" typique - corresponde au nomade, à l'errant, à celui qui a devant lui tout

l'espace à parcourir et à explorer, et qui ne se fixe jamais nulle part. Ainsi en est-il de

l'immigrant: ce qui le caractérise avant tout, ce n'est pas tant la peur ou la misère qui

le chassent de son pays natal, qu'une sorte de désir de mouvement, le besoin de se

déplacer, la fascination de la route et de l'ouverture. Attiré par le lointain, poussé

comme malgré lui à rompre ses attaches, il préfère l'errance au repos, et croit

trouver dans le voyage, dans une mobilité sans fin, la forme la plus juste de son

existence.

Tel est aussi, éminemment, le héros de la Montagne secrète. Voyageur

inlassable, Pierre Cadorai parcourt le Grand Nord canadien à la recherche de l'œuvre

38

( d'art parfaite, représentée par sa montagne divine. Cependant, le vrai motif qui

l'entraine à se déplacer sans cesse est sa "faim des endroits perdus .. 22 à la fois

irrésistible et inassouvissable.

Tel est églement Sam Lee Wong, qui s'embarque pour le Canada parce qu'il a

entendu "parler d'un pays aussi vaste que plusieurs provinces de la Chine réunies,

et pourtant presque vide de présence humaine"23. Aussitôt arrivé au Canada, Sam

Lee Wong se transforme en nomade, voyageant d'un endroit à l'autre, cherchant

toujours une nouvelle et meilleure vie, et marchant sans fin vers l'image à jamais

perdue de son pays natal.

Dominés par un appel mystérieux, ces personnages partent sans cesse vers

l'inconnu. Analysant le thème du nomadisme dans l'œuvre de Gabrielle Roy,

Paula Gilbert Lewis tente de découvrir les raisons de cet appel qui oblige les

personnages à abandonner constamment leur famille et leur pays et à s'éloigner vers

un monde nouveau: "Given the obsession with "La route" and with the cali to

depart, it is logical that the author crea te in her works numerous images for the road

and for a nomadic existence. It has already been noted that many of her characters

fascinated by the open road, express a deep sense of love toward the immensity of

open spaces, typified by the Western Canadian plains with their vast horizons and

39

seemingly endless skies. For Roy's characters immensity is equated with an

optimistic faith in the futurett24.

Cette société fondée sur la mobilité de ses membres présente encore une autre

caractéristique pour le moins paradoxale: elle n'offre guère de hiérarchie interne, les

rapports de pouvoir et de domination en étant pour ainsi dire absents. Harmonieuse

de part en part, libre de tout véritable conflit entre les individus et surtout entre les

groupes qui la composent, c'est une société d'avant la politique, d'avant

l'organisation et la répartition inégale des ressources et du pouvoir. Non qu'elle

soit homogène; au contraire, comme nous l'avons déjà noté, sa diversité est très

marquée. Mais au sein de cette diversité règne une entente parfaite.

C'est que chaque groupe, en fait, est un groupe minoritaire, qui se voit tel et agit en

conséquence. Qu'il s'agisse des Inuits de la Rivière sans repos, des Métis de la Petite

Poule d'Eau, des Canadiens français (sur lesquels nous reviendrons dans le chapitre

suivant) ou de l'un ou l'autre des nombreux groupes d'immigrants qui y

appétraissent, l'œuvre de Gabrielle Roy pt'ésente le Canada, littéralement, comme

une société sans majorité - composée uniquement de groupes qui veillent à leur

propre permanence, mais qui n'ont aucune ambition de dominer quelque autre

groupe que ce soit, ou d'occuper une position supérieure à celle de leurs voisins.

40

,

"

( Quand les Doukhobors, dans "Pour empêcher un mariage", organisent une

manifestation, leur but est purement défensif et ne vise nullement à l'augmentation

de leur pouvoir extérieur. De meme, le vieil lan, dans la Rivière sans repos. a beau

refuser le progrès des Blancs, il n'éprouve pas leur présence comme celle d'un

pouvoir étranger qui exploiterait ou dominerait sa propre communauté, mais

seulement comme une autre civilisation à côté de laquelle il veut que la sienne se

maintienne.

L'indice le plus frappant de ce phénomène - et donc, là encore, du caractère

utopique de la vision de Gabrielle Roy - est l'absence à peu près complète, dans le

("" tableau qu'elle donne de la société canadienne, du seul groupe qui, dans la réalité

détient le pouvoir et la majorité au Canada: les Britanniques. Sauf l'infirmière du

petit Daniel dans Bonheur d'occasion, la caricaturale Miss O'Rorke dans la Petite

Poule d'Eau, et le révérend Paterson dans la Rivière sans repos. on ne trouve, en

effet, dans toute l'œuvre, aucune figure d'Anglo-saxon de quelque importance,

tandis que les Ukrainiens, les Doukhobors, les Italiens, les Scandinaves ou les

Canadiens français y sont amplement représentés.

Cette "omission" paraîtrait pour le moins étrange, si l'on oubliait que le

Canada de Gabrielle Roy ne se veut pas une image fidèle du Canada réel, mais bien

( 41

o la projection d'une sorte de pays idéal, la composition - à partir d'éléments

empruntés à la réalité démographique et sociologique du Canada - d'un autre

Canada mythique où se réalise, sur le mode idyllique, le grand rêve de fraternité que

nous avons évoqué. Cet autre Canada se doit d'être une société sans affrontement,

donc sans majorité.

En somme, tel qu'il est décrit dans l'œuvre royenne, c'est-à-dire une vaste

étendue dominée par la nature et habitée par des gens de diverses origines, le

Canada se présente avant tout comme une vision utopique. Les êtres qui y arrivent

des quatre coins du monde sont attirés par ce pays où l'homme est libre de ses

mouvements, libre d'explorer de nouvelles frontières, sans avoir peur de perdre son

identité ou d'être soumis à un pouvoir adverse. Le Canada, en un mot, est le pays

où peut recommencer la vie, comme dans le premier jardin. D'ailleurs, c'est ainsi,

raconte elle-même Gabrielle Roy, que l'image du Canada - de cet Ouest lointain qui

le représente le mieux - s'est tout d'abord imposée à elle, au moment où elle

préparait la Petite Poule d'Eau:

Là, me dis-je, les chances de l'espèce humaine sont presque entières encore; là, les hommes pourraient peut-être, s'ils le voulaient, recommencer à neuf. [ ... ] Ce n'est que très loin, au bout du monde, dans une très petite communauté ~~maine, que l'espoir est encore vraiment libre .

42

(

(

NOTES

1. Gabrielle Roy, la Petite Poule d'Eau, Montréal, Stanké, "Québec 10/10", 1980, p.

25.

2. Ibid, p. 11.

3. Paul Socken, "Le pays de l'amour in the works of Gabrielle Roy", Revue de

l'Université d'Ottawa. vol. 46, 1976, p. 311.

4. Gabrielle Roy, Rue Deschambault, Montréal, Stanké, "Québec ID/ID", 1980, p.

142.

5. Ibid, p. 222.

6. Gabrielle Roy, la Détresse et l'enchantement, Montréal, Boréal,1984, p. 125.

7. Gabrielle Roy, De quoi t'ennuies-tu Éveline? suivi de Ely! Ely! Ely! Montréal,

Boréal, 1984, p. 71.

8. François Ricard, "Gabrielle Roy: "refaire ce qui a été quitté", Forces, Montréal, no

44, troisièr.le trimestre 1978, pp. 36-41.

43

o

...,..

9. François Ricard, "La métamorphose d'un écrivain", essai biographique, Études

littéraires, vol. 17, no3, hiver, 1984, p. 453.

10. Gabrielle Roy, La Petite Poule d'Eau, p. 280.

11. Marc Gagné, Visages de Gabrielle Roy, Montréal, Beauchemin, 1973, p. 238.

12. François Ricard, "Le cercle enfin uni des hommes", Liberté, no 103,

janvier-février, 1976, p. 60.

13. Paul Socken, "Le pays de l'amour in the works of Gabrielle Roy", P. 323 .

14. Gabrielle Roy, la Route d'Altamont, Montréal, Stanké, "Québec 10/10", 1985, p.

143.

15. Gabrielle Roy, Bonheur d'occasion, Montréal, Stanké, "Québec 10/10", 1977, p.

381.

16. Gabrielle Roy, Alexandre Chenevert, Montréal, Stanké, "Québec 10/10", 1979,

p.34.

17. Gabrielle Roy, la Rivière sans repos, Montréal, Stanké, "Québec 10/10", 1979, p.

177.

44

(

1.

(

18. Ibid. p. 164.

19. Gabrielle Roy, Fragiles lumières de la terre, Montréal, 5tanké, "Québec 10/10",

1982, p. 209.

20. Ibid, p. 209.

21. Ibid, p. 213.

22. Gabrielle Roy, la Montagne secrète, Montréal, Stanké, "Québec 10/10", 1978, P.

13.

