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Collection de Théologie HÉRITAGE ET PROJET Comité de direction André Charron Guy-M. Bertrand, Roland Laurin 1. JACQUES GRAND'MAISON, La seconde évangélisation, tome I - Les témoins. 2. JACQUES GRAND'MAISON, La seconde évangélisation, tome II - Les outils para!tre). 3. ANDRÉ CHARRON, Les catholiques face à l'athéisme contemporain. 4. RÉMI PARENT, Condition chrétienne et service de l'homme. 5. VINCENT HARVEY, L'homme d'espérance. Héritage et Proiet rassemble - en numérotation cont,inue - des ouvrages appar- tenant à divers secteurs de la théologie : Foi chrétienne - Éthique chrétienne - Pratique eèdésiale- bibliques- Histoire de l'Église- Sciences hwnaines et Religion. la collection regroupe des ouvrages se situant à deux: niveaux d'écriture : un niveau de rigueur scientifique en des champs de recherche qui correspondent aux requêtes de la société et de l'Église contemporaines ; un niveau de vulgarisation rendant accessible à un assez large public des matériaux et un contenu de réflexion théologique substantièls et pertinents. Elle est ouverte à la diverSité des positions et des approches. RÉMI PARENT CONDITION CHRÉTIENNE ET SERVICE DE L'HOMME Essai d'anthropologie chrétienne Préface d'Henri Denis HÉRITAGE ET PROJET 4 FIDES 245 est, boulevard Dorchester, Montréal 129

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Collection de Théologie

HÉRITAGE ET PROJET

Comité de direction André Charron

Guy-M. Bertrand, Roland Laurin

1. JACQUES GRAND'MAISON, La seconde évangélisation, tome I - Les témoins.

2. JACQUES GRAND'MAISON, La seconde évangélisation, tome II - Les outils (à para!tre).

3. ANDRÉ CHARRON, Les catholiques face à l'athéisme contemporain.

4. RÉMI PARENT, Condition chrétienne et service de l'homme.

5. VINCENT HARVEY, L'homme d'espérance.

Héritage et Proiet rassemble - en numérotation cont,inue - des ouvrages appar­tenant à divers secteurs de la théologie : Foi chrétienne - Éthique chrétienne -Pratique eèdésiale- ~tudes bibliques- Histoire de l'Église- Sciences hwnaines et Religion.

la collection regroupe des ouvrages se situant à deux: niveaux d'écriture : un niveau de rigueur scientifique en des champs de recherche qui correspondent aux requêtes de la société et de l'Église contemporaines ; un niveau de vulgarisation rendant accessible à un assez large public des matériaux et un contenu de réflexion théologique substantièls et pertinents. Elle est ouverte à la diverSité des positions et des approches.

RÉMI PARENT

CONDITION CHRÉTIENNE ET

SERVICE DE L'HOMME

Essai d'anthropologie chrétienne

Préface d'Henri Denis

HÉRITAGE ET PROJET

4

FIDES 245 est, boulevard Dorchester, Montréal 129

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ISBN : 0-7755-0462-9

Tous droits de traduction et d'adaptation, en totalité, ou en partie, réservés pour tous les pays. La reproduction d'un extrait quelconque de cet ouvrage, par quelque procédé que ce soit, tant électronique que mécanique, en particulier par photocopie ou par microfilm, est inter­dite sans l'autorisation écrite des Éditions Fides.

©Éditions Fides - 1973

À mes parents,

ainsi qn'à Micheline et à Claude, à Claudette et à Ghislain.

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SIGLES

Bulletin d'Information de l'Institùt pour l'Entraide sa­cerdotale en Europe Bible de ] érusalem Coll. Cogitatio Fidei Documentation catholique Dictionnaire de théologie catholique Denzinger Encyclopédie de la foi Évangélisation et Paroisse Coll. Foi Vivante Gaudium et S pes Informations catholiques internationales Lettre aux communautés de la Mission de France Coll. Lectio Divina Lumen Gentium Lumière et Vie Coll. Livre de Vie Masses ouvrières Presbyterorum Ordinis. Décret conciliaire Ministère et Vie des Pritres Nouvelle revue théologique Revue de Métaphysique et de Morale Recherches de science religieuse Coll. Unam Sanctam Supplément à la Vie spirituelle Vocabulaire de théologie biblique

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PRÉFACE

Condition chrétienne et service de l'homme. Un tel titre pour­rait paraître ambitieux. Il n'en est pas moins l'expression d'une urgence contemporaine : faire apparaltre le poids humain de l' exis­tence chrétienne.

Rémi Parent s'est essayé à ce difficile travail de réflexion théo­logique. Et c'est volontiers que j'accepte d'introduire cette étude, non seulement pour la présenter à la bienveillance des lecteurs, mais aussi pour leur dire comment j'en ai moi-mOme bénéfidé.

] e voudrais noter, tout d'abord, ce que j'ai retenu à la lecture de cet ouvrage, c'est-à-dire ce qui m'a paru le plus digne d'intérOt, tout en laissant à d'autres - et bien entendu à l'auteur lui-mOme - la liberté d'avoir d'autres appréciations, divergentes ou com­plémentaires.

Ce qui me parait à remarquer, avant toutes choses, c'est le point de départ adopté par Rémi Parent. Nous commençons par une étude, précise et concise, portant sur les rapports qui jouent entre le sacerdoce chrétien (entendez : baptismal) et le ministère du prOtre. Il s'agit là du fruit d'un travail beaucoup plus élaboré et rédigé antérieurement, pour la soutenance d'une thèse de théo­logie à la Faculté de Lyon : L'autorité ministérielle au scin du sacerdoce royal. Cette étude est toute centrée sur le décret de Vatican Il intitulé Ministère et vie des prêtres, dont la genèse est analysée en détail. Un tel point de départ pourrait surprendre. Et pourtant, il était normal de commencer par ce que l'on pourrait appeler une « opération de déblocage ». C'est ce à quoi s' em­ploie l'auteur, en restituant à l'ensemble des chrétiens leur stature d'hommes et de croyants. Pour ce faire, il fallait montrer que le Gondie Vatican Il avait ouvert une voie d'une importance capi­tale: il a - théoriquement, sinon pratiquement - rendu à l'en­semble du corps sacerdotal des chrétiens leur plcine responsabilité. Si jamais l'Esprit n'habitait pas le corps ecclésial et s'il fallait un

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12 CONDITION CHRÉTIENNE ET SERVICE DE L"HOMME

sacerdoce « médiateur» pour faire le relais entre le· Christ et son corps, c'en serait fini de l'unité de la vie chrétienne et de ses réelles possibilités dans le monde. Nous retrouvons ici la vieille querelle entre l'anthropologie et la théologie. Combat gigantesque où l'une tente de déuorer l'autre ou simplement d'ignorer l'autre. Si Dieu risque de nous faire oublier l'homme, la contrepartie vengeresse ne tarde pas à se manifester : c'est l'homme qui déclare Dieu inutile et gJnant pour l'accomplissement de l'homme. Rémi Parent a écrit son premier chapitre pour dénoncer les méfaits d'un dua­lisme irréductible. Il veut au contraire rendre à la condition chré­tienne sa vraie place : tout entière dans la foi, tout entière dans l'humain.

Alors, l'auteur peut se permettre d'élaborer les fondements d'une anthropologie chrétienne. Impossible de remplir pareille tiiche, en restant à la surface des choses. Il faut, en effet, pour y parvenir, confronter le discours de la foi et celui de la philo­sophie. je m'en voudrais de refaire ici la démarche de l'auteur, ne serait-ce qu'en résumé. Ce qui, à mon sens, fait le fond de sa recherche, c'est cette dialectique de la condition humaine, aussi vieille et aussi jeune que l'Evangile : « du monde » et « pas du monde» ; ou encore le fameux «être et ne pas être »J retrouvé ici, au cœur du croyant, pour affirmer que la vie chrétienne peut Jtre pleinement du monde sans s'y perdre. « Celui qui voudra sauver sa vie la perdra ! »

Pour tout dire, le chrétien est un itre sacramentel : pleinement dans le monde, comme tout homme; mais aussi pleinement réalisé dans une visée, un agir et un sens qui le font déboucher - par la griice d'une Source cachée - dans l'Jtre mime du Christ, un et plusieurs, singulier et universel. En lisant ces pages, je retrouvais l'inspiration fondamentale de la christologie, qui est aussi le secret de la condition chrétienne : dans le Christ, impossible de séparer ce que Dieu a uni, l'humanité et la divinité. Et, j'entendais retentir en moi les mots d'un poète, qui était en mime temps un philosophe, un théologien, mais surtout un homme libre, Charles Péguy:

«Car le surnaturel est lui-même chamel Et l'arbre de la grâce est raciné profond Et plonge dans le sol et cherche jusqu'au fond Et l'arbre de la race est lui-même éternel... Et l'arbre de la grâce et l'arbre de nature Ont lié leurs deux troncs de nœuds si solennels Ils ont tant confondu leurs destins fraternels Que c'est la même essence et la même stature»

(Charles Péguy, Eve)

PRÉFACE 13

* * *

Montrer l'enracinement de la condition chrétienne dans le ter­reau de l'existence humaine: propos ambitieux et toujours à repenser, toujours à récrire, toujours à approfondir. Propos que chacun est appelé à formuler, selon sa manière, selon sa vocation et selon son tempérament. Rémi Parent à-t-il réussi? C'est aux lecteurs à le dire. Ce que je crois, pour ma part, c'est qu'il faut du courage aujourd,hui pour reprendre, à de nouveaux frais, une semblable étude. L'auteur a eu cette audace. Pour itre équitable, il convient de bien situer ses intentions. Nous ne trouverons pas ici une confrontation entre les sciences humaines et l'anthropologie chrétienne ; nous sommes situés en deçà ou au-delà d~un tel pro­blème. Il s'agit, en effet, de tenir un discours positif, à partir de l' « homme dans le Christ >> ; autrement dit, ne pas attendre que les sciences humaines aient accordé leur « laissez-passer » anthro­pologique.

Pour autant, Rémi Parent ne nous présente pas une méditation théologique sur l'homme, à partir de la Révélation chrétienne, comme l'a fait récemment un Olivier Clément, par exemple. Notre auteur se lance courageusement dans une autre direction et il nous demande de le suivre : chercher les points de contacts ou mieux les points d'osmose entre l'anthropologie philosophique et l' anthro­pologie chrétienne. Nous pensons que nous pouvons tirer grand profit à le suivre dans cette démarche, à certaines conditions.

Il faut d'abord nous habituer au vocabulaire de l'auteur. Plus encore, faire n8tre sa problématique. Il ne sera pas difficile de découvrir certains mots clefs. Nous avons déjà noté l'importance du « sacerdoce » (chrétien) et du « corps » ecclésial. On décou­vrira aisément la place que tient le concept de « médiation » ou encore la tension féconde entre « unité>> et «pluralité». Sans ces instruments - on dirait encore : sans ces outils -, la recherche théologique risquerait d'Jtre approximative.

La seconde condition me paraît plus importante encore. Il faut - pour tirer profit de cet ouvrage - en accepter la thématisa/ion philosophique. Rémi Parent ne cache pas sa filiation intellectuelle. Il sait ce qu'il doit à ].Y. lolif, puis à S. Breton, sans parler de tous ceux dont il est, consciemment ou non, un disciple. Accepter la thématisa/ion philosophique d'un tel ouvrage, c'est donc se rendre disponible pour avoir l'intelligence d'une réalité : la fonc­tion de l'intelligence « abstractive » est proprement de permettre de lire à l'intérieur du réel. C'est ce réel que l'auteur nous propose

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14 CONDITION CHRÉTIENNE ET SERVICE DE L'HOMME

de déchiffrer avec des clefs qui nous permettront de nous ouvrir à un sens nouveau et à une cohérence nouvelle.

Peut-gtre dira-t-on qu'il s'agit là d'une œuvre de jeunesse ? Cela est vrai, sans doute, dans la mesure où l'auteur ne nous paraît pas encore détaché ou libéré de ses sources, de ses emprunts ou de ses références, qui d'ailleurs nous renvoient à une pensée multi­forme ou polyphonique. Mais nous aimerions surtout y voir une œuvre de jeunesse, parce que le christianisme est toujours jeune. ll m'a été donné de connaltre Rémi Parent, à Lyon où il faisait ses études, puis dans son propre pays. ]'ai compris que les mots sont, p·our lui, autre chose que des abstractions : ce sont des ins­truments qui élaborent une pensée à partir d'une conviction et d'une action. Cette jeunesse est le reflet d'une ardeur apostolique : la condition chrétienne serait inutile et inopérante, si eUe n'était un service de /!homme.

Je souhaite que le lecteur puisse se laisser gagner par cette ardeur contagieuse, qui l'aidera à ne jamais se contenter ni de l'humain trop humain, ni d'un christianisme déshumanisé.

Henri Denis Lyon, février 1973

INTRODUCTION

Le vécu chrétien cannait une période de réajustements qui n'ont pas tous la même radicalité et ne présentent pas la même urgence mais qui, tous, appellent l'élaboration d'une anthropologie chrétienne cohérente. La réforme liturgique, au départ, semblait n'être qu'un rajeunissement de rites dont la signification était de­venue voilée ; elle a été, progressivement, le lieu où s'est articulée une interrogation fondamentale sur le sens même de toute expres­sion symbolique de la foi. Les « communautés de base » pouvaient paraître, à certains, présenter les caractéristiques d'un phénomène de réaction, humainement fort compréhensible, contre une insti­tution dont le gigantisme et le légalisme tatillon ne rejoignaient plus les consciences personnelles et leurs engagements quotidiens ; voici que la question qu'elles posent s'universalise et qu'il faut peut-être, maintenant, redécouvrir le sens d'une appartenance ecclé­siale qui ne brime pas l'épanouissement de chaque liberté tout en révélant, à chacune, une dimension d'elle-même que seule elle ne saurait se dire. Les luttes humaines, qu'elles soient politiques ou autres, furent engagées par des chrétiens qui avaient compris que leur foi devait aussi les consacrer à la libération de l'homme, mais elles ont vite indiqué des rapports mal éclaircis entre transcen­dance et immanence, Eglise et politique, unité et pluralité, et une foule d'autres binômes qu'il est difficile de réconcilier sans choir dans la dichotomie ou l'homogénéité. Il serait trop long, et sans doute superflu, de faire le tour des problèmes auxquels la cons­cience croyante est aujourd'hui confrontée, mais les chances sont grandes que nous soyons sans cesse ramenés à une question tota­lisante : celle du sens humain de notre adhésion de foi au Christ ressuscité.

D'autre part (et il ne faut pas se le cacher), les remises en cause qui acculent la foi et l'Eglise à se redire ce qu'elles sont ne jaillissent pas d'une prise de conscience de croyants qui, par illu­mination subite, auraient saisi l'urgence d'un rajeunissement de leur foi. Le phénomène n'a pas sa seule source à l'intérieur de

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16 CONDITION CHRÉTIENNE ET SERVICE DE L'HOMME

l'Eglise, les chrétiens ne peuvent pas se l'approprier comme si la foi avait une existence telle que son jaillissement, ses tarissements aussi, trouvaient leur explication dans un monde qui serait parfai­tement autonome par rapport au monde de l'homme. Si le croyant perçoit des interrogations qui, hier encore, auraient paru étranges, c'est qu'il participe d'une humanité que le Seigneur continue de travailler mystérieusement mais dont les cohérences traditionnelles semblent éclater. Le chrétien est aussi un homme, et son chemi­nement connaît les aléas d'une humanité que sa situation historique lance dans la quête, parfois douloureuse, de ce qu'elle est. Et c'est plutôt ma conviction que les prophètes du renouveau chrétien, Jean XXIII par exemple, furent et sont des hommes attentifs aux appels de libertés qui aspirent à être libérées, et capabl,es de faire une lecture chrétienne de ces aspirations qui surgissent du fond de l'être humain.

L'habitat de l'homme, il y a peu de temps, avait l'air d'une demeure chaleureuse, solidement construite, rassemblant dans l'es­pace qu'elle avait longuement et patiemment défini une famille aux liens fortement noués. Etait-ce vraiment ainsi que vivaient les hommes ? Projetons-nous dans le passé notre rêve d'un lieu paisible dont nous serions aujourd'hui frustrés ? Cela est possible, probable, mais reste d'une importance relative. Ce qui importe, c'est que l'homme contemporain perçoive son monde comme un univers éclaté, et qu'il sente lui échapper des appuis qui soutenaient son existence. Il ne reconnaît plus les repères qu'il avait identifiés, ceux de la cellule familiale comme ceux qui réglaient les rapports entre nations. Mais cette expérience peut être bienheureuse si elle remet l'homme en face de son humanité et le force à reconnaître que celle-ci est son bien propre et sa responsabilité. Que le langage philosophique, par exemple, se soit parcellisé, nul n'osera le con­tester. Mais n'est-ce pas une chance que ces discours, multiples et si différents, manifestent enfin un goil.t de l'homme, une attention pour l'homme, qui nous sortent de considérations objectivantes qui hiérarchisaient les êtres mais, finalement, risquaient de perdre la liberté parmi les choses ? De Descartes aux philosophes du langage, en passant par Kant, l'homme est devenu la question philoso­phique dans le sens où ce n'est qu'à partir de lui qu'un discours devient possible. Une certaine «ontologie>> est morte ; il ne faudrait pas en être peiné si sa disparition laissait la place libre pour une parole de l'homme sur lui-même et sur le monde dont il doit prendre possession.

La mission du théologien, telle est du moins la perception que j'en ai, est d'élaborer un discours qui, fort de l'éternelle actualité

INTRODUCTION 17

du Christ ressuscité, affirme que le sens chrétien de la vie est tou jours contemporain d'un monde culturel en constante transfor­mation. On n'a pas fini de déplorer, à ce point de vue, le retard excessif que la théologie a pris sur les langages dans lesquels se disait l'homme nouveau. Si le présent travail peut (serait-ce d'une façon très pauvre et limitée) aider la théologie à rejoindre la réflexion d'aujourd'hui, il n'aura pas été écrit en vain. Est-ce orgueil de le souhaiter ? Son ambition serait la suivante : dégager les conditions de possibilité d'un engagement chrétien dans l'his­toire, tenter de voir en quoi la foi chrétienne, si elle est don, renvoie également le croyant à son humanité, essayer de dire comment la révélation du salut fonde une anthropologie qui consacre l'homme chrétien à la construction du monde.

On a pris l'habitude de considérer le théologien comme un homme perdu dans l'univers des principes ct jetant sur le bas monde du quotidien le regard hautain de celui qui possède déjà les réponses à toutes les questions. Et pourtant, comment parler de l'homme chrétien si on n'a la passion ni du Christ ni de l'homme ? La théologie devient passionnante le jour où, quittant les jeux d'une acrobatie intellectuelle assez facile, elle commence de percevoir comment le pari pour le Christ est aussi un pari pour l'homme, comment l'espérance chrétienne n'est pas étrangère aux espoirs humains et conunent le travail de réflexion est peut-être une façon de travailler à libérer l'homme.

Il ne sera pas inutile de dégager les articulations qui font l'unité de ce volume. L'acte théologique part de la foi vécue, accepte le détour par l'abstraction, et revient à la vie fort d'une compré­hension plus critique. Tel est le trajet que j'ai voulu parcourir et qui laisse soupçonner que les différents chapitres traduisent un mouvement dont chaque moment n'est pas au même niveau d'abstraction que les autres. Certes, le langage est toujours abstrait puisque jamais il ne réussit à dire, en une parole pleine, le tout de ce qui est vécu. Mais il ne joue pas constamment dans un même registre. D'où les trois temps de ma réflexion. Le premier (ch. I) essaie de saisir, aussi près de l'existence que possible, une problématique qui vienne du vécu. Le deuxième (ch. II, III et IV) se consacre à une analyse dont on ne peut pas faire l'économie pour peu que la foi ne condamne pas à des attitudes d'obscuran­tisme. Le troisième temps (ch. V) essaie de recomposer les élé­ments qui ont été analysés, tente d'unifier ce que le deuxième a dispersé. Mais il me faut revenir sur ces moments, ne serait-ce que pour souligner les limites à l'intérieur desquelles nous devons consentir à travailler.

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18 CONDr':riON CHRÉTIENNE ET SERVICE DE L'HOMME

Pourquoi le premier chapitre traite-t-il des relations qui jouent entre sacerdoce baptismal et sacrement du ministère, et pourquoi prend-il, comme champ d'investigation, un texte de Vatican II ? A la première question, j'aimerais répondre ceci : hors d'un pro­fond respect pour les modes selon lesquels la foi se vit et se dit à tel moment de l'histoire, l'entreprise du théologien est hasar­deuse, elle se voue à la stérilité et court vers un échec dont la mesure sera déterminée par l'excès des prétentions autonomistes de la raison. Même si on juge excessive l'attention que le << malaise sacerdotal » a polarisée, nul ne peut plus ignorer des questions qui persistent, qui ont des chances de ne pas être que superficielles, et qui forcent à repenser le sens du sacrement du ministère. Mais on verra qu'un tel impératif ne peut être rencontré indépendam­ment d'un effort de réflexion sur la vie chrétienne elle-même. En d'autres mots, plutôt que de poser «en général» les articulations d'une anthropologie chrétienne, j'ai préféré montrer comment un problème particulier (et d'une singulière actualité) débouchait sur ce questionnement fondamental. D'autre part, Vatican II constitue un lieu privilégié qu'il nous faut continuer d'explorer. Les textes conciliaires, entre autres avantages, reflètent ce que la pensée théo­logique a de plus universel. D'aucuns les jugeront dépassés ; si leur jugement s'appuie sur une étude sérieuse des documents, qu'ils s'épar­gnent la fastidieuse lecture du premier chapitre et n'en retiennent que la conclusion. Mais en étudiant la genèse d'un court texte du Concile, on rejoint une théologie en devenir, on découvre com­ment la théologie du ministère est dépendante d'une anthropologie sous-jacente, et on perçoit à quel point la conception qu'on a du sacrement des ministres peut évoluer selon l'image qu'on se donne de l'homme chrétien.

Vatican II suggérera donc des pistes sur lesquelles il faut réso­lument nous engager. Mais pour dire, sur la vie chrétienne, des pa­roles qui auront quelque validité, le théologien est appelé à une autre humilité : il doit discerner, dans le vif de la réflexion contemporaine, ce qui est apte à servir de relais pour une meilleure compréhension de la foi située. Inévitable dépendance, que le théologien assume lucidement parce qu'elle lui permet de jeter sur la vie un regard plus critique. L'honnêteté intellectuelle, mais aussi une sincère gra­titude m'invitent à reconnaitre que les quatre derniers chapitres doivent énormément à la pensée, à l'amitié surtout, de J.-Y. Jolif. J'ai effectivement opté pour une certaine anthropologie philoso­phique, en pensant qu'elle pouvait aider à formuler un discours cohérent sur la vie chrétienne. Devant l'actuel morcellement du langage, la tentation est grande de ne plus parler puisque, en toute hypothèse, la parole sera partielle et partiale. Mais peut-être faut-il

INTRODUCTION 19

retrouver l'humilité tenace qui refuse la démission prématurée et s'engage à se remettre sans cesse devant de nouveaux défis. Le chrétien, je le dirai suffisamment, est et restera tou jours tendu vers l'avant. C'est en cela qu'il est un être d'espérance, et on voit mal pourquoi le théologien n'aurait pas mission, lui aussi, de préparer ce qui vient.

11 me reste à remercier tous ceux qui ont appuyé mes efforts. La liste serait longue, mais on me permettra de donner une place privilégiée aux professeurs de théologie des facultés catholiques de Lyon, et plus particulièrement à monsieur Henri Denis dont l'at­tention soutenue et amicale m'a permis de mener à terme cet ouvrage. Quant à tous les autres, ils sauront, en lisant ces lignes, que leurs visages sont en moi et que leur amitié me voue à une fidélité reconnaissante.

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CHAPITRE PREMIER

, UNE PROBLEMATIQUE:

SACERDOCE ET MINISTÈRE

Nombreux sont les commentateurs qui se réjouissent de ce que Vatican II a enfin remis à tous les baptisés la dignité sacerdotale qui est la leur. Le sacerdoce n'est pas le privilège d'une c.aste parti­culière ; il appartient en propre à tous ceux que le Christ introduit à l'amour dU Père. L'activité sacerdotale n'est pas confinée à certains moments de la vie ecclésiale ; c'est toute l'existence des fils de Dieu qui doit être offerte en un sacrifice d'agréable odeur.

Le glissement opéré par le Concile ne pouvait cependant pas s'effectuer sans un profond bouleversement des modes selon lesquels on avait l'habitude de penser le sacrement du miniStère. Les Pères, en effet, ne pouvaient espérer reformuler le sens du ministère sans faire se lever, tel un horizon hors· duquel tout problème particulier est .in-signifiant, la question totalisante d'une anthropologie chré­tienne. Doit-on, pour autant, attendre d'eux une anthropologie nette, un système cohérent dont le théologien n'aurait qu'à re­cueillir les formulations déjà èritiques ? Une telle attente serait illusoire. Un document conciliaire est toujours le lieu focal de diverses problématiques, et il est vain d'y rechercher une orienta­tion puré de toute équivoque.

La date tardive de Ministère et Vie des PrDtres (décembre 1965) laisse supposer que ce décret a profité de tout le brassage théologique qui a animé le Concile. II a particulièrement tiré parti des discussions qui ont préparé Lumen Gentium, et il a fait avancer

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22 CONDITION CHRÉTIENNE ET SERVICE DE L'HOMME

la théologie du ministère qu'on avait alors élaborée. «II n'est donc pas exagéré de dire que la théologie de ce décret marque un progrès à l'égard des paragraphes de LG où la question n'avait point encore mûri. » ' Cette progression de la théologie apparait avec netteté dès lors qu'on étudie le deuxième paragraphe de Ministère et Vie des Prêtres, paragraphe intitulé Nature du Presbytéral. De toute évidence, c'est là que nous avons chance de trouver un exposé plus explicite de la théologie du décret.

Précisons donc bien notre champ d'exploration. Plutôt que d'inventorier tous les Décrets et Constitutions conciliaires, nous pré­férons nous pencher sur la genèse d'un texte limité (MVP 2). Car ce qui nous intéresse, et ce qui est révélateur au fond, c'est l'évolution des problématiques 2

• Un texte fini laisse dangereuse­ment froid, et on a peine à soupçonner la vie qui bouillonne sous le cahne un peu plat des formules. Nous devons essayer de revivre l'histoire théologique du paragraphe et nous couler dans le mou­vement qui a conduit à la rédaction définitive. Nous verrons peut­être que des courants de fond ont surgi, évitant les tourbillons et les remous insensés, pour entrainer la pensée ecclésiale selon un mouvement que l'esprit peut déceler. Tels sont les limites et le propos de l'analyse à laquelle nous allons nous livrer. La genèse de MVP 2 montrera à quel point le visage du ministère peut chan­ger selon l'image qu'on se donne de l'homme-chrétien. Elle per­mettra, également, de mieux jauger les impasses qui se sont nouées et dénouées en cours de rédaction et qui, trop souvent, continuent de bloquer notre réflexion. Elle préparera surtout une évaluation plus lucide de la formulation définitive et précisera les grands axes selon lesquels doit s'élaborer une anthropologie chrétienne.

1. R. LAURENTIN, Bilan du Concile. Vatican Il, Seuil (LV 71·72), 1969. p. 110. En sorte qu'il est difficile de classer parmi les « déclarations bâclées à la dernière minute» (J. DURANDEAUX, Esprit 10, oct, 1967, p. 556) un document comme Ministère et Vie des Prêtf'es. «Plus on relit ce document, et plus on s'aperçoit que chaque formule en a été soigneusement choisie et correspond à des intentions précises. Cela n'a rien d'étonnant, quand on se souvient des multiples rédactions et du travail qu'a dû fournir la Commission responsable, dans les der· nières_ semai"nes, pour exall).iner les quelque IQ,OOO 'f(lodi proposés par les Pères du Concile» (R. CRESPIN, Le prêtre dans le peuple de Dieu .re/on Vatiçan II, LCMF 6, nov.·déc. 1967, p. 5). ~ .

2. Une attitude d'accueil attentif doit éviter de réduire les textes à n'être que la justification de ses propres préjugés. Certains développements paraîtrotit courts, et ce sera (au moins en. partie) dû à notre volonté de ne pas introduire deS corisidérations 'étran.ières aux mouVements de la rédaction. C'C:St un même souci. de respect qui justifie le recours fréquent aux artisans et commentateurs de Ministère et Vie 4e~ Prêtres.

r UNE PROBLÉMATIQUE : SACERDOCE ET MINISTÈRE 23

Les trois premières étapes de la rédaction de MVP n:étant pas suffisamment élaborées, nous retiendrons les quatre derruers docu­ments qui répondent aux sigles suivants :

Doc. IV: De Ministerio et Vita Presbyterorum (nov. 1964) Doc. V : De Ministerio·- et Vita Pretbyterorum. Textus reco­

gnitus (oct. 1965) Doc. VI : De Ministerio et Vita Presbyterorum. Textus emen­

datus (nov. 1965) MVP De Presbyterorum Ministerio et Vita (déc. 1965)

Afin d'aider le lecteur dans ce travail d'analyse, nous donnons ici un tableau synoptique qui rend compte de la genèse de notre paragraphe ' : · ·

3. Ce tableau èst emprunté à R. WASSELYNCK, Les ir~ires. ~laboraiiotÎ_ d,j Déçret de Vatüan II. Histoire et genèse des textes çonâ/iaires, Desclée, 1968, pp. 20-27. On trouvera, dans ce livre très précieux, une présentation synoptique complète des différentes rédactions de Ministère et Vie des Prêtres. Notons,. enfin, que les passages en caractères gras indiquent les modifications rédactionnelles.

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24 CONDmON CHRÉTIENNE ET SERVICE -DE L'HOMME UNE PROBLÉMATIQUE ; SACERDOCE ET MINISTÈRE 25

SYNOPS DE MVP 2

n• 2. Nature du presbytéral

Doc. IV. Novembre I964

no 1. Nature du presbytéral.

n faut dire que l'Église appelée arche de salut pax les Pères, sur la base de l'Écriture (1 Pet. 3, 18-21) est envoyée pax le Christ comme le Christ est envoyé pax le Père. Elle est conduite et gouvernée par l'Es­prit-Saint que le Christ a répaudu en elle. Tous les fidèles sont rendus participants de son sacerdoce saint et royal pour offrir des hosties spi­rituelles qui puissent, par Jésus­Christ, être agréées par Dieu, et pour annoncer les vertus de Celui qui les a appelés des ténèbres à son admirable lumière. En elle, il n'y a donc aucun membre qui n'ait sa part daus la mission du Corps tout entier, mais chacun doit sanctifier Jésus dans son cœur et rendre té­moignage à Jésus par l'esprit de prophétie. Toutefois, pour accom­plir cette mission, les fidèles ne peuvent exercer aucun pouvoir pro­prement dit du Christ-Tête de son Corps qui est l'Église ; ils sont seu­lement marqués par la consécration pax laquelle, daus les sacrements de l'initiation chrétienne, ils ont été comblés de l'honneur rnyal, sacer­dotal et prophétique.

C'est pourquoi le Christ a inau­guré en sa personne, c'est-à-dire dans le Temple de ·son Corps, .un Sacerdoce nouveau et le nouveau çulte des vrais adorateurs qui ado­rent Je Père en esprit et en vérité.

Doc. V. Octobre I965

no 1. Nature et condition du pres­bytérat.

Le Christ Seigneur, pour faire paître le Peuple de Dil'il et l'ac-­croitre toujours, a institué dans son Église des ministres, dotés d'un pouvoir sacré, qui soient au service de leurs frères, en exerçant la puis-

n• 2. Nature du presbytéral

Doc. VI. Novembre I965

no 2. Nature du presbytéral.

Le Seigneur Jésus, « que le Père a sanctifié et envoyé dans le mon· de •, fait participer tout son Corps mystique à l'onction qu'il a reçue : en lui, tous les chrétiens deviennent un sacerdoce saint et royal, offrant des sacrifices spirituels à Dieu pax Jésus-Christ, et proclament les hauts-faits de Celui qui les a ap­pelés des ténèbres à son admirable lumière. n n'y a donc aucun mem­bre qui n'ait sa part dans la mission du Corps tout entier ; chacun d'eux doit sanctifier Jésus dans son cœur et rendre témoignage à Jésus par l'esprit de prophétie.

Mais le même Seigneur, voulaut faire des chrétiens un seul corps où « tous les membres n'ont pas la même fonction •, a établi parmi eux des ministres qui, dans la com­munauté des chrétiens seraient in·

Doc. VIl. Décembre I965

n° 2. Natore du presbytérat.

Le Seigneur Jésus, < que le Père a sanctifié et envoyé dans le mon­de », fait participer tout son Corps mystique à l'onction de l'Esprit qu'il a reçue : en lui, tous les chrétiens deviennent un sacerdoce saint d royal, offrent des sacrifices spiri­toels à Dieu pax Jésus-Christ et proclament les hauts-faits de CelUi qui les a appelés des ténèbres à son admirable lumière. n n':Y a donc aucun membre qui n'ait sa part dans la mission du Corps tout en­tier ; chacun d'eux doit san~ifier Jésus dans son cœur et rendre té.; moignage à Jésus par l'esprit de prophétie.

Mais le même Seigneur; voulant faire des- chrétiens un seul Corps, où « tous les membres n'ont pas la même fonction », a établi parmi eux des ministres qui, dans ta· com­munauté. des chrétiens, seraient in~

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26 CONDITION CHRÉTIENNE ET SERVICE DE L'HOMME

Doc. IV. Novembre 1964

Mais lorsque par son ascension il fut enlevé à leurs yeux, notre Pon­tife, assis invisiblement à la droite du Père, voulut cependant exercer visiblement son sacerdoce éternel dans l'Église de la terre, et rendre manifeste sa propre action. C'est pourquoi il se consacre de façon particulière, par l'onction de l'Es­prit, certains fidèles, qu'il prend parmi les hommes, pour qu'ils ren­dent présent dans son Corps le Sa­cerdoce de sa Tête par le ministère de l'épiscopat et du presbytéral, et qu'ils agissent en son propre nom. Le culte chrétien est donc exercé dans l'Église non seulement par le fait que chacun s'offre individuelle­ment en hostie vivante, mais par le fait que l'Église par ses prêtres (sacerdotes) offre visiblement le sa­crifice même où, de manière non sanglante et sacramentelle, est ren­du présent Je Sacrifice sanglant du Christ accompli une seule fois sur la Croix et où son mémorial de­meure jusqu'à la fin du monde.

Ainsi la fonction non seulement de l'épiscopat mais aussi du presby­terium (sic) à son rang, participe à l'autorité par laquelle le Christ cons-­truit lui-même son propre Corps, le sanctifie et le gouverne, et qui ne peut être ramené au sacerdoce des fidèles, aussi sublime qu'il soit. C'est pourquoi Je sacerdoce du pres~ byterium réclame une initiation sa~ cramentelle particulière. Cette ini~ tiation,- en tant qu'elle est une in­corporation à la mission épiscopale, peut être décrite comme une par­ticipation spéciale a,u sacerdoce du Christ. De même en effet, qu'en vertu de leur consécration, les évê-

Doc. V. Octobre 1965

sance (virtus) de son sacerdoce éter­nel et en manifestant sa propre action salvifique. Ayant envoyé les apôtres, comme· lui~même avait été envoyé par le Père, il a fait parti­ciper à sa consécration et à sa mission, par les apôtres eux-mêmes, leurs successeurs, c'est-à-dire les é­vêques. Ensuite, les évêques ont légitimement transmis aux prêtres la charge de leur ministère, à un degré ponrtant subordonné, pour qu'ils soient les collaborateurs de l'Ordre épiscopal dans l'accomplis­sement exact de la m.i._s.,ion aposto­lique confiée à eux par le Christ. Bien qu'ils n'aient pas le sommet du pontificat et qu'ils dépendent des évêques dans l'exercice de leur mission, les prêtres leur sont donc unis par l'honneur do sacerdoce, et, par le sacrement de l'Ordre, ils sont consacrés, comme vrais prê­tres de la Nouvelle Alliance, à l'image du Christ, Grand Prêtre éternel, pour prêcher l'Évangile, paître les fidèles et célébrer Je culte divin.

Ainsi la fonction non seulement de J'épiscopat mais aussi du pres­bytéral participe, dans son Ordre, à J'autorité par laquelle Je Christ lui-même construit, sanctifie et gou­verne son Corps. C'est pourquoi il est ordonné au sacerdoce des fidè­les, où tous offrent spiritueUement à Dieu le sacrifice de toute leur vie uni au sacrifice de l'unique Média­teur, mais auquel il ne peut être ramené, aussi sublime qu'il soit. En effet le sacerdoce du prêtre n'est pas fondé seulement sur les sacre­ments de l'initiation elu-étienne mais il réclame une initiation sacramen­telle particulière, par laquelle le

UNE PROBLÉMATIQUE : SACERDOCE ET MINISTÈRE 27

Doc. VI. Novembre I965

vestis d'un pouvoir sacré et y exer­ceraient pnbtiqnement pour les hommes la fonction sacerdotale. C'est ainsi que le Christ a envoyé les apôtres comme lui-même avait été envoyé par Je Père ; puis, par les apôtres eux-mêmes, il a fait par­ticiper à sa consécration et à sa mission les évêques, leurs succes­seurs ; et les évêques ont transmis leur fonction ministérielle, à un degré subordonné, aux prêtres, de manière légitime : ceux-ci sont donc dans J'Ordre du presbytéral, pour être les collaborateurs de J'Ordre épiscopal et lui permettre d'accom­plir comme il le doit la mission apostolique confiée par Je Christ.

La fonction du presbytéral par­ticipe, dans son Ordre à J'autorité par laquelle le Christ lui-même construit, sanctifie et gouverne son Corps. C'est pourquoi Je sacerdoce des prêtres, fondé certes sur les sacrements de l'initiation chrétien~ ne, est cependant conféré au moyen d'un sacrement particulier qui, par Fonction du Saint-Esprit leur donne un caractère spécial, et les configure ainsi au Christ-Prêtre pour les ren­dre capables d'agir au nom du Christ-Tête en personne.

Doc. VII. Décembre 1965

vestis par l'Ordre du pouvoir sacré d'olfrir le Saerifice et de remetfte les péchés, et y exerceraient publi­quement pour les hommes au nom du Christ la fonction sacerdotale. C'est ainsi que Je Christ a envoyé les apôtres comme lui-même avait été envoyé par le Père ; puis, par les apôtres eux-mêmes, il a fait par­ticiper à sa consécration et à sa mission les évêques, leurs sucees~ seurs, dont la fonction ministérielle a été transmise aux prêtres à un degré subordonné : ceux-ci sont donc établis dans J'Ordre du pres­bytéral pour être les collaborateurs de J'Ordre épiscopal et lui permet­tre d'accomplir comme ille doit la mission apostolique confiée par le Christ.

