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Littérature Maghrébine

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Littérature Maghrébine

L i t t é r a t u r e M a g h r é b i n e

Ce module se propose d’être une histoire littéraire critique d’une production littéraire géographiquement limitée. Une telle approche a déjà été proposée aux étudiants dans les modules de Littérature I, II et III. Mais à la différence de ce module, le module de littérature maghrébine demande inévitablement une approche critique. L’impossibilité de faire une « simple » histoire littéraire des productions maghrébines est l’une des caractéristiques de cette littérature. En effet, condamnée, de par son aire géographique, a être une littérature dite « périphérique », elle est souvent étudiée comme une production de second rang.C’est pour cette raison que notre lecture se doit d’être « de mauvaise foi ». Les difficultés du module :- la lecture d’une quelconque littérature doit se faire en rapport avec son aire géographique. Or, étant donné l’acculturation que connaît le Maghreb actuellement, nos références culturelles sont souvent occidentales. Cet état nous conduit souvent à forcer le texte … ou encore à le simplifier.- Les étudiants sont inviter à faire des lectures ce qui ne semble pas être évident pour certains étudiants. Le but de ce module est de nous présenter les écritures maghrébines de graphie française sous un angle littéraire et culturel.

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B I B L I O G R A P H I EC R I T I Q U E   :Arnaud J., la Littérature algérienne en langue française (2vol.), Paris, Publisud, 1986Bonn Ch., la Littérature algérienne et ses lectures, Ottawa, Naaman, 1974 Le Roman algérien de langue française, Paris, L’Harmattan, 1984Bonn Ch. Khadda N. et Mdarhri-Alaoui A., Littérature maghrébine d’expression française, Vanves, Edicef, 1996Bouzar W., Lectures maghrébines, Alger/Paris, OPU/Publisud, 1990 Déjeux J., Littérature maghrébine de langue française, Sherbrooke, Naaman, 1973 Situation de la littérature maghrébine de langue française, Alger, OPU, 1982 Maghreb. Littératures de langue française, Paris, L’Arcantère, 1993Fontaine J., la Littérature tunisienne contemporaine, Paris, CNRS, 1991Gontard, Violence du texte : la littérature marocaine de langue française, Paris, L’Harmattan, 1981Khadda N., Représentation de la féminité dans le roman algérien de langue française, Alger, OPU, 1991Laronde M., Autour du roman beur : Immigration et identité, Paris, L’Harmattant, 1993Madelain J., l’Errance et l’Itinéraire. Lecture du roman maghrébin de langue française, Paris, Sindbad, 1983Mdarhri-Alaoui A., narratologie : théories et analyses énonciatives du récit. Application aux textes marocains, Rabat, OKAD, 1989 Tankoul A, Littérature marocaine d’écriture française : essais d’analyse sémiotique, Casablanca, Afrique-Orient, 1987

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L E C O N T E N U D U M O D U L ECM TD

01 Introduction : Définitions

Textes/La colonisation

02Histoire du Maghreb

Problème de l’identité maghrébine

03 Rapports Colonisé/Colonisateur

Textes/ Stéréotypisation

04 Problème de la litt. maghrébineNaissance du roman algérien

Textes/ Premiers textes maghrébins

05 Aperçu hist de la litt. Maghrébine

Textes/ Jean Amrouche

06 La deuxième génération

Textes/ Thèmes de la seconde génération

07 Littérature de guerre Textes/Poètes de la révolution

08 Littérature de l’après indépendance

09 La litt. féminine/ la litt. de la condition féminine

Textes/ La femme

10 La litt. de l’émigration

Textes/ Conditions de l’émigration

11 La subversion du champ littéraire.

Textes/ l’Interdit, le Tabou et la Liberté

12 L’écriture de l’urgence Textes/ Yasmina

Khadra

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COURS MAGISTRAL : Introduction

Dès le commencement de notre cours, on remarque que la littérature maghrébine écrite en langue française pose un sérieux problème de désignation. En effet, se présente à nous la difficulté de faire un choix judicieux des termes à utiliser. Doit-on parler de Littérature maghrébine d’expression française, de langue française ou de graphie française ??Pour notre part nous préférerons la désignation suivant : LITTERATURE MAGHREBINE DE GRAPHIE FRANCAISE car elle offre le moins de surface de frottement. Notre module a pour but l’étude historique de la littérature maghrébine écrite en langue française. Loin d’être un simple travail d’énumération d’étapes, notre but est de faire l’étude de cette expression littéraire loin de tout préjugé, en ayant « la courtoisie et la prudence de dire aux œuvres "après vous" ». Nous tenterons donc de donner une plus grande place à l’analyse poétique des œuvres au détriment de leur lecture socio-historique qui fut mainte fois faite.

Avant d’entamer l’étude historique de cette expression, il nous faudra mettre au point un certain nombre de concepts nécessaires à la compréhension de notre lecture

Qu’est-ce que la littérature ?Etrange question introductive !!Et pourtant, elle est incontournable dans toute recherche sur les textes littéraires. Nul n’ignore ce qu’est la LITTERATURE et pourtant très peu de gens arrivent à la définir. Cette difficulté vient du fait que ce concept est pénétré d’une multitude de préétablis aussi faux les uns que les autres. Il nous faut donc faire le procès de ces préjugés avant d’entamer la difficile entreprise de définir le terme « Littérature ».

Première erreur de jugement, la littérature est écriteCette méprise a, sans aucun doute ; deux origines bien distinctes :Elle vient tout d’abord de son étymologie latine LITTERATURA qui signifie écriture. Ce qui lui a valu d’être employée dans l'Antiquité latine au sens de représentation graphique.La seconde origine de cette méprise est à chercher dans l’histoire de la littérature occidentale qui à partir de la fin du Moyen-âge a fait une distinction entre ce qui était littéraire c'est-à-dire écrit, et ce qui est populaire c'est-à-dire oral. Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Les premières civilisations (et les civilisations premières) avaient , en l'absence d'une écriture, créé une littérature orale « dont les interprètes étaient les garants de la transmission des règles, tout à la fois professeurs et conservateurs de la mémoire collective ; véritables spécialistes du bien-dire, ils avaient à charge de perpétuer les traditions, celle du récit mythique unique et intemporel, qui rend compte de la création du monde, et celle de l'épopée, qui rapporte l'histoire des héros et des dieux, dont les faits et gestes servaient de modèles de conduite pour la collectivité  Tant qu'elle ne fut pas écrite, la littérature présentait les mêmes caractéristiques que les autres arts, tels la danse et la musique, elle obéissait à des règles rythmiques de diction. Officient encore de nos jours des conteurs en Afrique noire, des poètes traditionnels en Polynésie, des chanteurs d'épopée au Tibet et au Kurdistan. Les corporations spécialisées qui eurent à charge de transmettre le récit fondateur (prêtres assyriens, aèdes grecs, bardes gaéliques ou finnois, scaldes islandais, griots africains) furent également dans certaines de ces aires culturelles les premiers scribes. » (Encyclopédie Encarta).Les premières écritures ne firent que transcrire les textes et les thèmes de cette littérature orale avec un changement majeur qui est l’individualisation du travail de création et de réception.

Seconde erreur de jugement, la littérature est utileUtilisant la langue, la littérature est souvent étudiée pour son message, laissant de côté ce qui fait d’elle une expression artistique, à savoir sa fonction poétique. Mais en vérité, la littérature n’est pas tributaire de son utilité. Elle est avant tout une esthétique de la langue, une poétique des mots.

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Cette utilité imposée à la littérature est apparue au début du XIXe siècle. C’est, en effet, à partir de 1800, date de publication de De la littérature, qu’elle est considérée dans ses rapports avec les institutions sociales et culturelles.

Troisième erreur de jugement, la littérature est belle L’idée de Belles Lettres est apparue avec le Classicisme. La Bruyère parlait par exemple «d'un bel esprit et d'une agréable littérature». Elle avait pour but de qualifier des productions écrites qui obéissaient aux normes. De ce fait, le concept de Beau semble trop normatif pour englober toutes les poétiques qui ont existé.

Une fois ces précisions données, il nous reste toujours à définir la littérature. Très globalement, on dira que la littérature est «[l’]ensemble des œuvres écrites ou orales composées dans un souci esthétique. » (Trésor de la Langue Française). Elle est, au niveau individuel de la création, une esthétique de la langue qui revêt une fonction communicative et expressive. Si l’on se plaçait au niveau des fonctions littéraires, on dira que la littérature est : 1 La représentation d’un certain nombre de valeurs esthétiques, idéologiques, religieuses, culturelles,…, 2 Une institution sociale car elle « est l’expression de la société, comme la parole est l’expression de l’Homme » (Louis Bonard, Pensées sur divers sujets), 3 La représentation d’un système.

Si la littérature est une réalité complexe, il faut que notre analyse le soit aussi. Afin de mettre le doigt sur la réalité littéraire maghrébine, nous étudierons:1 Le Maghreb comme le lieu des usages de pensée, de tabous implicites, des valeurs d’un groupe d’hommes qui partagent le même devenir.2 La première réception sociale des œuvres qui forment notre corpus d’étude3 Les faits de mentalité collective qui résultent des mutations historiques4 Les textes en fonction de leur position par rapport à l’idéologie dominante5 Les discours en fonction de leur place dans l’institution littéraire (étude du rapport pouvoir/culture, du rôle de l’instance éditoriale, de la censure, de la démocratisation de la sphère littéraire,…)

Les paramètres de notre étude peuvent être synthétisés dans le schéma suivant :La littérature est 

Lecture

Cadre esthétique

Moment socio-historique

TransgressionouConformité

Cadre linguistique

Ecriture

Cadre idéologique

La lecture est un acte social. En effet, la littérature n’est littérature qu’en tant qu’elle est lue. Mais cet autrui pour lequel l’écrivain écrit et cet autrui par qui l’œuvre est achevée sont, comme les auteurs, historiques. L’écriture est, elle aussi, un acte social car elle est influencée –et parfois même dictée- par le moment socio-historique qui a présidé à sa naissance.

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La norme linguistique, esthétique et idéologique fixe le cadre que prend l’œuvre à un certain moment en choisissant de s’y conformer ou de s’y opposer.

Qu’est-ce que la « maghrébinité » ?

Là aussi la réponse semble « couler de source » : la « maghribinité » serait ce qui désigne tout ce qui provient ou qui touche le Maghreb.

Mais à quel Maghreb faisons-nous référence ?A celui des origines amazigh, celui du devenir qui va vers une désagrégation de ce concept au détriment de la naissance de nationalisme étatique avec l’apparition des littératures algérienne, marocaine et tunisiennePeut-être nous faut-il accepter l’idée, propagée par des historiens français, que le Maghreb n’existe pas au-delà d’une mythologie bien ancienne. Mais ce serait choisir l’issue la plus simple en méconnaissant sciemment la spécificité de cette littérature qui s’enracine dans un territoire bien défini.Aujourd’hui, l’identité maghrébine est conçue comme étant fondée sur trois éléments :5 la Nation6 l’Islam7 l’ArabitéCes trois fondamentaux posent, dès que l’on tente de les appliquer à la réalité, quelques problèmes. Le concept de Nation comme étant un « groupe humain vivant sur un même territoire, lié par la conscience d’une histoire, d’une culture, de traditions et parfois d’une langue communes et formant une entité politique. » est difficilement applicable au pays du Maghreb. Les trois pays du Maghreb partagent la même histoire et la même identité culturelle. Seule la réalité politique, établie par le colonisateur français, sépare ces Etats. Cette immaturité nationale explique les guerres territoriales qui ont suivi les indépendances. L’identité religieuse est la plus erronée. En effet, certains auteurs maghrébins sont de confession israélite (Memmi, el Maleh) ou encore de confession chrétienne (Amrouche). Doit-on pour autant les exclure du cercle de notre étude ? L’attachement à la langue arabe est lui aussi problématique, car outre le cas des auteurs berbérophones, l’arabité identitaire et culturelle du Maghreb ne doit pas être confondue avec la politique d’arabisation qu’ont connu les pays maghrébins.

Nous nommerons donc écrivain maghrébin les auteurs qui sont attachés à une terre ancestrale et à une communauté humaine vivante forgée par l’histoire, et qui ont le sentiment d’appartenir à cette terre (et qui l’assument).

Pourquoi la langue française ? Contrairement aux prévisions de certains critiques - tels que J. Déjeux, A. Memmi- la littérature maghrébine de graphie française n’a pas disparu avec les indépendances des pays du Maghreb. Elle demeure jusqu’à aujourd’hui, et avec elle l’ambiguïté de son statut.Ce concept n’est, effectivement, pas affranchi d’ambiguïtés. Il présente la langue française comme moyen d’expression sans se demander le pourquoi de cet usage et sans donner une véritable réponse aux questionnements qu’une telle expression suscite.

Le choix linguistique des auteurs qui nous intéressent a toujours été un élément de questionnement. Salué comme symbole de la réussite de l’œuvre scolaire coloniale, il fut décrié par les nationalistes comme étant corollaire de l’acculturation.Cette vision laudative ou péjorative vient de la méconnaissance des conditions d’apprentissage durant la colonisation. En vérité, la langue française ne fut à aucun moment choisie comme moyen d’expression par les écrivains. Son usage leur fut imposé par le système coloniale qui avait détruit totalement ou partiellement les institutions scolaires indigènes. De ce fait, la

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langue française c’est imposé comme étant le SEUL moyen d’expression pour se dire. Il fallait écrire en français ou se taire !Cette littérature s’appuie sur deux histoires, deux cultures, deux publics et n’a jamais su se libérer de la colonisation et de l’acculturation qui fut la véritable raison de sa naissance.

Qu’est-ce que le colonialisme ?Le colonialisme se définit comme étant cette « doctrine qui vise à légitimer l’occupation d’un territoire ou d’un Etat, sa domination politique et son exploitation économique par un Etat étranger » . Le colonialisme n’est pas une doctrine propre aux temps moderne, il suffit pour s’en convaincre de penser à l’empire romain, vandale, musulman, …

Histoire du colonialisme moderne:Le terme « colon » est apparu au Moyen-âge afin de désigner les personnes qui exploitent une parcelle de terre dont elles ne sont pas propriétaires en échange du payement d’un loyer en nature. Ce terme purement économique va changer d’acception au XVIIIe siècle, pour désigner la personne qui peuple une colonie. Cette évolution lexicale est liée au changement de représentation du monde par les Occidentaux. En effet, c’est à partir de cette époque que l’Europe se représente au centre du monde, réduisant le reste du monde à une périphérie. Dans le cadre du colonialisme, le rapport fondamental est la domination qui est établie grâce à une politique d’assujettissement et d’infériorisation de l’Autre Le premier empire colonial moderne est le Royaume Chrétien d’Espagne qui dès la fin du XVe siècle se lance à la conquête de l’Amérique et de l’Asie. Il sera très vite suivi du Portugal qui va à la conquête de l’Amérique du Sud.Cette volonté d’exploiter les ressources des pays colonisés va déboucher sur le plus grand drame de l’histoire de l’humanité : la déportation des populations africaines et leur mise en esclavagisme. Drame toujours pas assumé par l’Occident. Au XIXe siècle, grâce à la révolution industrielle, les deux grands empires coloniaux sont la France et la Grande-Bretagne. Et l’entreprise coloniale est orientée déplacée vers le continent africain qui a été colonisé en totalité (à l’exception de l’Éthiopie). Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale, les pays colonisés accèdent à l’indépendance.

Les formes de colonisationIl faut distinguer la colonisation dite de peuplement et celle d’exploitation. La première désigne une colonisation où des colons européens s’installent en nombre suffisamment important pour former des communautés sur les territoires colonisés (c’est ce qu’a vécu l’Algérie à partir de 1830). La colonisation d’exploitation, qui est la forme la plus répandue, est une exploitation, par le pays colonisateur, des richesses humaines ou naturelles des pays colonisés.

Les raisons de l’expansion colonialeLes raisons de la colonisation sont :1. Les motivations politico-économiques : A partir de la Renaissance, la richesse d’un pays se calcule en termes d’industrie mais surtout en termes de commerce extérieur. Ainsi la volonté de prendre place dans le commerce mondial va imposer, aux pays d’Europe occidental, la possession de bases navales et commerciales en divers points du globe.Epuisés par une exploitation devenue mécanique, le sol européen s’appauvrit. A l’opposé, les pays colonisés sont présentés comme des zones riches. Leurs richesses serviront à combler les carences européennes. Leurs climats permettront la culture de nouvelles espèces végétales qui résistent mieux à de longs voyages. Sous le joug colonial, les populations indigènes constituent une réserve de main d’œuvre bon marché et asservie.2. Le « devoir de civiliser les races inférieures » (Jules Ferry, 1885)Les pays d’Europe occidentale se sentent investis d’une mission civilisatrice et religieuse des peuples indigènes, jugés barbares. Cette mission vient du fait qu’ils croient en la supériorité de leur civilisation et de leur race. Des auteurs comme R. Kipling parleront même du « fardeau de

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l’homme blanc ». Les Européens se doivent, selon eux, de sauver les esprits les indigènes (par la civilisation) mais aussi leurs âmes par l’évangélisation.Il faudra attendre Georges Clemenceau pour remettre en question officiellement cette théorie de la supériorité de la race blanche. « Races supérieures, races supérieures, c’est bientôt dit ! Pour ma part, j’en rabats singulièrement depuis que j’ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande parce que le Français est d’une race inférieure à l’Allemand. Depuis ce temps, je l’avoue, j’y regarde à deux fois avant de me retourner vers un homme et vers une civilisation et de prononcer : homme ou race inférieure. ».

Cas d’étude : La conquête de l’Algérie Dans la première moitié du XIXe siècle, les puissances européennes ne sont pas encore tentées par l’expansion coloniale en Afrique. La France n’a alors que très peu de colonies : Martinique, Guadeloupe et l’île Bourbon (la Réunion), les Marquises et Tahiti, quelques comptoirs en Inde et au Sénégal… Sans objectif précis, la France colonise l’Algérie.

1. De la domination turque à la domination françaiseLes opérations militaires en Algérie font partie d’une politique d’affirmation de la France en Méditerranée. (Ce rappel historique nous fait voir d‘un œil nouveau la résurgence de la politique méditerranéenne de la France par le Président Sarkosy)

1.1. L’Algérie turqueDepuis le XVIe siècle, l’Algérie est sous la domination des Turcs. Un dey, qui reconnaît la souveraineté du sultan ottoman, administre la région. La principale ressource de la province reste la piraterie algéroise : jusqu’au début du XIXe siècle, les États européens payent un tribut au dey pour être épargnés par les corsaires. Ce passé rarement assumé devrait être étudié dans son contexte historique. En effet, actuellement, la piraterie est considérée comme un délit,… mais, il est absurde de lire des faits historiques avec un regard actuel. Longtemps décrite comme un signe de barbarie, la piraterie est jusqu’au début du XIX° siècle un fait économique. Il faut, par exemple, penser à l’aide apportée par les flibustiers des Caraïbes à la couronne anglaise. La domination turque qui n’a jamais été totale était peu appréciée des populations locales qui se soulevaient fréquemment. Ainsi, lorsqu’éclate le conflit avec la France, le régime du dey est affaibli et impopulaire.

1.2. Les véritables raisons de la colonisationAvec la chute de l’empire napoléonien1, la France perd de son prestige et de sa puissance. Elle souhaite retrouver son importance internationale autrement qu’économiquement (il ne faut pas oublier que les conquêtes napoléoniennes ont ruiné le pays). Elle entend devenir la puissance dominante en Méditerranée. En 1827, le roi de France Charles X saisit le prétexte d’un différend entre le dey et le consul de France à Alger pour instaurer un blocus de trois ans. Après la canonnade d’un vaisseau parlementaire, une expédition militaire est lancée. Alger est prise le 5 juillet 1830.

2. La conquête militaire2.1. L’occupation restreinteInitiateur de cette conquête, Charles X n’aura pas le loisir d’en profiter car il est chassé du trône en 1830.. Louis-Philippe Ier arrive au pouvoir sans vraiment savoir que faire d’Alger. La conquête coûte cher. La Monarchie de Juillet décide d’établit une occupation restreinte du territoire : une fois passées les murailles d’Oran ou de Mostaganem, les militaires français se heurtent aux tribus indigènes. En 1834, un traité d’amitié accorde à un chef indigène, l’émir Abd-el-Kader, une autorité politique et religieuse sur la partie occidentale du pays. La France

1 - Il est à noter que la conquête d’Alger avait déjà été envisagée par Napoléon I qui avait chargé des espions de déterminer les points faibles de cette citadelle dite imprenable.

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ne conserve que deux enclaves littorales : Alger et Oran. La France se tourne alors vers l’Algérie orientale. En 1837, le général Bugeaud entre à Constantine et fait disparaître les derniers vestiges de l’occupation turque. La prise de Constantine est l’un des épisodes les plus sanglant de la conquête de l’Algérie. En effet, la population constantinoise payera chèrement sa résistance acharnée. Afin de ne pas se battre sur deux fronts, la France renouvelle ses accords avec Abd-el-Kader.. 2.2. L’occupation étendueAbd-el-Kader organise le premier État algérien. Il souhaite débarrasser le pays de la présence française mais sa réaction est tardive, la France avait déjà brisé les grands pôles militaires du pays. En 1839, il déclenche une guerre sainte contre les envahisseurs français et met à sac la plaine de la Mitidja. Ne pouvant composer avec Abd-el-Kader, la France entreprend alors la conquête de toute l’Algérie. Nommé gouverneur, le général Bugeaud mène une lutte acharnée contre les Algériens. En 1847, Abd-el-Kader est fait prisonnier. De nombreuses régions restent insoumises, notamment la Kabylie. Les combats se poursuivent sous le Second Empire. En 1857, l’ensemble du territoire est conquis avec la prise du Djurdjura.

3. Après la conquête, la colonisationAfin de pérenniser sa conquête, la France souhaite établir des communautés européennes en Algérie2.Bien que les troupes françaises contrôlent l’ensemble du territoire, de nombreuses insurrections populaires sont réprimées dans la seconde moitié du XIXe siècle. Pour consolider cette conquête, l’idée de constituer une colonie de peuplement s’impose peu à peu : il faut inciter des Européens à s’installer sur le sol algérien. Dès 1847, plus de 100 000 Européens (Français, Espagnols, Italiens, Maltais) résident en Algérie. Ils sont plus d’un demi-million à la fin du siècle, attirés par la promesse de terres fertiles. Ces Algériens d’origine européenne sont appelés les « pieds-noirs ». En 1848, le pays est proclamé territoire français et divisé en trois départements. On attribue aux Européens des terres confisquées aux tribus algériennes insoumises. L’agriculture est modernisée et destinée à l’exportation (l’exploitation du blé et de la vigne). Afin de réduire les tensions, la France cherche à assimiler les Algériens en les représentants dans les institutions locales, à partir de 1870. Mais les colons s’opposent à la participation musulmane à l’élection des députés.

Les étapes de la colonisation française aux Maghreb

Elle est d’abord la conquête et l’annexion d’un territoire. Elle est ensuite l’occupation par une population étrangère d’un territoire appartenant initialement aux indigènes. En résultera donc non seulement assujettissement mais aussi discrimination des peuples originaux.Mais pour se maintenir, le colonisateur aura besoin de créer des mythes qui excusent à défaut d’expliquer l’entaille faite aux sacro-saints principes humanistes.Cette démarche tend à prouver que l’espace de la colonie est un espace maudit des dieux et des hommes. L’Afrique par exemple est décrite comme la terre de Cham, barbare lorsqu’elle est peuplée, sauvage lorsqu’elle est déserte pour reprendre les termes de V. HugoSur cet univers ignoré vit l’indigène, apathique et veule qui n’a pas su donner à sa terre une histoire, une civilisation,… Sur cet univers inculte règne la nature inhospitalière (elle est traitée par exemple de « Pays de sel » de « Pays des sauterelles ») qu’il faut dompter, et qui sera, dans le discours colonialiste, domptée et éclairée par le colon. D’où le souhait de Maupassant, par exemple, de voir ces terres passer entre les mains de ceux qui ont l’amour de la terre et le courage du travail, en l’occurrence les coloniaux« Il est certain que la terre, entre les mains de ces hommes [les colons] donnera ce qu’elle n’aurait jamais donnée entre les mains des Arabes ; il est aussi certain que la population

2 - Certains documents de l’époque attestent du désir des Français d’exterminer ou du moins de réduire considérablement, à long terme, les populations indigènes

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primitive disparaîtra peu à peu ; il est indubitable que cette disparition sera fort utile à l’Algérie mais il est révoltant qu’elle ait lieu dans les conditions où elle s’accomplit  » (Maupassant, Au Soleil) Le second mythe que créera le système colonial est celui de la gloire et de la grandeur française. Par la colonisation, la France « offre » sa vitalité et sa civilisation aux peuples colonisés. C’est « la civilisation qui marche sur la barbarie ». Pour montrer à quel point la colonisation est salvatrice pour les peuples indigènes, les indigènes sont décrits comme étant des indigents, passéistes, belliqueux, fanatiques, incultes,…. La colonisation apparaît donc comme le seul moyen de libérer ces peuples de l’obscurantisme. Se développera donc l’idée de l’infériorité du colonisé.La colonisation aura pour effet de rendre l’homme étranger à lui-même, mais aussi hostile à ce qu’il est. Pour combler ce vide culturel et identitaire né de son infériorisation, le colonisé choisira d’épouser la culture de l’Autre. L’acculturation sera donc la première phase que connaîtra l’écrivain maghrébin.

Le colonialisme a fait de cet écrivain un être ambigu, car il le fait vivre entre deux cultures. Une première culture que le système colonial infériorise et qu’il va intérioriser comme dévalorisée avant de l’expulser avec violence. Et une seconde, celle du colonisateur, qu’il va assimiler grâce notamment à l’institution scolaire qui est obligatoire et qui va toucher toutes les couches sociales.Se penser sera donc pour ces auteurs se penser autre tout d’abord. C’est ce qui est communément appelé une situation d’acculturation.Ce terme est apparu vers 1880, chez les anthropologues américains afin d’expliquer certains phénomènes qui ont succédé à la conquête de l’Ouest. Il désigne le « processus par lequel un individu, un groupe social ou une société entre en contact avec une autre différente de la sienne et l’assimile en partie ». Ce processus prend deux formes l’une passive, l’autre active.

Le colonisé, lui, commence par accepter l’acculturation en se résignant et en accusant sa faiblesse et la puissance du colonisateur. Il aura même un comportement de complicité. Croyant en l’assimilation, il sera victime de l’illusion qui lui fait croire qu’il va tirer un certain avantage du système colonial. Mais il existe dans la société colonisée des zones de résistance qui intériorisent la culture indigène et qui seront les points de référence de la révolte. Après l’impossibilité de l’assimilation, les colonisés vont se révolter d’abord en revenant aux sources de leur culture mettant fin ainsi aux prétentions coloniales.

Se référer à l’œuvre de Frantz Fanon, les Damnés de la terre.L’auteur nous y présente une schématisation qui, bien, qu’elle masque la complexité des rapports colonisé/colonisateur, a le mérite de nous donner des points d’ancrage et de cerner les principales tendances de la production maghrébine

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1 ère étape   : Acculturation

Inhibé par l’image que l’Autre lui donne de lui, l’auteur va intérioriser cette image en refusant ce qu’il est

2ème étape   : Assimilation totale

Il se jettera, donc, avec avidité dans la culture de l’Autre, et il va se l’approprier

3ème étape :

Ambiguïté et Malaise

Mais cet intellectuel colonisé sera rejeté par l’Autre (discrimination). Il va donc retourner vers les siens, vers une culture qu’il rejetait et qu’il ne connaît pas

4ème étape   :

Souvenir

Il va s’approprier la culture de son peuple, et devant la situation altérée des siens, il va glorifier sa culture et son passé

5ème étape :Rupture

Il va rompre définitivement avec sa culture d’adoption et avec le discours du colonisateur

6ème étape   : Révolte

Il va s’engager politiquement et militairement pour libérer son peuple de l’occupation

L’école Française, instrument de l’acculturation :A partir des années 1880, l’œuvre coloniale va finir de démanteler les institutions locales (Madrasa, Zaouïa,…), chose qui va bouleverser la structure des sociétés maghrébines et surtout algériennes.Le français s’imposera donc très vite comme la langue de l’administration, de la justice et enfin celle de l’enseignement. Le colonisateur va, au moyen de l’école, assujettir linguistiquement, idéologiquement les populations colonisées. Cet assujettissement est d’autant plus efficace que l’apprentissage d’une langue conduit, inévitablement, à l’initiation à une culture.

De son côté, l’enseignement de la langue arabe se maintient péniblement dans certaines parties du pays au prix d’un isolement presque absolu et d’un archaïsme presque total.Seule la culture populaire orale (beaucoup plus subversive et difficile à contrôler) va subsister comme garant d’une culture première oubliée, niée,…L’intellectuel maghrébin est tiraillé entre deux cultures qu’il assume malgré leur opposition. C’est cette position peu enviable que F. Fanon appelle un état schizophrénique.

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T .D. 1 : Textes sur la Conquête Ces deux textes ont pour sujet la justification de la conquête et de la colonisation françaisesTEXTE1 : Discours de Jules FerryDans les années 1880, l’argumentaire de Jules Ferry et des républicains favorables à l’expansion coloniale se fonde avant tout sur des considérations diplomatiques, stratégiques et économiques. L’idée du rayonnement de la France relève moins d’une justification morale — l’alibi de la mission civilisatrice de la France — que du désir de concurrencer la Grande-Bretagne et d’affirmer une présence active du pays dans le concert des nations, en Europe et au-delà.Je dis que la politique coloniale de la France, que la politique d’expansion coloniale, celle qui nous a fait aller sous l’Empire à Saïgon, en Cochinchine, celle qui nous a conduits en Tunisie, celle qui nous a amenés à Madagascar, je dis que cette politique d’expansion coloniale s’est inspirée d’une vérité sur laquelle il faut pourtant appeler un instant votre attention : à savoir qu’une marine comme la nôtre ne peut pas se passer, sur la surface des mers, d’abris solides, de défenses, de centres de ravitaillement. […] Messieurs, il y a là des considérations qui méritent toute l’attention des patriotes. Les conditions de la guerre maritime sont profondément modifiées. À l’heure qu’il est, vous savez qu’un navire de guerre ne peut pas porter, si parfaite que soit son organisation, plus de quatorze jours de charbon, et qu’un navire qui n’a plus de charbon est une épave sur la surface des mers, abandonnée au premier occupant. D’où la nécessité d’avoir sur les mers des rades d’approvisionnement, des abris, des ports de défense et de ravitaillement. Et c’est pour cela qu’il nous fallait la Tunisie ; c’est pour cela qu’il nous fallait Saïgon et la Cochinchine ; c’est pour cela qu’il nous faut Madagascar, et que nous sommes à Diégo-Suarez et à Vohémar, et que nous ne les quitterons jamais !… Messieurs, dans l’Europe telle qu’elle est faite, dans cette concurrence de tant de rivaux que nous voyons grandir autour de nous, les uns par les perfectionnements militaires ou maritimes ; les autres par le développement prodigieux d’une population incessamment croissante ; dans une Europe, ou plutôt dans un univers ainsi fait, la politique de recueillement ou l’abstention, c’est tout simplement le grand chemin de la décadence ! Les nations, au temps où nous sommes, ne sont grandes que par l’activité qu’elles développent. Rayonner sans agir, sans se mêler aux affaires du monde, en se tenant à l’écart de toutes les combinaisons européennes, en regardant comme un piège, comme une aventure toute expansion vers l’Afrique ou vers l’Orient, vivre de cette sorte, pour une grande nation, croyez-le bien, c’est abdiquer, et dans un temps plus court que vous ne pouvez le croire, c’est descendre du premier rang au troisième et au quatrième. Le parti républicain a montré qu’il comprenait bien qu’on ne pouvait pas proposer à la France un idéal politique conforme à celui de nations comme la libre Belgique et comme la Suisse républicaine ; qu’il faut autre chose à la France : qu’elle ne peut pas être seulement un pays libre ; qu’elle doit aussi être un grand pays, exerçant sur les destinées de l’Europe toute l’influence qui lui appartient, qu’elle doit répandre cette influence sur le monde, et porter partout où elle le peut sa langue, ses mœurs, son drapeau, ses armes, son génie.Source : Journal Officiel, Débats parlementaires, discours de Jules Ferry, 28 juillet 1885.

Dans son texte, Jules Ferry met en évidence la nécessité de l’expansion coloniale.La première raison de la conquête/Les raisons économiquesL’enrichissement économique de la France est la première raison présentée par l’auteur qui n’ignore pas que la marine –marchande et militaire- française a besoin de ports d’escale avant de développer son commerce et d’affirmer sa présence sur les autres continents. Cette nécessité explique le fait que la conquête ait tout d’abord concerné les villes portuaires et côtières. La seconde raison de la conquête/ La grandeur de la France

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Après la chute de l’Empire napoléonien, la France n’est plus la grande puissance qu’elle a été. Elle est même à la traîne des autres puissances européennes. Son armée est disloquée, son économie, en ruine, ses caisses sont presque vides.Devant la concurrence –démographique pour l’Allemagne et maritime pour l’Angleterre- des autres puissances européennes, l’expansion coloniale semble être le meilleur moyen de ne pas perdre son « classement ». Dans ce cadre, le « recueillement et l’abstention » semblent mener, selon les dires de l’auteur, à la décadence.La grandeur de la France n’est plus à mettre en rapport avec des jugements de valeurs. La France doit emboîter le pas aux autres Nations européennes sur le plan économique et ne plus se contenter l’être perçue comme le berceau des Lumières et des Droits de l’Homme.C’est ainsi que le ministre répond aux détracteurs qui affirment que l’extension coloniale est un piège ou une aventure qui finira par ruiner le pays très éprouvé déjà par les conquêtes napoléoniennes.La troisième raison/ Le rayonnement civilisateur La France se, doit, selon les dires de l’auteur, d’exercer son influence civilisationnelle sur toute la planète. N’est-elle pas la Nation des philosophes et des humanistes !Il est d’ailleurs intéressant de constater que la France est symbolisée par :Sa langue, Ses mœurs , Son drapeau, Ses armes Et son génie. TEXTE 2 : Discours du Congrès de la paix, 21 août 1849 de Victor HugoEn serait-il ce que vous dites, je crois que notre nouvelle conquête est chose utile et grande. C’est la civilisation qui marche sur la barbarie. C’est un peuple éclairé qui va retrouver un peuple dans la nuit. Nous les Grecs du monde, c’est à nous d’illuminer le monde. Notre mission s’accomplit, je ne chante qu’hosanna. Vous pensez autrement que moi, c’est tout simple. Vous parlez en soldat, en homme d’action. Moi je parle en philosophe et en penseur.(Repris dans Choses vues)Supposez que les peuples d’Europe au lieu de se défier les uns les autres, de se jalouser, de se haïr se fussent aimer ; supposez qu’ils se fussent dit qu’avant même d’être Français, ou Anglais, ou Allemand on est homme, et que si les nations sont des patries, l’humanité est une famille ; et maintenant, cette somme de cent vingt-huit milliards, si follement et si vainement dépensés par la défiance, faites-la dépenser par la confiance ! ces cent vingt-huit milliards donnés à la haine, donnez-les à l’harmonie ! (…) Donnez-les au travail, à l’intelligence, à l’industrie, au commerce, à la navigation, à l’agriculture, aux sciences, aux arts, et représentez-vous le résultat. La face du monde serait changée ! Les isthmes seraient coupés ; les fleuves creusés, les montagnes percées (…) On bâtirait des villes là où il n’y a encore que des solitudes ; on creuserait des ports là où il n’y a encore que des écueils ; l’Asie serait rendue à la civilisation, l’Afrique serait rendue à l’homme ; la richesse jaillirait de toutes parts de toutes veines du globe sous le travail de tous les hommes, et la misère s’évanouirait ! Et savez-vous ce qui s’évanouirait avec la misère ? Les révolutions. Oui la face du monde serait changée ! Au lieu de se déchirer entre soi, on se répandrait pacifiquement dans l’univers ! Au lieu de faire des révolutions, on ferait des colonies ! Au lieu d’apporter la barbarie à la civilisation, on apporterait la civilisation à la barbarie.(Actes et paroles)La Méditerranée est un lac de civilisation   ; ce n’est, certes, pas pour rien que la Méditerranée a sur l’un de ses bords le vieil univers et sur l’autre l’univers ignoré, c’est-à-dire d’un côté toute la civilisation et de l’autre côté toute la barbarie. Le moment est venu de dire au groupe illustre des nations : Unissez-vous ! Allez au Sud. Est-ce que vous ne voyez pas ce barrage   ? Il est là, devant vous, ce bloc de sable et de cendre, ce monceau inerte et passif qui depuis six mille ans fait obstacle à la marche universelle. Ce monstrueux Cham qui arrête Sem par son énormité, l’Afrique. Quelle terre que cette Afrique   ! L’Asie a son histoire, l’Amérique a son histoire, l’Australie même a son histoire, qui date de son commencement dans la mémoire humaine   ; l’Afrique n’a pas d’histoire   ; une sorte de légende vaste et obscure l’enveloppe. Rome l’a

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touché pour la supprimer ; et quand elle s’est crue délivrée de l’Afrique, Rome a jeté sur cette morte immense une de ces épithètes qui ne se traduisent pas : Africa portentosa. C’est plus et moins que le prodige. C’est ce qui est absolu dans l’horreur. Le flamboiement tropical en effet, c’est l’Afrique. Il semble que voir l’Afrique, ce soit être aveuglé. Un excès de soleil et un excès de nuit. Eh bien cet effroi va disparaître.Déjà les deux peuples colonisateurs, qui sont deux peuples libres, la France et l’Angleterre, ont saisi l’Afrique : la France la tient par l’ouest et par le nord, l’Angleterre la tient par l’est et par le midi. Voici que l’Italie accepte sa part de ce travail colossal (…) Cette Afrique farouche n’a que deux aspects   : peuplée, c’est la barbarie, déserte, c’est la sauvagerie, mais elle ne se dérobe plus. (…) Au dix-neuvième siècle, le blanc a fait du noir un homme   ; au vingtième siècle, l’Europe fera de l’Afrique un monde. Refaire une Afrique nouvelles, rendre la vieille Afrique maniable à la civilisation, tel est le problème. L’Europe le résoudra.Allez, Peuples, emparez-vous de cette terre. Prenez-la. A qui ? a personne. Prenez cette terre à Dieu. Dieu donne la terre aux hommes, Dieu offre l’Afrique à l’Europe. Prenez-la. Où les rois apporteraient la guerre, apporter la concorde. Prenez-la non pour le canon, mais pour la charrue ; non pour le sabre, mais pour le commerce ; non pour la bataille, mais pour l’industrie ; non pour la conquête mais pour la fraternité. Versez votre trop plein dans cette Afrique, et du même coup résolvez vos questions sociales, changez vos prolétaires en propriétaires ; allez, faites ! faites des routes, faites des ports, faites des villes, croissez, cultivez, multipliez ; et que sur cette terre, de plus en plus dégagée des prêtres et des princes, l’Esprit divin s’affirme par la paix et l’Esprit humain par la liberté. (Discours sur l’Afrique)

L’auteur, père de toutes les luttes pour la liberté, justifie dans ces extraits la colonisation française de l’Afrique. Alors que Tocqueville présente des arguments pragmatiques basés sur une réflexion économique et politique, Victor Hugo, lui, recourt à un certain nombre de stéréotypes qui ont pour but de produire un effet émotionnel sur son auditoire.Ces stéréotypes peuvent être résumés dans les points suivants :-La colonisation est utile aux peuples colonisés car elle va permettre leur ouverture au monde de la civilisation :Il compare même l’Europe du XIX° siècle à la Grèce antique, berceau du savoir. Ces « Grecs » modernes semblent, selon les dires de l’auteur, avoir le devoir de partager leur savoir (par tous les moyens) et de le faire rayonner sur la planète-La colonisation permettrait la pacification de l’Europe : Admettant l’incapacité de l’homme à dépasser sa nature belliqueuse, l’auteur propose aux peuples « civilisés » de la vieille Europe un voie de déviation afin de mettre leur nature guerrière au service de l’Homme. « Au lieu d’apporter la barbarie à la civilisation, on apporterait la civilisation à la barbarie ». L’Afrique semble être le palliatif à tous les maux de l’Europe-La colonisation va permettre de rendre l’Afrique à l’humanité :C’est, sans doute, le point le plus préjudiciable et celui sur lequel le discours colonial va s’appuyer pour justifier sa conquête et sa violence. En effet, l’auteur, par ignorance ou par stratégie, dénie au continent africain toute nature humaine. Il est décrit comme une vaste contrée qui ignore l’humanité.Nous invitons les étudiants produire un commentaire des propos soulignés de l’auteur