23. Gabrielle Roy, Un jardin au bout du monde, Montréal, Beauchemin, 1975, p. 62.

24. Paula Gilbert Lewis, The Literary Vision of Gabrielle Roy: An Analysis of her

Works, Birmingham, Alabama, Summa Publications, 1984, p. 212, 213.

25. Gabrielle Roy, la Petite Poule d'Eau, pp. 279-280.

45

o

Chapitre m: Les Canadiens français

--

o

( Nous venons de voir que la société fictive, chez Gabrielle Roy, fait une large

place, une place prépondérante sinon exclusive, aux groupes minoritaires. Parmi ces

groupes se trouvent, naturellement, les Canadiens français. Quelle image de son

propre groupe d'origine Gabrielle Roy propose-t-elle à ses lecteurs? Et quelle place

lui accorde-t-elle dans sa vision du Canada?

Pour répondre à ces questions, il importe de distinguer, parmi l'ensemble

du groupe canadien-français, deux sous"groupes, liés l'un à l'autre sans doute, mais

porteurs de significations assez différentes dans l'œuvre de Gabrielle Roy. D'un

côté, il y a les Canadiens français de l'Ouest, c'est-à-dire la communauté à laquelle

( ~ appartiennent Gabrielle Roy elle-même et sa famille; de l'autre, il y a les Canadiens

français du Québec, le peuple d'origine, d'où le premier sous-groupe s'est détaché.

(

Or ces deux types de Canadiens français font l'objet de traitements particuliers de la

part de Gabrielle Roy, qui leur associe des valeurs sinon opposées, du moins

sensiblement différentes.

Cette différence apparaît de manière évidente dans les écrits de la période

jounalistique. Quoique Gabrielle Roy, à cette époque, semble s'intéresser peu aux

Canadiens français de l'Ouest, ainsi que le note François Ricard 1, un article paru

dans le Bulletin des a&riculteurs de mai 1943 se détache. Intitulé "Les gens de chez

47

o

n '. ,

nous", cet article évoque la vie des colons canadiens-français qui, ayant quitté le

Québec, sont venus s'établir dans les Prairies, où leur existence est agréable et

prospère, car l'Ouest leur offre toute la terre dont ils ont besoin. "Plus un Canadien

français est isolé là-bas, écrit la journaliste, plus il se montre entreprenant".2

~Iais l'aspect le plus intéressant de cet article réside dans le fait que le

Canadien français, et même que le cultivateur canadien-français, y est présenté non

comme un enraciné, bien sûr, ni comme un possesseur du sol, ni non plus comme

un représentant du "peuple fondateur", mais bien comme un immigrant parmi les

immigrants. L'article, en effet, appartient à la série intitulée "Peuples du Canada",

série dont la publication dans le Bulletin a cnmmencé en novembre 1942 et qui

s'achève par ce portrait des Canadiens français faisant suite, comme nous l'avons

dit, à ceux des Huttérites, des Doukhobors/ des Mennonites, des juifs, des Sudètes et

des Ukrainiens établis eux aussi dans les provinces de l'Ouest. C'est dans la série de

ces groupes minoritaires, de ces étrangers d'origine, de ces expatriés, que se situe

donc la communauté canadienne-française de l'Ouest. Ce fait est d'autant plus

frappant qu'aucun article de "Peuples du Canada" n'est consacré, par ailleurs, aux

Canadiens anglais ou aux Britanniques, qui forment pourtant le groupe le plus

important de la population canadienne de l'Ouest.

48

(

(

c

Certes, ces Canadiens français, exilés parmi les exilés, demeurent attachés à

Ie:ur Québec natal, dont ils tentent de recréer le décor et l'atmosphère dans leur terre

d'adoption, en parlant français, en conservant des institutions communautaires ou

en bâtissant des maisons, des écoles et des églises semblables à celles des campagnes

québécoises. Mais ce comportement, on l'a vu, est celui de tous les immigrants, qui

cherchent toujours, une fois loin de leur patrie, à "refaire ce qui a été quitté". Et

d'ailleurs, ces Canadiens français se perçoivent bel et bien comme des immigrants,

s'identifiant volontiers aux autres groupes de colons qui les entourent. Partout où les Canadiens français vivent dans le voisinage des Ruthènes, des Galiciens, des Sudètes et des Doukhobors, ils se montrent leurs amis. C'est plus que j'en pourrais dire des fermiers anglais qui ont encore pour désigner ces gens-là le terme de "foreigner".3

En d'autres mots, les Canadiens français de l'Ouest participent pleinement à

l'idéal de recommencement et de fraternité qu'incarne le Canada occidental. À

l'instar des malheureux accourus d'Europe vers ces terres vierges, ils se sont venus

du Québec chercher ici une nouvelle possibilité de bonheur et de liberté, un avenir

meilleur.

Contrastant avec cette image d'ouverture, Je tableau des Canadiens français

du Québec, tel qu'il se dégage des écrits journalistiques de Gabrielle Roy, est

généralement celui d'une société tournée vers ie passé, attachée à la tradition et

49

o refermée sur elle-même. Ainsi en va-t-il, par exemple, dans la série d'articles

intitulée "Horizons du Québec" et publiée dans le Bulletin des asriculteurs entre

janvier 1944 et mai 1945. La reporter a beau y évoquer quelques aspects de

l'industrialisation du temps de guerre, l'aluminerie d'Arvida, le "carrousel

industriel des Cantons de l'Est", la plupart de ces articles concernent le Québec

traditionnel, rural ou forestier: le pays du Saguenay, l'île-aux-Coudres, la

Petite-Rivière- Saint-François, la Gaspésie, la culture maraîchère des environs de

Montréal, les camps de bûcherons, la drave. Ailleurs, dans les articles de "Tout

Montréal" (juin-se?tembre 1941), c'est comme "un peuple de termites [vivant] au

cœur de la grande fournajs~ industrielle" que sont vus les Canadiens français des

faubourgs de Montréal. En somme, le Canadien français du Québec, contrairement à

son frère de l'Ouest, tend à apparaître soit comme un marginal, plus ou moins

immobilisé par son attachement au passé, soit comme une victime du progrès.

Une autre série d'articles fait toutefois exception à cette règle. Il s'agit des

sept reportages intitulés "Ici l'Abitibi", parus dans le Bulletin de novembre 1941 à

mai 1942, et qui racontent l'aventure d'un groupe de Madelinots venus s'établir

dans les nouvelles régions du Nord-Ouest québécois. À ces Canadiens français du

Québec sont liées les mêmes valeurs qu'à C('UX de l'Ouest: espérance, mobilité,

courage, ou~erture sur l'avenir. Mais c'est qu'eux aussi, même si leur déplacement

50

( ne les conduit pas vers l'extérieur du Québec, sont des immigrants, des voyageurs,

qui rompent avec le passé et vont recommencer leur vie dans un monde vierge,

semblable en cela à l'immense plaine de l'Ouest.

La dichotomie semble donc assez nette, de même que son lien avec la vision

royenne du Canada. C'est en se faisant à son tour immigrant, c'est en quittant la

famille et le passé qui l'immobilisent, c'est en consentant à son statut de minoritaire

parmi les minoritaires, que le Canadien français peut devenir vraiment Canadien, et

entrer dans ce nouvel âge de l'humanité que représente le Canada de l'Ouest.

Sinon, c'est-à-dhe s'il s'accroche à ce qu'il est et à sa première patrie, il se condamne

( à la marginalité, à l'exclusion, à l'arrière-garde de l'histoire.

Cette double vision des Canadiens français se retrouve d'ailleurs, avec

encore piUS de force, dans l'œuvre fictive de Gabrielle Roy. Là aussi, les Québécois

tendent à apparaître comme faisant partie d'un monde ancien, périmé et immobile,

tandis que sur les Canadiens français de l'Ouest, toujours vus comme des

immigrants parmi les autres immigrants, rejaillit l'optimisme associé au mythe

royen du Canada.

( ,

l

o· En ce qui concerne l'image des Canadiens français du Québec, deux

exemples suffiront. D'abord Bonheur d'occasion, bien st1r, qui décrit les Montréalais

francophones comme des ruraux jetés dans un univers urbain qu'ils ne maîtrisent

guère et qui les marginalise. Attachés aux vieilles valeurs de la famille

traditionnelle, les Lacasse n'arrivent pas à s'adapter vraiment au monde moderne,

au sein duquel ils sont, au sens le plus fort du terme, des étrangers.

Mais c'est dans un des récits de Rue Deschambault, "Les déserteuses",

qu'apparaît le plus fortement le caractère attardé, déphasé, de la société québécoise.

Venues du Manitoba au Québec, Christine et sa mère sont comme deux voyageuses

du futur qui retombent dans le passé. À la lumière, à l'immensité ouverte de la

plaine s'opposent l'obscurité et la petitesse du vieux village québécois, frileusement

clos sur lui-même, pétri de religiosité et tout entier absorbé dans le souvenir.