La fonction des prêtres, en tant qn'elle est unie à l'Ordre épiscopal, participe à l'autorité par laquelle le Christ lui-même construit, sanc~ tifie et gouverne son Corps. C'est pourquoi Je sacerdoce des prêtres, s'il suppose les sacrements de l'ini­tiation chrétienne, est cependant conféré au moyen d'un sacrement particulier qui, par l'onction du Saint-Esprit, les marque du carac­tère spécial, et les configure ainsi au Christ-Prêtre pour les rendre capables d'agir au nom du Christ­Tête en personne.

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28 CONDI'l'ION CHRÉTIENNE ET SERVICE DE L'HOMME

Doc. IV. Novembre 1964

que·s sont configurés sacramentelle­ment à la personn·e du Christ-Tête, les prêtres;, de manière identique quoique subordonnée~ sont consa­crés au même Christ-Tête, en tant qu'ils sont les collaborateurs de l'ordre épiscopal. Pour cette raison, de même que chez les évêques la plénitude doit être référée à la con­tinuation nécessaire de la mission sacerd?tale des apôtres, ainsi, chez les pretres, le sacerdoce ne peut être séparé de la mission aPosto­lique des évêques qui doit être ac­complie comme il convient.

De la sorte, le ministère de:s Prêtres comme toute l'action salvi­fique par laquelle s'accomplit la mission universelle de l'Église ici­bas sur terre, puise précisément sa force et sa puissance, comme d'une source inépuisable, du Sacrifice du Christ qui est célébré par leurs mains dans l'Eucharistie, et en Lui, tend à ce que, dans la célébration du Sacrifice de la Nouvelle et Éter­nelle Alliance, « la Cité rachetée tout entière, c'est-à-dire la société des Saints, soit offerte à Dieu, corn~ me un sacrifice universel par le Grand Prêtre qui est allé jusqu'à s'offrir .:pour nous dans sa Passion, pour farre de nous le corps d'une si grande Tête ».

Doc. V. Octobré 196$

prêtre est configuré de façon spé­ciale au Christ-Prêtre, de telle mac nière que, devenu participant de la mission épiscopale, il a capacité d'agir au nom du Christ Tête, Doc­teur, Pontife et Chef.

De la sorte, le ministère des Prêtres, comme toute l'action sal­vifique par laquelle s'accomplit la mission universelle de l'Église iciw bas sur terre, puise précisément sa force et sa puissance, comme d'une source inépuisable, du Sacrifice du Christ qui est célébré par leurs mains dans l'Eucharistie et en Lui tend à ce que, dans la 'célébratio~ du Sacrifice de la Nouvelle et Éter­nelle Alliance, « la Cité rachetée tout entière, c'est~à-dire la société et l'assemblée des saints soit o:lfer-, . . te a D1eu, comme un sacrifice uniw verse! par le Grand Prêtre qui est allé jusqu'à s'offrir pour nous dans sa Passion,- pour faire de nous le corps d'une si graùde Tête».

UNI!,. !'Jl.OBLÉM~TIQUE SACERDOCE ET MINISTÈRE 29

Doc. VI. Novembre 1965

Participant, pour leur part, à la fonction des apôtres, les prêtres re­çoivent de Dieu la 21'âce qui les fait ministres du Christ Jésus au­près des nations, assurant le sacer .. doce de l'Évangile, pour que les nations deviennent une offrande agréable, sanctifiée par l'Esprit­Saint. En effet, l'annonce aposto­lique de l'Évangile convoque et rassemble le Peuple de Dien afin que tous les membres de ee peuple, étant sanctifiés par l'Esprit-Saint, s'offrent eux-mêmes en « victime vivante, sainte, agréable à Dieu ». Mais les prêtres peuvent unir Je sacrifiee spirituel des chrétiens au sacrifice du Christ, unique Média· teur, qui dans J'Eucharistie est cé-­lébré par leurs mains, de manière non sanglante et sacramentelle, jus-­qu'à ce que vienne Je Seigneur lui­même. Commençant par l'annonce de l'Évangile leur ministère tire sa force et sa puissance du sacrifice du Christ et il aboutit à ce que « la Cité rachetée tout entière, c'est-à­dire la société et l'assemblée des saints, soit offerte à Dieu comme un sacrifice universel par le Grand Prêtre qui est allé jusqu'à s'offrir pour nous dans sa Passion, pour faire de nous le Corps d'une si grande Tête ».

Ainsi doue, la fin que les prêtres poursuivent dans leur ministère et dans leur vie, c'est de rendre gloire à Dieu le Père dans le Christ. Et cette gloire, c'est l'aeeueil, cons-­cient, Hbre et reconnaissant, des hommes à l'œuvre de Dieu aeeom·

Doc. VIl. Décembre 1965

Participant, pour leur part, à la fonction des apôtres, les prêtres reçoivent de Dieu la grâce qui les fait ministres du Christ Jésus auprès des nations, assurant le service sacré de l'Évangile, pour que les nations deviennent une offrande agréable, sanctifiée par l'Esprit-Saint (Rom. 15, 16 grec). En effet, l'an­nonce apostolique de l'Évangile convoque et rassemble le Peuple de Dieu afin que tous les membres de ce peuple, étant sanctifiés par l'Esprit-Saint, s'offrent eux-mêmes en « victime vivante, sainte, agréa­ble à Dieu ». Mais c'est par le ministère des prêtres que se consom­me le sacrifice spirituel des chré-­tiens, en union avec le sacrifice du Christ, unique Médiateur, offert au nom de toute l'Église dans l'Eucha­ristie par les mains des prêtres, de manière non sanglante et sacramen­telle, jusqu'à ce que vienne le Sei­gneur lui-même. C'est à cela que tend leur ministère, c'est là qu'il trouve son accomplissement : com­mençant par l'annonce de l'Évan­gile, il tire sa force et sa puissance du sacrifice du Christ et il tend à ce que « la Cité rachetée tout entière, c'est-à~dire la société et l'assemblée des saints, soit offerte à Dieu com­me un sacrifice universel par le Grand Prêtre qui est allé jusqu'à s'offrir pour nous dans sa Passion, pour faire de nous le Corps dime si grande Tête ».

Ainsi donc, la fin que les prêtres poursuivent dans leur ministère et dans leur vie, c'est de rendre gloire à Dieu le Père dans le Christ. Et cette gloire, c'est l'accueil, cons­cient, libre et reconnaissant, des hommes à l'œuvre de Dieu accom-

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30 CONDITION CHRÉTIENNE ET SERVICE DE L"HO:MME

Doc. VI. Novembre 1964 Doc. V. Octobre 1965

UNE PROBLÉMATIQUE : SACERDOCE ET MINISTÈRE 31

Doc. VI. Novembre 1965

pUe dans le Christ. Ainsi, dans les temps de prière et d'adoration, comme dans l'annonce de la Parole, dans l'administration des sacrements comme dans les différents minis .. tères exercés an service des hom­mes, les prêtres contribuent à faire grandir la gloire de Dieu et à pro· mouvoir la vie des hommes.

Doc. VII. Décembre 1965

plie dans le Christ ; c'est le rayon• nement de cette œuvre à fravers toute leur vie. Ainsi, dans les temps de prière et d'adoration comme dans l'annonce de la Parole, dans l'offrande du sacrlfice eucharistique et l'administration des autres sacre­ments comme dans les différents ministères exercés au service des hommes, les prêtres contribuent à la fois à faire grandir la gloire de Dieu et à faire avancer les hommes dans la vie divine. Tout cela dé­coule de la Pâque du Christ, tout cela s'achèvera dans le retour glo­rieux du Seigneur, quand D remet· Ira la royauté à Dieu le Père.

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32 CONDITION CHRÉTIENNE ET SERVICE DE L-'HOMME

1. Une Église visible qui a encore besoin de médiateurs (Doc. IV)

Il est déjà significatif de découvrir 1""'. fondements christologi­ques que !e Doc. IV donne à l'institution du sacerdoce ministériel. En effet, Il braque notre attention sur Je Christ ressuscité et « assis ÎI_>visiblement à ~ droite du Père». Une liturgie se déroule dans Je ~Iel, dont le Chns~ est Je « Pontife>> ; là s'exerce son « Sacerdoce ete~.el » et, s~ continue pou~ tou jours 1~ sacrifice qu'il rend au Père. Et s Il est eVIdent que 1 actiOn du Chnst se poursuit en faveur des homn;es et P~?r « !'Eg_lise de la terre», il n'empêche que l'insistance est mLSe sur 1 mfime distance séparant le monde du ciel du monde ~e la terre .. Bie? sûr, ~e C}'rist dem~ure Tête de c~ corps qu'il con­ti~ue .. de f~r.e_ v:vre g~~ce. ~ son Sac~~ce << accomph une seule fois ». L Irreducti~Iiite de Ju:;v;sible au VISible n'en est pas abolie pour aut~nt, pmsqt;e le rmmstère naîtra justement d'une volonté du C~nst « enl_e~e par son Ascension aux yeux des fidèles >> pour que « s ~erce VISiblement so? Sacerdoce éternel», et que soit «rendue mamfes.te ~a propre actiOn>>. Le Christ qui veut le ministère est un Chnst elozgne de son Eglise.

Entre le Christ remonté au ciel et son Eglise de la terre se c~eu~e donc un fossé infranchissable, une distance qui ne peut être redmte que par une volonté expresse du Seigneur ressuscité. L'abîme q~i sépare le visi~le et l'in':_isible, aussi mince qu'on puisse l'ima­gi,ner, rest.e un a~Ime et opere une rupture. L'œuvre salvifique de J::s~s-,Chru;t aurait-e~le échoué ? Aurait-elle négligé un aspect des rea.htes qu :Ile voul~It pourtant sanctifier ? En fait, «un tel sépa­r~t;sme r~;1e~t. prahque~ent à opérer une coupure entre l'Eglise VISible et 1 mvLS!ble, donc a poser l'existence de deux Eglises•» Cette même dichotomie affecte les rapports entre le sacerdoce de ]~ Tête et les fidèles qui devraient en être bénéficiaires : autant le Christ céleste est éloigné de l'Eglise terrestre, autant «le sacerdoce de la T~te >> éch~ppe à l'activité de ses fidèles. Il est donc aisé de dé­vmler I,e ra~sonn~ment qui est sous-jacent, puisqu'on y reconnaît une the?log1~ qu1 nous a marqués jusqu'à des temps assez récents. Le sac!"fice eternel du Christ, auquel sont incorporés les sacrifices d_e~ fideles, _demeure. une réalité que ne saurait porter le monde du v~1ble. Ma~s le Chnst ve~t « rendre manifeste sa propre action » ; c est pour les hommes qu il est offrande éternelle au Père, et il faut

4. MGR PHILIPS, L'Église et son mystère au IIe Concile du Vatican Des· clée, t. 1, 1967, p. 115. •

UNE PROBLÉMATIQUE : SACERDOCE ET MINISTÈRE 33

qu'ils pnissent le percevoir selon le mode qni est le leur. Il y aura donc, dans l'Eglise, une actuation visible du sacrifice qui est éter­nisé en Jésus-Christ, une actuation autre que celle, intérieure et invisible, réalisée par les membres du sacerdoce saint et royal. Ce qui entraîne, par voie de conséquence, l'institution d'un sacerdoce visible et externe ; il existe, en effet, un lien de nécessité entre sacri­fice et sacerdoce 5

• Telle sera la raison d'être des « sacerdotes » : ils ont pouvoir de rendre visible, à l'Eucharistie, le sacrifice du Christ'.

Ainsi réduite à son ossature, l'argumentation anthropologique parait sÏinpliste (et elle l'est peut-être). Elle n'en continue pas moins de vouloir survivre comme soubassement de certaines thé~ !agies du ministère. Menée jusqu'à ses conclusions, elle façonne une image des ministres qui est loin d'être complètement exor­cisée. Il est quatre impasses dans lesquelles elle se perd et qni continuent de menacer toute théologie qui voudrait penser le sacre­ment du ministère dans l'optique trop limitative d'un «pouvoir» ' :

a) La première impasse, c'est qu'elle entraîne, dans la définition du ministère, un exclusivisme du paze christologique : le sacerdoce baptismal n'a pas une portée pratique et décisive. A celui-ci est consacrée une part matériellement Îlnportante du paragraphe, mais les rédacteurs n'ont pas réussi à articuler sacerdoce baptismal et

5. Trente avait clairement affirmé ce lien. Cf. Denzinger 957. 6. Pour l'essentiel, le Doc. IV rejoint donc le raisonnement théologique

fondamental de Trente: « Cum igitur in Nova Testamento sanctum Eucharistiae sacrifidum visibile ex Domini institutione catholica Ecdesia acceperit, fateri oportet, in ea novwn esse visibile et externum sacerdotium, in quod vetus trans· latum est» (Denzinger 957, maintenant 1764). Cette parenté des approches appa­raît avec plus d'évidence si, nous permettant une légère anticipation, nous relevons cette remarque d'un commentateur de MVP : «Après un rappel doctrinal du Concile de Trente qui souligne le caractère public du ministère sacerdotal...» (J. FRISQUE, Histoire et commentaire, in Les Prêtres. Formation. Ministère et 11ie, Cerf (US 68), 1968, p. 145). Cette observation n'est pas correcte. Il est vrai que l'adverbe «publiee» est un terme clé dans le vocabulaire de MVP. Mais on ne peut en dire autant de Trente et du Doc. W: dans ces deux cas, c'est le « visi­biliter » qui est au centre de tout le raisonnement théologique. La différence est d'importance. Pour une étude comparative de Trente et de Vatican II, nous ren· voyons à l'excellente contribution de H. DENIS, De Trente à Vatican II, in Les Prêtres. Formation. Ministère et vie, pp. 193-232.

7. Ce qui ne veut pas dire que nous nions un pouvoir particuHer aux mi· nistres. La question qui est posée est celle du sens de ce pouvoir. « Il ne s' a:git pas, sous prétexte que le pouvoir de « consacrer » définit le sacerdoce depuis la scolastique, d'en faire abstraction. Il s'agit de découvrir la significatiotz du pouvoir ministériel de faire le sacrement» (R. DmlER, in Le ministère sarerdotal. Un dossier théologique, Profac, Lyon, 1970, p. 13).

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34 CONDITION CHRÉTIENNE ET SERVICE DE L'HOMME

ministèrë sacerdotal 8 • Le ministère est bien ordonné 'à l'Eglise que forment tous les baptisés. Mais sa finalité essentielle est de combler un fossé, de franchir une distance qui persiste entre le visible et l'invisible. Tout est donc conçu en termes de capacité et d'habili­tation, ce qui reporte nécessairement le regard vers le Christ qui peut seul prendre l'initiative et accorder le pouvoir nécessaire. Cette attitude pourrait être légitime, mais ne devient-elle pas dangereuse quand elle se fait exclusive ? Elle invite, en effet, à reprendre une méthode déductive qui se prétend justifiée de passer directement de ~a volonté du Christ ressuscité à la définition d'un ministère figé JUsque dans son mode le plus concret. De là à durcir le sacrement des' ministres en une caste sacerdotale, le glissement est facile. Et l'histoire nous prouve à l'évidence qu'il n'est pas aisé de résister à une chute aussi néfaste. Nos réserves ne sont donc pas que «théo­riques», elles trouvent des illustrations au niveau le plus près de l~exist~nce. Quel_ ministre, par exemple, pourrait encore souscrire sans réticence à la << théologie du séparé », qui relève d'une optique apparentée à celle que nous venons de décrire ? Comment, au­jourd'hui, ne pas apporter spontanément des correctifs à ces mots de Monsieur Tronson, un des champions de l'Ecole française : «Le clerc doit être aveugle par rapport à ce monde, n'en considé­rant point les beautés ni, les raretés ; il doit être sourd à ses nou" velles, fouler aux pieds toutes ses pompes, condamner tous ses arti­fices. Il faut donc nous regarder comme des personnes hors du monde, qui vivent dans le ciel, qui conversent avec les saints, qui sont dans un oubli, dans un dédain, dans un mépris et par une avers~on et une condamnation souveraine de tout le siècle 9 • »

b) ,La deuxième impasse, c'est qu'elle met en présence deux exer­cices parallèles du culte chrétien. D'une part, il y a ce sacrifice invisible çlans lequel <<chacun s'offre individuellement en hostie sainte ». Et de l'autre, <<le fait que l'Eglise par ses prêtres>> offre visiblement le sacrifice invisible du Christ. Qu'un chrétien pro­clame aussi. clairement ·que possible sa volonté d'assumer toute sa .:Vie par _fidélité-· à ses convictions de foi, ce· sacrifice ne saurait être un acte qui dirait visiblement aux hommes le salut opéré en Jésus­Christ. La visibilité du culte échappe au simple fidèle ; le sacer­doce et le sacrifice de celui-ci sont intérieurs et invisibles. Cette

8. En fait, le malaise des Pères ne fait que refléter les imprécisions de la théologie. Un seul regard sur les qualificatifs employés pour désigner l'une et l'autre participations au sacerdoce du Christ, .rend manifeste la difficulté qu'on éprouve à- préciser les relations de ce couple. Cf. PHiliPS, op. dt., pp. 146-149, qui relève ~ critique les terminologies suivantes : sacerdoce propre (ministériel) - figuré .(baptismal), réel- spirituel, extérieur- intérieur, sacramentel- non sacramen­tel, hiérarchique - des laïcs, plénier - incomplet, masculin ~ féminin.

9. In SALAÜN et E. MARcus, Qtl est-ce qu'un. Prêtre?;_ Seuil, 1965, p. 33.

UNE PROBLÉMATIQUE : SACERDOCE ET MINISTÈRE 35

réserve n'est-elle qu'une vue de l'esprit, ou l'entreprise de théolo­giens perdus dans leur abstraction ? Tous les ministres, au con­traire, font l'expérience frustrante de ce que nous voul~ns refuser ici. Et la théologie ne fait que rendre compte ~~ ce qm ~t eo:~é; rimenté. Qui ne s'est pas plaint de cette sorte d mcommun:cablli~e qui tient l'Eucharistie éloignée de la quotidienneté de la VIe chre­tienne ? Qui n'a pas souffert de ce cheminement parallèle d'un christianisme vécu au jour le jour et de sa célébration dans le sacri­fice de la messe ? Si la vie chrétienne est une réalité tout intérieure et cachée, que seuls les ministres peuvent rendre visible à l'Eucha­ristie comment les fidèles rencontreront-ils cette mission que· le schér:,a leur avait confiée : dire Jésus-Christ dans le monde ? On a donc tenté un certain rapprochement de ce que LG appelait les deux participations de l'unique sacerdoce du Christ ( LG lü), et, en cela, l'entreprise des Pères était originale. Tout compte fait, cependant, on voit mal comment la mission minist~rielle est inté­rieure à la mission qui est commune à tous les baptisés.

c) Une approche comme c;~le que préconise !e _Doc. IV finit, par faire du prNre un super-chretzen. Quand les mm1stres offrent 1 Eu: charistie c'est le Christ éternel qui pose, par eux, des actes qm rendent 'présent et visible son propre sacrifice. Puisqu'ils réconci­lient les irréconciliables, il faut que dans leur « être » ils soient transformés et rendus aptes à produire ce qui échappe aux <<simples baptisés». Aussi le schéma parle-t-il immédiatement de << consé­cration » thème qui est très proche de celui de « sainteté » ". Or dans la Nouvelle Economie, la consécration dans l'Esprit-Saint fait les chrétiens en les rendant participants de la sainteté de Dieu. La consécration particulière dont il est ici question est-elle à si­tuer sur le même plan ? L'histoire montre que la théologie n'a pas su lever cette ambiguïté : << Le sacerdoce ministériel étant le premier analoguéJ on a pu, d'une part, affirmer que le sac~r~oce des chrétiens était métaphysique et, d'autre part, que le rnrn1stre était uri super-chrétien. Deux outrances qui ont la même origi­ne. » u Le ministère prend donc une définition de grande den­sité <<ontologique». Les prêtres disposent, par consécration par­ticulière, d'un plus de sainteté qu'ils ont à déverser sur les simples fidèles. Et la spiritualité finit par admettre comme allant de soi des exagérations dont on ne peut que sourire. Nous sommes tentés de juger caricaturales certaines affirmations que le père Congar a pourtant puisées dans l'histoire : « Le prêtre est supérieur aux anges, semblable à Marie, puisqu'il a pour rille de donner Jésus, de le faire venir ; il est même plus puissant que Marie, puisqu'elle

10; Cf. J. DE VAULX,-art. Saint, VTB, col. 981-987. 11. R. DIDIER, in Le ministère sacerdotal. Un dossier théologique, p. 107.

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n'a enfanté Jésus qu'une fois, alors qu'il peut, lui, le faire veuir mille fois. » 12

d) Le Doc. IV, finalement, fait du prJtre un médiateur. II faut mener la critique la plus radicale contre une théologie qui ferait du prêtre un « autre » médiateur. EIIe fait intervenir des considé­rations qui sont proprement inacceptables en régime chrétien, car eiie suppose que même après le salut opéré en la personne du Christ, un fossé persiste entre les fidèles et leur Seigneur. L'entreprise salvi­figue aurait été insuffisante. Affirmer la nécessité d'une autre mé­diation, c'est raisonner d'une façon chosiste : on s'imagine les réa­lités du salut comme des choses. II y a d'un côté Jésus-Christ ressuscité, qu'on situe spatialement quelque part, même si on ne sait trop en quel endroit. Et, d'un autre côté, la foule des chré­tiens qu'on peut repérer dans l'histoire. Entre ces deux réalités, il faut bien poser un « pont », un entre-deux qui fera se rejoindre les deux rives. « En réalité, on n'est jamais en présence d'une mé­diation. Le rapport d'extériorité n'est jamais surmonté, puisqu'on s'est borné à introduire un troisième terme qui est lui-même exté­rieur aux deux premiers. Rechercher la médiation sur cette voie, c'est être renvoyé à une série indéfinie de termes intermédiaires qui ne sauraient pourtant combler l'ablme qu'on a d'abord creusé. Si Jésus est médiateur en ce sens-là, c'est-à-dire si tout en posant Jésus-Christ on maintient l'extériorité entre Dieu et l'humanité, il faut alors en effet faire intervenir une médiation de la Vierge, de saint Joseph, des sacrements, de la hiérarchie, etc., sans qu'on sorte jamais de l'extériorité. >>" Cette critique parait bien être fondamentale". EIIe rejoint peut-être ce qu'il y a de plus profond dans le malaise que les ministres ressentent aujourd'hui. En vou­lant faire d'eux des médiateurs de salut, on leur impose une tâche proprement insupportable. On leur a dit qu'ils étaient des ponts, chargés de donner Dieu au monde et de ramener les hommes à Dieu. Mais comment pourraient-ils ne pas constater que cette tâche, en plus de faire singulièrement ombrage à notre unique Seigneur, leur met sur les épaules des responsabilités qu'ils ne sauraient por­ter. Ils ne sont pas « plus près >> de Dieu que les autres baptisés ; ils ne sont pas « objectivement » plus saints que ceux dont ils sont les pasteurs. En même temps, ils perçoivent combien ils sont éloi-

12. Y. CONGAR, Le sacerdoce du Nouveau Testament, in Les Pr2tres. Forma­tion. Ministère et vie, p. 238.

13. J.~Y. ]OUF, in Le ministère sacerdotal. Un dossier théologique, pp. 219-220.

14. On comprend, dès lors, qu'il faut accepter avec les nuances nécessaires une affirmation comme celle-ci : « Le prêtre, c'est le Christ, dans sa fonction sacerdotale de sauveur du monde» (MGR ANCEL, Un nouveau type de prêtre, in La nouvelle image de fÉglise, Marne, 1967, p. 150).

UNE PROBLÉMATIQUE : SACERDOCE ET MINISTÈRE 37

gués de la vie concrète des fidèles. L'extériorité dont ';'OUS parlions n'est pas qu'une invention de l'imagination : eile crucifie des hom­mes qui sentent à quel point ils sont distants des deux pôles qu'ils devraient raccorder.

2. Un Peuple et ses Pasteurs (Doc. V)

L'argumentation du Doc. IV est cohérente dans la mesure où on accepte un préjugé anthropologique de base : l'infirmité du sacerdoce baptismal, son incapacité à dire visible~ent le salut. Dans cette perspective, point n'est besoin de longs raisonnements pour conclure à la nécessité d'intermédiaires, hommes dont les bras étendus assureront le raccord de la terre au ciel. Comment ces hommes n'en viendraient-ils pas, consciemment ou non, à se con­sidérer et à être perçus comme des chrétiens supérieurs, placés au-dessus des baptisés, fine pointe d'une Eglise qui grâce à eux dira enfin Jésus-Christ? On voit tout de suite se dresser le profil d'une Eglise pyramidale, si fortement et justement critiquée aujo~1rd'hui. Le Doc. V réussira-t-il à corriger cette vision et à situer différem­ment le sacrement du ministère ?

De nombreux Pères prirent conscience des insuffisances du Doc. IV et de la pauvreté d'une théologie incapable de rencontrer les exigences d'un renouveau du ministère. Un grief fréquemment formulé, c'est que le schéma semblait ignorer ce, que L<f .ay"!t déjà dit du ministère ". La Commission reconna1t la leg:~tmuté de cette requête, et elle précise, dans une note qui accompagne le Doc. V : « Le début est repris à la doctrine exprimée dans la Constitution De Ecclesia, pour ce qui concerne la rni;ssion des Evêques, mission à laqueiie coopèrent les prêtres : c'était le vœu de 48 Pères. » ' 6

Une première conséquence de ce retour à LG sera de ne plus tracer l'origine du ministère jusqu'au Christ glorifié, mais de le relier à un désir du Jésus de l'histoire. En effet, LG avait affirmé que le ministère est né d'une volonté manifestée par le Christ pen­dant sa mission terrestre : « Le Christ, que le Père a consacré et envoyé dans le monde, a, par les Apôtres, fait leurs successeurs, c'est-à-dire les évêques, participants de sa consécration et de sa mission» (LG 28). Le Doc. V retrouve les mêmes perspectives, et

15. «Ce texte ignore la Constitution De Eccle.ria, no 21. Il f.aut élaborer une doctrine neuve, ou rappeler le De EccleJia» (cf. R. WASSEI.YNCK, Fasc. Il, p. 46). Ou encore: «Le lien avec le De Eccleûa est trop faible» (ibidem).

16. Ibidem.

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retourne au Christ « envoyé par le Père » et confiant à ses Apôtres la mission de «faire paître le Peuple de Dieu et l'accroître tou· jours ».Le Christ ne veut plus, par le ministère, exercer visiblement son sacerdoce éternel ou joindre le visible et l'invisible. Il a plutôt la volonté d'assurer à son troupeau des pasteurs qui veillent sur lui et travaillent à son accroissement.

Pour dire l'Eglise, les rédacteurs l'appellent maintenant «Peu­ple de Dieu». Cette figure a une longue histoire". Déjà dans l'Ancien Testament, elle efface la distanciation qui pourrait être maintenue entre l'homme et Dieu. Cette composante apporte donc un correctif à l'anthropologie du Doc. IV : le Dieu des chrétiens n'est pas un Dieu qui est séparé d'eux. Du même coup est abolie la distance qui sépare et isole les hommes, et ils deviennent com­munauté. Qui plus est, c'est dans l'histoire même de ce peuple que se lira la prévenance de Dieu à la poursuite de l'homme perdu dans son péché. Par le peuple, en effet, se renoue le lien que le péché avait brisé, et «quiconque, par la circoncision, sera ·agrégé à cette communauté aura aussi part à ce lien » :ts. L'Alliance du Nouveau Testament réalise en plénitude la parole de l'Ecriture : «Je serai leur Dieu, et ils seront mon peuple» (2 Cor 6.16). Le mystère de la Pâque du Christ, en transformant l'humanité du Christ a aussi donné à Dieu un peuple nouveau, puisqu'elle a fait du Christ «l'aîné d'une multitude de frères» (Rom 8.29).

. Nous aurons l'occasion de redire qu'aucune image ne peut tra­durre le mystère de l'Eglise. Le substrat de l'image de « peuple » permet cependant l'émergence de deux dimensions qui sont ;rn­portantes en anthropologie chrétienne : l'Eglise est une multitude d'hommes que le Christ rassemble, et elle est une multitude en marche que le Christ accompagne". Peuple historique, c'est dans

17. Voir L. CERFAUX, La théologie de l'Église suivant saint Paul Cerf 1948, pp. 3·111 ; P. GRELOT, art. Peuple, VTB, col. 815-826. Sur l'em~loi d; cette image à Vaticall II, voir -V. WARNACH, I.:Église comme communion in La nouve/Je_ image de l'Église, pp. 55·65 j R. LAURENTIN, Bilan·du Concile Va;ican Il pp .. 51-61; O. SEMMELROTH, z:P.gli.r_e, nouveau peuple de Dieu, in Z:P.gli.re d; V atzcan Il, Cerf (US 51), 1966, pp. 395-409.

18. P. GREL'()T, art. Peuple, VTB, col. 816. Il faut privilégier un moment de la vie de ce peuple, c'est quand il .se retrouve comme communauté de culte. On le dé~igne ~ors par certains tenl,les. techniques: édah (communauté), miqra (convocation srunte), qahal (assemblée). C'est à l'aide du contenu de ces mots que se fixera le sens du mot grec ecc/èsia. « Sous l'angle des idées grecques le mOt ecclèsia acclimate, en terre grecque, l'idée que les chrétiens forment un p~ple,. ou une religion. qui vise à fonder une oikoménè religieuse» (L. CERF AUX, op. cit., p. 157). .

19. «Deux traits sont à .considérer dès qu'on appelle l'Église peuple de Dieu. Ce sont l'unité, le lien commun et même l'égalité essentielle au sein_ de la

UNE PROBLÉMATIQUE : SACERDOCE ET MINISTÈRE 39

son histoire que se manifeste l'Esprit qui a ressuscité Jésus et qui unit les chrétiens : « Le paradoxe- que nous avons déjà rencontré, dans l'Ancien Testament, entre la transcendance divine et la sécu­Iarité da11s laquelle cette action divine se manifeste, n'est nulle­ment dissous. Comme Peuple de Dieu, l'Eglise appartient à cette terre, tout en étant déjà la Jérusalem d'en haut. >> 20

Cependant, l'image du peuple a ses limites. Nous disions que les rédacteurs, par son introduction dans le Doc. V, voulaient opé­rer un retour à LG .. Mais pourquoi les Pères avaient-ils. réclamé qu'on introduise dans LG un chapitre sur le Peuple de Dieu? Parmi les raisons invoquées, le rapporteur mentionne celle-ci : « Envisagée en tant que Peuple de Dieu, l'Eglise est considérée plutôt dans son ensemble, et plus précisément, dans les points communs à tous les fidèles. >> " Ce qui était alors louable (on voulait montrer que la vie de tous dans le Christ est première par rapport à toute distinction subséquente) devient gênant dans le Doc. V. Car il s'agit, ici, de déterminer la raison d'être exacte de cette catégorie déterminée de fidèles que sont les mioistres. L'em­ploi exclusif de la figure du peuple ne pourra guère y aider. Par ailleurs, l'image « ne traduit, de soi, de la réalité ecclésiale, que ce qui, en elle, est commun à l'Ancienne et à la Nouvelle Disp<>­sition. Or, malgré la profonde continuité de propos, de promesses, et déjà de dons, la condition religieuse est assez ·différente avant ou après l'Incarnation et la Pentecôte. » 22 L'expression ne rend pas compte de l'originalité radicale de la venue de Dieu en Jésus­Christ. Elle nous révèle que le <<lien commun de ce peuple c'est l'union vitale à Dieu et son histoire est celle du Salut que Dieu destine aux hommes » " : elle laisse donc place pour la venue de Dieu dans ce peuple et dans son histoire, Mais le Fils étant venu, et n'étant pas venu pour rien, quels sont les.liens qu'il a tissés avec son peuple et qui en transforment nécessaîrement le visage ? En elle-même, l'image ne peut rendre compte de la complexité de ces liens.

Du moins devons-nous reconnaître au Doc. V le mérite de ne pas définir le ministère par ses seuls fondements christologiques.

communauté organisée- hiérarchiquement, puis le cachet que lui imprime l'histoire où elle est insérée par Jésus-Christ» (0. SEMMELROTH, art. cit., p. 403).

20. P. FRANsEN,- L' P.glise comme peuple de Dieu, in La nouve/le image· de l'Église," p. 115. · · " •. ·

21.· B. KLO:PPENBURG, Vote.I- et deYniers. ametzdement.r, in I:-Ég/i.re~-.44! Vatican 11, p. 124. Cette idée est développée par O. SEMMELROTH, art. cit., pp~ 406-407.

22. Y. CoNGAR, Sainte Église, Cerf (US 41), 1964, p. 25. 23. 0. SEMMELROTH, art. cit., p. 406.

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Il obéit déjà à la volonté (qui se précisera dans les rédactions sui­vantes) de fixer le regard au cœur des relations Christ-fidèles 24

Une expression, empruntée à la Bible elle aussi donne les trai~ généraux du , ministère : les prêtres sont les « p,;_,teurs » du peu­ple .. « La metaphore du berger menant son troupeau exprime admrrablement deux aspects apparemment contraires et souvent séparés, de l'autorité exercée sur les hommes. Le pasteur est à la f?1s ~n .chef ~~ un compag_non. » "' Les ministres sont des chefs, c est-~-'!-ïre q~.1ls ont pouvo~r sur le peuple. Effectivement, le Doc. V ,preCISe qu ils ~ont << dotes d'un pouvoir sacré » transmis pour ~u ils fassen~ « pmtre le troupeau, le Peuple de Dieu » et travaillent a son accrmsserr;ent;. A,insi donc, en un sens, les ministres précè­dent le peupl'.', 1~ s mser~nt dans le mouvement de la prévenance du C~nst qm mme touJ.o';'rs le premier. Comment s'exprime ce pouv01r par lequel les muustres servent la prévenance du Christ ? « En exerçant la puissance du sacerdoce du Christ et en manifes­tant sa propre action salvifique. » Mais on devine tout de suite que c_e «pouvoir» est d'un genre particulier. Car la force qui con­?';ue d'agir dans l'Eglise, c'est celle-là même du Christ. Nous re­JOignons le deuxième aspect de l'image du pasteur : les ministres sont des chefs-compagnons de ceux sur qui en un sens ils ont au!orité .. Comme tous les baptisés, ils sont r'récédés par le Christ qm soutient c~n~tam'?e?-t l'Eglise dans sa progression historique ••. Le Do;. V reJomt ams1 LG pour qui « cOJnprendre le sacerdoce d~ pretres c'est comprendre avant tout le domaine bienfaisant du Setgneur, dont l'Eglise ne peut, à aucun instant, se passer» 27•

. 2_4. Ce seul mouvement entraîne deux conclusions. En remontant au Jésus htstonque pout' Y trouver l'origine du service ministériel le schéma reconnaît la n~essité ~e définir ~e service en fonction de l'historici'té de l'Église. C'est un POl~t acqws, et dont d ne faut pas sous·estimer la portée. II est une deuxième con. clus10n que les dernières rédactions ne démentiront pas : le ministère est né d'une volon:é expresse de ~ésus. Que~le que soit notre façon d'interpréter cette «volonté», 1~ P.eres ont au .:nou]lS voulu mdiquer ceci: le ministère n'est pas jaillissement de 1 ~ghse tout .entiere sace.rd.otale. Le mouvement ne part j.amais de l'Église, et on ~e ~t cons1dérer le m1rustère comme un organe que l'~glise se donnerait pour 1 exercice d~ ~o~ sacerdoc~ royal. À élaborer sans discernement l'aspect « fonction­nel» du m1rustere,~ or; firut par le détruire comme prévenance nouvelle du Christ en faveur de son Eghse. On en voit une illustration dans la thèse sous bien des as~e:ts i~téressante et bénéfique, de LONG-HASSELMANS. La critiqu~ de cette thèse ~ éte. fatte par Y. CoNGAR, Un essai sur Je sacerdoce catholique. La thèse de labbe Long-Hasse~mans .. Texte et remarques critiques. RSR 25 (1951), pp. 187~ 199; 288-304. V01r ausst: Y. CoNGAR, Jalons pour une théologie du laicat Cetf (i.!S 23), 3• .édi~ion,. 1954, pp. 153·154, 222·223; B. Bom, z:o,dre d'ap;ès les prières d'ordtnatton, tn 'ttudes s11r le sacrement de l'Ordre, Cerf, 1967, pp. :H-32.

25. C. LBSQUIVIT et X. LEON-DUFOUR, art, Pasteur. VTB, col. 764. 26. Le Doc. V nous le laisse clairement entendre en rempLaçant Je « sacer­

dotes » du Doc. IV par « ministri ». 27. G. MARTELET, Les idées ma/tresses de V aticatt II, DDB, 1966, p. 258.

UNE PROBLÉMATIQUE : SACERDOCE ET MINISTÈRE 41

Comparées à celles du Doc. IV, les orientations théologiques que nous découvrons ici paraissent très neuves. En cela, l'approfondis­sement de l'image du peuple de Dieu a certainement été bénéfique. Les ministres ne sont plus, au-dessus du peuple, des fidèles supé­rieurs aux autres. Au contraire, leur fonction les rend serviteurs non seulement du Christ mais aussi de leurs frères.

A cette description qui brosse les traits généraux du ministère, il faut donner un contenu plus précis. Le schéma ne pouvait échap­per à cette nécessité. Et pourtant, on ne peut manquer d'éprouver ici un malaise. Les ministres, dotés d'un pouvoir spécial, semblent avoir un rôle unique à l'intérieur de l'économie du salut : ils sont nécessaires pour que le peuple paisse et croisse. Ce rôle unique, toutefois, est assez mal explicité. Les ministres exercent d'abord «la puissance du sacerdoce du Christ>>. Et puisque l'Eglise n'a d'existence que dans la glorification de son Grand-Prêtre, cette affirmation ne saurait être mise en doute. Mais nous avons déjà dit que l'exercice du sacerdoce baptismal n'était compréhensible, lui aussi, que comme exercice de la puissance du Christ. Où est la spécificité du pastorat ? Deuxième point de repère : les ministres manifestent <<l'action salvifique du Christ>>. Mais tout acte d'aJnour de tout chrétien, ne pouvant être posé que grâce à et dans l'amour du Seigneur, est une manifestation de l'action salvifique du Christ.

Les ministres ont une fonction nécessaire et unique ; on voit mal en quoi elle consiste. Le Doc. V paye cher l'imprécision avec laquelle il a présenté les relations Christ-Eglise. Faute d'avoir tiré au clair ce qui fait l'originalité de l'anthropologie chrétienne, on ne peut donner du ministère, nécessairement déterminé par cette originalité, une image très nette. D'autre part, et nous l'avons dit plus haut, « peuple de Dieu » exprime la condition de tous ceux qui sont rassemblés par le Christ : «Le Peuple ne s'entend nulle­ment du troupeau des fidèles confiés aux pasteurs, mais de la com­munauté entière à laquelle appartiennent chefs et laïcs. >> 28 II n'est donc pas surprenant que le schéma, voulant préciser le contenu de la fonction ministérielle, propose des activités qui sont com­munes à tous les baptisés. Si le ministère se situe dans une éco• nomie du salut, il faudra dire avec précision de quelle façon les chrétiens, dans leur historicité même, révèlent les liens de grâce qui les soutiennent dans le Christ. L'expression «peuple de Dieu » paraît, sur ce point, particulièrement insuffisante.