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TEXTE 3 : A de Tocqueville (1847), Premier rapport des travaux parlementaires sur l’Algérie Distribution de la population indigène sur le sol. Aspect général qu'elle présente au point de vue de notre domination : Au point de vue de notre domination, la population indigène de l'Algérie doit être divisée en trois groupes principaux : Le premier réside dans la vaste contrée, généralement connue sous le nom de Petit-Désert, et qui s'étend au sud depuis la fin des terres labourables jusqu'au commencement du Sahara.Petit-DésertLa Chambre sait que les habitants de ce pays sont tout à la fois plus errants et plus sédentaires que la plupart des autres indigènes de l'Algérie. Le plus grand nombre parcourent chaque année des espaces immenses sans reconnaître, pour ainsi dire, de territoire. Les autres, au contraire, vivent dans des oasis où la propriété est individuelle, délimitée, cultivée et bâtie. Nos troupes n'ont point visité tout le Petit-Désert ; elles n'en occupent aucun point. Nous gouvernons la population qui l'habite par l'entremise de chefs indigènes, que nous ne surveillons que de très loin ; elle nous obéit sans nous connaître ; à vrai dire, elle est notre tributaire et non notre sujette.Kabylie indépendanteÀ l'opposé du Petit-Désert, dans les montagnes qui bordent la mer, habitent les Kabyles indépendants. Jusqu'à présent nous n'avions jamais parcouru leur territoire ; mais, entourées aujourd'hui de toutes parts par nos établissements, gênées dans leurs industries, bloquées dans d'étroites vallées, ces peuplades commencent à subir notre influence et offrent, dit-on, de reconnaître notre pouvoir.Le TellLe reste des habitants de l'Algérie, Arabes et Berbères, répandus dans les plaines ou sur les montagnes du Tell, depuis les frontières du Maroc jusqu'à celles de Tunis, forment le troisième groupe de population dont il reste à parler.C'est dans cette partie du pays que se trouvent les villes, qu'habitent les plus grandes tribus, que se voient les plus grandes existences individuelles, que se rencontrent les terres les plus fertiles, les mieux arrosées, les plus habitables. Là ont eu lieu les principales expéditions militaires et se sont livrés les grands combats. C'est là, enfin, que nous avons nos grands établissements et que notre domination n'est pas seulement reconnue, mais assise.La paix la plus profonde règne aujourd'hui sur ce vaste territoire ; nos troupes le parcourent en tous sens sans trouver la moindre résistance. L'Européen isolé peut même en traverser la plus grande partie sans redouter de péril. La soumission y existe partout ; mais elle n'y a pas partout le même caractère.Division du Tell en deux régions distinctesÀ l'Est, notre domination est moins complète peut-être qu'à l'Ouest, mais infiniment plus tranquille et plus sûre. En général, nous y administrons les indigènes de moins près et d'une manière moins impérative ; mais notre suprématie y est moins contestée. Beaucoup de chefs indigènes y sont plutôt nos feudataires que nos agents : notre pouvoir y est tout à la fois moins absolu et moins en péril. Une armée de 20 à 22.000 hommes suffit à la garde de cette partie du pays, qui forme cependant la moitié de toute l'ancienne Régence, et qui compte plus de la moitié de ses habitants. La guerre y a été depuis quelques années presque inconnue.Les populations de l'Ouest, celles qui occupent les provinces d'Alger et d'Oran, sont plus dominées, plus gouvernées, plus soumises et en même temps plus frémissantes. Notre pouvoir sur elles est plus grand et moins stable. Là, la guerre a renversé toutes les individualités qui pouvaient nous faire ombrage, brisé violemment toutes les résistances que nous avions rencontrées, épuisé le pays, diminué ses habitants, détruit ou chassé en partie sa noblesse militaire ou religieuse, et réduit pour un temps les indigènes à l'impuissance. Là, la soumission est tout à la fois complète et précaire ; c'est là que sont accumulés les trois quarts de notre armée.A l'Est aussi bien qu'à l'Ouest, notre domination n'est acceptée que comme l'œuvre de la victoire et le produit journalier de la force. Mais à l'Est on la tolère, tandis qu'à l'Ouest l'on ne fait encore que la subir. Ici on comprend que notre pouvoir peut avoir certains résultats utiles

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qui le rendent moins pesant ; là, on semble n'apercevoir qu'une raison d'y rester soumis, c'est la profonde terreur qu'il inspire. Tel est l'aspect général que présente l'Algérie au point de vue de notre domination.Pourquoi notre occupation ne doit plus s'étendre ?Il est très difficile, sans doute, on doit le reconnaître, de savoir où l'on doit s'arrêter dans l'occupation d'un pays barbare. Comme on n'y rencontre d'ordinaire devant soi ni gouvernement constitué, ni population stable, on ne parvient presque jamais à y obtenir une frontière respectée. La guerre qui recule les limites de votre territoire ne termine rien ; elle ne fait que préparer un théâtre plus lointain et plus difficile à une nouvelle guerre. C'est ainsi que les choses ont paru se passer longtemps dans l'Algérie elle-même. Une conquête ne manquait jamais de manifester la nécessité d'une nouvelle conquête ; chaque occupation amenait une occupation nouvelle, et l'on conçoit très bien que la nation, voyant cette extension graduelle et continue de notre domination et de nos sacrifices, se soit quelquefois alarmée, et que les amis mêmes de notre conquête se soient demandé avec inquiétude quand seraient enfin posées ses extrêmes limites et où s'arrêterait le chiffre de l'armée.Ces sentiments et ces idées naissaient au sein de l'ignorance profonde dans laquelle nous avons vécu longtemps sur la nature du pays que nous avions entrepris de dominer. Nous ne savions ni jusqu'où il était convenable d'aller, ni où il était non seulement utile, mais nécessaire de s'arrêter. Aujourd'hui on peut dire que, sur ces deux points, la lumière est faite.Nous ne ferons que rappeler à la Chambre que l'Algérie présente ce bizarre phénomène d'un pays divisé en deux contrées entièrement différentes l'une de l'autre, et cependant absolument unies entre elles par un lien indissoluble et étroit. L'une, le Petit-Désert, qui renferme les pasteurs nomades ; l'autre, le Tell, où habitent les cultivateurs relativement sédentaires. Tout le monde sait maintenant que le Petit-Désert ne peut vivre si on lui ferme le Tell. Le maître du Tell a donc été depuis le commencement du monde le maître du Petit-Désert, il y a toujours commandé sans l'occuper, il l'a gouverné sans l'administrer. Or nous occupons aujourd'hui, sauf la Kabylie, la totalité du Tell : pourquoi occuperions-nous le Petit-Désert ? pourquoi ferions-nous plus ou autrement que les Turcs, qui, pendant trois cents ans, y ont régné de cette manière ? L'intérêt de la colonisation ne nous force point à nous y établir, car nous ne pouvons songer à fixer des populations européennes dans ces contrées.On peut donc dire, sans tromper personne, que la limite naturelle de notre occupation au Sud est désormais certaine. Elle est posée à la limite même du Tell. Il est vrai que dans l'enceinte du Tell existe une contrée que nous n'avons pas encore occupée, et dont l'occupation ne manquerait pas d'augmenter, d'une manière très considérable, l'effectif de notre armée et le chiffre de notre budget. Nous voulons parler de la Kabylie indépendante.La Chambre nous permettra de ne point nous étendre en ce moment sur la question de la Kabylie ; nous aurons plus loin l'occasion d'en parler, en rendant compte d'un incident qui a eu lieu dans le sein de la commission. Nous nous bornerons à établir ici, comme un fait certain, qu'il y a des raisons particulières et péremptoires pour ne pas occuper la Kabylie.Ainsi, nous sommes fondés à dire qu'aujourd'hui les limites vraies et naturelles de notre occupation sont posées.Instruction publique chez les indigènesLes passions religieuses que le Coran inspire nous sont, dit-on, hostiles, et il est bon de les laisser s'éteindre dans la superstition et dans l'ignorance, faute de légistes et de prêtres. Ce serait commettre une grande imprudence que de le tenter. Quand les passions religieuses existent chez un peuple, elles trouvent toujours des hommes qui se chargent d'en tirer parti et de les conduire. Laissez disparaître les interprètes naturels et réguliers de la religion, vous ne supprimerez pas les passions religieuses, vous en livrerez seulement la discipline à des furieux ou à des imposteurs. On sait aujourd'hui que ce sont des mendiants fanatiques, appartenant aux associations secrètes, espèce de clergé irrégulier et ignorant, qui ont enflammé l'esprit des populations dans l'insurrection dernière, et ont amené la guerre.

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Tocqueville comprend que la domination de l’Algérie doit passer par la connaissance parfaite des populations autochtones. Ce savoir va permettre au colonisateur de faire correspondre à chaque groupe ethnique un mode de gouvernance.

Groupe ethnique

CaractéristiquesMode de gouvernanceGéographiques Démographiques

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Vaste contrée qui s’étend au sud depuis la fin des terres labourables jusqu’au commencement du Sahara

Population divisée en deux groupes : Population errante : plus nombreuse elle parcoure des espaces immenses

Population sédentaire qui vit dans les oasis

Cette population ne reconnaît aucun territoire

La propriété est individuelleLa France gouverne ses populations, bien que les troupes françaises n’aient jamais visité ces contrées, par l’entremise des chefs indigènes.

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Montagnes qui bordent la mer

Populations indépendantes

Ce territoire, jamais parcouru par les troupes françaises, est cerné par elles. L’auteur a la conviction que ses populations « offrent de reconnaître notre pouvoir »Et pourtant, il faudra attendre 1875 pour que ce territoire,

Aucune connaissance

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dans sa totalité, tombe aux mains des Français

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Plaines et montagnes qui s’étendent du Maroc à la Tunisie.C’est dans cette région que se trouvent les villes qu’habitent les plus grandes tribus.Ces terres sont les plus fertiles, les mieux arrosés, les plus habitables.

Région de l’est

Région de l’ouest (Algérois et Oranie)

Arabes et berbères.Pour l’auteur, ses populations forment le reste des habitants de l’Algérie

C’est dans cette région qu’ont eu lieu les principales expéditions et les combats les plus violents

A réduire par la force et la terreur

Domination moins complète que dans l’autre région mais plus sûre. L’administration ne se fait pas de prèsPlus dominée mais en même temps moins stable. La population de cette région doit être brisée par :- la mise à sac des individualités- épuisement du pays- la diminution des habitants- exil de la noblesse militaire et religieuse

En 1847, Tocqueville présente les conclusions qui vont fonder la politique colonialiste française. Cette contrée est sans gouvernance et ne possède pas de frontières stables, ses populations n’ont pas d’unité identitaire, de fait, il ne s’agit là ni de pays, ni de Nation.A cette époque, et afin de calmer la population française alarmée par les sacrifices qu’on lui demandait pour réussir la conquête, le gouvernement explique son intention de ne pas étendre sa conquête.A étudier : la religion musulmane vue par Tocqueville

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T .D. 2 : Qu’est-ce que l’Identité ?

La problématique de l’identité3 domine les études maghrébines par son ancienneté et sa constance. Elle a justifié, depuis des décennies, tous les projets : coloniaux tout d’abords puis ceux des tenants de l’authenticité plus tard. Mais en fin de compte, il suffit de se poser la question de l’identité maghrébine, pour aboutir à une tautologie. En effet, le questionnement identitaire définit le Maghrébin comme étant un Maghrébin.

L’impossible application de ce concept sur le Maghreb vient de son ambiguïté. Ambiguïté sémantique, tout d’abord. Venant du latin identitas, il qualifie le caractère de ce qui est idem (le même). Il traduit donc la permanence de traits à travers les changements qui se produisent en eux. Ambiguïté contextuel, ensuite. Martin Heidegger décrit l’identité comme étant « une appartenance mutuelle » mais cette définition ne montre pas la nature de cette appartenance (ethnique, linguistique, géographique,…). Dans tous les cas, l’identité est présentée comme étant l’intégration d’un être dans une collectivité. De fait, le Maghrébin est présenté comme un être collectif figé incapable d’assumer une pluralité. Cette image du Maghrébin répond à celle qu’on a bien voulu lui donner (en verra plus loin que la collectivisation est l’une des caractéristiques du rapport colonisé/colonisateur).Nous avons donc un colonisateur qui dénie au Maghreb tout unité historique alors qu’il tente de le collectiviser par le biais de cette notion d’IDENTITE. Cette idée répond à l’idéologie occidentale de l’Etat centralisé et centralisateur.

La quête de l’identité suscite un questionnement sur nous-mêmes, sur notre capacité à assumer le présent et l’avenir. De plus, l’identité apparaît comme une fonction instable et non comme une essence immuable. Ce concept n’a aucun contenu réel car il cherche dans la diversité d’un peuple des lignes constantes qui sont souvent des stéréotypes erronés. Il faut, donc, remplacer cette notion par une autre moins problématique.

Certaines recherches tente de saisir l’identité dans le fait coutumier. Mais la tradition est la somme d’us pétrifiés en une entité autonome (le folklore). Elle est figée dans le temps et ne peut définir un peuple en éternel mouvement afin de coller à son réel présent. Les coutumes sont des résurgences.

Ce qui peut le mieux définir le peuple maghrébin est sa personnalité culturelle (concept de G. Deveraux). Cette personnalité est une construction, un processus continuel. Elle permet au Maghrébin, surtout dans les périodes d’aliénation, de penser son être sur trois plans : celui des groupes (langue, vie quotidienne, communauté,…), celui des nations (notion politique), celui des sources historiques.

Il importe de s’interroger sur la nature de cet être né du rejet total de la culture coloniale et de ce qu’elle avait mis en avant. Le combat pour la diversité ne peut être ignoré, il pose même un véritable défit à la pensée moderne.

3 - Ce questionnement est soulevé en vérité pour toutes les cultures « premières ». En effet, le terme « identité » est comme destiné aux populations du tiers-monde. On parle, d’un côté, « civilisation française », de « culture allemande » et, d’un autre côté, « d’identité maghrébine », « d’identité chinoise »,…. Cette distinction ne peut pas être reprise naïvement

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COURS MAGISTRAL : Le rapport colonisé/ colonisateur Le rapport entre colonisé et colonisateur n’a pas toujours été le même. Les premiers discours, en grande partie formés par la correspondance des militaires français ayant participé à la conquête, sont très ambigus. On passe du texte laudatif où la grandeur et le courage du cavalier arabe sont chantés au discours péjoratif où la barbarie des Algériens est mise en évidence.Les discours des orientalistes et des colons plus tard sont plus homogènes. Ils sont caractérisés par la négation de l’Autre (l’autochtone) à travers la mise en place d’un procès de stéréotypisation méprisante mais aussi par la présence très marquée de ce dernier dans les textes de cette époque.Afin de dominer l’Autre, le discours colonialiste va créer des mythes. Les plus importants sont les suivants : Le Maghreb est une terre nue, une terre inculteLe Maghreb sera considérer comme un espace maudit, la terre de Cham. Il sera présenté comme « une terre de soleil et de sommeil » (Titre du texte d’Ernest Poschari-1908). Une terre jachère qui est abandonnée pas des Maghrébins apathiques et veules. Même le soleil du Maghreb, qui sera chanté des années plus tard, est décrit comme un dieu qui brûle tout. Maupassant écrira en 1884 dans Au Soleil« Et si vous saviez comme on est loin, loin du monde, loin de la vie, loin de tout sous cette petite tente basse qui laisse voir, par ses trous, les étoiles et, par ses bords relevés, l’immense pays du sable aride »«  Il est certain que la terre, entre les mains de ces hommes (les coloniaux) donnera ce qu’elle n’avait jamais donné entre les mains des Arabes, il est aussi certain que la population primitive disparaîtra peu à peu, il est indubitable que cette disparition sera fort utile à l’Algérie mais il est révoltant qu’elle ait lieu dans les conditions où elle s’accomplit » La grandeur de la FranceVaincue, après la chute de Napoléon, la France devient vainqueur avec la prise d’Alger. La victoire est éclatante d’autant plus que la ville des corsaires semblait être invincible. Le messianisme colonialLa colonisation est présentée comme salvatrice. Le Colon prétend amener la paix et la civilisation dans cette terre inculte. C’est la France des lumières et la France de la République (Liberté, Egalité, Fraternité) qui sauvera le Maghreb.Ce n’est plus pour des fins économiques et politiques que l’Algérie a été colonisée mais pour un but humaniste. On mettra donc en avant les bienfaits de la colonisation (les routes, les écoles, la santé, l’urbanisme,…)Le but sera aussi religieux. La colonisation est présentée comme une croisade entreprise contre l’Islam. Le mythe du Maghreb chrétien sera mis en avant. Mais il ne faut pas oublier que la relation fondamentale existant entre colonisé et colonisateur est bien évidemment une relation économique. La visée première de la conquête est, en effet, l’exploitation des richesses des pays conquis. L’exploitation économique va être soutenue par une politique d’infériorisation du colonisé et de sa culture afin de légitimer sa domination. Ce rapport premier déterminera les autres rapports entre les groupes en présence. Il fera du colonisé un instrument de travail qu’il est bon de tenir à bonne distance.C’est pour cela que le monde colonisé sera partagé en deux espaces antinomiques dont la frontière est indiquée par les postes de police. Le colonisé n’intègre l’espace du colonisateur qu’en tant que travailleur ou agresseur, et le colon n’est présent dans l’espace du colonisé que comme agent d’oppression et de répression. Cet apartheid conduit à une incommunicabilité entre les deux communautés. Incommunicabilité aggravée par le barrage que constitue la langue. Sa langue étant automatiquement dépréciée, le colonisé doit apprendre la langue du

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colonisateur et faire d’elle sa langue véhiculaire. L’incommunicabilité conduit à une vision communautaire du problème. La responsabilité ne peut être conçue que comme collective. Vaincus, les colonisés sont perçus comme tous inférieurs. Le rapport n’est donc pas d’homme à homme mais de maître à serviteurs. Ce rapport prendra inévitablement le caractère d’affrontement et de violence entre les deux communautés. Les deux communautés vivent dans un rapport de force qui ira en s’accroissant. Ce qui rend tout geste de rapprochement très suspect. Et cela parce que les rapports sont faussés dès le début par un racisme qui est utilisé comme le moyen de maintenir une domination.Ce racisme passera aussi par un processus de stéréotypisation qui réactualisera des mythes préexistants comme ceux des Croisades, de l’Afrique Romaine, … ou qui en crée de nouveau pour but d’assoire la conquête en l’adaptant aux réalités des colonisés

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T .D. 3 Les rapports colonisé/ colonisateur (Procès de stéréotypisation)

Texte 1 : E.F. Gautier, « Considérations sur l’histoire du Maghreb », in Revue africaine, n°68, année 1927On entend par Maghreb ce que d’autres ont appelé «  les Pays barbaresques », ce que d’autres ont essayé de baptiser « l’Afrique mineure » ; le pays montagneux qui est enfermé dans les limites de l’Atlas (…) Voilà donc un pays qui n’a pas de nom universellement admis, puisqu’il faut convenir de lui en donner un. C’est qu’il n’a jamais eu d’existence politique distincte. Et par conséquent, on n’a pas écrit son histoire. Il est pourtant en plein lumière historiquement depuis deux milles ans, depuis Carthage.[…]LE PAYS.—Pour essayer de comprendre l’histoire du Maghreb, qui est très particulière, il faut avoir présent à l’esprit la nature du pays.L’Ile du Maghreb.— Elle n’est entourée d’eau qu’au nord, mais au sud le Sahara qui l’assiège la rend plus inaccessible que ne fait la Méditerranée. Les pays continentaux participent sans retard à la vie de la planète. Il en est autrement d’une île, d’une région extrêmement isolée comme le Maghreb. De vieilles choses, périmées ailleurs, s’y conservent longtemps. (…) Le Maugrebin, parmi les races blanches méditerranéennes, représente assurément le traînard, resté loin en arrière.(…) Dans le paysage maugrebin actuel quels sont les végétaux caractéristiques ?Assurément, des hampes gigantesques d’aloès, les cactus pachydermiques aux formes absurdes. Aloès et cactus sont des plantes américaines, importés par les Espagnols depuis trois ou quatre siècles. Ou bien encore les grands vergers d’orangers et de mandariniers. Ce sont les Chinois venu au Moyen-Âge. Ou bien encore l’eucalyptus, un Australien, importé il y a un demi siècle peut-être et qui a déjà tout envahi. Il faudrait ajouter les splendeurs florales, qui sentent les tropiques d’où elles viennent généralement (…) sans lesquelles on ne se représente pas la villa dite mauresque. (…) Chez nous aussi les fleurs de jardinier ont fait d’énorme progrès. Mais elles restent discrètes, localisées dans les parterres, en jonchée sur les tables de gala, ou dans les vases du salon. C’est au Maghreb seulement qu’elles submergent les maisons, toute la ville.L’absence de centre— (…) On lui a souvent attribué cette incapacité du Maghreb à se constituer en état durable. Il est vrai que le Maghreb n’est jamais arrivé à l’unité politique. Mais presque tous les grands royaumes maugrebins présentent toujours une particularité étrange. A peine constitués, ils se sont étendus d’un bond jusqu’aux limites du pays (…) Au Maghreb, l’unité semble trop facile à réaliser, puisqu’elle se réalise toujours en un petit nombre d’années. Seulement elle ne tient jamais. L’Etat maugrebin est un état champion qui pousse en une nuit, et moisit en une matinée.Pays de sel. — (…) Dans les parties même de l’Algérie où l’agriculture est possible, il faut songer que le sol arable fait souvent défaut. (…) Il ne faut pas oublier qu’en ce moment même, grâce à un renouveau du « dry farming »la réputation de l’Algérie, en matière de céréales, est devenue beaucoup moins mauvaise. (…) Le Maghreb n’est assurément pas un pays plantureusement fertile. (…) Ce n’est pas non plus un pays d’élevage facile. Les petits bœufs maugrebins ne sont guère plus gros que des ânes. (…) Le Maghreb n’est pas non plus un pays industriel (…) Tout ce passe comme si la malédiction des pays de sel avait pesé sur le Maghreb depuis le commencement des âges.La race. — le Berbère, qui a cette curieuse impuissance à exister collectivement, est un très bel indivu. Ce n’est pas un type humain bien déterminé, il y en a des gigantesques et d’autres tout petits, quelques-unes sont blonds et d’autres sont presque nègres. Mais il y a un trait commun très frappant, l’empreinte particulière du pays.Les anciens l’exprimaient en disant des Libyens qu’ils sont, de tous les hommes, ceux qui ont la plus belle santé. « Ces gens-là ne meurent que de vieillesse » dit Salluste. On peut essayer de préciser la même idée avec une ou deux anecdotes contemporaines. (…) Un homme a reçu un coup de corne dans le ventre ; le chirurgien le trouve étendu au pied d’un figuier, roulé dans son burnous crasseux, dans le bourdonnement des mouches ; il est là depuis plusieurs heures. On l’opère sur place. Le cas parait clair, et la péritonite inévitable. Huit jours

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après, le médecin de colonisation était chez lui au dispensaire de Port-Gueydon ; il entend une cavalcade à la porte, c’était son opéré qui venait au petit trot d’un mulet se faire enlever les points de suture.Il faut songer au petit cheval arabe, si sobre et si endurant (…) Il faut songer encore au bourricot, au fameux bourricot africain. On le rencontre partout, bâté du double couffin, aussi gros que lui. Toutes les pays de ce pays-ci sont de ce modèle sec, sobre et endurant  ; et, avec les autres animaux, l’homme aussi, leur chef de file.Le problème historique. — Il est vraiment extraordinaire que le Maghreb ne soit jamais arrivé à s’appartenir. Aussi loin que nous remontions dans le passé, nous voyons ici une cascade ininterrompue de dominations étrangères. (…) Et note que le conquérant, quel qu’il soit, reste maître du Maghreb jusqu’à ce qu’il en soit expulsé par le conquérant nouveau son successeur. Jamais les indigènes n’ont réussi à expulser leur maître.Questions:Dégagez les stéréotypes qui s’y trouventQuel est, selon votre avis, le but de cette stéréotypisation ?

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Publié dans la revue ethnologique et historique de référence, ce texte se propose de faire une présentation « scientifique » du Maghreb. Cet article condense les préjugés qui existaient au début du siècle.Premier stéréotype (onomastique) Le Maghreb n’a pas d’Histoire. En effet, n’ayant jamais eu de réelle existence ce « pays » n’a jamais été nommé. Ce pays a toujours été désigné par les autres. La référence à Carthage (civilisation créée par les Phéniciens) est très intéressante. On peut se demander pourquoi l’auteur a-t-il choisi cette référence historique plutôt q’une autre. Deuxième stéréotype (géographie)Le pays est une île isolée du monde. Cette caractéristique est donnée au pays du Maghreb par les géographes musulmans du Moyen-âge. Sur la même construction que la « chibh djazira el arabiya » (la presque île arabique), le Maghreb va être appelé « djazirat el maghreb » (l’île du Maghreb). Mais cette désignation en calque va être reprise par les historiens français pour accentuer le caractère arriéré de cette aire géographique. En effet, l’auteur conclu sa démonstration en disant « Le Maugrebin, parmi les races blanches méditerranéennes, représente assurément le traînard, resté loin en arrière. »Troisième stéréotype (la végétation) La végétation luxuriante du Maghreb n’est pas originelle. Le Maghreb serait un pays incapable de créer la vie, il doit l’importer. Il a pris aux Amériques les Aloès et les cactus, à la Chine, les agrumes, à l’Australie les eucalyptus, aux Tropiques, les fleurs. Une fois dans le sol maghrébin, cette végétation prend le caractère sauvage et monstrueux du pays (hampes gigantesques d’aloès, les cactus pachydermiques aux formes absurdes, les grands vergers d’orangers et de mandariniers, l’eucalyptus qui a tout envahi, les splendeurs florales submergent les maisons, toute la ville.) La fertilité du sol qui explique aussi la colonisation de l’Algérie, est moquée. Quatrième stéréotype ( politique)Selon l’auteur, le Maghreb est incapable de s’unir par lui-même. Cette région serait incapable de s’autogérer, elle est aliénable et c’est pour cette raison qu’elle est colonisée.La particularité historique des royaumes du Maghreb est de se constituer rapidement et de disparaître tout aussi rapidement.A observer, il est intéressant d’analyser cette métaphore « L’Etat maugrebin est un état champion qui pousse en une nuit, et moisit en une matinée. »Cinquième stéréotype (agriculture, élevage et industrie)Le pays du Maghreb est comme maudit depuis la nuit des temps. En effet, il n’est pas plantureusement fertile. Le sol arable est très rare et ce pays n’a pu être exploité que grâce à la science européenne et aux efforts des colons. Il n’est pas un pays d’élevage. Les animaux d’élevage qui y vivent sont secs et petits. Il n’est pas, non plus, un pays industriel.

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Texte 2 : Les rapports colonisé/ colonisateur (La politique du diviser pour régner)L’ARABE LE KABYLEA les cheveux et les yeux noirs Beaucoup ont les yeux bleus et

les cheveux rouges. Ils sont généralement plus blancs que les Arabes

A le visage ovale et le cou long A le visage carré ; sa tête est plus rapprochés des épaules

Vit sous la tente ; il est nomade sur un territoire limité

Habite la maison, il est fixé au sol

Se couvre de talismans. Il voit en toutes choses l’effet des sortilèges

Ne croit point au mauvais œil et peu aux amulettes

Déteste le travail, il est essentiellement paresseux : pendant neuf mois de l’année, il ne se préoccupe que de plaisirs.

Travaille énormément et en toute saison ; la paresse est une honte à ses yeux

Laboure beaucoup ; il possède de nombreux troupeaux qu’il fait paître ; il ne plante point d’arbre.

Cultive moins de céréales, mais il s’occupe beaucoup de jardinage. Il passe sa vie a greffer, il a chez lui des lentilles, des pois chiches, des fèves, des artichauts, des navets, des concombres, des oignons, des betteraves, des poivrons rouges, des pastèques, des melons. Il cultive le tabac à fumer, il possède des fruits de toute espèce : olives, noix, oranges, poires, pommes, abricots, amandes, raisins

Voyage quelquefois pour trouver des pâturages ; mais il ne sort jamais d’un certain cercle

Un des membres de la famille s’expatrie toujours momentanément pour aller chercher fortune. Lorsqu’ils ont amassé un peu d’argent, ils rentrent au village.

N’a point d’industrie, quoiqu’il confectionne des selles, des harnachements, des mors

Est industrieux : il bâtit sa maison, il fait de la menuiserie, il forge des armes, des canons et des batteries de fusils, des sabres, des couteaux, des pioches. Chez lui se travaillent les burnous et les habayas, vêtements de laine ; des haïks de femmes, les chachia blanches ; sa poterie est renommée.

Paresseux de corps, se ressent un Chez lui, la colère et les rixes

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peu dans tous les mouvements de cœur de cette inertie physique

atteignent d’incroyables proportions

Est vaniteux. On le voit humble, arrogant tout à tour

Demeure toujours drapé dans son orgueil

Baise la main et la tête de son supérieur avec force compliments et salutations

Ne fait pas de compliments ; il va baiser la main ou la tête du chef ou du vieillard ; mais quelle que soit la dignité, quel que soit l’âge de celui qui a reçu cette politesse, il doit la rendre immédiatement.

Dans la guerre, procède le plus souvent par surprise et par trahison

Prévient toujours son ennemi

Se contente de la dia Chez lui, il faut que l’assassin meure

Classe les musiciens au rang de bouffons : ceux qui danserait serait déshonoré aux yeux de tous

Aime jouer de sa petite flûte, et chez lui tout le monde danse.

(Schématisation d’un article de M.Daumas et M. Fabar, la grande Kabylie. Etudes historiques, Hachette, Paris, 1847)Question:Selon votre lecture critique de l’Histoire de l’Algérie et du texte 2, quelle est la population la mieux appréciée ? A quoi sert cette distinction ?

Il est utile, avant d’analyser la comparaison, de préciser que le terme Kabyle n’a pas l’acception actuelle. A l’origine, le nom Kabyle désignait les habitants des montagnes du Maghreb. Ce nom leur a été attribué par les historiens musulmans, « el qabaïl » désignait alors les tribus berbères qui ont refusé l’hégémonie orientale de leurs pays. Le terme d’Arabe est tout aussi problématique car il englobe trois réalités différentes décrite par les géographes et par les historiens musulmans : el ‘arab (Descendant des tribus d’Arabie), elmou’areb (population de races différentes ayant pris la langue arabe comme moyen d’expression) et el a’rabi (tribus ayant pris comme mode de vie le nomadisme) Daumas utilise le terme de Kabyle selon son acception première et celui d’Arabe dans le sens de tribus nomades. Ce choix simpliste explique le caractère schématique de sa comparaison.

Afin de répondre à la question posée, il est indispensable d’analyser la portée de la comparaison. La comparaison des deux populations majoritaires4 du Maghreb se fait sur quatre points : - L’aspect physique. Ce point a pour but de distinguer deux races différentes afin de mieux les opposer. Or, il est attesté, par les historiens grecs et latins, que la nature physique des peuples du Maghreb était déjà hétérogène dans l’Antiquité- Le mode de vie. Daumas compare deux modes de vie différents et non pas opposés, le mode sédentaire et nomade. Etant issu d’une société sédentaire, l’auteur aura une réaction répulsive à ce qu’il ignore. Ainsi, l’inactivité de neuf mois qu’impose aux nomades l’élevage des animaux dans la plaine est décrite comme de la paresse alors que l’activité journalière qu’impose la vie montagnarde est reconnue comme étant habituelle et donc positive. - Le mode de subsistance. Le mode de vie nomade impose la primauté de l’élevage sur la culture, et sur l’industrie. Ceci semble choquer l’auteur qui est plus habitué à l’autre mode de subsistance. L’auteur juge au lieu de comprendre les nécessités géographiques d’un tel comportement ou d’un tel autre. Par exemple, on peut se demander à quoi pourrait bien servir

4 - Avant la conquête française, le peuple maghrébin est composé de cinq groupes distincts : Arabe, juif, kabyle, maure et tzigane

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des meubles en bois sous une tente, ou bien se demander, avec beaucoup de mauvaise foi, si les Arabes portaient des burnous, des habayas,… ou d’autres choses !- La nature et les mœurs sociales. Les jugements de l’auteur semblent, là aussi, ignorer le mode de vie et caractériser une population au lieu d’expliquer un mode d’être. La tribu nomade est structurellement hiérarchisée. A son sommet on trouve les familles fondatrices souvent de noblesse guerrière et à sa base les esclaves et les saisonniers. Ainsi chaque tribu est structurée comme un petit royaume où le respect de la hiérarchie est une obligation vitale. Cette hiérarchie est moindre dans une société fondée sur l’agglomération de plusieurs tribus (ce qui est désigné dans certaines régions par le mot ‘arch).- De quelques particularités. Le mode de combat des nomades est qualifié de « trahison » ce qui est assez étrange. La razzia (de l’arabe ghazoua) est une incursion qui utilise la rapidité d’action et la surprise. Elle est souvent pratiquée dans un territoire sans relief géologique. En effet, sans couverture ni lieu de repli, la razzia reste le meilleur moyen de lutte. Partout sur le pourtour méditerranéen (montagnes du Nord Afrique y compris) la vendetta est sacrée. Il ne s’agit donc pas de fierté mais juste d’une habitude géographique.

Cette lecture analytique nous permet de constater que l’auteur rejette l’Autre non pas pour son infériorité mais pour sa différence. Elle met aussi l’accent sur la nécessité de délimiter chacune des deux populations afin de mieux les utiliser. Ainsi les Arabes seront utilisés comme Khammases, les Kabyles, comme ouvriers dans les villes et même en métropole.

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COURS MAGISTRAL : Problèmes de la littérature maghrébine de graphie française

Discutable de par son sa naissance, la littérature maghrébine de graphie française n’a pas cessé d’être problématisée par la critique. Nous pouvons résumer les points de questionnement comme suit : Première problématique :La lecture de textes maghrébins a toujours privilégié les préoccupations politiques ou sociales au détriment des considérations littéraires ou esthétiques.Seconde problématique :Cette littérature est marquée par une contradiction constitutive (constituante). En effet, elle est née en opposition à l’Autre. Mais pour ce faire, ses auteurs ont utilisé la langue et surtout le mode de représentation (le roman) de cet Autre.Le conflit Csé/Cteur va créer un antagonisme catégorique où va s’effacer la dialectique du Même et de l’Autre.Cette culture de nécessité imposée par le Cteur et que le Csé déplore va conduire ce dernier à souscrire, à son insu, aux critères d’appréciation du genre romanesque venu d’Europe.Les auteurs maghrébins vont dénoncer et, au même moment, assimiler le cadre socio-historique étranger. Troisième problématique :Cette littérature pose le problème de l’appartenance à une communauté nationale. Cette appartenance est mise en doute à cause de son non respect de la triptyque idéologique : Nation, langue et religion.Afin de prouver son appartenance à son groupe communautaire, l’auteur n’aura plus que deux choix : Nier la reconnaissance de sa part d’altérité que son Même a historiquement intégrée ou reconnaître cette partie de lui, au risque de se voir rejeté et banni par ses compatriotes qui vont le considérer comme un traître à sa mythique « culture originelle » (qui n’a d’ailleurs jamais vraiment existé en tant qu’ensemble bien défini)C’est cette situation qui explique le fait que la littérature maghrébine ait été, dans un premier temps, vitupérée par l’idéologie coloniale à cause de son engagement nationaliste et récusée par les nationalistes pour cause d’altérité et d’inauthenticité. Imaginant ainsi une obligation de pureté propre aux textes maghrébins. Cette situation, bien inconfortable, oblige les auteurs maghrébins à prendre position et à déterminer indéfiniment leur point de vue.Trois positions sont possibles :1. certains auteurs, tel que Kateb Yacine, ne vont jamais cesser de se justifier et d’expliquer perpétuellement l’usage qu’ils font de la langue française. C’est le « dominer la langue du dominateur » de Kateb Yacine.2. d’autres vont assumer, tel que M Dib, pleinement cette part de l’Autre que leur être a historiquement repris, et ils vont même en jouer comme une composante de leur création.3. D’autres, enfin, vont, afin d’échapper à ce sentiment de déchirure et d’étrangeté, choisir une éventualité radicale qui est l’élimination de la part d’étrangeté qu’ils portent en eux. Ce fut le cas de M. Hadded qui choisit le silence suicidaire.

Cette double identité n’est pas le propre des sociétés colonisées. Comme le montre Bakhtine, dans son œuvre le Marxisme et la philosophie des langues (1977), la littérature, ainsi que le langage, est orienté vers l’Autre, cette altérité est le propre de la formation de toute civilisation. C’est ce qu’il nomme le Dialogisme.Ce dialogisme est inhérent à toute littérature. Mais dans le cas maghrébin, il est censuré ou autocensuré au nom d’une authenticité culturelle qui n’a comme conséquence que d’accentuer le sentiment de déchirement et d’aliénation des auteurs maghrébins (ce qui rend plus explicite le nom Kablout – corde cassée- dans Nedjma)

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L’effet schizophrénique :Dialogisme deux langues deux représentations du monde (mais cette richesse est refusée) Durant la période post-coloniale, ce refus de l’Altérité a été accentué par la politique des Etats qui a conduit à un affrontement entre arabophone et francophone. Cette politique simpliste refusait de voir la complexité de la société maghrébine qui est construite sur une polyglossie.Le refus total de l’altérité et du métissage va conduire à une épuration totalitaire qui se traduisit en littérature par :- dans un premier temps, le refus de représenter l’Autre (c’est le SOI contre l’AUTRE)- dans un deuxième temps, le refus de représenter son être dans toute sa complexité (c’est le SOI qui se retourne contre lui-même)

En cela le meurtre final d’un homme par son frère dans la Malédiction fait suite à l’assassinat d’un Arabe dans l’Etranger.

