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« Une des plus belles histoires romantiques du monde. » (The Washington Post)

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14,90 € Prix TTC France ISBN : 979-10-95174-07-3

JEUNESADOS

DÉJÀ PLUS DE 60 MILLIONS DE LECTEURS CONQUIS !

Sur le quai de la gare, Matthew attend l’orphelin qui doit les aider, sa sœur Marilla et lui, à la ferme. Mais c’est une petite rouquine aux yeux pétillants qui se présente… N’ayant pas le cœur de la renvoyer, Matthew la ramène à Avonlea. Extrêmement attachante, Anne va rapidement séduire son entourage par son courage, sa détermination et sa débrouillardise.

S’amuser de la magie des mots, rire de ses propres défauts (ah, ces cheveux roux !), s’émerveiller face à la nature… Voici un roman feel-good inoubliable, plein de malice.

« Un enchantement total, du début à la fi n. »

(New York Times)

Lucy Maud Montgomery (1874-1942) a étudié la littérature à l’Université Dalhousie à Halifax, en Nouvelle-Écosse. Elle s’est mariée avec un pasteur presbytérien et a eu trois enfants. Elle est l’auteur d’une vingtaine de livres et d’une dizaine de nouvelles.

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« Une des plus belles histoires romantiques du monde. »

(The Washington Post)

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Anne et la maison aux pignons verts

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Traduction française : © Henri-Dominique Paratte, Ruth MacDonald and Davis Macdonald, 1986.Révision linguistique : Hélène Duranleau, Diane Martin, Monique Proulx et Brigitte Smith.Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés© Éditions Québec Amérique inc., 2001. quebec-amerique.com Présente édition publiée par :© Zethel, une marque des éditions Leduc.s, 201617, rue du Regard75006 Paris – France ISBN : 979-10-95174-07-3Maquette : Patrick Leleux PAO http://zethel.comLoi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse

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Lucy Maud Montgomery

  

Anne et la maison aux pignons verts

  

roman  

 Traduit de l’anglais par Henri-Dominique Paratte

    

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Tu es née sous une bonne étoileÂme de feu et de rosée

Browning

À la mémoire de mes parents

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Table des matières

1 — La grande surprise de Mme Lynde ............. 9 2 — La très grande surprise

de Matthew Cuthbert .......................................... 21 3 — L’énorme surprise de Marilla Cuthbert .. 43 4 — Un matin à Green Gables ................................ 53 5 — L’histoire d’Anne ................................................... 63 6 — Marilla se décide ..................................................... 73 7 — Anne apprend à prier .......................................... 82 8 — L’éducation d’Anne commence .................... 88 9 — Mme Rachel Lynde est tout à fait

scandalisée .................................................................. 101 10 — Anne fait des excuses ........................................... 113 11 — Anne, à l’école du dimanche,

fait l’apprentissage du catéchisme ............... 125 12 — Un serment et une promesse .......................... 134 13 — Les délices de l’impatience ............................... 144 14 — Anne passe aux aveux ......................................... 152 15 — L’école est en révolution ................................... 166 16 — Une invitation à prendre le thé

qui tourne au tragique ........................................ 189

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17 — Une nouvelle raison de vivre ......................... 206 18 — Anne porte secours à un enfant malade ... 216 19 — Un concert, une catastrophe,

une confession .......................................................... 231 20 — Un excès d’imagination ...................................... 249 21 — Un nouvel art de parfumer .............................. 259 22 — Anne est invitée à prendre le thé ................. 274 23 — Anne est blessée dans une aff aire

d’honneur .................................................................... 281 24 — Mlle Stacy et ses étudiants organisent

un concert.................................................................... 291 25 — Matthew exige des manches bouff antes ... 298 26 — Le club des conteuses voit le jour ............... 314 27 — Vanité et vexation .................................................. 325 28 — Une pauvre belle au teint de lis .................... 337 29 — Des journées mémorables ................................ 350 30 — Candidate pour Queen’s ................................... 364 31 — Du petit ruisseau à la grande rivière ......... 382 32 — On affi che les résultats ........................................ 393 33 — Soirée de gala ............................................................ 406 34 — Une jeune fi lle de Queen’s ............................... 421 35 — L’hiver à Queen’s .................................................. 433 36 — Un triomphe et des rêves .................................. 440 37 — L’impitoyable faux de la mort ....................... 449 38 — L’aventure attend au tournant ....................... 460

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La grande surprise de Mme Lynde