28. MGR PHILIPS, L'~glise et son mystère, p. 129.

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3. Sacerdoce baptismal et service ministériel (MVP)

Le Doc. V respire plus largement que la rédaction précédente, il élargit la problématique et permet un éclatement de schèmes qui, par un trop graod souci de fidélité matérielle à Trente, gar­daient prisonnières la réflexion et la vie. Ses insuffisances sont évi­dentes, mais il faut lui savoir gré de ramener l'attention sur l'histo­ricité de l'Eglise et d'introduire, par là, des perspectives plus réa­listes sur la vie chrétienne et sur le ministère. La rédaction défi­nitive 29 poursuit la même problématique et fournit une articu­lation plus élaborée des composantes qui doivent structurer une aothropologie chrétienne. Le vocabulaire dont se sert MVP pour dire le sacrement du ministère introduit déjà à la complexité de la vie des baptisés, et c'est ce que nous allons d'abord tenter de vérifier.

a. Le ministère sacerdotal

Contrairement aux schémas préparatoires, le Décret élabore un double registre de vocabulaire et parle du ministère en termes de service et de pouvoir.

MVP propose un double décentrement qui fait que les mi­nistres sont essentiellement des serviteurs ". En affirmant que le Seigneur, en sa personne, a déjà tout réconcilié, MVP s'engage dans une logique qui le conduit à préciser que les ministres ne peuvent rien « ajouter» à l'œuvre du Christ. «Dieu par nature, assumant en sa chair la cause de l'humanité, et comblant en son être même la distance qui sépare Dieu de la créature pécheres­se»", Jésus-Christ est le prêtre unique de la Nouvelle Alliaoce. Les ministres agissent donc nomine Christi (2.2) et in persona

29. Nous ignorons volontairement le Doc. VI, sa théologie étant fondamen. talement 'la même que celle de la rédaction finale.

30. Il faut préciser que son vocabulaire est alors fortement fonctionnel. Pour désigner le sacerdoce baptismal, on disait « sacerdotium ». Aux prêtres est plutôt confiée une «fonction sacerdotale» (sacerdotale ojficium) que qualifie encore davantage le juridisme des autres termes employés : instituit, societate, potestate po/lerent, publiee, fungerentur. Notons surtout l'expression in nomine Christi qui, en théologie, est souvent opposée à in persona Christi, et « appru:aît dans un contexte théologique où le juridisme est très net» (B.-D. MAR.LIANGEAS, «In persona Christi», «In persona Ecc/esiae ». Note .rur les origines et le développement de l'usage de ces expressions dans la théologie la1ine, in La liturgie après Vatican II, Cerf (US 66), 1967, p. 287.

31. R. SAI.AÜN et E. MAB.cus, Qu'est-ce qtlun prêtre? p. 89.

UNE PROBLÉMATIQUE ! SACERDOCE ET MINISTÈRE 43

Christi (2.3). Par ailleurs, ils exercent leur fon<;tion nomin~ totius Ecclesiae ( 2.4). La primauté du s~c~r~o;e baptlsm";l ne dmt, donc pas être réduite à une sorte, d'a~tenont: chrono~og~que _o"'; a une quelconque préséance tout a fa1t honorifique. L humamte ressus; citée de Jésus-Christ accomplit tout le temps et tout l'esl?ace ; SI

les ministres n'ont pas à répéter la médiation du Sauveur, ~ n'ont pas non plus, en toute rigueur, ~ ~jouter 9.~elque chose qui, sans eux, ferait que la vie ne sauratt etre chretienne.

Le vocabulaire de MVP projette ainsi ut;e visiot; ~u minist~n; qui prend un relief plus marqué lorsque le Decret ~reci~e }": ~ali!e que doit poursuivre l'activité des ministres. Celle-ci a ete. mstituee pour une tâche unique et fondamentale : ut ( fideles) m unum coalescerent corpus (2.2), afin que les chr~tie~s croissen~ .d~ns l'unité d'un seul corps. Cette finalité suffit a situer le mmiSt~re comme service et fonction puisque les ministres, daos l'EgliSe, « exercent publiquement pour les hommes I_a .fon~tion sacerdotale » (2.2). Le quatrième alinéa est plus explicite, il_montre ~ue le service de l'unité sera double (<<l'annonce apostohqu~ de I_Evao­gile >> et « l'offraode de l'Eucharistie») rn~ 9ue tOUJOUrs Il s?"a service. Contrairement à ce que semble mdiquer la traduction française, en effet, ce n'est pas l'all?once des m~tres _qui « co~­voque et rassemble le peuple de Dieu ». On attnbuerait aux ~­nistres ce qui ne peut revenir qu'~_l'E~prit du C~rist. Le t':"te latin est sans équivoque : Per Evangeln enzm apostolzcum nuntzum con­vocatur et congregatur Populus Dei. Précision qui est co~fi~ée par la façon dont le décret dé~nit la ~o~ction que les ~~"':' remplissent daos l'offr~n~e de I_~uchanstie .. Le Do:. IV diSait . Presbyteri quidem sacrificzum spzrztuale fidelium comungere valent cum sacrificio Christi, ce qui, à la fois, .majorait le ,rôle des J?rêtres et minimisait l'unité du sacerdoce baptismal. Le ~~cret. comge ~e la façon suivaote : Per presbyterorum a!'tem _mznzsterzum sa~rz~­cium spirituale fidelium consummatur . zn . unzone cum sacrificzo Christi. La raison qu'on apporte pour JUStifier le ch_aogement. est éclairante : S pirituale sacrificium iam ante celebratzon_em Mz.ssa_­rum coniun-gitur cum sac_rificio Christi, scilicet "!'~ntalzte~ et zpszs fidelibus operantibus ". S•. le sacerdoce ~~~ baptlses ,est reel,, le~~ sacrifices sont de vrais sacrifices et sont deJa rassembles dans 1 umte du sacrifice du Christ avaot même « la célébration des Messes ». Les ministres, là enc~re, ne doivent pas prendre à leur compte une unité dont l'Esprit est lui-même garant.

32. Cf. J. FRISQUE, Histoi~e et commentaire, .in Les Prêtres. Formation. Minis• tère et vie, p. 141, note 35.

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44 CONDITION CHRÉTIENNE ET SERVICE DE L'HOMME

En même temps qu'il utilise un vocabulaire de type fonction­n~l ", le Décret module un autre langage d'allure plus « ontolo­g;sante » et ,parle ,d~ « po~voir », d'un « sacrement » qui « marque d un caractere special >>, d une « configuration » des ministres « au Christ Prêtre ». A quelles réalités ce vocabulaire nous introduit-il ?

Selon le _ti"'?isièm~ . alinéa, les ministres sont habilités à agir in persona Chnstz Capztzs. Un des artisans du décret dit clairement !:importance que cette formule revêtait aux yeux de la Commis­siOn : «Nous pouvons témoigner ici de la rapidité et de J'unani­mité de l'accord des experts, dès la première rédaction de no­vembre 1964. Cette constatation contrastait avec ce que l'on en­tendait dire parfois, à savoir que la théologie du prêtre était entiè­rement dans les langes. De fait, la formule in persona Christi Ca­pitis n'a jamais été contestée ou retouchée. » 34 D'après le même exp<;rt,. «cette petite phrase est en fait celle sur laquelle repose la spécifictté du ministère hiérarchique en général et du ministère pres?ytéral en particu~er » ". Elle nous rappelle que le mystère des relatiOns que le Chnst entretient avec son corps comporte une au~re compœ_a~te : cel!<; selon Ia9uelle le corps « possède une Tête qm. en est d'.:'tmcte, . qm le domme, qui dirige sa croissance sans crmtre ell~-me~e, qm es~ un organe de commandement, si bien que du corps a l"; tete apparrut surtout le lien de subordination » 36• Ainsi donc, malgre toute la densité de l'intimité qui unit le corps et la tête, ~ne ~Itérité radicale persiste. Le corps sacerdotal n'est et ne ser~ Jam"';", daJIS. le t"!"ps de l'histoire, Christ ressuscité. C'est toujours Jesus-Chnst qw est venu, qui vient et qui viendra le sau­ver. Mê,me ap.rès la Plique, la vie du corps n'est pas développe­ment desormaJS autonome de forces qui seraient auto-suffisantes

33. C~ qu~ ne veut .pas _dire.'(il ne doit pas y avoir d'équivoque là-dessus) que_ ce servrce na: pas de Justi.ficatron «ontologique». Mais le vocabulaire « onto­~ogrque .» de MVP ne nous Hvre pas des éclairages très importants. Qu'on en juge a . u?- Stmple examen des termes employés. Le principe de base est que si le mtnt~t~re «suppose. les sacrements de l'initiation chrétienne», il est «cependant confere au moyen dun sac~ent particulier». Comment préciser la particularité de ce sacz:ment ? ll _assur~, dtt-on, le don d'une « onction du Saint-Esprit». Mais en quot cett~ onctton dtf!ère-t-elle en nature de celle qui marque tous les fidèles au bapt~~e . Le t~xte d1t encore qu'elle détermine un « caractère spécial », mais sans pr~tser ce qu tl faut entendre par caractère. L'onction « configure les ministres ~u ~nst P.rê_tre ». Et pourtant, les chrétiens ne sont-ils pas tous, en vertu de 1 Aonctron, bap~smale, . confi-?urés au Christ Prêtre ? Ce qui parait donc être une tach~ theo~?gtque pnmordtale, c'est de resituer les ministres dans un salut qui contmue d etre une économie, avec l'espoir que cette démarche gonflera d'un suc nouveau des termes qui ont 1ini par se vider de leur substance.

34. H. J:?~s, De Trente à Vatican II, p. 216, note 30. 35. Id., rhrdem, p. 215. 36. H. DB LUBAC, Méditation sur fÉglise, Aubier (FV 60), 1968 86 , p. .

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une fois admis un don premier de Dieu. Au contraire, le corps n'existe que dans la prévenance, constante parce qu'éternisée, de I'runour du Christ. Dans le don même de sa vie, le Christ s'affirme comme n'étant pas ceux qu'il fait entrer dans sa vie.

Les ministres, précise le deuxième alinéa, sont « investis par J'Ordre du pouvoir sacré d'offrir le Sacrifice». Serait-on si respec­tueux de la problématique de Trente et du Doc. IV qu'on conti­nuerait de définir le ministère par un pouvoir cultuel? Une note s'en défend expressément. Elle accompagne la rédaction finale, et permet à la commission de répondre à un modus qui aurait voulu qu'on définisse plus clairement le ministère à partir du munus eucharisticum. La note prend appui sur LG pour affirmer que le service ministériel, tant presbytéral qu'épiscopal, est latius quam munus eucharisticum ". II y a donc une volonté d'élargissement que le troisième alinéa nous permet de comprendre lorsqu'il affirme que «la fonction des prêtres ( ... ) participe à l'autorité par laquelle le Christ lui-même construit, sanctifie et gouverne son Corps». Les ministres sont donc le sacrement de l'autorité de la Tête. L'éty­mologie du mot « autorité >> suggère la richesse qu'il porte 38

:

«autorité» vient de augere, c'est-à-dire croître, s'accroître. Celui qui a autorité fait progresser ce qui lui est confié, il a le pouvoir de faire grandir en ceux sur qui il a autorité la réalité pour laquelle il est constitué en autorité.

Remontent irrésistiblement à la conscience les mots du deuxième alinéa qui consacrent les ministres à servir la croissance des chré­tiens dans l'unité d'un seul corps. Prend sens, dès lors, la traJJSfor­mation effectuée par MVP qui remplace par «publiee>> le « visi­biliter » du Doc. IV. La Commission tenait à cet adverbe, quia est expressio formalis et apta ut distingua/ur sacerdotium personale et privatum omnium christifidelium a sacerdotio ministrorum 39

• Les ministres sont les garants « publics >> de l'unité des fidèles en Esprit, et donc garants de l'unité de leur sacerdoce et de leur offrande. Nous sommes au cœur de l'enseignement de Vatican II : «Ce texte présente un fait remarquable et surprenant : ce n'est pas en premier lieu le sacrifice qui rend raison du ministère des prêtres, mais c'est le rassemblement du Peuple de Dieu.>> 40 Un commen­tateur a pu écrire que « J'Esprit-Saint apparait au Concile, ainsi qu'il l'est en réalité, comme l'initiateur de tous les commencements

37. Cf. R. WASSELYNCK, Fas<. Il, p. 49. 38. Ce point de départ nous est suggéré par G. MARTBLET, Les idées mal­

tresses de Vatican II, pp. 259-260. 39. Cf. J. FrusQUE, Histoire et commentaire, p. 139, note 27. 40. J. RATZINGER, La. missi01z d'après les autres textes conciliaires, in

L'activité missionnaire de l'Église, Cerf ·(US 67), 1967, p. 135.

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d~ Ch~st » 4 \ En quel sens le sacrement de l'Ordre, dont Œi nous dit qui! confere une «.onction du Saint-Esprit» (2.3), est-il un commencement ·du Chnst ? En ce que sans lui l'action souveraine de _I'm~ité du _Ghris~ Tête ne trouverait pas l'insertion sacramentelle qm. lm est necessaire pour que le temps de l'Eglise paraisse tout entier dans la prévenance unifiante de la Piique du Christ.

La nécessité d'un agir sacramentalisé des ministres se concrétise lorsqu'on le voit à l'œuvre dans la double tiiche que nous avons dite.

Par le service ministériel de la Parole, le . peuple de Dieu est convoqué et rassemblé. Le quatrième alinéa marque fortement un contraste. : grfi.ce à ce serv!~e et daos la sanctification de l'Esprit, «les natio~s.» :Je !~ premiere phrase deviennent «un peuple» : « Vous qw Jadis n etiez pas un peuple et qui êtes maintenant le Peuple de Dieu>> (1 Pet 2.10). Mais il n'est pas inutile de pousser plus loin les questions que nous posons au texte. Tout fidèle en effet, a le pouvoir et le devoir d'annoncer Jésus-Christ · cette' an­none~ s'enra~ine dans la transformation baptismale et ~ est l'ex­pressiOn. Qm plus est, elle travaille nécessairement à l'unité du ~?rr;''. puisqu'elle n'a de validité que prononcée dans le Christ, à 1 mteneur de son corps et pour son corps. Mais l'annonce des mi­nistres est just.ifi~e par, t;n sac~ement ~utre que le baptême ; elle a donc une miSsiOn specifique a remplir dans l'actuation du salut. Parce qu'elle «participe à l'autorité par laquelle le Christ lui-même construit, sanctifie e~ gouverne son corps », la parole « quod ex ore s~cer~otum ommum fas est requirere >> (MVP 4.1) n'est pas que te'!'mgnage personnel de la foi du prêtre en Jésus-Christ 42 ou expresswn de ses propres convictions religieuses. Elle est la parole par laq~elle }es mi_nistres de tous les temps actuent la prévenaoce du Chnst Tete qm, constamment, accomplit l'unité de son corps. Elle ,est. J?arole pron~ncée au cœur de l'Eglise qui découvre en ~le 1 umte dont elle VIt. Elle rappelle donc à la communauté chré­tienne, qu'elle n'e,st p~ un simp!e tout visible et historique, mais, au-d~la e! dans 1 un:te de l'Espnt du Christ, peuple de Dieu. Par le frut meme, elle dit aux non-chrétiens., que l'Eglise à laquelle

41. G. ~TELET, Les idées maîtresse.r de Vatican II, p. 53. 42. Ce ~w ne veut pas dire, évidemment, que l'annonce ministéri~dle n'enga­

gera pa:s_ la. f01 des ministres. Mais celle-ci, par un nouveau sacrement, est rendue apte a Signifier autre chose que son engagement personnel. ,

43. En MVP 2.4, ceux que les ministres sont appelés à servir sont désignés sous le terme_ ~e «gentes ». ~aut-il entendre ce mot au terme restrictif de «païens» o_u « non-ch-:e~1ens » ? Certams 1~ comprennent ainsi : « Les deux repères existen­?els du mlms.tère presbytéral, ceux qui en assurent correctement l'équilibre mtern~ sont: dune part, l'annonce de !':Évangile aux. non~chrétiens, et d'autre part,

UNE PROBLÉMATIQUE : SACERDOCE ET MINISTÈRE 47

Dieu les convie ne tient pas par une seule cohésion humaine. C'est ainsi qu'en un sens très réel la parole ministérielle est au-dessus du ministre. Parole dans l'Esprit et parole de l'Esprit, le ministre ne peut être que son serviteur.

MVP est catégorique : si l'annonce évangélique est la pre­mière tfi.che ministérielle, c'est « dans le mystère du sacrifice eucha­ristique que les prêtres exercent leur fonction principale>> ( 13.2). Le Décret assume donc la doctrine de Trente 44 et du Doc. IV. Mais il va sans dire que l'élargissement que nous avons noté a des répercussions sur notre compréhension de la fonction des ministres à l'Eucharistie 40

• La célébration eucharistique « consomme» les sa­crifices des chrétiens en ce qu'elle les unifie sacramentellement. En effet, dans une économie où le salut est vraiment pour les hommes, l'unité doit être dite et réalisée sacramentellement. A l'Eucharistie, les sacrifices des « enfants de Dieu dispersés » ( SL 2) sont transformés daos le sacrifice unique et universel de Jésus. Et puisque ces sacrifices, dans la Nouvelle Alliaoce, sont l'offraode des personnes, c'est l'humanité qui est rassemblée à la messe : le

la célébration de La messe» (]. FrusQuE, Histoire et commentaire, p. 141). Il faut se méfier de tels présupposés qui engagent une théologie tronquée et nécessairement faussée. D'ailleurs, la Commission dit expressément que « nationes » est employé « quin pagani excluduntur ». Ce qui permet à C. Wiener de conclure: «Il faut donc entendre que le mot, dans la pensée du Concile, désigne toute l'humanité, chrétiens et païens, et il faut traduire en conséquence» (Ceux qui assurent le service sacré de /':Évangile, in Les Prêtres. Formation. Ministère et vie, p. 257). Il ne faut donc pas mettre de frontières au service ministériel. Ce dont les minis­tres sont porteurs a un sens pour tout l'homme et tous les hommes, un sens que les hommes n'auront jamais fini de découvrir, qu'ils soient chrétiens ou non.

44. Cf. H. DENIS, De Trente à Vatican II, pp. 211-212. 45. Il faut rappeler que le quatrième alinéa de MVP a soulevé un problème

épineux, car « deux conceptions du sacerdoce se sont affrontées, surtout depuis vingt ans : le prêtre homme de la messe, homme du culte et de la gloire de Dieu ( ... ), ou le prêtre essentiellement missionnaire>> (F. BoURDEAU, Aumôniers A.C.G. après Vatican II, Evang Par 12, mars 1967, p. 432). Les deux écoles ont trouvé des défenseurs parmi les Pères, et la discussion s'est installée dans l'aula conciliaire. Elle fut p.articulièrement vive lorsqu'on eut à discuter le Doc. V. Aussi le «rapporteur», dans l'intervention qu'il fit pour dore les débats, enregistra le désaccord qui s'était exprimé, et il promit que tout serait mis en œuvre pour faire droit aux requêtes des uns et des autres» (]. FruSQUE, Histoire et commentaire, p. 132). Au soir de ce débat, la Commission prend le parti de montrer que le ministère est ordonné à la fois au culte et à l'annonce de l'Évangile. S'agit-il d'un simple tour de passe-passe ? Les membres de la Commission ont été plus que d'habiles diplomates. Contentons-nous de souligner que la rédaction .finale aboutit à une formulation que Mgr Marty résume ainsi : «Le véritable apostolat et la véritable adoration du Père, loin d'être séparables dans l'existence sacerdotale, y sont au contraire intrinsèquement liés» (dans son introduction à MVP, Centu­rion, 1966, pp. 163-164). Ce qui veut au moins dire que l'.aononce de l'Évangile est elle-même culte rendu à Dieu, et que l'Eucharistie constitue en elle-même une rumonce de l'Évangile.

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corps est sacramentellement réalisé et reçoit ainsi la révélation de ce qu'il est devenu par la grâce du Christ. La «Messe» perd son aspect trop étroitement rituel ; en manifestant l'alliance que Dieu a voulu conclure avec les hommes, elle transforme les nations en un peuple, elle permet le retour des hommes vers le Père en faisant d'eux «une victime sainte, vivante et agréable à Dieu ». L'Eu­cha~stie e::t donc c_ons?mmation du ministère, ainsi que l'exprime admira?lement la citation que le quatrième alinéa emprunte à saint Augustin. Cette phrase prend soin de bien replacer au centre du service ministériel, le sacrifice du Christ : le ministère tout entier «tire sa force et sa puissance du sacrifice du Christ>>. Aucun mo­ment du ;nïnistère (~<qui commence par l'annonce de l'Evangile») ne peut etre compns hors du rayonnement du sacrifice pascal. Si l'annonce apostolique des ministres doit conduire tous les hommes au vrai sacrifice spirituel, elle tend, parce qu'elle en reçoit sa force, vers la célébration eucharistique, réalisation sacramentelle de l'unité ecclésiale. Le fait que la fonction eucharistique des ministres soit pr~entée comme seconde par rapport à l'annonce de l'Evangile ne dmt donc pas nous amener à conclure qu'elle est secondaire. L'an­nonce con~uit au véritable culte spirituel, mais ce culte trouve sa consommation dans l'Eucharistie. « Aussi ie moment privilégié du ministère du prêtre est-il la célébration de l'Eucharistie. >> 46 En elle les ministres apparaissent, éminemment, comme les serviteurs de la prévenance ciivine et de la réponse unifiée de l'humanité.

Les fidèles, par leur sacerdoce baptismal peuvent offrir de vrais sacrifices à Dieu. Mais c'est justement p~ce qu'ils sont «un» sac~rdoce, grâce au Christ et dans l'Esprit, que leurs sacrifices deviennent « une >> offrande sainte. Ils sont tout entiers dépendants de la vie du Ressuscité ; il n'y a qu'un répondant de leur sacer­doce. Il faut donc que soit manifestée et réalisée sacramentellement pour l'Eglise et le monde, cette initiative absolue et permanente d~ Chr!st qui unifie de l'intérieur sacerdoce et offrande. Tel sera le serVIce de l'Esprit que les ministres rempliront à l'intérieur du corps du Christ 41

• Leur «raison d'être, a-t-on dit c'est d'empêcher l'Eglise de digérer le Christ » ". '

46. MGR MARTY, Introduction à MVP, p. 166. 47. Le cardinal RlcHAUD s'était opposé à ce qu'on définisse la fonction

ministér.iel_le à. partir _du, service de l'Évangile. Il ne voit pas, quant à lui, «que cette m1Sston md ut mtegralement l'essence du sacerdoce» car «le Christ Fils de Dieu, dont le prêtre doit prolonger l'action, ne s'est-h pas montré d'~bord comn:e le religieux du Père, en esprit d'amour et de réparation ? » (DC 1561, 1~ ?ecembre 1965, col. 2191). Le cardinal reçoit ici sa réponse: si la mission mtmstérielle est d'aller vers les nations pour leur rappeler l'alliance que Dieu a .. conclue avec les hommes en Jésus-Christ, cette démarche est toujours et en meme temps un culte rendu à Dieu. Le prêtre n'a: pas à choisir entre aller vers

UNE PROBLÉMATIQUE SACERDOCE ET MINISTÈRE 49

b. Le sacerdoce baptismal

Il est une donnée qu'il nous faut retenir entre toutes parce qu'elle révèle l'évolution qu'a connue la pensée conciliaire dans son effort pour redéfinir le ministère. Les schémas préparatoires pouvaient travailler dans le registre simpliste d'une seule image et prétendre, quand même, donner une vision cohérente du sacre­ment des ministres. Le Décret abandonne cette entreprise rassu­rante et accepte le jeu complexe d'un ensemble de relations. D'où la dernière question à laquelle il nous faut tenter de répondre. Dans les rédactions précédentes, en effet, la compréhension du mi­nistère était toujours commandée par la vision qu'on se donnait du sacerdoce baptismal. On est en droit d'attendre de MVP qu'il n'échappe pas à cette profonde dépendance et que sa théologie du ministère soit la résultante d'une réévaluation du sacerdoce baptis­mal.

Opérant une synthèse des textes précédents, MVP refuse effec­tivement de dire le sacerdoce baptismal à l'aide d'une seule image et affirme qu'il est à la fois Corps du Christ et Peuple de Dieu. La personne du Christ ressuscité fonde donc une double relation qui est constitutive du corps sacerdotal. Pour le propos qui est le nôtre, cette relation indique les axes selon lesquels devra se struc­turer une anthropologie chrétienne.

Sacerdoce en plénitude

D'après le décret, le sacerdoce baptismal nait d'une « partiCI­pation>> de tous les fidèles «à l'onction de l'Esprit que le Christ a reçue». Mais il faut entendre la notion de «participation» dans toute sa richesse : elle implique « non une juxtaposition de deux valeurs, même inégales et subordonnées, mais une inclusion qui, sans ajouter rien de neuf, rend présente sur le plan de l'histoire du salut l'activité rédemptrice du Christ» 49

• L'espèce de hiatus que le Doc. IV établissait entre le Christ ressuscité et l'Eglise de la terre a disparu de MVP. On ne peut imaginer, entre le Christ et ses fidèles, union plus intime : dans l'Esprit tous vivent, chacun

les hommes ou se faire le religieux du Père. Dans sa mission au service de l'Évan­gile, il poursuit toujours les deux mouvements en même_ temps. «_Dans toute l'étendue de son ministère d'évangélisation, le prêtre, soit qu'il convoque, rassem­ble ou constitue le peuple de Dieu, est l'officiant du culte véritable rendu à Dieu» (MGR MARTY et MGR MAzERAT, Vocation 233, p. 29).

48. R. CRESPIN, Le prêtre dans le peuple de Dieu selon V ath-an II, LCMF 6, nov.-déc. 1967, p. 117.

49. P. FRANSEN, .art. Sacndoce, EF, t. IV, p. 121,

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selon son mode, de la même vie 50• En ce monde fini et pécheur,

la résurrection achève déjà chaque fidèle « en lui donnant sa forme définitive » 51

La personne de l'Esprit restant identique dans le Christ et dans ses fidèles", c'est elle qui, finalement, fait de l'Eglise un corps sa­cerdotal, corps constitué dans sa forme définitive puisque « la par­ticipation chrétienne à l'histoire du salut signifie une anticipation, possible par la foi, de la période eschatologique » 58 • MVP se fonde sur cette affirmation (qui concerne le corps comme corps) pour dire qu'elle donne leur sens aux activités sacerdotales dans lesquelles tous les fidèles « offrent des sacrifices spirituels à Dieu par Jésus-Christ >> et « proclament les hauts faits de celui qui les a appelés des ténèbres à son admirable lumière >>.

En Esprit, « toutes les activités du chrétien >> ( LG 10.1) peu­vent être offertes à Dieu. Puisque le corps sacerdotal est saint, «l'homme_ est introduit, selon toutes les dimensions de son être, dans la. sphère qui, de soi, est réservée à Dieu, de la pureté, de l'incorruptibilité et de l'absolue sainteté de Dieu >> ". Voilà ce que la foi nous convie à accepter sans réticence. Quand une liberté chrétienne, sûre de son insertion dans un corps dont le Christ répond, s'engage en des activités où elle puisse se reconnaître en se construisant, elle ne fait pas que poursuivre une sainteté qui lui serait extérieure et s'offrirait comme un but à atteindre dans un avenir plus ou moins lointain ; elle est déjà tout entière dans la sainteté de Dieu, e)le est déjà accomplie, sacrifice agréable et agréé. Les fidèles offrent leur vie, et c'est cette offrande qui est sacertotale. Ils ne se voient donc pas confier une mission qui s'ajouterait à ce qui les fait membres du Christ. Au plus profond de leur être ils sont habilités, par leur baptême, à offrir des « sacrifices spirituels >>. Dans le même sens, leur annonce de Jésus-Christ demande à être intériorisée. Ils n'ont pas à sortir de leurs activités les plus pro­chaines pour dire Quelqu'un dont ils témoigneraient comme de l'extérieur. MVP renvoie ici à 1 Pet 2.5 et 9. Quelques versets plus

50. Voilà ce dont il nous faut redevenir convaincus dans la foi, si nous voulons donner au sacerdoce baptismal la place primordiale qui est la: sienne. Il ne faut pas édulcorer les données du décret. Ainsi, la notion de «ressemblance», qu'on voudrait faire intervenir ici, paraît bien faible: «Or la ressemblance entre le Christ et le Peuple de Dieu ... » (A. DE BoVIs, Le presbytéral selon Vatican II, NRT 10, déc. 1967, p. 1021).

51. A. WINKLOFFER, art. Eschatologie, EF, t. I, p. 465. 52. Cette même affirmation sert de fil conducteur au livre de H. MuHLEN

I.:EsPr# dans I'J!.g/ise, 2 vol., Cerf, 1969. ' 53. H. R. SCHLETTE, art. Participation, EF, t. III, p. 321. 54. K. RAHNER et H. VORGRIMLER, Petit dictionnaire de théologie ·catho­

lique, Seuil, 1970, p. 438.

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loin, saint Pierre lance l'exhortation : «Ayez au milieu des nations une belle conduite afin que ( ... ) la vue de vos bonnes œuvres les invite à glorifier Dieu, au jour de sa visite>> (1 Pet 2.12). On est loin d'une proclamation de « hauts faits >> que les fidèles racon­teraient sans que leur personne y soit engagée. Seul le chrétien peut, dans la foi, lire le Christ ressuscité et la radicalité du salut dont celui-ci a gratifié le monde. L'Esprit lui donne de reconnaître qu'en Jésus-Christ tout est accompli et que le monde a reçu son sens dernier. C'est donc par son être tout entier, par la totalité de sa << belle conduite >>, qu'il proclame celui auquel il adhère par ses fibres les plus intimes 55

Revenons rapidement, sur l'invitation même de MVP, à une dimension importante du sacerdoce des chrétiens : son essentielle unité. Dans le Christ, les fidèles sont déjà un corps que l'Esprit rassemble. L'unité est déjà réalisée en plénitude, et n'a pas à être complétée dans un sens chosiste qui voudrait ajouter à ce qui existe en Christ. <<Le sacrifice spirituel des chrétiens>>, dont parle le Décret ( 2.4), interdit de penser que l'Eglise ne serait qu'un agrégat de sacrifices individuels dont on parviendrait à définir l'unité par un syncrétisme qui additionnerait les engagements di­vers dans lesquels les fidèles investissent leurs personnes. Une vision plus respectueuse de la Seigneurie du Christ 56 permet à MVP d'avancer que « La Cité rachetée tout entière, c'est-à-dire la so­ciété et l'assemblée des saints>> est «offerte à Dieu comme un sacrifice universel par le Grand-Prêtre>> (2.4). Dès lors que les

55. La traduction française la plus couramment employée (celle que C. WIE~ NER a faite pour les éditions du Centurion) met fâcheusement en parallèle sacerdoce et proclamation de Jésus-Christ. De sorte que !"exercice du sacerdoce des fidèles semble confiné à l'offrande des sacrifices spirituels : « En lui, tous les chrétiens deviennent un sacerdoce saint et royal, offrant des sacrifices spirituels à Dieu par Jésus-Christ, et proclament les hauts faits de celui qui les a appelés des ténèbres à son admimble lumière.» Tel n'est pas le sens du texte latin où les verbes sont tous à l'indicatif présent. Il est bon d'y revenir afin. de ne pas laisser s' &happer une originalité de MVP. Le décret ne cite pas littéralement le texte de la Prima Petri. En 1 Pet 2.5, l'offrande des sacrifices est rattachée à la sainteté du sacer­doce, tandis que c'est le sacerdoce royal (1 Pet 2.9) qui invite à annoncer les hauts faits du Christ. Le Concile opère un rapprochement : le sacerdoce est à la fois saint et royal. Quelle que soit La forme que prend son exercice, il est toujours et à la fois glorification de Dieu et consécration du monde. En lui comme dans le Christ ressuscité (et on voit avec quel sérieux il faut considérer la notion de parti­cipation), anthropocentrisme et théocentrisme se rencontrent. Ce qui veut dire, plus concrètement, qu'un chrétien n'a pas à choisir entre le service de Dieu et le service des hommes. Il est membre d'un corps dont le sacerdoce est à la fois saint et royal.

56. « Le Christ est rP.glise, communauté invisible de grâce avec le Dieu vivant» (E. SCHILLEBEECKX, Le Christ sacrement de la rencontre de Dieu, Cerf, 1960, p. 21).

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chrétiens offrent des <<sacrifices spirituels à Dieu par Jésus-Christ», ces sacrifices sont assumés dans l'unique sacrifice du Christ. Et si, comme nous l'avons indiqué, ce sont toutes les- dimensions de leurs personnes que les fidèles peuvent et doivent consacrer au Père, il faut dire que le corps sacerdotal est déjà, par la grâce du Christ, réalisation en plénitude du monde et de l'humanité. Il est déjà cette communion-dans-l'unité à laquelle aspire toute la création. Le décret retrouve, par là, une dimension essentielle que LG avait découverte à l'Eglise : «L'ensemble de ceux qui regardent avec la foi vers Jésus auteur du salut, principe d'unité et de paix, Dieu les a appelés, il en a fait l'Eglise, pour qu'elle soit, aux yeux de tous et de chacun, le sacrement visible de cette unité salutaire » (LG 10.3)

Sacerdoce en croissance

Animé par l'Esprit que la Pâque a mérité, le corps sacerdotal vit une existence pneumatique dont on voit mal comment elle pourrait participer aux obscurités d'un cheminement historique. Et pourtant ce corps est une réalité qui doit croître, se développer, progresser selon les- lois du temps et de l'espace. L'image du Christ Tête appelle déjà cette deuxième dimension du sacerdoce royal, ainsi que nous l'avons pressenti plus haut. Mais ce qu'il faut peut­être souligner ici, c'est l'altérité radicale qui permet à Celui qui a autorité sur les fidèles de les faire progresser dans la vie qu'il continue de leur donner en toute grâce. C'est parce que, en un sens, le Christ est autre que le corps, qu'il peut en assurer la crois­sance. Ayant mérité, lui seul et pour toujours, le don de l'Esprit aux hommes . il demeure Celui qui peut faire progresser les hommes dans cette vi~ spirituelle. Si les fidèles peuvent se faire fils de Dieu, c'est uniquement parce que le Christ continue de leur mériter cet Esprit en qui ils peuvent s'adresser à Dieu comme à un Père.

Va-t-on toujours assez loin lorsqu'on se répète que le Concile, en revalorisant le sacerdoce baptismal, a vraiment remis l'Eglise à ceux à qui elle appartient? L'affirmation peut facilement prendre l'allure d'un slogan consolateur, généreusement di.rigé vers des chrétiens trop làngtemps maintenus en tutelle. Perçmt-on suffisam­ment que Vatican II reconduit aussi les fidl:les à cette responsabilitf qui est la leur de cheminer vers leur Tête, de faire leur vie chré­tienne, de bâtir l'Eglise ? MVP, pour sa part, ne présente ~ucune équivoque dans son affirmation du sacerdoce royal, et les rétJcences. du Doc. IV ont disparu. Mais le décret enchaîne aussitôt par une phrase qui rappelle à chacun son gevoir missionnaire : chaque fidèle <<doit sanctifier Jésus dans son cœur et rendre témoignage à J~sus par l'esprit de prophétie>>. S'agit-il d'une simple répétition

UNE PROBLÉMATIQUE : SACERDOCE ET MINISTÈRE 53

de la phrase précédente ? La proximité des énoncés ~t la re:""m­blance des formulaiions pourraient porter à le crmre, mrus les Pères devaient, bien plutôt, montrer comment 1~ vie en ~sp:ï~ définit, en même temps, une nécessaire loi. de progres., I:a p_ossibilite radicale de vivre en Fils de Dieu ne retJre pas de 1 historre ; elle ne décrète pas une totale émancipation des lois qui régissent tout cheminement historique. En sorte que les chrétiens ne peuvent pas faire abstraction, à si bon compte, d'une distance qu'ils ont le devoir et le pouvoir (par la \(r.âce de Dieu) de v~n~re : << Il n'y a donc aucun membre qui n ait sa part dans la rrnss1on du corps tout entier. »

Il est ,:,ne façon sournoise de .se dérober à cette t~che mission: naire, ou, du moins, de s'en acquitter sans trop de frms : cell~etlm veut que la mission soit dirigée vers « c?ux du dehors », e~e~tJ. e­ment polarisée par les hommes qui non! pas en~ore reJom!, les rangs de l'Eglise. La mission commencerait au-dela des frontJeres de ce corps que forment les baptisés. On peut, à partir de ce moment-là faire des missionnaires un groupe spécialisé, sur lequel on se décharge volontiers de sa responsabilité. Tel n'est pas l'en­seignement du décret .. La mission ne commence pas là où on a décrété que fiuit l'Eglise, elle n'est pas qu'un envoi vers c~ux don; on espère faire des adhérents. Le corps sacerdotal est d abord a lui-même son propre terrain missionnaire. C~a~ue chr~tien . dai! « sanctifier Jésus dans son cœur », se convertir a_ une VIe qu1 lu1 vient gracieusement du christ, travailler à transfo~m~r ':'ne ~bert~ qu'il peut offrir ou refuser et que, de toute façon, il n a Jamrus fim de présenter au Père. Il y aurait sans doute hypocrisie, de la p~rt des chrétiens, s'ils se prévalaient de leur dignité de sacerdoce samt et royal pour négliger la purification incessante qui est commandée par ce qui fait leur dignité. Pou~ eux, aus~i (et peut-êtr~ surtc;ut) il reste vrai que « la gloire de Dieu c est 1 accueil, conscient, libre et reconnaissant, des hommes à l'œuvre de Dieu accomplie dans le Christ ; ç'est le rayonnement de cette œuvre à travers toute leur vie» (MVP 2.5).

Le corps sacerdotal se voit donc confier une mission qu'il doit d'abord diriger vers lui-même. On le voit mieux lorsque le deuxième alinéa réfléchit cette mission ecclésiale en fonction de l'unité du sacerdoce. Nous avons déjà dit que les ministres sont nécessaires ut fideles in unum· coalescerent corpus; Le retour au laiin est ici capital, puisque la traduction franç"!"e appauvrit u':' te;<te d'm~e grande importance. Est totalement disparue, en partJculier, la Vie qui fait bouger le « coalescerent ». Le corps est déjà un. Mais il faut quand même que les fidèles croissent, « grandissent dans l'unité d'un seul corps», car Y Eglise, quoique défiuiiive, est en

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marche vers l'unité de sa Tête. L'esprit est dérouté devant pareil paradoxe. La foi ne doit pas, cependant, se dérober à cette com­plexité, et refuser l'Eglise tendance-vers-sa-plénitude au profit de l'unité déjà réalisée en Christ. Il faudrait plutôt dire « aux dépens de>> : << La stature humaine de l'Eglise doit être prise parfaitement au sérieux, sous peine de la voir s'évanouir, non pas en Dieu mais dans le vide. » 51 L'unité est donnée gracieusement au sacerdoce royal. Elle lui définit, en même temps, une mission qui l'interpelle et le relance constamment dans l'histoire. « En un sens, pour le peuple de Dieu considéré en tant qu'il est en marche, à travers l'obscurité de ce monde, c'est tout à fait le pas encore ; mais en un autre sens, indissociable du premier, pour l'Eglise en tant qu'elle est donnée d'en-haut et habilitée par le Christ et son Esprit, c'est tout à fait le déjà-là. » "

CONCLUSION

Il faudrait être aveugle ou de fort mauvaise foi pour ne pas reconnaltre à Vatican II le mérite d'avoir sorti la théologie du ministère de l'univers fermé où elle stagnait. La genèse de MVP 2 permet de reviVTe un long processus de libération qui débouche sur des horizons assez neufs pour que les habitudes mentales en soient bousculées. Le chemin parcouru peut d'ailleurs être mesuré par un simple retour aux critiques que nous avions adressées au Doc. IV", car sur chacun des points qui faisaient difficulté le Décret fournit des éléments de solution 00

• Faudra-t-il maintenant, pour justifier la suite de la démarche, renier l'acquis des pages pré­cédentes et feindre de nous engager en des terrains tout à fait inex­plorés ? Au contraire, la validité de la recherche dépendra en grande partie du respect qu'on aura pour les enseignements les plus clairs de MVP. Ils sont une sève dont la pensée se nourrira. Aussi faut-il, avant d'indiquer les voies qui nous attendent, mar­quer les repères qui y conduisent.