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COURS MAGISTRAL : Naissance du roman algérien (Les premiers romans maghrébins d’expression française)La littérature algérienne de graphie française est née aux alentours du centenaire de la colonisation. Elle se caractérise dès le début par une surdétermination du débat idéologique politique qui travaille le territoire dans toute sa diversité.Chronologiquement, cette littérature fait suite à une abondante production d’auteurs métropolitains : voyageurs ou militaires français de passage en Algérie. Ces premiers écrits sur l’Algérie relataient les expéditions des conquérants, incitaient à l’action et à l’ouverture dans un monde considéré comme «  vierge ».Après l’installation définitive de la colonisation, aux alentours de 1850, l’Algérie connut un déferlement de voyageurs attirés par la curiosité. Ceux-ci fuyaient la vie métropolitaine et étaient à la recherche de sensations nouvelles. La réalité de la conquête leur restait indifférente. Partis à la recherche de l’Orient, ils ne virent que ce qu’ils désiraient voir. Cette littérature se limita à la représentation de tableaux chatoyants. Ceux-ci reproduisaient des scènes de mœurs qui n’avaient absolument rien de commun avec le décor habituel de la métropole. Tout cela était détaché de son contexte réel et fardé par la plume de l’écrivain.Exemple : Fromentin, un An dans le sahelDaudet, Tartarin de Tarascon Maupassant, Sur l’eauC’est au début du XX° siècle que se réalise la prise de parole par des auteurs issus de la colonisation de peuplement. Le premier est connu sous le pseudonyme de MUSETTE, qui exercera une influence certaine sur de nombreux écrivains coloniaux. Il publiera, de 1895 jusqu'à 1920, une longue série de pochades où il relate les aventures se voulant « burlesques » de son héros CAGAYOUS : raciste, antisémite et démagogue. Ces pochades constituent une chronique de la vie coloniale car elles reflètent les mentalités de la communauté européenne d’Algérie.Deux décennies plus tard, ce sont les autochtones qui se mettent à écrire en français. Leurs œuvres voient le jour dans le triomphalisme de la célébration du centenaire, sanctionnant les premiers effets de la politique scolaire d’assimilation et sont directement inscrits dans la mouvance d’action du roman colonial, tout en cherchant leurs modèles scripturaux dans le corpus des classiques de l’enseignement. Ces textes sont ainsi le fait d’auteurs qui, par leur passage à l’école française, par leur introduction à la modernité, se trouvent impliqués, en qualité d’échantillons, représentatifs de la mission civilisatrice menée par la France en Algérie, dans le débat d’idées sur la volonté/possibilité de l’assimilation. Ces romanciers sont aussi, souvent, des essayistes, des hommes politiques, porte-parole de leur communauté. Dès lors, leurs écrits portent la marque de leurs écrits réflexifs et tout ce passe comme si les premiers étaient subordonnés aux seconds. De fait, cette littérature qui relève aussi bien d’un besoin existentiel de création que d’un projet idéologique d’affirmation de « l’humanité » des indigènes et d’illustration de leur identité, va répondre, dans un procès dialogique, à la nécessité d’équilibrer, sinon de décentrer, la parole du colonisateur. Ce faisant, elle butera sur sa nature hybride qui la met constamment en porte-à-faux avec chacune des deux communautés rivales et gardera des contraintes et des censures qui régissent ses conditions de production, l’empreinte indélébile et vivace d’une identité gommée. Cette écriture a une fonction instrumentale, illustrative d’un propos idéologique qui la précède et la légitime.Genre nouveau, suspect pour être arrivé dans les fourgons de la colonisation, le roman algérien correspond, cependant, à une nécessité historique et, dans un moment où le combat politique prend le relais d la résistance armée, il se fait roman à thèse. Thèse qui cherche à infléchir ou à contrebalancer la thèse coloniale sans encore pouvoir la contester ou la dénoncer ouvertement. Tout en respectant les normes de la narration et de l’esthétique réaliste, tout en souscrivant aux présupposés de l’action civilisatrice de la colonisation, tout en se faisant pour l’Autre et non contre lui, la parole romanesque algérienne émergente livre une vision du monde qui associe aspirant à un renouvellement culturel nourri au modèle français et attachement à la spécificité identitaire héritée des ancêtres.

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Dès lors, les critiques de ces romans se sont accordés à y repérer un double discours  : l’un implicite, célébrant les bienfaits de la civilisation française, l’autre implicite disant l’impossibilité de l’assimilation. Le premier se livrant dans le commentaire autorisé du narrateur, le second se donnant à décrypter essentiellement à travers les itinéraires de héros engagés dans l’aventure assimilationniste et qui, tous, connaissent l’échec. Personnages qui se disjoignent de leur communauté pour aller tenter l’aventure de l’entrée dans le monde de l’Autre, ils sont, en général, sanctionnés négativement pour cette faute originelle, leur trajectoire s’enlise dans des conduites de marginalisation : alcoolisme, exil, délinquance,… quand elle ne se trouve pas tragiquement déviée par la maladie, la folie ou le crime. La seule issue des itinéraires des candidats à l’assimilation est la mort : biologique, sociale et symbolique.J. Déjeux, relevant la duplicité de ces textes, l’attribue au double désir contradictoire d’attraction/ rejet de leurs héros pour l’assimilation. En fait, les deux circuits contradictoires de propagation du sens idéologique, par leur solidarité conflictuelle manifestent la tension caractéristique du débat sur l’assimilation qui agite les intellectuels algériens dans le référent socio-historique. Or, on le sait, les voix patentées des élites algériennes se prononçaient alors à la fois pour l’assimilation, c’est-à-dire, en faveur de l’application du versant juridique de la citoyenneté française aux sujets musulmans et contre l’assimilation dans la visée linguistique, culturelle et religieuse qui présupposait le renoncement à l’inscription dans l’héritage arabo-musulman. Cette double option constitue la base même des programmes des partis politiques qui, en 1936, sous le Front Populaire, se réunissaient en un « Congrès musulman d’Alger » pour élaborer une plate-forme de réformes revendiquant l’égalité des droits civiques et politiques avec les Européens de la colonie et la sauvegarde du « statut personnel ». Les romans de cette époque, du fait même de leur faiblesse, de leur valeur littéraire n’en disent pas beaucoup plus sur le débat que ce que les discours politiques extratextuels affirment. Aussi la combinaison des deux «  messages » romanesques n’est-elle contradictoire qu’en apparence.Du fait du recrutement social des auteurs (fils de notables pour la plupart), du fait de leur liaison organique avec le pouvoir (ils sont fonctionnaires de l’Etat français), ils étaient comme prédisposés à écrire cette littérature de « l’assimilation » tout en produisant, à leur insu, les signes avant-coureurs de la prise de conscience nationale qui va informer les œuvres de leurs successeurs. Et, de fait, ils étaient devenus susceptibles de jouer un rôle de relais du pouvoir en place, de porte-parole de leur communauté et, d’une certaine façon, d’avant-garde. D’autre part, ils diffusent l’idéologie « assimilationniste » ; d’autre part, ils répercutent les sentiments de fidélité de leur communauté, à sa culture d’origine. Enfin, ils précèdent dans leur expression, les aspirations plus ou moins confuses de tout ou d’une partie de la communauté à une transformation/modernisation de son mode de vie. C’est cette position qui fait d’eux des êtres frontières.Mais, surtout, en thématisant le malaise existentiel et l’échec des candidats à l’assimilation, ces romans auront au moins signifié l’existence d’un problème, et, en le verbalisant dans la langue de l’autre, permis sa reconnaissance. Problème de la dépossession des colonisés de leur Histoire et de la mise en demeure qui leur a été signifiée de se faire « autres » pour réintégrés dans leur propre société dont les rouages du colonialisme.Le dialogue, plus ou moins faussé et pétri de malentendus, qui cherche à s’amorcer, trouvera un terrain commun pour se réaliser. En effet, en dépit des points de vue opposés, parfois inconciliables, qui orientent les productions romanesques émanant de part et d’autre de la frontière entre colonisé et colonisateur, ces œuvres paraissent, les unes les autres, subsumées par les valeurs de démocratie, d’égalité, de liberté. Ce faisant, les univers romanesques en question donnent à voir la mise en œuvre du métissage culturel.Certes, la travail de l’écriture, dans les romans pionniers algériens nouvellement initiés à la langue française et au genre romanesque, apparaît « bloqué » par une application imitative par trop servile et par les traces de leur longue fréquentation d’une littérature arabe de la glose, certes leur production est vraisemblable desservie par la pauvreté du paysage intellectuel de la colonie mais par la vertu du travail de l’écriture, ces auteurs algériens préparent la maturation d’une mutation qui s’en finit pas d’agiter et de déchirer le corps social de l’ancienne colonie française.

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L’intérêt de ces œuvres d’apprentissage réside dans le travail d’adaptation de la langue française et de la forme romanesque opéré par ces natifs des langues indigènes, héritiers d’une narration de l’oralité. Or, par la vertu intrinsèque du travail transformateur de l’écriture et de la fiction, ces auteurs ont efficacement aidé à la « naturalisation » du français d’une part et du roman d’autre part, dans le champ littéraire algérien.Ainsi, ce roman émergent, parce qu’il est tributaire de ses conditions matérielles de production présente une certaine complexité énonciative en contrepoint du développement narratif simple, linéaire, dépourvu de toute recherche formelle et en contrepoint de la massive présence d’énoncés idéologiques. Aussi, sa gageure réside-t-elle moins dans son contenu, que dans son orientation sociale. D’une part en donnant à voir les négociations idéologico-culturelles en cours dans la société. D’autre part en postulant un destinataire difficile à cerner.A l’analyse, cette parole littéraire apparaît moins comme l’expression d’un déchirement que comme une « formation de compromis » qui module son désir d’expression en fonction d’un récepteur susceptible de la comprendre et sur lequel elle prétend agir. Mais la tension illocutoire qui l’oriente ne vise pas une seule cible et sa diffraction lui est comme imposés par l’éclatement de la société coloniale en trois groupes. Inscrit dans le procès d’échange qui marque intrinsèquement le procès de production du sens dans l’Algérie coloniale, le roman autochtone, de prime abor, ne semble pas s’adresser à un public « naturel » ; lequel est massivement analphabète et non francophone ; on a mainte fois relevé que ce décalage n’empêche pas le romancier d’établir, en texte, une connivence avec les siens, notamment à travers l’usage insistant d’un « nous » qui inclut sans ambiguïté auteur et narrateurs dans la sphère su même. Aussi est-on en droit d’affirmer que si ce n’est pas à son adresse que l’œuvre s’écrit, c’est tout de même à son intention, c’est en son nom qu’elle s’élabore.

En général, et malgré leur diversité, tous les romans de cette époque semblent être une réponse nécessaire mais bien faible à la floraison des romans coloniaux (indigénophobes et indigénophiles).Faible : car Formellement, ces textes sont sur le modèle européen (roman réaliste) et la langue utilisée est celle des colons ces romans représentent des modèles de la réussite de la mission civilisatrice française. L’administration coloniale va d’ailleurs les exhiber ces ils justifient la politique d’assimilation la place que leurs auteurs ont acquise l’a été aux pris d’une trahison Nécessaire : Car bien qu’ils reconduisent la dualité sociologique du discours colonial, ces auteurs laissent entendre que les caractères de colonisé/colonisateur, barbare/civilisé,… n’est pas du côté que l’on imagine. ils laissent présager le retour du bâton, car, l’Histoire le montre, le pouvoir politique et la civilisation ont maintes fois changé de camp.Mais : cette faible contestation n’est pas visible à la première lecture et en apparence ces romans semblent faire allégeance au pouvoir colonial qui a donné la parole.Cette contestation est considérée comme faible car ses auteurs sont le résultat d’une destruction identitaire qui crée un fossé entre la réalité qu’ils vivent et ce qu’ils imaginent.Ne peuvent réussir à crier leur constatation que ceux qui ont réussi à faire un travail de restructuration.

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Point d’étude/ Caractéristiques de la première littérature maghrébine de graphie française

En 1914, un député colonial déclare, lors de son discours à la Chambre :« Notre devoir est, non pas d’imposer aux Indigènes des méthodes conformes à nos idées, à notre conception de l’existence, à nos principes républicains, mais de nous placer, en quelque sorte, à leur niveau et de rechercher les réformes capables de favoriser leur évolution, sans briser le cadre où leur existence est enfermée »Cette déclaration qui semble, à première vue, défendre la spécificité culturelle algérienne annonce en vérité les prétentions coloniales. D’une part, la culture autochtone est considérée comme un enfermement identitaire que cherche à préserver la France. Cette claustration est l’une des armes utilisées par la France pour asservir le peuple algérien en le maintenant dans une tradition passéiste. D’autre part, « l’indigène » semble incapable de gérer lui-même les étapes de son évolution. Le colon se donne le droit (ou le devoir selon les points de vue) de penser la mutation du colonisé. Cette mutation ne doit pas prendre la forme d’une assimilation de la « civilisation française » bien au contraire. Elle se doit d’entretenir l’état de dépendance culturelle, intellectuelle,…. C’est dans cette optique que l’enseignement des Algériens a été mis sous la tutelle du Ministère de la Guerre, alors que celui des Européens était sous celle du Ministère de l’Education Nationale. Cet état de fait vient de la conscience qu’a les Français du danger que représente, pour la colonisation, la constitution d’une élite. L’émancipation et l’instruction sont des armes trop puissantes, ce qui explique les réticences qui suivront l’ouverture de l’enseignement primaire aux « indigènes ». La loi de 1919 sur l’assimilation des Musulmans d’Algérie est un mythe créé de toute pièce pour faire patienter l’élite colonisé qui s’impatientait d’être traitée comme une sous-classe. Cette loi prend des allures de fable car elle est assise sur une contradiction originelle. En effet, elle établissait que pour accéder à l’assimilation, le Musulman devait atteindre le statut de « civilisé » or cette conception introduit l’idée de différence qui s’oppose aux principes des droits de l’Homme et au blason français : Liberté, Fraternité et Egalité. Mais devant le danger que constituait le fait que l’Autre se constitue en un Même, les autorités coloniales ont compris qu’il fallait le laisser dans son état premier ou de créer un être hybride qui ne serait ni trop Autre ni tout à faut un Même. Cet être constitua la première élite algérienne et aussi sa première expression littéraire.

Caractéristiques de cette première littérature : le thème central de cette première écriture est l’assimilation. Ce thème, clairement politique, est traité dans des récits de formation afin de démontrer sa nature néfaste et surtout irréalisable.En plus d’un assujettissement culturel, politique et social, cette première écriture subissait une dépendance éditoriale qui lui imposait un discours marqué par une allégeance à l’Empire colonial. Cette obligation explique les préfaces et les dédicaces à la gloire de la France et l’œuvre civilisatrice française.Cette écriture est une littérature de ruptures. Produit hybride, elle est marquée par l’équivocité du sens et du discours. - Equivocité sur le plan textuel :- Rupture entre un texte qui combat l’assimilation et les clichés de la colonisation et des préfaces et des dédicaces à la grandeur de la France- Rupture entre un discours paraphrasant et reprenant les poncifs et les stéréotypes coloniaux et une fiction clairement critique- Rupture spatiale. Le déplacement dans l’espace se confond, narratologiquement, avec une mutation temporelle. L’espace colonial actuel est pris comme une négativité alors que l’espace autochtone est décrit comme un espace de nostalgie.- Ecrite en français, l’œuvre imprime, sous la sphère civilisatrice occidentale, les signes de l’altérité culturel et linguistique de son auteur

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- Rupture avec le discours colonial :L’écriture première, bien que littérairement médiocre, marque une véritable révolution discursive. En effet, elle marque le déplacement du lieu de l’allocution. D’objet de discours, le Maghrébin devient sujet du discours. Il est la source d’un discours qui le représente. De plus, cette écriture renverse la dialectique du Même et de l’Autre. Le Même ou encore le centre, historiquement lié à l’Occident, renvoie à une voix jusque là muette, celle des autochtones. Le Maghreb n’est plus l’objet d’un discours ethnographique ou d’un discours exotique mais il devient le référent d’une auto-image qui présente une image péjorative du Colon.

- Rupture idéologique :Rompant avec le discours officiel, ces écritures premières démontraient l’impossibilité de l’assimilation, contestaient la mission civilisatrice française et mettaient en avant la relativité historique.

Cette littérature marque dont par son ambivalence car elle se présentait comme un discours allusif qui servait à critiquer l’époque.

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T .D. 4 : Premiers textes maghrébinsTexte 1 :Aux abords du Koutab, Bou-El-Nouar fut péniblement impressionné par les bruits divers qui venaient de l’établissement d’enseignement arabe. C’était tout d’abord une espèce de forte et confuse résonance qui se résumait en un puissant écho planant au-dessus de presque tout le quartier. Plus ils s’approchaient de la classe, plus les bruits se précisaient et se caractérisaient. Puis une immense cacophonie déchira ses oreilles ; des voix de tous les timbres et de tous les âges se mêlaient dans un concert indéfinissable. Tous les élèves hurlaient à tue-tête en récitant les versets du Coran et, par-dessus un charivari indescriptible, le maître amplifiait sa voix grave pour rappeler à l’ordre les enfants distraits ou dissipés.Le Koutab n’eut rien d’attirant pour Bou-El-Nouar. Ce lieu d’enseignement occupait une vaste salle qui, dans l’esprit du propriétaire de l’immeuble, eut dû servir d’entrepôt ou de garage. La classe donnait sur une rue peu fréquentée et exposée franchement au nord. L’hiver, le local prenait les allures d’une véritable glacière qu’un vieux réchaud à bois ne parvenait jamais à rendre supportable. Le matériel d’enseignement était réduit à sa plus simple expression. Chaque élève était muni d’une planchette rectangulaire percée en son bord supérieur d’un trou où passait une ficelle qui permettait de la pendre à un clou, lorsqu’elle n’était pas entre les mains de l’élève. Elle portait de gros caractères arabes tracés à l’aide d’une plume en roseau trempée dans du smakh ou encre fabriquée avec de la laine noire calcinée.Le sol couvert de nattes usagées s’ornait de profondes ornières. Bou-El-Nouar habitué à un certain luxe trouva les lieux sans majesté. Contre le mur, face à la porte, s’étalait la natte du maître, plus épaisse mais plus petite aussi, couverte d’un morceau de vieille tapisserie, don lointain d’une famille bourgeoise. Derrière le taleb, à portée de sa main lorsqu’il était assis, sur une sorte de console faite de vieilles planches, une vénérable neskha du Coran trônait, telle le Saint des Saints. C’était le seul outil dont le maître avait besoin lorsque sa mémoire lui faisait défaut.Rabeh et Akli ZENATI, Bou-El-Nouar, le jeune Algérien (1945)Etudiez la description faite de l’école coranique.

Texte 2 :Des femmes voilées, lentement, s’avancent au son des flûtes de roseau. A petit pas, elles cheminent ; statuettes drapées de robe aux longs plis, les yeux baissés, elles élèvent leurs doigts légers semblant mimer le battement d’ailes. (…) Les danseuses suivent l’inspiration que fait naître en elle l’heure présente, où la nature appelle tout à la vie, le chef qui regarde, l’hôte, fier cavalier que toutes les femmes admirent, l’homme tendrement aimé. Elles dansent, et, pour une fois, extériorisent leur âme assoiffée de confidences. Les yeux mi-clos, le visage calme, toutes les passions en elles gémissent ou chantent par la seule et divine harmonie du geste.Les musiciens accélèrent le rythme et le rompant brusquement sur une note longue et plaintive, qui reste longtemps vibrante et trouble les amours mystiques du silence et de la nuit. (…)— Que préfères-tu maintenant ? la danse devant Dieu, celle des mains, celle du sabre, celle des voiles ou encore celle du guerrier ?— Celle de l’homme de poudre !Ben Mostapha fait signe aux assistant de passer derrière les tentes et de laisser le champ libre. Deux ombres s’approchent, se profilant sur les étoiles si basses qu’on dirait les feux de quelque douar dispersé dans le lointain sombre. L’homme, le visage à demi voilé, caresses d’un air triomphant son long moukala (fusil), une femme au pas léger le suit. Lui, fier, tourne autour de sa conquête. La danseuse, renversée, les yeux fermés, les dents luisantes, semble pâmée sous l’ardent désir. L’homme veut l’étreindre, mais la tentatrice souple se dérobe ; seul, glisse entre les doigts tendus du guerrier un envol de parfum qui le grise. Etourdi un instant, il se redresse grandi, farouche, et s’éloigne le regard en arrière.La femme revient, les bras ouverts, obsédante. Séduit à nouveau, l’homme lance dans l’air, où vibre la note aiguë des flûtes, son fusil en signe d’allégresse.

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Côte à côte, maintenant, têtes penchées, bras enlacés, pour eux, l’heure de l’amour semble venue, mais l’inconstante dénoue l’étreinte et recommence l’éternelle comédie. L’homme, cette fois, les traits altérés, arme son fusil, un éclat jaillit, la poudre a parlé …Semblable à un fantôme, la danseuse a fui. Il a tué son rêve et, à sa poursuite, court dans la nuit.Mohamed BEN SI AHMED BENCHERIF, Ahmed Ben Mostapha, goumier. (1920)Faites l’étude du texte

Etude de la description du texte 1 :La description n’est jamais innocente dans un texte littéraire. En plus de questionner son mode de fonctionnement, le lecteur doit interroger sa fonction. Dans le texte qui nous intéresse, nous sommes en présence de la description d’une école coranique, lieu a grande portée signifiante dans un contexte d’acculturation. Afin de saisir la fonction d’une telle référence culturelle, nous devons commencer par faire l’étude de son fonctionnement. L’école coranique est décrite à partir du point de vue de Bou-El-Nour qui la découvre graduellement au gré de ses déplacements. Fils d’un notable, le héros sera confronté aux réalités de l’enseignement musulman avant d’intégrer l’école française. C’est ce contraste qui expliquera la fonction d’une description péjorative de l’institution autochtone. Le premier abord de la koutab est auditif. En effet, avant d’arriver devant l’école, le héros est saisi par une atmosphère sonore décrite comme pénible. L’extrait qui suit a pour but de recréer cette atmosphère : « Aux abords du Koutab, Bou-El-Nouar fut péniblement impressionné (l’adjectif impressionné est surchargé par l’adverbe péniblement) par les bruits divers qui venaient de l’établissement d’enseignement arabe. C’était tout d’abord une espèce de forte et confuse résonance qui se résumait en un puissant écho planant au-dessus de presque tout le quartier. Plus ils s’approchaient de la classe, plus les bruits se précisaient et se caractérisaient. Puis une immense cacophonie déchira ses oreilles  ; des voix de tous les timbres et de tous les âges se mêlaient dans un concert indéfinissable . Tous les élèves hurlaient à tue-tête en récitant les versets du Coran et, par-dessus un charivari indescriptible , le maître amplifiait sa voix grave pour rappeler à l’ordre les enfants distraits ou dissipés. » (expressions mises en gras : le champs lexical du bruit, expressions soulignées : champs lexical du malaise)Le choix des qualifiants et des verbes est très signifiant. En effet, ils sont pour but d’appuyer des idées déjà exprimées par les noms. Exemples, l’expression « charivari indescriptible » est une redondance oiseuse. En effet, le nom charivari contient déjà l’idée de l’impossibilité d’être décrit étant donné qu’il désigne un bruit assourdissant. Afin de marquer le mouvement du héros qui le rapproche de la Koutab, les auteurs utilisent le procédé de l’amplification : bruit résonance écho cacophonie concert charivari.Une fois arrivé dans «  la salle de classe », le héros subit une autre agression : le froid. « La classe donnait sur une rue peu fréquentée et exposée franchement au nord. L’hiver, le local prenait les allures d’une véritable glacière qu’un vieux réchaud à bois ne parvenait jamais à rendre supportable »La dernière station dans cette description est le matériel d’enseignement qui est « réduit à sa plus simple expression » : une planchette rectangulaire qui portait de gros caractères arabes tracés à l’aide d’une plume en roseau trempée dans du smakh ou encre fabriquée avec de la laine noire calcinée, des nattes usagées.Cette description est inévitablement péjorative, mais se contenter de ce constat est absurde. Décrite par des auteurs maghrébins, la koutab est scénarisée négativement, pourquoi ? dans quel but ?Une première réponse nous est offerte par le texte. Certaines expressions dénotent un certain recul par rapport à la culture première des auteurs. L’école coranique est désignée par une expression coloniale « établissement d’enseignement arabe », le Coran comparé au  « Saint des Saints ». Or, dans un contexte maghrébin, l’école coranique est appelée « Koutab » et le Coran est considéré comme le Saint des Saints.

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L’acculturation et l’assimilation pourraient, dans un premier temps, expliquer cette description négative mais le caractère dialogique du texte maghrébin de la première génération nous pousse a aller plus loin dans notre analyse.La mise en scène de l’école coranique ne peut se faire sans un questionnement sur les raisons de sa détérioration. Or, cette dernière s’explique par la confiscation des habous par les colonisateurs français. Ainsi la simple description d’un lieu, dans un contexte éditorial contrôlé, peut constituer une critique de la colonisation.

Etude du texte 2 :Une lecture de surface du texte nous indique son sujet : description de danses de la tribu des Ouled Naïl. Mais une lecture plus analytique met en avant la présence d’un double regard.

La première danse est décrire d’un point de vue maghrébin. En effet, les gestes et postures sont présentés dans leur profondeur culturelle dans leur signifiance. Les danseuses dansent pour extérioriser « leur âme assoiffée de confidences » de l’hôte, de l’homme tendrement aimé. La danse revêt une fonction expressive dans une société où l’incommunicabilité gouverne les rapports entre les sexes.

Des femmes voilées, lentement, s’avancent au son des flûtes de roseau. A petit pas, elles cheminent ; statuettes drapées de robe aux longs plis, les yeux baissés, elles élèvent leurs doigts légers semblant mimer le battement d’ailes. (…) Les danseuses suivent l’inspiration que fait naître en elle l’heure présente, où la nature appelle tout à la vie, le chef qui regarde, l’hôte, fier cavalier que toutes les femmes admirent, l’homme tendrement aimé. Elles dansent, et, pour une fois, extériorisent leur âme assoiffée de confidences. Les yeux mi-clos, le visage calme, toutes les passions en elles gémissent ou chantent par la seule et divine harmonie du geste. Les musiciens accélèrent le rythme et le rompant brusquement sur une note longue et plaintive, qui reste longtemps vibrante et trouble les amours mystiques du silence et de la nuit.

La deuxième danse est décrite à travers un certain nombre de jugements extérieurs à la société maghrébine. La profondeur symbolique de cette expression corporelle est abandonnée au profit d’interprétations occidentales.Ainsi, la femme revêt le caractère de tentatrice que lui donne la religion chrétienne, dès lors sa danse

Deux ombres s’approchent, se profilant sur les étoiles si basses qu’on dirait les feux de quelque douar dispersé dans le lointain sombre. L’homme, le visage à demi voilé, caresses d’un air triomphant son long moukala (fusil), une femme au pas léger le suit. Lui, fier, tourne autour de sa conquête. La danseuse, renversée, les yeux fermés, les dents luisantes, semble pâmée sous l’ardent désir. L’homme veut l’étreindre, mais la tentatrice

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n’est comprise que comme la manifestation de son inconstance.

souple se dérobe ; seul, glisse entre les doigts tendus du guerrier un envol de parfum qui le grise. Etourdi un instant, il se redresse grandi, farouche, et s’éloigne le regard en arrière.La femme revient, les bras ouverts, obsédante. Séduit à nouveau, l’homme lance dans l’air, où vibre la note aiguë des flûtes, son fusil en signe d’allégresse.Côte à côte, maintenant, têtes penchées, bras enlacés, pour eux, l’heure de l’amour semble venue, mais l’inconstante dénoue l’étreinte et recommence l’éternelle comédie. L’homme, cette fois, les traits altérés, arme son fusil, un éclat jaillit, la poudre a parlé …

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COURS MAGISTRAL : Aperçu historique de la littérature maghrébine

Les premiers écrivains de langue française au Maghreb furent des colons d’Algérie, qui affirmèrent très tôt leur autonomie d’expression par rapport à la métropole, prenant notamment leurs distances vis-à-vis de la littérature de voyage consacrée à l’Algérie par des écrivains français, comme Maupassant, Fromentin, Daudet ou Loti pour n’en citer que quelques-uns.Robert Randau (1873-1946), avec les Colons (1907), mais aussi J. Pomier et Louis Lecoq inaugurèrent, au début des années 1920, le courant algérianiste, qui s’attachait à décrire de l’intérieur la terre colonisée, ses mœurs et ses coutumes.Plus tard — à partir de 1935 —, l’école d’Alger servit de chambre d’écho à la dénonciation de l’injustice coloniale. C’est dans cette mouvance que se situent par exemple Albert Camus, Jules Roy (1907-2000) ou Emmanuel Roblès. Mais la situation de ces écrivains était extrêmement délicate : il leur était en effet difficile de dénoncer les injustices liées à la colonisation sans trahir leur communauté.L’histoire littéraire dégage sept étapes par lesquelles est passée la littérature maghrébine de graphie française écrite par des indigènes:

AVANT L’INDÉPENDANCEPremière étape : Les Précurseurs (avant 1945) La première génération des écrivains maghrébins de langue française composa surtout des essais ou des romans à thèse, d’un style presque précieux, pour y revendiquer une place dans l’espace colonial tout en tenant un discours d’adhésion à la mission civilisatrice de la France (Marie-Louise Taos-Amrouche, Jean Amrouche).

DiteLitt. d’assimilation

Deuxième étape : Le Ressourcement Culturel (1945-1955) À partir de 1945, cependant, une maîtrise plus grande de la langue française a permis aux auteurs maghrébins de composer des textes d’une dimension véritablement littéraire. Qu’il s’agisse de nouvelles ou de romans, ces livres sont souvent en grande partie autobiographiques, et posent de ce fait les questions inévitables de « l’identité maghrébine » et de l’assimilation. Ces récits mettent en scène une image du Maghreb qui va à l’encontre des clichés habituels de l’exotisme, décrivant notamment les difficultés et les joies de la vie quotidienne (Mohammed Dib, Driss Chraïbi, Mouloud Mammeri, Albert Memmi, Assia Djebar), mais ils explorent également les registres historique, policier, sentimental, etc., du roman.

DiteLitt. ethnographique

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Troisième étape : Littérature de Guerre (1955-1962) À partir de 1950 est apparu, dans la littérature maghrébine d’expression française, et surtout en Algérie, une réflexion sur le métissage culturel qui devait déboucher sur l’apparition d’une littérature engagée, accompagnant le combat pour l’indépendance. Dès lors, un courant nationaliste et révolté a irrigué l’inspiration littéraire des pays du Maghreb, tant dans le genre de l’essai que dans le roman, le drame ou la poésie.

Dite,Litt. de révolte

APRÈS L’INDÉPENDANCEQuatrième étape : La littérature de l’après indépendance (1962- 1968)Cinquième étape : La littérature moderne (1968-1988)Sixième étape : l’Ecriture de l’urgence (1988- 2000)Septième étape : la Littérature contemporaine (2000 à nos jours)

T .D. 5 : Jean El Mouhouv AMROUCHE « On sait moins que ceux des colonisés qui ont pu s’abreuver aux grandes œuvres sont tous non point des héritiers choyés, mais des voleurs de feu »Jean AmroucheQui est Jean El Mouhoub Amrouche ?Oublié par l’Histoire, ce grand nom de la littérature et de la culture maghrébine est tombé dans les limbes de l’oubli, oubli dû en partie à ce qu’il représente.Né à Ighil Ali en 1906 au sein d’une famille convertie au Christianisme, Jean El Mouhouv AMROUCHE incarne le drame de l’intellectuel maghrébin dans le contexte colonial. Il fit ses études secondaires en Tunisie puis intégra l’Ecole Normale de Saint-Cloud. Il devint instituteur avant d’entrait au ministère de l’Information d’Alger, puis à la radiodiffusion française. En 1958, il est le rédacteur en chef du journal parlé à la RTF. Il anima plusieurs émissions parmi elles Des idées et des hommes. Cette émission sera supprimée à causes des positions politiques qu’elle exposée. Il servira de médiateur entre le Général de Gaulle et Ferhat Abbas. Partisan de l’autonomie de l’Algérie, il mourra quelques mois avant l’indépendance, le 16 avril 1962.

Marqué par la singularité de sa naissance (Chrétien5, il représente l’intrusion coloniale), Amrouche représente cet entre-deux qui résulte de l’état schizophrénique résultant de l’acculturation coloniale. Il est cet être hybride qui se bat contre la déchirure d’une consciente éclatée entre l’Etre original (Algérianité) et l’Etre d’adoption (la Francité). Conscient de cet état, le premier poète maghrébin écrivait « si la France est l’esprit de mon âme, l’Algérie est l’âme de cet esprit ».Constitué sous l’ombre d’une France mythique, déçu par la France réelle, il s’engagera pour l’indépendance de l’Algérie conscient que « l’homme ne peut vivre (…) s’il ne peut avouer son nom »Jean El Mouhouv Amrouche prendra, tout au long de son œuvre, deux visages : celui d’un Prométhée maghrébin qui s’empara de la langue française dans ce qu’elle a de plus ignée ; et

5 - Il faut que les étudiants comprennent que les religions existant avant la conquête française de l’Algérie sont les religions musulmane et hébraïque. Le décret Crémieux de 1870 accorda la citoyenneté française aux 32 000 juifs d’Algérie

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celui d’un Homme qui a force d’éclatement, de dispersion se cherche dans la multitude qui l’entoure.Amrouche est un Homme à l’insatiable recherche de son Ego, de sa Patrie, de cet étranger qui l’habite,…. Afin de dominer cette plaie béante qui annihile tout ce qui le constitue, le poète s’appropriera toutes les identités, toutes les langues, tous les êtres. C’est en cela qu’il est humaniste.

Thématiques de l’écriture amrouchienneL’écriture amrouchienne est marquée par l’exil et l’angoisse d’un Moi multiple qui a été marqué par trois ruptures initiales : le départ d’Ighil, le départ vers la France et la Guerre d’Algérie. Sa littéraire devient sa planche de salut, elle va le sauver de l’errance Conscience de l’hybridité. C’est ainsi que Mammeri disait « le sort des Amrouche a été une fuite harcelée, hallucinante, de logis en logis, de havre jamais de grâce en asile toujours précaire. Ils sont toujours chez les autres étrangers, où qu’ils soient » Désillusion d’une France mythique Problématique du nom qui se retrouve dans sa propre identité nominale 

JeanChrétienté

El MouhouvAmazighité

AmroucheMaghrébinité

Quête d’un pays innocent (l’Algérie) qu’il cherchera à expliquer aux Français (principalement dans son Eternel Jugurtha). Ce pays est assumer principalement dans son verbe ancestral (poèmes, mythes, chansons, …) Thème de l’enfance et de l’absence Mysticisme. La poésie de Amrouche est une tentative, effrénée, pour transcender la matière, l’angoisse de l’instant pour rejoindre l’Eternel. A travers une foi qui atténue le déracinement, le poète cherche un sens à sa vie

Quelques extraits de son œuvre

Etoile secrèteJ’ai respiré la chair du monde et le monde dansait en moi, j’étais à l’unisson de la sève, à l’unisson des eaux courantes, de la respiration de la mer. J’étais plein du rêve des plantes, des collines ensommeillées comme des femmes après l’amour.Mais j’ai perdu l’esprit d’enfance, l’accord parfait aux Rythmes saints. Ma bouche s’est emplie de l’âcre saveur de la connaissance et la musique du monde qui ruisselait au printemps de l’enfance peu à peu s’est évanouie dans le pas solitaire du sang.Entre les Choses solitaires où flotte un souvenir de Lumière s’est épaissie la nuit de l’homme.

Faites l’étude de cet extrait

Espoir et ParoleNous voulons la patrie de nos pèresla langue de nos pèresla mélodie de nos songes et de nos chantssur nos berceaux et sur nos tombesnous ne voulons plus errer en exildans le présent sans mémoire et sans avenir.

L’homme le plus pauvre (…)est riche malgré tout de son nomd’une patrie terrestre son domaine

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et d’un trésor de fables et d’images que la languedes aïeux porte en son flux comme un fleuve porte la vie

on ne nous fera plus prendre des vessies peintesde bleu de blanc et de rougepour les lanternes de la liberté

Quelles sont les revendications de l’auteur ?

Pressentiment de la solitude Tu abandonneras les musiques de ton enfance,Ta mère, qui le soir, t’endormait de ses chants,Et la paix de la nuit où tu sentais frémirL’amour immatériel de toute ta maison,

L’allée secrète du jardin où se nouaient les rondesDe tes rêves d’enfant,Les arbres inclinés effleurant tes cheveuxDe leurs feuilles bruissantes,Et le coin d’ombre où tu tremblais,Devant le mur lépreux qui pleurait en silence,(…)Tu prendras tes trésors dans les mains de ton âme.Longtemps, jour après jour, tu les dénombreras,Mais nul, auprès de toi, ne frémira d’attenteQuant l’heure de dormir se posera sur toi

Quel est le sujet de ce texte ?

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Pistes de réponse

Poème 1

Le poème dit la nostalgie d’une époque bénie : celle de l’enfance. Le poète construit son texte autour d’un contraste accentué par un MAIS qui marque le passage à une autre étape de la vie l’enfance est décrite comme une époque d’harmonie avec la nature et le monde (notons la répétition de l’expression « à l’unisson »)

Mais l’enfance n’est pas éternelleLe passage à l’âge d’adulte est marqué par la perte de l’harmonie originale.Notons les images qui réfèrent à cette période noire de la vie de l’auteur :« Ma bouche s’est emplie de l’âcre saveur de la connaissance » cette métaphore semble référer à l’entrée à l’école, lieu de connaissance dont l’outil est l’encre (âcre saveur)« le pas solitaire du sang » cette période est marquée par l’isolement de l’être (le pas est solitaire entre des choses solitaires)

J’ai respiré la chair du monde et le monde dansait en moi, j’étais à l’unisson de la sève, à l’unisson des eaux courantes, de la respiration de la mer. J’étais plein du rêve des plantes, des collines ensommeillées comme des femmes après l’amour.Mais j’ai perdu l’esprit d’enfance, l’accord parfait aux Rythmes saints. Ma bouche s’est emplie de l’âcre saveur de la connaissance et la musique du monde qui ruisselait au printemps de l’enfance peu à peu s’est évanouie dans le pas solitaire du sang.

Tout l’antagonisme exprimé dans le texte est résumé dans la dernière phrase :« Entre les Choses solitaires (référence à la solitude) où flotte un souvenir de Lumière (nostalgie de l’enfance)s’est épaissie la nuit de l’homme. (condamnation de l’homme à la solitude et au malheur) »

Poème 2

Ce poème est un réquisitoire contre la colonisation. Texte de revendication, il énumère les fondements d’une Nation. A noter l’usage du  « Nous » qui fait de ces revendications une attente collective Les revendications du poète sont les suivantes :

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Une patrie, elle est représentée comme héritée et non pas comme donnée par le colonisateurUne langue héritée Une culture,

Une inscription dans l’Histoire (avec un passé, un présent et un avenir)

Ces revendications (nom, partie, culture, langue, mémoire) sont existentielles pour ce « Nous » car elles constituent la richesse des Hommes libres

Le poète termine son texte par la remise en question des mensonges coloniaux inscrits sur le blason de la République : la Fraternité, le Liberté et l’Egalité. Cette remise en question prend la forme de la réécriture d’un proverbe français« Prendre des vessies pour des lanternes »

Nous voulons la patrie de nos pères

la langue de nos pèresla mélodie de nos songes et de nos chantssur nos berceaux et sur nos tombesnous ne voulons plus errer en exildans le présent sans mémoire et sans avenir.L’homme le plus pauvre (…)est riche malgré tout de son nomd’une patrie terrestre son domaineet d’un trésor de fables et d’images que la languedes aïeux porte en son flux comme un fleuve porte la vie

on ne nous fera plus prendre des vessies peintesde bleu de blanc et de rougepour les lanternes de la liberté

Témoignage (1937) « Je suis le témoin d’un phénomène assez singulier, le résultat d’une greffe de culture française sur un rameau jailli de la plus ancienne souche humaine de l’Afrique du nord. Berbère de race et resté en contact étroit avec les hommes de mon sang, je suis Français par la formation spirituelle, et l’on peut voir en moi, unies d’une manière particulièrement intime la France et l’Afrique, d’une manière si intime qu’il m’est impossible de démêler ce que je dois à l’une et à l’autre. »Nous invitons les étudiants à réfléchir à ce témoignage que nous offre le poète.

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COURS MAGISTRAL : La deuxième génération d’écrivains maghrébins de langue française1950 Mouloud Feraoun, Le Fils du pauvre1952 Mohammed Dib, La Grande Maison Mouloud Mammeri, La Colline oubliée1953 Albert Memmi, La Statue de sel1954 Mohammed Dib, L’Incendie Driss Chraïbi, le Passé simple

Après plus de cent dix ans de présence française au Maghreb, un certain nombre d’indigènes issus de l’école française prennent la plume pour parler d’eux-mêmes. Cette seconde génération d’auteurs est le fruit de plusieurs facteurs culturels et historiques. Nous pouvons les résumer comme suit :- Les facteurs culturels : L’indigène maghrébin n’a pas attendu les années quarante pour se mettre à écrire en langue française. Une première génération d’autochtones a été encouragée à écrire dans la langue du colonisateur. Cette génération est très mal connue car ses productions littéraires posent le problème de l’authenticité. En effet, beaucoup de romans de la première génération sont le résultat d’une écriture mixte où se mêlent le discours de l’écrivain indigène et aussi celui du correcteur français (à l’exemple de Randeau et de Charlot).Nous pouvons ajouter à ce facteur purement littéraire et éditorial, un autre qui semblerait être plus pertinent. Il s’agit tout simplement de la réussite de l’œuvre scolaire française. Tous les auteurs maghrébins de cette époque, malgré la différence sociale, communautaire, religieuse,…, sont en un mot le pur produit de l’école française, et de la politique de scolarisation des indigènes. C’est ce qui explique que cette filiation se retrouve dans tous les textes de cette période, et qu’il nous semble être impératif de lui consacrer une partie de notre exposé.- Les facteurs historiques : Contrairement aux premiers facteurs, ceux qui ont attrait à l’historique de la nation maghrébine ont touché toutes les castes sociales de cette aire géographique. Nous avons coutume de circonscrire la période qu’occupe cette génération entre deux grands épisodes historiques : les événements du 08 mai 1945 et le déclenchement de la guerre d’indépendance en Algérie en 1954. Cette période correspond, dans l’histoire du Maghreb, à la prise de conscience politique et au renforcement de la revendication d’autonomie dans les grands mouvements nationalistes (le PPA, le PCA, la Ligue des Ulémas,….).