Mme  Rachel Lynde habitait à l’endroit précis où la grand-route d’Avonlea plongeait brusquement

dans le creux d’un vallon bordé d’aulnes et de fuchsias et traversé d’un ruisseau qui prenait sa source dans le bois, derrière la vieille maison Cuthbert. On disait que ce ruisseau impétueux serpentait à travers le bois par un mystérieux dédale de méandres, de cuvettes et de cascades, mais, une fois arrivé à Lynde’s Hollow, il se transformait en un ruisselet paisible parfaitement disci-pliné, car même un ruisseau n’aurait pu passer devant la porte de Mme  Rachel Lynde sans soigner son apparence et ses bonnes manières. Il était sans doute fort conscient, ce ruisseau, que Mme  Rachel, assise derrière sa fenêtre, prenait bonne note de tout ce qu’elle apercevait, à com-mencer par les enfants et les cours d’eau. Il savait bien que, pour peu qu’elle remarquât quelque chose d’étrange

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ou de déplacé, elle ne serait en paix qu’après en avoir compris le pourquoi et le comment.

Bien des gens, à Avonlea comme ailleurs, s’occupent des aff aires de leurs voisins et négligent les leurs. Pour sa part, Mme  Rachel Lynde était de ces créatures particulière-ment douées qui peuvent à la fois s’occuper de leurs aff aires personnelles et mettre le nez dans celles des autres. C’était une maîtresse de maison hors pair ; elle s’acquittait toujours à la perfection de ses tâches domestiques  ; elle dirigeait le cercle de couture, aidait à organiser les cours de catéchisme pour l’école du dimanche, et s’était instituée pilier de la société de bienfaisance de son église et auxiliaire des mis-sions pour l’étranger. Pourtant, en dépit de toute cette acti-vité, Mme Rachel trouvait le temps de rester assise des heures durant à la fenêtre de sa cuisine pour tricoter des courte-pointes à chaîne de coton – elle en avait tricoté seize, c’est ce que racontaient avec admiration les femmes d’Avonlea – tout en parcourant de son regard perçant la route principale qui, ayant traversé le vallon, montait, en s’essouffl ant, la butte rouge que l’on voyait au loin. Comme Avonlea occupait une petite presqu’île triangulaire qui faisait saillie dans le golfe du Saint-Laurent, on n’avait pas d’autre choix, pour en sor-tir ou y rentrer, que de passer par la route de la colline ; on n’échappait donc jamais à l’œil inquisiteur de Mme Rachel.

Un après-midi du début de juin, elle était à son poste. Le soleil, brillant et chaud, dardait ses rayons sur la fenêtre ; le verger, en contrebas de la maison, rosissait, comme une jeune mariée, de toutes ses fl eurs autour desquelles bourdonnaient

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des milliers d’abeilles. Thomas Lynde –  un petit homme doux que les habitants d’Avonlea appelaient «  le mari de Rachel Lynde » – semait ses graines de navets tardifs dans le champ de la colline, à l’arrière de la grange. Matthew Cuthbert aurait dû, lui aussi, en semer dans le grand champ rouge près du ruisseau, vers le domaine de Green Gables. Mme  Rachel savait bien qu’il devait s’y mettre incessam-ment ; la veille, elle l’avait entendu mentionner à Peter Mor-rison, dans le magasin de William J. Blair à Carmody, qu’il comptait commencer le lendemain après-midi. C’est Peter qui le lui avait demandé, bien sûr : on n’avait jamais entendu Matthew Cuthbert se confi er de lui-même à quiconque.

Or voici qu’à trois heures et demie, en plein après-midi d’une journée de travail normale, Matthew Cuthbert menait calmement son attelage, traversant le vallon, remontant la colline  ; bien plus, il portait un col blanc agrémenté de son plus beau costume, ce qui prouvait bien qu’il quittait Avon-lea ; enfi n il avait pris le boghei1 et la jument alezane, signe incontestable qu’il comptait se rendre fort loin. Mais où donc pouvait bien aller Matthew Cuthbert, et dans quel but ?

Mme  Rachel, par d’habiles rapprochements, de faibles indices, aurait pu sans peine trouver la réponse à ces deux questions s’il s’était agi de n’importe quel autre homme. Mais Matthew, lui, quittait si peu sa maison qu’il devait sans doute obéir, ce jour-là, à quelque impératif aussi urgent qu’inha-bituel  ; il était, en eff et, l’homme le plus timide qui fût et il

1. Cabriolet à deux roues

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détestait se rendre en un lieu étranger, ou à quelque endroit où il eût risqué de devoir parler. Matthew, bien habillé, avec un col blanc, conduisant un boghei, cela n’arrivait pas souvent  ! Mme  Rachel, de quelque manière qu’elle abordât ce problème, n’y trouvait pas de solution, et tout le plaisir qu’elle eût pu retirer de son après-midi s’en trouva gâché.