La compréhension du ministère est étroitement dépendante de la christologie et de l'ecclésiologie qu'elle met en œuvre. La genèse

57. MGR PHILIPS, op. cit., p. 118. 58. H. DE LUBAC, Paradoxe et mystère de z•P.glise, Aubier, 1967, pp. 96-97. 59. Cf. pp. 11·15. 60. Nous nous rallierons donc volontiers au jugement de J. RATZINGER. :

«Le décret relatif aux prêtres est parmi tous les textes du Concile l'un des plus riches et des plus profonds. Telle est la multitude de ses perspectives sur la missiOn, si grande est son importance pour une intelligence du sacerdoce et des sacrements qu'il mériterait d'être examiné pour lui-même» {loc. dt., p. 135).

UNE- PROBLÉMATIQUE : SACERDOCE ET MINISTÈRE 55

de MPV 2 le prouve à l'évidence : notre vision du Christ et de l'Eglise conditionne toujours la place que nous faisons aux mi­nistres. Du même coup, MVP dénonce avec vigueur les propos aberrants qui se concentrent exagérément sur le ministère pour en redécouvrir la spécificité. Le procédé n'est pas qu'insuffisant, il se condamne à la stérilité. Alors même qu'on les investit de la plus grande autonomie, les ministres n'en continùent pas moins de se définir par rapport à l'Eglise (serait-ce d'une manière qui fausse les données fondamentales de la foi chrétienne). A telle Eglise tels ministres : les étapes de la rédaction du Décret illustrent élo­quemment ce rapport fondamental. Autant être lucide là-dessus, et reconnaltre que le << détour >> par le Christ et le sacerdoce bap­tismal est la seule voie (le chemin le plus court aussi) qui con­duise à une théologie renouvelée du ministère 61

En acceptant d'emprunter lui-même ce détour, MVP opère de profonds bouleversements. Le Doc. IV, à cause du type de médiation qu'il faisait intervenir, semblait placer les baptisés sous la dépendance des ministres. Le Décret inverse la logique dès qu'il affinne la présence du Ressuscité aux chrétiens et leur inclusion dans son sacrifice éternel. Un schéma ecclésiologique éclate, les bases sont posées d'une structuration différente des rapparts qui doivent jouer entre fidèles et ministres, des éléments sont introduits qui déséquilibrent l'édifice <<pyramidal» et remettent aux fidèles cette Eglise dont le Christ continue de leur faire la grâce. L'Esprit, en effet, habite l'agir des baptisés et fait de ces hommes un sacer­doce saint et royal. Les ministres ne << font >> donc pas le sacerdoce, leur situation n'est pas à ce point privilégiée qu'ils «donneraient» à l'Eglise sa cohésion. Porteurs d'une révélation sacramentelle par­ticulière, ils sont chargés de dévoiler à tout le corps un sens qu'il vit déjà.

Mais ce qui fait la richesse de MVP constitue également l'obs­tacle majeur contre lequel il se heurte. Est-ce paradoxal et faut-il s'en étonner? Il est plutôt irraisonnable de croire que le Concile aurait pu rencontrer parfaitement les questions qu'il avait accepfé de susciter : elles évoquaient un monde trop neuf et mal reconnu. Des remarques d'un autre ordre sont donc nécessaires, qui tente­ront de marquer les insuffisances de MVP 62

61. C'est en un tel sens qu'il faut voir à- quel point la-· théologie- du ministère- «relève plus d'une anthropologie chrétienne que _d'une confrontation de textes» (G. DEJAIFVE, « Z:Église ». A propos d'un ouvrage récent, NRT ·19 (décembre 1967), p. 1095).

62. Le vécu, d'ailleurs, f.ait entendre des appels auxquels nous deVons .tâcher de répondre. Si le Concile avait élaboré une théologie tout à fait cohérente, com­ment pourrait·On expliquer, par exemple, l'embarras des ministres qui, forcés par

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. !'ssayant de r;joindre, par-delà les multiples pans d'ombre qui d!Ssrmulent certaUIS aspects particuliers, ce qui fait écran et en­gendre l'obscurité, nous affirmerions volontiers que Vatican II r~ste dépendant d'une anthropologie chrétienne gravement défi­czente. Il a voulu montrer que le ministère est impensable hors de ses liens constitutifs avec le sacerdoce baptismal. Un éclairage était ~pporté, qui permettait d'avancer mais faisait aussi surgir un ques­~onnement encore plus radical. Celui-ci peut être repris de mul­tiples faço~s, il se ramifie. à_ l'infini. Si le salut est pour l'homme, quel sens 1 homme en reçOit-il pour la gouverne de sa vie humaine ? Chaque fidèle qui veut, par son appartenaoce ecclésiale, témoigner du Christ ressuscité n'est-il pas invité à porter l'Eglise en son cagir le plus i_mmédiat ? !:?uelles sont les implications, pour son agir, de cette =gence de fm ? Nous saisissons, finalement, une aspiration qu'on ne peut pas méconnaître et que suscite le désir de voir en quoi l'humain est accompli par la foi, et comment il est humai­nement possible de vivre et de dire cette certitude"'. E. Schille­beeckx l'a bien compris et porte, sur Vaticao II, le jugement sui­vant : « La réflexion sur la relation entre l'Eglise et le monde n'a pas été poussée à ses ultimes conséquences, si bien que la définition des laïcs et l'aut;e, plus voilée encore, du clerc, n'ont apporté à pers':~e, une sa~faction s,aos résen:e. Etre chrétien, quel que soit le miniSt~e ecclesial que 1 on remplisse (laïc ou clérical) reste, en effet, tOUJOUrs un mode chrétien d'être-au-monde.» 64

Le projet qui se dessine paraitra ambitieux, et il l'est. La seule excuse d'une telle ambition, c'est la nécessité même du projet 6'

5,

la vie de se redécouvrir une place dans l'Église et le monde, ont peine à trouver dans les textes du Concile l'appui qu'ils ont raison de leur demander ? On voudrait donc pouvoir partag~ la sérénité de MGR GARRONE qui écrit : « Il y a une doctrine du sacerdoce que l'Eglise a suffisamment définie et vécue pour que la réflexion s'y applique et s'efforce d'y trouver la lumière» (L'image du prêtre de demain Vocation 244, oct. 1968, p. 489). Mais cette seule façon de parler des ministre~ comme s'ils étaient « le sacerdoce » semble peu conforme à Vatican II et empêche une adhésion sans réticence.

63. le problème s'évanouit dans la mesure où on fait du chrétien une abstraction, créature d'un monde_ autre que le monde humain. Pour le meilleur et pour le pire, cependant, les chrétiens sont «d'abord et avant tout des hommes avec leurs racines terrestres, des hommes confrontés à des valeurs et à des contre· valeurs au sein de leur condition sociale, culturel-le, économique, politique, C'est là que s~ accomplit .le salut au milieu de l'espace, de la matière, du temps, de la communauté humame » (B. LAMBERT, Réflexion théologique sur les -valeurs ter-­restres de la société rurale du Québec, Communauté chrétierme 40·41, juill.·oct. 1968, p. 9). .

64. Un nouveau type de laie, in La nouvelle image de l' :Église, p. 184. 65. Sans doute faut-il, en effet, allier l'audace à l'humilité et s'efforcer

à la lucidité courageuse de K. RAHNER : «La théologie des réalités ~errestres dont t

UNE PROBLÉMATIQUE: SACERDOCE ET MINISTÈRE 57

Pour poursuivre sur la laocée de MVP et développer les éléments qu'il a jugés essentiels à l'élaboration d'une aothropologie chré­tienne, il faudra fournir des éclaircissements de quatre ordres.

1. MVP a présenté le sacerdoce baptismal comme participation, dans l'Esprit, à la vie du Christ ressuscité. Affirmation fondamen­tale, qu'il faut rendre grâce au Concile d'avoir revalorisée car elle rappelle le principe le plus intime de la mission ecclésiale. Mais évitons qu'elle demeure une abstraction. Il faut saas doute voir comment les chrétiens peuvent humainement ressaisir cette. parti­cipation pour la vivre comme sens dernier de tout leur être. Le salut étant pour eux, c'est dans leur humanité qu'ils vont faire exister ce qu'ils sont sûrs de vivre par la grâce du Christ. Nous devons tenter de comprendre anthropologiquement la vie chré­~nne comme vie-en-Esprit.

2. Cette vie chrétienne, par ailleurs, est une réalité mondaine et n'échappe pas à l'univers qui est celui de tous les hommes. Le sacerdoce doit être compris selon les lois qui régissent ce monde et qui sont celles du temps et de l'espace. On attendrait de MVP qu'il fournisse au moins quelques pistes pouvaot guider la réflexion à ce niveau, mais il faut presque forcer les textes et ils ne livrent qu'un maigre butin. On rétorquera que le Décret, dès son troi­sième numéro, présente la Condition des prêtres dans ·ze monde. C'était déjà trop tard pour rencontrer l'objectif que nous pro­posons. La dimension mondaine doit être intégrée dès qu'on parle de la nature du sacerdoce baptismal et de la Nature du presbytéral. Autrement, rien ne pourra empêcher de faire du monde une entité hétérogène au salut, à l'Eglise et au ministère.

3. MVP affirmait que l'unité du sacerdoce baptismal est une réa­lité qui est, à la fois, déjà réalisée et en état de croissaoce. Il évoque, par là, le difficile problème d'un sacrement (l'Eglise) qui ne peut révéler l'unité chrétienne des hommes que par et daos le monde du multiple. On sent que ce problème est au cœur des préoccu­pations conciliaires. Mais il serait inutile de vouloir dégager un modèle aothropologique qui permettrait de donner cohérence à des éléments apparemment opposés. Tout au plus peut-on parler d'un modèle qui se cherche, dont les chrétiens ont désormais la respünsabilité.

on p:rrle souvent est, malgré ·la Constitution pastorale sur l' :Église dans le monde de ce temps, encore tout entière dans les langes. Je ne peux pas dissimuler cette situation et je dirai donc, avec le courage du désespoir, ce que je peux dire» (:Écrits théologiques, DDB - Marne, t. X, 1970, p. 71).

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4., . Nous ,;ejo~gn~ns finalement une tâche qui a des chances de d~s1gner IImper:'hf le pl~s urgent ,de l'ecclésiologie. Notre Eglise n est pas que v1e-en-Espnt. Elle n est pas que réalité mondaine. Pas plus ne _J'aura-t-on .définie une fois qu'on aura accolé Esprit et I?on~e. Simplement Juxtaposés, comment ces deux termes ren­draient-ils compte de l'unité qu'ils sont dans une seule et même E~lise vécue? ?e gui ÎmJ=!orte s<?uverainement, c'est d'essayer de vmr c?mment 1 EgliSe est a la fozs et en même temps créature de l'Espnt et créature mondaine, unité et multiplicité. Seule une telle Eglise pourra être le fait des hommes que nous sommes.

. No?B avons donc circonscrit quatre zones de questionnement qm e':1gent que nous entreprenions, sur le sacerdoce baptismal un; .demarche plus expressément réflexive 66

• Un dessin global s~ ~rec1se dont nou,s J?Ouvons tracer la courbe générale. La vie chré­henne est une realité complexe : elle est sacrement du salut dans le monde, sacrement d'unité dans la multiplicité. Pour peu que chacun de ces pôles définisse la nature même du sacerdoce chacun mérite d'être analysé pour lui-même. Inévitable mouveme~t d'abs­traction (la foi vécue n'est pas salut ou monde unité ou multi­p~cité) qui s'a~è~e nécessair~ à ,une compréhdtsion critique du vecu .. « Cert?', ecnt H. Dumery, 1 analyste protestera qu'il s'efforce de frure reviVre les produits de chaque acte qu'il a soin de les ~attac?er à l'initiative d'où leur vient sens et' valeur ; c'est là une mtentlon louable ; mais c'est aussi avouer implicitement que l'érin­e~~ de vie est to.ujo~rs prise, de l'acte de synthèse. L'analyse révèle a1ns1, et sa fonchon msuppleable, et sa dépendance indéniable et sa grandeur et sa faiblesse.» 67

'

Mais ce long moment d'analyse doit déboucher sur une recom­position des éléments, une compréhension seconde de l'unité qui les soude. Ce sera l'acte de synthèse dont vient de parler Duméry, acte dont tout _Je prop":' est.~~ raviver ~l'étincelle de vie» qui permet une exiStence reconciliee, une existence qui ne soit pas écartelée entre des pôles concurrentiels.

66: D'où notre accord profond avec ces affirmations de J. COMBÈ'S: «Si en ~ute rrgue:ur ~e te~!lles, l'homme religieux peut se passer de philosophie ~our v1v_re sa f01, des qu il veut l'assurer, non en certitude de foi mais en plausibilité rat10nnel~e, en, _crédibilit~? dès qu'il veut chercher son accord' avec la pensée auto­nome, des qu 11 veut lmterroger au sein d'un établissement, d'une institution d'une :Église;, dè_s qu'il veut l'~tudier au niveau du magistère, cet homme est obligé de penser .re~eXIveme~t les ~sons de croire. Sans cela, il est à redouter que la foi la plus smcere ne v1enne a se corrompre» (Philosophie1 Théologie Religion RMM 3, 1965, p. 355). ' '

67. Philosophie de la 1'eligion, PUF, 1957, t. 1, pp. 38-39.

T UNE PROBLÉMATIQUE : SACERDOCE ET MINISTÈRE 59

Le schéma suivant dégage l'ossature de notre travail et indique la tâche qni nous reste :

second niveau (ch. II et III)

Complexité du sacerdoce baptismal

~ Sr Mor Perception première (ch. 1)

Analyse

premier niveau (ch. IV) Unité --f--+ Multiplicité

Compréhension seconde (ch. V) La vie chrétienne comme vie

Le schéma prendra pleinement sens au fur et à mesure que la réflexion progressera, mais il n'est pas inutile d'en souligner cer­tains détails. Les deux couples de termes qui seront analysés nous viennent de Vatican II. Les flèches horizontales veulent indiquer les liens qui se nouent à l'intérieur de chaque binôme et qui inter­disent de penser un terme indépendamment de l'autre. Les flèches verticales, quant à elles, montrent qu'il nous faudra voir comment les deux couples ne sont pas à un même niveau d'abstraction. Mais l'aspect le plus important est sans doute celui que marque la flèche descendante. En effet, si Vatican II met en place les éléments qui font du sacerdoce baptismal une réalité complexe, il ne dépasse guère la juxtaposition. Notre schéma indique plutôt que la vie chrétienne n'est pas définie par un seul terme, que la juxtaposition elle-même ne saurait suffire, et que la foi vécue est un va-et-vient incessant entre les pôles. L'enjeu essentiel de notre réflexion sera donc de comprendre le mouvement comme mouvement et de doter la réflexion d'un outil conceptuel qui empêche ce mouvement d'être immobilisé au profit d'un seul des pôles analysés.

Certains pourront regretter le fait que notre analyse va du plus abstrait au plus concret (du second au premier niveau), et ils n'auront pas tout à fait tort. Ces mots de U. Von Balthasar pour­raient formuler une première justification de la logique que nous avons adoptée : «Nous proposons le repli, le retour au centre. Non pas par résignation, mais pour regagner l'origine. Nous avons échoué sur les bancs de sable du rationalisme ; faisons marche arrière pour toucher le rocher abrupt du mystère. >>., Nous allons peut-être découvrir, effectivement, que dans le mystère chrétien l'Esprit constitue le « concret » ultime hors duquel tout le reste est «abstraction». Il ne faut pas oublier, par ailleurs, le mouve-

68. Retour au centre, DDB, 1971, p. 12.

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60 CONDITION CHRÉTIENNE ET SERVICE DE L'HOMME

ment inductif que nous venons d'effectuer.: notre réflexion doit con~uer d'être nourrie P~, ce que le. trava~ «exégétique» a pu fournir de ':a!a.ble. Un !rorsr~me appm P,?'t etre avancé qui, pour nous, fut deciSif. La theologre est elle-meme située dans l'histoire e~e se doit de privilégier certains aspects dont l'urgence est déter~ mmé_e par le contexte ecclésial de tel moment donné. Pour de m~trpl~ rai"';ns _qu'il n'est pas ~tile de détailler, il apparalt néces­s~re, au jour~ hm P!us que JamaiS, de montrer en quoi la vie ciiré­tr~e est dejà radrcalement justifiée de faire exister le salut. Le deroulement que nous avons adopté permettra de préciser ce point dès le prochain chapitre.

CHAPITRE DEUXIÈME

LE CHRÉTIEN, UN ÊTRE D'ESPÉRANCE

Tous les fidèles sont, par leur baptême, incorporés à un sacer­doce saint et royal dont l'Esprit lui-même· se porte garant : tel est l'enseignement le plus clair de MVP. Mais c'est aussi le premier élément dont il faille éprouver la consistance, car ce sont des hom­mes qui vivent ainsi de l'Esprit et qui ont la prétention de faire exister le salut dans cet aujourd'hui qui est le leur. La commu­nauté chrétienne «s'édifie avec des hommes, rassemblés dans le Christ, rassemblés par l'Esprit-Saint dans leur marche vers le Royaume du Père, et porteurs d'un message de salut qu'il leur faut proposer à tom. La communaUté chrétienne se reconnaît donc intimement solidaire du genre hmnain » (GS 1.1). A la fois « ras­semblés par l'Esprit-Saint » et « intimement solidaires du genre hmnain et de son histoire », comment les chrétiens peuvent-ils ren­contrer la mission qui est la leur de vivre l'Esprit parmi les hom­mes? Gaudium et Spes précise qu'il n'est «rien de vraiment huc main qui ne trouve écho dans le cœur » des chrétiens ( 1.1 ) . Mais sera-ce à la manière de l'écho que se renvoient les rochers? Faut-il voir deux blocs distincts (les . chrétiens et ... l'humain) , et imaginer qu'ils communiquent par quelque paroi externe sans être intérieu­rement compromis l'un par l'autre? En un mot : comment les croyants peuvent-ils accueillir l'Esprit en toute leur vie d'hommes et le dire par tous les engagements dans lesquels ils investissent lem.:s personnes ?

On soupçonne la gravité .des interrogations auxquelles la ré­flexion doit accepter de se confronter. Dès que le problème est

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62 CONDITION CHRÉTIENNE ET SERVICE DE L'HOMME

P<;.nsé en fonction de l'existence concrète, en effet, il se révèle ex­tremement ~omplexe et refuse les solutions simplistes. Nous affir­mons volon hers que le salut est déjà réalisé en Jésus-Christ et que les baptisés sont déjà établis comme sacrement de ce sal~t dans l'histoire. Est-il possible, cependant d'arriver à une certaine com­préhension anthropologique de ce 'salut en Esprit ?

Les textes que nous venons de citer laissent donc entrevoir les difficultés qui nous attendent. Ils mettent en relation des termes dont chacun est sans doute essentiel pour une juste compréhension de la vie chrétienne mais. qui nous interdisent aussi, a priori, de pr~ndre refuge dans l'espace, facilement identifiable, d'un langage umque. Nou~ ~e~ons d'aJ;>ord, articuler deux propositions appa­remment annthenques, pms degager, en un troisième moment le m<&e selon lequel l'univers chrétien pourra vivre et dire un s~lut qu il ne peu! porter que parce qu'il est avant tout porté par lui". Force et denuement. de !'espérance, dont le dynamisme prend sourc.e dans un Espnt qm annule, en les accomplissant, tous les appomts que le croyant se donne pour nommer l'Innommable.

1. La vie chrétienne n'est pas déterminée

L'attachement des chrétiens au Christ ressuscité est une adhé­sion de foi, et leur communauté reçoit sa cohésion d'un acquies­cement en Esprit au Seigneur de l'histoire. Cette affirmation Iimi­nair~ ne_sa~r:üt êtr; P'";ÏSe à la légère. «Tant celui qui admire~ q]le celm qm cnllque 1 Eglise apprendront ceci : ce qui distingue des autres les hommes qui constituent l'Eglise et la constituent réelle­ment, c'est qu'ils croient. Ils entendent être eux-mêmes une com­munauté de croyants. » 'lo

Pareille affirmation nous renvoie à un principe de vie sur lequel I'intellig~nce doit. r;fuser d'av~ir ,des prises immédiates. L'Esprit du, Cb;ist r?ssuscltt; se sou~tr~1t a toute entreprise qui aurait ]a pretenllon d en avmr la ma~tnse absolue, il se dérobe au contrôle

69. Reconnaissons, par souci d'honnêteté, à quel point nous sommes rede­vable, pour 1' éclair~iss_emen; de c:s données complexes, de l'œuvre qu'a produite S .. BRETON, Du Prtnctpe. L organtsation contemporaine du pensable, Aubier Mon­tru~e - Cerf - ~elachaux ~ ~iestlé - DJ.:?B (coll. Bibliothèque de Sciences .rehgteuses), 1971. L auteur lm-meme ne nous tlendr.a pas rigueur de cette dépen­dance _s'il est. vrai que,, selon ses pro~r:s ~ts, « les ~pports de la théologie et de la phtlosoph1e, au-dela de leurs VICISSitudes histonques se fondent sur leur commune référence au principe; et sur la nécessité,. pour ~hacune d'elles de faire appel à l'autre, en vue de réaliser son essence » (ibidem, p. 263) . · · '

70. H. KüNG, Z:P.glise, DDB, 1968, t. 1, p. 57.

LE CHRÉTIEN, UN ÊTRE D'ESPÉRANCE 63

de la conscience claire. Est-ce à dire, pour autant, qu'il est étranger à l'humain et n'importe pas à l'agir qui se voue à la transformation du monde ? La foi n'invoque-t-elle qu'un Tout Autre, et doit-elle se contenter d'une parole sans contenu humain qui, craintive de~ vaut l'Indicible, préférerait inviter à un silence dont l'absence de déterminations objectives témoignerait d'une attitude pleinement respectueuse du mystère ? Ne nous leurrons pas : ces questions vont droit à l'essentiel de la foi chrétienne. Quel Jésus-Christ vou­Ions-nous accueillir dans nos vies ? Recevons-nous quelqu'un dont l'Esprit nous dirige vers les tâches qu'attendent de nous le monde et l'histoire ? Ou notre acceptation du salut fait-elle que nous de­vons désormais nous absenter de l'univers, à la fois passionnant et ambigu, dans lequel la liberté humaine est toujours en train de se faire?

Nous sommes invités d'une manière pressante à mieux mesurer la portée des fondements christologiques que MVP a donnés au sacerdoce des baptisés. Ignorer un seul des éléments que suggère le décret, c'est défigurer irrémédiablement notre Seigneur et réduire le christianisme jusqu'à le rendre insignifiant.

En évoquant la sainteté éternelle de celui qui nous fut envoyé par le Père, on rappelle que Jésus-Christ n'est pas une sorte de sous-dieu que l'homme serait pleinement justifié de rejeter. Au contraire il faut, pour la santé même de notre vie, que nous nous remettions constamment en face de cet acte d'aiUour ineffable : Dieu lui-même a fait irruption dans l'univers des hommes, il a pris chair panui et pour des êtres de chair. X. Pannenberg a sans doute raison d'insister sur le fait que « quel que soit le jugement théologique qu'on porte sur la légende de la naissance virginale de Jésus grâce à l'Esprit de Dieu, il faut de toute façon en retenir l'idée que dès l'origine Jésus a été Fils de Dieu» 71

Une adhésion sans réticence à la divinité de Jésus ne doit pourtant pas nous empêcher de penser l'Incarnation avec tout le réalisme possible. Le croyant, sentant confusément la complexité non-maitrisable du mystère de Jésus-Christ (et peut-être aussi les

71. Esquisse d'une Christologie, Cerf (CF 62), 1971, p. 170. On retrouve la même vigueur d'affirmation chez K. BARTH: «Tandis que le premier article du Symbole décrit le Créateur en tant qu'il se distingue .absolument de tout ce qui existe, et la créature en tant que ·la somme de tous les êtres distincts de l'être de Dieu, le second signifie : Je Créateur est devenu lui~même créature. Lui, le Dieu éternel, est devenu non pas la. somme de toutes les créatures mais bien une créature» (Esquisse d'une dogmatique, Delachaux et Niestlé (FV 80), 1968, p. 104). Les derniers mots introduisent, avec tout autant de force, au réalisme avec lequel il nous faut penser l'Incarnation.

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conséquences que cette complexité entraine pour la conduite de sa propre vie) , est tou jours menacé par la tentation de glorifier Jésus trop tôt. Céder à cette tentation, c'est faire de Jésus un visiteur qui garde de telles distances vis-à-vis de l'histoire qu'on ne voit pas en quoi l'histoire est compromise par lui. Corrélativement, le christianisme prend vite l'allure d'une invitation sournoise à déser­ter le monde où l'homme se fait, et les chrétiens deviennent les grands absents de ce vaste chantier qui mobilise les forces vives de leurs frères. Reconnaissons plutôt « le lieu où la vie du Verbe jaillit pour l'humanité : dans ce qu'il y a de plus terrestre et de plus infime dans le Christ, dans sa chair» 72

• Le Fils n'est pas devenu l'homme en général : il fut cet homme qui avait nom Jésus de Nazareth. Seuls la vigueur et le réalisme permettent à la conscience croyante de retrouver Jésus comme événement uni­que. L'amour du Père a voulu que le salut prenne la forme d'un événement historique, irréductible, indissolvable, et la foi exige du baptisé qu'il se définisse par rapport à un homme concret. Si l'agir humain peut prétendre avoir son sens dernier, ce n'est pas que l'histoire peut, en toute hypothèse, se sauver elle-même, mais c'est à cause d'un fait qui s'est appelé Jésus. De telle sorte que la foi, loin de prôner la fuite hors du monde, propose une loi qui s'inscrit dans la coulée de la loi d'Incarnation : c'est dans l'histoire que l'homme se sauve, c'est en faisant l'histoire qu'il entre dans le dessein de Dieu sur le monde et l'humanité".

Mais pour percevoir comment tout homme (de toute l'histoire) est lié par cette loi, il est nécessaire de redonner à la Résurrection la place capitale qui est la sienne dans le mystère chrétien. A la Résurrection, « la sainteté de Jésus, œuvre du Pneuma, devient visible jusque dans sa corporalité » 74

• Il faut insister sur le fait que c'est l'humanité de Jésus qui est glorifiée, car nous avons de fortes chances de trouver là le non-négociable de la foi chrétienne. Le cheminement terrestre de Jésus n'est pas qu'une longue paren­thèse entre deux moments qui, eux, auraient une portée salvifique

72. F.~X. DURWELL, La résurrection de Jésus, mystère de salut, Mappus, s• éd., 1963, p. 31.

73. Dans -le vocabulaire qui est le sien, }.-B. METZ reprend le même principe lorsqu'il affirme que le rapport du croyant «au monde consiste à continuer dans la foi la descente de Dieu dans le monde, l'adoption libératrice du monde en Jésus-Christ. Le rapport au monde du croyant ne réside donc pas primitivement dans une affirmation de sa différence avec le monde ; il devra au contraire achever de l'intégrer dans la foi et de lui donner sa mondanéité » (Pour une théologie du monde, Cerf (CF 57), 1971, p. 51).

74. H. MÜHLEN1 L'Esprit dans l'P.glise, t I, p. 298.

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(la Filiation et la Glorification) '". C'est ce cheminement que ratifie la Résurrection. Il a été vécu dans l'obéissance, par quel­qu'un qui a accepté jusqu'au bout de se recevoir de Dieu, et il nous révèle, en cela même, la vraie nature de Dieu qui est un père pour nous. C'est ce Jésus obéissant qui est glorifié pour l'éternité et qui, dans sa victoire sur toutes les limites, nous donne de vivre ce que nous sommes devenus en lui : fils-pour-le-Père et frères-de­tous. Ainsi donc, «ce n'est pas la Toute-Puissance de la Divinité, fondée sur l'unité ontologique entre Jésus et Dieu, qui règle notre filiation, mais la manière dont l'homme Jésus l'a vécue historique­ment. ( ... ) La médiation de l'homme Jésus dans notre relation au Père signifie que cette relation n'est libératrice que dans la mesure où elle est vécue dans la perspective de résolution du complexe d'Oedipe. Renoncer à être imaginairement le Père, c'est le recon­naitre et accéder à l'existence pour les frères.>> 16 Voilà dans quel mystère nous sommes baptisés. Voilà également pourquoi la mis­sion qui est confiée à tout chrétien, et qui est radicalement justi­fiée en Jésus ressuscité, est une mission d'amour. Etant désormais un homme parfaitement pour le Père et pour les hommes, Jésus­Christ atteint quiconque, à tout moment de l'histoire, s'efforce à l'amour. La vie nous est donnée pour que, fils d'un même Père, nous fassions tomber les barrières, disparaitre les égoïsmes forcenés, s'ériger la grande fraternité des hommes.

Ces affirmations christologiques font peut-être jaillir plus d'in­terrogations qu'elles n'apportent de réponses qui satisfassent plei­nement l'esprit". Mais en posant un rapport certain entre la foi chrétienne et la marche des affaires du monde, elles suffisent au propos qui est ici le nôtre. En vertu de leur foi, les chrétiens peu­vent et doivent faire exister dans le monde des libertés humaines le sens que l'humain reçoit, en toute grâce, de Jésus-Christ. Nait

75. À -la suite de C. DUQUOC, nous voudrions donc protester contre le faît que «trop souvent l'unicité de Jésus, son universalité sont immédiatement reportées à son titre le plus transcendant : Fils de Dieu. Cette hâte à fonder la Médiation universelle de Jésus sur sa filiation divine élimine le rôle joué par son humanité_. Il suffit de reconnaître qu'il est Dieu, on ne recherche pas comment l'homme Jésus, être historique limité, supporte un destin si universel sans qu'il ne lui soit pas extérieur» (Christologie, Cerf (CF 29), t. 1, 1968, pp. 187~188).

76. C. DuQUOC, Christologie, Cerf (CF 67), t. Il, 1972, p. 342. 77. Comment parvenir- à une certaine compréhension anthropologique de la

vie chrétienne sans en dire (serait-ce maladroitement et d'une manière trop rapide) les fondements christologiques ? Notre p~ojet n'étant pas d'élaborer une christologie, on comprendra notre volonté d'éviter l'exploration des diverses façons de comprendre· le Christ. Nous évoquons ce qui semble essentiel à 1a foi chrétienne, quitte à laisser aux spécialistes le soin d"articuler ces données en des christologies cohérentes.

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alors une interrogation qui est de souveraine importance dans l'éla­boration d'une anthropologie chrétienne, et c'est celle du comment.

Comment le dessein de Dieu, achevé dans le Christ, influe-t-il sur nos projets d'hommes ? Sera-ce en définissant un contenu ob­jectif précis aux tâches qu'il nous faut assumer ? Certains le vou­draient, qui recherchent en Jésus le modèle humain à imiter, et dans les évangiles la solution aux problèmes les plus immédiats que la vie ne cesse de proposer à nos libertés. Il semble bien qu'une telle «objectivation>> trahit le Christ et la foi. Elle fait que le christianisme se détériore en moralisme exsangue, code d'éthique étriqué que dévalorise la nouveauté incessante de la vie. Mais au­delà d'un air d'étrangeté qu'elle donne à la foi, elle porte atteinte au mystère même du Christ. L'humanité glorifiée de Jésus est et reste la seule forme parfaite de présence-au-monde. Mais elle reçoit cette valeur_, infinie par la résurrection qui, dans l'Esprit, fait jus­tement éclater en les accomplissant toutes les limites spatio-tempo­relles du Nazaréen. Réduire le christianisme à n'être qu'un en­semble de lois bien articulées, c'est également réduire le mystère du Christ en laissant le Fils prisonnier des limites historiques qu'il avait pleinement assumées. C'est remettre notre Seigneur dans ce tombeau dont il est pourtant sorti en vainqueur. Et c'est, finale­ment, admettre l'échec du projet salvifique en confessant la vic­toire de la mort sur la vie. -Tout se tient. Si la vie chrétienne n'est que.la «répétition>> de choix humains que Jésus aurait lui-même posés, elle se condqmne à l'immobilisme dans un monde qui n'est pas identique au monde de Jésus. Si, par contre, elle est vraiment justifiée en Esprit, on comprendra qu'il est injurieux de vouloir la limiter à n'être qu'un mode bien particulier de présence-au­monde .. Qu'elle ait à se donner une existence concrète en des choix précis, nqus reviendrons lon~ement là-dessus. Mais qu'on la limite à n'être que ces choix, c'est du même coup tenir l'Esprit prison­nier des frontières étroites de tout choix humain. On le voit bien, par exemple, lorsqu'il est question d'un engagement chrétien en politique. « La foi, écrit A. Laurentin, ne détermine pas les solu­tions sur ce terrain. L'erreur commune aux intégrismes de droite et de gauche, c'est de penser que la foi détermine des modèles, positions et solutions politiques. C'est outrepasser la fonction de l'Evangile. La ligne politique d'un chrétien ne constitue pas une politique chrétienne, on n'a pas le droit de confisquer l'étiquette à ce nivèau. » 78

Faut-il, dès lors, proposer que les fidèles définiront leur identité en faisant leur un système de «valeurs>> qu'on qualifiera de chré-

78. Nouvelles dimensions de l' espéfance, Cerf, 1972, p. 135.

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tiem;es <;t qui 1~ démarqueron.t .Par rapport à ceux qui n'adhèrent ~ ~ J esus"Christ ? Il faut cntlquer et rejeter tout autant que la precedente cette nouvelle e~treprise. « En fait, écrit R. Crespin, toutes les valeurs sont humames et naturelles et si certaines peu­ven~. être d~tes chrétiennes, c'est dans la ~esure où elles sont chOisies et_ vecues par une conscience chrétienne sans contradiction a~ec la. fOI.» 79 ~otre rejet n'est donc pas refus de reconnaître les d!r;>ens.10'!s huma:mes de l'acte de foi. Il répond plutôt à la volonté qui dmt etre celle, de tout.e c~nscience ,croyante de ne pas réduire la ,PB"S?nne de J e~us-C,h~t a un systeme abstrait, aussi sublime q.u1l ~mt : « ~~ fm chre!1enne consiste essentiellement dans l'adhé­SIOn a. une reference universelle unique, mais vivante et non plus abstrrut~, car c~tt~ r~férence c'est le Christ en Personne. » 80 Nous r;connaiBsons amsi .1 1n~tance qui, seule, permettra au chrétien de s :""~cher aux fascm:t10ns de l'immédiat et lui permettra d'être te~om, au ct;eu~ me~e de~ limites humaines, d'une vie qui a vamcu tout<; limite. S~non, c est l'adhésion de foi qui est mortelle­~ent .touchee e! se Vld<; d~ soufl!e que devrait entretenir en elle 1 Esl?nt . ?u Ch!""t : « redmre cette adhésion au choix de valeurs partlcuh~res, n est-~e pas réduire du même coup le Christ à un ~:;ts parh~uher, mats homogène, à un exemple parmi d'autres de II?-Ca~atlon ~t de la pr~po~ition de .v~le~rs plus universelles que !~1-meme ? N est-~e. pas redmre le christiarusme à une forme parmi d, autres de la r~hg10n des v~~urs ? >> 81 Une fois de plus, Je désir d enfe~er la fm en des frontleres que la raison pourrait aisément p;rrcounr po~te attein~e au ~ynamisme de la foi parce qu'il a, d abo~d, tr~ le myst~~e chnstologique en remettant le Seigneur sous 1 empnse de ce qu1! est venu libérer. <

, Reste la convic~on que le salut ne peut manquer d'influer sur 1 ei_Ig";geme~; humain_. Et 1~ ques.tion du comment rebondit. Ce qui vien! d etre refuse nous Interdit une certaine orientation · une ~utre V?Ie, en m~m~ temps, s:ouvre à la réflexion. Si l'Esprit 'valo­nse plemement 1 ag1r des fideles du Christ, c'est lui qu'il faut re­n:~uver, a.u ca;u: même des engagements, comme condition der­mere. ( e~ :mmed1ate) de tout mode de présence-au-monde. Vision de f?1, evide':"ment, qui ve~t rappeler que « tout ce que l'Eglise possede en fait de ~e~sonna!zté, et de nature, elle le tient du Christ, dont elle est la plenztude JUStement parce qu'il a déversé en elle (et en tant qu'elle l'est) sa propre plénitude>> 82

, L'Esprit que Je

79. 80. 8!. 82.

In I!~glise et l'incroyance, Epi. 1969, p. 29. Loc. cit., p. 30. Loc. cit., p. 30. H.·U. VoN BALTHASAR, La gloire et ltt croix, Aubier, t. I, 1965, p. 472.

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Christ << déverse » sur les chrétiens les constitue en « plénitude ». C'est donc qu'il libère radicalement la liberté _chré~ienne et l'~abili~e à faire exister le salut dans le monde. Lom d enfermer 1 Espnt dans les limites de tel choix particulier, la foi doit le reconnaltre comme étant celui qui valorise tout processus hi~torique ?e Iib~­ration. II est, fondamentalement, liberté de toute lzberte quz se fazt, amour de tout amour qui cherche à exister et à se dire. II ne déter­mine pas un contenu objectif précis à l'agir : il répond person­nellement de la genèse même de toute libe;té ". L<;s chréti<;ns res­tent strictement responsables de leurs chmx humams. Mrus dans la mesure où ils travaillent à libérer l'homme, leur engagement est accompli dans l'Esprit de celui en qui l'homme est déjà libéré. Si les chrétiens forment un sacerdoce, c'est qu'ils dépendent en leur être le plus profond de l'Esprit du Christ Messie, et que cette dé­pendance fait d'eux un corps messianique. Ils ne sont pas sacre­ment du salut par la vertu d'un choix qu'ils pourr~ient "!fectuer entre plusieurs et qui porterait la certltu?e de dire clarrem~t J'Esprit du Seigneur ; on n'a pas plus défim ce sacrement une fms qu'on a additionné tous les engagements des croyants. Au cœur des engagements, mais aussi au-delà, il faut sa':oir lire la présence de l'Esprit qui est l'ultime principe personnaliSant du sacerdoce saint et royal.