Cette deuxième génération d’écrivains maghrébins est celle qui a vu la naissance artistique des auteurs les plus connus (Feraoun, Mammeri, Memmi, Alson, Chraïbi, Sefrioui,…) de cette aire géographique. La production littéraire de ces auteurs, en plus de son nombre, frappe par sa variété et par sa richesse.Mais malgré l’intérêt qu’elle a suscité, la production littéraire maghrébine des années 1945-1954 a subit la même injustice et la même procédure de stéréotypisation que les autres périodes littéraires. Ce dénigrement de l’écriture maghrébine explique les difficultés de nomination et de catégorisation de cette littérature.Le ressourcement culturel

1 Problème de nomination :Si l’on tentait d’observer cette génération par le biais des grands critiques de la littérature maghrébine, nous remarquerons qu’une notion prime. Cette notion est celle de « Littérature ethnographique » ou bien encore celle de « Littérature ethnocentrique ». Cette nomination qui pourrait sembler anodine cache en fait un grave problème de représentativité de cette écriture maghrébine.

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Cette littérature ethnographique se définit comme étant un discours qui a pour caractéristique de mettre en avant les us et les coutumes d’une communauté de personnes unis par un lien culturel et racial. En d’autre terme, cette écriture s’occupe de représenter en littérature les us et les coutumes d’un peuple (ethnie) ou d’une tribu (communauté ethnique). Cette définition n’a, a priori, rien de bien péjoratif ou d’inexact. Ceci aurait été juste si les mots n’avaient pas cette polysémie qui leur permet d’associer à la définition bien lisse du dictionnaire, une autre usitée véritablement par le commun des gens. Cette appellation pose, selon les cas, deux types de problèmes que nous tenterons de résumer après l’observation des définitions suivantes qui portent toutes deux sur la même notion :La première définition est tirée de dictionnaires usuels : Ethnographie ; spécialité de l’ethnologie (du gr. ethnos , peuple). Cette science s’occupe de l’étude scientifique et systématique des sociétés dans l'ensemble de leurs manifestations linguistiques, coutumières, politiques, religieuses et économiques, comme dans leur histoire particulière. Voyons maintenant une définition tirée d’études spécialisées : «On appelle ethnographie la description minutieuse des groupes sociaux, et plus particulièrement des tribus primitives. Elle tend à présenter des monographies, des relevés à peu près complets de tout ce qui concerne une petite collectivité facile à isoler. Elle fournit ainsi les documents, les matériaux de base sur lesquels s’exerce la réflexion de l’ethnologue, qui les utilise de façon comparative et en tendant vers la synthèse.»

Tentons maintenant d’appliquer chacune de ces définitions sur le corpus littéraire qui nous intéresse. Si, dans un effort de naïveté, nous considérions la littérature ethnographique comme étant la simple étude de sociétés humaines, le roman réaliste ( celui de Balzac par exemple) ou encore le roman naturaliste (celui de Zola par exemple) mériterait sûrement mieux cette désignation. En effet, une œuvre comme la Comédie humaine n’a , selon les dires de son créateur, d’autres buts que celui de peindre avec le plus de véracité possible la société française. Mais nul, bien sûr, n’oserait traiter le Père Goriot, Germinal de textes ethnographiques ; et nul n’admettra ouvertement que les Parisiens, ou encore les Ch’timis sont des ethnies. D’autre part, il nous paraît très clairement que cette terminologie s’appliquerait à presque tous les textes littéraires car rares, à l’exception peut être des textes de Science Fiction, sont les discours littéraires qui ne peignent pas une réalité sociale ou une représentation sociale de l’homme.Revenons, maintenant, à la seconde définition qui, bien qu’elle rejoigne la première, offre plus de précision sur le corpus qui intéresse « véritablement » l’ethnographie. Cette définition nous dit clairement que le sujet de prédilection de l’ethnographie est les populations primitives. En d’autres termes, la littérature maghrébine de cette période cherche à représenter une communauté primitive (« arriérée » du point de vue de la civilisation) de personnes. Cette définition, la plus usitée des deux, montre bien ce qui transcende d’une telle nomination des écrits maghrébins de cette période.Cette nomination, en plus de rabaisser la littérature des indigènes qui n’a pas grande ressemblance avec la Littérature dans son sens le plus noble, stéréotype tout un peuple qui lutte pour son existence et à qui l’on fait mine de dire : Ne te préoccupe plus de cette être primitif que tu es car la Grande France te civilisera.Utilisé durant la domination française, ce type d’appellation ne choque pas car il est de bonne guerre de rabaisser l’Autre pour le dominer. Mais que cette conception d’une littérature survive à l’indépendance des nations cela montre bien que le procès de stéréotypisation reste toujours d’actualité et qu’il faudra une prise de conscience et un engagement fort des Maghrébins eux-mêmes.C’est pour cette raison que nous adoptons, en remplacement de la notion péjorative de littérature ethnographique, la désignation de littérature du ressourcement culturel. Cette terminologie a l’avantage de ne plus confondre l’espace où se déroule l’intrigue avec l’objectif, le cœur transcendant de ces œuvres littéraires jusque là condamnées (à l’exception peut être de Nedjma de Kateb Yacine) à n’être qu’une carte postale de ce Maghreb- Français.

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2 L’être culturel et le ressourcement ethnologique Il est bien évident, à tous ceux qui ont feuilleté des romans de cette période, que leurs auteurs ont choisi de situer leur discours dans un terroir. Cette recherche n’est pas seulement un effet de style mais elle est pour ces auteurs une nécessité car il s’agit pour eux d’une question existentialiste. Leur œuvre est une manière de répondre à cette terrible question : QUI SUIS-JE ?Cette question, comme tous les questionnements existentialistes, ne se pose pas seulement à un niveau personnel. La réponse, si réponse il y a, ne saurait être que collective. Cette nécessité du rattachement s’explique tout simplement par le fait que l’Homme ne se voit qu’à travers la conception que lui renvoie l’Autre de lui-même. C’est le « Tu es un lâche parce que je le veux » de Sartre. En effet, c’est au prix d’une prise en charge collective des angoisses individuelles mais aussi sociales que l’Homme réussira à se dire dans toute sa vérité, vérité toute subjective mais ô combien absolue.C’est ce qui explique ce double mouvement diégétique  qui pousse l’auteur à parler des autres (les membres de sa famille, de sa tribu,…) afin de se définir et au même moment de mettre en scène son être d’écrivain afin de légitimer la culture des siens. C’est pour cela que l’auteur tente, avant toute chose, de se définit principalement comme Sujet Culturel qui est le prolongement d’un peuple, de coutumes, de valeurs,….Mais les choses ne sont pas si simples pour ces écrivains car au problème de la représentation qui est l’un des plus pertinents en littérature, va s’ajouter un autre problème issu de l’affrontement des visions qui suit l’action colonisatrice. En effet, l’écrivain maghrébin a un statut particulier car il est à la fois le sujet et le symbole d’une culture mais aussi d’une acculturation. Cet être issu de cet affrontement se retrouve avec une double appartenance culturelle et linguistique. D’un côté, il s’est imprégné de la culture de l’Autre (le colonisateur), et d’un autre côté, il a le sentiment d’être le garant d’une culture première qui fut celle de ses ancêtres. Le malaise de ces auteurs est rarement inconscient. Les écrivains en état schizophrénique (double personnalité) ont conscience de leur situation et c’est d’ailleurs elle qui les pousse à écrire afin d’exorciser les fantômes du passé et ceux du présent. Et c’est au nom de cette double identité, donc de cette double prise de conscience qu’ils vont tenter de mettre fin à une double mystification : Tout d’abord, à celle qui veut déprécier, dénigrer la culture des colonisés en la traitant d’anachronisme ; puis, à celle que l’on retrouve chez certains orientalistes ou certains théologiens maghrébins qui, au contraire, idéalise l’identité maghrébine. De ce fait, ces auteurs maghrébins qui vivent à la croisée des chemins se définissent, avant tout chose, comme juges et comme critiques de leurs deux appartenances (occidentales et maghrébines). Cette position prendra la forme, dans leurs romans, d’une écriture en montage, d’un texte patchwork qui mélangera Histoire et mythe, croyances primitives et philosophies matérialistes, individualisme occidental et communautarisme maghrébin. En un mot, cette écriture individuelle, et assumée comme telle, est reliée à l’écriture d’une communauté culturelle et identitaire. Après la première phase d’écriture qui est celle de l’imitation du roman européen (imitation formelle mais aussi thématique comme fut le cas pour Myriem dans les palmes de M. Ould Cheikh) viendra la phase non pas de la célébration de la vie traditionnelle, mais celle de l’affirmation (de manière positive ou négative) d’une appartenance. Cette nuance a son importance car elle permet de mieux comprendre au-delà de la diversification des regards, ce qu’il y a de commun dans tous ces romans. Le meilleur exemple pour illustrer notre propos est le roman de Driss Chraïbi Le Passé simple. Malgré la beauté de son style et la force de son propos, l’auteur a été accusé très vite, après la publication de son œuvre, d’être antipatriotique et de faire le jeu du colonialisme. En effet, si pour les bons penseurs de l’époque nulle œuvre littéraire hormis celle qui fait l’éloge de la grandeur maghrébine n’a droit de citer, il est bien évident qu’une œuvre comme celle de Chraïbi dérange et dérangera toujours. Mais cette réaction est due à cette confusion entre la célébration d’une culture et le cri d’un homme qui affirme son appartenance tout en affirmant son désir d’améliorer la condition des siens.

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Chraïbi ne célèbre en rien la vie traditionnelle au Maroc. Au contraire, son héros, Fredi, refuse en bloc « sa culture » qui permet à son père « le Seigneur » de régner sans partage sur sa famille. Ce que l’auteur jette en pâture ce n’est pas le Maroc comme entité culturelle, mais ses aspects sclérosés. Ce roman permet à son auteur, malgré tout ce qui a été dit, de dire l’amour qu’il a pour sa patrie et tout l’espoir qu’il berce de réformer sa culture.Cette prise de position hors du commun de Chraïbi n’empêche en rien son intégration dans cette seconde génération d’écrivains maghrébins. Cet auteur, en effet, partage avec les autres cette appartenance culturelle problématique issue du procès d’acculturation.

3 Caractéristiques des écrits de la seconde génération d’écrivains maghrébins :Comme nous l’avons dit plus haut, il nous est possible d’établir certains rapprochements entre ces différents écrits. Seuls ces points communs formeront l’objet de notre étude. a- L’énonciation spatialisée :L’un des thèmes les plus marquants de la littérature maghrébine est celui de l’enracinement dans la terre ancestrale. Ce thème n’apparaît pas seulement de manière métaphorique, mais il est matérialisé dans le roman par le choix d’un espace (ou de plusieurs espaces) qui est le plus souvent décrit comme étant celui où s’incarne une coexistence difficile mais nécessaire pour la re- constitution de l’être de l’auteur.Lorsque l’on parle d’espace, dans le roman maghrébin, on renvoie à des espaces et le plus souvent à deux espaces différents. La topographie initiale de ces romans est celle des origines, celle de la terre natale, c’est par exemple la maison familiale, la terre tribale, le quartier de l’enfance,…. Ce lieu est le plus souvent idéalisé par le héros, à l’image de l’impasse dans La Statue de sel. Cette idéalisation va très vite être problématique car l’espace de l’enfance va devenir pour l’adulte un lieu natal perdu et impossible à retrouver au risque de se perdre définitivement et d’être changé en être incapable de créer. En plus du caractère idéalisateur, le texte nous donne à lire la description d’un espace qui est pensé comme un lieu clos, isolé du reste du monde . Au début de la vie sociale, cet isolement spatiale ne gène en rien les personnages. Ce n’est qu’une fois que l’enfant s’est rendu maître d’un autre espace (le plus souvent l’école française) que celui de son enfance lui semble être une prison. Le second espace qui se met en place est celui de l’exclusion. En effet, l’école est perçue par les jeunes enfants comme un lieu de répression où les règles du « savoir vivre » sont imposées par la force et l’humiliation. Le seul moyen de s’en sortir est de comprendre très vite comment fonctionne le système et de s’y plier. Cet ancrage dans un nouvel espace culturel marque la précarité de la situation. Nous pouvons schématiser la situation spatiale comme suit :

Espace 1 : Espace prison

Espace final : Espace frontalier Espace d’un non-lieu, où le héros est seul et d’où il ne peut se libérer

Espace intermédiaire :Espace d’une blessure

Espace initial :Espace bien défini, protecteur et

Espace 2 :Espace d’exclusion

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collectifL’espace final n’est pas un lieu topographiquement établi, c’est plus un espace mental que se crée le personnage qui est exclu de partout. Cet espace peut prendre comme symbole le personnage-espace qu’est Nedjma. Dans son roman, Kateb Yacine imagine un personnage-espace qui est établie sur une limite, sur un espace variable, itinérant. Cette situation est la concrétisation d’une crise, le résultat d’un itinéraire complexe qui ne permet guère une progression des personnages.

b- La recherche d’une continuité temporelle :Ces textes veulent s’inscrire dans le temps dynamique de la recherche, entre tradition culturelle autochtone et tradition littéraire européenne. Ils s’inscrivent dans une temporalité de l’appropriation active, leur visée n’est pas tant le résultat que la recherche elle-même. C’est le processus de l’examen qui est la base de ces écrits.L’auteur cherche à se réapproprier le temps mais pas n’importe lequel. Ce qui représente l’objet fondamental de la quête c’est le temps révolu celui qui a été et qui ne peut plus être. Cette prospection assidue tente d’incorporer un discours individuel à un discours collectif. De ce fait, trois types narratifs vont matérialiser cette exploration d’un passé qui n’existe plus qu’à l’état de bribes : La critique de coutumes sclérosées, de pratiques transies, d’anciennes luttes capables d’inspirer le présent. C’est dans ce cadre que s’inscrit la critique des querelles intestines entre villageois pour l’acquisition de terres. Le récit de la communauté perdue en insistant sur la probité et la grandeur de la vie traditionnelle. La communauté ancestrale des  Beni-Hillal, réputée pour leur résistance à l’envahisseur, prend la dimension d’un mythe et d’un exemple à ressusciter. Le récit autobiographique. Ce type de récits a pour but de résumer, soit de manière figurative soit de manière symbolique, les étapes de la vie romancée de l’auteur. Le cheminement est assez simple, d’autobiographie individuelle, l’œuvres devient « une autobiographie collective » (Nedjma en plus de nous donner à lire des fragments de la vie de l’auteur nous offre une perspective générale de la vie du peuple algérien).

Tous ces textes visent à dessiner ou à renforcer un lien avec le passé qui éclairera le présent de la société à laquelle appartient l’auteur. L’histoire, individuelle et collective, devient une métaphore des difficultés actuelles et de leur éventuelle résolution. Cette recherche tenace inscrit souvent l’œuvre dans une progression rétrospective, non par nostalgie ou regret, mais pour faire jouer un passé (perdu ou mystifié) contre un présent d’aliénation et/ou pour expliquer une situation actuelle qui est problématique. L’Histoire passée participe à l’énonciation de la recherche temporelle parfois comme une donnée positive, souvent comme un symbole.

c- Le roman de témoignage : Les œuvres romanesques de cette époque jouent souvent sur le pacte de véracité. En effet, l’auteur présente souvent sa diégèse comme s’étant réellement produite. C’est ce qui explique le recourt soit à l’autobiographie, soit au discours de véracité comme «  L ‘histoire qui va suivre a été réellement vécue dans un coin de Kabylie » ou bien encore comme l’histoire du carnet trouvé dans un tiroir. F. Fanon nous dit que «  Chaque génération doit dans une relative opacité découvrir sa mission, la remplir ou la trahir » . Nous sommes donc en droit de nous poser la question : Quelle est donc la mission que portent tous les textes de l’époque ?La mission première de ces textes est de témoigner d’une enfance idéalisée qui est donnée à lire à un public européen accoutumé à des stéréotypes. L’intention est d’obliger le lecteur à ouvrir les yeux sur les mensonges du passé et à se construire une image plus « vraie» des êtres maghrébins.Cette mission d’attestation est tellement ancrée dans le texte qu’elle pousse certains critiques à nous faire remarquer que dans ces récits l’intrigue est absente. En effet, l’enfance, la jeunesse

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sont évoquées à partir d’une suite de descriptions ou de pensées. La narration à proprement parlée est submergée par des commentaires très importants. Si l’on se bornait à la conception occidentale du récit (tel que l’ont étudiée Propp, Brémond ou Barthes), on conclurait à la suite de l’avis général que les récits maghrébins ne sont fondés sur aucune intrigue. Mais le propre de cette écriture maghrébine est d’avoir su dépasser le modèle proposé afin d’en créer un autre qui portera mieux toute la gamme des sentiments maghrébins. L’auteur maghrébin ne veut plus être ce conteur qui raconte de belles histoires mais il se veut être l’examinateur de sa propre destinée ; au rôle de donneur de leçon il préfère celui de questionneur. Les récits ne donnent aucune réponse, ils se contentent de poser des questions.

d- Le roman de formation :De la même manière que ces textes nous donnent à lire l’enfance du héros, ils nous décrivent le parcours initiatique d’un héros unique pris dans sa période de formation. Le héros du récit fait l’apprentissage de la vie à travers les étapes de l’éducation, ce qui explique la grande place qu’occupe le thème de l’école dans ces textes.Comme cela fut le cas pour l’espace, cette formation est marquée par une opposition entre ce qui est traditionnel-familial et ce qui est scolaire et occidental.L’éducation traditionnelle est marquée par un certain nombre de valeurs(croyances métaphysiciennes, vertus sociales, éloge du travail, …) qui permettent à l’homme d’intégrer un groupe, une communauté.L’éducation française, elle, est marquée par la répression (comme le montre le premier volet de la trilogie de M.Dib), par l’hypocrisie et par la dégradation des rapports humains qui oblige un jeune juif à honnir sa propre culture. Même si cette éducation scolaire n’ajoute rien à l’épanouissement de l’individu il est important au héros de réussir seul (contrairement au monde familial où la réussite est collective) à franchir les étapes initiatiques. Cette obligation lui est soit dictée par sa propre conscience des choses soit par les siens. La réussite scolaire aboutit à la cristallisation d’un double projet: montrer les valeurs humaines (même si parfois il y a une grande part d’ironie) de l’éducation communautaire, et montrer l’aptitude des indigènes à assimiler la culture de l’autre. Ce qui explique la grande importance accordée, dans les récits : à l’âge des héros (souvent pris durant la période de la scolarisation, de 6 à 16 ans à peu près), aux initiateurs (souvent des instituteurs français), aux objets d’initiation ( la science ou la philosophie), de l’espace de l’errance et du déplacement (l’espace de la scolarisation c’est à dire l’école).

4 Le problème de l’identité et de l’authenticité :Certains critiques de la littérature maghrébine considèrent que cette génération est celle qui a dit l’être maghrébin avec le plus d’authenticité. J. Noiray, par exemple, parle d’une « représentation authentique » de la civilisation maghrébine. Cette qualification s’explique par le fait que cette période fait suite à une longue période où la culture autochtone était peinte par des Européens qui transmettaient une image idéalisée ou avilie à leur lectorat. Malgré cette situation historique, il ne reste pas moins que le terme d’Authenticité reste galvaudé et vide de sens. En effet, nul ne sait qu’est-ce qu’une écriture authentique ! La pertinence d’une écriture pose le problème de la représentation linguistique dans un texte d’un monde non-linguistique. Ce problème de l’authenticité de l’œuvre littéraire n’est pas l’apanage de l’écriture maghrébine mais elle concerne tous les écrits littéraires qui se trouvent par définition même à la frontière entre la fiction et la réalité, entre l’authentique et le faux.Ces récits posent, de plus, l’inévitable question de l’identité maghrébine. Ces textes mettent en scène une image du Maghreb qui allait à l’encontre des lieux communs habituels de l’exotisme. Ces auteurs se posent comme représentants d’une identité séculaire, c’est pour cela qu’ils s’attacheront à la description des difficultés et des joies de la vie quotidienne dans leur communauté.

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Point d’étude/ Le tragique dans la Colline oubliée et le Sommeil du Juste de M. Mammeri

Ecrasée par des considérations extralittéraires, l’œuvre de M. Mammeri reste à être (re-)découverte. Les années quatre-vingt-dix furent celle de l’habilitation de son auteur. Les années deux mille la rendront à la littérature. La marginalisation de son auteur vient d’un malentendu historique que rappelle M.L. Maougal dans El Watan le 25 avril 1994. « A l’époque, cela (le procès fait à Mammeri) correspondait à la crise berbériste de 1949 (..) C’est une affaire qui a éclaté au sein du PPA. C’est en quelque sorte un palliatif, il fallait refaire l’unité du parti sur le dos du clan ‘’berbériste’’ dans lequel avait été mis aussi Aït-Ahmed. Ce dernier avait eu la maladresse courageuse en 1994 de faire une lettre-bilan sur la crise du mouvement national. (…)Et comme Ait-Ahmed est un homme politique, il fut tout de même épargné. On s’est tourné alors vers l’homme de lettres, c’est-à-dire l’intellectuel ». Dans ce présent travail, nous vous proposons une lecture des voix et des structures narratives des deux premiers textes romanesques de Mouloud Mammeri loin de toute polémique.

Il peut paraître étrange d’aller chercher dans les romans de Mammeri une lecture de la théâtralité du fait que cette forme narrative est pensée habituellement dans les écritures modernes. Mais justement parce qu’ils sembles « réalistes » , la Colline oubliée et le Sommeil du Juste nous offrent un exemple parfait pour l’étude de la modernité du texte maghrébin de la seconde génération6. Par simplisme intellectuel, la critique littéraire eut l’habitude de rattacher les écarts romanesques à l’influence de l’oralité ancestrale ; amoindrissant ainsi l’apport créatif des auteurs. Il s’agira pour nous de revenir à l’essence du texte, c'est-à-dire à l’écriture, afin d’en déterminer les enjeux et d’offrir une lecture approfondie des œuvres littéraires.L’oralité perçue, à juste raison, dans les œuvres maghrébines est un effet et non pas un procédé littéraire. Elle est le pan visible de la théâtralité.

La théâtralité permet d’échapper à la fonction de tromperie du roman qui s’énonce comme une feinte. Elle permet, aussi, de révéler la catégorie du Même et de l’Autre refusant ainsi la domination du Même sur la langue symbolisé par le Narrateur. Malgré une technique narrative qui accentue la fragmentation et la multiplicité des perspectives (recours aux journaux intimes, aux lettres,.. .), la structure dominante des romans de M. Mammeri est celle d’une confrontation antagoniste simple qui rappelle la structure théâtrale.La théâtralité dans le roman maghrébin se cristallise dans : un dialogisme qui met le sujet en procès, un tragique qui questionne le monde et une mise en scène de la parole qui sémiotise le lieu par la prise en charge d’un regard.

Le sujet de l’énonciation est un sujet qui s’affirme et qui s’analyse à travers son discours monologique (le journal dans la CO), dialogique (les lettres dans le SJ) ou plurivocalique (l’échange de propos dans la djemâa et dans les réunions de famille) Le récit pur se mêle à l’Histoire par l’intrusion du souvenir (la seconde guerre mondiale), du mythe, de l’ancêtre et surtout par l’intrusion du verbe d’autrui. Le chemin fini, le sujet se découvre une pluralité qu’on ne percevait pas au début et qui, pourtant, était là depuis le premier pas. Cela produit deux effets qui peuvent sembler antagonistes lors d’une lecture linéaire. D’un côté nous assistons à un effet d’intégration (Mokrane revient à son village, il en va de même pour Arezki), et au même moment à une distanciation ( Mokrane revient pour briser la coutume de la répudiation, Arezki pour changer la destinée de son village). Cette opposition est juste apparente dans ces œuvres qui questionnent une temporalité à la façon du

6 - De ce point de vue, notre lecture ne peut que contredire les lectures antérieures qui attestent de l’influence des lectures réalistes sur nos auteurs.

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théâtre qui place le futur dans un verbe passé. Le sujet doit s’isoler dans son verbe pour exister dans son Je et pour pouvoir assumer et faire vivre par la suite un Nous. Afin de produire une distanciation, le sujet de l’œuvre se met en scène à travers son verbe dans un espace d’écriture (journal, lettre,…). La distanciation est donc celle de la réflexivité du sujet écrivant qui permet une confrontation avec Autrui. A l’exemple de l’Opium et le Bâton où l’écriture des lettres est la seule vérité qui compte.En somme, ce n’est pas le sujet qui dit « Je » mais la mise en scène de son écriture qui le constitue en tant que continuité des autres et en même temps en tant que rupture. Cette vision est résumée par E. Glissant lorsqu’il affirme, dans son Intention poétique (Seuil, 1969), que l’écriture littéraire est une activité de construction, une activité de connaissance, et surtout une activité d’interprétation.L’écriture vise à constituer des éléments qui permettent au sujet d’émerger à la conscience et de mettre la parole en tant que message mais aussi en tant que processus, en tant que cheminement. Ce n’est qu’ainsi que le Je intègre le Nous et se découvre comme pluralité initiale (le témoignage de Mokrane n’est-il pas constitué de l’expérience des autres, la pensée d’Arezki n’a-t-elle pas une source multiple)Ce cheminement du Je pluriel est marqué donc par la mise en signes d’une confrontation entre le Je et sa (ses) société (s) et un questionnement de la place du sujet dans l’espace historique. Ce questionnement est le fondement même du tragique, à ne pas confondre avec la tragédie, qui est un arché-discours et non pas un genre littéraire. Faire l’étude du tragique dans l’œuvre de Mammeri impose une problématisation de l’Homme par l’Histoire. En effet, le tragique, acta pure selon Hölderlin, est la mise à nu de la condition humaine en affirmant la puissance de l’Homme. Il ne faut pas oublier que, comme l’explique Nietzsche, il vient des dithyrambes qui affirment la primauté de l’action sur l’état. Comme dans la tragédie grecque, la CO et le SJ interrogent l’Homme sur sa place dans un moment historique de crise : le seconde guerre mondiale et la colonisation. La réponse ne peut venir qu’avec l’incision d’une rupture qui rendra compte de l’arrachement puis de l’arrangement. Cette rupture se fait au début dans le SJ, avec l’anathème initial et à la fin dans la CO, avec la tentative de retour au village de Mokrane.

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T .D. 6 : Thèmes de la deuxième génération

Bien que l’analyse thématique d’une œuvre littéraire ait pour effet de dénaturer une œuvre en la simplifiant à son expression sémantique, il nous a semblé utile de résumer les différents sujets littéraires traités dans l’écriture maghrébine de la seconde génération. Cette démarche nous permettra de mieux saisir l’essence de ces textes tant de fois dénaturés par la critique littéraire.La littérature maghrébine de cette seconde génération est marquée par d’éternelles oscillations entre tradition et modernité. En effet, après l’ère des certitudes que fut, pour les auteurs, la période de l’enfance va suivre le temps de l’ambiguïté et du questionnement sur l’avenir plus qu’aléatoire. Les Maghrébins entrent dans la modernité avec un sentiment de culpabilité car ils ont l’impression de devoir se défaire des valeurs ancestrales. Nous tenterons donc d’analyser les thématiques qui renvoient à cette difficulté de positionnement.a. L’école et l’acculturation :b. Le crépuscule du dieuc. Les grandes figures du passé : l’épopée.

A L’école et l’Acculturation :L’école est un thème majeur de la seconde génération d’écrivains maghrébins. Elle est perçue comme :1- Le lieu d’une confrontation entre les valeurs maghrébines et françaises :Texte1 : Quelques extraits du Fils du pauvre (Feraoun)

Extrait 1/Ayant sacrifié ces plaisirs pour l’étude, il ne lui restait plus qu’à réussir au concours. C’est ce qu’il fait brillamment. Le sujet de la rédaction lui allait bien : « Votre père, ouvrier en France, est ignorant. Il vous parle des difficultés qu’y rencontrent ceux qui ne savent ni lire, ni écrire, de ses regrets de n’être pas instruit, de l’utilité de l’instruction ». Son père étant justement dans ce cas, il put imaginer son embarras quand il faisait son marché, quand il cherchait du travail, quand un contremaître lui donnait un ordre. Il put le supposer s’égarant dans un métro ou une rue. Il lui reconnut l’impossibilité de garder les secrets de famille puisqu’il devait faire écrire ses lettres par d’autres.

Extrait 2/Il voyait s’ouvrir devant lui des horizons auxquels il n’avait pas songé ; il se voyait devenir fellah, il voyait grâce à lui le bien-être pénétrer chez eux. Mais il était un peu sceptique. Il avait un autre rêve, lui. Il s’était toujours imaginé étudiant, pauvre mais brillant. (…) Et voilà que son père, en quelques minutes, par de solide raisons, avait réussi à la comme un fantôme. Pourtant, il murmura, par acquit de conscience :— Et si on m’accorde la bourse ? je pourrai continuer mes études sans t’occasionner de frais. Le maître me l’a dit !— D’abord on ne t’a rien accordé du tout, puisque les vacances sont terminées et qu’on ne t’a pas écrit. Ensuite, même si l’argent arrive, crois-tu que nous sommes fait pour les études ? Nous sommes pauvres. Les études, c’est réservé aux riches. Eux peuvent se permettre de perdre plusieurs années, puis échouer à la fin pour revenir faire les paresseux au village.

Extrait 3/C’était vraiment incroyable. Azir expliqua qu’un missionnaire est un homme de bien, fait pour aider les pauvres, à peu près dans le genre des Pères Blancs. En plus de tous les services qu’il rendait aux malheureux montagnards, chaque soir, il les réunissait dans la grande salle pour leur parler de religion, les conseiller, les éduquer. C’est admirable. Fouroulou fut très content. Il accepta d’emblée.(…) Le jeune homme rêve-t-il ou non ? Entré au collège avant même de voir M. Lembert, le missionnaire. Fouroulou se sent perdu dans la foule d’élèves. Il ne se reconnaît plus. Il est en

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costume européen comme les autres. Azir, avant d’entrer, lui a noué soigneusement sa cravate, en connaisseur. Personne ne fait attention à lui, il marche dans l’ombre d’Azir, rougit à chaque instant, sans motif. Il a peur d’ouvrir la bouche. Extrait 4/Lorsque finalement arriva la lettre qui apportait la bonne nouvelle, il retourna à Tizi-Ouzou le cœur gonflé de joie, avec la farouche résolution de travailler jusqu’à l’épuisement pour réussir. Sa mère parla de porter une offrande à la kouba mais lui savait très bien que l’offrande ne pourrait influer son destin. Il se savait seul pour un combat qui lui apparaissait sans merci.A l’âge où ses camarades s’éprenaient d’Elvir, lui, apprenait « le Lac » seulement pour avoir une bonne note.(…)Fouroulou ne savait pas très bien comment le travail acharné le tirerait de la misère, lui et les siens. Mais il faut lui rendre cette justice : il ne doutait pas des vertus de l’effort. L’effort méritait salaire et ce salaire, il le recevrait. Lorsqu’il fut admis au brevet, ses parents et mêmes les gens du village comprirent enfin qu’il n’avait pas tout à fait perdu son temps. Mais le brevet offre peu de débouchés. Il faut encore affronter des concours. Fouroulou rêvait toujours d’entrer à l’Ecole Normale.

Ecrit dans un style dit « simple », Le Fils du pauvre subit les raccourcis de la critique littéraire qui le considère comme la monographie d’un village de Kabylie à travers l’autobiographie de son auteur.Du point de vue narratologique, le premier roman de M.Feraoun est loin d’être une autobiographie, étant donné la complexité de ses voix narratives. En effet, l’autobiographie se définit comme un texte qui fait coïncider les identités de l’auteur, du narrateur et du héros. Pour schématiser, nous pouvons dire que l’autobiographie obéit à l’équation suivante : Neur = Auteur = HérosOr, cette équation n’est pas si évidente dans un texte construit sur trois voix narratives : celle du Neur initial qui présente Fouroulou Menrad et qui a découvert son manuscrit ; celle de Fouroulou qui décrit les premières années de sa vie ; et celle d’un ami anonyme de Fouroulou qui se charge de poursuivre le récit de son ami jusqu’à son examen d’entrée à l’Ecole Normale.De fait, la simplicité du texte est une façade à dépasser afin de découvrir l’âme de ce roman.

Le premier roman de Feraoun est étroitement lié au thème de l’école. En effet, l’auteur présente essentiellement le parcours scolaire d’un enfant issu d’une famille kabyle modeste. Ce lien a fait dire, à beaucoup de critique de l’après indépendance, que l’auteur démontrait comment est-ce que l’école de la République a permis à Fouroulou Menrad de sauver sa famille de la misère. Or, cette lecture, et on le verra par la suite, étonne par son absurdité et sa mise à l’écart du texte lui-même. Ainsi, la thématique de l’école coloniale et de ses bienfaits reste très problématique même après l’indépendance de l’Algérie. L’école est, pour chacun d’entre nous, un lieu de savoir, le lieu de formation, en somme le lieu positif par excellent. Mais cette vision idéale n’est en rien réelle. En effet, l’école est, avant tout, une institution scolaire, et comme toute institution, elle est fortement politisée. Elle est loin de dispenser le Savoir, son souci est d’inculquer un certain savoir admis par le politique. En somme, elle est l’outil le plus efficace de toute politique idéologique. Son efficacité lui vient de son caractère inoffensif. N’avons-nous jamais entendu parler de quelqu’un qui serait mort à cause de l’école !!!Et pourtant, elle est une arme, une arme opérant en toute impunité.Il faut savoir que l’école est le seul pouvoir à ne pas avoir un contre-pouvoir, détenant ainsi une puissance d’action infinie. Devant une kalachnikov, nous aurions tous le réflexe de fuir, mais ce n’est pas le cas devant une classe.Cette arme, d’une puissance illimitée, a été utilisée lors de la colonisation de l’Algérie pour inculquer aux Algériens deux principes essentiels à la domination française : la grandeur de la

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France et la passivité atavique des peuples conquis. C’est cette idée qui est exprimée dans le premier extrait du Fils du pauvre. Cet extrait nous permet de comprendre comment l’école coloniale va bouleverser les valeurs maghrébines en commençant par le Pater. Au Maghreb, le père est considéré comme un initiateur. Son rôle est d’inculquer les principes de base de la société à son enfant, de l’introduire dans la société et de défendre sa culture. L’école française va bouleverser cette réalité sociale en faisant du père un ignorant et en dévalorisant son enseignement. C’est dans cette optique, que la rédaction (dans l’extrait) proposé au concours dénigre le père en le traitant d’ignorant lui déniant ainsi toute connaissance. Analphabète, le père n’en est pas pour autant inculte. Considéré comme inoffensif, le discours scolaire est absorbé sans réserve par les autochtones. Observons, par exemple, la réaction de Fouroulou devant cette affirmation injurieuse. Le jeune garçon confirme la validité de ce jugement péjoratif « Son père étant justement dans ce cas, il put imaginer son embarras » et va jusqu’à accuser son père de trahir les secrets de sa famille. Cette remise en question de la valeur du Pater, dans le Fils du pauvre, est d’autant plus tragique que le fils au début du roman a une admiration sans limite pour son père.Souvent présenté comme le roman de le l’encensement de l’école française, le Fils du pauvre présente une vision très critique de l’institution scolaire coloniale. Le second extrait, nous présente l’école comme le lieu de la rêverie. Vivant une situation économique difficile, le jeune Fouroulou Menrad rêve à des horizons plus prestigieux. L’école n’est pas le lieu de l’ambition sociale. Devenir fellah, après le retour de son père de France, aurait fait pénétrer, « le bien-être chez eux ». Mais être fellah n’a jamais été glorifié par l’école française. C’est pour cette raison, qu’il lui préfère la carrière d’étudiant pauvre. L’opposition entre le père et le fils est présentée avec beaucoup de subtilité par l’auteur. En effet, nous avons, d’un côté, un choix pragmatique qui s’appuie sur de « solides raisons », celui du père, et, de l’autre, un désir bâti sur des songes, celui du fils. Le plus grand forfait de l’école coloniale n’est pourtant pas là. Détruisant la structure sociale maghrébine, elle va isoler les individus en les séparant des leurs. Ainsi isolé, esseulé, ils sont la proie de toutes les tentatives d’acculturation. Ils sont, d’abord, géographiquement déplacés puis mis entre les mains de missionnaires7 qui leur inculquent les principes de la religion chrétienne. Puis, ils sont physiquement travestis. Dépouillés de leurs gandouras, de leur maghrébinité, ils doivent s’occidentaliser dans un costume qui les dénature. Fouroulou ne se reconnaît d’ailleurs plus.

Même la réussite est isolante car elle demande beaucoup de sacrifices, allant jusqu’à l’épuisement. Isolés, dénaturés, épuisés, les jeunes maghrébins acquièrent la certitude de ne pouvoir compter que sur eux-mêmes. L’école va individualiser l’échec ou la réussite dans une société fortement collective. Devant l’épreuve du concours d’entrée à l’Ecole Normale, Fouroulou à la certitude de ne pouvoir compter que sur son effort personnel. La participation des autres n’a pas de sens. Les offrandes de sa mère à la Kouba sont insignifiantes, les conseils de son père hors propos. Les derniers mots de l’extrait sonnent comme un glas, comme la pure expression d’une destinée tragique : «  Il se savait seul pour un combat qui lui apparaissait sans merci. Fouroulou ne savait pas très bien comment le travail acharné le tirerait de la misère, lui et les siens. Mais il faut lui rendre cette justice : il ne doutait pas des vertus de l’effort. L’effort méritait salaire et ce salaire, il le recevrait. Lorsqu’il fut admis au brevet, ses parents et mêmes les gens du village comprirent enfin qu’il n’avait pas tout à fait perdu son temps. Mais le brevet offre peu de débouchés. Il faut encore affronter des concours. Fouroulou rêvait toujours d’entrer à l’Ecole Normale. »

7 - Il ne faudra pas confondre missionnaire et homme de religion chrétienne. L’auteur, lui-même, fait la distinction dans un à peu près magistral. Le missionnaire est « à peu près dans le genre des Pères Blancs » .