L'avenir, certainement, ne loge pas de ce côté. Le Canadien français du Québec,

encore attaché à ses valeurs religieuses et traditionnelles, n'a pas évolué, car il a peu

de contact avec le monde extérieur. Ses connaissances du Canada sont d'ailleurs très

minimes. Cet esprit fermé est incarné par Aglaé, la belle sœur d'Eveline, quand elle

lui demande: "Dans votre Manitoba, c'est pauvre, c'est dur, hein? Vous avez là-bas

de la grosse misère?,,4 Aglaé ignore évidemment que son peuple du Québec voyage

vers ces régions qu'elle appelle "pauvres et dures" chercher fortune et une meilleure

vie.

52

( Si l'avenir loge quelque part, s'il appelle, c'est bien plutÔt dans le pays

nouveau, cet Ouest cosmopolite et vaste où le passé ne pèse plus, où il peut être non

pas oublié, mais dépassé, relativisé, et se faire non plus entrave mais inspiration.

Dans les écrits fictifs de Gabrielle Roy, les Canadiens français, une fois qu'ils ont

choisi l'Ouest, se trouvent en même temps à choisir l'ouverture, la mobilité, la

fraternité; à la famille restreinte de leurs frères de sang, de langue et de religion, ils

ont substitué une autre famille, incomparablement plus large, celle de l'humanité

entière, diverse, polyglotte et fraternelle.

Tels sont, par exemple, les Tousignant de la Petite Poule d'Eau, colons parmi

(- les colons, Canadiens français parmi les Ukrainiens, les Polonais et les Métis,

humains parmi les humains. Telle est aussi Christine, dans Rue Deschambault et la

(

Route d'Altamont, qui, on l'a vu, se découvre des liens avec des représentants de

toutes les ethnies: Noirs ("Les deux nègres"), Doukhobors ("Pour empêcher un

mariage"), Ruthènes ("Le puits de Dunrea"), Italiens ("L'Italienne"), Hollandais

("Wilhelm"), Français ("Le vieillard et l'enfant"). Tel est surtout Majorique, dans De

quoi t'ennuies-tu, Éveline?: Non content de se trouver loin du Québec originel, ce

Canadien français de l'Ouest a poussé encore plus avant l'émigration, et donc le

consentement à la fraternité.

53

o " Ce thème de l'appartenance du Canadien français de l'Ouest à la

communauté immigrante se confirme encore dans deux des derniers ouvages de

Gabrielle Roy, où les personnages canadiens-français se trouv~nt traités sur le même

pied que les autres personnages appartenant à des groupes ethniques arrivés

récemment au Canada. Dans Un jardin au bout du monde. en effet, la famille

Trudeau et le "cousin" Gustave du "Vagabond frappe à notre porte" appartiennent à

une série constituée par ces autres figures d'immigrants que sont le Chinois Sam Lee

Wong ("Où iras-tu, Sam Lee Wong?"), les Doukhobors ("La vallée Houdou") et la

Volhynienne Martha ("Un jardin au bout du monde"). Même chose dans Ces

enfants de ma vie, où le petit Canadien français Médéric ("De la truite dans l'eau -.- glacée") fait partie de la grande "classe" internationale de la narratrice institutrice au

même titre que l'Italien ("Vincento"), l'Irlandais ("L'enfant de Noël"), l'Ukrainien

("L'alouette"), le Russe ("Demetrioff") ou le Belge ("La maison gardée"). Cette

structure, on l'aura noté, rappelle directement celle de "Peuples du Canada", la série

de reportages de 1942-1943.

La vision des Canadiens français que nous venons d'analyser semble donc

posséder, dans l'œuvre de Gabrielle Roy, une certaine constance. C'est en échappant

à l'enfermement que représente la fascination du passé, c'est en quittant au moins

symboliqu~ment le Québec où il est majoritaire et donc potentiellement

54

(

J (~

c

dominateur, et en consentant à se joindre aux autres immigrants qui composent le

nouveau Canada, que le groupe canadien-français se réalise véritablement. Son rôle

n'est pas d'exercer le pouvoir, ni de revendiquer un statut privilégié en vertu de ses

droits ancestraux de "peuple fondateur", mais plutôt de s'identifier à sa condition

minoritaire et de s'associer ainsi aux autres groupes d'immigrants qui forment avec

lui la diversité et la richesse humaine du Canada occidental, c'est-à-dire du Canada

et de l'humanité futurs.

Ainsi pourrait d'ailleurs se lire l'un des discours implicites qui se dégage de

la suite des œuvres de Gabrielle Roy. Face à l'enfer urbain qu'illustrent Bonheur

d'occasion et Alexandre Chenevert. le salut (pour les Canadiens français) ne serait

pas dans le retour à la "terre paternelle", ainsi que l'a proposé une longue tradition

littéraire et idéologique. Rose-Anna, quand elle retourne vers sa mère, c'est-à-dire

vers le passé, ne trouve que déception, comme la mère de Christine dans "Les

déserteuses". Le salut, c'est dans l'émigration, plutôt, qu'il faut le chercher,

c'est-à-dire dans le renoncement à un certain passé et dans le recommencement, la

régénération, le consentement à l'avenir qu'implique l'éloignement. Or ce territoire

du renouveau, chez Gabrielle Roy, est incarné par la grande nature encore sauvage,

le lac Vert pour Alexandre Chenevert, la Californie pour Majorique et ses enfants,

mais surtout les espaces infinis de l'Ouest canadien, où l'humanité peut repartir à

neuf. Le salut de Rose-Anna se trouve dans l'univers de Luzina Tousignant.

55

o

-

Un tel discours n'est pas sans rappeler, toutes proportions gardées, celui

d'un Edmond de Nevers, tel que l'analysait François Ricard dans une étude de 1985.5

Pour l'auteur de L'Avenir du peuple canadien-français et de L'Ame américaine, en

effet, c'était également l'émigrant, en l'occurence le Franco-Américain, et non le

Québécois, qui apparaissait comme le véritable représentant de la destinée

canadienne-française, comme le porteur d'avenir.

Chez Gabrielle Roy, toutefois, cette vision du Canadien français comme

immigrant parmi les immigrants finira par englober même les Canadiens français

du Québec. C'est ce que semble indiquer, en tout cas, le fait que Gabrielle Roy, en

1978, quand elle republie ses "Peuples du Canada" dans Fragiles lumières de la terre,

..... y remplace l'article intitulé "Les gens de chez nous", qui portait sur les Canadiens

français de l'Ouest, par un article consacré à ceux du Québec, et plus précisément aux

pêcheurs de Gaspésie. Il s'agit du reportage intitulé "Une voile dans la nuit", paru

d'abord dans le Bulletin des agriculteurs de mai 1944, dans la série "Horizons du

Québec". Ce changement a pour effet de faire entrer dans la série des groupes

minoritaires qu'évoque "Peuples du Canada" non plus seulement les Canadiens

français des Prairies, mais bien, cette fois, le Québec lui-même, devenu pratiquement

l'égal de la petite Ukraine, de la petite Palestine ou de la petite Tchécoslovaquie qui

composent cette nouvelle et harmonieuse société des nations: le Canada des

immigrants.

56

(

(

c

NOTES

1. François Ricard, Gabrielle Roy, Montréal, Fides, 1975, p. 90.

2. Gabrielle Roy, "Les gens de chez nous", Bulletin des a",iculteurs, mai, 1943, p. 33.

3. Ibid. p. 38.

4. Gabrielle Roy, Rue Deschambault. Montréal, Stanké, "Québec 10/10", 1980, p.

123.

5. François Ricard, "Edmond de Nevers: essai de biographie conjecturale", dans: F.

Gallays, S. Simard, P. Wyczynski, L'essai et la prose d'idées au Québec, Montréal,

Fides, 1985, "Archives des lettres canadiennes" (VI), p. 347-366.

57

o

-, ......

Chapitre IV: Une image canadienne par excellence:

le chemin de fer

(

/

c

Depuis le début de sa carrière littéraire, Gabrielle Roy tente, en dépeignant

le Canada comme un pays de grande nature, vaste et habité par des gens de diverses

régions du monde, de réaliser son rêve d'un univers harmonieux et paisible. Par sa

grandeur, sa beauté et ses espaces inhabités, ce pays est invitant pour les immigrants,

à qui il offre la liberté de fonder une nouvelle vie, tout en gardant leurs valeurs

traditionnelles et religieuses. Cette société récemment arrivée au Canada, ou

déplacée de l'Est vers l'Ouest, est fascinée par l'immensité du pays et se met à

voyager à la fois pour découvrir sa nouvelle terre et pour satisfaire son désir

d'explorer de nouvelles frontières. C'est, nous l'avons dit, une société de nomades.

Ainsi les moyens de transport deviennent-ils un élément majeur du monde

romanesque de Roy.

Tous les moyens de transport modernes, d'ailleurs, y sont représentés: le

train, le bateau, l'automobile, l'avion. Cependant, le train occupe une place

privilégiée, au point qu'on peut le considérer comme un thème majeur de l'univers

de Gabrielle Roy.