L'Esprit du Seigneur Jésus transforme les « êtres de chair» (telle est sa mission souveraine) en « hommes spirituels » (1 Co 3.1). Il dispense avec générosité !~s.« d,ons supérieu~>> (J_ Co 12.31) de foi, d'espérance et de chante, grace auxquels il« habite» (Rom 8.11) en nous, «se joint à notre esprit» (~om 8.16) et <<crie en nos cœurs>> (Ga 4.6). En c~la resplendit. la _r~dicale « nouveauté de l'Esprit » (Rom 7.6) ; Ii est « Espnt vlVlfian~ » (1 Co 15.45), lieu d'une communication vivante avec Dieu pUIS­qu'il nous livre<< les secrets de Dieu>> (1 Co 2.10ss) et nous donn~ de l'appeler par son nom : Père (Rom 8.15 ; Ga 4.6). Source qm

83. Nous mesurons 1'enjeu d'un tel pré-jugé chrétien. Il soulève, entre plusieurs autres, le difficile problème de l'unité qui peut être vécue avec le Christ et- rÉglise par ceux qui ne reconnaissent explicitement ni le Christ ni l'Église. Aussi n'est-il pas inutile de préciser que notre entreprise porte expressé~ent su; les conditions d'existence -d'un croyant qui s'efforce de donner cohérence a sa. fol. À l'intérieur de ces limites, notre raisonnement rejoint -les positions de P. GAN!'!'B : « Si l'on comprend, par exemple, comme on peut le montrer à partir des sources de la foi chrétienne, que le Dessein de Dieu est la genèse de;.l'h?mme, d~ l'homme comme liberté (cf. s. Paul_), on pourra admet-tre·_ que l'Evangile, .PUlSSanc~ .de libération, rencontre l'option politique, l'initiative historique (créatnce du m1he? humain, de civilisation et de culture), et (mais) ne peut pas, par nature, se substi· tuer_ à elle, pas plus que lui demeure-r extrinsèque» (Esprit 10, oct. 1967, p .. 643) ·

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ne< sera jamais tarie, sa perso:r;t11e, dans la mesure- où elle interdit justement aux chrétiens de s'abandonner aux emprises du déter­miné, apparait d'abord comme le néant de toute détermination. Cette perception négative de l'Esprit, même si elle déroute l'intel­ligence en la déboutant de ses certitudes vérifiées, est la seule qni permette de respecter le jaillissement surabondant de l'Esprit : celui-ci libère la liberté en autant que, déployant sa propre géné­rosité au-delà de toute détermination, il est don, gratuité, préve­nance qui assure à la fois la venue et l'accueil. Voilà ce que vou­draient expliciter les deux propositions suivantes :

a. L'Esprit, grâce auquel les chrétiens existent comme libertés dans le monde du déterminé, n'est pas lui-même liberté déterminée

Ce prenùer principe veut respecter, d'un même élan, le jaillisse­ment intarissable de l'Esprit et l'activité originale de toute liberté chrétienne. La « nouveauté de l'Esprit » (Rom 7.6) serait répéti­tion et non re-création, si le même- ne produisait que du même .si l'agir déterminé des chrétiens et l'activité de l'Esprit n'étaient ~ue les deux fractions d'un monde homogène. Dans une logique de l'identité, rien de nouveau ne peut être produit ; le salut ne sauve pas vraiment puisque le libérateur reste défini par ce dont il libère. La liberté chrétienne, par ailleurs, perd toute créativité et sa res­ponsabi_lité est un leurre, car son activité n'est que reflet, réduction et trahiSon par surcroît, d'une sorte d'état antérieur qu'aucune nouveauté ne peut surprendre sauf celle de l'infidélité.

L'Esprit, pour qu'il soit le libérateur de nos libertés, refuse tous les attributs selon lesquels l'homme voudrait définir son excel­lence. Il nous donne d'aimer, mais il n'est rien de nos amours humaines et il n'a rien d'elles. Le nommerons-nous Amour? Cette personnalisation, si elle satisfait notre désir d'un Dieu qu'aucun égoïsme ne limite et dont l'être est négation de ce qui nous aliène, risque d'être toujours la projection de notre capacité d'aimer et, pire ençore, l'alibi qni prétend excuser les absences de notre propre amour. Au-delà du déterminé, au-delà également de la genèse dans laquelle tout homme se réalise, il est aussi bien au-delà de l'amour. La liberté chrétienne serait ainsi comme le symbole d'un Esprit qui laisse à l'homme la responsabilité de ses amours tout en lui donnant, par grâce d'inhabitation ce dynamisme indéte:..mné qui lui permettra de faire exister I'hi~toire de la liberté libérée. Source vivifiante, il sauve maiS n'empêche pas l'homme d'être, à son tour- et en toute vérité, source de libération.

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b. L'Esprit est étranger à tout ce que connotent les termes « modèles» et« système de valeurs»

Sur la poussée de la première, cette seconde proposition reprend le refus que nous exprimions plus haut de faire du mystère christo­logique un modèle pour la liberté ou un système de valeurs qui la définirait comme chrétienne. Si l'Esprit du Christ n'est rien de la liberté, celle-ci ne préexiste pas en lui. Or c'est justement sur cette notion de préexistence que se greffent celles de modèles et de sys­tème de valeurs. L'Esprit n'est cependant pas une- sorte de réserve, dont on admet théoriquement la transcendance, mais qu'on détruit comme au-delà dès qu'on permet à la liberté chrétienne de puiser en lui les formes de son existence historique. En refusant la pré­existence, on condamne donc également ces réflexes utilitaires. Non pas qu'il faille nier aux modèles et aux valeurs leur fonction irremplaçable dans une conduite humaine de la vie de foi. Là n'est pas la question. On neutralise seulement le mouvement qui vou­drait les projeter dans l'absolu de l'Esprit ; ce même mouvement, en effet, interdit en retour de voir que modèles et valeurs sont de véritables créatures de la liberté. L'Esprit les dépasse, mais c'est afin que le chrétien reste responsable de son amour et souffre de ne jamais aimer assez. Il ne les nie que pour livrer le chrétien à ses conditions de possibilité.

Seul un respect absolu pour la transcendance de l'Esprit justifie le caractère négatif qui marque le premier temps de notre analyse : «la vie chrétienne n'est pas déterminée». Cette position apparem­ment excessive _cesse de surprendre quand on la situe dans un con­texte où l'Esprit s'affirme souverainement comme négation de toute détermination. Que faisons-nous d'autre, en effet, que de tirer les conséquences, au plan de l'existence chrétienne, de la lo­gique instaurée par la mort-résurrection de Jésus-Christ? L'Esprit du ressuScité, parce qu'il n'est rien de déterminé, s'échappe de tout acte humain qui prétendrait dévoiler son identité. Il récuse même le langage qui, reconnaissa'nt ses limites, penserait vaincre celles-ci et dire le salut en se satisfaisant d'affecter du signe «plus» les paroles qu'il profère : l'agir chrétien serait humain, mais révé­lerait l'Esprit en s'adjoignant un certain coefficient positif. Au-delà de notre. amour, l'Esprit n'est pas une liberté supérieure, ou -une puissance amoureuse informe qui serait enfouie dans l'histoire et resterait en attente de son expression historique. Puisque les chré; tiens doivent en témoigner par toute leur existence, ils doivent, eux aussi, recourir au langage de la négation. Mais cette négation risque d'être mal ·comprise et mal vécue ; on peut n'en point soup­çonner la grave beauté, ignorer la dynamique qu'elle instaure.

r LE CHRÉTIEN, UN ÊTRE D'ESPÉRANCE 71

Pour ?~viner la fonction primordiale qui est la sienne, il importe de preciSer la double nature de ce discours négatif.

Si je dis « la vie chrétienne n'est pas déterminée » et « la vie chrétienne est non-déterminée », on est en droit de penser. que mes deux propositions désignent le même vécu et prononcent sur lui un. même jugemen~; Il faut quand même distinguer le << ne pas » qm, dans la premtere, affecte le verbe, du « non >> qui dans la seconde qualifie le prédicat. Les deux formules, en effet, ne ré­pondent pas à la même intention et n'expriment pas un sens iden­tique. La première proposition veut accentuer l'acte de nier : la vie chrétienne refuse et refusera toujours de se perdre dans la dé­termination. Refus dont la radicalité est mesurée par celui-là qui do~ne à la liberté, cr~yante son pouvoir de négation, l'Esprit du Seigneur. Cette negation rappelle sans cesse au chrétien l'ascèse qui lui est nécessaire s'il ne veut pas devenir prisonnier des déter­minations qu'il se donne pour exister. Mais elle le remet aussi de­vant ses ':obies responsabilités : la négation traduit l'indépendance de I'Espnt par rapport à tout ce qui est limité et la participation du croyant à cette liberté souveraine. L'Esprit à travers cette acti­vité négatrice, exerce sur le chrétien son pou~oir libérateur et lui permet de tendre, au-delà de tous les modèles, de toutes les valeurs et de tous les systèmes, vers l'indéterminé du salut. La seconde p;oposition a une autre signification. Si le « non » qualifie le pré­dicat, c'est bien qu'il détermine le sujet en rangeant la vie chré­ti!'nne p~ le~ réalités indéterminées. Logiquement, je retire la v1e chrehenne dun ordre donné pour la situer dans un autre. Une né_gation de ce type est toujours qualification du sujet lui-même. Ici, elle remet la liberté croyante devant un horizon iilimité : aussi longtemps que cette liberté existera dans le monde des limites elle n'aura jamais fini de traverser ces linùtes. C'est eil cela seul~ent qu'elle pourra témoigner, en rappelant à l'homme qu'il est «plus» que ce dont il se satisfait trop volontiers de celui qui est source éternellement jeune et éternellement jailli~ante. L'au-delà. est res­saisi par la conscience comme un plus qui arrache au moment présent et consacre à la libération d'une liberté qui est toujours devant. · · ·

On déplore souvent le fait que l'Esprit semble dangereusement abs':"t de la théologie et de la vie. Effectivement, la théologie et la vœ sont bouleversées dès lors qu'on reconnait sans réticence leur dimension pneumatique. Nous le mesurerons progressivement. MaiS ~ous pouvons d~jà établir ':'n principe dont les conséquences pra­nques sont mulnples, et qm prend les allures d'une évidence lors­qu'on le comprend selon les perspectives que nous avons essayé.

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72 CONDITION CHRÉTIENNE ET s·ERVICE DE L'HOMME

d'ouvrir. Si l'Esprit répond personnellement de la liberté croy~te, s'il est l'ultime condition de possibilité d'un engagement chrétien dans l'histoire c'est que la vie chrétienne n'est pas« quelque chose» qu'on pourrait clairemen! délimiter et dont o~ ~o~rr:üt ~éfinir les frontières en l'opposant a « autre chose». Realite histonque, elle n'existe pas hors des conditionnements qui sont ceux de toute réalité historique. Ce qui veut dire, à toute fin pratiqu~, qu'en se posant elle devient tel choix plutôt que tel autre. Ma1s peut-on, pour autant, l'identifier aux déterminations de ce choix 84 ? Justifiée en Esprit, elle n'est rien de déterminé ;, a~t~nt di~e qu'elle n'f'!t pas définissable. L'enfermer da':" une d~fimtion qm. en. assurerait la maitrise intellectilelle, ce seraJt la chosifier et la detrmre comme vie dans la plénitude de l'Esprit 85

• La vie chrétienne, dont le Christ a mérité qu'elle porte vraiment le salut, se refuse donc à ce qu'on ait sur elle des prises aussi immédiates"".

Ce premier langage sur l'Esprit et s?r la vie_ en Espri~ pa_ratt bien être le plus noble qu'un croyant pmsse proferer. La negatwn, même lorsqu'elle qualifie la vie, lui donne souffie, respiration, élan qui soulève les engagements historiques. Elle nous rappelle que ceux-ci tout en étant strictement nécessaires, font sombrer dans l'illusio~ s'ils se referment et, bouclant 'sur eux-mêmes, effacent la distance qu'il leur reste à parcourir et qu'ils n'auront jaJUais fini de combler. Mais les négations, dans la mesure où elles partidpent du << rien» de l'Esprit, risquent d'éloigner les chrétiens de leur monde humain et de l'œuvre qu'ils doivent y accomplir. Aussi nous faut-il parler un autre langage qui sera celui de la positivité.

84. Tentation qui semble guetter tous les croyants : depuis ceux qui conti. nuent de rêver à une grande République Chrétienne, jusqu'aux nostalgiques de cet âge d'or qu'auraient été les temps du latin liturgique !

85. Nous avons déjà dit que la foi échappait à la conscience claire. Toute parole de foi, dès lors, app.ara!t elle~même irréductible et non maîtrisable .. « Alors que le discours du savoir ne· vise· qu'à une réduplication du réel, à sa repriSe dans le milieu d'une parole compréhensive, la parole de la révélation et la parole corrélative de la foi font exister, par leur vertu propre, une réalité nouvelle, l'œuv~ du salut, dont le sens n'est réductible ni à celui du logos, ni à celui de la phusis, ni à celui de l'action, ni même _à c:lui_de la vie universel!e» 0: '!A­DRIÈRE Z:articulation du sens. Discours screntifique et parole de for, coéd1hon, Bibliothèque de Sciences religieuses, 1970, p. 187. C'est nous qui avons souligné).-

86. Dans le mouvement de cette logique, on comprend les réserves de H. MÜHLEN: «Par formule ecclésiologique fondamentale nous n'entendons pas une définition proprement dite de l'Église, ni non plus une simple description. Une définition (au sens de définition formelle) se constitue par l'indication du genre et de la différence spécifique. Beaucoup de théologiens contestent la possibilité d'une telle définition de -!':Église» (L'Esprit dans l'Eglise, t. I, p. 15).

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LE CHRÉTIEN, UN ÊTRE D'ESPÉRANCE 73

2. La ·vie chrétienne est déterminée

Le cltrétien reconnait que seule l'humanité glorifiée de Jésus­Christ accomplit le salut, et reste l'instance, unique et dernière, en laquelle se résolvent tous les efforts historiques que les hommes accomplissent pour se libérer. Mais l'adhésion de foi invite-t-elle pour autant à émigrer hors de notre monde ? Loin de n'être qu'un rêve flou, elle doit prendre sens pour l'homme chrétien et avoir des répercussions sur la conduite de sa vie humaine. En refusant toute mainmise totalitaire (intellectuelle ou autre) sur la vie, nous rejetons certaines façons de voir qui n'ont de chrétien que le quali­ficatif qu'elles usurpent. Mais ce ne peut être suffisant. La foi en l'Esprit du Christ ne permet pas que d'éviter les chutes en des appropriations plus que douteuses. Elle doit renvoyer à la vie et à ses engagements.

Il est des convictions que nous ne tiendrons jamais avec assez de force, qui sont autant d'actes qui accusent nos inerties. Celle-ci, éminemment : «Jésus-Christ n'a pas craint d'entrer dans l'histoire et de s'y faire assassiner, alors que nous entrons souvent dans la religion pour faire l'économie de l'histoire et des mortifications qu'elle nous impose. »" Celui auquel le croyant adhère par toute sa personne remet donc chacun devant sa pleine responsabilité. J,.,a foi chrétienne ne peut être, en aucune manière et sous aucun prétexte, une invitation à déserter le monde, car la foi en un Dieu qui ne reconduit pas l'homme à son humanité n'est pas une foi chrétienne. Toute la personne de Jésus-Christ, en effet, rappelle avec quel sérieux il faut que les chrétiens acceptent et fassent Phis­toire. Ce que nous sommes silrs de vivre dans la foi, ce salut que nous accueillons comme une grâce, c'est dans notre monde que nous- avons à le faire exister, devrions-nous y rencontrer la «mor­tification». Si le salut est réel, il est vécu dans les limites 88 d'une vie qni est historiquement située. Le Christ, autrement, ne rend pas possible le retour des hommes à Dieu, et ils échappent à la seule offrande qui soit pleinement agréée par le Père.

A considérer trop exclusivement la pureté de la foi, on peut passer à côté de la seule foi qui pnisse concrètement exister. Il ne

87.- R. DE MoNTVALON, Esprit 10, p. 634. 88. L'idée de limite veut rendre compte de ce qui, dans la vie concrète, fait

que la situation historique des fidèles ne peut pas dire adéquatement la plénitude qu'ils sont en Esprit. Pour de bonnes réflexions sur la «limite», voir S. BRE'rON, Approches phénoménologiques de l'idée d'être, Vitte, 1959, pp. 20-21, où l'auteur dit en particulier : (( La limite est nécessairement relative à un sujet, que son acte n'épuise pas, et à un au-delà auquel s'étendrait, de droit, l'amplitude potentielle de ce sujet» (p. 20).

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suffit même pas de dire que le croyant est « lié >> à un monde qui semble le limiter. Pour peu que la foi n'ait pas, au-dessus de lui, une sorte d'existence autonome qui ferait fi des vicissitudes de l'humain, il est limité, déterminé, lui-même essentiellement marqué par le temps et l'espace". Le salut échappe aux hommes de chair et de S'lng si son mystère ne les rejoint pas dans et par ce qui fait leur monde.

Nous devons donc avancer une seconde proposition qui, selon toutes les apparences, entre en contr'ldiction avec celle que nous avons d'abord tenue, et dont l'introduction dans la problématique chrétienne explicite le paradoxe de notre vie. « En un sens, écrit F. Dumont, il n'y a pas de propositions proprement chrétiennes sur les sociétés puisque la foi récuse les lois de ce monde ; m'lis en un autre sens, ce refus lui-même et l'éclairage qu'il donne suggère des attitudes et des formules quant à la vie collective. Nous som­mes devant l'une des figures les plus nettes du paradoxe qu'incarne le christianisme ; c'est au nom des impératifs les plus tr'lnscendants que la foi peut inspirer des aménagements de la terre. >>

90 Ne pé­nétrons-nous pas dans une impasse dont nous risquons de ne jamais sortir? Le problème nalt de la vie avant que d'être théologique, et heurte quiconque ne veut pas se contenter d'un engagement qui soit informe et sans contenu. Reconnaissant que la foi ne dicte aucun choix ou comportement qui pourraient dire en clair le salut, le chrétien ne veut pourtant pas d'une foi qui serait étrangère à l'humain.

Le paradoxe deviendrait absurdité si nous pensions avoir tout dit de l'Esprit lorsque nous avons affirmé qu'il était néant de toute détermination. Le chrétien, en effet, resterait déchiré entre deux impératifs contradictoires puisque l'humanité ressuscitée de notre Seigneur ne dissiperait pas d'elle-même la contradiction. C'est là qu'il faut d'abord regarder, avant même que de considérer l'en­gagement vécu des chrétiens. Deux autres propositions sont néces­saires à une juste compréhensiOn de l'économie salvifique instaurée en la personne de Jésus-Christ.

a. D'un Esprit qui ne reprendrait pas l'humain rien ne procéderait, si ce n'est un salut sans visage humain

Pour bien évaluer cette première proposition, il est nécessaire de refuser d'abord deux énoncés qui empêchent de voir comment

89. Le prochain chapitre reprendra une discussion plus serrée de ces pro­positions.

90. Un nécessaire engagement dam l'histoire, Maintenant 89, oct. 1969, p. 233.

LE CHRÉTIEN, UN ÊTRE D'ESPÉRANCE 75

le Christ, et lui seul, réconcilie toutes choses : l'énoncé qui veut que l'Esprit du Christ ne soit rien de ce qui procède de lui, et l'autre selon lequel de l'Esprit ne procéderait que du spirituel.

Si_ l'Esprit n'est rien de l'humanité du chrétien qu'il sauve, on ne vmt pas comment on pourrait en parler comme du Libérateur. Il est deux façons de s'enfermer dans cette position qui fait injure au salut chrétie:". Ou. bi~n on dit _que l'Esprit, parce qu'il ne peut prendre sur lu1 les limites hummnes, ne saurait exister dans le monde de la détermination, et on oblige le Christ à être un étran­ger par rapport au vécu humain des chrétiens. Ou bien on fait de l'Esprit un accomplissement « par excès » et on donne de cet excès deux ,~nterpré~ations. Selon la première,' l'Esprit est tellement « plus >> qu Il prodmt un salut dont il est impossible de donner une transp~ition historique. La seconde, quant à elle, prend l'exact col!trepied .et force l'Esprit du Christ à façonner un agir historique qu1, en meme temps, sera « plus » que ce que l'histoire humaine peut produire d'elle-même. Les conséquences évidentes de l'une et de l'autre interprétations nous font conclure à l'impossibilité de ~~fiiûrl'E~prit comme.~ excès». L'agir. des chrétiens est, d'une ma­mere ou dune autre, stnctement responsable de l'Esprit du Seigneur.

Faudra-t-il dire que cet agir, pour porter l'Esprit, doit être un agir tout << intérieur » et « spirituel » ? L'irrecevabilité du second énoncé est manifeste, puisqu'il affirme, de manière équivalente 9u'u1! agi; hu~ai~ (!':" chrétiens restent des hommes) pourrai~ etre Identique a 1 Espnt : nous retomberions alors dans l'homo­généité que nous rejetions plus haut. Ne disparalt donc pas la né­cessité de distinguer Esprit et liberté chrétienne. S'ils ne se distin­guent pas, en effet, le salut n'est pas gratuit et la libération chré­tienne n'est plus un don. Mais si les deux se distinguent, ce ne peut être qu'en vertu d'une différence. Or il n'y a pas de différence S'lUS détermination. Pour que l'Esprit et la liberté se différencient il faut _que chacun soit affecté d'une détermination qui marqu~ son ~aractère propre, et que les deux participent d'une détermi­na~on qui soit commune, puisqu'on distingue toujours en vertu de ce qui unifie. L'Esprit ne libère pas le chrétien en le retirant d'un monde humain limité et déterminé ; d'autre part nous venons de . ' montrer comment d'un Espnt pur de toute détermination aucun "~ h~main n~ .s~u;ait ~ui~re. Il résulte qu'il faut affecter I'Esprit­nen dune positlvlte qm lm permette de ramasser en lui toutes les dét-;rminations. que les chrétiens ,d?nnent au sruut dans le temps et 1 esp"?' qm so~t _les, leurs. D o:' une seconde proposition qui rend plemement signifiant le chenunement que nous avons suivi :

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b. L'Esprit du Christ est, d'une certaine manière, le tout des hommes qu'il libère

Comment l'Esprit sera-t-il le tout des choix limités dans lesquels les chrétiens engagent leurs libertés ? Il faut tenter de voir en quoi, sans réduire l'Esprit à n'être qu'une projection de notre liberté, celui-là, en tant qu'absolu, fonde celle-ci. Pour qu'il soit fondement absolu de la liberté, l'Esprit doit en être la « cause» et la «raison» dernières. Délaissons tout langage qui voudrait dire l'activité libé­ratrice de l'Esprit selon une causalité de type physique, et disons qu'il est cause de notre libération dans la mesure où il nons vivifie sans jamais être épuisé par les limites que nous devons faire nôtres, dans la mesure où il ressemble, serait-ce de très loin, à cet agir par lequel nous donnons aux limites un sens qu'elles ne livrent pas d'elles-mêmes. La cause implique donc, entre l'Esprit et le chrétien, un certain rapport de ressemblance. Mais elle implique également une «nature >> de l'Esprit que l'on puisse spécifier par un ensemble de qualifications fondamentales. Aussi importe-t-il de ne jamais oublier que cet Esprit est celui de Jésus-Christ. Ses poussées, l'éner­gie qui emporte la liberté croyante, ne sont jamais in-sensées : elles nous font vivre notre humanité en fils d'un même Père et en frères universels. C'est pourquoi l'Esprit, pour qu'il soit fondement de notre liberté, doit en être la « raison >>, il doit donner un sens à son agir. Un Libérateur qui ne proposerait pas un sens serait aveu­gle ; un Libérateur qui ne donnerait pas l'énergie pour réaliser ce sens serait stérile. Les deux ensemble, caUse et raison, énergie et sens, constituent la condition, nécessaire et suffisante, pour qu'une liberté existe. Nous dirons donc que l'Esprit, en tant qu'il glorifie l'humanité du Christ, accomplit définitivement l'énergie et le sens et contient tout ce en quoi le chrétien se fait exister historiquement comme liberté libérée. Méfions-nous, toutefois, du recours aux imaginations faciles qui ne peuvent s'empêcher de prendre appui sur des schèmes spatio-temporels pour, ensuite, les absolutiser et les identifier à l'Esprit. Celui-ci n'est pas un temps et un espace gui précéderaient et d'où sortirait l'agir des chrétiens. Aucun hiatus de cette sorte ne sépare l'Esprit de son œnvre de libération, et le salut existe tout entier dans l'existence historique des chrétiens. Parce qu'il est essentiel à l'Esprit du Christ d'être salut de l'homme, on ne.peut concevoir que 'l'homme n'en serait pas responsable ou que l'Esprit serait libre de sauver ou non. L'Esprit échappe à ces com­portements qui sont ceux d'une psychologie humaine. C'est pré­cisément parce qu'il leur échappe que nous l'avons dit «liberté de la liberté». Refusant de s'évanouir dans le pur indéterminé, refu­sant d'être épuisé par les limites liistoriques de ceux qu'il sauve, il récuse tout réflexe qui voudrait l'exiler dans une noble solitude.

LE CHRÉTIEN, UN ÊTRE D'ESPÉRANCE 77

L'homme qu'il libère est aussi bien l'homme qui le libère histori­quement.

C~tte. de':'ière ph;ase est lourde de conséquences, puisqu'elle nous mvlte a consrderer les engagements humains des chrétiens ~o~me .des paroles de s":lut. <?'est-à-dire que la positivité de l'Esprit J':stlfie a s~n tour un agu qu1, dans et par le monde du déterminé, drra effectivement le salut. De l'engagement chrétien il nous faut donc définir les traits suivants : en tant que parole de salut il pré­t:n,d p_orter,, d~~ l'agir le plus limité, la réalité de l'Esprit ~t de la hberatron defimtrve ; en tant qu'engagement humain, il refuse de se soumettre à une instance qui serait étrangère à l'univers de l'homme. Cette double prétention de l'engagement chrétien doit être expli­citée.

a. .Liberté et engagement chrétiens

_ _ ~'engageme~t d_ont il est ici question n'a rien d'une profération ma~q:U~· Il n~ srgmfie pas plus ':'':'e sorte d'agir-décret qui dicterait la vente de 1 homme, en opposrtron au pauvre balbutiement que l'homme peut proférer sur lui-même. On peut lui donner une do;rble sign.ification : i~ désigne soit la genèse historique d'un salut qm est tOUJOUrs en tram de se faire, soit la réalisation parfaite de ce salut par grâce du Christ ressuscité. Ces deux significations ne sont pas identiques, mais elles manifestent un même souci celui d'un agir chrétien qui soit et accepte d'être déterminé. Ell~ sous­entende':'t un premier postulat qui est dans la ligne de ce que nous a':ons drt ~u mystère christologique : « Un chrétien, quel qu'il smt, a tel VISage et non tel autre.>> Une existence qui n'aurait pas une situation spatio-temporelle bien définie n'a pas de sens. Un second postulat de foi rapproche les deux significations : «Tout engagement chrétien, aussi original qu'il paraisse n'est et n'est chrétiennement pensable que dans l'humanité du 'Christ, qui est le tout de l'histoire. » Un troisième postulat permet seul de récon­cilier profondément les deux premiers : « L'Esprit ne peut être que don de liberté. » Pourvu, toutefois, qu'on entende par liberté non le plus petit commun dénominateur des engagements effectifs des chrétiens, mais cette participation gratuite à une vie qui est donnée et qui permet à la liberté humaine d'être sauvée dans la mesure où elle vit en esprit de filiation et de fraternité. Si la liberté s'égale ainsi à l'Esprit et l'Esprit à la liberté c'est en vertu d'un dernier p~st~at : « L'homme et le salut s'impliquent mutuelle­men~. » ~ms~, l'e~gag~ment h':main ?es chrétiens est porteur de Celm qu il drt : 1 Espnt, en lm, se falt. parole historique de salut.

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78 CONDITION CHRÉTIENNE ET SERVICE DE L'HOMME

b. Esprit et agir salvifique

Le passage du salut dans l'agir, de l'agir dans le salut, nous renvoie au dénuement de la foi. Nos pauvres engagements.d'hom­mes n'indiquent que de loin ce commerce ineffable et paraissent vides de cette vie qui les anime. Et pourtant, ils font exister le salut. Par eux et en eux, l'Esprit se fait histoire, histoire déjà ac­complie, et rien de ce qui libère l'homme ne lui échappe. En tant que Parole du Christ sauveur, il annule le mauvais et vague in­défini qui, trop souvent, sert d'excuse à une foi qui ne veut pas se compromettre en des agirs limités.

L'engagement historique des chrétiens peut donc être lu selon une double perspective, suivant qu'on le considère du côté de l'Esprit ou du côté de l'homme qui s'y investit. Mais dans l'une et l'autre lectures, rien ne peut justifier qu'un chrétien s'absente de l'histoire. Il n'est aucun ciel humain où la liberté chrétienne se reti­rerait dans le silence d'une parfaite coïncidence avec elle-même.

Nous proposions plus haut un paradoxe qui pourrait prendre la formulation théorique suivante : la vie chrétienne est et n'est pas déterminée. Elle est vie en Esprit, absence de toute limitation, en même temps que responsabilité de l'homme, elle se fait monde sous telles conjonctures spatio-temporelles ". On ne peut éviter l'absurde que si on précise en quel sens le chrétien est déterminé. II se dépouille d'un anonymat peu compromettant et fait sien un engagement aux contours bien définis. II prendra tel visage ici, tel autre là ; mais au-delà de cette diversité 92

, ce qui nous intéresse c'est qu'il doit se donner un visage repérable. Comment ne pas le perdre dans ce visage ? Comment ne pas faire que l'Esprit soit absorbé par les déterminations que les croyants assument librement, et qu'ils doivent assumer s'ils veuient être sacrement du salut ? II faut donc voir que les limites ne sont pas, par ce qui les fait justement << limites >>, plénitude de foi. Ce serait tomber dans une conception magique des réalités du salut chrétien ". Les limites ne

91. «Au reste, l'accomplissement de la mission que l'homme se voit confier par la parole révélatrice est également .affecté d'historicité. Non seulement l'annonce, mais l'accomplissement du sa-lut a un caractère historique. Quelle que soit la part de la grâce, étant donné !a liberté humaine, le .salut ne peut se réaliser qu'avec le concours de l'homme» (J.-H. WALGRAVE, Un salut aux dimensions du monde, Cerf (CF 16), 1970, p. 10).

92. Le problème de l'unité dans la multiplicité, rappelons-le, sera examiné dans le quatrième chapitre. . ·

93. A. GoDIN fournit des indications intéressantes sur la «mentalité magi­que» dans .sa contribution Le chrétien à l'écoute de la psychologie, in Bilan de la théologie du xxe siècle, Casterman, 1970, t. 1, pp. 194-197.

LE CHRÉTIEN, UN ÊTRE D'ESPÉRANCE 79

peuvent produire que du limité et, par leurs vertus propres, ne sauraient porter l'homme dans l'ordre du salut. Quand nous disons de la vie chrétienne qu'elle est déterminée, nous affirmons un lien réel entre les déterminations et la foi. Mais la copuie ne peut pas signifier une identité entre le prédicat et le sujet, sous peine de choir dans la magie". Elle veut d'abord dire que les chrétiens sont à ce point marqués par les limites qu'ils ne peuvent les refuser sans se nier eux-mêmes comme sacrement pour le monde.

3. Un univers de médiations

Ce type de préoccupations paraîtra vain dans la mesure où on relèguera la foi chrétienne dans les sphères diaphanes du rêve, illusion mensongère qui évite aux chrétiens la lutte et les diffi­cultés. Mais dès qu'on veut lui redonner l'impact qu'elle doit avoir sur la conduite de la vie humaine, elle perd cette allure de con­solation facile pour gens que fascine le repos. Elle n'échappe pas, en tous cas, à l'ambiguïté de l'humain. Recevant du Christ sa vérité la plus profonde, elle vit une immédiateté avec Dieu qu'elle ne peut faire exister que médiatement dans le monde de l'homme.

Cette affirmation, capitale en anthropologie chrétienne, exige, pour être correctement comprise, que nous disions quelques mots sur la transcendance de l'Esprit du Christ. L'être et l'agir chrétiens sont en effet trahis si on ne voit pas en quoi l'Esprit, tout en se faisant intérieur à l'humain, est un au-delà de l'humain. Aux lan­gages de la négativité et de la positivité, il faut donc en ajouter un troisième que reprendrait l'énoncé suivant : «L'Esprit du Christ, en tant m§me qu'il libère l'homme, est à la fois la plénitude du déterminé et son au-delà. >>

Si cette proposition est complexe, c'est qu'il est difficile de sau­vegarder l'équilibre des éléments contrastants qu'elle veut respecter. Comment comprendre que la plénitude de l'homme soit également son au-delà ? Nous avons dit que l'Esprit n'est rien d'humain, mais aussi qu'il est cause de la libération de l'homme. En ce sens, on en parle comme d'une source intarissable, purification inces­sante qui fait participer à l'amour de celui qui s'est fait Amour­pour-les-hommes. Mais si cet amour est justement «pour rions», nous le percevons selon notre mode de compréhension, et nous ne

94. Affirmer une telle identité permettrait en effet d'inverser le sujet et le prédicat sans que le sens de La proposition soit altéré. Or on ne peut pas dire que « le déterminé est ·chrétien » dans le sens où l'on dit que « la vie chrétienne est déterminée». Nous précisons tout de suite ce qui justifie ce refus.

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80 CONDITiON CHRÉTIENNE ET SERVICE DE L'HOMME

pouvons concevoir une source qui ne serait pas semblable à ce qu'elle donne. D'où la conclusion : si le Christ nous fait vivre en «fils» et en «frères », cette filiation et cette fraternité doivent, d'une certaine manière, préexister dans l'Esprit, elles doivent_ être contenues en lui. Toutefois, comme il ne peut être question de faire de l'Esprit le double de notre filiation et de notre fraternité hu­maines, Telles-ci doivent être purifiées avant qu'on puisse les poser dans l'Esprit qui est, selon la tradition chrétienne, Parole libératrice par excellence en ce qu'il dit la Paternité et la Filiation éternelles "'. Cette double mission intra-trinitaire de l'Esprit définit sa Personne ; elle identifie également les conditions de possibilité de notre libé­ration (c'est grâce à elle que nous pouvons dire : « Abba », et que nous pouvons donner aux hommes leur vrai nom : « frères ») . Filiation et fraternité humaines ne peuvent donc être posées en Dieu sans une négation préalable qui purifie nos modes humains de vivre et de voir. L'Esprit est cause de notre salut, plénitude de notre être et de notre agir, dans la mesure où son excellence est au-delà de nos modes humains d'être et d'aimer.

Accueillir l'Esprit comme cause éminente de notre libération c'est, du même coup, nous engager à respecter une triple consé­quence qui est condition de cet accueil. Tout d'abord, toute cause comporte une certaine extériorité par rapport à l'effet qu'elle pro­duit : nous devons donc tenir que l'Esprit est et reste « autre », qu'il nous prévient en toute grâce. Ensuite, puisque les perfections amoureuses qui définissent sa personne dans la dynamique intra­trinitaire sont infinies, nous dirons que l'Esprit" est irréductible à la totalité de nos amours d'hommes. L'infini de ses perfections, enfin, ne peut être clairement maîtrisé par notre intelligence, en sorte que .subsiste une aura de mystère, un espace d'insaisissable que nos pauvres pas d'hommes ne peuvent traverser. C'est en cela que celui qui nous fait vivre reste au-delà de ce que nous vivons.

Alors, et alors seulement, on peut soupçonner à quel point il est important de ne jamais disjoindre les deux propositions du paradoxe que nous disions, car les deux sont nécessaires pour dire correctement une vie chrétienne qui (c'est son mystère) est à la fois plénitude et déterminations. Plus encore. Il ne suffit pas de tenir ensemble les deux termes si on ne voit pas comment, dans la

95. Sur ce point important, et rendu délicat par la critique freudienne de <da religio~ du père», on pourra voir l'ensemble des études fort pertinentes que ].-M. PoHIER a réunies in Au nom du Père. Recherches thé()logiques et psycha.-. nalytiqups, Cerf (CF 66), 1972, de même que C. DuQuoc, Christologie, t. II, pp. 327·332.

LE CHRÉTIEN, UN ÊTRE n'ESPÉRANCE 81

vie, l'un appelle l'autre". On ne peut en effet parler de la vie chrétienne comme d'une réalité définitive, si on ne voit pas com­ment ce pôle (que, par une saine abstraction, on peut privilégier dans un moment de la réflexion) n'existe pas, dans le vécu, indé­pendamment du deuxième. Et dès le moment où cette réciprocité vitale est perçue, on découvre, dans la copule qui affirme un lien entre le salut et les déterminations, une négation qui l'habite et transforme radicalement son sens. Le chrétien n'est dans le monde ce qu'il est profondément (c'est-à-dire membre d'un sacerdoce en Esprit), que s'il accepte de n'être pas ce qu'il est, de n'être pas que le visage qu'il se donne, que la forme de présence-au-monde qu'il fait sienne.

Eclairons d'un exemple ce qui risque d'être rangé dans le gre­nier poussiéreux des principes trop « abstraits >>, alors que toute l'existence est ici en cause. Il n'est aucune aire de la vie chrétienne qui puisse faire fi de la négation dont nous parlons et se dire le lieu d'un commerce d'immédiateté avec Dieu. Pour peu que l'acte théologique doive tenter de se faire intelligence de la foi et ac­cepter l'apport de la connaissance humaine, il est lié, lui aussi, par la loi que nous venons de dire. L'étude que C. Duquoc a con­sacrée aux théologies de la sécularisation 97 montre bien (par l'ab­surde) que seule la négation peut permettre à l'acte théologique de ne pas se perdre sous le discours qu'il élabore. En effet, cette étude illustre un .mouvement dont le point d'arrivée, assez para­doxalement, n'est pas tellement loin de son point de départ et sombre dans les insuffisances mêmes auxquelles on avait voulu remédier. Est-il possible de discerner la raison profonde de cet échec?

96. Ce principe, apparemment fort SÎ.i'Ilple, ne manque pas d'avoir de graves conséquences et définit à la réflexion un champ qui est à peine défriché. Il indique, en effet, qu'il est impossible de réfléchir la vie chrétienne d'une manière qui soit non dialectique. « Entre l'homme et Dieu la relation est nécessairement dialec~ tique», affirme }. M. GONZALEZ-RUIZ qui ajoute: «Si l'on omet cette approche dialectique, le problème est fatalement lié à une alternative rigide » (Dieu est gratuit, Cerf, 1971, pp. 21-22). Prenons un exemple. Il faut certes savoir gré à H. KÜNG d'avoir intégré en ecclésiologie ce qu'il appelle 1a «mal-essence» (d. son livre, déjà cité, L'Église). Mais ses couples (essence et mal~essence, déià-là et pas-encore-là) mettent en jeu des concepts dont on voit mal comment, dans la vie, ils n'ont pas d'existence autonome. Le danger est évident: comment faire pour qu'un seul concept ne s'approprie pas toute la réalité? parle~t~on vrai~ ment du vécu aussi longtemps qu'on n'a pas dialectisé ces concepts ? Le dernier chapitre de ce volume tâchera justement d'expliciter ce mouvement dialectique qui met en relation les pôles dont nous tentons présentement une analyse et dont nous voyons déjà que -l'un nous fait nécessairement glisser vers l'autre.