« Je ferai un saut à Green Gables après le thé et je tirerai les vers du nez à Marilla », se dit pour fi nir cette noble femme.

«  Il ne va pas à la ville, en général, à cette époque-ci de l’année, et il ne rend jamais visite à personne. S’il n’avait plus de semences de navets, il ne s’habillerait pas si bien et ne prendrait pas le boghei pour aller en chercher d’autres  ; et il n’allait pas assez vite pour se rendre chez le médecin. Et pourtant, depuis hier soir, il a dû se passer quelque chose pour qu’il prenne la route. C’est un vrai mystère, un vrai, et je ne serai pas tranquille avant de savoir ce qui a incité Mat-thew Cuthbert à quitter Avonlea aujourd’hui. »

Voilà pourquoi, sitôt le thé pris, Mme Rachel fi la ; elle n’avait pas à aller loin  ; la grande maison où vivaient les Cuthbert, pleine de coins et de recoins, abritée par des vergers, était à peine à un quart de mille de Lynde’s Hollow, par la route. Bien sûr, la longue allée ajoutait considérablement à cette distance. Le père de Matthew Cuthbert, aussi timide et silencieux que son fi ls, avait cherché, lorsqu’il avait fondé son domaine, à prendre le plus possible ses distances face à ses semblables, sans pour autant s’isoler totalement dans les bois. Les bâtiments de Green Gables étaient construits à l’extrémité la plus éloignée des terres qu’il avait défrichées, et les Cuthbert y étaient toujours installés, à

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peine visibles de la route principale bordée par les autres maisons d’Avonlea si gracieusement situées. Pour Mme  Rachel Lynde, vivre à un tel endroit, ce n’était pas vivre, tout bonnement.

« Tout juste résider, voilà ce que c’est  », se disait-elle en foulant l’allée pleine d’herbes et d’ornières, bordée d’églan-tiers. « Je ne suis pas surprise du tout que Matthew et Marilla soient tous les deux un peu bizarres, à force de vivre tout seuls dans un endroit pareil. Les arbres ne constituent pas la meilleure des compagnies. Il n’en manque pourtant pas  ! J’aime bien mieux les gens, quant à moi. Je dois dire que les Cuthbert, eux, semblent s’y plaire, mais c’est vrai, je pense, qu’ils en ont pris l’habitude. Une créature se ferait à tout, même à être pendue, comme dirait un Irlandais. »

Sur ces bonnes pensées, Mme  Rachel, sortant de l’allée, déboucha dans la cour de Green Gables bordée d’un côté de vieux saules à l’allure de patriarches, et de l’autre de fort pimpants peupliers d’Italie. Dans cette cour si verdoyante, si propre, nette, on n’apercevait pas l’ombre d’un bout de bois ou d’une roche : s’il y en avait eu, Mme Rachel n’aurait pas manqué de les voir. En privé, elle confessait qu’à son avis, Marilla Cuthbert devait balayer cette cour aussi souvent qu’elle balayait la maison. On aurait pu manger par terre, sans rencontrer le moindre grain de poussière.

Mme  Rachel frappa d’un coup sec à la porte de la cui-sine et entra dès qu’on l’y eut invitée. La cuisine de Green Gables était un endroit charmant, ou du moins l’aurait été, si elle n’avait pas étouff é sous une propreté excessive : celle, impeccable, d’une salle de réception qui ne servait jamais.

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Les fenêtres étaient orientées vers l’est et vers l’ouest  ; par celle de l’ouest, qui donnait sur la cour arrière, entrait à fl ots la lumière douce du soleil de juin  ; mais celle de l’est, par où se profi laient les fl eurs blanches des cerisiers dans le ver-ger de gauche et les silhouettes minces des bouleaux incli-nés, dans le creux près du ruisseau, était masquée par des vignes enchevêtrées. C’est là que s’installait Marilla Cuthbert lorsqu’elle trouvait le temps de s’asseoir, se méfi ant toujours un peu des rayons du soleil ; elle les trouvait trop légers, trop dansants, incompatibles avec un univers devant absolument être pris au sérieux. C’est donc là qu’elle s’était assise pour tricoter. Derrière elle, la table du souper était déjà mise.