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2- Dans un second temps, le lieu d’une prise de conscience des mensonges de la colonisation.L’instruction des Maghrébins va très vite se retourner contre la colonisation. En effet, devant l’écart existant entre le discours scolaire et la réalité de la colonisation, les Maghrébins n’auront d’autres choix que de remettre en doute la sincérité de la France. Ecrites en lettres d’or sur le blason de la République, la liberté, la fraternité et l’égalité sont tous les jours bafouées par les agents de cette même république. Cette mise en avant des mensonges de l’école française a déjà été illustrée par A. El Hammamy, en 1948, dans son roman Idris (voir l’extrait dans le TD consacré à la première génération d’écrivains algériens). Dans le texte de Mammeri, c’est l’instruction même des indigènes qui va se retourner contre la colonisation. Les Maghrébins ont découvert, grâce à l’école, la culture occidentale et ont apprécié les grands textes. Mais, devant la grandeur des mots, des idées ; ils se heurtent à la brusquerie de la réalité. La désillusion sera grande (elle sera à la mesure des rêves faits)Le Sommeil du Juste en est l’exemple parfait.Cette désillusion prend racines dans les méfaits de la colonisation mais surtout dans la seconde guerre mondiale. La défaite et l’occupation de la France vont mettre en évidence la vulnérabilité de ce colosse aux pieds d’argile. Revenu de guerre, l’être isolé doit apprendre à réintégrer son groupe social d’origine après son rejet de l’Autre. Mais, peut-on vraiment revenir sur les traces d’une communauté qu’on avait méprisée ? L’intellectuel est donc condamné à vivre avec un double Autre et un double rejet.La désillusion naît de l’affrontement entre l’humanisme idéaliste et l’expérience vécue. L’illusion devient si insupportable qu’elle détruit entièrement celui qui y a cru. Il faut conjurer la culture de l’Autre en la « brûlant ». Il faut une rupture définitive avec les valeurs acquises par l’éducation familiale ou scolaire.L’intellectuel se doit de s’engager dans une voie nouvelle LA REVOLTE (qui s’oppose à nostalgie d’un monde perdu)ILLUSION → DESILLUSION → REVOLTECe déchirement ne peut déboucher que sur des crises graves et sur la violence légitimée (sur soi et envers l’Autre). La violence avait déjà été justifiée par la barbarie de la répression du 8 mai 45 dans Nedjma.Cette violence annonce un conflit plus grave et plus extrémiste : le nationalisme Texte2 : le Sommeil du juste (Mammeri)« Mon cher Maître.« Puisque voici venu le jour où je dois vous quitter pour ne peut-être jamais plus vous revoir, je pense qu’il ne vous sera désagréable de m’entendre vous dire ce que vous savez déjà : que, quelle que soit désormais la destinée qui m’attende, je vous devrai, mon cher Maître, d’être né à la vie « Car avant vous je n’existait pas. Vous savez que je suis né dans un petit village d’une montagne perdue, où les joies de nos cœurs et les élans de nos esprits sont à la mesure de nos horizons qui rencontrent tout de suite le ciel. Seules peut-être nos misères y sont infinies mais, comme souvent j’ai cru vous entendre dire (si ce ne sont pas là vos termes, c’est du moins là votre pensée) : qu’est-ce que les misères du corps auprès de celles de l’esprit ?« Quand j’ai quitté l’endroit de la terre où un chiche destin m’avait fait naître et semblait de voir cantonner mon existence, j’étais, je m’en souviens, à l’image de ceux qui autour de moi usaient leurs jours à tracer, inlassablement comme les bœufs de leurs champs, le même sillon indéfiniment comme aussi vainement répété. Ils appelaient cela vivre et je faisais comme eux.« Et puis vous êtes venu, mon cher maître, et je vous ai connu. Vous brisâtes les portes de ma prison et je naquis au monde, au monde qui sans vous se fût écoulé à côté de moi, sans ce moi dont vous nous avez si souvent répété qu’il fallait l’aimer comme la plus irremplaçable des choses.Etudiez l’illusion que sera, pour Arezki, les valeurs philosophiques de son maître, M. Poiret.3- Le lieu de l’acculturationTexte, La Statue de sel (Memmi)

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Cependant, je n’étais pas encore dans la chambre de la danse, qui s’ouvrait par une embrasure opaque de fumée. Pour y arriver il me fallait traverser un enchevêtrement de spectatrice, grimpées sur des chaises, des tabourets, des tables, appuyées aux murs embrassées en grappes, qui plongeaient leurs regards à l’intérieur du nuage. Comment pouvaient-elles y voir ? Je reconnus près de moi la tante Noucha, en costume de bédouine pour la circonstance. Je lui criai à l’oreille :- Où est la mère ?Comme elle ne répondait pas, je saisis son bras et l’agitait violemment. Gras et gluant de sueur, il me glissa de la main.Où est ma mère, hurlai-je ? Je veux nos clefs.Elle me sourit d’un air absorbé et me montra le salon !; plus j’approchais du cœur sonore du mystère, plus l’encombrement augmentait ; les spectatrices se piétinaient, se fondaient en une masse de chair compact. Je dus être brutal pour arriver au nuage gris-bleu, si épais que je distinguais à peine la braise rouge d’un canoun, comme un feu de berger dans le brouillard. Mes yeux me piquèrent, se remplirent de larmes protectrices. Le bruit était si violent, si plein qu’il me sembla ne plus rien entendre. Un moment, je fus dans le vide, sons et formes disparus. Puis mes yeux, s’habituant, me découvrirent péniblement le mouvement de l’atmosphère ; au-dessus du point rouge s’élevaient les lourdes fumées des encens et par-delà, la faune étrange du lieu. Une femme, vêtue d’oripeaux de couleurs, dansait sauvagement, lançant ses bras, jetant sa tête en arrière avec une violence saccadée qui me fit mal à la nuque. Elle nous tournait le dos et je voyais ses longs cheveux dénoués qui volaient en furie comme des serpents noirs. Tout au fond, assis à terre, terribles, jouaient les musiciens nègres. Les voilà les démons ! pensai-je, en essayant péniblement de plaisanter avec moi-même. L’homme au biniou, les yeux exorbités, blanc de lait sur noir de houille, les joues gonflées à éclater, soufflait dans sa peau de chèvre  ; le tambourin, ivre, au comble de l’excitation, lançait dans l’air son instrument, le rattrapait, hurlait sans cesser un instant de battre de toutes ses forces sur la peau tendue  ; le cymbaliste assommé, hypnotisé, remuait sa tête au mouvement épileptique des quadruples plaques de métal. Ces hommes ne feignaient certes pas, repris par des rythmes ancestraux, ils revivaient les gestes et les rites qui, dans leur enfance, leur lointain pays, les avaient marqués de ces profondes entailles, sur leurs joues ouvertes comme des châtaignes, les faisaient grimacer à jamais. Ils ne joueraient pas tout à l’heure en déchirant de leurs mains le coq blanc vivant, s’éclaboussant du sang chaud de la bête.La danseuse non plus ne jouait pas. Passe encore pour les musiciens, fragments détachés de quelque tribu du Sud, extraordinaire avancée de l’Afrique noire jusqu’au bord de la Méditerranée lumineuse, mais cette femme, ménagère de bon sens, avec des enfants à l’école, se transformer en loque hystérique, en pantin désarticulé, sans conscience ! Ma colère ou mon mépris ?Les cymbales et le biniou se turent et laissèrent le champ au seul tam-tam, qui, grave, lent, espacé, lançait des coups sourds, qui semblaient sortir du son. La danseuse obéit, se calma, s’adapta au rythme nouveau, laissa retomber ses bras abandonna ses jambes, fut prise d’un soubresaut périodique accordé au tam-tam, qui voulait la projeter d’une pièce, du sol au ciel. Le silence des instruments, soumis à la dure commande du tam-tam, écrasait les femmes qui s’arrêtèrent de bavarder, une seule masse oppressée. Je les distinguais maintenant. Il y en avait partout serrées les unes contre les autres, assises, debout, par terre, sur les meubles, contre les murs, elles tapissaient littéralement la pièce. Leur immobilité anxieuse et multipliée figea mon ironie, inquiéta ma colère. Brusquement, comme explosèrent les cymbales et les autres instruments libérés, révoltés, se déchaînèrent, la mêlée devint générale. Le tam-tam furieux, accéléra, lutta : le troupeau féminin fut pris de mouvements nerveux : la danseuse, de nouveau livrée à l’écartèlement saccadé. Ses bras et ses jambes, sa tête semblaient obéir à des appels différents, contradictoires, partaient affolés, chacun dans une direction, voulaient s’arracher du tronc. Je croyais entendre et sentir le déchirement des chairs dans l’atroce bataille contre le rythme, contre les démons, lorsque la danseuse folle se retourna : c’était ma mère ! ma propre mère, ma mère …. Mon mépris, mon dégoût, ma honte se concentrèrent, se précisèrent…. Au lieu de me sauver, je restai là, écrasé par la foule des femmes, sur mon dos. Etait-ce bien le visage de ma mère, ce visage primitif, mouillé de sueur, les cheveux fous, les yeux fermés, les

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lèvres décolorés ? Je reconnus le oripeaux qu’elle avait sortis de ses caisses de bois blanc : la jebba orange constellée de paillettes rouges et vertes, la fouta de soie artificielle, brillante, multicolore, orange, jaune, verte, rouge, le foulard vert et jaune orné d’une main et d’un poison. Je me répétais : c’est ma mère, c’est ma mère, comme si le mot pouvait renouer le contact, exprimer toute l’affection qu’il devait contenir. Mais il refusait de s’adapter à cette figure de barbarie, dans ces vêtements bizarres. En cette femme qui dansait devant moi, les seins à moitié nus, livrée inconsciente à ces dérèglements magiques, je ne retrouvais rien, je ne comprenais rien. Dans mes livres, la mère était un être plus doux et plus humain que les autres, symbole du dévouement et de l’intelligence intuitive. Comme ses enfants devaient se sentir reconnaissants et heureux, fiers d’une telle mère ! Ma mère, à moi, la voici : cette loque envoûtée par l’épouvantable musique, par ces musiciens sauvages, envoûtés eux-mêmes par leurs obscures croyances… ma mère, la voici, c’est ma mère.Dans cet extrait poignant de violence, le Neur Alexandre Mordakhaï oppose la figure de la mère présentée par l’école coloniale et sa mère prise dans sa transe. Devant l’image lisse de cette « un être plus doux et plus humain que les autres, symbole du dévouement et de l’intelligence intuitive », l’être sociale dans ses rites, ses croyances,… ne peut être que violent, absurde et primitif. C’est ainsi que l’école va démonter les constructions mentales des Maghrébins pour leur en construire d’autres qui ont pour référant les valeurs française.Faites l’étude de la description des nègres dans le texte.

B Les grandes figures du passé :Pour bâtir un avenir, les Maghrébins ont besoin de s’identifier à des FIGURES. En réponse au déni de culture, d’histoire, de patrie, les Maghrébins vont puiser, dans leur Histoire, les noms illustres auxquels ils se réfèrent à l’image de Jean Amrouche qui convoque Jugurtha pour annoncer la fin prochaine de la colonisation de l’Algérie et affirmer son appartenance à une terre vieille de milliers d’années.Texte : l’Eternel Jugurtha (AMROUCHE)Je sais bien où m’attend Jugurtha : il est partout présent, partout insaisissable ; il n’affirme jamais qui il est lorsqu’il se dérobe. Il prend toujours le visage d’autrui, mimant à la perfection son langage et ses mœurs ; mais tout à coup les masques les mieux ajustés tombent, et nous voici affrontés au masque premier : le visage nu de Jugurtha ; inquiet, aigu, désespérant. C’est à lui que vous avez affaire : il y a dix-huit million de Jugurtha, dans l’île tourmentée qu’enveloppe la mer et le désert, qu’on appelle le Maghreb.(…)Nul mieux que lui, n’est habile à revêtir la livrée d’autrui : mœurs, langages, croyances, il les adopte tour à tour, il s’y plaît, il y respire à l’aise, il en oublie CE QU’IL EST jusqu’à n’être plus que ce qu’il est devenu. Jugurtha adopte à toutes les conditions, il s’est acoquiné à tous les conquérants ; il a parlé le punique, le latin, le grec, l’arabe, l’espagnol, l’italien, le français, négligeant de fixer par l’écriture sa propre langue ; il a adopté, avec la même passion intransigeante, tous les dieux. Il semblerait donc qu’il fût facile à conquérir tout à fait. Mais à l’instant même où la conquête semblait achevée, Jugurtha, s’éveillant à lui-même, échappe à qui se flattait d’une ferme prise. Vous parlez à sa épouille, à un simulacre, qui vous répond, acquiesce encore parfois ; mais l’esprit et l’âme sont ailleurs, irréductibles et sourds, appelés par une vois profonde, inexorable, et dont Jugurtha lui-même croyait qu’elle était éteinte à jamais. Il retourne à sa vraie patrie, où il entre par la porte noire du refus. Nous touchons, ici, au caractère le plus profond du génie africain, au mystère essentiel de Jugurtha, à un pôle intérieur impénétrable. Celui qui n’avait jusque-là cessé de dire oui fait tout à coup défaut et s’affirme dans la négation et dans l’hérésie. Je vois ici une véritable frontière des âmes, une véritable frontière spirituelle.

Le texte de Amrouche est loin d’être une simple biographie du héros des guerres contre l’impérialisme romaine au Maghreb. Il postule l’irréductibilité des Maghrébins qui à travers l’Histoire ont subi bon nombre de colonisations.

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Les préjugés du discours colonial ne sont pas niés, ils sont revendiqués comme des qualités ou à défaut des caractéristiques des peuples du Maghreb. La paresse intellectuelle, l’inconstance des Maghrébins leur a permis de survivre aux colonisations, et surtout de protéger leur culture. En effet, les cultures premières entrées en confrontation directe avec les puissances occidentales ont été anéanties, à l’exemple, de la culture aztèque, de certaines cultures africaines, des cultures des Antilles,…La survivance des cultures maghrébines s’explique par la capacité des Maghrébin à endosser les habits de la culture de l’Autre (en gras dans le texte) avant de s’en dépouiller. La figure de Jugurtha en est le symbole. Elevé dans l’esprit romain, Jugurtha se révoltera et affirme, pour reprendre les propos de son grand-père Massinissa, la nécessité de rendre l’Afrique aux Africains.

Le texte maghrébin de la seconde génération s’inscrit dans la continuité d’une terre ancestrale qui se présente sous forme de la représentation d’une tradition (comme dans Colline oubliée de Mammeri) ou d’un personnage, d’une identité mythique (comme les les Banou-Hillal, dans Nedjma de Kateb). Pour bâtir un avenir, les Maghrébins ont besoin de s’identifier à des figures prestigieuses d’une époque révolue. Cela explique le succès que remporte cette littérature qui exalte le culte des héros (les épopées) et en restitue la mémoire, se proposant de fournir aux autochtones les témoignages authentiques d’une culture occultée et d’une Histoire niée. Ces textes épiques ne sont pas l’apanage des littératures écrites. Les premiers textes a avoir chanté la geste de grands personnages historiques sont les épopées populaires qui narraient l’épopée du compagnon du Prophète Ali et de son épée Dhu al-Faqar

C Le crépuscule de « Dieux » :Au fil des années et des évènements de géopolitique, en particulier avec la défaite française lors de la Deuxième Guerre Mondiale, le crédit des civilisations coloniales baisse. Ce crédit est d’autant plus amoindri que la France a été sauvée par les peuples colonisés. Le Sommeil du juste de Mammeri raconte cette remise en question de la « civilisation » française. Confronté à la réalité ségrégationniste de la colonisation, Azekri se rend compte de la futilité des idéaux humanistes enseignés par l’Ecole Française. Les textes de Dib sont une satire de cette instruction française fondée sur le mensonge et sur les stéréotypes culturels français qui sont inadaptés au contexte et à la réalité maghrébins.Le texte est basé sur une constellation de sensations (visuelle, tactile, olfactive et auditive). Il est travaillé par l’ironie qui met en évidence la déchéance, la marginalité et même la dépersonnalisation : l’école de la République fait disparaître l’individu dans « l’être collectif » « Je vois bien ce que la colonisation a détruit, je vois, moins bien ce qu’elle a apporté. Sécurité ? Culture ? En attendant, je regarde et je vois, partout où il y a, face à face, colonisateurs et colonisés, la brutalité, la cruauté, le sadisme, le heurt et, en parodie de la formation culturelle, la fabrication hâtive de quelques milliers de fonctionnaires subalternes, de boys, d’artisans, d’employés de commerce et d’interprètes nécessaires à la bonne marche des affaires » (Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme)Texte : la Grande Maison (Dib)A peine s’emboîtèrent-ils dans leurs pupitres que le maître, d’une voix claironnante, annonça :― Morale !Leçon de morale. Omar en profiterait pour mastiquer le pain qui était dans sa poche et qu’il n’avait pas pu donner à Veste-de-Kaki.Le maître fit quelques pas entre les tables ; le bruissement sourd des semelles sur le parquet, les coups de pieds donnés aux bancs, les appels, les rires, les chuchotements s’évanouirent. L’accalmie envahit la salle de classe comme par enchantement : s’abstenant de respirer, les élèves se métamorphosaient en merveilleux santons. Mais en dépit de leur immobilité et de leur application, il flottait une joie légère, aérienne, dansante comme une lumière.M. Hassan, satisfait, marcha jusqu’à son bureau, où il feuilleta un gros cahier. Il proclama :― La Patrie

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L’indifférence accueillit cette nouvelle. On ne comprit pas le mot. Le mot, campé en l’air, se balançait.― Qui d’entre vous sait ce que veut dire : Partie ?Quelques remous troublèrent la calme de la classe. La baguette claqua sur un des pupitres, ramenant l’ordre. Les élèves cherchèrent autour d’eux, leurs regards se promenèrent entre les tables, sur les murs, à travers les fenêtres, au plafond, sur la figure du maître il apparut avec évidence qu’elle n’était pas là. Patrie n’était pas dans la classe. Les élèves se dévisagèrent. Certains se plaçaient hors du débat et patientaient benoîtement.Brahim Bali pointa le doigt en l’air. Tiens, celui-là ! Il sait donc ? Bien sûr. Il redoublait, il était au courant.― La France est notre mère Patrie, annonça Brahim.Son ton nasillard était celui que prenait tout élève pendant la lecture. Entendant cela, tous firent claquer leurs doigts, tous voulaient parler maintenant. Sans permission, ils répétèrent à l’envi la même phrase.Les élèves serrées, Omar pétrissait une petite boule de pain dans sa bouche. La France, capitale Paris. Il savait cela. Les Français qu’on aperçoit en ville viennent de ce pays. Pour y aller ou en revenir, il faut traverser la mer, prendre le bateau (…) La France, un dessin en plusieurs couleurs. Comment ce pays si lointain est-il sa mère ? Sa mère est à la maison, c’est Aïni ; il n’en a pas deux. Aïni c’est pas la France. Rien de commun. Omar venait de surprendre un mensonge.Patrie ou pas patrie, la France n’était pas sa mère. Il apprenait des mensonges pour éviter la fameuse baguette d’olivier. C’était ça les études. Les rédactions : décrivez une veillée au coin du feu…. Pour les mettre en train, M. Hassan leur faisait des lectures où il était question d’enfants qui se penchent studieusement sur leurs livres. La lampe projette sa clarté sur la table. Papa, enfoncé dans un fauteuil, lit son journal et maman fait de la broderie. Alors Omar était obligé de mentir. Il complétait : le feu qui flambe dans la cheminée, le tic-tac de la pendule, la douce atmosphère du foyer pendant qu’il pleut, vente et fait nuit dehors. (…) Les enfants entre eux disaient : celui qui sait le mieux mentir, le mieux arranger son mensonge, est le meilleur de la classe.Omar pensait au goût du pain dans sa bouche : le maître, près de lui, réimposait l’ordre. Une perpétuelle lutte soulevait la force animé et liquide de l’enfance contre la force statique et rectiligne de la discipline. M. Hassan ouvrit la leçon.― La patrie est la terre des pères. Le pays où l’on est fixé de puis plusieurs générations.Il s’étendit là-dessus, développa, expliqua. Les enfants, dont les velléités d’agitation avaient été fortement endiguées, enregistraient.― La patrie n’est pas seulement le sol sur lequel on vit, mais aussi l’ensemble de ses habitants et tout ce qui s’y trouve.Impossible de penser tout le temps au pain. Omar laisserait sa part de demain à Veste-de-Kaki. Veste-de-Kaki était-il compris dans la patrie…. Et sa mère, et Aouicha, et Mériem, et les habitants de Dar-Sbitar ? comptaient-ils tous dans la patrie ? Hamid Saraj aussi ?― Quand de l’extérieur viennent des étrangers qui prétendent être les maîtres, la patrie est en danger. Ces étrangers sont des ennemis contre lesquels toute la population doit défendre la patrie menacée. Il est alors question de guerre. Les habitants doivent défendre la patrie au prix de leur existence.Quel était son pays ? Omar eût aimé que le maître le dit, pour savoir. Où étaient ces méchants qui se déclaraient les maîtres ? Quels étaient les ennemis de son pays, de sa patrie ? Omar n’osait pas ouvrir la bouche pour poser ces questions à cause du goût du pain.― Ceux qui aiment particulièrement leur patrie et agissent pour son bien, dans son intérêt, s’appellent des patriotes.La voix du maître prenait des accents solennels qui faisaient résonner la salle.Il allait et venait(…)Omar surpris, entendit le maître parler en arabe. Lui qui le leur défendait ! Par exemple ! C’était la première fois ! Bien qu’il n’ignorât pas que le maître était musulman, ni où il habitait,

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Omar n’en revenait pas. Il n’aurait même pas su dire s’il lui était possible de s’exprimer en arabe.D’une vois basse, où perçait une violence qui intriguait : ― ça n’est pas vrai, fit-il, si on vous dit que la France est votre patrie.Parbleu ! Omar savait bien que c’était encore un mensonge.M. Hassan se ressaisit. Mais pendant quelques minutes il parut agité. Il semblait être sur le point de dire quelque chose encore. Mais quoi ? Une force plus grande que lui l’en empêchait-elle ?Ainsi, il n’apprit pas aux enfants quelle était leur patrie.

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COURS MAGISTRAL : Littérature de l’après indépendance

Les indépendances des pays du Maghreb, dont des critiques et des écrivains comme J. Déjeux et A. Memmi, pensaient qu'elles mettraient un terme à l'expression littéraire en langue française, la voient perdurer. En Algérie, les expressions littéraires s’effacent durant les premières années d’indépendance. Ne demeurent plus que quelques échos poétiques empreintes de désespoir. Parmi les auteurs de cette époque, Jean Sénac qui tente s’exorciser le réel par ses mots. Devant la cacophonie de la post-indépendance, le poète tentera, jusqu’à son assassinat, de « placer sa voix ». Cette terre est la mienne avec son amère liturgie,Ses éclats orduriers, ses routes torves,L’âme saccagée, le peuple las,

Mienne avec son soleil cassant comme un verglas,Les dédales affamés où nos muscles se perdent,Et tant de vanité qui pousse comme une herbeLà où rêvaient des hommes-rois.

Avec son insolent lignage, ses cadavres climatisés,Ses tanks et la pudeur du poèmeA la merci du cran d’arrêt.

A l’heure de dérision, je l’appelle à tue-tête.Une aile où se poser ! un sourire habitable !Une jambe affermie où commence u chemin !

Je ne la quitterai pas. Escaladant le mythe.Je connais ses chardons, ses genêts, sa torpeur,Mais toujours dans le roc insinuant l’espaceUn escargot secret – et tel ongle rageur !

Cette terre est mienne entre deux fuites fastesDeux carniers, deux désirs, deux songes de béton,Et le chant d’une flûte en mes veines surprendLe mal de Boabdil sous les murs de Grenade

Mienne hors de la raison, mienne hors de vos saisons.Vous pouvez mordre et mordre,Sur une science si tendre, une joie si têtue,Le chaos n’aura pas de prise.Jean Sénac, Ordalie de Novembre (Paris, 1968)Les voix d’opposition sont souvent réduites au silence par un système occupé de créer sa propre légende qui s’intègre dans le nouveau mythe algérien. Considérés comme opposants à la Révolution, les auteurs de graphie française8 vont être la cible de critique, d’action d’intimidation, d’incarcération (comme le poète musicologue Bachir Hadj Ali), …. Ce climat d’oppression va pousser d’autres écrivains à l’exil à l’image de Mohammed Dib. Les grands auteurs de l’avant indépendance prendront leurs distances avec la production littéraire classique : Y Kateb se consacrera au théâtre en arabe dialectale, M. Mammeri à ses recherches anthropologiques et M. Haddad se taira.Après le flottement des premières années de l’indépendance, de nouveaux noms viendront enrichir la littérature algérienne. Les plus connus sont Mourad Bourboune qui publie en 1968 le Muezzin, Boudjedra qui publie en 1969 la Répudiation et Nabil Farès qui publie en 1970 Yahia, pas de chance. Le regard incisif de ces jeunes auteurs sur la réalité sociale est

8 - Cette mise à l’écart touchera aussi les poètes de graphie arabe à l’image de Moufdi Zakaria

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énonciatrice des maux qui guettent une société qui s’est construite autour d’une authenticité mythique et monolithique. Au Maroc, la production littéraire n’offre pas du tout les mêmes caractéristiques. Elle est, comme en Tunisie, le fait de créateurs isolés qui ont fait le choix de s’exprimer en langue française. Ces « électrons libres » vont se réunir autour d’une revue manifeste, la revue Souffles. L’écriture marocaine sera, autour des années 1970, la plus prolifique et surtout le plus nouvelle des écritures maghrébines.L’oppression officielle ne va pas épargner les auteurs marocains qui subiront à leur tour intimidation, incarcération (à l’exemple d’A. Lâabi),… Le cas de la Tunisie est encore différent. Avec des écrivains plus nombreux, la littérature tunisienne se fait alors une place dans le champ maghrébin de langue française ; elle rejoint les préoccupations des autres auteurs avec une réflexion et des réalisations originales dans la recherche d'un syncrétisme ou d'un ajustement entre les deux cultures et les deux langues, sans doute parce que le bilinguisme français-arabe y est mieux vécu parce que mieux maîtrisé.

Il parait, au terme de ce portrait très général, que la littérature maghrébine de graphie française a existé malgré les tentatives d’anéantissement et de subordination dont elle a été victime. Elle s’est engagée à dire la dure réalité dans laquelle vivaient les Maghrébins, à exposer les idéologies totalitaires des pouvoirs en placeSur le plan de l’écriture, l’écriture dite réaliste va laisser la place à ne graphie inclassable qui bouleverse toutes les typologies narratives et littéraires et qui inscrit le texte maghrébin dans une modernité et une pluralité assumées. La notion de « bilangue » avancée par le Marocain Khatibi, définie comme «langue de l’aimance », peut se retrouver peu ou prou chez de nombreux auteurs qui signent une identité « métisse » dans la dynamique de l’Histoire et contre le mythe de la pureté de l’origine. La littérature à l’orée de l’indépendance (la littérature des années soixante) Après l’indépendance de l’Algérie, on s’attendait à voir fleurir des textes littéraires traitant de la Guerre d’indépendance. Le thème de la guerre sera traité principalement dans la poésie qui permet la simultanéité. « Assia Djebar, la première, tente une fresque de la Société algérienne en guerre dépassant l'écriture quelque peu monologique de Malek Haddad, avec Les Enfants du Nouveau Monde (1962). Assia Djebar passe à une énonciation à la troisième personne. Car pour être représentatives des différents vécus en présence, ces paroles doivent nécessairement être distanciées, dans leur juxtaposition symbolique elle-même. On trouve ainsi dans ces textes, une approche de ce plurilinguisme dont la théorie littéraire depuis Bakhtine fait une des caractéristiques du genre romanesque. Mais ce roman, pourtant assez bien venu, souffre de la contradiction entre un projet didactique parfois rigide, même s'il sait éviter le manichéisme, et la projection de l'auteur dans l'un de ses personnages, intellectuelle algérienne acculturée comme elle, qui rend ce roman attachant.Les romans algériens de la guerre, du moins ceux écrits pendant les événements ou peu après par des écrivains algériens confirmés, apparaissent donc somme toute fort peu comme une scénographie collective du rapport des colonisés aux colonisateurs, mais plutôt comme une insertion de leur « je » individuel et volontiers humaniste dans un débat politique que de ce fait ils placent sur le plan d’un humanisme qui échappe au dialogue binaire agressif que supposerait une vraie scénographie postcoloniale de cette guerre. Tout au plus, parmi les textes significatifs de cette littérature à cette époque, Les Enfants du Nouveau Monde, d’Assia Djebar est-il systématiquement construit comme une fresque de courts récits sur des femmes de tous les milieux sociaux algériens confrontées également à la guerre au quotidien. Pourtant même dans ce texte on reconnaît celle de ces femmes dont l’auteur(e) est la plus proche, et qui représente précisément cet humanisme que le projet quelque peu épique du roman exclurait logiquement. Dès lors, face à un projet collectif d’engagement, l’inscription des écrivains échappe aux stéréotypes qu’attendrait d’eux un discours plus militant, et les tenants de ce dernier n’ont pas

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manqué de le leur reprocher. Ce thème se prêtant plus qu’un autre encore à une énonciation collective, marque majeure de la scénographie postcoloniale « engagée », sera pour ces écrivains le prétexte à une insertion individuelle de leur voix singulière, où le collectif se confond très vite avec l’universel d’un humanisme. »La production littéraire maghrébine de graphie française connut dans les années qui suivent l’indépendance de l’Algérie une baisse considérable. Il faudra attendre la fin des années soixante, pour assister à sa résurrection. Cette renaissance sera marquée par l’engagement de la littérature et la subversion de la forme. Cette engagement a une dynamique plus directe que celle des années de l’avant indépendance.La littérature maghrébine des années soixante-dix L’engagement contre les pouvoirs en place sera la dynamique essentielle de la littérature maghrébine dans les années 70. Cette dynamique profitera surtout aux romanciers parmi les plus médiatisés : Rachid Boudjedra et Tahar Ben Jelloun. Mais, on aurait tort de réduire les textes maghrébins de cette décennie à des réquisitoires. Ces textes sont, avant toute autre chose, issus de questionnements esthétiques

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CM : la littérature de l’émigration Ben Jelloun, la Réclusion solitaireAfin l’analyser la littérature de l’émigration, nous vous proposons un article d’un des spécialiste de cette littérature Ch. BONN.

La visibilité de l’émigration-immigration dans les littératures maghrébine, française, et de la « seconde génération » de l’immigration : quelle « scénographie postcoloniale » ?L’émigration-immigration est un objet social et politique essentiel des deux côtés de la Méditerranée. Mais elle est moins souvent perçue comme une entité culturelle, ou alors négativement, pour souligner sa non-assimilation, soit par la culture dite « d’accueil », soit par la culture dite « d’origine ». D’ailleurs l’incertitude sur les mots utilisés dès les deux premières phrases de cet exposé n’est-elle pas une des marques les plus visibles d’une non-évidence culturelle ? L’objet social dont il sera question ici est un « espace sous-décrit », selon l’expression de Jacques Berque 9[1]. C’est-à-dire que si son existence socio-politique ne fait aucun doute, ne serait-ce qu’en tant qu’enjeu électoral, sa définition est beaucoup plus aléatoire, et procède bien de ce qu’on pourrait appeler une absence de visibilité. Tout le monde parle de l’émigration-immigration, des banlieues, de la délinquance, mais fort peu de mots servent à la dire, à la nommer, à la décrire, à lui donner un visage.La littérature est cet espace de parole dont une des fonctions est d’inventer, précisément, les mots pour dire les réalités non-encore nommées, pour leur donner un visage, une visibilité, en même temps qu’un nom. Mais force est de constater qu’en ce qui concerne l’émigration-immigration la littérature est peu prolixe, et en tout cas infiniment moins que la sociologie des banlieues ou le discours politique. L’émigration-immigration est un objet sans visage autant que sans nom. Y a-t-il faillite de la littérature ? Ou alors les réalités non-nommées auxquelles elle a pour fonction de donner un nom sont-elles limitées à certains espaces socioculturels, ce qui ferait de l’exercice littéraire une activité liée à ces seuls espaces, et non-assimilable par d’autres ? Quoiqu’il en soit, participant du simulacre, au sens deleuzien du terme, qu’est toute pratique artistique, la littérature est bien ici défaillante à produire une image, une visibilité, un paraître culturel à cet objet social essentiel qu’est l’émigration-immigration.Cependant cette faillite n’est pas la même selon les époques et les contextes historico-politiques. C’est ce qu’on va tenter de développer, après un bref rappel en ce qui concerne la visibilité du thème de l’émigration, à propos plus précisément de la visibilité du personnage de l’émigré d’abord, puis de celle de l’écriture elle-même de cette émigration-immigration. Or, cette visibilité littéraire peut être elle-même examinée sous l’angle de la scénographie post-coloniale qu’on redécouvre curieusement depuis quelques années aux États-Unis, et dont elle nous aidera peut-être à évaluer en partie la validité théorique ?Visibilité du thème dans la littérature maghrébine, et modernité littéraireSi le thème de l’émigration est présent dans les tout premiers textes de la littérature maghrébine francophone, comme par exemple dans La Terre et le Sang (1953) 10[2] de Mouloud Feraoun, ou Le Passé simple (1954) 11[3] de Driss Chraïbi, textes fondateurs s’il en est, on s’aperçoit que ce thème en disparaît vite pendant toute la période de développement de cette littérature, dont l’émergence est liée alors à celle du sentiment national et de la décolonisation, pour ne reparaître que bien des années après les indépendances des pays maghrébins anciennement colonisés. De plus, le contexte de ces années soixante-dix où le thème reparaît soudain avec Topographie idéale pour une agression caractérisée (1975) 12[4] de Rachid Boudjedra, La

9[1] Dans son rapport L'Immigration à l'École de la République. Rapport d'un groupe de réflexion au Ministère de l'Éducation nationale. Paris, CNDP-La Documentation française, 1985.10[2] Le Seuil.11[3] Denoël.12[4] Denoël.

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Réclusion solitaire (1976) 13[5] de Tahar Ben Jelloun et Habel (1977) 14[6] de Mohammed Dib est bien différent. Dans ces années 70 on est sortis, à la fois de la dynamique politique de la décolonisation, et de celle, qui lui est liée, de l’émergence de cette nouvelle littérature. De même que l’identité politique des pays anciennement colonisés est alors reconnue, l’existence de cette nouvelle littérature et sa reconnaissance en tant que telle sont devenues des évidences : ni l’identité nationale, ni la littérature maghrébine francophone ne sont plus dans une dynamique d’émergence. Aussi la littérature n’a-t-elle plus cette fonction, inévitablement liée à cette double émergence, de manifester performativement, par l’accumulation de ses textes et l’affichage répétitif de certains thèmes, une identité collective nouvelle.Or l’émigration est par nature, dans cette logique d’affichage conjoint des signes d’une identité collective à imposer, l’inassimilable : ne dessine-t-elle pas un espace autre, séparé de cet espace national dont l’identité émergente s’efforce précisément d’affirmer la cohérence, l’unité comme signe identitaire ? Une identité nationale, y-compris celle d’une diaspora, se réclame toujours d’un pays, dont elle redessine inlassablement la carte. L’émigré, lui, est en-dehors de la carte, que son départ a en quelque sorte déchirée. Dès lors le discours nationaliste ne peut l’intégrer, ne peut véritablement en rendre compte, ce qu’illustre par exemple l’absurdité de l’interdiction de l’émigration par le gouvernement algérien à la suite de la vague d’attentats racistes en France au début des années 70 : cette interdiction n’a nullement fait diminuer le flot migratoire, mais a considérablement augmenté les difficultés que connaissaient déjà les émigrés !Cette absurdité est d’autant plus flagrante qu’elle répond à une sommation du discours identitaire comme du discours littéraire par une actualité qui ne permet plus le silence. Mais cette actualité impérieuse montre du même coup combien le dire politique particulièrement est coupé de la réalité vécue dont elle exhibe la béance. Béance à laquelle le discours idéologique répond dans sa logique en voulant dérisoirement se soumettre un réel rebelle, et le discours littéraire dans la sienne, qui est l’exhibition narcissique par l’écriture de sa propre marginalité sociale, comparable à celle de l’émigré qui dès lors devient un prétexte. Les trois romans des années 70 cités plus haut sont d’abord réflexion sur la marginalité tragique dont l’écriture tire ses pouvoirs, dans un divorce de l’art d’avec le discours social depuis la fin du XIXème siècle que Roland Barthes parmi d’autres a décrit comme on le sait dans Le Degré Zéro de l’Écriture. Quoiqu’il en soit, on constate d’une part que ni le discours politique ni les écrivains consacrés ne répondent véritablement à cette sommation du réel dont ils sont l’objet en ces années soixante-dix. Pour ce qui est de la littérature, qui nous intéresse ici surtout, nous dirons que les écrivains se saisissent du thème de l’émigration pour en exploiter la marginalité sociale, comparable à celle du créateur. Mais qu’ils ne peuvent le faire qu’à partir du moment où la double évidence de leur reconnaissance individuelle comme écrivains, et de la reconnaissance de leur pays comme nation, les libère des contraintes collectives d’une dynamique d’émergence. Par ailleurs cette auto-représentation de l’écriture comme marginalité, comme césure avec le discours social participe dans les années soixante-dix d’une modernité littéraire dans le cadre de laquelle la rupture est féconde, par son rapport dialogique avec le groupe, et ce à deux niveaux : le niveau citoyen où c’est grâce à sa marginalité que le créateur peut produire les concepts nouveaux qui permettront ensuite au discours social d’appréhender mieux la réalité toujours mouvante du monde, et le niveau littéraire, où c’est à partir de sa singularité individuelle et quelque peu monstrueuse, que le grand créateur est reconnu par le public, mais impose aussi aux yeux de ce public le groupe littéraire, ou le « courant », expression collective dissidente certes, mais néanmoins collective, auquel on rattache ce même créateur.Cette utilisation de l’émigration dans les années soixante-dix par des écrivains que je qualifierai de « monstres sacrés », féconds parce qu’atypiques, pour exprimer leur modernité littéraire, perdra peu à peu de son efficacité durant la décennie suivante, pendant laquelle ces recherches sur la littérarité sont en partie rendues obsolètes par la réalité inconcevable de l’horreur en Algérie : on a alors l’impression que la réalité innommable triomphe de la fiction littéraire. Mais ce retour du réel n’est pas dû qu’à l’horreur en Algérie : il s’agit bien d’une évolution générale de la lecture vers un abandon de la fiction ou de l’imaginaire, au profit d’une caution

13[5] Denoël.14[6] Le Seuil.

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par le réel brut, qui est un des aspects de ce que d’aucuns ont appelé le «  postmodernisme ». C’est dans ce contexte de perte du sens au profit de la réalité « telle qu’en elle-même » qu’apparaîtra vers le milieu des années 80 la littérature « de la 2ème génération » de l’émigration, dont le texte en quelque sorte « fondateur », Le Thé au Harem d’Archi Ahmed (1983) 15[7] intéressera par sa maladresse même, gage d’« authenticité » pour le témoignage « vécu » d’un « auteur » présenté comme hors du contexte littéraire, hors de la « culture » : ne s’agit-il pas d’un ancien délinquant tout fraîchement sorti de prison ? Les romans « de la 2ème

génération » multiplieront ainsi les signes de leur non-littérarité, mais surtout de leur « authenticité » référentielle. Pourtant ils ne sont toujours pas perçus, on y reviendra en troisième partie, comme un « courant littéraire », comme un groupe émergent, et s’inscrivent plutôt dans une sorte de dissémination d’une réalité qui a perdu la cohérence que lui donnaient dans les années soixante-dix les schémas d’explication idéologiques : dissémination « postmoderne » ? Quel que soit le terme qu’on utilisera, l’essentiel est de montrer que depuis les années 80 l’immigration (et non plus l’émigration…) apparaît bien désormais comme un thème social qui n’est plus occulté. Mais il ne l’est pas plus ni moins qu’un autre : privée d’une signification au profit du seul réel, « authentifié » par la fréquente maladresse des écritures, l’immigration devient un thème de « roman-réalité » comme un autre. Visibilité du personnage littéraire de l’émigréOn peut illustrer cette visibilité du thème de l’émigration puis de l’immigration, avant de s’interroger sur la visibilité de cette écriture elle-même, à partir de ce qui du point de vue romanesque représente l’aspect central d’un thème : le personnage de l’émigré, ou de l’immigré, dans la littérature.Dans les premiers textes de littérature maghrébine, le personnage de l’émigré était un personnage dédoublé, non perçu véritablement comme émigré : la signification du personnage était ailleurs. Dans La Terre et le Sang 16[8] de Mouloud Feraoun, l’émigration d’Amer est vécue comme « une parenthèse impuissante à changer le sens général de la phrase », qui, lui, se joue bien au village, tant pour l’action principale du roman (la relation amoureuse scandaleuse d’Amer avec sa cousine Chabha), que pour l’« accident » qui a lieu dans les mines du Nord et dont Amer fut l’acteur inconscient. Mais cette parenthèse permet un dédoublement de l’espace où l’action de chacun de ses pôles est en quelque sorte télécommandée depuis l’autre, selon le cycle tragique de la vengeance. Enchaînement de faits rendant les deux espaces de l’action parfaitement complémentaires l’un de l’autre dans cette logique tragique propre au village, le personnage d’Amer étant finalement celui qui par son existence même gomme la partition spatiale de sa propre émigration. L’espace de l’émigration comme la vie qu’Amer y a menée n’ont pratiquement aucune réalité dans le roman. De manière comparable, si la postface écrite bien des années plus tard, des Boucs 17[9] de Driss Chraïbi insiste sur le projet de dénonciation de la situation de l’immigré qui serait celui de ce roman, on peut se demander d’abord qui est, à proprement parler, l’émigré dans ce roman. Le groupe marginalisé des « boucs » qui donne son titre au roman est totalement déshumanisé, cependant que le personnage principal, qui s’appelle Driss et écrit sur du papier hygiénique un roman intitulé « Les boucs » désigne de manière trop évidente la marginalité sociale de l’intellectuel qu’est l’écrivain, pour pouvoir être assimilé à un « émigré de base ». Et vingt ans plus tard, dans La Réclusion solitaire de Tahar Ben Jelloun, le personnage principal est d’abord un personnage en creux, un personnage sans : sans amour, sans pays, sans visage, il vit dans un non-espace caractérisé par l’absence, entre autres, de couleur, d’épaisseur des objets comme des personnes. Ce personnage est transparent, sans image. Celui de Boudjedra dans Topographie idéale pour une agression caractérisée quant à lui n’est jamais perçu à travers son propre discours : il n’est qu’un objet anonyme dans le double discours que tiennent sur lui les flics d’un côté, les « laskars » de l’autre, et jamais son nom ne nous sera révélé.Dédoublé, ne signifiant qu’ailleurs, ce personnage d’émigré des premiers textes, et même des deux textes des années soixante-dix dont je viens de parler est véritablement invisible. Amer

15[7] Le Mercure de France.16[8] Le Seuil, 1953.17[9] Denoël, 1955.