97. C. DuQuoc, Ambiguïté des théoÙJgies de la sécularisation, Duculot ( « Recherches et synthèses- »), 1972.

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82 CONDITION CHRÉTIENNE ET SERVICE DE L'HOMME

Après un relevé et une critique des indices que les théologiens étudiés présentent comme révélateurs de la sécularisation, C. Du­quoc dégage une «thèse» qui «n'a pas été développée de la même faÇon par les différents auteurs >> mais qui meut tout ce mouve­ment de réflexion : « le devenir du monde s'harmonise au devenir biblique >> 98

• L'histoire du salut ne se fait pas hors de l'histoire humaine, il ne peut y avoir dichotomie entre la croissance de l'homme dans l'amour de Dieu et la libération de sa propre liberté. Est-ce à dire pour autant que la liberté humaine, laissée à elle­même, va faire automatiquement l'histoire du salut ? Cln inverse­rait les termes sans que le sens de la proposition soit transformé. Telle semble être l'option des théologiens de la sécularisation qui, sous l'apparente objectivité de l'analyse des indices, favorisent «une certaine grille de lecture : celle qui voit dans la science le sommet de l'activité rationnelle, le principe de la réalité>>''.

L'entreprise n'est pas aussi innocente qu'elle voudrait le laisser croire. Elle est militante et s'est donné une tâche : respecter « l'é­mergence au cours de l'histoire de structures objectives n'ayant plus de régulations religieuses, c'est-à-dire non autonomes 100

; dé­livrer l'homme << d'abord du contrôle religieux et ensuite du con­t:rôle métaphysique exercés sur sa raison et sur son langage » 101

Si on pose la science comme principe de réalité et réalisation su­prême de l'intelligence humaine, c'est pour retirer celle-ci aux hé­gémonies qui la maintiennent en tutelle. C'est pourquoi «la sécu­larisation n'est pas une création pure : elle est d'abord une néga­tion, celle de la société sacrale et chrétiennement organisée » 102

Son souci est encore plus direct, sa visée plus spécifique : combattre l'ingérence temporelle d'une Eglise qui a fini par s'identifier « à la face terrestre du Royaume>>"'. Cette identification a d'ailleurs con­duit l'Eglise à n'être plus que « la gardienne du passé, parce que son mode d'approche du réel est l'autorité»'". Voilà qui rend d'au­tant plus inacceptable la prétention de l'Eglise, car l'homme d'au­jourd'hui est l'homme de l'en-avant et il n'accepte pas qu'on ferme son avenir.

Mais « parce que la 'sécularisation' moderne est pensée dans un horizon théologique faussement dialectique, elle reproduit dans l'immanence et l'histoire, mais de façon inversée, l'impossibilité

98. Op. cit., p. 37. 99. Op. cit., p. 36.

100. Op. cit., p. 23. 101. Op. cit., p. 17. 102. Op. cit., p. 27. 103. Op. cit., p. 21. 104. Op. cit., p. 27.

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LE CHRÉTIEN, UN ÊTRE D'ESPÉRANCE 83

d'établir un lien entre la Promesse et l'histoire» 105• Et c'est en cela

que consiste l'apparent paradoxe : les théologies de la sécularisa­tion, voulant soustraire le monde aux visées accaparatrices de l'Eglise et ne plus forcer sur l'histoire une Promesse à ce point objectivée qu'elle avait, en fait, cessé d'être Promesse, aboutissent à la même homogénéité «mais de façon inversée». Ce n'est plus l'histoire qui est livrée au conservatisme d'une foi chosifiée : la foi devient elle-même objet d'une histoire qui cesse d'être en marche vers la Promesse. Une pénétrante analyse permet à Duquoc ( ap­puyé, entre autres, par les travaux de M. Xhauffiaire 106

) de mon­trer à quel point « les théologies séculières, liées aux théologies de la subjectivité et aux théologies personnalistes, sont rendues possi­bles par l'inflation du caractère privé de la vie dans le monde mo­deme en fonction de la 'rationalité' suprêmement irrationnelle de la vie publique >> ; de telle sorte qu' « aucune critique ne peut être plus radicale à l'égard des théologies séculières que d'avoir dévoilé leur connivence avec l'aberration de nos systèmes socio-économi-

"'1 ' 1 d ques » , « eur caractere conservateur sous es apparences _ u progressisme», leur « collusion d'intérêt avec la société néo-capi­taliste. Les théologies séculières, intégrées à la société néo-capitaliste, dont elles justifient religieusement la pratique, sont par essence anti­révolutionnaires » 108

C'est de ce point de vue, précisément, que l'ouvrage de C. Duquoc rejoint nos préoccupations. Les théologies de la sécularic sation sont nées du désir de voir en quoi il n'est pas chrétienne­ment absurde que l'histoire soit histoire, progression que ne saurait immobiliser une Eglise qui refuse de nier ses propres limites parce qu'elle se croit «détentrice>> de la Promesse qui libère l'homme. Mais les théologies séculières refusent elles aussi la nécessaire né­gation et finissent par ne plus être que la justification religieuse des limites d'un monde dont on ne peut pourtant pas canoniser les évidentes aberrations. Le jugement que l'auteur porte sur la théo­logie catholique des « réalités terrestres >> vaut donc tout autant pour les essais protestants qu'il a critiqués : « cette illustration sec­torielle d'une contradiction entre la théorie et la pratique témqjgne d'une hésitation du catholicisme sur le caractère médiateur 'des réalités terrestres. » 109 Nous retrouvons les éléments que nous som­mes nous-mêmes en train de mettre en place. Certes les « réalités

105. op. cit., p. 80. 106. De cet auteur on lira surtout Feuerbach et la Théologie de la sécularisa--

tion, Cerf, 1970. 107. Op. cit., pp. 148-149. 108. Op. cit., p. 147. Nous avons souligné. 109. Op. dt., p. 126. C'est nous qui soulignons.

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84 CONDITION CHRÉTIENNE ET SERVICE DE L'HOMME

terrestres » peuvent et doivent médiatiser le salut, elles sont, de par Jésus-Christ, médiations de la Promesse. Encore faut"il reconna!tre aux chrétiens l'instance qui permet la négation (nécessaire pour que les réalités terrestres ne soient pas closes mais constituent, juste­ment, des médiations) et les conduit à faire l'histoire de la libé­ration de l'homme : leur présence, hic et nunc, dans l'humanité parfaitement libre de Jésus-Christ. Nous pourrons peut-être alors réaliser que «rien n'est davantage signe d'espérance que de dé­couvrir à nouveau la force 'révolutionnaire' de l'affirmation cen­trale du christianisme : Dieu est vivant dans le Christ ressuscité » no.

Nos propres considérations ont donc un premier avantage, celui de montrer comment l'univers chrétien est essentiellement un uni­vers de médiations. Le sacerdoce baptismal est sacrement du sens définitif que le monde a reçu en Jésus-Christ. Mais étant lui-même une réalité mondaine, comment pourrait-il dire en toute clarté ce qui reste du domaine d'un salut gratuit ? Les chrétiens peuvent toujours se contenter de paroles prononcées du bout des lèvres et qui, loin des contingences historiques, font à l'homme des propo­sitions qui lui paraissent étranges. Quel pourrait être, cependant, le contenu de ce pur « dire» ? Si, au contraire, c'est toute la vie qui doit être parole sacramentelle du salut, aucune dimension de cette vie n'échappe aux lois de la médiation. II n'est rien que les chré­tiens puissent faire qui ne soit déterminé dans le temps et l'espace, il n'est rien qu'ils puissent vivre sans y saisir la présence muette de l'Esprit qui, dans un plein respect de la détermination, permet à celle-ci d'être porteuse du salut. Autrement, le vécu humain des chrétiens ne renvoie qu'à lui-même et n'est le sacrement de rien.

Accepter dans sa vie l'Esprit du Christ, c'est reconna!tre une instance dont nous sommes sO.rs qu'elle justifie radicalement l'agir chrétien le plus proche sans que celui-ci puisse jamais en donner une transcription mondaine parfaitement adéquate. En un sens très réel, le chrétien est soi et autre que soi. Le salut ne se vit pas d'une façon qui refuserait le monde, en même temps qu'il se réa­lise en des actes qui, de toute évidence, ne correspondent pas au non-déterminé qu'il est en Esprit. Incapable de se ressaisir dans la parfaite clarté, impuissant à se dire sans équivoque en une parole qui livrerait la totalité de son être, le baptisé doit accepter de médiatiser ce salut dont il lit la pleine réalisation dans la personne de son Seigneur.

110. Op. cit., p. 149.

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LE CHRÉTIEN, UN ÊTRE D'ESPÉRANCE 85

4. Utopie et espérance chrétienne 111

Mais pourquoi insister sur la foi comme libération en Esprit, si on s'empresse de refuser à pareille liberté la possibilité de se dire avec l'immédiateté d'une évidence ? Aussi bien taire la présence ac­tive du Seigneur au creux de la vie chrétienne : cette présence, en toute hypothèse, n'évite pas les tâtonnements. Le défaitisme guette toujours. II est tellement facile de prendre prétexte de la non­immédiateté de la vie pour reléguer la foi en des arrière-pays inac­cessibles que les chrétiens se contentent d'indiquer du doigt. Obéis­sant à semblable réflexe, ceux-ci se résignent à être des étrangers parmi les hommes, des êtres dont la véritable demeure est « ail­leurs>>. Par la force des choses, cependant, cet ailleurs devient vite un «nulle part». Et les chrétiens auraient tort de s'offusquer dès qu'on taxe d'insignifiance les paroles qu'ils prononcent. L'homme aura toujours trop à faire pour s'occuper d'un Dieu que ne passion­nent pas les projets humains.

Aussi la foi doit-elle déboucher autre part que dans l'immobi­lisme et dans l'absentéisme. Une conscience que saisit la personne du Seigneur ne saurait abdiquer devant sa responsabilité de donner une existence humaine au salut, car elle est sûre de vivre un sens qui intéresse tout l'humain. Encore faut-il que la foi se reconnaisse pour ce qu'elle est : accueil de quelqu'un qui est vivant, et qui est vivant aujourd'hui. Elle tient toute dans la conviction que la résurrection a fait du Christ le fidèle par excellence, celui qui ne cesse de se faire présent à l'être de l'homme pour l'accomplir infi­niment. La vie chrétienne est dépendante de l'authenticité avec la­quelle elle accueille l'initiative, toujours actuelle parce qu'éternisée, de la venue gratuite de Dieu en Jésus-Christ.

La circonspection est ici de rigueur. L'Esprit du Seigneur ne se manifeste pas au croyant ailleurs que dans et par le monde humain. Et la foi à laquelle nous faisons allusion n'est pas quelque moyen d'écoute qui permettrait une liaison directe avec l'Esprit du Ressuscité. Elle n'est pas foi, justement, si elle n'est pas humaine et si elle pense être de l'ordre de la conscience claire 112

• C'est dans

111. Pour une bibliographie sur l'espérance et sur quelques thèmes annexes (avenit', utopie, etc.), on se référera. à R. l.AURENTII'f, Nouvelles dimensions de l'espérance, pp. 163-188.

112. « ... dès que j'essaie de transmettre 'la vérité sur !':Être (sur le monde, sur l'homme, sur le sens de l'existence, sur Dieu, etc.), la distance croit entre ce que ie dis et ce qu'il y-a-à-dire. Car, en fait, je ne sais pas moi-même exacte­ment ce qu'il y a à dire. Si je le savais, si la vérité était entièrement superposable à mes énoncés, elle relèverait, du coup, de l'expérience la plus banale, elle devien­drait une_« chose». Il appartient, au contraire, à l'essence de la vérité de n'être

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86 CONDmON CHRÉTIENNE ET- sERVICE DE LJHOMME

l'humain qu'elle peut se saisir et se dire comme foi. Mais il va sanS dire que l'humain est lui-même intérieurement compromis par la foi. Le comportement est magique «si l'on convoque Dieu au terme d'une expérience provoquée» "'. Ce n'est donc pas Jésus-Christ qui est révélé lorsque le chrétien ne le place qu'au terme de l'expé­rience, magiquement dévoilé par le choix effectué. Le Christ est à la .fin parce qu'il est au début et qu'il accompagne l'agir. Le croyant doit se tenir en état d'accueillir le Seigneur qui, par son Esprit, habite l'engagement de part en part et lui donne, en toute grâce, de porter un sens qui le dépasse infiniment. Ces remarques ont an moins le mérite de rappeler un principe fondamental : il est ab­surde de parler d'un engagement chrétien qui mettrait la foi entre parenthèses et qui, sans accueil attentif du Seigneur tout au long de la démarche, prétendrait quand même lui donner une existence historique au terme de l'agir. La foi doit être partie prenante de l'engagement. Celui-ci pointe sacramentellement vers Jésus-Christ pour une raison fondamentale : il est déjà saisi et emporté dans l'humanité glorifiée de Jésus, il est animé par sa présence et s'ouvre à elle.

Nous retrouvons l'activité négatrice dont nous parlions et qui permet de faire du monde une médiation du salut. Ce qui est devenu plus explicite, c'est que cette négation est du ressort de la foi, et qu'en dépit des apparences elle est profondément positive. Le philosophe suggère déjà : «Quand je dis Ce n'est pas ça; ou bien : ce n'est pas tout à fait ça, ce neutre , ce Est, traduit bien un plus, innommé et peut-être innommable mais qui n'est pourtant pas une pure abstraction, puisqu'il est vécu par la conscience et que, sans lui, nous n'aurions aucune conscience du réel atteint. » 114

La foi nie les limites parce qu'elle sait que quelqu'un s'y fait présent qui est infiniment plus que ces limites. Ce plus, elle le nomme Jésus-Christ et lui donne un consentement sans réserve. Le con­sentement, toUtefois, ne saurait se faire au mépris des limites elles­mêmes : en fuyant le monde, avons-nous dit, le chrétien s'évade du seul lieu de rencontre avec son Seigneur et il se refuse le seul relais qui puisse porter son attachement à Jésus-Christ. On entre­voit immédiatement les implications concrètes qu'entraine pour le baptisé son adhésion de foi. Etre chrétien c'est, à la fois, s'investir pleinement dans les limites de l'humain et faire que cet humain

jainais entièretl,lent communicable, ·d'être toujours, ·d'·une certaine manière, relative. C'est pourquoi il y a· conviction et non pas constatation» (G. CRESPY, Essais sur la situation ·actuelle de la foi, Cerf (CF 48), 1970, p. 17).

113. H. DuMÉRY, Phénoménologie et religion, PUF, («Initiation phlloso­phique» 35), 1958, p. 54.

114. S. BRETON, Approches phénoménologiques de l'idée d'être, p. 17.

LE CHRÉTIEN, UN ÊTRE D'ESPÉRANCE 87

ne se dévitalise jamais en réalité fermée, achevée, qui pourrait pro­curer le plein repos. En faisant appel à la foi, nous n'invoquons donc pas une réalité qui serait étrangère à la conduite de la vie humaine. Nous rappelons plutôt que pour un croyant, qui sait que toute limite a éclaté en Jésus-Christ, qui sait aussi qne la liberté est déjà accomplie par grâce quand elle essaie de s'accomplir, l'homme de l'histoire n'aura jamais fini d'être pleinement homme. Le chrétien est silr que la mesure de l'homme est bien au-delà du mesurable. Pareille certitude porte le croyant encore plus qu'il ne la porte, et l'invite à un dépassement incessant : l'horizon le plus lointain n'est jamais le bout de l'aventure humaine. Au-delà, d'au­tres espaces se laissent deviner dont l'homme n'aura jamais fini de prendre possession.

Mais cet au-delà est intérieur, et les espaces infinis s'ouvrent au fidèle au plus intime de sa vie par sen accueil de celui en qui tout l'humain fut glorifié. Toute vie chrétienne est mystique"'. Dès qu'on en perd la conviction, l'agir s'atrophie et se refuse à sa mission. En redonnant son plein droit à la foi comme partie inté­grante de la vie, cette foi retrouve le rôle qui est le sien d'arracher le chrétien à la tentation du repos et de le reconduire aux tâches que le monde attend de lui. La foi échappe au parfait entende­ment de la raison. Du moins ne sera-t-il pas inutile d'indiquer ]es trois phases selon lesquelles, à la manière de l'utopie, elle relance le baptisé vers un en-avant absclu.

L'utopie est nécessaire à quiconque refuse de s'·enliser en tout ce qu'il s'est créé ; elle lui permet de sortir de l'univers concentra­tionnaire dont sa liberté est prisonnière ne. En ce sens, la foi permet au chrétien de se « dépayser » et de se redécouvrir un horizon où rien n'est prisonnier de rien puisque tout est parfaitement accompli (fonction heuristique). S'attachant à la personne de Jésus-Christ, elle se nourrit de cette vérité qui est pour elle fondamentale : le Christ ressuscité fait de chaque chrétien un fils de Dieu et un frère universel. Ce message se détaille en lois apparemment abSurdes dont la sagesse dépend tout entière d'un acquiescement à celui

115. Et c'est scandale que pa·rfois on l'oublie ! Le philosophe américain A. WATrS, à qui l~on demandait: «Vous vous voyez Dieu?», répondait: «Oui. Mais si je le proclamais dans le monde tel cJ.u'il est en Occident on m'enfer­merait. Ça voudrait dire que j'ai l'ambition de diriger le monde. Al~rs qu'en· Inde vous pouvez vous lever un jour pour déclarer : «]'ai découvert que je suis Dieu.» Tout le monde viendra vous féliciter en disant : ((Enfin, vous vous en êtes aperçu» (L'Express, 7-13 sept. 1970, p. 74). Pourquoi les jeunes de pays dits chrétiens d?ivent-ils ~e to~rner vers l'Orient pour découvrir la dimension mystique de leur vœ ? Certams faits .sont de lourdes condamnations.

11?. Un~ démonstration convaincante en est faite par J. SERVIER, Histoire de l'utopre, Gallimard («Idées» 127), 1967. .

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qui est venu confondre la sagesse des hommes. Il demande d'aimer « comme Dieu aime>>, de convoiter cette grande richesse qu'est la «pauvreté en Esprit». II porte une exigence d'universalité, et in­vite à faire nettement option pour Je «pauvre», c'est-à-dire pour « l'homme en tant que menacé, contrecarré, perdu dans sa liberté, dans la genèse de lui-même comme liberté » "'. En bref, la foi permet au chrétien un renversement radical : il n'est plus en face de Dieu mais, en Esprit, il est déjà du côté de Dieu, lisant le monde avec les yeux amoureux du Ressuscité et dessinant aux hommes des traits qui sont ceux-là mêmes du « plus beau des enfants des hommes».

On aura vite fait de ranger une telle vue de la foi parmi les évocations romantiques, toujours émouvantes mais sans réelle portée sur la vie. Mais qu'on se rappelle ce que nous avons dit : c'est au cœur de l'engagement que la foi se vit et se dit. Elle ne jaillit pas de rien ; elle est en référence vitale avec un agir déterminé et tou­jours ambigu. A ce moment-là, il est aisé de percevoir comment la première fonction utopique de la visée de foi débouche sur une deuxième qu'on peut appeler critique. Car Je fait de se placer dans J'ordre de la réconciliation définitive ne peut manquer de conteliter radicalement tout ordre établi d'un agir particulier et de récuser tout pouvoir qui prétendrait s'absolutiser. Résurgence de l'inévi­table négation. Si l'Evangile voue les chrétiens à l'amour du pauvre, de celui qui est floué dans sa dignité et dans sa liberté, ce même Evangile conteste tout agir qui, se refermant sur lui-même comme on chérit une possession difficilement acquise, oublie qu'il n'a qu'un but : travailler à libérer la liberté et toutes les libertés. Celui qui, en Esprit, communie à un Amour définitif, ne saurait tolérer au­cune situation où l'égoïsme veut se faire le maitre de l'amour. Il enlève au tyran, quel qu'il soit, le masque de la bonne conscience, et dénonce les « possesseurs » du pouvoir, ces monstres anx pieds d'argile. Point dupe pour autant : cette distance critique que per­met la foi, il la prend d'abord vis-à-vis de ses propres compro­missions. C'est en toute honnêteté qu'il accepte d'être à lui-même son premier terrain de mission ns. Comment les chrétiens diraient-ils sacramentellement à l'homme qu'il doit sans cesse se relever et ré­pondre à sa vocation d' 2tre-debout, si enx-mêmes se complaisent dans J'esclavage du petit univers qu'ils ne cessent de se créer?

117. P. G.<NNE, Erprit 10, p. 643. 118. Car «sans une subversion qui changerait notre vie - avant celle de

tous les autres, et en exemple - seuls le chaos, le néant et l'horreur en résulte~ raient Je vous le dis pour préciser l'espoir lointain, pour éviter le désespoir proche» (M. CLAVEL, Le Nouvel Observateur, 1er fév. 1971, p. 44).

LE CHRÉTIEN, UN ÊTRE D'ESPÉRANCE 89

Bloquer là le-mouvement, ce serait une deuxième façon de pa­ralyser la vie chrétienne. La foi ne condamne pas les fidèles à un anarchisme stérile. Le Dieu chrétien re-situe l'homme dans sa liberté et le rend responsable de l'instauration d'un ordre nouveau. En s'incarnant jusqu'à en mourir, le Fils fut un oui sans réticence à l'humain, et il serait scandaleux que les chrétiens se réclament de lui pour se cantonner en des positions stratégiquement sûres, qui leur permettent de. condamner l'humain en les mettant eux-mêmes à l'abri de toute condanmation. La foi qui accueille l'Amour reçoit, par le fait même, un commandement qui doit transformer la vie. Elle remplit donc une troisième fonction, qui est d'orientation. Le supposé « prophétisme chrétien tourne à l'idéologie s'il ne devient opératoire et technique » "'. Le croyant prend appui dans un agir limité. et se remet en présence de celui qui le vivifie constamment, non pas pour décrocher de l'humain mais pour se remémorer les lois qui désormais régissent tout l'humain. Dieu est devenu un père pour lui, et il reconna!t que l'humanité, déjà sauvée, rassemble des frères. Dépouillé, par grâce, de ses égoËmes, il travaille à faire que cette fraternité advienne pour les hommes. n refuse, pour les raisons que nous avons dites, de ramener le Christ et le christia­nisme à n'être qu'une « orthodoxie». Mais il ne peut pas, s'il a le souci de répondre aux engagements que le monde attend de lui, ne pas ressaisir son appartenance à Jésus-Christ comme exigence d'orthopraxie 120

• C'est son agir lui-même qui doit être transformé, provoqué à l'ouverture généreuse, délesté des petites sécurités qu'il se donne, et librement acharné à instaurer une pratique qui soit de plus en plus conforme à ce dessein de Dieu sur l'homme qui est la libération de tout homme en Jésus-Christ.

Ces dernières pages ne sont pas gratuites. Elles permettent de soupçonner en quoi la foi doit refuser une objectivation telle de la vie chrétienne que celle-ci pourrait se présenter avec la calme sérénité d'une « chose ». Elles rappellent également que le croyant doit se considérer comme un être de dynamisme, engagé dans un mouvement indéfini qui le tient en haleine, compromis par un avenir qui le tire en avant. MVP, en fondant le sacerdoce baptismal

119. M. DE CERTEAU, L'étranger ou l'union dans la différence, DDB (FV 116), 1969, p. 197. .

120. Non pas qu'il faiUe ne pas tendre vers l'orthodoxie. Mais «la dimension d'avenir de l'interprétation de la foi entraîne que l'orthodoxie (l'interprétation de la Promesse pour autant qu'elle a déjà été réalisée dans le passé) n'est pleinement possible que sur la base d'une orthopraxie, par laquelle la promesse réalise un nouvel avenir en nous et une nouvelle base historique et sociale est donnée à une réinterprétation fidèle et croyable» (P. BouRGY, Edward Schillebeeckx1 in Bilan de la théologie du xxe siècle, t. II, p. 890.

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90 CONDITION CHRÉTIENNE E't SERVICE DE L'HOMME

sur une « participation à l'onction de l'Esprit que le Christ a re­çue », interdit cependant de penser la vie chrétienne selon les seuls schèmes de l'utopie et affirme que les baptisés sont essentiellement des êtres d'espérance.

Si le chrétien, en effet, travaille à ce que le monde accueille Celui-qui-vient, c'est à cause d'une certitude qui est pour lui vi­tale : le réconciliateur est déjà venu et se fait présent aux entre­prises humaines dans lesquelles chacun veut faire exister l'histoire du salut. Le chrétien espère celui qu'il croit ; seule l'espérance peut dire sa foi. C'est pourquoi «la vie chrétienne est irréductible à une interprétation par l'utopie dans la mesure où elle est espé­rance de ce qui est cru, et non pas souhait de ce qui est imagi­nable>>"'. En fin de compte, si l'espérance de l'agir chrétien doit témoigner de l'absolu de la foi, c'est l'infini de la foi qui donne les dimensions de l'espérance. Vivre une histoire toujours ouverte, ja­mais enfermée dans la « définition » d'un univers, aussi sublime qu'il soit, voilà ce qui peut pointer vers le mystère que les baptisés ont mission de vivre : Christ porte en sa médiation définitive les efforts les plus humbles de libération.

La dimension du futur doit être ressaisie dans le moment pré­sent, et c'est chrétiennement possible parce que le présent contient déjà, en Esprit, le fait initial qui fonde et accomplit, la mort-résur­rection de notre Seigneur 122

En reconnaissant explicitement les liens vitaux qui accomplissent les chrétiens en Esprit, MVP n'a donc pas proféré un discours qui serait inutile en anthropologie chrétienne. Il apparalt au contraire que le Concile a fait intervenir un élément sans lequel le chrétien ne serait pas seulement un << mauvais croyant », mais perdrait aussi l'instance qui lui révèle le sens de sa propre humanité et qui lui donne les dimensions de sa vocation humaine.

Nous l'avons indiqué : les baptisés résistent difficilement à la fascination de l'immédiat. Avoir la maltrise absolue de son agir, posséder son secret comme on palpe une chose belle et lisse, faire

121. ]. MoLTMANN, Théologie de l'espérance, Cerf-Mame, 1970, p. 22. 122. Insistons. Cette affirmation est grave et importante, sur elle repose ce

que nous aurons à dire par la suite. G. GuTIERRÈZ la reprend en des termes qui se rapprochent de ceux que nous emploierons bientôt : « Il ne suffit pas de -dire que l'amour de Dieu est inséparable de ramour du prochain. En outre, il faut affirmer que l'amour de Dieu s'exprime inéluctablement dans l'amour du prochain. La charité n'existe pas dans l'abstrait, en dehors de nos possibilités humaines d'aimer. La charité n'est qu'incarnée dans l'amom humain et elle le porte à son plein accomplissement» (Essai pour une théologie de la libération, lyon, Profac, p. 94).

r LE CHRÉTIEN, UN ÊTRE D'ESPÉRANCE 91

en propriétaire le tour de son jardin pour n'y laisser aucun espace inexploré, quoi de plus «naturel» en notre monde où s'entêtent à vouloir régner les hérauts du vérifiable et de l'efficacité ? L'Esprit devient une personne déroutante, qui désarticule les belles logiques et permet à la vie de glisser hors de la prise étouffante qui avait voulu l'empoigner. La plus belle des intelligences est contrainte à l'husuilité. Le plus volontaire des hommes doit apprendre la patience courageuse. Tous sont invités à convertir un cœur qui ne doit pas accepter d'être rassasié par ses amours ; à convertir une intelligence qui renonce aux formules qui diraient tout le vécu. Ils sont recon­duits au seul univers qui soit leur, et qui est un univers de média­tions espérantes.

Mais un horizon infini s'ouvre en même temps au plus secret de la conscience. Un espace se dégage, qui invite à une tâche indé­finie puisque nous n'aurons jamais fini de devenir ce que nous sommes. Nous accueillons un Amour tout plein de sollicitude. La Foi devient exigence. Elle n'a pas de nom si elle ne s'appelle Espé­rance. Il ,,

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CHAPITRE TROISIÈME

L'EXISTENCE MONDAINE

DU CHRÉTIEN

L'activité que déploie toute vie chrétienne n'est-elle pas apparue trop facile ? Ce que nous en avons dit suffit-il à rendre compte des tensions et des difficultés du vécu ? Nous avions reproché à MVP son attention trop exclusive portée sur la vie baptismale comme participation en plénitude à la vie de l'Esprit. Si nous devions nous contenter des jalons que nous avons posés jusqu'à présent, échap­perions-nous au même reproche ?

Ii a fallu reconnaître un lien essentiel entre le chrétien et le monde du déterminé. A partir du moment où nous acceptons que la foi consacre les baptisés à la construction du monde, nous ne pouvons plus la considérer comme une auto-réalisation bienheureuse et sans problème. Et il n' e<t peut-être pas suffisant de montrer que la foi possède le pouvoir incommensurable de transformer l'être et l'agir en médiation du salut. Cela est nécessaire dans la mesure où on a le souci de voir comment le sacerdoce chrétien est vie, dy­namisme, mouvement indéfini. Semblable démarche permet de lire notre attachement à Jésus-Christ comme une invitation à ne jamais enfermer notre amour en des limites qui le feraient mourir. Mais ces limites, précisément, les avons-nous suffisamment respectées 128 ?

Nous venons tout juste, par ce «mais», de manifester la com­plexité de la vie chrétienne. Complexité qui fait que lorsque la ré­flexion se veut attentive au vécu, elle est obligée d'analyser et

123. Cf. plus haut, note 88. 1

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94 CONDITION CHRÉTIENNE ET SERVICE DE L'HOMME

d'adopter des points de vue qui sont partielS et appellent leurs com­pléments. Renaît constamment un « oui ... mais » qui peut mener à l'indécision et au doute, mais qui peut également tenir l'esprit éveillé et le sortir d'un repos qui serait une mort. Et la tâche (toute la tâche) de la théologie n'est-elle pas de faire que ce «oui ... mais » ne dégénère pas en un « ou . .. ou >> ? Elle doit permettre une adhésion franche aux deux pôles, puisque les deux sont nécessaires à la compréhension de la vie. Son idéal, c'est donc d'aider à ce que la vie se construise sur un « oui ... oui » qui reprenne toutes les composantes de l'existence. Nous le voyons bien, pour notre entre­prise, aux préoccupations qui sollicitent désormais l'attention. Oui : la foi au Christ ressuscité fait que le chrétien peut sortir le temps et l'espace de leurs limites, les conduire à leur accomplissement, les vivre d'une manière qui fasse qUe l'histoire humaine soit le dé­roulement d'une histoire sainte. Mais : le monde des limites n'im­pose-t-il pas des lois que les chrétiens ne peuvent pas mépriser, qu'ils doivent plutôt respecter pleinement s'ils veulent que leur agir porte la révélation du salut chrétien ?

Même l'Eucharistie, qui est pourtant célébration sacramentelle de la vie chrétienne, n'échappe pas aux limites d'un monde qui est encore en marche vers son accomplissement. Et la tentation sera toujours grande de ne pas la découvrir comme participation à l'of­frande éternelle de notre Grand-Prêtre. Elle est déterminée : groupe nécessairement restreint d'ho-mmes qui paraissent isolés, rite qui ne saura jamais reproduire fidèlement l'acte éternisé du Seigneur, en­semble de structures d'où peut paraitre absent le souffie de l'Esprit, lourdeur d'un monde opaque qui dissimule la munificence du mys­tère tout autant qu'il ne la révèle. Et il s'agit là d'une expression privilégiée de notre foi chrétienne.

C'est donc la même réalité que nous allons continuer d'analyser, mais sous un autre angle de vision. Considérée comme plénitude en Esprit, l'existence chrétienne est apparue comme une visée espé­rante dont la force relance l'histoire vers un en-avant absolu. Il s'agit maintenant de voir à quelles conditions le monde, loin d'être un « obstacle» pour la foi, un « accident» qui vient de l'extérieur empêtrer des fidèles qui s'en passeraient bien, est le seul lieu d'une existence qui, parce qu'elle est chrétienne, veut être pleinement humaine 124

• Le moins que l'on puisse dire, c'est que les chrétiens

124. Nous sommes conscient de !'.ambiguïté qui peut recouvrir le terme «monde». Mais est-il possible de sortir de cette imprécision conceptuelle pour parvenir à une définition parfaitement satisfaisante pour l'esprit? Nous aurons l'occasion de dire pourquoi il faut nous refuser une telle ambition. Contentons-nous, pour le moment, de reprendre ces mots de J.-M. AUBERT: le monde, «c'est un ensemble d'hommes et de choses, un mixte dans lequel l'homme n'est pas sépa-

L'EXISTENCE MONDAINE DU CHRÉTIEN 95

sont « autre chose» que la plénitude dont nous avons parlé. Cet « autre chose » doit être pleinement assumé, et entrer dans notre comJlTéhension de la vie chrétienne comme un élément dont la dis­parition trahirait la vraie nature du sacrement que forment les fidèles"'.

l. Les chrétiens et le monde

Nous avons déjà affirmé l'unité des chrétiens et du monde. L'affirmation, cependant, ne doit pas être proférée à la légère. L'histoire prouve plutôt que cette unité fait problème quand il ne s'agit plus de la dire mais de la vivre. Et la première exigence qu'il nous faut rencontrer, c'est d'éprouver la consistance de cette unité. Il est trop facile de bâcler un mariage de raison, aussi éphémère que béni avec empressement, et dont les fruits ne sont ni chrétiens ni humains. Inévitablement, d'ailleurs, c'est toujours le- monde qui paie les frais de cette mauvaise union : on le relègue dans le do­maine du secondaire et de l'apparence afin de permettre aux «vraies » réalités de parvenir à leur plein épanouissement.

Les chrétiens sont monde

Il n'est peut-être pas tout à fait inutile de reprendre ces mots par lesquelS R. De Montvalon rappelle aux chrétiens qu'ils doivent accepter chrétiennement leur situation mondaine et historique : «Jésus-Christ n'a pas craint d'entrer dans l'histoire et de s'y faire assassiner, alors que nous entrons souvent dans la religion pour faire l'économie de l'histoire et des mortifications qu'elle nous impose. » :126

Mais ce qui prend l'allure d'une condamnation par trop sévère devient presque bénin lorsqu'on réfléchit seulement à ceci : à la différence de Jésus-Christ, nous n'avons pas à «entrer dans» le monde. Nous sommes toujours-déjà dans le monde, et le monde est toujours-déjà-là pour nous. Nous ne lui faisons pas la grâce d'une visite bienveillante, et nous ne nous in~érons pas dans le cours d'une histoire humaine dont nous ne serions pas, de part en part, dépen­dants. Les baptisés sont tou jours dans l'histoire au moment où ils

rable du milieu terrestre qui le conditionne, tout en étant modelé par lui» (Pour une théologie de l'âge industriel, Cerf (CF 59), 1971, p. 287). Aubert donne, aux pages 285-286, une bonne bibliographie sur le problème des relations Église-Monde.

125. Et, par voie de conséquence, c'est le sens même de l'Église qui serait faussé, Car «il est bien clair que l'Église n'est rien si elle n'est pas histoire, elle n'est rien si elle n'est pas humanité» (F. BIOT, Témoignage Chrétien 1253, p. 17).

126. Esprit 10, p. 634.

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décident de la vivre en lui donnant un sens chrétien. Il nous faut donc reprendre ici une problématique semblable à celle selon !:<­quelle R. Didier réfléchit le phénomène de la vie et de la naiS­sance : « Quel sens la réflexion philosophique découvre-t-elle dans la vie et en particulier dans la naissance ? ( ... ) D'abord, la vie apparaît comme une certaine manière d'exister que je ne puis m'opposer pour la juger et la maîtriser. Je suis, en effet, toujours en vie, lorsque je m'interroge sur la vie et lorsque je lui donne un sens : je suis toujours en vie, non seulement dans mon corps, mais encore dans mon esprit et dans ma liberté même. » 121 Plus globalement, S. Breton parle du monde qui prévient le sujet hu­main : « Prévenir marque une précession et une préséance. Autre­ment dit, le monde, c'est le tout en son être autre en tant qu'il est toujours là lorsque nous sommes et nous agissons. » 128

La tentation la plus fondamentale, c'est peut-être de verser dans un dualisme qui durcisse en réalités extérieures l'une à l'autre ce qui doit être vécu dans l'mùté "'. Bien sûr, «il y a l'ordre de la nature et celui du surnaturel, mais ce n'est pas ainsi que les choses sont vécues historiquement, existentiellement. Ce n'est pas en de­hors mais au cœur même de l'action proprement humaine, que se réalise la rencontre du Royaume et de ses exigences. » 130 Si l'action humaine constitue le lieu de la rencontre, c'est que les chrétiens sont indistinctement saints et à sauver, puisque l'agir se refuse aux considérations extrincésistes qui voudraient le départager en zones parfaitement identifiables. Les limites ne viennent donc pas affron­ter les chrétiens de l'extérieur, et la foi n'est pas à ce point maîtresse d'elle-même qu'elle pourrait décider d'aller vers des engagements qui la limiteront. La vie, parce qu'elle est une, est lieu de recherche et de tâtonnements.

Le dualisme est une menace constante, et la raison en est fort simple : il semble apaiser la conscience en feignant d'enlever au vécu cette sorte de clair-obscur dans lequel baigne tout engagement chrétien. Aussi faut-il lui mener une chasse entêtée, car il renait sous les formes les plus sournoises et tente de provoquer subrep­ticement un divorce entre la vie de foi et la vie humaine. Ce n'est pas tout de constater que le chrétien est aussi un homme. Encore faut-il voir comment rien, en lui, n'existe hors de son humanité.

127. Essai de théologie san·amentaire, Lyon. Profac, p. 6. 128. Du Principe. 1.! organisation contemporaine du pensable, p. 52. 129. Il y a donc une réelle dualité (salut-limites mondaines) qu'il nous faut

respecter. Cette dualité dégénère en dualisme lorsqu'on met le chrétien (dans la vie ou par la réflexion) devant la possibilité d'opter pour un terme ou pour !"autre comme si chacun avait une existence autonome. On comprendra l'impact existentiel du problème que nous tentons d'élucider.

130. H.-1. MARROU, Théologie de l'histoire, Seuil, 1968, p. 152.

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L"EXISTENCE MONDAINE DU CHRÉTIEN 97

Le ·monde ne doit pas être posé en un temps second

La prenùère forme de dualisme est également la plus simpliste, et le Doc. IV en faisait la démonstration. Elle consiste à dire que les chrétiens sont d'abord justifiés en Esprit puis, par respect pour une nùssion que le Christ leur a confiée, affrontent un monde qu'ils ont à offrir. L'activité chrétienne intervient donc en un temps second. Elle garde bien un lien avec la transformation qui fait d'un honune un chrétien, mais celle-ci n'est pas spontanément compro­mise par la situation mondaine du croyant. On voit les attraits d'une telle vision : quelles que soient ses paresses et compronùssions hu­maines, la liberté croyante pourra toujours demeurer intacte, pro­tégée des avatars d'un monde qu'elle veut bien rencontrer mais dont elle n'a rien à craindre puisqu'il n'a sur elle aucune prise. Cette liberté garde, quelque part, une retraite où elle peut se réfu­gier pour sauvegarder sa pureté. Une retraite, aussi, derrière la­quelle elle peut commodément se retirer dès lors que «l'extérieur» lui adresse reproches et critiques.