Mme Rachel, avant même d’avoir fermé la porte, avait déjà pris bonne note de tout ce qui se trouvait sur cette table. Comment ne pas remarquer les trois assiettes vides, preuve que Marilla attendait que quelqu’un revînt avec Matthew pour prendre le thé ? Le couvert, pourtant, était celui de tous les jours, et il n’y avait qu’un bocal de conserves de pommes sauvages, et un seul et unique gâteau : l’invité attendu ne devait rien avoir de bien spectaculaire. Mais alors, pourquoi le col blanc de Matthew, et la jument alezane ? Mme Rachel commençait à avoir le vertige à force de chercher à percer ce mystère inhabituel qui entourait le domaine si placide, si peu secret de Green Gables.

« Bonsoir, Rachel », dit Marilla d’un ton brusque. « C’est réellement une belle soirée, n’est-ce pas ? Vous ne voulez pas vous asseoir ? Et comment va tout votre monde ? »

Entre Marilla Cuthbert et Mme Rachel, en dépit de tout ce qui semblait les opposer – à moins que ce ne fût, précisément,

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à cause de cela –, il avait toujours existé quelque chose que l’on doit bien, à défaut de terme plus précis, qualifi er d’ami-tié.

Marilla était une femme grande et mince, au corps angu-leux, sans la moindre rondeur  ; quelques mèches grises striaient sa chevelure noire, toujours enroulée derrière la tête en un petit chignon noir très serré que transperçaient deux épingles de métal. Elle avait l’allure d’une femme de peu d’expérience, aux idées rigides, ce qu’elle était ; mais un imperceptible mouvement des lèvres laissait deviner qu’elle aurait peut-être pu, si elle avait accepté de le laisser s’exhaler davantage, faire preuve d’un certain sens de l’humour.

«  Nous allons tous très bien  », dit Mme  Rachel. «  J’avais peur, cependant, que ce ne soit pas le cas chez vous, quand j’ai vu Matthew partir aujourd’hui. J’ai pensé qu’il allait peut-être chez le médecin ? »

Marilla, qui avait compris, plissa légèrement les lèvres. Elle s’était attendue à la visite de Rachel  ; elle savait bien que de voir Matthew se mettre en route sans aucune raison évidente ne manquerait pas de piquer au vif la curiosité de sa voisine.

« Oh, non, je me porte à merveille même si j’ai eu un violent mal de tête hier », fi t-elle. « Matthew est parti à Bright River. Nous allons recevoir un petit garçon qui vient d’un orphelinat de la Nouvelle-Écosse. Il arrive par le train du soir. »

Marilla aurait affi rmé que Matthew était allé à Bright River chercher un kangourou venu d’Australie, l’eff et n’aurait pas été plus sidérant. Mme Rachel resta, de fait, bouche bée, pen-dant quelques secondes. Il était, bien sûr, impensable que

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Marilla se moquât d’elle, mais Mme Rachel ne put s’empêcher d’y songer.

« Vous êtes sérieuse, Marilla ? » demanda-t-elle lorsqu’elle eut recouvré la voix.

«  Oui, bien sûr  », répondit tranquillement Marilla, tout comme si le fait de recevoir des petits garçons issus d’orphe-linats de la Nouvelle-Écosse faisait partie, à Avonlea, dans une ferme bien organisée, de l’ordinaire de chaque prin-temps, et comme si ce n’était pas une stupéfi ante innovation !

Mme Rachel se sentit subitement très secouée comme par une décharge électrique. Son esprit se mit à fonctionner en points d’exclamation. Un garçon ! Marilla et Matthew Cuth-bert, eux, adopter un garçon  ! Venu d’un orphelinat  ! Eh bien, le monde allait basculer sens dessus dessous ! Plus rien ne parviendrait à la surprendre après ce coup-là ! Plus rien !

«  Mais, diable, qu’est-ce qui vous a mis pareille idée en tête ? » s’enquit-elle encore, d’une voix désapprobatrice.

C’est que cette initiative avait été prise sans qu’on la consulte  ! Il fallait, par voie de conséquence, qu’elle désap-prouve, absolument !

« Eh bien, nous y pensions depuis un bon moment, nous y avons songé tout l’hiver, en fait », rétorqua Marilla.