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dans La Terre et le Sang n’est pas vu comme un émigré. Et dans Les Boucs les personnages éponymes sont minéralisés. Ils rasent les murs la seule fois où ils tentent une expédition en ville et personne ne les voit. Quant au narrateur, dont j’ai déjà mis en doute la qualité même d’émigré, il a beau chercher à choquer autant qu’il peut : aucun autre personnage ne le reconnaît véritablement. Isabelle elle-même se détourne de lui à la fin du roman quand elle choisit de participer à la fête du groupe des « boucs », dont ce narrateur est exclu. Et si le personnage sans nom de Topographie idéale pour une agression caractérisée n’est décrit qu’à travers les regards sur lui, ces regards ne se portent jamais sur son visage ou sur sa personne, mais sur sa valise ou ses comportements incompréhensibles. Sans visage, ce personnage est distancié, par le style aussi du romancier : il est essentiellement non-séduisant : c’était déjà, en littérature française cette fois, le cas de l’immigré de la nouvelle La Ligne 12 18[10] de Raymond Jean, davantage perçu comme la simple victime du racisme et de l’injustice que comme une personne.Le personnage de l’émigré-immigré ne deviendra visibilité séduisante et jeune qu’à la fin des années 70 et au début des années 80, dans Habel, de Mohammed Dib en 1977, Désert, de JMG Le Clézio en 1980 19[11], ou encore La Goutte d’Or de Michel Tournier en 1982 20[12]. Des personnages cités jusqu’ici, le héros de La Réclusion solitaire de Tahar Ben Jelloun était le plus jeune, mais sa jeunesse non perçue par les autres servait surtout à souligner le vide affectif dans lequel il vivait : l’absence de visibilité de son visage. Cette visibilité-séduction soudaine de l’immigré correspond, sociologiquement, à l’irruption des « jeunes de la seconde génération » de l’immigration dans le paysage citadin français ou européen, dont ils sont devenus une composante incontournable, revendiquant sa visibilité, là où leurs parents au contraire cherchaient à passer inaperçus, cultivaient leur transparence en rasant les murs comme les « boucs » de Chraïbi. Pourtant, si dans ces trois romans les héros sont jeunes et séduisants, ils sont encore des « primo-émigrés », dans la mesure où ils ne sont pas nés en France et où leur départ du pays d’origine, et leur retour dans celui-ci chez Le Clézio, sont des éléments narratifs et signifiants essentiels. Mais les trois personnages représentent dans ces romans la séduction visible de l’altérité, pour une société occidentale caractérisée par l’omniprésence de l’image. Dans Topographie idéale pour une agression caractérisée, l’image était perçue comme objet envahissant et étrange à voir par l’émigré non-visible. Dans ces trois romans au contraire, le personnage du jeune immigré devient lui-même image séduisante, dans le regard que porte sur lui la société de l’image. Mais se perçoit lui-même comme étranger à cette image désirable de lui-même que cette société lui renvoie. Et ces trois romans comportent une réflexion sur l’écriture, perçue comme l’antidote à cet emprisonnement mensonger du personnage réel dans une image séductrice malgré lui. Je les aborderai ici dans l’ordre inverse de leur publication, pour mieux rendre compte de la complexité plus ou moins grande du fonctionnement de cette visibilité.Dans La Goutte d’Or, Idriss est dès le début rapté, dépossédé de lui-même dans le vol de son image (une photographie prise dans son désert natal) par une touriste blonde. Toute la quête du personnage consistera donc à réparer ce manque initial (c’est volontairement que j’utilise ici l’expression de Propp, car le roman est bien construit comme un conte, et comporte par ailleurs deux contes insérés dans sa trame narrative), répété dans le cours même de cette quête puisque M. Mage le cinéaste et M. Milan le photographe ne perçoivent de lui que son image, qu’ils cherchent à posséder. Et on sait qu’Idriss triomphera pour finir de cette image à laquelle on veut le réduire, par l’apprentissage de la calligraphie, mais aussi par ces contes mêmes insérés dans la narration romanesque, et par la danse : celle de Zett Zobeïda à qui appartenait le bijou, et celle, éblouissante, du marteau-piqueur à la fin du roman.Dans Désert, Lalla est transformée en image triomphante par le photographe, sur fond de laideur mortifère de la ville occidentale. Elle est cependant moins étrangère qu’Idriss à sa propre beauté, même si elle en rit, car cette beauté est précisément, comme la danse encore, ce qui lui permet d’annuler cette ville. Cependant là encore c’est la parole qui sera la plus efficace

18[10] Le Seuil, 1973.19[11] Gallimard.20[12] Gallimard.

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contre ce simulacre urbain, par la mémoire du Désert, et par le récit épique parallèle de la mort de la tribu.Habel lui aussi est réduit à une image-objet par Le Vieux, alias Éric Merrain, alias La Dame de la Merci. Mais chez Dib la réflexion sur les pouvoirs de l’écriture va beaucoup plus loin, puisqu’Éric Merrain est aussi un écrivain, dont les mots plus encore que le regard désirant piègent le jeune immigré. Et la situation est d’autant plus complexe que s’il est d’un côté le jeune homme fruste piégé par les manuscrits de La Dame de la Merci, qu’il voulait pourtant « jeter aux chiottes », il n’en est pas moins chargé lui-même par l’Ange de la Mort de « donner à chaque chose précisément un nom », ce qui lui permettra dans ses adresses silencieuses au Frère resté au pays après l’avoir exilé, de retourner le sens de l’exil. L’exil le transforme bien en image-objet prostitué par le désir du Vieux, mais l’exil est également ce qui lui permet de trouver le Sens, à jamais inaccessible pour le Frère resté au pays pour s’approprier illusoirement le sceptre. La parole créative conjure la facticité de l’image, mais la création est aussi ce simulacre, exil par rapport au réel, mais sans lequel ce réel serait éternellement privé de sens. Si pour Idriss et Lalla le sens, la vérité s’opposaient à l’image omniprésente dans la Société occidentale, pour Habel le simulacre de l’écriture, inséparable de l’exil, est la condition même d’accession au sens. L’ubiquité devient le lieu du sens et le simulacre transforme la victime du meurtre en détenteur de ce sens.Quoiqu’il en soit, dans les trois romans, mais surtout dans celui de Dib, la séduction retourne le sens de l’exil, et dans les trois cas elle est, selon des modalités différentes, illustration des pouvoirs de l’écriture. Pourtant on a vu que pour ces trois personnages, l’exil, l’arrachement plus ou moins violent à un lieu d’origine est encore une dimension essentielle de la narration comme de la signification du roman. Les années 80 seront d’abord celles du surgissement d’écrivains « issus de la 2ème génération » de l’immigration, dont la première caractéristique sera l’absence de cette figure de l’arrachement à un lieu d’origine, puisque leurs personnages sont en général nés en France.Écrivant depuis l’intérieur de l’immigration, ces jeunes romanciers dont la parole était jusque là inconcevable présenteront tout naturellement le personnage, souvent autobiographique, de l’immigré comme sujet, et non plus comme image plus ou moins attendue à travers le regard de ses protagonistes. Sujet regardant et non plus objet du regard, le personnage s’attachera même souvent, comme la Shérazade de Leïla Sebbar 21[13] dès 1982, à briser l’image à travers laquelle il est attendu par les lecteurs, ou celle qu’en avaient forgée les écrivains dont on vient de parler. Shérazade est désirée par Julien à travers l’image des odalisques de Delacroix dans le premier des trois romans dont elle est le centre, et le même Julien devenu cinéaste tentera vainement dans Le Fou de Shérazade 22[14]  de fixer sur la pellicule son image de Sultane : cette dernière s’échappera toujours, et demandera même au camionneur qui l’a prise en auto-stop dans Les Carnets de Shérazade 23[15] de la conduire dans un périple initiatique sur les traces d’Arthur Rimbaud !C’est probablement par cette rupture d’image, qui pourtant joue dès le titre du premier roman (Shérazade : 17 ans, brune, frisée, les yeux verts) sur le seul aspect visible stéréotypé du personnage, que les romans de Leïla Sebbar ont pu jouer ce rôle d’intercesseur : permettre le surgissement d’une littérature de cette génération enfin visible, avec ostentation parfois, dans les rues où la génération précédente rasait les murs. Or le texte proprement fondateur de cette littérature, écrit par Mehdi Charef, plus connu maintenant comme réalisateur de cinéma que

21[13] Il serait impropre de considérer Leïla Sebbar, qui n’est pas de la même génération, qui est née en Algérie, enfant d’un « couple mixte » d’enseignants algéro-français et enseigne depuis longtemps dans un lycée parisien tout en participant à des émissions radiophoniques sur « France-Culture », à cette « 2ème génération ». Mais son œuvre a joué un incontestable rôle d’intermédiaire, de révélateur, particulièrement à travers ce personnage de Shérazade, du fait de sa notoriété comme écrivaine française. C’est pourquoi Shérazade sera le premier personnage décrit ici dans l’optique de ce surgissement d’une parole « beur » (Shérazade : 17 ans, brune, frisée, les yeux verts, Paris, Stock, 1982).22[14] Stock, 1991.23[15] Stock, 1985.

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comme écrivain, Le Thé au harem d'Archi Ahmed 24[16], l’est précisément encore à partir de cette rupture d’image qu’il instaure dès son titre, qui joue avec les images exotiques pour mieux les déstabiliser, puisqu’il s’agit en fait du théorème d’Archimède revu et corrigé par le cancre de la classe, qui n’a pourtant aucune origine maghrébine, comme une grande partie de la bande des copains banlieusards du personnage principal. Là encore, une image est brisée au profit d’une réalité pluriethnique et néanmoins groupale des banlieues « chaudes ».Même rupture d’image par les titres du Gone du Chaâba 25[17] d’Azouz Begag, de Georgette 26[18] de Farida Belghoul, et plus encore du Rouge à lèvres 27[19] de Tassadit Imache, sur lesquels il faudrait revenir : dans tous les cas le personnage n’est pas celui (ou celle) qu’attendrait la lecture paternaliste qui souvent accueille ces textes. Il s’inscrit dès lors dans l’affichage quasi-général par ces derniers d’une non-conformité à une image attendue : d’une visibilité subvertie ou éclatée, où la diversité du réel vécu se substitue à la cohérence d’un discours. Or cette visibilité éclatée va être de plus en plus celle de cette littérature « de la 2ème

génération » elle-même, laquelle n’a jamais véritablement réussi à être perçue comme un groupe littéraire, contrairement par exemple à la littérature maghrébine de langue française à laquelle on ne peut pas non plus rattacher ces auteurs. Dès lors se pose la question du troisième terme de cette visibilité : la visibilité d’une écriture.Visibilité d’une écritureIl convient d’abord de souligner le grand retard de parution des premiers textes littéraires de cette « 2ème génération », et le silence quasi-total en littérature de la génération précédente. La vague d’attentats racistes du début des années soixante-dix elle-même n’avait suscité presque que des textes d’auteurs extérieurs à cette émigration-immigration, comme ceux dont j’ai parlé plus haut, et où le personnage de l’immigré était somme toute objet ou prétexte dans un discours qui n’était pas le sien, et non sujet énonciateur du dire le concernant. Le roman de Mehdi Charef, on vient de le voir, date de 1983, ceux de Begag et de Farida Belghoul de 1986, et ces romans sont précédés, par ceux d’intercesseurs comme Leïla Sebbar, et surtout par des textes moins connus niant la littérarité d’une écriture de l’émigration-immigration. Là encore, les titres sont parlants, comme celui, surtout, de ce témoignage présenté comme oral d’un immigré analphabète désigné par son seul prénom, Ahmed : Une Vie d’Algérien, est-ce que ça fait un livre que les gens vont lire ? 28[20] Outre sa forme problématique sur laquelle je reviendrai, mais qui désigne déjà en elle-même l’impossibilité de l’entreprise, ce titre se réclame donc d’une non-littérarité qui suppose de fait qu’un immigré ne saurait en aucun cas produire une œuvre littéraire. Et par voie de conséquence que si l’émigration ou l’émigré peuvent être un thème ou un personnage dans des œuvres d’écrivains consacrés comme tels ailleurs, il ne saurait y avoir de littérature de l’émigration ou de l’émigré.Or, beaucoup de titres de romans de l’émigration ont des formulations problématiques qui signalent implicitement ainsi cette impossibilité. On vient de le voir avec ceux de Azouz Begag, Mehdi Charef, Farida Belghoul ou Tassadit Imache : on pourrait en signaler d’autres. Et ce phénomène était peut-être plus voyant encore lorsque des écrivains plus « reconnus » consacraient une œuvre à l’émigration, dont on a vu qu’elle devenait chez eux prétexte à une réflexion sur la littérarité elle-même : c’était le cas de Topographie idéale pour une agression caractérisée chez Rachid Boudjedra, ça l’est encore, d’une autre manière, avec Shérazade, 17 ans, brune, frisée, les yeux verts de Leïla Sebbar.Il y a donc bien une sorte de reconnaissance problématique d’une écriture de l’émigration-immigration comme voix littéraire visible, qui se retrouve dans d’autres aspects de cette littérature, dont le plus visible est l’impossibilité même de lui trouver un nom satisfaisant. Par ailleurs un des aspects dont on parle beaucoup ces derniers temps est l’identité même des écrivains. On a vu la difficulté récurrente de « classer » Leïla Sebbar, que j’ai préféré considérer, dans son ubiquité littéraire, comme une sorte d’intermédiaire privilégiée de ce fait

24[16] Paris, Le Mercure de France, 1983.25[17] Le Seuil, 1986.26[18] Barrault, 1986.27[19] Paris, Syros, 1988.28[20] Le Seuil, 1973.

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même. La difficulté est la même pour Nina Bouraoui, dont je n’ai pas parlé ici parce que ses textes ne portent guère sur l’émigration, mais que plusieurs critiques rattachent un peu abusivement à cette « 2ème génération » avec laquelle elle n’a sans doute en commun que son âge… Pour ces deux auteurs cependant cette difficulté est à tout prendre liée à la qualité même de leur écriture, qui ne peut être enfermée dans une localisation abusive. Par contre cette nouvelle écriture est une de celles qui affichent le plus de pseudonymes d’écrivains, derrière lesquels se cache parfois une identité non-immigrée d’auteurs qui comme Paul Smaïl, alias Jack-Alain Léger, alias …, ou plus récemment Youcef M.D., alias Claude Andrieux, et peut-être Chimo, alias … ? 29[21], précédés d’ailleurs par l’exemple fameux d’Emile Ajar, alias Romain Gary, semblent trouver dans le statut problématique de l’immigration une figuration commode du statut problématique de l’écriture ? Quoiqu’il en soit il s’agit bien là d’une visibilité vacillante, et d’un doute quasi-institutionnalisé sur l’identité d’une écriture.Ce doute permettant une représentation du statut problématique de l’écriture en général, qui assimile la marge de l’immigration à la marge de l’écriture, rejoint paradoxalement son contraire : celui sur la possibilité même d’une littérarité dans l’espace de l’immigration. Doute que je formulerai par la question latente : « n’y a-t-il pas incompatibilité de nature entre espace de l’immigration et littérarité ? » Question qui intéressera probablement plus les théoriciens de la littérature que les créateurs concernés, mais qui peut expliquer qu’un texte qui affiche autant sa non-littérarité et son « parler-banlieue » que Le Thé au Harem d’Archi-Ahmed de Mehdi Charef , dont j’ai souligné par ailleurs la fonction fondatrice, ait été publié par un éditeur plutôt attiré par l’expérimentation littéraire, c’est-à-dire Le Mercure de France.Cette question expérimentale sur les marges de la littérarité s’accompagne de celle sur l’identité-écrivain des auteurs. J’ai déjà souligné le fait que Mehdi Charef soit maintenant davantage cinéaste qu’écrivain, privilégiant l’image sur l’écriture, à l’inverse peut-être de Michel Tournier par exemple. Mais lors de la publication de son premier roman, c’est la marginalité sociale de l’homme, ancien délinquant, qui fut soulignée, y-compris par la quatrième de couverture de l’éditeur 30[22] : une des questions de la visibilité de cette littérature de l’immigration est bien la visibilité de ses auteurs comme écrivains 31[23]. Car si Mehdi Charef, Azouz Begag, Tassadit Imache et quelques autres s’installent dans une œuvre de longue haleine et souvent diversifiée qui fait d’eux des écrivains au sens plein du terme, la plupart des textes issus de l’immigration, souvent les moins aboutis, sont d’éphémères et maladroites autobiographies dont la fonction est de faire exister la personne qui l’écrit et l’espace où elle vit, mais nullement de les installer en littérature. L’autobiographie joue bien ici le rôle d’affichage de non-littérarité qu’on a déjà rencontré plus haut, en opposant la réalité triviale du quotidien « authentique », et donc non-littéraire, au mensonge, au simulacre de la fiction et de l’élaboration formelle. Et d’ailleurs le plus souvent ces « auteurs » éphémères ne produisent qu’un livre, même lorsqu’il s’agit de l’un des meilleurs, comme Georgette ! de Farida Belghoul, dont l’auteur, comme Mehdi Charef, se sent plus proche de l’élaboration cinématographique, et surtout de l’animation socioculturelle, que de la littérature, dont elle ne dit guère de bien dans ses rares interviews. Enfin Azouz Begag lui-même, dont l’œuvre d’écrivain est à présent une des plus conséquentes, ne se laisse-t-il pas lui-même depuis peu entraîner par les sirènes du cinéma ?D’ailleurs les interviews de ces auteurs montrent chez la plupart d’entre eux une assez grande distance les uns par rapport aux autres. On ne trouve pas chez eux cette conscience de faire partie d’un groupe « émergent » que l’on trouvait par exemple lors des débuts de la littérature maghrébine dans l’interview célèbre de Mohammed Dib parue dans les Nouvelles littéraires

29[21] On peut se reporter entre autres à l’article de Raphaël Meltz sur le site rdereel : http://rdereel.free.fr/volDZ1.html30[22] Le style de cette notice est édifiant : « Ne supportant pas de ne plus rêver, il choisit la dérive et échoue en prison. Il panique encore plus en prison qu’en usine, et se jure, à vingt ans, de ne jamais y retourner. Revient donc en usine : travaille dans la même depuis dix ans. »31[23] C’était déjà le cas lorsque l’ « auteur » d’Une Vie d’Algérien… dont j’ai parlé plus haut, n’était désigné que par un prénom, générique de l’ensemble des immigrés, gommant par l’absence de patronyme toute prétention à un statut d’écrivain.

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des 15 et 22 octobre 1953, conscience relayée par la critique dans toute la longue période d’émergence de cette littérature, et portée bien sûr par l’actualité de la guerre d’Algérie entre autres. Or la critique et les éditeurs non plus ne favorisent guère, pour cette littérature plus récente, sa visibilité comme groupe émergent, qui permettrait au critique de l’inscrire dans la dynamique postcoloniale fort prisée ces dernières années aux États-Unis. Il ne s’agit que rarement ici d’une violence formelle théâtralisée à travers l’exhibition d’un groupe périphérique dissident par rapport à un Centre du pouvoir et de la reconnaissance. Dans leurs interviews, ces nouveaux écrivains (et les critiques qui les interrogent) se situent bien plus dans une relation individuelle avec un référent sociologique lourd, que dans une dissidence littéraire collective par rapport à une lisibilité qui serait celle de ce Centre, comme le faisaient par exemple dans les années soixante-dix les poètes regroupés autour de la revue Souffles au Maroc. Et de fait, après les spéculations et l’attente que plusieurs d’entre nous, parmi lesquels Alec Hargreaves ici présent, avions pu développer dans les années 80, force est de constater qu’il n’y a guère de visibilité, actuellement, de cette « littérature beur » en tant que phénomène global, dynamique. Ce qui fait que je ne pense pas que la description littéraire par la théorie postcoloniale puisse véritablement s’appliquer à ces écrivains.Une explication possible serait sans doute à trouver dans le fait que contrairement à leurs aînés les écrivains « maghrébins », ces auteurs souvent éphémères ne se réclament pas d’un espace géographiquement visible de la périphérie colonisée opposée à un centre colonisateur : au contraire, la plupart de leurs textes montrent l’immigration comme partie problématique, mais non-séparable, de la société dite « d’accueil ». Et dans cette dernière même, ses représentants littéraires ne représentent pas forcément un clivage marqué, mais s’inscrivent dans une dynamique de dissémination qu’on pourrait qualifier de post-moderne, par opposition à la relation duelle et théâtralisée que décrit la théorie postcoloniale.A moins de modifier la définition fort contradictoire de « post-colonial » qui dans cette théorie suppose que la page coloniale n’est pas encore tournée, en ce que les mots vraiment veulent dire, c’est-à-dire que la dynamique identitaire coloniale n’a plus cours, et que les représentations nouvelles du monde, dont la littérature est en principe la partie visible la plus avancée, se sont profondément modifiées, malgré des schémas idéologiques d’explication qui en sont en partie restés à l’époque de Frantz Fanon ? Je proposerais alors d’opposer à la subversion collective « moderne » que décrit la théorie postcoloniale, et dont le concept s’applique à merveille à la littérature maghrébine des années soixante-dix, la dissémination post-moderne à laquelle la réalité éminemment post-moderne justement de l’immigration qui échappe à toutes les définitions idéologiques apporte une illustration de poids. Dissémination dans laquelle se perd l’exhibition théâtralisée d’une rupture formelle contre la lisibilité par le Centre, en quoi se caractérisait en partie la subversion « moderne » des années soixante-dix, au profit d’un retour individuel, dispersé et amnésique au réel, et à la transparence du texte qui ne se justifie plus que par ce réel.*L’émigration-immigration s’avère donc participer au transnational, en littérature, d’une manière inattendue. Certes, elle est par définition inscrite en-dehors des limites de ce qu’on pourrait appeler les espaces-images (la carte de géographie prise comme emblème identitaire, par exemple), du national. Mais en littérature, le fait que son espace comme ses discours ne soient pas affichables comme tels en a fait longtemps un objet sous-décrit, une présence non-visible parce que non-concevable par les discours identitaires, pour lesquels la figure symbolique est souvent plus importante que l’objet réel, et pour lesquels il n’existe d’objet que significatif dans leurs logiques de discours. Dès lors le personnage littéraire de l’émigré, comme sa personne dans la réalité sociale, a longtemps été sans visage, transparence parce que non signifiant, idéologiquement. Lorsque par la suite la réalité brutale des attentats racistes a en quelque sorte sommé les dires reconnus, comme l’idéologie nationaliste des jeunes états indépendants ou les littératures qui y étaient encore liées, de prendre en charge cette réalité imprévue, l’idéologie a montré sa tragique rupture d’avec la réalité vécue, cependant que les écrivains ont utilisé la marge non-dicible de l’émigré pour représenter à travers elle leur propre marginalité de créateurs par rapport au discours social. Et lorsqu’enfin une parole de l’immigration surgit de cet espace jusqu’ici aphasique parce qu’invisible, parce que sous-décrit,

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elle n’arrivera plus à se constituer en « littérature », au sens de mouvement collectif en rupture avec les discours établis, parce que dans les années 80 les codes de la visibilité littéraire ont changé. Parce que la dissémination postmoderne empêche encore une fois de voir l’ensemble imprévu de ces jeunes écrivains comme s’inscrivant dans une dynamique littéraire collective.Cette absence de visibilité collective empêche donc que se constitue dans cette écriture de l’émigration-immigration, quelle que soit la période envisagée sur les trois décrites ici, cette scénographie d’une subversion de la périphérie face au centre, qui intéresse la théorie post-coloniale. On peut alors hasarder que, si l’émigration-immigration intéresse la littérature en tant que représentation possible de la marginalité sociale de l’écriture, elle permet aussi de pointer le caractère déjà daté, me semble-t-il, de cette théorie postcoloniale lorsqu’elle décrit la production des « minorités ethniques » à travers le postulat d’une dualité d’images qui n’a peut-être plus cours ? La théorie postcoloniale n’en aura pas moins eu le mérite d’attirer notre attention sur la présence ou l’absence d’une mise en scène collective, qui sont l’un des modes d’inscription les plus pertinents de la littérature dans l’histoire.A étudier : Analysez l’extrait suivantA leur manière de le humer, de le toiser, il avait compris - d'instinct, dans un interstice halluci-nant de lucidité tranchante et annonciatrice de l'agonie s'ouvrant sous ses pas fatigués comme un gouffre sans fond en une chute dont le parcours est jalonné de passages de trains vrillés, de lumières clignotantes, de sonneries stridentes et d'affiches publicitaires reproduisant à l'infini le fou rire de Céline (Aline?) le guidant d'une façon languide à travers des tunnels silencieux, ripolinés et frais - qu'il était arrivé au bout de son cauchemar se terminant très vite - quelques secondes - lui paraissant cependant plus longues que la douzaine d'heures qu'il avait passées dans les entrailles du métro à la recherche d'une issue somme toute hypothétique. Eux, cinglant sa mémoire à coups de chaînes, l'achevant à coups de couteaux levés et abattus à une vitesse vertigineuse, avec une rage ponçant leurs nerfs à vif, le couvrant de plaies béantes, d'hématomes, de contusions, de traumatismes, s'amusaient à taillader la chair jusqu'à l'os resurgi blanc de sel et faisaient gicler le sang dans un silence où seuls leurs ahans créaient quelques perturbations sonores, comme s'ils étaient non pas les assassins (RÉVEILLEZ vos INSTINCTS DE GAULOIS! SAUPIQUET C 'EST… mais les victimes hirsutes et excitées par le sang, alors que lui, muré dans un silence terrifiant, se voyait mourir, sans douleur, totalement obsédé par l'idée qu'il fallait rester rigide face à l'ultime saccage, face à la lame du couteau brillant dans la pénombre et dont il ne percevait que la trajectoire telle une luciole gonflée de lumière, translucide et affolée taraudant l'espace bleuté et surchargé par les volutes serpentant des cigarettes des autres et par leur haleine de bouchers vivant l'histoire à reculons et jouant aux chevaliers preux, aux défenseurs des valeurs désuètes et des races supérieures. Entre le bras levé très haut et le sol où gisait le transfuge du Piton déjà spongieux et troué de mille béances par où s'évacuait, à travers le râle, toute l'angoisse accumulée depuis qu'il avait pris le bateau, ils s'acharnaient sur lui comme ils s'étaient acharnés sur les autres, un peu partout dans le pays.Onze morts depuis le 29 aoûtL'Amicale des Algériens en Europe a publié une liste de onze travailleurs immigrés assassinés, selon, elle, après les « événements de Marseille ». Il s'agit de :-M. Laadj Lounes, seize ans, attaqué le 28 août, décédé le 29 août (coup de feu tiré d'une voiture.-M. Abdelahab Hemahan, vingt et un ans, décédé le 29 août à Marseille des suites .;d'un traumatisme crânien.- M. Saïd Aounallah, trente-sept ans, tué par balles sur l'autoroute Nord de Marseille dans la nuit du 25 au 26 août.-M. Rachid Mouka, vingt-six ans, tué par balles à Marseille le 25 août.- M. Hammou Mebarki, quarante ans, père de cinq enfants blessé le 26 août, décédé le 29 août à l'hôpital de la Conception à Marseille.- M. Saïd Ghillas, quarante ans, père de sept enfants, attaqué le 29 août à Saint-André (Marseille), décédé le lendemain à l'hôpital de la Conception.- M. Bensala Mekernef, trenteneuf ans, père de quatre enfants, découvert grièvement blessé, décédé le 2 septembre à Marseille.-M. Rabah Mouzzali, trente ans, tué par balles le 25 août au Perreux (Val-de-Marne).

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- M. Ahmed Rezki, vingt-huit ans, tué dans la nuit du 28 au 29 août d'une balle en pleine poitrine devant le foyer où il résidait à Metz.- M. Mohamed Benb#####, quarante-trois ans, père de six enfants, découvert noyé au fond d'une rivière le 9 septembre près de Maubeuge.-M. Saïd Ziar, quarante-trois ans, appréhendé par la police le 15 septembre à Tours, découvert mort le lendemain. Un médecin, appelé sur les lieux, a conclu à une mort naturelle.Subjugués qu'ils étaient par leur propre lâcheté et par le spectacle foisonnant de couleurs, de rythmes, et de bruits certes furtifs et étouffés mais redoublant leur exci tation morbide dans l'obscénité de la mort. Ils se pâmaient sous l'effet des coups qu'ils portaient au plus mou de la gorge, dans le fracas du choc fastueux qui faisait éclater en mille explosions la litanie de l'étranger corrodant son esprit à un doigt de la mort (ARRIVÉ. STOP. SAIN. STOP. SAUF. STOP) d'autant plus qu'il était - juste au moment où ses membres commençaient à se détendre, n'ayant plus rien à perdre - torturé par cette histoire de signature au sujet de laquelle il n'arrivait pas à se décider : fallait-il ou non la rajouter au texte? Mais il ne perdait pas de vue les laskars comprenant soudain le sens de leurs propos sibyllins, prémonitoires ou carrément codés, regrettant d'être la cause d'un remords qui allait les hanter et les pourchasser jusqu'à leurs derniers moments, les obligeant ainsi à sombrer dans un délire interminable pour tenter de dépasser leur culpabilité leur collant à la peau et qu'ils ne pourront jamais noyer ni dans le vin, ni dans l'herbe, ni dans leurs discours sophistiqués, ni dans leurs commentaires politico-sardoniques. R. Boudjedra, Topographie idéale pour une agression caractérisée, chapitre 4 (« Ligne 13 « )

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CM : La subversion du champ littéraireUn doute anthropologique traverse la littérature maghrébine d'expression française de bout en bout. La connaissance de soi, l'interrogation sur l'identité, le regard investigateur s'accompagnent toujours d'une douleur. Du "qui suis-je ?" au "comment être ?" se trace l'itinéraire d'une génération astreinte à subir l'autorité familiale, plongée dans la "gueule du loup". Ces jeunes gens "un peu nerveux, à la fois naïfs et blasés" préfèrent le vide au monde plein de contradictions. L'écroûlement des valeurs, le dégoût existentiel ont plongé les enfants terribles (la plupart des protagonistes sont adolescents) dans l'indétermination. Le discrédit mène à l'exil, à l'errance et à la mélancolie. Nous nous proposons de voir si la destruction est suivie d'une reconstruction, l'anéantissemment d'une quête. Les écrivains exorcisent-ils la nausée noire ? L'esprit de fronde ne donne pas toujours des Fondateurs. Que faire ? Nier, subvertir, démanteler, aller de plus en plus loin jusqu'à l'informe, l'insensé, ou protéger, transformer recréer jusqu'à la renaissance, la conversion...L'INSENSE"A sens brisé, vie en danger" (J. Kristeva)   La passion de la destruction marque la littérature maghrébine d'expression française. Elle saccage tout, se joue de tout. Excessive et transgressive, l'écriture ouvre une béance radicale. On a la nausée. On met en cause le système de valeurs de la société. Le narrateur du P.S., élève de Roche, enfreint la loi par principe. Il s'insurge contre son époque qui "taille au nom d'Allah, spécule au nom de Mahomet, achète, vend, sans scrupules" (P.S., p 249). Les écoles coraniques débauchent les enfants. Le Coran asservit la femme. Le passé haineux obscurcit le présent. Les bêtises et les laideurs du monde oriental comme celles du monde occidental plongent Driss dans l'abîme du silence."Je suis paria depuis ma naissance", s'écrie Yahia dans Y.P.C. (p.93). Le réel paraît angoissant, l'amour impossible, la lutte absurde. Jean-Paul, l'ami de Yahia, qui a entièrement annoté et souligné Sartre par lui même, ne cache pas sa phrase préférée : "la terre c'est la prison, l'ciel c'est trop con, l'enfer mon horizon ". La vanité envahit L'exil et le désarroi de Farès. Mokrane n'arrête pas de chercher la vérité et le cheminement à travers les années d'études, les années d'exil. Le narrateur de La mort de Salah Baye est lui aussi menacé d'anéantissement. Rien n'émerge de l'insondable profondeur du Néant que constitue son existence. Comment être, se demande t-il ?Tout donne la nausée au narrateur du D : Le père, la mère, la famille, le Roi, la ville, la société. Khaïr-Eddine réduit tout au rien. Ni l'image du père castrateur, polygame, ni celle de la femelle hypocrite, trompeuse, n'échappent à la dissémination: "rien ne fut plus présent que mon amer-tume ", ajoute le protagoniste. Le narrateur de L'E.E. vit, quant à lui, en huis clos. Il essaie de temporaliser l'espace, de fuir l'horreur, mais il ne réussit à vivre que de temps mort. La rupture de l'intersubjectif crée le vide. Le héros, célibataire, dépressif, n'aime ni les enfants, ni les femmes, ni l'alcool. Il déteste la vie, survit en donnant la mort aux rats. Tout lui semble simple: mais ce n'est qu'un leurre : "une vie, un vide ", remarque le personnage principal. Il est trop fidèle à l'Etat pour croire en Dieu. Il n'a pas d'amis et s'en félicite. Il vit dans l'absurde. "Dieu est mort" proclame Nietsche. "Ma religion c'est la violence ", affirme Driss dans le P.S.. Ni père, ni Dieu, ni Maître. Tout se passe comme si l'existentialisme avait des adeptes maghrébins. Le familial est donc tyrannique, le social hypocrite, le théologique étouffant, le politique injuste. Que reste-t-il ?  L'INFORME "Il y a donc un vide (...) sans lequel rien ne pourrait se mouvoir". (Lucrèce).

 La négation des valeurs morales et intellectuelles, la mort de l'humanisme créent l'ère du soupçon. On n'agence plus de faits, on ne portraiture plus, on déconstruit l'espace et le temps. On n'avance plus au milieu de péripéties sous la conduite d'une attente qui connaît son dé-

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nouement dans la clôture. Le vide structure le texte. L'informe, la démesure, le délire, le fragment fascinent les écrivains. Chraïbi prend des libertés, tout comme Gide. Les romanciers américains lui ont appris l'aisance. La dissertation (devoir que remet Driss à son maître) avec délimitation du sujet, entrée en matière, développement et conclusion constitue la cellule du roman. Le désordre cache un ordre. Le P.S. est une révolte contre la révolte. La structure du roman (" les éléments de base","période de transition", "le réactif", "le catalyseur", "les élements de synthèse") paraît traditionnelle. La violence reste nominale.  Il en va de même pour les textes de Farès. Le poème tourne perpétuellement dans la tête du narrateur. L'auteur lance les prémices d'une pensée autre, mais l'essentiel demeure sans réponse : comment se libérer sans éclater ? Comment dire la nausée ? Les dialogues très nombreux suggèrent le désarroi. Mais le vide l'emporte. Les mots-phrases, les mots-pages (un mot par page) signifient l'absence, la vacuité. Mais, comme l'énonce Mokrane, "Il nous fautbien vivre de quelque croyance".

Mohamed Khaïr-Eddine déterre les légendes, les mythes pour les ranimer, les réécrire. Le bouffeur de mo(r)ts se sert du langage comme d'un burin pour ébranler la société maghrébine. Le "je" aigre et révolté vogue, fait trembler les êtres et les choses, devient multiple, se métamorphose en animal, en objet. Le "je" ne se remplit pas : il se transforme ; tantôt hyène, tantôt luciole, il se bestialise pour dire le néant. Khaïr-Eddine est l'auteur d'un texte qui se brise et se construit en même temps. Le vide l'auréole, le démultiplie. Grâce au pouvoir du rêve, le narrateur "a tout fait disparaître ", mais "curieusement, tout revient fleurir sur (ses) yeux" (D, p 102). Le texte Khaïr-Eddinien est essentiellement "re-créateur".Le mouvement giratoire et répétitif fascine le narrateur de l'E.E. L'amateur de la combinatoire ne dit jamais tout, gomme toute effusion. Il n'y a pas de place pour les sentiments. Le vide enroule les mots. La lecture doit retourner la phrase laconique, remplir le blanc qui se trouve entre les termes, donner forme et sens au mutisme. Ici le sens n'a pas de fin. Il devient producteur de sens.  La littérature maghrébine d'expression française grouille de cadavres, de suicidés, de fous et de rebelles. La mort, la passion de la destruction cachent un désir intense de vie, une volonté créatrice. Il y a souvent des épaves de mots, des phrases inachevées, des fragments à la re-cherche d'un nouveau sens. S'il est vrai qu'on verse facilement dans l'abîme de l'insignifiance, il n'est pas moins vrai qu'il est difficile de maîtriser le chaos de diversités. QUETE DE FORME "Sans vide (...) les corps(...) n'auraient pas même pu être engendrés". (Lucrèce). Quelle forme pour cette "matière chaude en pleine fusion"? "Il n'y a pas de forme qui soit établie à l'avance", précise Kateb Yacine. Le travail le plus difficile consiste à tirer une organisation et un mouvement capables d'animer le monde vertigineux de la création. N. de Kateb Yacine ne se "ferme" pas. Le récit katébien est avant tout une quête de parole, une "transférence", une force transformatrice. Le retour du même caractérise l'incipit et la clausule du roman. Le chapitre I de la première partie est repris dans le chapitre XI de la sixième partie (double). La fin du chapitre IX ("n'allumez pas le feu...") revient de nouveau à la page 256. Tout se passe comme si la répétition signifiait la séparation, le dédoublement, la dérive et le glissement vers le néant. L'incipit redoublé se mord la queue. Le récit s'enroule sur lui-même. La bouteille vide présente dans les deux passages dit-elle le vide innommable? L'ouverture comme la fermeture restent béantes. Plus de rencontre possible. Chacun prend son propre chemin. Néanmoins le vide porte un plein. La répétition est piégée. Le passage de la page 11 diffère de celui des pages 255/256. Le dernier ne reprend pas intégralement le premier. La phrase "On trouvera bien un gosse ..." revient une seule fois. Le passé composé se substitue au présent, la ponctuation comme la disposition typographique ne sont pas identiques dans les deux passages. Il en va de même pour le deuxième exemple. La clausule n'est qu'un extrait de la fin du chapitre IX de la première partie. La recommandation du vétéran est placée entre guillemets une seule fois. Le numéral (quatre points cardinaux) et la ponctuation différencient les parties. C'est dire que la dialectique du semblable et du dissemblable régit le texte maghrébin. Le texte ne se produit que dans la transformation d'un autre texte. Le vide est un processus créateur. Le monde de Kateb ne finit pas de naître de ses propres cendres. Rachid a

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failli sombrer. Les décombres du passé et du présent l'assaillent. Le récit lui-même s'anéantit (ni monologue, ni récit: simple délivrance au sein du gouffre). Mais la quête autobiographique fait le contrepoint. De la source abyssale, on remonte à la surface.  Khatibi, de son côté, est l'homme d'un seul livre. L'écrivain s'achemine vers une pensée de la différence. S'il cherche à ébranler l'être, c'est parce qu'il considère le vide comme un travail permanent sur soi. L'autre habite l'être en tant qu'intervalle, en tant que différence vivifiante qui décentre les fondements de l'identité. Le narrateur de la M.T. démystifie les idoles, les maîtres et les dieux. L'autobiographie khatibienne chante la déperdition. On ne se raconte pas pour pleurer la conscience malheureuse ; on se joue de soi, de son passé jusqu'à la transfiguration. Tous ceux qui cherchent le pacte du genre autobiographique ne trouvent ici qu'une série d'images délabrées d'un tombeau vide. La M.T est le récit d'une série de morts. Aucune identification avec Sartre, précise le narrateur-personnage. En perpétuelle métamorphose, l'individuel atteint l'Universel. L'être ne subit pas le désert. Le désert interroge l'être : "Un pas en arrière, deux pas dans le vide et je passe" (M.T., p. 182). Le vide pour Khatibi est donc force régénératrice.* ** Le vide est ainsi une dénonciation radicale, le signe d'une crise profonde. Pas de nausée, les "héros" luttent pour combler le vide, changer le monde. Comment dire l'insensé ? "Se taire ou dire l'indicible", tel semble le dilemme. Mais le vide est aussi passage vers une fin, processus créateur, acheminement vers une pensée autre. Les itinéraires sont tournés vers l'espoir. Ce vide est plein d'espoir. "Ce n'est pas la nature qui a horreur du vide, comme on le prétend, c'est moi, l'artiste, qui ne peux le tolérer. Cette carcasse rongée que le monde me présente, je la remplace par une forme pleine "32[2].  Nous avons évité le classement hâtif et la généralisation. Il n'y a pas un seul Dib, un seul Chraïbi, le même Khaïr-Eddine ... Une poétique de la conversion transforme le canevas maghrébin, constitué par les archithèmes de la littérature : exil, identité, douleur, femme, enfant,... etc. Elle retourne le vide, explore l'excédentaire, l'affronte et tente de le dépasser, de le contenir. Le regard critique finit souvent par donner forme à l'insensé, force à la pensée. Mais la "Forme" est toujours provisoire. L'éthique ne porte pas en soi l'esthétique. Le frondeur n'est pas toujours fondateur, créateur. L'écrivain maghrébin digne de ce nom doit continuer à penser contre son époque. La littérature maghrébine d'expression française est très jeune. Nous attendons de nouveaux souffles.