Les illustrations sont nombreuses qui prouveraient à l'évidence que cette perception est d'une constante actualité. Mais l'ecclésio­logie fournit ici un terrain privilégié, le réflexe premier étant, trop souvent, de se créer une Eglise immunisée contre les limites. L'his­toire récente montre assez bien que tout cela est plus une vue de l'esprit qu'une leçon apprise de la vie. H. Denis, après avoir noté à quel point l'Eglise fut surprise de devoir se faire missionnaire en des pays traditionnellement chrétiens, montre comment elle fut en­suite conduite à se purifier elle-même. « L'Eglise décidée à se mettre en état de mission se met aussitôt en état de réforme. Que va-t-elle réformer? Quelques dispositions secondaires du droit canon? Quelques points de sa doctrine sociale ? Non pas : elle va réformer ce qui paraissait intouchable ; elle va faire évoluer ce qui était considéré comme immuable. » "' Une volonté plus nette de rendre témoignage à Jésus-Christ entraîne obligatoirement une lucidité plus grande sur ce qu'on est, et force à reconnaitre qu'il n'est rien en soi qui n'appelle une conversion. L'Eglise n'échappe pas à cette nécessaire purification, elle peut difficilement se poser en vis-à-vis intègre d'un monde qu'on soupçonne, a priori, d'in­térêts égoïstes et dominateurs.

Précisons l'exemple. Dans sa « lecture politique de la foi», J. Guichard propose un premier type de rapports selon lequel « l'Eglise se veut et se déclare apolitique, non pas indifférente aux questions politiques, mais en dehors et au-dessus des intérêts, des partis, des luttes politiques, n'y intervenant qu'au nom d'un intérêt

131. Les sacrements om-ils un avenir ?, Cerf, 1971, p. 10.

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supérieur représentant la volonté - absolue, intemporelle - de Dieu » "'. L'auteur se reporte à une déclaration de Paul VI qui «précise que si l'Eglise est au-dessus de la politique humaine, c'est parce qu'elle est dépositaire des principes de la politique idéale» ' 33

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il se demande ensuite, fort pertinemment : « La Parole de Dieu a-t-elle donc pourvu l'Eglise, à travers la Bible et la tradition, de principes absolus de lecture du monde dans sa dimension politique, d'une grille de lecture privilégiée à laquelle elle seule accéderait et qui lui permettrait d'échapper aux lois de la politique ? Dans le cas contraire, comment pourrait-elle être indépendante des politi­ques et des idéologies dominantes ? >> '" Ce qui semble, en effet, sous-tendre cette position, « c'est la problématique suivante : on se demande d'abord ce qu'est la politique idéale, dans son essence, puis ce qu'est la foi dans son essence, et on tente ensuite une syn­thèse des deux~ ou du moins une théorie de leurs rapports réci­proques. » lss

La lucidité, sur ce point, est d'autant plus difficile qu'on devine confusément les sécurités dont H faudra se départir et les efforts qu'on devra fournir pour arracher tous les masques 136

• Mais le vice fondamental est de mutiler la vie en la livrant à la logique abstraite de notre démarche intellectuelle. La vie chrétienne est d'abord apparue, dans la foi, comme une plénitude participée. Mais on ne peut, au niveau de l'existence, reproduire sans plus une suite qui ferait du chrétien un être parfaitement achevé avant même qu'il affronte le monde. On reprend chronologiquement les moments de la réflexion, introduisant une césure entre ce que le chrétien vit dans la foi et les tâches humaines qu'il va faire siennes. Comment

132. :Église, luttes des classes et stratégies politiques, Cerf («Essais»), 1972, pp. 20·21.

133. op. dt., p. 21. 134. op. dt., p. 23. 135. op. cit., p. 24. 136. Voilà sans doute pourquoi l'Église se voit plus volontiers dans le

rayonnement de la gloire de son Seigneur que sous le signe de la croix du Christ. «Bien que, de notoriété publique, elle soit une Église composée d'hommes qui pèchent et se trompent, cette Église ne peut pas s'appeler Église ou communauté qui pèche et se trompe. D'Église terrestre et pérégrinante, elle tend de plus en plus à devenir un être céleste et parfait» (H. KÜNG, P.tre 1/f'ai. L'avenir de l'Église, DDB, 1967, p. 40). Malgré leur apparente dureté, ces mots de GoNZALEZ-RUIZ ne font que reprendre des situations vécues : « Dans les docwnents officiels de la hiérarchie, il est dit parfois avec hardiesse ou peut-être ingénuité que l'Église, p.ar exemple, a toujours défendu la démocratie, toujours pris position en faveur des déshérités, toujours condamné la guerre, le fascisme, le nazisme, les dictateurs et ainsi de suite. Ce langage ne trompe plus les hommes d'aujourd'hui, devenus adultes, et qui ne croient plus au Père Noël » (Démocratie, communauté, autorité dans l'P.glise, !DOC International 1, ter mai 1969, p. 89).

L'EXISTENCE MONDAINE DU CHRÉTIEN 99

pourra-t-on, ensuite, effacer cette césure ? La tâche est impossible : « On était parti de la recherche d'un rapport entre deux domaines essentiels, et voilà que l'un des deux tombe sous la coupe de l'autre ; la foi s'estompe derrière la politique qui conditionne son existence. On n'aura donc alors de possibilité de la sauver dans son essence qu'en la rejetant dans un ailleurs inaccessible, où elle échappe à toute détermination matérielle et politique, mais en mJme temps à toute possibilité d'existence concrète. » 131

Si les baptisés ne sont pas, par la grâce de leur Seigneur, unité réalisée de l'Esprit et du monde, leurs efforts sont vains qui pré­tendent construire jour après jour cette unité.

L'être même du chrétien ne peut être scindé

Notre premier refus doit être catégorique : les chrétiens ne sont pas d'abord un peuple saint et royal avant que de prendre la place qui doit être la leur parmi tous leurs frères humains. Ils ne sont pas établis en sainteté, dans une sainteté à ce point objectivée que leur mission serait ensuite d'aller la «dispenser» dans le monde. Une succession aussi grossière présuppose un dualisme qui n'est pas moins grossier. Mais notre regard critique doit porter encore plus loin et tenter de lever une autre équivoque qui est d'autant plus dangereuse qu'elle paraît plus subtile. Nous refusons de poser le monde en un temps second. Il ne s'évanouit pas pour autant, et reste une réalité avec laquelle les chrétiens doivent compter. L'évi­dence massive de son omniprésence nous force à le situer quelque part, et ramène notre attention sur rêtre chrétien lui-même. L'hon­nêteté et la rigueur sont ici de mise, dussions-nous parvenir à des conclusions apparemment troublantes.

Le danger subsiste, en effet, de faire intervenir d'autres schèmes de pensée qui répondent toujours à la pernicieuse volonté de maî­triser parfaitement le vécu. On fera cohabiter deux univers dans le baptisé. Deux univers que l'on peut départager, dont l'un parti­cipe du salut tandis que l'autre est aux prises avec les limites hu­maines. Comme chacun est acharné à sa propre victoire, Je chré­tien devient le terrain d'une lutte entre des forces concurrentielles. Deux étendards s'affrontent, qui mobilisent chacun des troupes plus ou moins valeureuses et animées d'un seul souci : remporter une victoire qui assurera enfin la paix 188

137. ]. GUicHARD, op. cit., p. 24. Nous avons souligné. 138. Nous caricaturons, c'est évident. Mais la vie est parfois réduite à n'être

que la caricature de ce qu'elle devrait être. Qu'on songe seulement à la façon dont les chrétiens ont trop longtemps considéré leur sexualité.

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Dans un débat sur l'engagement politique des chrétiens, P. Debray se pose à lui-même la question : « Que peut faire le poli­tique (positiviste ou chrétien) ? » Sa seule réponse est la suivante : « Ruser avec le mal. » 139 Il devrait cependant poursuivre son in­terrogation : qu'est-ce qui va pennettre au chrétien de «ruser avec le mal >> ? Deux solutions lui seraient alors possibles. La première consiste à dire que la liberté croyante peut prendre des distances suffisantes pour arbitrer le conflit et piper les dés. Mais on suppose une liberté pleinement affranchie, elle-même agent de sa propre libération, ce qui est peut-être à la fois prétentieux, injurieux pour le Christ, et profondément antichrétien. La seconde solution fera intervenir un troisième terme entre la liberté et le monde mauvais avec lequel elle doit ruser, troisième terme dont le poids jouera nécessairement en faveur de la liberté. Le chrétien, par exemple, est alors celui qu'anime une «bonne intention », et il se nourrit d'une spiritualité qui ne manque pas d'être florissante en milieux chrétiens. Mais la «bonne volonté» n'est pas une excellente con­seillère politique. En fait de «ruse» elle n'est pas très habile, et c'est elle qui risque de devenir la triste victime de jeux trop impor­tants pour que toute la liberté chrétienne ne s'y compromette pas à fond .. On peut vérifier, au niveau de l'expérience concrète, l'inca­pacité de ce troisième terme à réconcilier dans le vécu des réalités dont on a fait des touts antinomiques"'. Comment s'en surpren­dre ? Constatant que l'être chrétien est complexe, que son sacerdoce se d~finit par une double fidélité (à l'Esprit et à l'humain), on a durci les deux pôles jusqu'à en faire des blocs distincts et fermés extérieurs l'un à l'autre, chacun se définissant comme le contrair~ de l'autre. A quelles conditions le chrétien réussira-t-il à ne pas être perpétuellement déchiré, écartelé au plus intime de cette exis­tence qu'il ne peut pas si facilement départager ? Peu importe l'in­termédiaire qu'on posera, en lui, entre l'Esprit du Christ et ses propres égoïsmes. Cet intermédiaire, en effet, « semble réussir aussi longtemps qu'au lieu de réfléchir on se contente de se représenter les réalités comme des choses» 141

• Mais l'extériorité et l'antinomie ne sont jamais surmontées : on ne fait qu'ajouter un terme (la «bonne volonté », pour ne prendre qu'un exemple) qui est lui­mê~e ,~xté?eur aux de1!x premiers, fausse médiation qui peut entre­tenir 1 Illusion de la prux et endormir la conscience, mais qui cons-

139. Esprit 10, p. 628.

140. Et que dire des attitudes qui font d'un être extériem à la conscience le terme réconciliateur? Le culte des saints peut être justifié en christianisme. Mais sûrement pas dans le sens qui fait des saints une instance qu'on interroge pour en recevoir la résolution des multiples conflits de l'existence.

141. J.-Y. }OLIF, in Le ministère sacerdotal. Un- dossier théologique, p. 219.

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· L'EXISTENCE MONDAINE DU CHRÉTIEN 101

ti tue aussi le meilleur alibi pour celui qui n'a la passion ni du monde ni du Dieu de Jésus-Christ.

La bonne volonté peut choir dans les pires compromissions. On dit également que l'enfer est pavé de bonnes intentions, et il ne faudrait pas sourire trop vite de ce dicton. Il a au moins le mérite de nous rappeler que la bonne volonté ne peut être l'instance qui va arbitrer les conflits de l'existence sacerdotale. C'est la liberté de l'homme-chrétien qui est elle-même et indistinctement Esprit et monde, unité complexe qui refuse toute stratification et toute scis­sion, à ce point mondaine que rien de ce qu'elle est n'échappe aux lois de l'histoire.

2. Unité de la vie chrétienne

Le chapitre précédent nous avait conduits à conclure que le chrétien, pour_ un exercice réaliste de son sacerdoce, devait accep­ter de-n'être pas ce qu'il est, de ne pas vivre son engagement mon­dain comme s'il épuisait toutes les forces de son être. Le chrétien est plutôt celui dont la vie sacerdotale est un lieu où l'Esprit ne cesse de passer dans le monde du temps et de l'espace, et sa res­ponsabilité ne manque pas de comporter des risques. Mais sa situa­tion apparaît encore plus inconfortable lorsqu'on la considère du côté de sa face mondaine et historique. Le monde. atteint la liberté chrétienne en des profondeurs telles que, pour être dans l'histoire le sacrement du salut, il faut que cette liberté soit ce qu'elle n'est pas. Vivant par gril.ce l'éclatement de toute limite elle est toujours, à quelque moment qu'elle se situe, accomplissement de l'histoire. Elle n'en reste pas moins vouée à des til.ches qui sont un labeur limité, jalon d'une histoire dont elle ne possède ni les tenants ni les aboutissants '". « Le christianisme est-il la juxtaposition d'une intériorité négatrice (à la limite) de l'histoire et d'une extériorité correctrice (si elle a beaucoup de chance) de l'histoire, ou une ma­nière d'être tout entière historique, quoique appelée à dépasser infiniment l'histoire, et à la dépasser aujourd'hui même, de par Dieu ? » 143 La chasse rapide que nous avons menée contre toute forme de dualisme montre que la question ne peut même pas être

142. Suggérons tout de suite, quitte à y revenir plus tard, les implications ecdésiologiques de cette affirmation : « L'Église est envoyée dans l'histoire, et elle est faite, sous la loi, servante du Christ au sein de la forme et du monde de /'histoire» (T.F. ToRRANCE, Le sacerdoce royal, Delachaux et Niestlé, 1955, p. 67).

143. R. DE MONTVALON, Esprit 10, p. 649.

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P;:~e, et que le deuxième terme de l'alternative est le seul qui soit c etiennement pensable même s'il est difficile à penser.

a. Unité dans la dualité

Il ne sert donc à rien de ne plus considérer l'existence sacer­d?tale comme m~e réalité totalement accomplie ayant pour vis-à­':lS ur; ~on?~ qur lui ,:este extérieur, si nous réintroduisons la scis­swn a 1 mteneur de 1 etre et de l'agir chrétiens. Départager la vie sace;dotale ~'<;st pas plu:' justifiable que de poser deux mondes, c;lm des c~retiens et celm des autres ! Mais l'existence des baptisés n e~ ~ con~trtue pas pour autant un tout homogène ; sa cohérence ne s etablit pas de telle manière que, ayant parcouru et maîtrisé une de ~es composantes, j'ai parfaitement reconnu l'autre Quoi qu'on ve':'ille, la dualité subsiste. ~t pour ~;enser cette dualité d'une façon qm ne to':'rne, pas a;' dualisme maiS respecte l'unité de la liberté cro~";"te, Il n est qu_une solution possible et c'est de dire que le ~reti~n est tout entzer créature de l'Esprit et tout entier créature hiSto':'que. ~n cherchant à préciser la conception que saînt Thomas se, fait de 1 homme, J.-B. Metz trouve des formulations qui sont tre.: proches des nôtres : « L'homme est tout entier animé et tout entier corporel, _tout entier subjectivité et tout entier présence au monde, tout entier exzstence et tout entier situation · les deux t pour leur compte déterminations de l'homme dans ;a totalité ~~1~ so':'t chacune pour soi des suppôts de l'être personnel, ex-starlque uruque et total de l'homme. » 144 '

Précisons cette posi~'?n par quelques considérations sur le lan­~age que nous. avons dep du employer pour dire le sacerdoce bap­tiSmal. « Un.e m;a~e ~e peut jamais comme telle exprimer complè­tement la realite sigrufiee, ( ... ) car il est essentiel au mystère de transcender tout; concept. » 145 Pour notre part, nous avons suffi~ s~mm"':'t ~ontre 9ue la complexité du sacerdoce baptismal appelle 1 em~~~ Simultane de deux images au contenu conceptuel diffé­ren~ . · On ne ~eut donc pas se contenter de dire ue la liberté chretienne es~ cre.ature, de l'Esprit, ou qu'elle est un~ créature du ~onde. La reflexron n est pas plus satisfaite lorsqu'on ne fait ue JUxtapos~r les deux terme~, car on pèche alors par un dualisme qui est effectr~ement s'?-rmonte dans la vie. Une seule position est ace~ _ table, et c est de drre que le baptisé est à la fois et tout entier Esp~t

144. L'hom.'fZe. Anthropocentrique chrétienne, Marne, 1968, pp. 74·75 145. H. MuHLEN, op. cit., t. 1, p. 21. · ~46·.1 CeClles, pdar exe~ple, q':,e nous avons étudiées dans le premier chapitre de

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L'EXISTENCE MONDAINE DU CHRÉTIEN 103

et monde. Mais si les deux points de vue suggérés par les images diffèrent, chacun ne livre pas pour autant une seule « partie » de la vie chrétienne. Quand nous disons de la liberté croyante qu'elle est monde et humanité, nous ne disséquons pas cette liberté pour en extraire une « partie ». Au contraire : pour que le point de vue ouvert par chaque image soit valide, il doit permettre de saisir et d'aborder la totalité du mystère qui est vécu, sinon nous opérons la scission que nous avons condamnée et qui divise là où la réalité est une.

Ouvrons une parenthèse pour montrer comment, dans un do­maine concret de l'existence chrétienne qui est celui de l'apparte­nance ecclésiale, ce que nous venons de dire ne manque pas d'avoir de graves répercussions. Lorsque Vatican II affirme que «c'est sous des images variées que la nature de l'Eglise nous est montrée » (LG 6.1), il ne fait pas qu'établir un constat dont la banalité ne provoquerait pas notre vigilante attention. Il refuse enfin comme illusoire une tentative qui a trop souvent épuisé la réflexion et la vie : parvenir à déterminer une image qui dirait immédiatement la totalité du mystère ecclésiologique. Nous disons que la vie elle­même est victime de pareille volonté, car le moins que l'on puisse dire c'est qu'il n'y a pas rupture absolue entre le vécu et le langage. On pourrait facilement montrer l'interaction qui joue entre les deux, et comment toute une pastorale peut s'élaborer qui sera dé­ficiente dans la mesure où l'Eglise aura voulu se dire dans la trop belle simplicité d'une seule image.

Nos cousidérations sont donc d'une grande importance et jet­tent, sur le vécu d'où elles ont jailli, une lumière plus vive. Chaque image est insuffisante en elle-même et échoue à dire parfaitement ce qu'est la liberté chrétienne (le fidèle n'est pas que créature spi­rituelle, il n'est pas que créature mondaine). Mais il faut bien voir que l'une et l'autre images s'appellent nécessairement pour que le point de vue suggéré par chacune ne soit pas faux et ne cristallise pas la vie autour de deux pôles irréconciliés et irréconciliables. Nous ne pouvons avancer que le sacerdoce baptismal constitue le chrétien en plénitude, sans admirer en même temps ce mystère d'une plénitude qni se fait histoire et qui se vit selon tel contexte spatio-temporel. De la même manière, quand je dis du chrétien qu'il est humanité j'invoque, au sein même de cette humanité, la vie divine qui anime toutes ses activités. Ce qui veut dire que l'éclatement du langage ne morcelle pas automatiquement le réel. II m'aide plutôt à rejoindre le chrétien, le seul chrétien qui existe réellement et qui est unité dans la dualité. II faut donc conclure que la liberté chrétienne, puisqu'elle est une dans la vie, n'existe pas

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en un monde autre que celui de l'histoire. « Le christianisme est-il une manière d'être tout entière historique ? » demandait-on plus haut. La réponse doit être positive, car le monde est l'unique lieu dans lequel puisse se vivre et s'exprimer l'aujourd'hui du salut"'·

b. Unité de tension

Ce détour (qui nous conduit à la vie par des considérations sur le langage) a, entre autres, le mérite de nous faire comprendre ceci : la multiplicité des images dont les chrétiens se servent pour se dire à eux-mêmes révèle qu'ils n'ont pas une saisie immédiate de ce qu'ils sont comme sauvés. Nous retrouvons ici la « distance» dont nous avons parlé dans le chapitre précédent et qui pourrait être reprise de la façon suivante : << La présence à soi, si je la définis non par une identité statique mais par une relation interne, requiert comme toute relation, quelle qu'elle soit, une distance de soi à soi, une distance interne. On ne peut ramener le rapport à une identité pure et simple. Il faut donc que la foi, si elle est rap­port interne, se réalise dans une condition 'duelle' qui interdit sa coïncidence pure et simple avec l'Absolu. » 148 Finalement, la mul­tiplicité du langage est insurmontable et il ne peut exister d'image qui permettrait l'intégration des deux composantes que nous avons relevées. Ce qui ne manquera pas d'incommoder quelqu'un qui aimerait hien se pœséder dans la pleine clarté, sans qne rien ne vienne obscurcir le sens qu'il veut donner à sa vie. Il ne faut toute­fois pas rejeter cette multiplicité des images antithétiques, en pro­testant qu'elle semble disperser l'unité qui est vécue. Condamner le langage, c'est aussi condamner la vie qui est dualité réelle et nécessaire. Et affirmer que le chrétien ne peut pas, à la fois, être fils de Dieu et librement responsable de son humanité, c'est pro­fesser un évident mépris pour l'existence. Mais la dispersion est vaincue, disions-nous, si le point de vue véhiculé par chaque image porte en soi l'appel de l'autre point de vue. Il nous faut donc référer à un au-delà du langage qui fonde son unité et fait éclater chaque image pour la transformer en point de vue totalisant.

147. On comprend, du même coup, que toute l'existence chrétienne soit vécue sous le mode du symbole. Pourvu qu'on ne réduise pas le symbole à n'être qu'un «signe», mais qu'on -le comprenne comme « une stnlcture intentionnelle qui ne consiste p.as dans le rapport. du sens à la chose, mais dans une architecture du sens, dans un rapport du sens au sens, du sens second au sens premier» (P. RicœuR, De finterprétation. Essai sur Freud, Seuil, 1965, pp. 26·27'). Le sens que, dans la foi, les chrétiens donnent à leur existence ne peut être dit que dans et par le sens humain qu'ils font exister dans l'histoire.

148. S. BRETON, Foi et raison logique, Seuil, 1971, p. 127.

L'EXISTENCE MONDAINE DU CHRÉTIEN 105

Et voilà .que nous sommes ramenés, par un autre chemin, à l'universalité toujours actuelle de Jésus-Christ. L'humanité glorifiée du Christ reste toujours la seule instance qui, en même temps, fait aux hommes la grdce de l'unité et donne sens à la multiplicité de leur existence.

Universel concret, il est d'abord cet au-delà intérieur qui libère le chrétien dans la mesure où celui-ci, prenant fait et cause pour l'humain, se consacre à la libération de l'homme. Nous disons bien universel concret : par son Esprit, il se rend présent au plus intime de l'engagement, cœur du cœur de l'agir, présence personnelle qui accomplit l'homme qui se veut responsable. En d'autres mots, le baptisé ne fait pas l'histoire du salut parce qu'il serait plus homme que les non-chrétiens. Ce serait absurdité aveugle que de lui attri­buer un pouvoir humain que le Fils lui-même s'est refusé en venant sur terre. Si l'engagement chrétien offre un point de vue qui intro­duit à la totalité du mystère d'amour et réalise l'histoire, c'est que quelqu'un l'habite et, en lui, devient salut historique : l'Esprit du Seigneur de l'histoire. Il n'est plus, désormais, de «troisième terme» extérieur à la liberté et au monde et qui les ferait se rencontrer. Jésus-Christ a suffisamment aimé l'humain pour « concrétiser» le salut en tout humain qui essaie vraiment d'aimer.

Ce qu'il faut souligner avec force, c'est que Jésus-Christ donne également sens à la multiplicité de l'existence sacerdotale. Que faut­il entendre par là ? L'unité des chrétiens et du monde est d'une consistance telle que, rejetant tout ce qui l'entraînerait vers un dualisme inadmissible, la vie sacerdotale se veut tout entière hiS­toire. L'éternité dont nous sommes déjà gratifiés est donc véç.ue dans un présent qui est toujours mouvant. Ce qui importe souve­rainement, c'est que le croyant comprenne qu'il ne doit pas s'en accommoder vaille que vaille, avec des relents de fatalisme qui l'empêchent de saisir l'histoire à bras-le-corps. Parce qu'il est le principe d'une unité qui réconcilie la vie, l'Esprit justifie le flux constant du temps, et il le justifie en tant que flux, suite, mouve­ment incessant. Autrement, le présent reste bouché et ne répond plus à l'appel (que nous avons dit essentiel à l'unité de l'agir) qui lui permettra de dire qu'il porte en lui-même son propre dépasse­ment"'. Le chrétien n'échappe pas à l'humain : croire en Jésus­Christ, c'est également accepter de vivre une tension qui prenne en

149. Ce qui nous permet de voir en quoi il est impossible de réduire le «monde» à un concept que l'esprit pourr:ait méticuleusement cerner. Le monde est un «mixte», ainsi que le rappelait Aubert. c·est.à~dire qu'il ne peut être oonsidéré indépendamment de son rapport avec la liberté qui lui donne sens. D'où l'impératif qui s'impose à la conscience croyante: «Il faut comprendre que je ne suis jamais sans monde, que le monde est toujours déjà-là par avance, mais

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106 CONDITION CHRÉTIENNE ET SERVICE- DE L'HOMME

charge les limites et s'efforce de les repousser un peu plus loin pour que se fasse J'histoire de l'homme nouveau. La foi chrétienne est aussi une foi en l'homme, ce qui n'a rien de surprenant dans une religion pour laquelle c'est un même commandement que d'aimer Dieu et d'aimer l'homme.

c. Affronter le monde Faire progresser l'humain, façonner un monde qui assure les

conditions propices à l'épanouissement de toutes les libertés, éla­borer une histoire qui ne soit pas le triste récit de la haine et de l'égoïsme mais la geste d'un amour qui rassemble la frateruité des hommes, toutes ces tâches humaines sont des tâches éminemment chrétiennes. Elles ne constituent pas, au regard de la foi, un choix plus ou moins facultatif laissé aux fidèles dont la ferveur est plus intense. Nul ne peut se proclamer membre du sacerdoce saint et royal s'il n'en a pas le souci. Dans Je rayonnement et par la grâce du Christ pascal, l'humain cesse d'être un obstacle à J'amour pour devenir le terrain où progresse et se vit la rencontre des frères.

Mais nous avons parlé de tension. Et la vie chrétienne, en effet, doit être Je strict contraire d'une passivité béate. Elle saisit un monde qui est aussi « autre chose» qu'amour et liberté, elle doit compter avec cette différence qui fait que les activités hu­maines et terrestres sont humaines et terrestres et ne manifestent pas en clair l'infini du salut ; ce qui, au bout du compte, rend le repos impossible pendant le temps de l'histoire. Encore cette diffé­rence n'est-elle pas extérieure à la liberté chrétienne. C'est parce qu'elle lui est intérieure que notre sacrifice est « constitué par la totalité de notre vie : c'est là le culte que nous devons rendre à Dieu. La substance même de notre offrande est rigoureusement coextensive à notre existence. » 150 Aucun chrétien n'échappe à cette nécessité de réconcilier, en son existence, l'Esprit et ce monde qui reste différent de l'Esprit 151

Un monde dill'érent

Qu'est-ce donc, pour un chrétien, qu'affronter Je monde? C'est d'abord le prendre assez au sérieux pour vouloir y vivre son atta-

que mes rapports avec lui sont autres que je ne le crois spontanément et" qu'il n'est pas lui-même cette sorte d'absolu que j'imagine» (].-Y. ]OLIF, Comprendre l'homme, p. 87).

150. Y. CoNGAR, Sacerdoce et laïcat devant leurs tâches d'évangélisation, Cerf (CF 4), 1962, p. 112.

151. Le philosophe dira, analogiquement, que la liberté doit réconcilier «l'identité et la différence, l'intérieur et l'extérieur, le soi et l'autre que soi» (J.-Y. }OUF, Comprendre l'homme, p. 168).

L'EXISTENCE MONDAINE DU CHRÉTIEN 107

chement à Jésus-Christ. Si le monde ne faisait que s'interposer entre Dieu et l'homme, il faudrait l'éliminer à tout prix car il bloquerait la communication et interromprait le dialogue. Selon ce que nous avons dit, il est plutôt une condition de possibilité dont Je croyant doit teuir compte puisqu'elle l'enracine parmi les hommes et lui définit le champ de sa propre réalisation comme croyant. Mais en même temps que nous affirmons par là la dimension humaine de l'agir chrétien, nous suggérons aussi les efforts et la lutte qui atten­dent Je baptisé. Les limites spatio-temporelles, en effet, ne man­quent pas d'avoir leur propre consistance, d'obéir à des lois qui ne sont pas obligatoirement celles de l'Esprit. Et c'est la raison pour laquelle il faut parler d'un véritable affrontement 152

• Non pas, une fois encore, que le chrétien aille au monde comme à une réalité qu'il doit éliminer de sa route, mais parce que sa condition même fait que son existence en Esprit n'est jamais immédiate à sa conscience d'homme et qu'il doit sans cesse se ressaisir dans et par un monde qui est « différent >> de la pléuitude qu'il croit vivre dans Je Ressuscité. Parler de différence, c'est une autre façon d'ins­taurer cette distance qui fait que dans le temps de l'histoire les chrétiens ont à se conquérir en prenant possession de leur monde. La conscience croyante doit respecter ce dynamisme fondamental à toute conscience qui n'est pas immédiate : «La différence est à réintégrer dans le mgme ; que serait la conscience si elle n'était pas la différence intégrée et comprise?>> 158 Nous traduisons : que serait la vie chrétienne si elle n'était pas un monde amoureuse­ment assumé, une humanité qui se libère enfin de ses limites, une histoire qui emporte les hommes dans un grand mouvement de rassemblement ?

Il ne faut donc pas biaiser avec la différence, faire comme si elle n'offrait pas de résistance ou, à l'opposé, J'absolutiser au point de lui refuser la possibilité d'une signification chrétienne. Nous avons déjà fait état de l'ambiguïté de tout agir historique du chré­tien. Il faut sans doute y revenir d'une façon plus attentive : si les chrétiens sont un monde différent du salut réalisé, la double

152. Ou d'une «conquête», si on veut reprendre les très heureuses formules de S. BRETON : « face au monde tel qu'il surgit pour chacun de nous, en son prévenir, son survenir et son advenir, on conçoit une sorte d'oscillation entre deux pôles extrêmes .que nous. dénommerons respectivement, pour faire court, par l'habiter et le conquérir. ( ... ) Le conquérir module ( ... ) l'altérité du monde. L'autre devient id moins la maison préalable que nous aména:gerons en demeure, pour que notre joie y demeure dans l'aimante et aimable complicité de la terre et du ciel, des dieux et des hommes, que l'étranger dont l'hostilité nous menace, et à laquelle il faut faire face dans un défi» (Du Principe, p. 57).

153. H. DuMÉRY, Philosophie de la religion. Essai sur la signification du christianisme, PUF, 1957, t. 1, p. 39.

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108 CONDITION CHRÉTIENNE ET SERVICE DE L'HOMME

menace dont nous parlions les guette au cœur même de- leur être et les touche avec une gravité que nous ne soupçonnions peut-être pas. Quiconque n'en a pas éprouvé l'épaisseur n'a pas accepté de vivre. Recevons ici, pour illustrer notre propos, le témoignage de chrétiens à qui on a demandé de situer leur foi par rapport à cette dimension de l'agir humain qu'est l'engagement politique.

A. Demonchaux analyse finement le phénomène selon lequel le chrétien risque de se perdre dans le monde " 4

• Retraçant son itinéraire personnel, il échappe à l'accusation qu'on pourrait porter contre lui de n'évoquer que des cas hypothétiques : les chrétiens dont il parle étaient des croyants sincères, et ils formaient par ail­leurs cette élite qui fut la première depuis un bon moment à croire que la foi pouvait effectivement se vivre dans l'engagement poli­tique. Pour eux, l'absolu de la foi a voulu s'investir dans «les tâches de civilisation». Parce qu'ils percevaient, en Jésus-Christ, un sens qui concernait tout l'humain, c'est l'humain qu'ils ont décidé d'ac­cueillir en toute vérité. Naïveté de celui qui découvre un monde nouveau ? Maladresse à se mouvoir dans un projet humain dont on a mal repéré les lois? Toujours est-il que «pour les catholiques que j'évoque, les tâches de civilisation ont bénéficié de suite d'une ardeur, d'une pureté de cœur et d'un radicalisme de pensée qui n'étaient, en quelque sorte, que des attitudes-reflets de l'absolu de leur foi». Faire du monde le reflet de la foi, le parer d'une pureté qui n'est que la projection du salut chrétien, c'est s'empêcher de reconnaître une évidence : le monde garde une opacité qui n'é­chappe qu'à celui dont les deux pieds ne sont pas solidement ancrés sur la terre. Parmi les manifestations évidentes de cette mauvaise naïveté, Demonchaux mentionne « l'inaptitude à concevoir et à pr_atiquer ce que dans l'action on peut appeler les détours, les che­mmements courbes, etc ... >> Il ne suffit pas de fermer les yeux sur ~es limites humaines pour qu'elles cessent d'imposer leurs règles de JeU. Ne pas en avoir une conscience aussi lucide que possible, c'est renoncer à un agir réaliste et se créer des conditions de vie qui vont étouffer en même temps l'humain et la foi. Il faut bien voir, en effet, que le désastre qui s'ensuit atteint le chrétien en des couches de son être qui le définissent intimement. L'humain est touché : l'expérience est venue, « et avec elle un certain désenchantement car l'action menée au fil des jours est devenue laborieuse corn~ plexe, ou plus simplement banale : elle ne rayonne plus d; vérité et de beauté». La foi non plus ne se tire pas indemne de cette entreprise de dupe, puisque « ce désenchantement du combat pour l'homme retentit en retour sur la foi en Dieu » qui tend à devenir

154. Espdt 10, pp. 616·618.

L'EXISTENCE MONDAINE DU CHRÉTIEN 109

« une vieille fidélité romantique, ( ... ) idée de derrière la tête, parfois idéologie ou morale sociale>>. Lorsque le chrétien se fait unique­ment monde, quand il perd conscience de cette sorte de rupture qui est inscrite dans son agir et qui fait qu'on ne peut sans plus identifier l'humain à la foi, ni l'humain ni la foi n'y trouvent leur compte.

On peut d'ailleurs lire, dans ce même numéro d'Esprit où A. Demon chaux nous livre son témoignage, l'expression d'une autre forme de« perte dans le monde>>. G. Crespy pose d'abord la ques­tion : <<N'est-ce pas la chance des chrétiens d'aujourd'hui que par le biais du politique ils se trouvent renvoyés à la vision et, comme eût dit Teilhard, à la passion de l'universel? » 156 A quoi R. De Montvalon (précisant que sa remarque ne vise pas G. Crespy) ajoute que certains chrétiens «ne font pas la part de la complexité >> 156 et réduisent trop allègrement l'histoire du salut à l'histoire politique en refusant de voir que « la foi place hors de l'histoire l'achèvement de l'homme » 157

• Le phénomène est inté­ressant. Ces chrétiens, finalement, manquent de respect pour la «différence>> qui fait que l'histoire politique est aussi « autre chose» qu'un salut déjà réalisé. Et, chose curieuse, on prétend ainsi obéir à l'histoire elle-même. Mais il s'agit là, de toute évidence, d'une histoire «optimiste» qui a toutes les chances, elle aussi, de n'être qu'une projection. P. Debraya sans doute raison de protester contre ce faux optimisme qui « offre un avenir sur mesure, domestiqué, pré-fabriqué, pré-digéré. Pas besoin de se faire du souci. On saute dans le train de la sainte évolution, et en route vers le point omé­ga. » 158 Un engagement politique concret invite à plus de circons­pection : « Que l'histoire débouche sur l'unité historique du genre humain, est-ce une évidence historique? En aucune façon. Nous constatons que Bonn se mouche quand Pékin éternue, un point c'est tout. » 159 L'universalité à laquelle s'attachent les chrétiens est une réalité de foi qu'ils ont la lourde tâche, eux aussi, de construire dans l'histoire.

Mais le chrétien peut encore refuser de vivre la tension en se forgeant un christianisme pur de toute contamination mondaine. Il fuit l'histoire et prend refuge en un ailleurs, où, selon toutes les apparences, la foi pourra se mouvoir à l'aise, protégée du doute et gardée contre les obscurités d'un cheminement. Nous avons déjà

155. Ibid., p. 639. 156. Ibid., p. 640. 157. Ibid., p. 641. 158. Ibid., p. 497. 159. Ibid., p. 640.

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110 CONDITION CHRÉTIENNE ET SERVICE DE L'HOMME

relevé l'attitude de Debray '"0• Contentons-nous de souligner que la

fuite hors du monde engendre une situation très proche de celle où conduit la perte dans le monde. La raison en est fort simple : le chrétien a beau se créer un univers aseptisé, les limites restent là, que le croyant n'a pas Je loisir de mépriser puisqu'elles font partie de son être. L'éloignement qu'il pense pouvoir établir sera J'exacte mesure de la paralysie de son agir. Une fois de plus, l'homme et Je christianisme en seront tous les deux défigurés. L'humain est condamné à être l'objet des «vertiges de l'orgueil, de la volonté de puissance, de l'esprit de principauté» 161

• La foi, quant à elle, a pris des distances telles qu'elle a perdu toute signification pour la conduite de la vie. Arrive un temps où elle « ne peut rien. Dans le silence des âmes, dans Je fracas des armes, il ne lui reste plus que la dignité de se taire. » "' Mais la dignité de ce silence parait fort douteuse, et devrait être (au moins un peu) dérangée par ce fait que constateE. Schillebeeckx : « Chaque fois que l'homme a fait un pas en avant dans le monde, Dieu a dû faire un pas en arrière. » 168

« Le prof. humaniste J. P. van Praag disait, en termes peu acadé­miques, que le détachement de l'Eglise résultait de l'invention des engrais chimiques. » 164

Une vie chrétienne aliénée

Si le chrétien est monde et histoire d'une maniere si étroite qu'aucun domaine de sa vie ne peut être réservé à une contem­plation imédiate de Dieu, s'il n'est aucune conversation possible dans laquelle l'Esprit parlerait un langage absolument sans équi­voque et l'homme répondrait en des mots tout aussi francs, c'est en lui -même que Je fidèle éprouve la résistance des limites et court constamment le double risque que nous venons de décrire. Et nous disons bien un double risque, les deux attitudes que nous avons présentées n'étant que les deux formes d'une même tentation : rèfuser ce qui fait que nous ne sommes pas identiquement Je Christ, que nous avons toujours besoin de sa grâce, et que le don de cette grâce révèle justement que nous ne sommes pas non plus identi­ques à nous-mêmes. Mais dès que la liberté veut vivre Je monde comme lieu de son salut participé, ce monde ne tarde pas, à l'in­térieur même de la conscience, à manifester ce qu'il est et à offrir ses réticences. La différence sort de l'anonymat, et rappelle bruta­lement aux chrétiens qu'ils ont à lutter pour devenir ce qu'ils sont.

160. Cf. p. 88. 161. Esprit 10, p. 628. 162. Ibid., p. 628. 163. Approches théologiques 2. Dieu et l'homme, Cep, 1965, pp. 9·10. 164. Cité par Schillebeeckx, op. cit., p. 22.