Dès avant de publier son premier roman, celle-ci exprime sa fascination

pour la locomotive dans une série de quatre reportages intitulés "Regards sur

l'Ouest", qui paraît dans le journal montréalais Le Canada entre le 7 décembre 1942

59

o et le 16 janvier 1943. Dans ces articles, le train, tout en gardant sa fonction principale

de mode de transport efficace, devient aussi un symbole de prospérité. Dans "Les

Battages" et "Après les Battages", c'est en train que les fermiers arrivent de l'est du

pays pour s'engager au temps de la récolte du blé. Aussitôt que la saison se termine,

ces hommes, après le jour de paye, se joignent aux gars de l'Ouest pour, par le train

encore, partir vers les pays du soleil comme la Floride ou la Californie, et dépenser

l'argent qu'ils viennent de gagner. Ces articles, qui associent constamment la

richesse de l'Ouest à la présence du chemin de fer, dépeignent l'Ouest du Canada

comme une terre où le voyageur peut facilement gagner sa vie.

-- Le chemin de fer demeurera un élément fondamental de la vision du

Canada qui s'élabore dans la suite de l'œuvre de Gabrielle Roy, où l'image du train

prend des dimensions presque mythiques. Dans ce pays vide, vaste et sauvage,

dominé par la plaine et le Grand Nord, le chemin de fer est le seul véritable

instrument de communication et d'amitié. Joignant l'une à l'autre les extrémités

du Canada, rendant possibles les échanges et les contacts, il donne à ce territoire

immense cohérence et unité; de sa population désunie, il fait une véritable société.

Pour comprendre l'importance de ce thème du chemin de fer, il faut d'abord établir - .

sa présence constante dans l'œuvre et montrer comment son rôle varie d'un livre à

l'autre.

60

(

(:

l'image du train a plusieurs significations dans l'œuvre royenne. D'abord,

et comme nous venons de le constater, une de ses fonctions principales est d'unir les

différentes régions du pays. Ainsi, par le moyen du train de Rorketon, les

personnages de la Petite Poule d'Eau peuvent parvenir jusqu'aux villages les plus

éloignés du Manitoba. Plus particulièrement, le train apporte aux enfants

Tousignant leurs maîtres d'école, Mlle Côté, Miss O'Rorke et M. Dubreuil, et, par

eux, la connaissance de l'histoire et de la géographie de leur pays. Grâce au chemin

de fer, les habitants de cette région, qui autrement seraient confinés à l'isolement et à

l'ignorance, se trouvent en communication avec le monde entier.

On peut aussi, grâce au train, voyager d'un bout à l'autre du pays et

découvrir le Canada, comme le font Christine et sa mère dans "Pour empêcher un

mariage" et dans "Les déserteuses". Dans le premier de ces récits, Christine et sa

mère prennent le train pour rendre visite à la sœur de Christine, Georgianna, qui

habite en Saskatchewan. En route, les deux voyageuses admirent les champs de blé,

et cette expérience apporte à Christine un bien-être qu'elle n'a pas connu jusque-là:

"j'allais me sentir contente, parce que passer d'une province à l'autre me paraissait

être une si grande aventure que sans doute elle allait nous transformer

complètement, maman et moi, nous rendre heureuses peut-être."l Dans "Les

déserteuses", c'est vers l'est, cette fois, que partent la mère et sa fille, jusqu'au

61

o

-

Québec, pays des origines.

Le Canada entier est ainsi à la portée des personnages grâce à la présence du

chemin de fer. Mais comme dans la Petite Poule d'Eau. ces voyages prennent aussi

une valeur symbolique et idéologique. Par sa beauté et son immensité, le Canada

exerce un pouvoir presque magique sur Christine et sa mère, leur faisant découvrir

sa grandeur et sa beauté en même temps que leur sentiment d'appartenance et de

loyauté: "j'ai trouvé le Canada immense, et il paraît que nous n'en avons traversé

qu'un tiers environ. Maman aussi paraissait fière que le Canada fût un si grand

pays .. 2, constate Christine en route vers le Québec.

De même, dans la Route d'Altamont, et en particulier dans le récit intitulé

"Le vieillard et l'enfant", le chemin de fer, tout en permettant aux personnages de se

déplacer, leur donne aussi l'occasion de voir et d'admirer leur pays. M. Saint-Hilaire

et Christine prennent le train pour se rendre au lac Winnipeg. Là, en contemplant

le lac, ils sont attirés l'un vers l'autre et ont le sentiment de toucher, de franchir une

frontière à la fois intérieure et métaphysique. Pour Christine, le trajet en chemin de

fer, si court qu'il soit, devient ainsi une expérience de la fragilité de sa propre

existence, et l'occasion d'une découverte essentielle.

62

( Le chemin de fer joue également un rOle significatif dans l'établissement

des immigrants à travers le pays. Cette association entre le thème du train et celui de

l'immigration apparaît dès les premiers écrits de Gabrielle Roy, plus précisément

dans les reportages des années 1940 intitulés "Peuples du Canada" et regroupés en

1978 dans Fraiiles lumières de la terre. La gare du C.N. est au centre des villages

d'immigrants européens àe la plaine canadienne, et le chemin de fer crée un lien

entre ces villages isolés et le reste du pays. La voie ferrée devient eCimme l'emblème

de l'avenir brillant auquel ces immigrants s'attachent et de la nouvelle humanité

dont ils sont l'avant-garde.

( Dans "Le puits de Dunrea" (Rue Deschambault), Christïne raconte

c

comment son père, agent de colonisation du gouvernement fédéral, s'occupe d'aider

les immigrants à s'établir dans l'Ouest du pays. Or, là encore, c'est la compagnie du

chemin de fer qui invite les étrangers à venir s'installer au Canada, et, dès qu'ils

arrivent, c'est elle qui assume la responsabilité de les transporter jusqu'à l(i'urs terres.

"Le Canadian Pacifie Railway tira un grand nombre de photographies de Dunrea

pOUT les envoyer un peu partout dans le monde, en Pologne, en Roumanie, tenter

des immigrants. Car le C,P.R. faisait beaucoup d'a!g\~nt à transporter des

immigrants ... 3

63

-, ~

De même, dans "Où iras-tu Sam Lee Wang?", deuxième récit d'Un jardin

au bout du monde. Sam parcourt le Canada en admirant son étendue et se rend

finalement à Horizon. "Le chemin de fer qui traverse pareille sauvagerie"4,

pense-t-il, apporte aux immigrants le bonheur en les emmenant vers des

destinations nouvelles où, chaque fois, ils peuvent recommencer leur vie.

Dans Bonheur d'occasion. le train passe au centre du quartier Saint-Henri.

Pour mieux comprendre le rôle et la signification de cette image, le mieux est de se

reporter à l'essai d'André Brochu, "Thèmes et structures dans Bonheur d'occasion",

Le critique montre que tout l'univers de ce roman est construit sur l'opposition de

deux réalités incompatibles, dites du cercle et de la droite. Tandis que le cercle est un

domaine où les événements se répètent, la droite suggère plutôt le mouvement

linéaire, la transgression, l'avancée. Par exemple, la place Saint-Henri, lieu

circulaire, représente la stabilité: rien n'y change jamais. Par contre, le train qui la

traverse figure une ligne droite qui mène vers l'extérieur, vers le nouveau. Ainsi,

Azarius et son fils appartiennent à la droite, car en s'enrôlant, et en s'embarquant à

bord du train dans la scène finale du roman, ils rompent avec leur quartier, avec

leur passé, avec leur misère. La droite, le train, représente ici une évasion, une

chance de salut.

64

(

{

Enfin, dans un de ses derniers écrits, Ely! Ely! Ely!, Gabrielle Roy souligne

avec force l'importance du chemin de fer dans sa vision du Canada. Ely est un petit

village à trente milles de Winnipeg, où le père de la narratrice avait établi jadis des

colons du Québec. Au bout de plusieurs années, après avoir longuement parcouru le

monde, la narratrice revient à Ely en chemin de fer pour y rendre visite aux colons,

c'est-à-dire aux Canadiens français venus du Québec. En descendant du train, elle est

envahie par un sentiment de liberté; l'air qu'elle respire lui rappelle la beauté de

son pays et renforce en elle l'amour qu'elle voue au Canada. "Je me rappelais ces

hobos de mon enfance que l'on voyait venir noirs de la suie du chemin de fer et qui

racontaient le pays comme personne. Le premier lien d'un pays ne serait-il pas un

lien physique: fleuve, rivière, sentier, route, chemin de fer? Cela expliquerait

pourquoi notre cœur garde un attachement au chemin de fer, alors qu'il s'est à peine

épris de l'avion, superbe oiseau sans patrie"S.