A faire : déterminez le type de subversion de chacun des extraits suivants :Texte 1 :Voir un sexe fut la préoccupation de notre enfance. Pas n’importe quel sexe. Pas un sexe innocent et imberbe. Mais celui d’une femme. Celui qui a vécu et enduré, celui qui s’est fatigué. Celui qui hante nos premiers rêves et nos premières audaces. Le sexe qu’on nomme dans une rue déserte et qu’on dessine dans la paume de la main. Celui par lequel on injurie. Celui qu’on rêve de faire et de réinventer. Les rues de notre quartier le connaissent bien. Les murs l’ont apprivoisé et le ciel lui a fait une place. Sur l’effigie de ce sexe nous éjaculons des mots.Nous caressons l’odeur moite que nous imaginons. Nous faisons l’apprentissage de la douleur et nous baptisons le sang dans des mains chaudes. Tôt ils ont fêté notre passage à l’âge d’homme. Réelle l’hémorragie. Réel le plaisir de la chair écorchée. Nous traversons la rue avec une nouvelle blessure et nous guettons la solitude pour de nouveaux fantasmes. Nous

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les collons sur une page d’écriture. Le rire. Seul le rire pour accoupler ce que nous avons osé. Rien de tel sur notre front. C’est l’innocence blanche et la douceur de l’évasion consentie. Le retour à la maison puis le silence. La simulation.

Mais qui ose ?Qui ose parler de cette femme ?Harrouda n’apparaît que le jour. Le soir elle disparaît quelque part dans une grotte. Loin de la ville. Loin de nos trappes. Elle rétablit son pacte avec l’Ogre et se donne à lui. Tout à lui. Sans lui faire payer le moindre râle. Nous restons persuadés qu’au milieu de la nuit elle lui échappe pour faire les terrasses. Elle surveille notre sommeil et préside nos rêves. La peur de la rencontrer seule manipule nos désirs échangés.Nous attendons le jour en caressant notre pénis nerveux. Le matin c’est amnésie. Nous enveloppons le tout dans une fugue et prenons le chemin de l’exil illusoire. Mais Harrouda sort des murs. Nue et laide. Sale et ironique. L’intrigue sous l’aisselle. Elle commence par lâcher ses cheveux en avant et tourne sur place. Fait venir l’âme de l’Ogre et la transperce avec les doigts. En avale le sang blanc et se tourne vers nous, le sourire complice. Elle cligne de l’œil, serre ses seins entre ses mains et nous invite à y boire la sagesse. Le plus fou parmi nous c’est aussi le plus téméraire. Il enfouit sa tête dans cette poitrine ridée et disparaît pour surgir avec une étoile dans la main. Parfois, il arrive que certains ne réapparaissent jamais. D’autres chatouilles son nombril tatoué et s’enfuit. Eclate comme un éclair la main dessinée sur le front et les ramène. Tout en poussant des râles, Harrouda serre la tête des enfants entre ses cuisses. Les os craquent, se dissolvent. Un liquide blanchâtre dégouline sur les jambes de Harrouda. Les enfants se relèvent un peu foudroyés mais heureux de ce nouveau baptême. Ils s’en vont en chantant.

Mais le spectacle est ailleurs : lorsqu’elle relève sa robe. Nous avons juste le temps d’y croire. Le rideau est déjà baissé. Le reste est à retrouver dans nos insomnies. Les adultes rient, la provoquent, lui enfoncent le poing dans le vagin, le retirent ensanglanté puis s’en vont. Ils la font pleurer. Nous au moins, nous lui donnons des oranges et du sucre. Elle dit que nous sommes tous ses enfants et que nous pouvons dormir entre ses jambes. Tahar Ben Jelloun, HARROUDA

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Texte 2 :

I.

prend-il fin l’exilles mains aux longues brûlures d’attentela joie veines ouverteset la ronde qui n’en finit pas de se déviderjusqu’aux lointains retranchements du rêveLà-bassans fiorituressans inflation des objets de l’aisancemes yeux incrustés dans chaque murchaque barreau éclaboussépar le sang du crilà-bassiège l’ordalieMarqué de cette pénombrequi me fouetteet me fouette encore

Abdellatif LAABI, le FOU D’ESPOIR

Texte 3

De ma naissance, je sauvegarde le rite sacré. On me mit un peu de miel sur la bouche, une goutte de citron sur les yeux, le premier acte pour libérer mon regard sur l’univers et le second pour vivifier mon esprit, mourir, vivre, mourir, vivre, double à double, suis-je né aveugle contre moi-même ?Né le jour de l’Aïd el Kébir, mon nom suggère un rite millénaire et il m’arrive, à l’occasion, d’imaginer le geste d’Abraham égorgeant son fils. Rien à faire, même si ne m’obsède pas le chant de l’égorgement, il y a, à la racine, la déchirure nominale ; de l’archet maternel à mon vouloir, le temps reste fasciné par l’enfance, comme si l’écriture, en me donnant au monde, recommençait le choc de mon élan, au pli d’un obscure dédoublement. Rien à faire, j’ai l’âme facile à l’éternel.Mon nom me retient à la naissance entre le parfum de Dieu et le signe étoilé. Je suis serviteur et j’ai le vertige, moi-même raturé en image, je me range à ma question égarée entre les lettres. Pas d’herbe verte ni desséchée qui ne soit dans un écrit explicite.

Abdelkebir KHATIBI, la MEMOIRE TATOUEE

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CM: La subversionLa théâtralité dans le roman : Moi l’Aigre de KHAIR-EDDINEIl y a chez les écrivains maghrébin un intérêt de plus en plus marqué pour le théâtre. Cela à pour but de contribuer à un rééquilibrage du champ littéraire et d’instaurer un certain type d’écriture marquée par l’oralité.Pendant toute une période deux genres littéraires ont dominé la littérature maghrébine : la poésie et le roman. La poésie a permis aux Maghrébins d’exprimer avec éclat leur révolte de sa condition de colonisé et ses liens avec la terre natale. Le roman lui, avait une fonction de témoignage et de transmission des informations. Le roman était le moyen privilégié de l’analyse sociologique, politique de la réalité maghrébine.Mais, bien que ces deux genres permettent d’exprimer leurs problèmes, il y a toujours eu un problème de public qui à cause de leur langue d’écriture ne peuvent accéder en grand nombre à ces écrits) et celui des publication dans des maisons d’édition européennes. Dans ce contexte le meilleur moyen était l’expression théâtrale. Il est en effet, plus facile d’organiser un spectacle que de déjouer le circuit de l’édition, de plus il permet de s’exprimer en dialectes. Il y a, avec le théâtre, plus de public qui peut être touché car ils comprennent la langue et ils l’entendent. Ainsi, des écrivains, qui s’affirmaient dans la poésie, se sont tourné vers le théâtre –Kateb- et d’autres qui commençait leur production littéraire commencent par l’art dramaturgique. Pourquoi est-ce que ce recours ne s’est opéré que récemment ?L’époque coloniale n’était pas favorable à la création théâtrale purement maghrébine. La limitation du droit d’expression des genres théâtraux car son développement apparaît là à loin de la politique de l’administration. Il doit donc y avoir au préalable une mutation du théâtre politique qui devient un genre militant comme la poésie et le roman. Ce renouvellement du genre va passer par l’utilisation des formes de la culture traditionnelle. Le théâtre offre sur le plan esthétique d’autres ressources que le livre, il lui permet de retrouver le chemin de l’oralité. Ces ressources qu’il offre aux écrivains ont dépassées la production littéraire pour atteindre l’élaboration d’un mode de communication nouveau. C’est le cas du Moi l’Aigre de Khaïr-Eddine qui donne à l’écriture théâtrale une place centrale dans la stratégie du récit.Le roman de Khaïr-Eddine est un roman à grande partie à la première personne, l’argument du texte est ambigu et le mouvement général du récit semble complexe(mémoire)C’est dans l’écriture même que se manifeste l’originalité de Khaïr-Eddine : il n’y a pas de différence entre l’écriture romanesque, poétique et théâtrale, le « je » des narrateurs se rapproche souvent du « je » lyrique poétique, la parole dépasse souvent l’expérience, il y a alternance entre différents « je ». La place qu’occupe la référence à l’expérience théâtrale :A- L’intérêt qu’accorde Kh-Edd au théâtre qui renvoie à l’univers du spectacle comme traducteur de l’expérience du Neur et comment il se situe dans le Maroc d’après les émeutes de CasablancaB- Les scènes du roman ne sont pas centrées sur les aventures du Neur. cela a comme effet de raconter d’un nouveau point de vue l’existence tragique sans tenir compte de l’espace et de la temporalité (s’oppose à la tradition romanesque du XIX°s)

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Comme au début centré sur la violence la première scène suppose une scène archétype de … et la violence subit par le Neur. Enfin tout au long du roman, le Théâtre s’inscrit dans la lutte que mène Kh-Edd aux côtés des étudiants et des travailleurs marocains.Moi l’Aigre peut-être une question sur la fonction du théâtre dans les stratégies révolutionnaires. Le Neur est confronté à beaucoup de formes dramatiques par rapport auxquelles il se situeKh-Edd va s’orienter vers une autre conception du théâtre. Mais avant tout il faut rompre avec une certaine tradition ethnographique du théâtre maghrébin. L’occasion lui sera donnée au cours d’une scène organisée avec après les manifestations de casablanca. Cette scène est appelée …. Ainsi est né Moi l’Aigre au cours d’un empressement de l’histoire. Il s’agit d’un texte politique destiné à sensibiliser un public spécifique (les Occidentaux qui sont les alliés de HassanII)La tension ne disparaît pas elle trouve son apogée dans la scène finale de l’émeute des travailleurs. L’expression théâtrale est subordonnée à une structure romanesque. Dans le texte de Kh-Edd c’est tout le texte, grâce au plurivocalisme, qui est écrit dans une forme dramatique. C’est le triomphe du drame sur le théâtre. La théâtralité se retrouve aussi dans la mise en écrit de l’oralitéParole = expression + communicationLa civilisation maghrébine est une civilisation du verbe. Elle procède avant tout du verbe historico-légendaire. Le langage n’est pas seulement instrument, le verbe est créateur. Cette conception se rapproche de la perception religieuseParole = origine du mondeLittérature orale : elle est l’essence orale et ignore l’appui de l’écriture qui dit-on brise le rythme, rend la parole inerte. La pure oralité ne constitue pas une infirmité.Le silence et le geste : l’oralité n’est pas que parole parlée mais aussi parole retenue ou silence + geste + grammaticalisation du geste et syntaxe de l’intonation.Les procédés littéraires :Le rythme : sous forme de répétition car cela permet le renouvellementL’image et le symbole : grâce à l’image l’objet ne signifie pas ce qu’il représente, mais ce qu’il suggère. Le symbole permet une double lecture ésotérique et sociologiqueImage = figure + hiéroglyphe + geste + motL’image donne une importance du nom car le prononcer c’est agir sur l’avenir, le provoquer, choisir un nom c’est forcer le destin. L’émotion : elle est pour le Maghrébin une participation au jeu de force qui anime l’univers en communion avec les membres du groupe. L’émotion est une modalité existentielleLe style lire un roman selon Janheinz John = 2 opérations (dénomination) répond à la question que signifie cette image (détermination) répond à la question comment la dénomination est-elle rendue sensible

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CM : L’écriture d’urgence “ Il est des dates qui, dans le devenir des pays, ont marqué profondément la vie politique et sociale, culturelle et artistique des générations qui ont suivi ” écrivent Najib Redouane et Yamina Mokaddem dans la présentation de leur ouvrage, Algérie, 1989.33[9] En Algérie, l’année 1989 instaure une double rupture : “ rupture tragique ” dans l’évolution sociale et politique du pays d’abord - sans revenir pour l’instant sur tous les événements qui ont marqué l’Algérie depuis les émeutes populaires de 1988, nous rappellerons simplement que septembre 1989 est la date de légalisation du Front Islamique du Salut par le pouvoir d’Alger - mais également, et c’est ce qui nous intéresse en premier lieu, “ rupture féconde ”34[10], sur le plan littéraire, des formes d’écriture, d’analyse et d’expression. Dans la violence et la tragédie les écrivains algériens font entendre, souvent au péril de leur vie, une parole littéraire, que l’horreur quotidienne rend inexorablement différente de la précédente. Ce sont ces modifications d’écriture que nous nous attacherons dans cette première partie à décrire, car elles témoignent d’un renouveau du paysage littéraire algérien. Rupture féconde des formes d’écriture, d’analyse et d’expression.Une production littéraire continue et renouvelée.  Chacun le sait, les années quatre-vingt-dix sont, en Algérie, celles d’une guerre civile d’autant plus cruelle qu’elle n’épargne aucune catégorie de la société. Les auteurs et les journalistes n’échappent pas à la barbarie, qui souvent et dès les débuts de la guerre les prend pour cible. Pour mémoire, nous citerons l’assassinat de Tahar Djaout, une des premières victimes des violences islamistes, que l’écrivain et journaliste Y. B. évoque dans son roman L’explication :Moins d’un an après l’assassinat de Boudiaf tombait le premier journaliste algérien, et non des moindres ; en mai 1993, Tahar Djaout – l’un des rares algériens, à cette époque , à avoir été publié et consacré à Paris – poète, romancier et chroniqueur ardemment républicain, fut tué de deux balles dans la tête devant son domicile.35[11] Pourtant, malgré la violence quotidienne et sûrement même en relation avec celle-ci, la littérature algérienne, au pays ou en exil, semble plus vivante que jamais. Témoignant de cette vivacité, Beïda Chikhi écrit dans un ouvrage récent36[12] : “  les textes s’accumulent sous des formes décapantes. Les éditeurs s’activent, diffusent, les revues culturelles prolifèrent, les mouvements associatifs se multiplient, font acte et prennent acte par l’écriture, les débats publics s’animent, questionnent, interprètent, polémiquent, se transcrivent.  ” La production littéraire des années quatre-vingt-dix ne s’éteint pas, au contraire elle se renouvelle. A coté d’auteurs déjà reconnus tels que Rachid Boudjedra, Assia Djebar ou Mohammed Dib – pour ne citer que ceux-ci – apparaissent en nombre des écrivains pour qui les années quatre-vingt-dix consacrent la première publication. A cette multiplication des auteurs s’ajoute naturellement une multiplication des textes et des genres, qui participe également au renouveau du paysage littéraire algérien.Pour Charles Bonn “ la parole littéraire, grâce peut-être à son aspect dérisoire, est probablement le seul lieu où l’innommable risque d’entrevoir un sens, qui permettra de vivre malgré tout. ”37[13] Il est vrai que c’est, en partie, cette exigence de parole face à l’horreur quotidienne qui permet d’expliquer la multiplication des textes cette dernière décennie. Multiplication des textes et des genres.L’incidence des événements qui ensanglantent l’Algérie depuis le début des années 90 est certainement un déterminant majeur de la multiplication des genres et des textes dans le paysage littéraire algérien. D’une part, parce que, comme nous le suggérions auparavant, la

33[9] Algérie, 1989, op.cit., pp. 11-12.34[10] Ibid., p. 12.35[11] Y. B., L’Explication, Paris, JC Lattès, 1999, pp. 29-30.36[12]Chikhi, Beïda, littérature algérienne, désir d’histoire et esthétique, Paris, L’Harmattan, 1997 p. 22137[13] “ paysage littéraire algérien des années 90 et post-modernisme littéraire maghrébin ” in Paysages littéraires algériens des années 90 : témoigner d’une tragédie ?, ouvrage collectif sous la direction de Charles Bonn et Farida Boualit, Paris, L’Harmattan, 1999, p.7.

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réalité tragique n’a pas étouffé la production littéraire algérienne mais a, au contraire, mobilisé une parole multiple. D’autre part, parce que les événements algériens ont rendu particulièrement visible en France la production algérienne dans le catalogue des éditeurs et chez les médias français. Nous reviendrons en effet dans la dernière partie de cette étude sur l’incidence de l’actualité dans la réception du roman algérien d’expression française.En réponse à l’actualité, les témoignages se sont multipliés, ils sont souvent le fait des femmes  ; nous citerons par exemple les récits de Malika Boussouf, Vivre traquée38[14], de Leïla Aslaoui, Survivre comme l’espoir39[15], ou encore les entretiens de Khalida Messaoudi avec Elisabeth Schemla, Une algérienne debout40[16]. En parallèle à ces témoignages d’autres œuvres féminines s’affirment ; des romans féminins, parfois à forte dimension autobiographique, sont publiés, tels ceux de Malika Mokaddem, Latifa Ben Mansour ou encore les nouvelles de Maïssa Bey et son roman, Au commencement était la mer.41[17] La poésie demeure également un domaine de prédilection de l’expression littéraire algérienne des années quatre-vingt-dix. Nous citerons des poètes tels Abdelhamid Laghouati et son recueil La fête confisquée42[18], Mohamed Sehaba, ou encore Tahar Djaout43[19]. Cependant, comme le note Christiane Chaulet-Achour “ la poésie algérienne, ciselée en espace de convergence, de rencontre, de croisement a comme toute poésie du mal à percer, à s’éditer, à se lire. Elle se fraye la voie dans la marge et l’opiniâtreté. ”44[20] Dans le domaine romanesque, au côté des écrivains déjà reconnus, tels Dib, Djebar Boudjedra, Tengour, Mimouni ou encore Mammeri, qui pour la plupart continuent à publier, apparaissent et se confirment de nouveaux noms : Mohamed Kacimi El Hassani, mais également Aziz Chouaki et Abdelkader Djemaï qui étaient déjà connus pour deux ou trois romans qu’ils avaient fait paraître à Alger. Pour Christiane Chaulet-Achour 1995 est une date “ intéressante à noter dans l’histoire de la littérature algérienne en train de s’écrire. ” Elle note en effet que “ les années 1993-1994 [avaient] vu de nombreux intellectuels quitter le pays et [qu’]après le silence du transfert, les écrivains ont repris la plume. ”45[21] Pour cette dernière, on assiste depuis 1995 a une “ prolifération – toutes proportions gardées bien évidemment – de textes où se mêlent témoignages et œuvres créatrices. ”46[22] Dans cette abondante production certains noms s’imposent déjà, comme ceux de Fériel Assima, de Maïssa Bey, de Sadek Aïssat et d’Aïssa Khelladi.Nous signalerons également une place importante du théâtre dans les années quatre-vingt-dix avec les noms d’Hamida Aït El Hadj, Fatiha Berezac, Myriam Ben, Slimane Benaïssa, M’Hamed Benguettaf, Fatima Gallaire et Arezki Metref. Enfin, et c’est ce qui intéresse en particulier notre recherche, on assiste durant cette dernière décennie à un développement considérable des paralittératures en Algérie. Le roman policier, qui avait pris naissance dans les années soixante-dix, connaît un essor véritable. Pour Guy Dugas, l’année 1989 marque, de façon qualitative et quantitative, “ l’an I du polar algérien ”. Il écrit : C’est précisément au cours de ces mois de profonds bouleversements et de violence qu’apparaissent dans l’édition algérienne les romans du commissaire Llob et de Djamel Dib,

38[14]Boussouf, Malika, Vivre traquée, Paris, Calmann-Lévy, 1995.39[15] Aslaoui, Leïla, Survivre comme l’espoir, Constantine, Media-Plus, 1994.40[16]Messaoudi, Khalida, Une algérienne debout. Entretiens avec Elisabeth Schemla, Paris, Flammarion, 1995. 41[17] Bey, Maïssa, Au commencement était la mer, Paris, Editions Marsa, Algérie littérature/action, n°5, 1996, p.5-73.42[18] Laghouati, Abdelhamid, La fête confisquée, Médéa, Association culturelle Noudjoun, L’Espoir, 1992.43[19] Djaout, Tahar, Tibouchi Hamid (Encres), Pérennes. Poésies, Pantin, Le temps des cerises, 1996.44[20] “ Littérature ” in 2000 ans d’Algérie 1, ouvrage collectif, Paris, Editions Séguiers, Coll. Carnets Séguiers, 1998, p.100. 45[21] Ibid., p.101. 46 [22] Ibid., p102.

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introduisant parmi une production qui est loin d’être débarrassée des poncifs antérieurs, une véritable révolution dans la réception du polar maghrébin.47[23] Nous reviendrons bien sûr de façon approfondie sur ce point dans les prochaines parties de cette étude puisque le roman noir, sous-genre du roman policier, sera au centre de notre recherche. Par ailleurs, l’édition algérienne, comme le fait remarquer Charles Bonn, produit également de plus en plus de romans sentimentaux “ qui empruntent à la célèbre collection Harlequin jusqu’à la présentation matérielle de leur couverture ”48[24] Ceux-ci sont, en majorité écrits par des hommes (il faudra toutefois porter une attention particulière à l’utilisation fréquente du pseudonyme par les auteurs algériens). Nous citerons un auteur, Kamel Aziouali, qui avec Les Flirts du mal et Prisonnière d’une passion49[25] a connu un grand succès éditorial en Algérie. Nous réserverons l’étude de ce genre de la paralittérature à un travail ultérieur puisque, comme nous venons de le dire, la totalité de ces romans sont publiés et lus en Algérie ce qui nécessite des recherches bibliographiques sur place. Il apparaît, au regard de ce bref panorama de la littérature algérienne des années 90, que les événements tragiques qui secouent l’Algérie depuis le début de cette décennie, ont bien provoqué une rupture féconde, sur le plan littéraire, des formes d’écriture. Le paysage littéraire algérien de cette dernière décennie semble, en effet, s’inscrire dans un contexte de renouvellement. Un contexte de renouvellement. Il faut pour comprendre la signification de la littérature algérienne actuelle, non seulement la rapprocher de l’actualité sanglante du pays, mais aussi de l’évolution littéraire de l’ensemble de la littérature maghrébine. En effet, le foisonnement des textes publiés cette dernière décennie, s’il s’explique, comme nous l’avons déjà suggéré, par une urgence de la parole face à l’horreur quotidienne, se comprend également à travers la courte mais riche histoire de la littérature algérienne d’expression française. Difficile, en effet, de parler d’un renouvellement du paysage littéraire algérien sans évoquer au préalable les conditions dans lesquelles la littérature algérienne de langue française s’est constituée et a évolué. Nous n’effectuerons cependant pas, ici, un rappel historique complet, qui mériterait certainement plus qu’un paragraphe et nous éloignerait de l’objet de notre recherche. Nous reviendrons dans la seconde sous-partie de notre étude (Pour en finir avec une écriture iconoclaste) à l’histoire de la littérature algérienne et aux modifications d’écriture propres au paysage littéraire algérien de cette dernière décennie. Suggérons pour l’instant que, depuis une dizaine d’années, la littérature algérienne connaît un vaste mouvement de transformation interne dans ses procédés et ses thèmes narratifs et de transformation externe : éclatement spatial par l’exil et les lieux d’édition. Evoquant les transformations du paysage littéraire algérien, Jacques Noiray écrit : “ On notera avec intérêt l’évolution du roman maghrébin, surtout en Algérie, qui semble depuis une décennie accorder moins d’importance à l’imaginaire et aux recherches formelles, et retrouver la veine plus réaliste de ses débuts. ”50[26] Nous le verrons, c’est dans ce contexte de renouvellement relayé par la naissance, dans la fin des années quatre-vingt, de nouvelles maisons d’édition privées et par la restructuration de la principale maison d’édition nationale (S.N.E.D devenue E.N.A.L en 1983) qui permettent une diversification et une ouverture du champ éditorial (nous consacrerons la troisième partie de notre étude aux problèmes d’édition et de réception) que s’inscrit le développement des paralittératures algériennes. Hadj Miliani, de l’université d’Oran Es-Sénia, écrit à ce propos :

La production littéraire policière constitue indéniablement dans le paysage littéraire en Algérie un mode d’expression qui formule tout à la fois des investissements thématiques aussi originaux que ceux du reste de la littérature romanesque et révèle à sa manière les conditions de constitution et d’évolution de la sphère littéraire.51[27]

47[23] “ 1989, An I du polar algérien ”, Guy Dugas, in Algérie, 1989, Op. cit., p.117 48[24] Charles Bonn, op.cit, p.18 49[25] Aziouali, Kamel : Les Flirts du mal, Alger, SARL M.A. , Coll. Coup de cœur, 1994 et Prisonnière d’une passion, suivi de L’Incroyable rêve de Kenza, Alger, Ed. SEC-FAN, Coll. Destins, 1997. 50[26] Noiray, Jacques, Littératures francophones I. Le Maghreb, Paris, Belin, 1996.

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La paralittérature constitue donc, nous le pressentons, un champ d’investigation intéressant dans l’étude de la littérature algérienne d’expression française contemporaine. C’est pourquoi il convient dès à présent de définir plus précisément le corpus de notre étude et de présenter les romans sur lesquels nous nous appuierons.  Changement d’époque : la fin des “ enfants terribles ”.Impossible d’évoquer une rupture sur le plan littéraire des formes d’écritures et d’expression sans évoquer comme référent les formes d’écriture qui ont précédé dans le paysage littéraire algérien.“ L’époque n’est plus de ce qu’on a pu appeler la “ génération terrible ” ” écrit Charles Bonn52[51] décrivant le paysage littéraire algérien des années quatre-vingt-dix. Il nous appartient, afin de mieux faire ressortir les modifications d’écriture que nous nous attachons à décrire dans ce chapitre, de présenter cette génération des “ enfants terribles ” qui a occupé le paysage littéraire algérien jusqu’au début des années 80.  Les années quatre-vingt déjà, et surtout les années quatre-vingt-dix marquent la fin d’une dynamique collective des grands écrivains maghrébins au profit d’un morcellement et d’une parcellarisation du paysage littéraire.Pour Charles Bonn ce sont à la fois l’attribution du prix Goncourt “ à un texte aussi atypique […] que La Nuit sacrée53[73] de Tahar Ben Jelloun ” et “ la fin d’un débat essentiellement idéologique ”54[74] qui engendrent en même temps qu’ils expliquent ce phénomène. Pour le critique, le fait que le prix Goncourt ne soit pas véritablement relayé par son auteur, qui après 1987 entre dans “ une longue période de tâtonnement ” précipite l’émiettement de la littérature maghrébine et cet émiettement même engage une lecture différente des écrivains maghrébins “ qui sont moins perçus dans une optique exclusivement anticolonialiste, tiers-mondiste ou “ engagée ” ”55[75]. Nous consacrerons un chapitre de notre étude à la question de la réception de la littérature algérienne des années quatre-vingt-dix. Cet émiettement du paysage littéraire algérien se traduit par une multiplication des auteurs et des textes (que nous avons mise en évidence dans un point précédent), en même temps que par une dissémination des écrivains dans des maisons d’édition de plus en plus variées. En France nous pouvons noter par exemple l’entrée en force de la littérature algérienne chez des éditeurs comme Actes Sud, Stock, ou Gallimard, mais également, en ce qui concerne le genre du roman noir, Baleine, Michalon, Jean Claude Lattès ou encore les Editions de l’Aube. Enfin cette esthétique de la dissémination ou du morcellement se traduit par une disparition de la frontière entre les genres – non plus à la manière des écrivains iconoclastes – mais plutôt dans le sens où la réalité rejoint et contamine le littéraire, introduisant de nouveaux développements du paysage littéraire algérien. On assiste, en effet, cette dernière décennie à un retour du référent (amorcé dans les années quatre-vingt), dans lequel s’inscrit parfaitement le genre du roman noir qui occupera toute la seconde partie de notre étude. Le retour du référent.Il est difficile de séparer le contexte politique de l’actualité littéraire algérienne, l’horreur quotidienne développant nécessairement, nous l’avons déjà dit précédemment, une écriture différente. C’est ainsi que, dans les années quatre-vingt- dix, on assiste à une emprise beaucoup plus immédiate du réel sur le fait littéraire, qui se caractérise sur le plan formel par ce que l’on peut nommer un retour du référent. Les années quatre-vingt-dix marquent, en effet, le retour à une écriture beaucoup plus directement narrative en même temps qu’elles témoignent du lien indéfectible, dans le paysage littéraire algérien contemporain, entre écriture et actualité. Une écriture plus directement narrative.

51[27] “ le roman policier algérien ”, Hadj Miliani, in Paysage littéraire algérien des années 90 : témoigner d’une tragédie, op.cit., pp.115-116.52[51] op.cit., p. 8.53[73] Paris, Editions du Seuil, 1987.54[74] Op. cit., p. 9.55[75] Ibid., p. 10.

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Les années quatre-vingt signent la fin de la génération des “ monstres sacrés ”, nous avons déjà souligné que les textes publiés durant cette période sont beaucoup moins centrés sur les recherches formelles et préfigurent un retour à une écriture beaucoup plus directement narrative. Cette tendance va en s’accentuant dans les années quatre-vingt-dix : le réel, qui devient de plus en plus insistant, prend le pas sur la subversion formelle qui avait occupé les écrivains de la “ génération terrible ” dans les années soixante-dix.Pour Jacques Noiray “ les acquis des années antérieures ne sont pas oubliés et l’influence de grands créateurs comme Kateb Yacine, Mohammed Dib, Rachid Boudjedra reste sensible. ” il souligne cependant que “ les nouveaux ne craignent plus de s’exprimer librement sans s’abriter derrière le paravent un peu facile de la recherche formelle ”56[76] La littérature algérienne des années quatre-vingt-dix semble en effet privilégier la dimension critique et une forme de prise en charge du réel à l’élaboration littéraire. Il ne faudrait pourtant pas conclure trop rapidement à un abandon de toute préoccupation littéraire chez les écrivains algériens des années quatre-vingt-dix. A notre sens l’effacement des marques de littérarité peut être considéré comme un nouvel exercice de style qui témoigne – comme le faisait à une autre époque Albert Camus et son “ écriture blanche ” – de l’envahissement du littéraire par le réel. Nous reviendrons dans le deuxième chapitre de cette étude sur la question de la littérarité des textes algériens des années quatre-vingt-dix, puisque le genre du roman noir – et les paralittératures en général – sont principalement concernés par cette question. Nous citerons pour preuve des préoccupations littéraires des écrivains l’extrait d’une interview d’Abdelkader Djemaï à propos de l’écriture de son roman, 31, rue de l’Aigle :

L’écriture de ce livre est beaucoup plus retenue que l’écriture lyrique et éclatée de Sable Rouge. Le sujet imposait une rigueur, une rugosité. Il y a néanmoins quelques moments de poésie mais qui demeurent sobres. A chaque fois je tente de coller à l’écriture afin de m’approcher le plus possible de ce qu’elle me dit. J’avance par petits déplacements en visant la cohérence, l’unité et la netteté. Le travail s’effectue sur la précision du mot. Il se peaufine au travers de la lecture à voix haute qui permet par la musicalité de parvenir au mot juste. Cela se fait presque mot à mot dans une longue coulée.57[77]

Nous montrerons plus tard que cette obsession de netteté et de cohérence – de lisibilité en somme – est une des particularités communes des nouveaux textes algériens.Si les écrivains algériens des années quatre-vingt-dix semblent s’être détachés du modèle iconoclaste de leurs prédécesseurs, leurs fictions ne continuent pas moins de nous interroger sur le rôle de l’écriture dans le contexte extrême que connaît l’Algérie cette dernière décennie. Ombre de la réalité, parfois plus réelle que la réalité, la littérature algérienne contemporaine pose la question du rapport entre littérature et actualité. Ecriture et actualité.Nous avons déjà souligné que les événements qui déchirent l’Algérie depuis bientôt une décennie rendent particulièrement visibles en France les œuvres des écrivains algériens contemporains. Ceux-ci trouvent en effet un écho particulièrement important chez les éditeurs et les médias ces dernières années ; il faudrait mettre en évidence, même si on la devine en partie, l’incidence que peut avoir l’actualité sur la réception des textes littéraires algériens contemporains. D’ores et déjà, il semble que l’on puisse dire que l’actualité a opéré une mutation dans la lecture des écrivains algériens. Nous reviendrons sur ces questions de réception de façon plus approfondie dans le troisième chapitre de notre étude.Nous voudrions ici en rester aux rapports qu’entretiennent écriture et actualité dans les textes algériens contemporains. On a souvent débattu des rapports qui lient la fiction et l’Histoire dans la littérature maghrébine d’expression française. Les événements algériens de cette dernière décennie offrent il nous semble un éclairage nouveau à ce débat.

56[76] op.cit., p.113.57[77] Dominique Le Boucher, “ la part obscure ” in Algérie Littérature/ Action n° 22-23, juin-septembre

1998, pp. 213-214.

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“ Ecriture de l’urgence ”, “ parole de l’urgence ”… : les expressions utilisées pour qualifier les écrits des années quatre-vingt-dix témoignent bien des nouveaux développements que connaît la littérature algérienne dans son expression et dans sa réception. Les événements tragiques qui secouent l’Algérie depuis presque une décennie nourrissent en permanence la fiction. Ils ont une incidence certaine sur le développement thématique mais également esthétique de la littérature algérienne contemporaine. Nous pouvons donc parler d’un lien indissociable qui unit l’actualité et la fiction dans le paysage littéraire algérien contemporain, lien qui semble d’ailleurs se faire dans la concomitance des faits et de l’écriture. Il semble bien, en effet, que la littérature des années quatre-vingt-dix se lise comme une écriture-témoignage et que sa principale caractéristique soit la vraisemblance. En 1996, Abdelkader Djemaï écrit : “ On a mal, on veut dire quelque chose, il y a un manque. L’écriture vient avec ce manque. Une blessure intime ouverte. ”58[78] et Assia Djebar dans Le Blanc de l’Algérie renchérit “ Je ne suis pourtant mue que par cette exigence-là d’une parole devant l’imminence du désastre. L’écriture et l’urgence59[79]. ” Nous noterons ici l’importance que revêt la notion d’écriture dans les propos des écrivains ; s’il y a une volonté de témoigner celle-ci passe par le détour de la fiction, aussi réelle que le travail d’écriture cherche à la faire paraître. Il y a chez les écrivains des années quatre-vingt-dix une volonté d’écrire l’Algérie contemporaine, qui passe par une prise en charge du réel ; il faut comme l’écrit Assia Djebar “ rendre compte du sang (… ) rendre compte de la violence ”60[80]  La prise en charge du réel ou l’importance de témoigner.Qu’est-ce qui a guidé ma pulsion de continuer, si gratuitement, si inutilement le récit des peurs, des effrois, saisi sur les lèvres de tant de mes sœurs alarmées, expatriées ou en constant danger ? Rien d’autre que le désir d’atteindre ce ‘lecteur absolu’ – c’est à dire celui qui par sa lecture de silence et de solidarité, permet que l’écriture de la pourchasse ou du meurtre libère au moins son ombre qui palpiterait jusqu’à l’horizon.61[81] Les textes des écrivains algériens des années quatre-vingt-dix ne cessent de nous interroger sur la finalité de l’écriture dans le contexte tragique que connaît l’Algérie depuis 1992. Pourquoi, mais également pour qui (d)écrire ? Nous verrons que le témoignage – non pas envisagé en tant que genre mais plutôt en tant que thématique – semble être le passage obligé des auteurs contemporains. Puis, nous tenterons de montrer que le roman noir, qui nous occupe en priorité dans cette étude, peut être lu comme un témoignage exemplaire sur la situation algérienne. Le témoignage : passage obligé des auteurs contemporains. Ecrire pour témoigner de la terreur du quotidien, “ prendre ses responsabilités pour dire la situation ”62[82], dire l’indicible : le témoignage semble être devenu dans les années quatre-vingt-dix le passage obligé des textes des nouveaux auteurs algériens publiés en France. Les circuits d’édition en Europe et aux Etats-Unis ont une responsabilité dans ce phénomène ; l’actualité algérienne entraîne une attente événementielle de la part du lectorat, et il apparaît évident qu’une majorité des éditeurs privilégient les textes qui témoignent – sous une forme ou une autre – de la situation algérienne contemporaine (nous reviendrons ultérieurement sur les rapports entre horizon d’attente du lectorat et actualité.) Cependant, il ne s’agit pas de dire – même si nous ne devons pas négliger le rôle des maisons d’éditions – que les écrits des années quatre-vingt-dix ne répondent qu’à une commande, ne sont (peut-on utiliser cette expression dans un tel contexte ?) qu’un phénomène de mode. Il y a chez les écrivains algériens une véritable volonté de témoigner du temps présent, de dire cet espace tragique qui, dans l’exil très souvent, nourrit la fiction. Un espace tragique.Pour Bouba Mohammedi-Tabti, de l’université d’Alger, la dimension tragique des textes littéraires algériens des années quatre-vingt-dix vient de ce que “ nourris d’un référent qui est

58[78] In revue Algérie Littérature/ Action, n° 3-4, septembre-octobre 1996. 59[79] Djebar, Assia, Le Blanc de l’Algérie, Paris, Albin Michel, 1996, p.272.60[80] In revue Littérature, Larousse, Paris, n° 101, février 1996.61[81] Djebar, Assia, Oran langue morte, Arles, Actes Sud, Coll. Un endroit où aller, 1997, citation de la page de couverture.62[82] Slimane Benaïssa, in revue Algérie Littérature/ Action, n° 10-11, avril-mai 1997.