« Mme Alexander Spencer était ici la veille de Noël, et elle nous a dit qu’elle allait adopter une petite fi lle de l’orphe-linat de Hopetown, au printemps. Sa cousine vit là-bas, et Mme Spencer lui a rendu visite et connaît maintenant le sujet à fond. C’est comme ça que Matthew et moi, nous avons eu l’idée. On en a parlé et on a pensé faire venir un petit

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garçon. Matthew vieillit, vous savez, il a soixante ans, il n’est plus aussi vif et vigoureux qu’il l’était. Son cœur lui cause beaucoup de souci. Et vous savez combien il est diffi cile de trouver du personnel pour vous aider. Les seuls que l’on peut avoir, ce sont ces stupides petits Acadiens, des demi-portions : et une fois que vous avez réussi à en entraîner un à faire ce que vous attendez de lui, voilà qu’il vous laisse et qu’il part dans les conserveries de homards, ou aux États. Tout d’abord, Matthew a proposé que nous prenions un petit immigrant du docteur Barnardo. Mais j’ai carrément refusé. “Ils sont peut-être très bien, je ne dis pas le contraire, mais pour moi, pas de ces petits chiens perdus sans collier”, ai-je dit, “Au moins, qu’il soit né ici.” Il y aura toujours un risque, bien sûr, on ne sait jamais sur qui on tombe. Mais je me sen-tirai l’esprit plus tranquille, et je dormirai mieux la nuit, si on prend un enfant né au Canada. C’est pour cela qu’en fi n de compte on a demandé à Mme Spencer de nous en choisir un lorsqu’elle irait chercher sa petite fi lle. Nous avons appris, la semaine passée, qu’elle s’y rendait et nous lui avons donc fait dire par les gens de Richard Spencer, à Carmody, de nous ramener un brave garçon, gentil et intelligent, de dix ou onze ans environ. Nous avons décidé que c’est le meil-leur âge, juste assez vieux pour se rendre un peu utile tout de suite pour les tâches qu’il faut faire, et encore assez jeune pour être mis au pas comme il faut. Nous avons l’intention de lui off rir une bonne maison et une bonne instruction. Nous avons reçu aujourd’hui un télégramme de Mme  Alexander Spencer –  le facteur vient de l’apporter de la gare  – nous

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disant qu’elle-même et le petit garçon arrivaient ce soir par le train de cinq heures et demie. C’est pourquoi Matthew s’est rendu à Bright River : il est allé chercher l’enfant. Mme Spen-cer l’aidera à descendre à la gare. Elle, bien entendu, conti-nuera son voyage jusqu’à la gare de White Sands. »

Mme Rachel se faisait un devoir de toujours dire ce qu’elle pensait ; elle décida de le faire à cet instant même, son esprit étant parvenu à assimiler cette incroyable nouvelle.

« Eh bien, Marilla, je vais vous dire sans hésiter que je pense que vous faites quelque chose de tout à fait insensé, de tout à fait dangereux, si vous voulez mon avis. Vous ne savez pas à quoi vous vous exposez ! Vous amenez un enfant inconnu dans votre maison, dans votre foyer, sans rien savoir de lui, ni de son caractère, ni de quels parents il est né, ni ce qu’il risque de devenir ! Vous savez, je lisais, pas plus tard que la semaine dernière, dans le journal, l’histoire de cet enfant qu’un couple, de l’ouest de l’Île, a adopté : il sortait d’un orphelinat, et il a incendié leur maison une nuit, il a mis le feu par pure méchan-ceté, Marilla, et il les a presque grillés tout vifs dans leur lit. Et je connais une autre histoire, celle de cet enfant adopté qui gobait les œufs tout crus – ils n’ont jamais réussi à le débar-rasser de cette détestable habitude. Si vous m’aviez demandé conseil, ce que vous n’avez pas fait, soit dit en passant, je vous aurais dit, grands dieux, de ne pas vous lancer dans une pareille aff aire. Voilà ce que je vous aurais dit ! »

Ces jérémiades ne semblèrent guère off enser Marilla, ni lui occasionner quelque inquiétude que ce fût. Elle tricotait, calmement.

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« Je ne dis pas qu’il n’y a rien de valable dans tout ce que vous avancez, Rachel. J’ai eu mes doutes, moi aussi. Mais Matthew, lui, était fermement décidé. Je l’ai bien vu, alors j’ai cédé. Matthew est si rarement résolu à faire quelque chose que, lorsque c’est le cas, je pense que mon devoir est d’accepter. Quant aux risques, il y en a dans tout ce que les créatures humaines entreprennent en ce bas monde. Si on va au fond des choses, il y a même des risques à avoir des enfants à soi : les résultats ne sont pas toujours brillants. Et puis la Nouvelle-Écosse n’est pas loin de l’Île. Ce n’est pas comme s’il venait d’Angleterre ou des États. Il ne sera pas très diff érent de nous autres. »

« Bon, j’espère que tout se passera bien », dit Mme Rachel d’une voix qui cachait mal une douloureuse inquiétude. « Mais ne venez pas dire que je ne vous ai pas prévenue s’il met le feu à Green Gables ou s’il vide de la strychnine dans le puits – j’ai entendu parler d’un cas, au Nouveau-Brunswick, où un enfant venu d’un orphelinat a fait cela et où toute la famille est morte après d’atroces souff rances. Mais, cette fois-là, c’est d’une petite fi lle qu’il s’agissait. »