L'image du chemin de fer est donc très impC'r .. 1nte dans l'œuvre de

Gabrielle Roy. Or cette même image constitue une donnée idéologique

fondamentale de la culture "canadienne", L'idée d'un chemin de fer

transcontinental est liée à la naissance même de la confédération canadienne.

Conçu par le premier ministre John A. Macdonald vers la fin du dix-neuvième

siècle, le projet est réalisé dès 1S85. Cependant, ce n'est qu'avec Sir Wilfrid Laurier,

65

\1

-

-~ \

premier ministre de 1896 à 1911, que le Canada connait une expansion massive de la

construction ferroviaire. C'est que pour Laurier, le chemin de fer représente

beaucoup plus qu'un moyen de transport rapide ou un outil de développement

agricole et industriel. C'est pour lui l'incarnation même du rêve national. Depuis

son entrée en politique, en effet, Laurier n'a jamais cessé de proclamer son désir de

voir un Canada unifié, sur le plan physique comme sur le plan humain. À cette fin,

il favorise l'achèvement de plusieurs lignes et la construction d'une deuxième ligne

transcontinentale unissant l'Est à l'Ouest.

Le visage du Canada subit une transformation profonde et rapide avec la

construction du chemin de fer, qui contribue directement à l'expansion et à la

prospérité du pays. Liant les provinces de l'est aux provinces de l'ouest, il brise

l'isolement de la Prairie, qui devient dès lors une région accessible, surtout pour les

milliers d'immigrants qui arrivent au Canada au tournant du siècle. Partout, au

Manitoba, en Saskatchewan, en Alberta, des villes naissen t, à peine le chemin de fer

construit. L'historien Pierre Berton explique comment le chemin de fer a

révolutionné l'aspect physique de l'Ouest: "By the time the prairie land boom

reached its peak, the west had gone railway mad. Two new transcontinental lines

were snaking across the prairies and piercing the wall of the Rockies to do battle with

the C.P.R. Branch lines wriggled over the west, crossing and criss-crossing the plains,

66

(

(

turning the land into a vast spider's web of steel'06.

Ainsi, en permettant l'implantation des nouveaux arrivants à travers le

Canada, le chemin de fer contribue à y accroitre de la diversité humaine. Pierre

Berton évoque ainsi le phénomène: "We (the Canadian people) stood on the

Winnipeg platform at the beginning, when Joseph Oleskow came through in 1895

on his way to the empty West, seeking a haven for his people. We were here two

years later wh en the Humenuik family and their Galidan neighbours leaped

through the train windows, refusing to go farther ... and we were here when the first

of the Doukhobors arrived to he greeted by a harrid Bill McCreary and pots of soup

made by the women of the city,,7.

Dans leur étude sur le dévéloppement du chemin de fer au Canada,

Norman Thompson et J. H. Edgar expliquent comment le train, en unifiant le pays

physique, rassemble aussi la population: "One of the most important factors in

making Canada one and undivided, and tending towards grea ter solidarity in

interest and thought, has been the widespread development of transportation, due

to the courage and vision of pioneer railway builders, welding East and West by solid

ties of steel - a magnificent achievement, rarely, if ever, paralleled in the history of

any country,,8.

67

.-

Le chemin de fer devient ainsi un symbole majeur de la conscience et de

l'idéologie canadiennes, comme l'indiquent les deux titres que Berton donne à ses

livres: The National Dream. The Promised Land. "Rêve national" qui se réalise

dans une "Terre promise", le train prend la valeur d'une image idéale, quasi

mythique, du Canada. Berton insiste d'ailleurs sur l'importance du chemin de fer

dans l'évolution du Canada et dans son émergence au vingtième siècle comme pays

prospère et moderne: "The railway platform, like the sod hut and the grain elevator,

is a genuine western artifact, a springboard to settlement; and the railway itself,

more than the beaver or the maple leaf, is our true national emblem,,9.

On peut donc conclure que le chemin de fer, ayant joué un rôle majeur

__ dans la formation de l'aspect physique et humain du Canada, devient l'emblème

n

même du pays. Ainsi le train est un thème idéologique canadien d'une importance

majeure. Or le train ~st aussi, à cause de sa présence constante et de son importante

signification symbolique, une image centrale de l'imaginaire royen.

68

(

(~

(

NOTES

1. Gabrielle Roy, Rue Desehambault, Montréal, Stanké, "Québec 10/10", Montréal,

1980, p. 59.

2. Ibid, p. 113.

3. Ibid, p. 149.

4. Gabrielle Roy, Un jardin au bout du monde, Montréa;, Beauchemin, 1975, p. 126.

5. GabriellE' Roy, De Quoi t'ennuies·tu, Éveline?suivi de Ely! Ely! Ely!, Montréal,

Boréal 1984, p. 102.

6. Pierre Berton, The Promised Land, Settlini the West 1896-1914, Toronto,

MeClelland and Stewart Umited, 1984, p. 312.

7. Ibid, p. 345.

8. Norman Thompson and Major J. H. Edgar, Canadian Railway Oevelopment

"From the earIiest times", Toronto, Macmillan, 1933, P. 281,382.

9. Pierre Breton, The Promised Land, Settlini the West 1896-1914, p. 345

69

1 r

r , r t

~ ,

o

~

-

Chapitre V: Gabrielle Roy et le nationalisme canadien

.'''' , / '

(

(

Si chargé de signification qu'il puisse parattre, le thème du chemin de fer,

qui illustre une convergence frappante entre l'univers particulier de Gabrielle Roy et

la conscience historique canadienne, n'est que l'indice d'un phénomène plus large

et plus profond, qui concerne l'ensemble de la vision royenne du Canada.

En effet, cette vision d'un pays idéal où la vie et la société peuvent

recommencer a beau s'enraciner dans l'exprérience et les préoccupations

personnelles de l'écrivain, elle n'en demeure pas moins liée directement à une

certaine idéologie, qui déborde Gabrielle Roy elle-même et s'est exprimée largement

dans la vie politique canadienne. Plus précisément, nous voudrions ici montrer à

quel point le Canada de Gabrielle Roy est proche de celui qu'a imaginé une des

idéologies majeures du début du vingtième siècle, le nationalisme canadien

d'inspiration libérale, tel qu'il apparaît d'abord dans la pensée du premier ministre

Wilfrid Laurier, puis devient un courant central de l'histoire idéologique

canadienne-anglaise tout au long du vingtième siècle.

Pour beaucoup de Franco-Manitobains des années 1890-1900, Laurier a

incarné une conception du Canada très proche de la leur, et son influence a été

considérable. Il faut noter cependant que Laurier est celui qui n'a pas empêché

l'affaire des écoles françaises du Manitoba. Lorsque le gouvernement manitobain,

71

.. ..... ...

sous la direction de Thomas Greenway, a aboli le système d'éducation française en

1890, plusieurs Canadiens français se sont sentis trahis et ont perçu cette mesure

comme un pas vers l'assimilation totale de leur peuple. Laurier, malgré ses racines

catholiques et françaises, évite de prendre position dans cette affaire, se contentant

de déclarer en 1890: "Selon moi, le salut de la race française ne se trouve pas dans

l'isolement, mais dans la lutte. Là où il y a salut, il y a aussi autonomie."l

Finalement, après avoir remporté la victoire aux éléctions fédérales de 1896, Laurier

refuse de désavouer la loi manitobaine et signe avec Greenway un accord définissant

les droits scolaires de la minorité Franco-Manitobaine. Celle-ci ne retrouve pas son

propre système séparé comme avant 1890, seule l'instruction religieuse étant

permise pendant la dernière demi-heure de la journée.

Si ces positions valent à Laurier l'opposition de la plus grande partie de

l'élite franco-manitobaine, d'autres Canadiens français de l'Ouest lui demeurent

attachés. C'est le cas du père de Gabrielle Roy, dont celle-ci a signalé à plusieurs

reprises la fidélité indéfectible à Laurier. Dans la Détresse et l'enchantement, la

mère de la narratrice rappelle que Léon, son mari, avait connu Laurier assez tôt, et

que celui-ci "lui demanda s'il ne travaillerait pas à son élection. Dès cet instant, ton

père donna sa vie à cet homme tant il avait foi et confiance en lui. Lorsque Laurier,

72

(

J

(~

devenu premier ministre, refusa de prendre parti dans la question du français au

Manitoba, 1 ... ] ton père ne lui retira pas son appui,,2.

Agent colonisateur pour le compte du gouvernement fédéral, Léon Roy

accueillait les immigrants et les aidait à s'installer au pays, principalement en

Saskatchewan et en Alberta. Son rôle, en quelque sorte, était de mettre en pratique,

de contribuer à réaliser concrètement, pourrait-on dire, la vision lauriériste du

Canada.