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celui de l’Algérie d’aujourd’hui, [ils] sont en grande partie constitués de ce que J-M Domenach63[83] a appelé “ le matériau ordinaire de la tragédie (…), la souffrance, le deuil, les larmes. ”64[84] La dimension tragique, la mort et la violence s’inscrivent sans aucun doute dans les écrits des auteurs contemporains (nous développerons ce point dans le deuxième chapitre de notre étude) mais ils alimentent également le discours des écrivains quand il s’agit de décrire la situation de la société algérienne contemporaine ; ceux-ci s’accordent, en effet, à identifier la situation algérienne à une tragédie ou à un drame. Assia Djebar écrit : “ mon écriture romanesque est en rapport constant avec un présent, je ne dirais pas toujours de tragédie mais de drame ”65[85] ; pour Nourredine Saadi “ seul le roman ou peut-être la poésie semblent aujourd’hui pouvoir exprimer la tragédie que nous [la société algérienne] vivons. ”66[86], quant à Yasmina Khadra elle déclare : “ de mon côté, je tiens à dire que je ne quitte pas des yeux les convulsions dramatiques de mon pays depuis le déclenchement des hostilités. ”67[87] Nous pourrions multiplier encore les exemples, ceux que nous avons retenus suffisent, il nous semble, à inscrire les œuvres des années quatre-vingt-dix dans un espace tragique où le témoignage devient, pour les écrivains, une sorte de nécessité.Cet espace tragique est également convoqué par les éditeurs et les critiques : Albin Michel à propos de La Nuit sauvage écrit : “ Mohammed Dib (…) témoigne de ses tragédies [celles de l’Algérie] et de ses conflits ” 68[88], Plon déclare au sujet de Sans voix de Hafsa Zinaï-Koudil : “ ce roman-vérité (tous les faits sont tragiquement exacts) est l’aventure au quotidien de l’Algérie (…). L’auteur nous plonge dans le drame du peuple algérien. ”69[89] ; les éditions du Seuil écrivent à propos de Rose d’abîme de Aïssa Khelladi : “ Rose d’abîme dépasse les récits que suscitent les événements algériens, il nous fait basculer dans les profondeurs où se noue, en chaque être, la tragédie ”70[90]. Pour l’universitaire Beïda Chikhi, “ la vision tragique impose un face à face avec la mort que seules la création, l’histoire et la philosophie peuvent assumer et conduire jusqu’à sa limite, là où les effets s’inversent pour affirmer la vie par delà la mort. ”71[91]

Le témoignage, dans ce contexte tragique, semble prendre la forme d’une thérapie pour les écrivains : il s’agit non seulement de rendre compte du réel, mais également de tenter, par la médiation de la fiction, de lui donner un sens. Nous reprendrons l’analyse de Daniel Vidal pour qui “ toute œuvre est cela même qui vient sur fond de ruine, par quoi l’écriture se ligue à la catastrophe pour ouvrir la voie à des modalités alternées de sens et de savoir ”72[92] pour suggérer que l’écriture, dans un contexte d’envahissement par l’horreur, peut permettre de dire ce qui paraît innommable autrement.   L’Algérie née du traumatisme de 1989 – cela a été noté plus d’une fois – est fille des relations honteuses longtemps entretenues par la police avec le politique. […] Au nom d’une idéologie exclusive, suscitant des contre-idéologies tout aussi extrémistes, on traque, on emprisonne, on torture, on fait disparaître, on tue… Pourquoi le romancier ne peindrait-il pas lui aussi ce “ monde de terreur ”, policier s’il en est et plus romanesque que nature ? Pourquoi n’aurait-il pas droit (devoir) de dévoiler à travers le vraisemblable fictionnel, ce “ vécu vrai ”que quantité de témoignages peinent à traduire ?73[104]

 

63[83] In “ résurrection de la tragédie ”, Esprit, numéro spécial, mai 1965, p. 998. 64[84] In Paysages littéraires algériens des années 90 : témoigner d’une tragédie ?, op.cit., p.98.65[85] In revue Algérie Littérature/ Action, n°1, mai 1996.66[86] Interview dans le quotidien Soir d’Algérie, n°1736, 19 juin 1996.67[87] In revue Algérie Littérature/ Action, n° 22-23, juin-septembre 1998, p. 191.68[88] Paris, Albin Michel, 1995, quatrième de couverture.69[89] Paris, Plon, 1997, quatrième de couverture.

70[90] Paris, Editions du Seuil, 1998 , quatrième de couverture.71[91] Littérature algérienne, désir d’histoire et esthétiques, op.cit., p. 222. 72[92] Daniel Vidal, “ institutions du sujet et sites de modernités ”, Penser les sujet. Autour d’Alain Touraine, Colloque de Cerisy, Paris, Fayard, 1995, p. 135.73[104] Dugas, Guy, “ 1989, An I du polar algérien ”, op.cit., p. 117.

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Dans la première partie de cette étude, nous nous sommes attaché à souligner qu’il y avait chez les écrivains des années quatre-vingt-dix une volonté de témoigner du réel algérien : “ nous ne pouvons faire l’impasse en tant qu’écrivains algériens sur ce qui se passe chez nous ”74[105] écrit par exemple Abdelkader Djemaï en 1996. Comme souvent dans les contextes de crise, les genres mineurs ou marginalisés suppléent à d’autres formes d’expression que la violence et la terreur ont rendues aphones ou obsolètes . En ce sens, le roman noir nous semble jouer un rôle important dans le paysage littéraire des années quatre-vingt-dix. Il apparaît, en effet, comme un moyen pour les romanciers de rendre compte, d’une façon immédiate et critique, de la situation politique et sociale de l’Algérie d’après 1989. Une peinture du réel algérien.Les romans noirs nous “ montrent, dans leurs fictions violentes, un univers “ connu ” qui est celui de notre vie quotidienne mais aussi celui dont les médias s’épuisent à nous présenter des aspects disparates ou à nous proposer des analyses de circonstance. ”75[148] écrit Jean Pons. Ceux de notre corpus sont profondément ancrés en terre algérienne et offrent aux lecteurs une peinture de la ville algérienne qui n’évacue ni la violence, ni la peur. La ville.Dans le roman policier, la ville n’est pas un simple référent garantissant un effet de réel. La définition qu’en donne Chesterton en 1901 (“ le roman policier est l’Iliade de la grande ville ”) affirme le lien entre le genre policier et le développement de l’urbanisation [….] Dans le roman noir, l’observation clinique du centre de la ville, point de jonction du plaisir, de l’argent et du crime, conduit à une représentation mythique négative de l’espace urbain.76[149]

Nous avons déjà souligné l’enracinement des romans noirs de notre corpus en terre algérienne  ; nous voudrions ici nous concentrer sur les images et les descriptions que les auteurs offrent de la ville, car elles nous paraissent, d’une part, rendre compte de l’aggravation du climat en Algérie et être, d’autre part, étroitement liées à la critique du système et de la vie sociale de ce pays.Dans l’Automne des chimères, le commissaire Llob se souvient avec nostalgie de sa première rencontre avec la capitale algérienne : Je me souviens, la première fois que j’ai foulé le bitume d’Alger, c’était un vendredi. […] C’était en 1967, une époque où l’on pouvait passer la nuit là où elle nous surprenait sans craindre pour sa bourse, encore moins pour sa vie. Ce vendredi-là, le printemps se surpassait. Les balcons fleurissaient et les filles, entoilées d’oriflammes lactescentes, sentaient chacune un pré. C’était le temps où le hasard faisait les choses en s’inspirant des jours que Dieu faisait – des jours heureux. (pp. 190-191)Cette description idyllique de la capitale algérienne contraste tristement avec la description du quotidien du même commissaire trois décennies plus tard : “ nous arrivons devant mon immeuble. L’avenue est déserte. Les quelques lampadaires rachitiques qui s’alignent sur le côté évoquent des spectres réduits à la mendicité. Une lumière pâlotte auréole leur tête d’un nimbe consternant ” (p.88) Plongée dans une semi-obscurité, la capitale algérienne a beaucoup changé, il n’y a plus de jeunes filles dans les rues, la ville est maintenant “ livrée aux affres de l’incertitude, aux brises désœuvrées et aux chiens errants.” (p. 89) Le narrateur d’Au nom du fils qui a passé des “ heures au balcon, à contempler la ville ” l’a vu “ dormir, se réveiller, s’animer, se reposer, s’enfoncer de nouveau dans la nuit, veiller les jours de fête, puis sombrer dans la violence. ” (p. 48) Les romans noirs témoignent d’un bouleversement de la société algérienne, l’âge d’or n’est plus, la ville a sombré dans le chaos. Les images symboliques ou réelles de la ville attestent du désordre qui s’y est installé. La capitale est “ une ville en état d’urgence, en état de choc. Alger l’indolente ne se prélasse plus au soleil. ” (p.36) écrit la narratrice d’Au commencement était la mer ; la ville “ se redécouvre bardée de chars et de militaires en treillis […] se réveille au bruit des détonations qui déchirent le silence de ses nuits. ” (p. 11)

74[105] In revue Algérie Littérature/ Action, n° 3-4, septembre-octobre 1996.75[148] Ibid., p. 9.76[149] Lire le roman policier, op.cit., pp. 111-112.

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C’est une ville souffrante que décrivent les romans noirs algériens, il semble évident à l’enquêteur du 31, rue de l’Aigle qu’“ elle porte en elle une effroyable maladie, qu’elle se fissure, craquelle et menace de s’effondrer (…) comme une maison au toit en ruine, aux fondations pourries. ” (p.52). Pour le narrateur d’A quoi rêvent les loups “ Alger [est] malade. Pataugeant dans ses crottes purulentes, elle dégueul[e], défèqu[e] sans arrêt. Ses foules dysentériques déferl[ent] des bas-quartiers dans des éruptions tumultueuses. La vermine émerg[e] des caniveaux, effervescente et corrosive, pullul[e] dans les rues qu’étuv[e] un soleil de plomb. ” (p. 91) Les descriptions la personnifient en une fille de mauvaise vie ; l’enquêteur du 31, rue de l’Aigle “ l’entend (…) copuler honteusement entre ses murs gris et la pénombre calamiteuse de ses fantasmes. Gémissante, en sueur, cuisses ouvertes et bas-ventre tendu, elle s’apprête à tanguer dans le grand lit puant du désordre, de la gabegie, de l’ordure. ” (p. 26) Dans A quoi rêvent les loups, la capitale est accusée d’être enceinte de “ la haine des illuminés qui l’avaient violée. ” :Alger s’aggripait à ses collines, la robe retroussée par dessus son vagin éclaté, beuglait les diatribes diffusées par les minarets, rotait, grognait, barbouillée de partout, pantelante, les yeux chavirés, la gueule baveuse tandis que le peuple retenait son souffle devant le monstre incestueux qu’elle était en train de mettre au monde. Alger accouchait. Dans la douleur et la nausée. Dans l’horreur, naturellement. Son pouls martelait les slogans des intégristes qui paradaient sur les boulevards d’un pas conquérant. […] Elle mettait bas sans retenue certes, mais avec la rage d’une mère qui réalise trop tard que le père de son enfant est son propre rejeton. (pp.91-92) La ville vit un présent de tragédie, ses maux sont le chômage, la crise du logement, la corruption et la misère. La narratrice d’Au commencement était la mer dénonce la promiscuité et l’inactivité qui font basculer les jeunes vers l’intégrisme : Alger. Cité des 1200 logements. Quelque part à la périphérie de la ville. Pour ceux de la cité, l’été c’est un bloc d’ennui et de chaleur tout ensemble. L’ennui que l’on traîne le long de jours interminables, que vainement l’on essaie de tromper, que pas un souffle d’air ne vient distraire. […] Et puis, à l’heure du couvre-feu, ils se replient dans les cages d’escalier obscures et nauséabondes. […] Retardant le plus longtemps possible, le moment où ils devront rentrer dans un appartement trop petit, trop sombre, chargé des rancœurs inexprimées (…).  (pp. 11-12)Le narrateur du Passeport pointe du doigt la misère et la corruption d’une capitale “ qui port[e] les marques d’un délabrement rédhibitoire ” : “ Des sacs de plastique crevaient à terre, bouches béantes. Visiblement les gens d’ici ne profitaient pas de la corruption généralisée. ” (p.55) D’après Abdelkader Djemaï la ville malade est “ un immense chancre, une vilaine métaphore [du] pays en proie à tous les démons, à toutes les vicissitudes. ” (p. 18) S’il semble demeurer quelques îlots de tranquillité “ les paysages de Kabylie. Les montagnes où le pays sait encore être si beau ” (p.37) et le bord de mer où la narratrice d’Au commencement était la mer respire l’air du bonheur, “ un bonheur tout rose, avec de petits nuages blancs qui courent, là-bas, au ras des collines. ” (p.7), la tension ne tarde pas à dépasser le cadre de la grande ville. La bourgade de Gachimat “ tranquille [et] paresseuse ”, où se déroule l’action des Agneaux du Seigneur va, elle aussi, sombrer peu à peu dans l’horreur : “ La nuit est peuplée de stridulations. Gachimat retient son souffle. Gachimat retient toujours son souffle quand des réverbères s’éteignent. Cela signifie que quelqu’un va mourir. Derrière les fenêtres le cœur s’affole. Pas un bruit dans les ruelles, pas une silhouette… ”(p.153) La peur et la violence ont envahi l’espace des villes et des villages ; l’enquêteur du 31, rue de l’Aigle en témoigne : “ Depuis quelques temps, l’air était imprégné d’une tension pénible, crépusculaire. Il s’y mêlait une odeur de poudre, une atmosphère de déroute qui rendait la ville plus qu’incertaine, apeurée et au bord du gouffre. ” (p.67) La peur et la violence.Parler du présent pour les écrivains algériens signifie se trouver face à un interdit de la parole, parce que celle-ci jouxte “ les territoires ” de la violence, de la cruauté, de la mort, quel que soit le visage qu’elles prennent.77[150]

77[150] Haraoui-Ghebalou Yamilé, “ litanies mortuaires et parcours d’identités ” in Paysages littéraires algériens des années 90 : témoigner d’une tragédie ?, op.cit., p. 53.

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Le roman noir est défini par Jean-Patrick Manchette comme un “ roman d’intervention sociale très violent ”78[151], en ce sens, il permet aux écrivains de mettre en scène les mécanismes de la violence, de décrire l’univers “ cru et cruel ” d’une société qui a perdu ses repères. Dans un tel contexte, la peur n’épargne aucun des protagonistes des romans de notre corpus, elle est omniprésente.L’atmosphère des romans noirs est angoissante ; l’auteur de 31, rue de l’Aigle écrit : “ Rien n’était sûr, tout pouvait soudain déraper, glisser vers l’inconnu, l’informe, l’innommable. ” (p. 68) D’après Dominique Le Boucher, ce livre est “ construit de façon à ce qu’on y ressente une inquiétude sourde provenant sans doute du fait qu’il décrit un univers quasi abstrait, et qui ressemble pourtant à celui auprès duquel nous vivons. ”79[152] Dans ce roman, la peur naît de ce qui n’est pas clairement nommé.Yasmina Khadra installe également, dès le premier chapitre de son roman, Les Agneaux du Seigneur, une atmosphère sombre et inquiétante : “ Les chiens du douar se remettent à hurler pour se repérer dans le clair obscur, et la colline, un moment renfrognée, est gagnée par les stridulations de la forêt ” (p. 15) Dans cet environnement, les protagonistes sont peu à peu gagnés par l’angoisse. “ Ma porte est dotée de trois inviolables serrures et je dors, le revolver à portée de main. ” écrit l’enquêteur du 31, rue de l’Aigle qui constate d’ailleurs qu’il “ ne fait pas de cauchemars lorsqu’[il] dort avec [s]on revolver sous l’oreiller. ” (p. 70) La présence de l’arme est également une obsession de Zouzou, le narrateur du Passeport, qui abuse “ des gélules et du cannabis ” pour dominer sa peur : “ En serrant la crosse de mon arme, je lance à Osmane : - Pourquoi on ne peut pas rentrer le soir chez nous avec ça ? C’est suicidaire de nous envoyer les mains nues dans les bras des terros. Ils nous connaissent. Nous sommes à leur merci. ” (p. 14) La peur est une compagne quotidienne pour les membres de la police ; le commissaire Llob déclare dans L’Automne des chimères : “ A Alger, dès que vous quittez votre bureau ou votre gourbi, déjà vous êtes en terre hostile. ” (p. 28) La peur n’est cependant pas l’apanage des seuls policiers, elle touche toutes les franges de la population. Kamel Rahem, le personnage principal d’Au nom du fils qui “ travaille dans une banque ” (p.18), est envahi par la peur, après avoir entendu des détonations dans la rue où il réside: “ Au moment où il allait ouvrir la porte extérieure, celle-ci se rabattit violemment vers lui. Il fut, l’espace d’un instant, saisi d’un mouvement de panique. Pendant une fraction de seconde, il perdit le contrôle de tous ses muscles (…). ” (p.7) L’angoisse, alimentée par la violence des événements quotidiens,  gagne également Nadia, le personnage principal d’Au commencement était la mer : Avec dans les yeux des images insoutenables. Images de corps déchiquetés, de lambeaux de chair accrochés à des poutres de fer et de béton. Des images repassées chaque jour aux informations télévisées, à l’heure des repas. […] Il lui faut attendre elle aussi, tenter de défaire l’angoisse dans la monotonie presque rassurante des gestes répétés, derrière l’illusoire protection des murs de sa chambre. (p. 35) La peur est obsédante car la violence peut atteindre tout le monde, c’est ce que comprend la jeune sœur de Nadia après l’assassinat du père de l’une de ses amies : “ Elle pleure, Fériel. Elle marche dans le couloir, elle ne peut plus s’arrêter de marcher. Elle ne veut plus aller à l’école. Elle a peur. Ils tuent tout le monde. ” (p. 53) Un constat qui est partagé par Kamel Rahem dans le roman de Abed Charef : La violence qui avait déferlé sur le pays s’était résumée pour lui à des chiffres et à des lieux.[…] Il se rendait compte aujourd’hui que derrière chaque chiffre, chaque lieu, il y avait eu des drames, des dizaines de drames touchant des hommes, des enfants, des femmes, des travailleurs et des chômeurs, des gens aisés et d’autres plus pauvres, des militaires et des civils, des fonctionnaires et des escrocs. ” (p.38)La violence n’est pas éludée par les écrivains. Elle est, au contraire, présentée sous sa réalité la plus crue. Le roman de Yasmina Khadra, A quoi rêvent les loups, s’ouvre sur le meurtre d’un enfant : “ Pourquoi l’archange Gabriel n’a t’il pas retenu mon bras lorsque je m’apprêtais à

78[151] Cf. Jean Pons “ le roman noir, littérature réelle. ”, op.cit., p. 12.79[152] In revue Algérie Littérature/ Action, n° 22-23, op.cit., p. 211.

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trancher la gorge de ce bébé brûlant de fièvre ? Pourtant de toutes mes forces j’ai cru que jamais ma lame n’oserait effleurer ce cou frêle, à peine plus gros qu’un poignet de mioche. ” (p. 11) Les quatre policiers du roman de Azouz Begag sont plongés au cœur d’un massacre : Nous nous sommes approchés comme de simples curieux attirés par les odeurs de pieds de la foule. Devant moi, une femme a vomi des nouilles à la viande hachée en se courbant à angle droit, la main gauche retenant l’estomac. D’autres gens pleuraient. (…) Ça puait le massacre. […] Une tête humaine était plantée au-dessus du panneau de sens interdit. Jeune fille égorgée au couteau ou à la hache. Bleue. (pp. 29-30)La violence, terroriste notamment, se dit dans la répétition des mêmes motifs insoutenables. Dans trois des romans de notre corpus l’assassinat de Tahar Djaout – réalité extra-littéraire – est mentionnée, donnant lieu à une réflexion critique sur la mission de l’écrivain. Dans le Passeport, le narrateur dit : “ Un écrivain a été tué devant chez moi, sous les yeux de ses deux filles. Quand j’ai appris cette nouvelle, j’ai saigné du nez et j’ai pensé à l’encre du stylo. Je me suis dit : quel étrange présage.” (p.98) Le narrateur fait ici allusion à un rêve qu’il a fait quelques jours auparavant où, “ assis devant [s]on bureau, un stylo entre les doigts ; [il] devait écrire, écrire pour défaire les nœuds ” (p. 96) n’ayant pas d’encre dans son stylo il n’avait pu écrire qu’un titre “ L’oubliette ”. L’allusion à la mort de Tahar Djaout est une façon de signifier que, lorsque le sang coule, il n’y a plus d’oubli possible et que l’écrivain doit témoigner de la violence qui l’entoure. Pour Nadia d’Au commencement était la mer, Tahar Djaout est mort “ pour avoir eu le courage, l’audace (…) de dire. D’écrire pour que les autres sachent.  ” Elle résume ainsi le pouvoir des mots et, en filigrane, la mission des écrivains :Les mots peuvent faire mal (…) parce qu’ils éclairent, parce qu’ils dévoilent, parce qu’il mettent à nu les desseins les plus sombres, les pensées les mieux cachées. Parce qu’ils montrent, qu’ils expliquent. Parce qu’ils disent l’horreur, la barbarie, qu’ils nomment l’innommable. (p. 53)La litanie des viols, des tortures, des égorgements, des massacres et des assassinats, décrits avec un réalisme cruel par les auteurs des romans noirs, trouvent une justification dans la dénonciation de la barbarie. En “ nommant l’innommable ”, les écrivains traquent les mécanismes qui ont fait basculer toute une société dans le crime collectif. Les romans noirs algériens ne se contentent pas d’exhiber le sang et la violence comme, par exemple, dans une scène des Agneaux du Seigneur – titre prémonitoire qui fait allusion au sacrifice d’Abraham – où Hadj Maurice, un vieil habitant du village, est égorgé : “ - Otez-lui la robe, glousse Zane. Tranche-lui le cou…Je veux le voir se débattre comme un vieux porc bien engraissé…Putain ! Visez-moi ce sang. C’était pas une bête finalement, c’est une vraie citerne… ” (p. 155) Ils dénoncent également les mécanismes d’un système politique qui a conduit “ des garçons bien tranquille [à devenir] des tueurs en série. ”80[153] La dimension critique.Pour Jean Pons le roman noir “ décrypte notre temps et notre espace, et (…) donne les éléments de compréhension et d’évaluation des faits bruts et brutaux, en rendant publiques les structures qui les dissimulent. ”81[154] Le roman noir libère, en effet, une parole critique et s’engage dans une dénonciation des syndromes de la violence. Nous verrons que, dans les romans noirs algériens, les principales cibles des écrivains sont le Pouvoir – gangrené par la mafia politico-financière – et l’intégrisme.Le Pouvoir.Cherchez l’argent et le Pouvoir ! pourrait être le mot d’ordre du roman noir engagé. Ce n’est simpliste qu’apparemment. La dénonciation de la corruption est la dénonciation de la confusion entre l’Etat et la société civile. […] La mise en cause des pouvoirs de police et de justice prend place dans la critique de l’Etat qui n’assume pas son rôle de cohésion sociale et citoyenne.82[155]

La majorité des romans noirs algériens dénoncent la collusion entre le Pouvoir et l’Argent ; la corruption est présentée comme un des maux majeurs de la société algérienne. Dans le Passeport, les quatre policiers dénoncent les proportions que celle-ci prend :

80[153] Cf. quatrième de couverture des Agneaux du Seigneur.81[154] op.cit., p. 9.

82[155] Jean Pons, op.cit., pp. 10-11.

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- La corruption. Simon a lâché le mot comme on dit la peste. Des grimaces ont fissuré son visage. Les trafics d’influence s’étaient posés comme des moustiques sur les veines d’importation de marchandises étrangères depuis les premiers jours de l’Indépendance.[…] Les zones d’entrepôts du port étaient divisés entre les familles éminentes du pouvoir, mais régulièrement des conflits entre clans aboutissaient à l’abandon des marchandises sur place. – Quel gâchis ! a soupiré Karamel. Avec tout le matériel abandonné, on aurait de quoi nourrir la moitié de la ville. (pp. 25-26)  Pour le commissaire Llob, “ Le bled [est] compartimenté en deux zones franches. D’un côté, le territoire des magouilleurs, des lèches-bottes et des maquignons, de l’autre, celui des illuminés, des pisse-vinaigre et des mangeurs d’enfants. ” (p. 104) La corruption ne profite qu’à une frange de la population mais elle s’affiche aux yeux de tous. Pour le narrateur d’Au nom du fils “ l’argent [vient] par la mer jusqu’au port. Il [est] négocié dans les grands hôtels, l’Aurassi, le Hilton, El-Djazaïr, le Sofitel. Il atterri[t] sur les hauteurs, au Golf ou à Hydra. (…) Ses détenteurs [sont] des hommes puissants, ayant des relais dans le monde de l’argent, de la politique et de l’armée ” (pp. 55-56) Un fossé économique se creuse entre les habitants des quartiers populaires et ceux qui bénéficient des avantages de la corruption, ce qui attise l’exaspération d’une grande partie de la population. L’argent, la politique et l’armée sont “ autant de symboles que les gens haïss[ent] ”(p. 56) prétend le narrateur du roman de Abed Charef.Un des policiers du Passeport déclare : “ - La corruption c’est comme le paludisme […] Il y a trop de moustiques qui résistent à la Nivaquine. ” ; son collègue ajoute : “ En plus, les salauds qui sont responsables de ça sont milliardaires, plus que milliardaires, milli- milliardaires ! ”(p. 26) Les écrivains décrivent des alliances contre nature entre le domaine politique et la mafia. Yasmina Khadra évoque dans l’Automne des chimères “ le chantier que se partage la mafia politico-financière ” (p.80) Kamel Rahem dans Au nom du fils se demande quel est le rôle du gouvernement et de la présidence “ dans la répartition du pouvoir et de l’argent à travers Alger ” faisant référence “ aux trafics qui y dominent. ” (p. 57) Les écrivains dénoncent un Etat corrompu où “ le pouvoir ne s’évalue pas en fonction des compétences. Sa véritable unité de mesure résid[ant] dans le degré de menace qu’il exerce. ”83[156] Un pouvoir qui, comme l’explique l’enquêteur du 31, rue de l’Aigle au moment du discours du Président, justifie le crime d’Etat : “ Un discours historique, à la hauteur de la situation (…) applaudi par une salle debout et enthousiaste. Convaincue et revigorée, elle faisait plaisir après ces moments de flottement et même, il faut l’avouer, de désarroi pour certain des nôtres. Nous leur pardonnons nous savons qu’ils ne nous trahirons pas. Ce qui ne nous dispense pas de faire, quand cela est nécessaire, le ménage parmi nous, en organisant notamment de faux suicides et de vrais accidents. ” (p. 91) Un Pouvoir, obsédé par le complot, qui assassine “ pour raison d’Etat ” un homme, “ dangereux pyromane qui se gargarise de mots comme démocratie, justice et autres balivernes. ” (p.126) Le commissaire Llob met en évidence dans l’Automne des chimères l’implication des membres de la police, au plus haut niveau, dans les réseaux de corruption. Il décrit Slimane Houbel, haut fonctionnaire et chef de la Délégation comme “ un pur avorton de la république des tsars ; jeunes, riche, les épaules assez larges pour recevoir toute la manne céleste, jamais en manque, chaque doigt dans une magouille, une suite dans chaque palace et des pieds pour vous marcher dessus. ” (p. 32) Le commissaire dénonce également l’incompétence des fonctionnaires et leur inaction ; à propos de Hadi Salem, un ancien collègue qui avait suivi “ le même stage d’agent de recherche en 63 ”, il déclare : “ Il a échoué à tous les modules et fut muté dans  la gestion administrative. Il s’occupa du Social de la troupe pendant des années et éleva, tant pour lui que pour ses patrons, des palais dans toutes les villes. […] A défaut de compétence (…), il s’est

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[156] L’automne des chimères, p. 31.

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confectionné un certain art dans la falsification des factures et la corruption. ” (p. 104) Le chef du secrétariat de Hadi Salem cache sa tasse de café dans un tiroir à l’arrivée du commissaire et gribouille “ dans un calepin, histoire de [lui] faire croire qu’il travaille d’arrache-pied. ” (p. 101) ; Slimane Houbel “ trône derrière son tableau de bord encombré de gadgets téléphoniques, de cartes de vœux et de dossiers tape-à-l’œil – car il faut bien faire croire aux visiteurs qu’un haut fonctionnaire a constamment du pain sur la planche (…). ”(pp. 29-30) Les écrivains décrivent une société dont la population n’a plus confiance en ceux qui ont la charge d’assurer sa protection. Dans Le Passeport, la foule s’écrie après un massacre : “ - Où sont les flics ? (…) Ils se cachent dans les commissariats, les salauds ! Et nous on crève. – Et l’armée ? (…) Où est l’armée ? Barricadée dans les casernes, voilà où est l’armée. nos soldats ont peur de nous défendre. ” (p. 29) Le narrateur d’Au nom du fils évoque “ une nomenklatura qui s’[est ] érigé un bunker interdit à la population ” (p. 56). Les écrivains décrivent un Pouvoir corrompu et sclérosé, complètement détourné des préoccupations de la population. Un des personnages de A quoi rêvent les loups déclare : Ce que je veux, c’est faire quelque chose de ma putain de vie. Etre utile. Participer à un ouvrage, pas forcément un édifice grandiose ; juste une activité sérieuse et collective, avec des gens fiers de leur petite contribution, et d’autres attentifs à leur enthousiasme. Servir sans avoir le sentiment de ramper, de lécher les bottes et les paillassons ; Bouger, merde. Ne pas croiser les bras en attendant de moisir à l’ombre de l’exclusion. […] Avec le FLN, je n’ai pas ce sentiment. Son système est pourri, allergique à toute vocation non voyoucratique.” (p. 60)

 Pour la plupart des écrivains de notre corpus, le Pouvoir, en privant une majorité de la population de ses rêves et de ses espoirs, l’a rendue vulnérable aux idées subversives des intégristes. Dans un entretien, Yasmina Khadra déclare : “ Dans mon pays, un système avarié a confisqué l’ensemble des rêves de notre jeunesse pour ne lui laisser que les méandres du cauchemar. Résultat : l’intégrisme. ”84[157] Dans le dernier point de cette seconde partie nous tenterons de montrer comment les écrivains décrivent – pour mieux les dénoncer – les mécanismes de l’intégrisme.. L’intégrisme.Pendant que les théoriciens traquent ailleurs la chimère, le bled brûle et les pompiers qui se proposent d’intervenir ne sont autres que des pyromanes. Ils ont tiré la bonne carte : l’intégrisme.85[158]

C’est sur le terrain fertile du mécontentement et de la perte de confiance de la population en son gouvernement que se développent les idées et les mouvances intégristes. Le roman de Yasmina Khadra, A quoi rêvent les loups reproduit le cheminement d’un jeune homme ordinaire qui peu à peu bascule dans le terrorisme religieux, l’horreur et la folie. Un des personnages du roman explique le succès du FIS par l’indifférence du parti au pouvoir  : “ Les islamistes, au moins, ont des chances de nous secouer, de nous lancer sur des grands projets.[…] Avec le FLN, tout est permis certes, mais ignoré. I-gno-ré ! tu peux faire naître des houris sur ta guitare, on s’en fout. […] Ce que j’attends, c’est le changement, la preuve que les choses s’époussettent, avancent. Dans quel sens, je m’en contrefiche. Mais pas le marasme. Pitié pas le marasme. Je ne le supporte plus. Alors vivement le FIS, kho. ” ( p. 60) Dans Les Agneaux du Seigneur le prêche de cheikh Redouane, membre éminent du parti islamiste, stigmatise les abus du Pouvoir et déplore le manque de dignité de la société algérienne : - J’ai levé les yeux par-delà la colline et j’ai vu un horizon bilieux, un ciel compromis. Et j’ai compris pourquoi la sécheresse sévit dans notre pays, pourquoi la terre a tremblé à El-Asnam, et pourquoi elle continue à frémir sous nos pieds aujourd’hui…J’ai dit : “ Peuple d’Algérie, que fais-tu sous les décombres ? Pourquoi as-tu baissé ta garde ? ” Personne ne m’a entendu…

84[157] Interview de Yasmina Khadra à propos de la sortie son roman, A quoi rêvent les loups, propos recueillis par Valérie Pabst, (source Internet : www.fnac.com) 85 [158] L’Automne des chimères, p. 80.

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Et j’ai vu se profiler le népotisme et la vanité, l’abus et la trivialité (…) Mon peuple n’a plus d’âme, plus de repères, plus d’espérance. (p. 69) Le discours des intégristes est celui d’une promesse de changement, de retour à la dignité  : “ Je me laisserais volontiers pousser la barbe, quitte à m’enchevêtrer dedans, et j’écouterais les prêches fastidieux à longueur de journées, parce qu’au moins, à la mosquée, j’ai l’impression que l’on s’adresse à moi, que l’on se préoccupe de mon avenir, que j’existe. ” (p. 60) déclare un des personnages d’A quoi rêvent les loups.Pourtant les réflexions de certains des personnages des romans noirs de notre corpus sonnent comme des avertissements. Dactylo, l’écrivain public de Gachimat, le village des Agneaux du Seigneur, déclare : “ la bête immonde se réveille. (p.66) Le cheikh Redouane s’avère aussi incendiaire qu’un pyromane. […] les loups sont lâchés, l’agneau ferait mieux de regagné sa bergerie. ” (pp. 71-72) Le poète Sid Ali conjure Nafa Walid, le personnage principal d’A quoi rêvent les loups de se méfier “ de ceux qui viennent [lui] parler de choses plus importantes que [sa] vie ” : “ Ces gens-là te mentent. Ils veulent se servir de toi. Ils te parlent de grands idéaux, de sacrifices suprêmes, et ils te promettent la gloire éternelle pour quelques gouttes de sang. Ne les écoute pas. Rappelle-toi toujours ceci : il n’y a rien, absolument rien au-dessus de ta vie. ” (pp. 96-97) Les desseins des intégristes ne sont pas, il est vrai, plus purs que les comptes du parti unique ne sont justes. C’est le ressentiment, la rancœur et les trafics d’intérêt qui font basculer le village de Gachimat dans l’intégrisme et le crime collectif, Dactylo, l’écrivain public n’est pas dupe et déclare : “ Islamistes, mon œil. Ils n’ont pas plus de moralité qu’une bande de hyènes. (…) Maurice, étranger ? Depuis quand, tiens ? Depuis que sa maison est convoitée. ” (p. 153) Zane, le nain du village, qui s’était rangé du côté des intégristes répond à Tej le nouvel émir qui lui affirme se battre pour un idéal : “ -Tsst ! tsst ! je ne suis pas ton émule. On ne me la fait pas. Des types comme toi et moi, ça n’a pas d’idéal. De simples prétextes suffisent à les déchaîner. Je suis certain que tu ne crois même pas en Dieu. ” (p. 213) Les descriptions de la violence terroriste, nous l’avons déjà montré sont à lire comme une dénonciation de la barbarie intégriste. Pour le narrateur de l’Explication il s’agit de comprendre “ comment le meurtre au nom de Dieu a-t-il fait du meurtre le nouveau Dieu ? ” (p.13) L’intégrisme est dénoncé par les écrivains comme une autre forme d’aliénation, bien plus violente encore que la précédente. La narratrice d’Au commencement était la mer dénonce l’ordre nouveau pour qui tout est délit : “ Délit de penser, de rêver, d’espérer un autre monde où les bonheurs les plus simples seraient possibles (…) ” (p. 45)Les écrivains renvoient dos à dos deux systèmes, ils ne se reconnaissent ni dans le pouvoir d’une élite en total déphasage par rapport à sa société, ni dans les idéaux extrémistes des terroristes qui organisent le massacre d’une population innocente. Pour le narrateur de l’Explication “ Il n’y a pas deux totalitarismes, politique et religieux, se découvrant des intérêts communs et la même foi en l’extermination. Ils sont un, de la même essence, pétris dans la même argile et gorgés du même sang. ” (p. 189) Pour le commissaire Llob “ l’Histoire retiendra de la tragédie algérienne la dérive d’un peuple qui a la manie de toujours se gourer de gourou, et l’opportunité d’une bande de singes qui, à défauts d’arbre généalogique, a pris le pli de s’improviser des arbres à pain et des gibets dans un pays qui aura excellé dans son statut d’Etat second. ” (p. 192) Le lecteur retiendra quant à lui la complexité de la situation algérienne et la difficulté de désigner précisément des coupables. Les assassins du commissaire Llob ne sont pas clairement identifiés,  “ ils ne lui ont laissé aucune chance ” (p. 194) le pronom personnel pouvant tout aussi bien désigner “ la mafia, les politiques, les intégristes, les rentiers de la révolution, les gardiens du temple, (…) les défenseurs de l’identité nationale qui estiment que le seul moyen de promouvoir la langue arabe est de casser le francisant. ” (p. 98) Les romans noirs algériens forment une littérature de “ temps de crise ”, mais également une littérature de temps de guerre. La narratrice d’Au commencement était la mer remarque : “ Elle voit la guerre et ce n’est pas la guerre, lui dit-on. Elle est là pourtant la guerre, presque au coin de chaque rue. Elle est là la guerre et aussi la peur (…) ” (p. 38) L’ordre n’est pas restitué à la fin du récit, l’enquêteur du 31, rue de l’Aigle déclare “ (…) Par les temps qui courent, par les gros nuages qui s’annoncent et qui voient – cette insupportable et sournoise ville – s’agiter de

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nouveau, il y a des enquêtes à mener, d’autres rapports à faire. Et sans doute d’autres cadavres à enterrer. ” D’après Jean Vilar, “ le roman noir, en ce qu’il a de meilleur enquête sur une crise sans solution apparente, rabote quelques illusions sans espérer une issue proche. ”86[159] Le commissaire d’Au nom du fils explique à Kamel Rahem “ Quand une guerre arrive à sa fin, il faut s’attendre au pire. Une guerre en cache souvent d’autres. ” (p. 210) Les romans noirs algériens des années quatre-vingt-dix n’offrent pas de solutions définitives, ils donnent à voir une situation complexe où la justice devient incertaine. Un personnage du roman d’Abed Charef déclare : Tout ceux qui ont joué sont dans la même situation. Et ils sont très nombreux. Vous serez étonné de savoir à quel point. Le petit policier mouchardait ses copains pour sauver sa famille. Le fonctionnaire délivrait des papiers contre de l’argent. L’officier évitait de lancer des opérations pour rester peinard. Le haut responsable faisait des déclarations tonitruantes tout en cotisant avec l’AIS. Le milicien a pris les arme tout en continuant à renseigner les terroristes. Tous ces gens, et d’autres encore, n’ont pas intérêt à ce que ça se termine.  (p. 210)Les romans noirs, témoignages et enquêtes sur la tragédie algérienne, dévoilent le dessous des cartes, la complexité d’une crise dont nul ne semble pouvoir prédire l’issue. “ Le sang a, une fois de plus coulé ; qui arrêtera le massacre ? ” (p. 255) s’interroge un personnage de Rose d’abîme à la fin du roman.Cette étude n’épuise pas la richesse thématique des romans noirs de notre corpus, de nombreux thèmes pourront encore être examinés dans une étude ultérieure. Une réflexion sur la réception des œuvres algériennes en France, dans le roman de Yasmina Khadra, L’Automne des chimères nous semble rendre compte de la complexité des problèmes de réception auxquels nous voudrions consacrer la dernière partie de cette étude. A propos des écrivains qui s’exilent en France un personnage déclare : “ Attention (…) y en a à qui ça a réussi. J’ai connu un minable gratte-papier qui se découpait en quatre pour aligner une phrase. Maintenant c’est une lumière. Il rafle des prix à chaque coin de rue. M’est avis que les occidentaux sont un chouia gaga. Suffit de leur dire qu'on est condamné à mort pour les culpabiliser. ” (pp. 81-82)Dans cette troisième partie, nous voudrions donc nous interroger sur le public des romans noirs algériens, sur les rapports entre l’actualité et l’horizon d’attente du lectorat et enfin, puisque tous les romans noirs de notre corpus sont publiés en France, sur les questions d’édition en France et en Algérie.

86[159] Vilar, Jean-François, “ Préface. Noir c’est noir ”, in Mandel, Ernest, Meurtres exquis. Histoire sociale du roman policier., Montreuil, PEC-La Brèche, 1987, p.10.

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