« Eh bien, nous, ce n’est pas une fi lle que nous adoptons », dit Marilla, comme si le fait de déverser du poison dans les puits eût constitué une particularité féminine qui n’était pas à redouter de la part d’un garçon. «  Je ne m’imaginerais jamais en train d’adopter une fi lle ! Je me demande comment Mme Alexander Spencer peut s’y résoudre. Mais après tout, il est vrai qu’elle serait disposée à adopter un orphelinat au grand complet ! »

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Mme  Rachel aurait souhaité rester jusqu’à ce que Mat-thew revînt avec le petit orphelin importé. Mais, réfl échis-sant qu’il faudrait encore deux bonnes heures d’attente, elle préféra continuer sa route jusque chez Robert Bell pour leur faire part de la nouvelle. Cela produirait cer-tainement son eff et, et il n’y a rien que Mme Rachel aimait mieux que faire sensation. Elle prit donc congé de Marilla, à la grande satisfaction de celle-ci, qui, infl uencée par les sombres propos de Mme  Rachel, sentait ses doutes et ses craintes se raviver.

«  J’aurai tout vu  », éructa Mme  Rachel une fois qu’elle fut dans l’allée, à bonne distance de la maison. « Il semble que je rêve tout éveillée. Mais c’est surtout pour ce pauvre jeunot que je m’inquiète. Matthew et Marilla ne connaissent rien aux enfants et ils vont s’attendre à ce qu’il soit plus sage et plus intelligent que son grand-père, à supposer qu’il ait jamais eu de grand-père, ce dont on peut douter. Il me semble étrange de se représenter un enfant à Green Gables  ; il n’y en a jamais eu, puisque Matthew et Marilla étaient déjà grands quand on a construit la nouvelle mai-son. Ont-ils jamais été enfants ?... Diffi cile à imaginer qu’ils l’aient été, à les regarder maintenant. Je n’aimerais pas être dans les sabots de cet orphelin. Mais voilà que je le prends en pitié. Vraiment ! »

Ainsi Mme Rachel, ardente, passionnée, généreuse, s’adres-sait-elle aux églantiers, mais si elle avait pu entrevoir l’enfant qui attendait alors patiemment à la gare de Bright River, sa pitié aurait été plus sincère et plus profonde encore.

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La très grande surprise

de Matthew Cuthbert

Matthew Cuthbert et la jument alezane n’eurent pas de peine à parcourir, au petit trot, les huit milles2 qui les

séparaient de Bright River. C’était une jolie route, qui che-minait entre des domaines ruraux d’allure cossue. De temps à autre, on traversait un petit bois de sapins, ou un vallon niché dans les fl eurs claires des prunelliers. Les nombreux vergers répandaient dans l’air leur haleine délicate de fl eurs de pommiers et les prés allongeaient leur pente douce vers un horizon de brumes perle et pourpre. Pendant tout ce temps,

 Les oiseaux gazouillaient, parés de leurs plus beaux atours,

comme si, de l’été, on eût vécu l’unique jour. 

2. Ancienne unité de mesure équivalant à 1609 mètres environ.

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Matthew, à sa manière, appréciait ce voyage, sauf aux ins-tants où il devait saluer les femmes, car, à l’Île-du-Prince-Édouard, on était censé saluer tout le monde d’un petit signe de tête, que l’on connût ou non ceux et celles que l’on ren-contrait.

Matthew craignait toutes les femmes, sauf Marilla et Mme  Rachel  ; il ne se sentait pas à l’aise en leur présence, persuadé que ces créatures mystérieuses se moquaient de lui. Il avait peut-être raison, d’ailleurs, car il était d’allure plutôt curieuse, avec sa silhouette dégingandée, ses longs cheveux gris fer qui tombaient jusque sur ses épaules elles-mêmes tombantes, et cette barbe brune, douce et touff ue, qu’il arbo-rait depuis ses vingt ans. De fait, ce peu de gris mis à part, il avait à peu près la même physionomie qu’à vingt ans bien qu’il en compta soixante.

Lorsqu’il arriva à Bright River, il ne vit pas le moindre train. Se croyant en avance, il attacha son cheval dans la cour du petit hôtel du village et se rendit à la gare. Le quai était parfaitement désert  ; la seule créature vivante qu’il aperçut était une petite fi lle, assise tout au bout, sur un tas de bardeaux. Matthew, prenant furtivement note qu’il s’agissait d’une fi lle, passa devant elle le plus rapidement possible, sans la regarder. L’aurait-il reluquée davantage, qu’il n’aurait pu manquer de constater à quel point ses traits, et toute son attitude, témoignaient d’une profonde tension  : elle attendait quelqu’un, ou quelque chose, c’est pour cette raison qu’elle était assise là. Et, comme elle ne pouvait rien faire d’autre pour le moment que de rester

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assise là à attendre, elle s’y appliquait avec une incroyable intensité.