Par le biais de cette figure paternelle, et de l'attachement que lui porte

Gabrielle Roy, on peut donc supposer que l'enfance et la jeunesse de l'écrivain ont

été marquées par l'influence de Laurier. D'ailleurs, dans Rue Deschambault, dont

les sources autobiographiques ne font guère de doute, le nom et la personnalité du

chef libéral sont évoqués à quelques reprises, et toujours en rapport avec l'image du

père. Dès la première page du livre, Christine rappelle à quel point "papa était

demeuré passionnément fidèle à la mémoire de Laurier,,3. Ailleurs, elle évoque

même les positions politiques et idéologiques du premier ministre: "Et papa me dit

dE Laurier: "Quoi qu'on dise de lui, rappelle-toi que cet homme a travaillé à unir les

Canadiens, jamais à les désunir,,4. n n'est peut-être pas exagéré de lire ce propos

comme un discours figuré s'appliquant également à l'une des significations que

Gabrielle Roy entend donner à ses propres livres.

73

o

f)

Quoi qu'il en soit, les parentés sont nombreuses entre la vision lauriériste

et celle qui se dégage de l'œuvre de Gabrielle Roy. Laurier, en effet, est considéré

comme l'un des premiers formulateurs du thème de l'unité canadienne. Dès son

entrée en politique, d'abord au niveau provincial, puis au niveau fédéral, il n'a

jamais cessé de proclamer son attachement à l'idée d'un Canada unifié et libre, où

toutes les cultures pourraient cohabiter en paix. Ainsi, dans son discours du 26 juin

1877, il explique que le but du parti libéral est de créer un nationalisme canadien

fondé sur l'unification de toutes les races et de toutes les cultures de l'Empire

britannique d'Amérique du Nord.

De même, le 24 juin 1889, en réponse au nationaliste Honoré Mercier, selon

qui l'unité et l'isolement des Canadiens français étaient nécessaires à leur

survivance, Laurier déclare "Nous sommes des Canadiens français, notre pays est le

Canada, un pays gouverné par le drapeau britannique. Nos concitoyens ne sont pas

seulement ceux qui ont le sang de la France. Nos concitoyens sont ceux qui, quelles

que soient leur langue ou leur race, cohabitent avec nous dans ce pays. ,,5

De nouveau en 1897, au cours d'un voyage en Europe à l'occasion du jubilé

de la reine Victoria, Laurier prononce à Paris un discours très important, dans lequel

il présente le Canada comme une terre de liberté, d'égalité et de fraternité. Il en

donne pour preuve sa propre élection comme premier ministre par un peuple en

majorité anglaise et protestante. En somme, le Canada est conçu comme un pays

74

)

idéal, comme la seule nation au monde offrant à toutes les races la possibilité de

vivre libres et égales, tout en conservant leurs traditions.

Concrètement, Laurier voulait accomplir deux grandes tâches: parachever

le réseau ferroviaire transcontinental, comme nous l'avons déjà signalé, et ouvrir

l'Ouest à l'immigration européene. Et de fait, sous son gouvernement (1896-1911),

le Canada accueille 2 132 110 immigrants. Au recensement de 1911, la population

canadienne comprend, outre les deux groupes dominants, Britanniques et Français,

les minorités ethniques suivantes: Allemands (403 417), Scandinaves (112 682),

Juifs (76 199), Ukraniens (75 432), Italiens (45 963), Russes (44 376) et Hongrois (11

648). Une forte proportion de ces nouveaux arrivants sont établis dans l'Ouest. Des

461394 habitants que compte le Manitoba en 1911, soit deux ans après la naissance de

Gabrielle Roy, 112 839 sont d'origine étrangère, venus principalement d'Allemagne,

d'Hongrie, de Pologne, de Russie, de Suisse, sans compter un grand nombre de

Juifs. Une forte proportion d'étrangers se retrouve aussi dans les provinces voisines

de Saskatchewan (33,5%) et d'Alberta (27,3%). À cela s'ajoute le fait que, parmi les

Britanniques et les Français, un très grand nombre était aussi des "immigrants"

venus récemment du Québec et de l'Ontario. Ainsi le Canada dans lequel naît

Gabrielle Roy offre-t-il effectivement l'image d'une société cosmopolite, largement

composée de groupes et d'individus nés ailleurs et venus ici refaire leur existence.

Le rêve de Laurier, à cet égard, s'est largement réalisé.

75

.... u

Au point de vue idéologique, ce qu'on peut appeler le "lauriérisme" se

caractérise également par un autre trait important: l'émergence d'un certain

nationalisme canadien. Sans aller aussi loin en ce sens que les nationalistes

québécois rassemblés alors autour de Henri Bourassa et Armand Lavergne, et sans

rompre avec l'impérialisme britannique, comme en témoigne notamment sa

décision de faire participer le Canada à la guerre des Boers, Laurier se détache

néanmoins de son prédécesseur, Sir John A. Macdonald, en insistant davantage sur

la personnalité originale du Canada, et en souhaitant un certain relâchement de la

dépendance coloniale à l'égard de la Grande-Bretagne. Dès 1891, dans un discours

prononcé à Boston, Laurier déclarp.: "Je le dis avec orgueil, bien que le Canada soit

encore une colonie, le Canada est libre. Le seul lien qui unisse le Canada à la

mère-patrie est un sentiment d'affection. Mais cette dépendance ne durera pas

toujours. Déjà le Canada et l'Angleterre ont des intérêts très différents et un jour

viendra nécessairement où ils devront se séparer"6.

Ces positions se démarquent assez nettement du britannisme qui a eu cours

dans la Canada de John A Macdonald. Aussi ont-elles peu de succès dans

l'immédiat. La majorité anglaise et protestante est encore trop attachée à l'Empire

britannique pour souhaiter l'indépendance, tandis que les bourassistes, de leur côté,

reprochent à Laurier de ne pas aller assez loin et de ne pas pratiquer une politique

conforme à son idéal. Quoi qu'il en soit, on ne saurait nier que Laurier a défendu

76

( une vision du Canada comme société originale, plus américaine que britannique, et

fondée sur la diversité ethnique.

n est impossible de préciser quelle a pu être pour Gabrielle Roy l'influence

du "lauriérisme" de son père. Chose certaine, on ne peut pas ne pas remarquer une

convergence entre la conception royenne du Canada et certains aspects de l'idéologie

libérale incarnée par Wilfrid Laurier.

Au Canada anglais, le nationalisme se manifestera de plus en plus en

littérature au cours des années 1920 et 1930. Dans son étude de 1970 intitulée

Histoire littéraire du Canada, Jittérature canadienne de langue anglaise, Carl F.

(' Klinck constate qu'avec l'arrivée d'une vague d'immigrants au début du vingtième

siècle dans les Prairies de l'Ouest et avec le développement des industries dans l'Est

pour répondre aux besoins de la population croissante, le Canada connaît une

période d'expansion économique rapide. Comme l'économie se développe, on a

assisté alors à l'affirmation d'un esprit nouveau, plus confiant, et caractérisé par un

certain nationalisme. En littérature, les années 1920 marquent le début d'une

réaction critique contre la poésie romantique influencée par l'Europe du

dix-neuvième siècle, en faveur d'une littérature réaliste et même nationaliste qui se

rapporte aux problèmes actuels du Canada. Ce patriotisn\e nouveau mène à la

création de nouvelles revues intellectuelles comme le Canadian Forum (1920 _) ou

77

-'" ; ...

le Canadian Mercury (1928-29), qui a pour but "l'émancipation de la littérature

canadienne à partir de l'état d'aimable médiocrité et d'insipidité où elle languit

présentement,,7 (décembre, 1928). Ce nationalisme littéraire est même soutenu par

le nationalisme commercial de l'Association des manufacturiers canadiens

("Achetons des produits canadiens") et par celui de la Société des auteurs canadiens

("Achetons des volumes canadiens").

Mais il faut attendre les lendemains de la Deuxième Guerre mondiale pour

que ce nat: .\alisme s'affirme avec force dans la vie politique et institutionnelle

fédérale, c'et .-à-dire l'époque où Gabrielle Roy elle-même fait son entrée sur la scène

littéraire.

Le contexte, cette fois, est différent. Le Canada anglais, que sa participation à

la guerre a hissé au niveau des puissances mondiales, éprouve de plus en plus le

besoin de se donner et de montrer au dehors un visage, une identité qui lui soient

propres. De plus, il se sent de plus en plus menacé par la culture américaine. Face à

"an intellectual and moral annexation from the U.5."S, comme l'écrit l'historien

Gerald Graham, le gouvernement fédéral met sur pied la Commission royale

d'enquête Massey sur l'avancement des arts, des lettres et des sciences au Canada,

afin de trouver les moyens de protéger la culture canadienne et d'encourager les

artistes de ce pays. Après avoir étudié la situation culturelle au Canada, la

commission recommande le renforcement des institutions existantes, comme

78

(

(

( "

'.

l'Office national du film et Radio-Canada, ainsi que la création d'un Conseil des arts,

qui verra le jour en 1957. Mais la Commission Massey n'est que le signe et

l'instrument d'un mouvement beaucoup plus vaste dans les milieux politiques et

culturels canadiens-anglais des années 1945-1960. Ce mouvement est celui d'une

prise de conscience de l'identité canadienne, qui débouche sur la volonté de

favoriser par tous les moyens la constitution d'une culture canadienne originale,

distincte aussi bien des Etats-Unis que de l'Europe.

C'est dans un tel contexte de canadianisation et d'affirmation du

nationalisme culturel que s'inscrit l'œuvre de Gabrielle Roy à ses débuts. Cette

œuvre, en bonne partie, est reçue comme l'une des illustrations par excellence de la

nouvelle sensibilité canadienne. De la Petite Poule d'Eau, par exemple, un critique

torontois écrit: "Perhaps Miss Roy has given us here a picture of the stock out of

which will proceed the Canada that is to be".9

Et de fait, à compter de 1950 environ, l'illustration de l'originalité

canadienne devient un des thèmes mé'ieurs de l'inspiration de Gabrielle Roy. Dans

la Petite Poule d'Eau, les enfants Tousignant veulent apprendre leur pays; dans Rue

Deschambault, Christine et sa mère traversent le Canada en admirant sa beauté et sa

grandeur; dans Un jardin au bout du monde, Sam Lee Wong, les Doukhobors et

79

-

Martha découvrent l'étendue et la pureté du paysage canadien; de même, les

écoliers de Ces enfants de ma vie reflèteront le multiculturalisme du Canada.

Consciemment ou non, Gabrielle Roya donc donné à son œuvre une

orientation qui se trouvait parfaitement accordée aux attentes des élites canadiennes

d'après-guerre, lesquelles étaient prêtes à accueillir une œuvre exprimant et

idéalisant à ce point l'identité ou le "mythe" canadien. Par là s'explique sans doute

une partie de son succès à la fois critique, commercial et institutionnel.

Au Québec cependant, les choses se passent un peu différemment, surtout à

partir du début des années 1960, alors que s'affirment fortement en littérature le

néo-nationalisme québécois et son corollaire: l'anti- canadianisme. Au cours de

........ ceUe période, Gabrielle Roy ne s'engage jamais directement dans les luttes politiques

et idéologiques, sauf à deux occasions. En 1967, d'abord, lors de la visite du Général

De Gaulle au Québec et du fameux "Vive le Québec libre", elle dénonce cette prise de

position en faveur du séparatisme. Puis en 1980 , pendant la campagne référendaire,

sans prendre ouvertement parti, elle fait connaître ses positions en publiant, dans la

revue Liberté, la nouvelle intitulée "Ely! Ely! Ely!"

L'action se déroule vers le début des années 1940. En route pour Ely, village

de l'Ouest canadien où la narratrice se rend étudier la colonie huttérite, elle

rencontre des colons du Québec, en qui elle découvre même des membres éloignés

de sa propre famille. "Au mur, il y avait tout comme chez nous, lorsque j'étais

80

(

J ('

(~

enfant, un portrait du pape Benoit XV et, bien entendu, du frère André. Il y avait

aussi la même image de la Sainte-Famille [ ... ]. Le Québec était partout présent, où

que vous tourniez l'œil, chez ces gens qui n'y avaient pourtant jamais remis les

pieds depuis leur départ pour ainsi dire au berceau. Mais leur doux parler était celui

du Québec".10 Par cette réplique de lui-même dans les déserts de l'Ouest, le Québec

est présenté comme faisant partie intégrante du Canada et non comme un territoire

en soi.

Quelques années avant de publier "Ely! Ely! Ely!", Gabrielle Roy écrivait,

dans une note à Gary Geddes:

If 1 had the least hope that by my words 1 might be helpful to my country, 1 certainly would he writing aIl day. In a sense most of my books have tried just that : bring more understanding between the two sides of our country which 1 both love. Today, 1 don't feel that it helped much. Still 1 would be willing to try again if 1 saw my way clearly: what to say and how to say it, and if 1 had aU the time 1 need.11

Cette déclaration montre une Gabrielle Roy qu'attriste le climat idéologique

du Québec pré-référendaire, ce que confirment encore les propos de la romancière

rapportés par Paula Gilbert Lewis en 1981. Selon Lewis, en effet, Gabrielle Roy, entre

1976 et 1980, se sentait mal à l'aise au Québec, parce que son idéologie politique ne

correspondait pas à celle des écrivains québécois qui, en majorité, appuyaient le Parti

81

o québécois. "Un peu à contre-cœur, écrit Lewis, [Gabrielle Roy] a fini par renoncer à

toute tentative de réclamer cette appartenance, [elle voulait] un public aussi vaste et

aussi divers que possible. Cette préoccupation se trouvait confirmée par sa création

d'un monde imaginaire représentant toute l'humanité,,12

Quoi qu'il en soit, l'attitude de Gabrielle Roy à l'égard du nationalisme

québécois des années 1960 et 1970 se comprend facilement, compte tenu de ce que

nous avons déjà dit de sa vision du Canada et de la place des Canadiens français.

Elle interprète le nationalisme québécois comme une volonté de repli, de fermeture,

et donc comme la négation même du grand rêve canadien qui hante toute son

..... œuvre.

-\

82

(

(~

(

NOTES

1. Robert Craig Brown and Ramzay Cook, Canada 1896 - 1921, A Nation

Transformed, McClelland and Stewart Limited, 1974, reprinted in paperback 1976, p.

13.

2. Gabrielle Roy, la Détresse et l'enchantement, Montréal, Boréal, 1984, p. 29.

3. Gabrielle Roy, Rue Deschambault, Stanké, Montréal "Québec 10/10", 1980, p. 9.

4. Ibid, p. 271.

5. }.S. Willison, Sir Wilfrid Laurier and the Iiberal party, vol. 2, Toronto, George

Morang, 1903, p. 54.

6. Wilfrid Laurier; Discours à l'étranger, et au Canada, Montréal, Librairie

Beauchemin Limitée, 1909, pp. 69-70.

7. Carl F. Klinck, Histoire littéraire du Canada, Littérature Canadienne de langue

anglaise, Québec, Presses de l'Université Laval, 1970, p.563.

8. Gerald Graham, A Concise History of Canada, New York, The Viking Press,

1068, p. 172.

83

o

......

9. François Ricard, "La métamorphose d'un écrivain" essai biographique, Études

Littéraires, vol. 17, no. 3, hiver 1984, p. 451.

10. Gabrielle Roy, De quoi t'ennuies-tu. Éveline? suivi de Ely! Ely! Ely!' Montréal,

Boréal, 1984, pp. 118-119.

11. Gabrielle Roy, fiA Note ta the Editor" Oivided We Stand, Toronto, edited by

Gary Geddes, Peter Martin Associates Limited, 1977.

12. Paula Gilbert Lewis, "La dernière des grandes conteuses": une conversation

avec Gabrielle Roy, Études Littéraires, vol. 17, no. 3, hiver 1984, pp. 566, 567 .

84

(

Conclusion

(~

(

o

--

Cette étude avait comme but d'examiner le thème du Canada tel qu'il est

présenté dans l'œuvre de Gabrielle Roy. Nous avons abordé ce thème en cinq

chapitres, portant respectivement sur le pays physique, le pays humain, les

Canadiens français, le motif du chemin de fer et le nationalisme de Gabrielle Roy.

Décrit de l'Est à l'Ouest, le Canada de Gabrielle Roy apparaît comme un

grand pays vaste et vide, encore peu touché par l'humanité et où règne la nature. Le

peuple qui habite ce pays est surtout composé de différents groupes d'immigrants

qui quittent leur pays natal pour échapper aux difficultés économiques ou politiques

et viennent au Canada à la recherche d'un :Ivenir meilleur. Les Canadiens français,

eux aussi, sont dépeints comme des immigrants, du moins ceux qui quittent le

Québec pour chercher fortune dans les plaines de l'Ouest. Dans un tel contexte, le

chemin de fer constitue un symbole essentiel, non seulement de l'œuvre royenne,

mais, d'abord et avant tout, de l'histoire canadienne elle-même, et surtout de la

grande idéologie libérale qui façonne un nationalisme dont l'œuvre de Gabrielle

Roy apparaît comme une expansion particulièrement significative.

Ce Canada, ce véritable mythe canadien, devrait-on dire, occupe donc dans

l'œuvre de la romancière une place privilégiée. Toutefois, ce n'en est qu'un aspect,

auquel il ne faudrait surtout pas la réduire. Aussi croyons-nous important, en

conclusion, de préciser que notre étude ne prétend pas épuiser l'œuvre de Gabrielle

86

{ Roy, loin de là, mais en mettre au jour une des dimensions seulement. Il serait

exagéré de réduire à ce seul discours sur le Canada une œuvre dont les significations

sont beaucoup plus vastes et profondes, et concernent chaque individu, dans son

expérience concrète et singulière, quelle que soit la nation à laquelle il appartient.

1

( 87

o

- Bibliographie -

(

(

1. Œuvres de Gabrielle Roy

a) Livres

Bonheur d'occasion (1945), Montréal, Stanké, "Québec, 10/10", 1977, 398 pages.