Matthew apostropha le chef de gare au moment où ce der-nier fermait le guichet avant de repartir souper à la maison. Il s’informa pour savoir si le train de cinq heures et demie n’allait pas bientôt arriver.

«  Le train de cinq heures et demie est arrivé et reparti voilà une demi-heure », rétorqua sèchement le fonctionnaire. « Mais on a déposé un passager pour vous, une petite fi lle. Elle est là-bas, sur le tas de bardeaux. Je lui ai bien demandé de s’asseoir dans la salle d’attente des dames, mais elle m’a affi rmé, d’un ton très sérieux, qu’elle préférait rester dehors. “Mon imagination a besoin d’espace”, qu’elle m’a dit. À mon avis, c’est tout un numéro. »

« Mais je n’attends pas de fi lle », dit Matthew, déconcerté. « C’est un gars que je suis venu chercher. Il devrait être ici. Mme  Alexander Spencer devait me l’amener de Nouvelle-Écosse. »

Le chef de gare émit un siffl ement impatient.«  J’imagine qu’il y a une erreur quelque part  », trancha-

t-il. « Mme Spencer est descendue du train avec cette fi llette et me l’a confi ée. Elle a dit que votre sœur et vous alliez l’adopter, qu’elle venait d’un orphelinat, et que vous n’alliez pas tarder à venir la chercher. Moi, c’est tout ce que j’en sais, et je n’ai pas d’autres orphelins dissimulés ailleurs. »

« Mais je ne comprends pas », dit Matthew, ne sachant que faire, souhaitant que Marilla eût pu être là, prête à prendre la situation en main.

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« Eh bien, vous feriez mieux de demander à la petite fi lle », ajouta le chef de gare avec indiff érence. « Je jurerais qu’elle pourra tout vous expliquer ! Elle a la langue bien pendue, ça ne fait aucun doute. Peut-être que là-bas ils étaient à court du genre de garçon que vous vouliez. »

Sur ces mots, il s’éloigna  ; ce n’était plus son problème, et il avait faim. Il ne restait donc au pauvre Matthew qu’une seule chose à faire, plus terrifi ante encore que de débusquer un lion dans sa tanière : aller au-devant d’une fi lle, d’une fi lle inconnue, d’une petite orpheline, et obtenir d’elle ce rensei-gnement –  pourquoi n’était-elle pas un garçon  ? Matthew se mit à grogner dans sa tête, tout en revenant sur ses pas, traînant les pieds le long du quai, en direction de la fi llette.

Celle-ci l’avait observé depuis qu’il était passé près d’elle, et maintenant elle le suivait des yeux. Matthew, lui, ne la regardait pas, et de toute manière, l’eût-il fait qu’il n’aurait pas vu à quoi elle ressemblait vraiment. Mais voilà comment elle serait apparue aux yeux d’un observateur ordinaire : une enfant d’environ onze ans, aff ublée d’une robe très courte, très serrée, très laide, d’une tiretaine d’un gris jaunâtre. Elle portait un chapeau de marin d’un brun passé, et sous ce cha-peau, dégringolant jusqu’au milieu de son dos, émergeaient deux tresses très épaisses, d’un roux éblouissant. Son petit visage, pâle, émacié, était constellé de taches de rousseur  ; elle avait une grande bouche et de grands yeux qui oscillaient du vert au gris selon la lumière et son humeur.

Voilà donc ce qu’aurait noté un observateur ordinaire. Mais un spectateur extraordinaire, plus perspicace, aurait pu

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voir que le menton était très pointu, très volontaire ; que les grands yeux pétillaient d’esprit et de vivacité ; que la bouche, aux lèvres pulpeuses, était à la fois douce et très expressive ; que le front était grand et bien dégagé ; bref, notre observa-teur extraordinaire, doué de sagacité, aurait pu conclure que, dans le corps de cette femme-enfant égarée, qui terrifi ait si fort le pauvre et timide Matthew Cuthbert, devait palpiter une âme hors du commun.

Matthew, cependant, réussit à éviter l’épreuve quasi insur-montable de devoir parler en premier, car, dès que la fi llette fut convaincue qu’il se dirigeait vers elle, elle se leva, saisis-sant de sa petite main la poignée d’un sac de voyage démodé et passablement élimé, puis aborda Matthew en lui tendant l’autre main.