La Petite Poule d'Eau (1950), Montréal, Stanké, "Québec 10/10", 1980,292 pages.

Alexandre Chenevert (1954), Montréal, Stanké, "Québec 10/10", 1979, 397 pages.

Rue Deschambault (1955), Montréal, Stanké, "Québec 10/10", 1980, 307 pages.

La Montagne secrète (1961), Montréal, Stanké, "Québec 10/10", 1978, 307 pages.

La Route d'Altamont (1966), Montréal, Stanké, "Québec 10/10", 1985,234 pages.

La Rivière sans repos (1970), Montréal, Stanké, "Québec 10/10", 1979,331 pages.

Cet été qui chantait (1972), Montréal, Stanké, "Québec 10/10", 1979, 317 pages.

Un jardin au bout du monde (1975), Montréal, Stanké, "Québec 10/10", 1987, 233

pages.

Ces enfants de ma vie (1977), Montréal, Stanké, "Québec 10/10", 1983, 227 pages.

Fragiles lumières de la terre (1978) Montréal, Stanké, "Québec 10/10", 1982, 251 pages.

89

c

--

De quoi t'ennuies-tu, Eveline? suivi de Ely! Ely! Ely!' (1979), Montréal, Boréal, 1984,

128 pages.

La Détresse et l'enchantement, Montréal, Boréal, 1984, 505 pages.

b) Articles

"Regards sur l'Ouest" (série de quatre articles), Le Canada:

"Si l'on croit aux voyages", 7 décembre 1942, p.2.

"Notre blé", 21 décembre 1942, p.2.

"Les battages", 5 Janvier 1943, pA.

"Après les battages", 16 janvier 1943, p.4.

"Les gens de chez nous", Bulletin des agriculteurs, mai 1943, pp. 10-33.

"Horizons du Québec" (série de douze articles), Bulletin des agriculteurs

"La prodigieuse aventure de la Compagnie d'aluminium", janviel 1944,

pp. 6-7,24-25.

"Le pays du Saguenay", février 1944, pp. 8-9, 37.

"L'Ile-aux-Coudres", mars 1944, pp.l0-11, 43-45.

"Un jour je naviguerai", avril 1944, pp. 10, 51-53.

90

o

-......

"Une voUe dans la nuit", mai 1944, pp. 9, 49-53.

"Allons, gai, au marché", octobre 1944, pp. 8-9, 17-20.

"Physionomie des Cantons de l'Est", novembre 1944, pp. 10-11, 47-48.

"L'accent durable", décembre 1944, pp. 10-1,42-44.

"Le carrousel industriel des Cantons de l'Est, 1", février 1945, pp. 8,

27-29.

"Le carrousel industriel des Cantons de l'Est, II'', mars 1945, pp. 8-11,

18.

"L'appel de la forêt", avril 1945, pp. 10-13,54-SB.

"Le long, long voyage", mai 1945, pp. 8-9,51-52.

"A Note to the Editor", Divided we stand, Toronto, edited by Gary Geddes, Peter

Martin Associates Limited, 1977, p.185.

2. Etudes sur Gabrielle Roy et son œuvre

a) Volumes

Gagné, Marc. Visages de Gabrielle Roy. Montréal, Beauchemin, 1973, 328 pages.

Grosskurth, Phyllis. Gabrielle Roy, Toronto, "Canadian Writers and their Works",

Forum House, 1969,64 pages.

Hugues, Terrance Rvan. Gabrielle Roy et Margaret Lawrence: deux chemins, une

recherche, Université McGill, Ph.D. thèse, 1980, 315 pages.

Lewis, Paula Gilbert. The Literary Vision of Gabrielle Roy: An Analysis of her

Works. Birmingham, Alabama, Summa Publications, 1984, 319 pages.

91

(

f

(

Ricard, François. Gabrielle Roy, Montréal, Fides, 1975, 192 pages.

Saint-Pierre, Annette. Gabrielle Roy: sous le signe de rêve, Saint-Boniface, Manitoba,

Editions du Blé, 1975,137 pages.

b) Articles

Blodgett, E.D. "Gardens of the world's end or gone West in French", Essays on

Canadian writing, York University, vol. 17, 1980, pp. 113-126.

Brochu, André. "Thèmes et structure dans Bonheur d'occasion", Écrits du Canada

francais, no 22, 1966, pp. 163-208.

___ . "La structure sémantique de Bonheur d'occasion", Revue des Sciences

humaines, vol. 173, 1979, pp. 37-47.

Brown, Alan. "Gabrielle Roy and the temporary Provincial, The Tamarack Review,

vol. 1 no 4, 1956, pp. 61-70.

Chadbourne, Richard. "Two visions of the Prairies: Villa Cather and Gabrielle

Roy", The New Land: Studies in a Literary Theme, Waterloo, 1979, pp. 93-120.

Le Grand, Albert. "Gabrielle Roy ou l'être paitagé", Etudes francaises, vol. l, no.2,

92

o juin 1965, pp. 39-65.

Lewis, Paula Gilbert. "The incessant call of the open road: Gabrielle Roy's

incorrigible nomade", French Review, vol. 53, 1980, pp. 816-825.

_____ . "La dernière des grandes conteuses: une conversation avec Gabrielle

Roy", Etudes littéraires, vol. 17, no 3, hiver 1984, pp. 563-576.

McPherson, Hugo. "The garden and the cage: The achievement of Gabrielle Roy",

Canadian Literature, no 1, 1959, pp. 46-57.

Mitcham, Allison. "Roy's West", Canadian Literatutg, vol. 88, 1981, pp. 161-163.

______ . "The novelist as reporter. Roy's Fragiles lumières de la terre",

Dalhousie Review, vol. 59, 1979, pp. 180-183.

Ricard, François. "Le cercle enfin uni des hommes", Liberté, no 103, 1976, pp. 59-78.

_____ . "Gabrielle Roy: refaire ce qui a été quitté", Forces, Montréal, no. 44,

troisième trimestre 1978, pp. 36-41.

_______ . "La métamorphose d'un écrivain, essai biographique, Etudes

littéraires, vol. 17, no 3, hiver 1984, pp. 441-445.

93

------ --------

(~

c

Sirois, Antoine. "Le mythe du Nord", Revue de l'Université de Sberbrooke. vol. 4,

no 1, octobre 1963, pp. 29-36.

Shek, Ben-Zion. "The Portrayal of Canada's ethnie groups in sorne French­

Canadian novels", Slavs in Canada. Ottawa, vol. 3, 1970, pp. 269-280.

Socken, Paul. "Gabrielle Royas journalist", Canadian Modern Language Review,

vol. 30, no 2, janvier 1974, pp. 96-100.

. "Le pays de l'amour in the works of Gabrielle Roy", Revue de

l'Université d'Ottawa, vol. 46, 1976, pp. 309-3 '1.

Vachon, Georges-André. "L'espace politique et social dans le roman québécois",

Recherches sociographiques, vol. 7, no. 3, 1966, pp. 261-273.

3. Autres ouvrages cités ou consultés

Berton, Pierre. The National Dream: The Great Railway 1871-1881, Toronto,

McClelland and Stewart Limited, 1970,439 pages.

______ . The Promised Land, Settling the West 1896-1914, Toronto,

McClelland and Stewart Limited, 1984,388 pages.

94

o

n ......

Brown, Robert Craig and Cook, Ramzay. Canada 1896-1921, A Nation Transformed,

McCIelland and Stewart Limited, 1974, reprinted in paperback 1976,412 pages.

Cens us of Canada 1911, Religions and Ori&ins, vol. 2, Ottawa, printed by C.H.

Parmelee, 1913,654 pages.

Clippingdale, Richard. Laurier, his liCe and World, Toronto, Montreal,

McGraw-Hill Ryerson Limited, 1979, 224 pages.

Graham, Gerald. A Concise History of Canada, New York, Viking Press, 1968, 192

pages.

Historical Statistics of Canada, Second Edition, Statistics Canada, 1983.

Klinck, Carl F. Histoire littéraire du Canada, littérature canadienne de langue

anglaise, Québec, Presses de l'Université Laval, 1970, 1105 pages.

Ricard, François. "Edmond de Nevers: essai de biographie conjecturale", dans: F.

Gallays, S. Simard, P. Wyczynski, L'essai et la prose d'idées au Québec, Montréal,

Fides, 1985, "Archives des lettres canadiennes" (VI), pp. 347-366.

Sir Wilfrid Laurier, Discours à l'étranger et au Canada 1871-1909, Montréal, Librairie

Beauchemin Limitée, 1909,472 pages.

Thompson, Norman and Edgar, Major J.H., Canadian Railway Development "From

95

(

the earliest times", Toronto, Macmillan, 1933,402 pages.

Willison J. S. Sir Wilfrid Laurier and the Liberal Party, vol. 1, Toronto, George N.

Morang, 1903,472 pages.

96