«  Je présume que vous êtes M. Matthew Cuthbert, de Green Gables  ?  » dit-elle d’une voix remarquablement claire, et pourtant douce. «  Je suis très heureuse de vous voir. Je commençais à avoir peur que vous ne puissiez pas venir me chercher et j’essayais de m’imaginer toutes les raisons qui auraient pu vous en empêcher. Je m’étais bien décidée, si vous n’étiez pas venu me chercher ce soir, à me rendre jusqu’à ce grand cerisier qu’on voit, là-bas, là où la voie du chemin de fer bifurque, et j’aurais grimpé dedans pour y passer la nuit. Je n’aurais pas eu peur du tout : ç’au-rait été charmant de passer la nuit dans un cerisier sauvage, tout blanc de fl eurs sous la lueur de la lune, vous ne pen-sez pas  ? J’aurais pu m’imaginer en train de dormir dans des salles de marbre. De toute façon, vous seriez venu me

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chercher demain matin, si vous en aviez été empêché ce soir, n’est-ce pas ? »

Matthew avait pris, maladroitement, cette petite main toute maigre et l’avait serrée dans la sienne ; d’un seul coup, il se décida. Il ne pouvait pas dire à cette enfant aux yeux brillants qu’il y avait eu erreur : Marilla s’en chargerait. Lui, il allait la ramener à la maison. De toute manière, elle ne pouvait rester à Bright River, malentendu ou pas, et, par conséquent, toutes les questions et explications pouvaient attendre qu’il eût retrouvé L’univers rassurant de Green Gables.

«  Je suis désolé d’être en retard  », émit-il timidement. «  Venez  ! Le cheval est là-bas, dans la cour. Donnez-moi votre sac ! »

«  Oh, non, je peux le porter  » répondit l’enfant toute guillerette. « Il n’est pas lourd. Il contient la totalité de mes biens terrestres, mais il ne pèse rien. Et si on ne le porte pas d’une façon très précise, la poignée se détache. Je ferais donc mieux de le porter moi-même, parce que je sais exac-tement comment. C’est un très vieux sac de voyage. Oh, je suis si contente que vous soyez venu. Bien sûr, ç’aurait été agréable de dormir dans un cerisier sauvage. Nous avons un long chemin à parcourir, n’est-ce pas ? Huit milles, m’a dit Mme Spencer. Je suis heureuse, parce que j’aime me prome-ner en voiture. Oh, c’est merveilleux pour moi de penser que je vais vivre avec vous et être à vous. Je n’ai jamais appar-tenu à personne – pas vraiment. Mais le pire, c’était l’orphe-linat. Je n’y suis restée que quatre mois, mais c’était bien assez. Je suppose que vous n’avez jamais été orphelin dans

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une institution. Vous ne pouvez donc pas tout à fait com-prendre ce que c’est. C’est pire que tout ce que vous pouvez imaginer. Mme Spencer m’a déjà dit que ce n’était pas gentil de ma part de parler ainsi, mais je ne veux pas être méchante. Il est si facile d’être méchant sans le savoir, n’est-ce pas ? Ils étaient bons, vous savez, les gens de l’orphelinat. Mais il y a tellement peu de place pour l’imagination dans un orphelinat. Ce qui était très intéressant, c’était d’imaginer des choses au sujet des autres orphelins, de croire que, peut-être, la fi lle qui était assise à côté de vous était en réalité la fi lle d’un seigneur haut et puissant, et qu’elle avait été enlevée toute petite à ses parents, par une nourrice cruelle qui était morte avant de pouvoir confesser son crime. Je restais éveillée des nuits entières pour me représenter des choses comme celle-là, parce que je n’avais pas le temps dans la journée. Je pense que c’est pour cela que je suis si maigre, car vous me trouvez bien maigre, n’est-ce pas ? Je n’ai que la peau sur les os. Mais j’aime bien croire que je suis ronde, avec de belles formes, et des petits bras bien potelés. »

Sur ce, la compagne de Matthew cessa de parler, en par-tie parce qu’elle était tout essouffl ée, mais aussi parce qu’ils venaient d’atteindre le boghei. Elle n’ajouta pas un mot avant qu’ils ne fussent sortis du village et qu’ils n’eussent amorcé la descente d’une petite butte assez raide, dont la partie car-rossable avait été creusée si profondément dans le sol mou que les bords, harnachés de cerisiers sauvages en fl eurs et de minces bouleaux blancs, formaient une frondaison au-dessus de leur tête.