L'EXISTENCE MONDAINE DU CHRÉTIEN 111

Les chrétiens ont beau faire « comme si» l'histoire du salut n'obli­geait pas à l'èflort : ils ont à la construire et à payer de leurs per­sonnes puisque c'est par et dans leurs personnes qu'ils en assurent le progrès 165.

Affronter en soi-même et autour de soi un monde différent du monde de la grâce, accepter d'y œuvrer pour que l'homme soit progressivement libéré de tous ses esclavages, voilà la vocation com­mune des chrétiens. Quand, à l'inverse, le goût de la paresse et la force de l'égoïsme immobilisent l'agir, la conscience croyante sombre dans une aliénation où meurent l'amour, le bonheur et la liberté. Le croyant perd alors tout contrôle sur sa vie : que la foi se retire ou qu'elle se fasse homogène aux tâches humaines, elle disparait comme foi et devient créature de l'imaginaire. Le monde ne s'éva­nouit pas pour autant. Sa présence inévitable prend une intensité telle que c'est lui qui finit par maîtriser la vie : le croyant se voit réduit à le supporter comme un boulet qui ne fait pas qu'alourdir la marche mais peut bloquer tout mouvement et épuiser le dyna­misme. Et il ne faut pas croire que nous dramatisons indûment. Chaque chrétien est plus ou moins aliéné, si tant est que « l'alié­nation est l'altérité imposée à l'homme, existant concret, lorsqu'il est privé de la conscience de soi et de la décision autonome » 166

Quand le fidèle refuse l'unité qu'il est et qu'il doit vivre avec le monde, dès qu'il n'a plus conscience des dimensions humaines de sa foi, il se voue inévitablement à devenir une créature du monde et, refusant de faire l'histoire tout court, fuit la responsabilité qui est la sienne de faire l'histoire du salut. Lui aussi « ne se dé­veloppe qu'en rapport avec cet autre de soi qu'il porte en lui­même» 167

• Il n'existe comme chrétien qu'en faisant surgir au sein de l'humain (ce monde qu'il est personnellement) l'amour et la liberté dont le Christ lui fait la grâce:

II est plusieurs façons de vérifier à quel point le monde s'est fait Je maître du chrétien aliéné. H. Lefebvre illustre excellem­ment le despotisme auquel doit se soumettre une liberté humaine qui a perdu Je contrôle de son monde, cet autre que soi : « Les formes de l'activité de l'homme, de sa puissance créatrice, s'af­franchissent de lui, et il se met à croire en leur existence indépen-

165. «Aucune mutation ne nous sortira· de nous.mêmes, ne nous dispensera du travail et du sacrifice nécessaires pour nous faire, personnellement. et pour participer à l'humanisation du monde qui est - n'en déplaise à la mode - une œu'Pt'e et non pas le fruit d'une explosion à venir» (J.·M. DOMENACH, Le Nouvel Observateur, 1er fév. 1971, p. 44).

166. F. PERROUX, Aliénation et société industrielle, Gallimard ( « Idées» 206), 1970, p. 76.

167. H. LEFEBVRE, Le marxisme, PUF («Que sais-je?» 300), 1969. p. 42.

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J 12 CONDITION CHRÉTIENNE ET SERVICE DE L'HOMME

dante. Des abstractions idéologiques et de l'argent à l'Etat politi­que, ces fétiches paraissent vivants et réels, et le sont en un sens puisqu'ils règnent sur l'humain.»"' Un phénomène analogne joue dans la vie chrétienne. La foi, en effet, ne peut éviter de s'exprimer en des formes repérables. Aussi longtemps que l'amour anime ces formes de présence-au-monde comme un dynamisme qui les fait se dépasser, elles remplissent leur rôle qui est d'appuyer la crois­sance et le cheminement. Mais cet amour est une exigence et la liberté est responsable. Le chrétien a vite fait d'abdiquer devant l'effort et de se confier à des fétiches qui prendront le relais d'une liberté défaillante. Un exemple entre mille : le droit canon tel que l'Eglise en a longtemps vécu. « La grande difficulté est qu'une norme codifiée est presque aussitôt sacralisée, spécialement dans les milieux de tradition légaliste. ( ... ) Un prélat oriental disait un jour au Concile : <<Le Christ a donné son message au monde. Nous autr~s, Orientaux, nous en avons fait une mystique, mais vous, Occzdentaux, vous en avez fait un code de Droit Canon. » 169

La peur d'une mort

Situer l'humain au creux de la liberté sacerdotale, refuser d'éta­blir des zones qui échapperaient à la confrontation et où la liberté n'aurait pas à lutter pour se conquérir, c'est ouvrir à la conscience chrétienne un univers qui a toutes les allures d'un précipice sans fond. L'aliénation ne résulte pas du choc de la liberté qui vient brutalement heurter un mur extérieur. Pour les fidèles aussi, selon une excellente formule, « il y a une seule mora!e toujours ouverte et portant une blessure à son flanc » no. La vie nous est donnée pour gnérir la blessure. Mais on peut également ne rien faire pour qu'elle se cicatrise. II est même des situations où le blessé se laisse glisser dans une mort anticipée : c'est l'aliénation consommée. Le théologien, s'il veut vraiment aider à vivre, ne peut cependant pas se contenter de proposer à la conscience les conditions de possibilité de cette aliénation. Une question le provoque : pourquoi des chré­tiens se laissent-ils affectivement maîtriser par la différence qui vient jouer les trouble-fête et gêner une vie asSoiffée d'immédiateté ? Qu'est-ce· qui les pousse à quitter l'humain 171

, seul terreau de leur existence sacerdotale ? Ou, si l'on veut, qu'est-ce qui rend possible la possibilité même d'une fuite et de l'aliénation ? La << différence» offre-t-elle, en ce qu'elle est, comme l'occasion d'une perte?

168. Id., ibid., p, 43. 169. F. HoUTART, I.:éclatement d'une 'Église, Marne, 1969, pp. 80-81. 170. R. DE MONTVALON, Esprit 10, p. 637. 171. Même lorsqu'ils s'y identifient ils le quittent, puisque leur foi est réduite

au silence ....

L'EXISTENCE MONDAINE DU CHRÉTIEN 113

On songe ici au drame de saint Paul : je fais ce que je ne veux pas, et ne fais pas ce que je veux ; le cinéaste G.-H. Clouzot lui faisant écho : «Je crois que le vrai péché, je l'ai commis quand j'avais quinze ou seize ans, c'est le péché contre l'Esprit, qui est un reflet du péché originel. C'est de vouloir être soi-même par soi­même. » 112 Dans la mesure, en effet, où le chrétien veut habiter son humanité et répondre à cette vocation qui le voue à faire l'his­toire de l'amour humain, il favorise l'éclosion d'un monde qui est atùmé d'une volonté indéracinable d'auto-suffisance, de prise en charge autonome. Cet << autre que moi » (que je suis) veut assu­mer sa propre croissance et s'émanciper de tout tuteur quel qu'il soit 173

, La foi, nous l'avons assez dit, remet Je croyant en face de ses responsabilités. Mais dès le moment où, par amour du Seigneur, je décide de me prendre en charge, je m'engage aussi dans une voie qui rend difficile le discernement entre ce qui est poursuite d'une satisfaction égoïste et agir amoureusement assumé en Esprit.

Car la concurrence, faut-il le rappeler ? ne joue pas entre le chrétien et le monde. On peut, pour fins de dramatisation, faire du chrétien le thé&tre sur lequel luttent deux protagonistes distincts, mais la vie refuse une dichotomie pareille. C'est l'agir qui, indis­tinctement, << porte une blessure à son flanc ». Quelle certi~ude le croyant a-t-il que la << différence concurrente» ne l'envahrra pas par cette blessure ouverte ? La peur gnette, et c'est compréhensible. Le vocabulaire de Debray est, là-dessus, révélateur : « Comment protéger le monde des vertiges de l'orgueil, de la volonté de puis­sance, de l'esprit de principauté ? » Une seule solution est possible, selon lui, et c'est «que l'on s'arme de chaque côté, et qu'un côté s'arme plus que l'autre, si bien que l'équilibre est rompu» 174

• Mais qui va prononcer le jugement politique qui identifiera le b?':' et le mauvais c8té ? Peut-on, par exemple, demander à la politique d'opérer le discernement? On prévoit la réponse : l'homme poli­tique sérieux croit en son choix et évitera difficilement d'en faire le critère du bien et du mal politiques. Personne n'échappe à la peur qui peut aller jusqu'à paralyser complètement l'agir. Donnons-en une preuve par l'absurde. N'est-ce pas pour exorciser cette peur que les chrétiens épousent si volontiers un légalisme qui est, en quelque sorte, une morale fermée et sans blessure à son flanc ? « D'une manière générale, la tentation qui guette l'Eglise et la pente sur laquelle elle peut glisser (et sur laquelle nous avons tous glissé) s'appellent le légalisme, c'est-à-dire ce qui semble le plus opposé

172. Cité par B. BRo, Faut-il mcore pratiquer?, Cerf, 1967, p. 31. 173. On pourrait évoquer la dualité liberté-instincts, et montrer comment y

joue une «concurrence» analogue à celle que nous dégageons ici. 174. Esprit 10, p. 628.

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114 CONDITION CHRÉTIENNE ET SERVICE DE L'HOMME

à la liberté. ( ... ) Quand on pense à l'effort de Paul pour déloger les Galates de leur sécurité par rapport à la Loi juive, on se de­mande comment nous avons pu restituer ce règne de la Loi, sans doute par peur de la liberté de la grâce ou par crainte de l'anar­chie provoquée par la loi nouvelle, la loi d'Amour.»"'

Cette peur qui nous envahit tous et nous rend tous plus ou moins aliénés (dans le légalisme, par exemple) est-elle absolument incompréhensible ? Est-il suffisant que la réflexion en fasse le cons­tat sans qu'elle puisse en trouver la justification dans ce monde «autre>> et «différent» qu'est la liberté sacerdotale? Telle est sù.rement l'ultime question que doit accepter le théologien dont toute la démarche est guidée par un souci de comprendre le sacer­doce comme une réalité vécue par des hommes.

Recueillons d'abord cette phrase de R. De Montvalon : « Plus qu'à une dialectique de l'intériorité et de l'extériorité, nous devons tendre à un approfondissement vécu de l'histoire, jusqu'à l' accep­tation de la mort qu'elle apporte.»"' Voilà bien de quoi il s'agit. Nous avons refusé de durcir en blocs distincts l'intérieur et l'exté­rieur, le chrétien étant à la fois soi et autre que soi, Esprit et monde, liberté achevée et liberté à faire. La vie ne peut donc pas être un va-et-vient entre deux réalités aussi fermées que des choses. En disant que la liberté sacerdotale est tout entière histoire, nous nous engagions à reconnaître qu'elle ne peut exister dans le monde sans qu'elle rencontre la négation de ce qu'elle est par grâce. Le chrétien qui se veut pleinement homme ne peut progresser et s'épa­nouir sans que se dresse en lui-même une menace : celle de sa propre mort 177

• Exister, pour un croyant, c'est aussi refuser de s'identifier au Ressuscité et admettre que le temps et l'espace entrent dans sa définition. C'est accepter (à cause justement de l'unité qu'il est avec le visible, l'extérieur) de n'être que dans le visible, l'extérieur, chose parmi les choses, apparaissant mortel conune tout ce qui va vers la mort. II n'a pas le choix : pour être parmi les hommes, pour être tout simplement, il doit, en un certain sens, assumer l'anéantissement de sa plénitude de sauvé. En tout do­maine de l'agir humain, voilà sù.rement ce qui explique la peur des chrétiens à engager leur foi, et inversement la résurgence consN ;ante du désir d'établir, au nom de la foi, une société où la peur

175. H. DENIS - J. FruSQUE, L'Église à l'épreuve, Casterman («Points de repère» 6), 1969, p. 132.

176. Esprit 10, p. 649. C'est nous qui soulignons. 177. Ce que S. BRETON a bien compris, au niveau de réflexion qui est le sien :

« Pour se faire ce qu'il est, le soi n'a donc d'autre ressource que de .re faire çe qtlil n'est pas, sur la base de sa première distance à lui-même, en s'affectant de l'autre anonyme qui sera son espace de jeu» (Du Prinâpe, p. 69).

LJEXISTENCE MONDAINE DU CHRÉTIEN 115

serait vaincue parce que les structures elles-mêmes ne menaceraient plus la foi. Ce qu'on souhaite, au fond, c'est une histoire humaine qui ne connaitrait plus les aléas de l'histoire. Mais elle serait, par là même, négation de l'histoire ! Aussi bien demander à la mort un remède contre la mort 118

II ne faut évidemment pas limiter la mort au moment terminal de l'existence terrestre. Elle implique plut8t tout ce que le chrétien doit vivre comme une «menace intime de sa subjectivité» 179

Mais il devient alors évident que la mort « terminale » doit être intégrée dans le phénomène global que nous analysons. Une con­dition est à respecter, cependant : ne pas réduire cette mort au moment de la fin. Ce moment, en effet, échappe toujours à la conscience, ainsi que Sartre l'a montré : « On a souvent dit que nous étions dans la situation d'un condamné, parmi les condamnés, qui ignore le jour de son exécution, mais qui voit exécuter ses compagnons de ge8le. Ce n'est pas tout à fait exa.ct : il faudrait plutôt nous comparer à un condamné à mort qui se prépare bra­vement au dernier supplice, qui met tous ses soins à faire belle figure sur l'échafaud et qui, entre-temps, est enlevé par une épi­démie de grippe espagnole. >> '"' La mort terminale est plut8t vécue par anticipation tout au long de l'existence : «La mort n'est plus dans les lointains une aventure brutale ; elle hante mon sommeil : éveillée, je sens son ombre entre le monde et moi : elle a déjà commencé. Voilà ce que je ne prévoyais pas : ça commence t8t et ça ronge. » 181

Leur foi fait que les chrétiens ont à affronter le monde. Mais il y a infiniment plus qu'un affrontement. Inscrite dans les lois

178. Reprenons une longue citation de J.-Y. JouF qui montre bien que là gît la contradiction insurmontable de certains marxistes : «S'il est vrai qu'un lien essentiel apparaît entre la mort et 1' aliénation, on ne peut dire - comme le font des théoriciens marxistes- qu'il faut d'abord délivrer l'humanité de l'aliénation. c'est-à-dire réaliser les conditions requises par une existence humaine, et qu'ensuite, - mais seulement ensuite, - les hommes seront assez libres pour affronter réso­lument le fait de la: mort. C'est oublier que la vie et la mort ne peuvent être disjointes, qu'il est question de l'une et de l'autre en même temps et qu'elles appa­raissent dans le même processus de rapport à l'Altérité. Ce n'est pas là seulement, soulignons-le, un problème théorique, qui n'intéresserait que les intellectuels; il est au contraire décisif quant au sens et au contenu de la pratique: s'en remettre à l'avenir du soin d'éclaircir ·le problème de la mort, c'est s'assigner des normes et des fins qui sont encore brouillées par une aliénation non surmontée, c'est donc encore penser l'action comme une intervention magique dans un monde imaginaire. Si difficile que puisse être cette tâche, c'est aujourd'hui qu'il faut comprendre et la vie et la mort de l'homme; alors seulement il devient possible d'assumer et d'éclairer ·la pratique» (Compre11dre l'homme, p. 180, note 87).

179. R. MEHL, Le vieillissement et la mort, PUF, 1962, p. 39. 18.0. L'être et le néant, Paris, 1943, p. 617. 181. S. DE BEAUVOIR, La force des choses, Gallimard, 1963, p. 684.

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mêmes de l'existence se lit la certitude que le monde entralne tou­jours, en un sens très réel, la mort de ceux dont nous avons dit qu'ils avaient pour nom personnel : « participants de la vie du Ressuscité». « Dès qu'un humain vient à la vie, déjà il est assez vieux pour mourir. » 182 Dès qu'un chrétien veut vivre le salut dans l'humain, il accepte que soit nié, d'une certaine façon, l'absolu qui accomplit l'humain. Jésus-Christ le renvoie à l'histoire comme au lieu d'une existence kénotique, dépossédée des certitudes toutes faites, entièrement livrée au service de cet homme qui est toujours à la quête douloureuse de son humanité. Seule une existence chré­tienne << totalement possédée par Jésus-Christ peut se déposséder de tout, peut faire apparaltre comme n'étant pas sa propriété ce qui n'appartient qu'à l'homme et par conséquent à Jésus-Christ»"'·

Si c'est la peur de la mort qui bloque le sacerdoce baptismal, il est évident que les chrétiens n'échapperont à l'aliénation qu'en exorcisant la mort. Non pas d'une façon tout intérieure (ce serait une autre façon de céder à la crainte qu'elle inspire 184

), mais selon les lois d'une histoire qui exige que cette victoire sur la mort s'objective. Dans la foi, les chrétiens peuvent et doivent donner un s~ns même à leur mort. Mais cette prérogative n'est elle-même cré­~rble que si leur donation de sens prend figure dans l'histoire, que sr elle transforme l'humain et transparait dans les rapports qu'entre­tiennent avec le monde des hommes qui affirment avoir leur exis­tence en celui qui a dit : « Je suis la Voie, la Vérité, la Vie. » A cette condition seulement leur existence apparaitra-t-elle délivrée de l'aliénation. « La fête chrétienne est plus forte que la mort. »"'

* * * L'activité sacerdotale des chrétiens avait pu, à la fin du cha­

pitre précédent, paraltre d'une souveraine liberté, progressant imper-

182. R. MEHL, op. cit., p. 51. « la conscience, avant tout, a le sens de la mort. La vie est une mise à mort. Dès lors, on cherche la clef des mystères, on risque des explications» (J.·L. BARRAULT, Souvenirs pour demain, Seuil, 1972, p. 93).

183. H. DENIS - J. FruSQUE, L'Église à l'épreuve, p. 93. 184. Nous donnerons donc raison à ROQUEPLO lorsque, dans les mots suivants,

il nous rappelle ce que nous disions plus haut: «Ne valoriser l'activité profane que par l'intention religieuse à laquelle elle peut donner occasion est donc une entreprise qui me semble insuffisante, .ambiguë et finalement impossible ; de la part d'un laïc cela reviendrait à se vouer à un régime de culpabilité indéfinie. Pire encore: cela reviendrait - sauf erreur de ma part - à s'égarer sur d'autres chemins que ceux que Dieu propose ,aux hommes qu'Il a lui-même engagés en ce monde» (Expérience du monde, expérience de Dieu?, Cerf (CF 32), 1968, p. 43).

185. F. DUBUYST, La fête, signe et anticipation de la communion définitive, Concilium 39, p. 18.

L'EXISTENCE MONDAINE DU CHRÉTIEN 117

turbablement dans un univers qu'il lui était loisible de faire entrer dans la dynamique sans faille du salut chrétien. Il ne saurait être question de nier ce que nous affirmions alors. Mais le baptisé ne peut plus montrer l'assurance de l'acteur qui monte sur une scène nue, qui crée lui-même son espace de jeu et plante à la fois décors et personnages. En fait, les décors sont tou jours en place lorsque débute le déroulement de l'action. A moins de se faire l'acteur d'un théâtre de l'absurde, le chrétien est dépendant d'un donné qui fait de sa vie un lieu déjà habité, commande son jeu et lui interdit les improvisations gratuites " 6

• On ne proclame pas la liberté nouvelle du haut d'une plate-forme dépouillée de ce dont il faut libérer l'homme. Comment se résigner à un verbiage gratuit, alors que l'homme étouffe sous des costumes qui l'empêchent de reconnaître la vraie personne qu'il est devenu en Jésus-Christ ?

L'analogie de l'acteur, cependant, reste déficiente et rend im­parfaitement compte des véritables enjeux. Si les limites ont l'em­prise que nous avons dite, elles donnent des dimensions nouvelles à l'espérance chrétienne. Nous avons découvert à celle-ci le pou­voir de médiatiser le salut en faisant du déterminé le relais spatio­temporel de ce non-déterminé qu'est l'Esprit du Seigneur. Une règle d'or devait être respectée : que la liberté accepte de nier les limites, de ne pas être leur esclave mais de les faire progresser dans le sens de la fraternité que le Christ a réalisée. Voilà ce que nous mettions sous la formule : le sacerdoce baptismal doit n' Jtre pas ce qu'il est. Il nous faut maintenant compléter par une autre règle tout anssi fondamentale : pour être dans le monde un sacerdoce saint et royal, les baptisés doivent accepter d' Jtre ce qu'ils ne sont pas. C'est-à-dire qu'ils sont sacrement du salut, porteurs d'un sens définitif, médiateurs d'un Esprit qu'aucune limite ne saurait em­prisonner, lorsqu'ils consentent à <<l'autre» qui limite, ce monde fini et pécheur au sein duquel ils existent et font exister leur être de re-nés.

Insistons sur ce point, car ce n'est pas en vain que nous avons parlé d'aliénation. La vie sacerdotale est plus difficile qu'on ne voudrait parfois le laisser croire. Si la crainte de l'effort nous fait prendre volontiers refuge dans le vide des déclarations gratuites ou d'une « mondanéité » faussement optimiste, c'est bien que I'espé-

186. Ce que nous affirmons d'une manière sans doute trop abstraite comporte, on l'aura compris, d'infinies implications: «Il s'agit de vivre en homme respon­sable des structures qui déterminent, pour le meilleur ou pour le pire, les relations humaines des sociétés particulières à l'unité du monde en voie de réalisation» (R. LAURENTIN, Nouvelles dimensions de l'espérance., p. 132). C'est pourquoi «l'espérance, comme la charité, passe par les structures, donc, par l'effort d'analyse» (ibid., p. 134.).

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rance est une conquête. Ne nous faisons pas illusion. La mort dont nous avons parlé n'est pas un vis-à-vis que le Christ nous donnerait de vaincre en nous révélant les fêlures de sa cuirasse. Elle n'est pas non plus cet à-venir ténébreux qui nous trouble aujourd'hui mais qu'on espère apprivoiser pendant la longue suite des jours qui nous restent. C'est aujourd'hui que nous avons à la vivre. C'est aujour­d'hui qu'il faut «mourir>> à la plénitude. L'espérance, pour être chrétienne, doit se faire attentive au présent, discerner ce qui est en attente de libération, toujours devenir l'espérance d'une situation donnée et non pas rêve d'un monde idéal qui n'a aucune chance de jamais prendre corps dans l'histoire. Nous parlions d'un « don­né » qui marque la liberté sacerdotale : il est à ce point réel qu'il définit l'espérance. L'agir chrétien ne veut pas (ou ne devrait pas vouloir) libérer« l'homme en général». C'est toujours l'homme de tel temps et de tel espace, prisonnier de telles contraintes et victime de telles oppressions, qui est la responsabilité des chrétiens. C'est lui qui indique l'endroit où l'espérance doit prendre racine, mais c'est en lui aussi que l'espérance se donnera de vivre et se fera espérance pour-les-hommes.

Notre espérance repose tout entière sur le Libérateur qui a brisé les cha.lnes. Elle devient cependant illusion qui aliène, si elle n'ha­bite pas l'agir immédiat, ces efforts humbles et pauvres qui sont la responsabilité de chacun. La vie sacerdotale consent à un indica­tif : tu aimes comme Dieu aime. Sa condition mondaine, le mo­ment historique qu'elle est, fait qu'en elle l'indicatif se transforme en Un impératif : aime comme Dieu aime. L'espérance est in-sensée sans le support de la foi ; le croyant cesse également d'être un homme si ses certitudes ne se disent pas dans une transformation effective du monde. L'être et la mission sont inséparables et, loin d'être juxtaposés par quelque volontarisme déshumanisant, iii! se nouent au plus intime de la personne.

CHAPITRE QUATRIÈME

, , UNITE ET PLURALITE

CHRÉTIENNES

Quel que soit l'angle selon leq~el .o!' la ~onsidère, l;t vie chr~­tienne refuse toujours d'être une realite statique, donnee une fms pour toutes d'une façon telle que les homme;; n'auraient pas. la responsabilité de la faire progresser. Elle se presente,. au contraire, comme un dynamisme qui doit assurer, pour la su1te des temps, un double passage : passago; ?e I'Es~rit du Ress~cité da;" le monde et conversion de celm-C! dans 1 amour du Pere. Les etapes que no'us avons parcourues dan; notre ;~flexion ne déli~tent donc pas des aires autonomes du vecu ch~etten : dans la Vie l';" cleu;< pôles (Esprit-monde) s'appellent, et ,c;st dans la,mesure o': la re­flexion rend compte de cet appel reCiproque qu elle favonse une existence réconciliée.

Notre analyse isole donc, jusqu'à un certain po!~t, les é~ments du vécu. Elle trahirait cependant l'existence chrettenne SI, dans le travail qui lui est propre, ello; ne réussissait, rru: à montr;r que chaque élémen~ ~ondu~t la c?nsCJ;nce cr.oyante a gli~ser v_ers 1 autre. La logique chrettenne mterdi! qu on pmsse penser 1 !'spnt s~ que surgisse l'élément «monde>>. C'est la meme. !ogtque qm. nous pousse maintenant vers l'analyse de la plurali~e. I! fa_ut,.bJen ~e voir : une rupture totale entre les étapes de la reflexmn md1querrut soit une autonomie intolérable (parce que infidèle au vécu) de la pensée, soit un morcellement schizophrène de l'existence.

MVP ne pouvait déjà pas échapper ~ ~a nécess\té de réflé!'hi'; le sacerdoce baptismal en termes de pluralite. Nous 1 avons souligne

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en son temps, mais il faut maintenant en rendre compte d'une manière plus rigoureuse. En disant que le sacerdoce est monde et histoire, Vatican II nous engage à affronter le difficile problème de l'unité dans la pluralité. Le salut et le monde, en effet, ne sont pas des monolithes que nous pourrions coincer en quelque moment du temps et de l'espace, et force nous est de quitter le degré d'abs­traction où nous nous sommes mus 187

• Ce qui existe, à tout instant de l'histoire, ce sont des hommes qui, à la fois, se réclament d'un mê­me salut chrétien et le vivent claus une sorte de solipsisme qui paraît indépassé. Le Christ a réalisé en sa personne un salut définitif ; en découvrant aux hommes qu'ils sont fils d'un même Père, il leur donne une vie qui en fait des frères universels. Chaque chrétien n'en conserve pas moins sa propre originalité, qui le fait différent des autres et lui détermine une vocation aux contours assez nets pour qu'elle échappe à tout autre chrétien. A quelles conditions le sacrement des chrétiens respectera-t-il l'unité de communion en Esprit et la multiplicité des modes de présence-au-monde ? Par respect pour l'originalité de chacun, ne se condamnera-t-il pas à un éclatement qui contredirait la cohésion dont il est gratifié ? Pour sauvegarder l'unité, exigera-t-il que chacun taise ses légitimes aspirations à être reconnu comme personne unique ?

l. La pluralité chrétienne

Puisque l'élément nouveau qui semble intervenir est celui de la multiplicité, il faut d'abord évaluer son impact. Il serait trop facile d'en faire un épiphénomène chrétiennement insignifiant, quitte à prêcher une unité attrayante mais que la minceur de ses attaches concrètes rendrait extrêmement vulnérable 188

• Nous pourrons voir ensuite le type d'unité que les chrétiens sont appelés à vivre.

187. Cette constatation peut paraître banale, mais on est loin d" en avoir compris toutes les implications. Que les théologiens réfléchissent le binôme salut· monde, on le comprend. L'abstraction leur est permise, pourvu qu'elle parte de la vie et retourne à la vie. Mais si les pasteurs, par exemple, se contentaient de ne parler que dans les termes de ce binôme, voilà qui inviterait à une vie chrétienne elle·même abstraite. Dans le temps qui est le nôtre, le salut «en soi» n'a plus d'existence que dans le monde «en soi». On s'étonnera ensuite que les fidèles s'épuisent à vouloir nommer l"un __ et l'autre !

188. Suggérons, sur ce point délicat, la lecture d'un petit livre dont l'humi· lité de -l'apparence ne doit pas cacher la profondeur de ses perspectives: M. DE

CERTEAU, L'Étranger ou l'union dans la différence, DDB (FV 116), 1969.

UNITÉ ET PLURALITÉ CHRÉTIENNES 121

a. L'unité chrétienne est l'unité d'un «pluSieurs»

La diversité, c'est un fait, envahit tout le champ de l'expérience chrétienne "'. Elle atteint des zones qui paraissaient privilégiées et à. l'intérieur desquelles semblait se faire, il y a peu, un consensus presque unanime. Si la foi, en vouant les chrétiens à la transfor­mation du monde, les investit d'une mission qui sera lutte et ten­sion, elle les invite également à se départir d'une unité sécurisante quî ne serait pas à conquérir. Une autre lecture de la vie chré­tienne est effectivement néCessaire et révèle un profond désarroi : le désarroi d'hommes qui, au nom du même Seigneur, s'engagent en des projets humains irréductiblement divers. Puisque les exi­gences évangéliques ne dictent aucun projet au contenu objectif précis 190

, les engagements des chrétiens finissent par offrir un éven­tail d'options dont la richesse et la multiplicité font question. Peut­on ignorer candidement cette diversité qui oppose les chrétiens les uns aux autres, et souhaiter en secret qu'il ne s'agisse que d'une apparence de conflit ?

Nous avons déjà dit que l'originalité chrétienne inverse les rapports de l'homme à Dieu. Daus le Christ ressuscité, la liberté devient, en quelque sorte, maîtresse de sa propre libération. « Il en résulte une accentuation de l'initiative laissée au croyant dans l'œu­vre du salut grâce à laquelle Dieu parvient à concilier le respect infini de notre liberté avec cette vérité évidente qu'il donne tout et que la créature ne peut que recevoir. >> '" Anthropologie mysté­rieuse, qui fait de l'homme un Dieu mais ne le soustrait pas à ce réseau complexe que tissent les relations humaines. Dieu laisse au chrétien une initiative telle que le salut, vécu par des hommes, est une réalité multiple. L'amour devient nos amours, et il refuse d'exister pour nous en dehors d'elles.

S'il y a diversité de projets et d'options, c'est donc qu'il y a une différence très réelle entre les manières nombreuses de vivre chrétiennement l'histoire. Encore faut-il ne pas voir dans cette difC férence un tiers-terme extérieur aux personnes, qu'on ferait inter­venir lors de leurs discussions humaines mais qu'on mettrait aux

189. Et il serait absurde de ne la situer que dans les rapports entre individus. On pourrait' doric prendre, comme champ dïD.vestigation, les rapports qui jouent entre les diverses confessions chrétiennes, explorer l'unité que forrrie un coriple chrétien, expliciter les liens qui distinguent et unissent à la fois les gens mariés et ceux qui ont fait vœu de chasteté, vérifier le sens des luttes et des divi­sions politiques des chrétiens, etc. Bref, aucune eXpression humaine de la foi qui ne puisse constituer une instance valable de vérification.

190. Cf. plus hau~ pp. 47-49. 191. B. BRO, op. dt., p. 154.

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122 CONDITION CHRÉTIENNE ET SERVICE DE L'HOMME

oubliettes quand on veut célébrer chrétiennement la vie. Les en­gagements sont divers pour une raison fondamentale : ils expri­ment les différents modes selon lesquels les consciences croyantes se saisissent comme présence-au-monde. Cela suffit à radicaliser notre problème. Nous avons assez dit le respect qu'il fallait montrer pour l'existence mondaine des chrétiens ; il ne s'agit pas de la ruiner maintenant par voies détournées.

Ainsi, nom remontons de la diversité effective à une multipli­cité de rapports avec le monde. Et nous découvrons à quelles pro­fondeurs s'enracine l'originalité de chacune des luttes qui se disent chrétiennes (à la condition, évidemment, que les baptisés aient vraiment le souci de vivre leur foi dans leur humanité). Ne serait-il pas illusoire de vouloir figer en un bloc solide des engagements aussi diversifiés?

On pourrait se demander : le fait que tous reconnaissent le Christ dans leur vie ne suffit-il pas à faire disparaitre le multiple ? La foi, certes, permet aux personnes de communier dans un salut dont tous bénéficient. Cette conviction ne doit pourtant pas gommer la diversité et mettre entre parenthèses l'expérience de la pluralité. Les chances sont grandes pour que la vie chrétienne n'ait pas qu'à s'accommoder vaille que vaille d'une diversité gênante mais fina­lement superficielle. II semble plutôt que le christianisme, en son originalité, propose un respect des personnes à ce point radical qu'il nourrit la pluralité des entreprises qui vont donner un visage histo­rique au salut.

b. L'unité chrétienne «ne» peut être « que» plusieurs

Le Christ a noué avec le monde des liens définitifs. Sacrement de ces liens, les chrétiens sont, selon le point de vue qu'on adopte, tout entiers corps du Christ ou tout entiers créatures historiques. En fondant le multiple sur l'originalité des rapports au monde, nous pouvons montrer l'irréductibilité de la pluralité à partir de l'un ou l'autre des deux pôles que les chapitres précédents ont analysés.

Etablis en Esprit, on comprend que les baptisés ne puissent exténuer leur vie divine en un seul choix humain, s'investir en une seule forme d'engagement, mais que leur plénitude doive s'irradier en une multiplicité de projets dont la somme elle-même ne saurait correspondre à l'infinie richesse de l'Esprit. L'irradiation, cepen­dant, paraît encore plus essentielle lorsqu'on valorise la dimension mondaine de !a vie chrétienne. Les fidèles, que hante la libération de la liberté, entrent dans les combats où se jouent les lendemains

UNITÉ ET PLURALITÉ CHRÉTIENNES 123

de l'homme. Mais quelle carte vont-ils choisir ? S'il est vrai que l'homme est toujours à la recherche de lui-même et a toujours besoin d'être sauvé, les chrétiens sont, pour ainsi dire, condamnés à une libre lecture de la vie ; et cette lecture va déterminer leur choix. Selon leur saisie des urgences historiques, leur amour du pauvre les engagera en telle ou telle lutte, il les amènera à proposer des remèdes sur lesquels il serait miraculeux que l'unité se fasse. Le monde et l'histoire définissent eux-mêmes les pauvretés humaines et proposent un éventail de solutions dont aucune ne peut être avancée comme remède définitif puisque chacune participe aux limites d'un monde qui ne se possède pas parfaitement. La diver­sité des options ne pourrait donc être réduite que par un arrêt de l'histoire ou par une abolition de ce qui fait que le monde est toujours en attente de Jésus-Christ. Nous avons dit que le christia­nisme n'offrait sûrement pas l'occasion d'échapper à la quête des hommes. Leur foi, au contraire, rend les chrétiens passionnés de l'histoire. En tant que tels, ils doivent vivre le salut dans une plura­lité qui est essentielle au sacrement qu'ils forment.

Si l'on en croit un analyste autorisé de la Tradition chrétienne, nous avons à lutter ici contre des réflexes solidement enracinés et il ne nous est pas spontanément aisé, en théorie et dans la pra­tique de faire pleine justice à la pluralité. << Les derniers siècles, écrit Y. C~ngar, nous ont légué une conception objectiviste et J!xiste d!' l'unité. Celui qui écrit ces ligoes en a été pénétré au pomt qu'il lui est malaisé d'en envisager une autre. Mais il le faut. Nous voyions l'unité comme un cadre existant, aux limites et aux règles définies dans lequel il fallait demeurer, rentrer si l'on en était sorti et' se tenir en se conformant à ses normes. Le rôle de l'autorité était' de préciser ces nonnes et de veiller à leur observation. » 192

Lucidité courageuse, qui reconnait un état de fait et perçoit bien la tâche qui est confiée à la réflexion croyante. Les dimensions de cette tâche trouvent une de leurs meilleures illustrations dans le phénomène de l'Action catholique, mouvement dont la crise fut à la mesure de son urgence historique et de la noblesse de son propos.

L'Action catholique"' est née d'une prise de conscience qui ne manquait pas d'être déchirante : les masses s'étaient éloigoées de l'Evangile et du gage de libération que le salut chrétien leur pro­posait. Une distance particulière avait été prise par le monde ou-

192. Ministères et communion ecclésiale, Cerf, 1971, p. 246. 193. De l'abondante littérature qui est parue sur le sujet, nous ne retiendrons

que les articles suivants : K. RAHNER, L'apostolat des laies, NRT 78, janvier 1956, pp. 3 ... 32 ; C. DuQuoc, Signification ecclésiale du laïcat, LumV 65, nov.-déc. 1963, pp. 73·98.

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124 CONDITION CHRÉTIENNE ET SERVICE DE LJHOMME

vrier que l'Eglise avait perdu ou que, selon certains elle n'avait j;una.is rejoint .. C'est pour combler ce fossé que les 'membres de 1 Action catholique seront mandatés par l'Eglise afin de porter dans le m~mde le tén;oignage d'une bonne nouvelle qui, selon l'intention manifeste de Jesus, dev~t ~tre proclamée d'une façon privilégiée ~ux r;auvr~s et aux oppnmes. p faut cependant marquer aussitôt 1 extreme Importance que revet la notion de «mandat» : c'est celui-? qui sera à l'origine des malaises vécus dans l'engagement effectif des memi_Jres de l'Action catholique, et c'est autour de lui que se sont ensmte articulés les débats théologiques qui tentèrent de clarifier les fondements chrétiens de l'Action catholique.

La nécessité du mandat, en effet, provoque un double glisse­ment dont on ne tarda pas à percevoir qu'il limitait gravement 1~ ~arg~ de manœ':'vre ~es membres de l'Action catholique, qu'il leg>timait mal une Insertion autorisée des croyants dans Je monde et leur habilitation à influencer chrétiennement la marche de l'his­toire. D':m; ~;art, l'ecc~ésiologie ambiante a fait que l'Eglise qui mandatait etait, en pratique, la hiérarchie. Première réduction dont C. Duquoc a su rendre compte : « L'intention d'associer Je laïcat à la mi3sion ~e l'Eglise ~'est trouvée en partie mise en échec par la pensee extremement repandue alors d'une identité entre la mis­sion de l'Eglise et la fonction de la hiérarchie.>>"' Le même auteur pré~ise : « Le nerf de cette ecclésiologie, si on se réfère au sché­?'at.rs.me ~es manuels, est l'identification hiérarchie-Eglise. Cette Id~n?fication tr~nsfère à la hiérarchie toute la responsabilité de la misswr: : celle-ci est la propriété du « clergé », elle ne saurait être le so~~I ~e tout le pe;>ple ~r?ya~t. Le résultat est clair : le peuple se desmt,eres~e de ce a qum Il n a aucune part, et il finit par con­fondre 1 Eglise et les clercs. » "' Mais le résultat du mandat tel qu'on le conçoit devient tout aussi clair : si des chrétiens assu~ ment. la mission ·ecclésiale, on se doit de les assimiler à la hié­~arc~Ie. D'où l~s appellations qui eurent cours : les membres de 1 A~ti':n catholique sont « le bras droit de la hiérarchie », des «, :'lcm~es sans soutane ~. Dans cette optique, il nous est facile d, Ide!'tifier le second gliSsement. La même ecclésiologie, selon le temOignage de Y. Congar que nous citions plus haut confiait à la ~érarchie le soin de définir les normes de l'unité 'ecclésiale et de _Juge_r. si on était à l'intérieur ou hors _d'une unité conçue d'une m~:Iière fixî;te _et objectiviste. Les. clercs ont la « garde » des. frontieres de 1 Eglise. Mandatée par eux, l'Action catholique devient une re~ponsab!e p_rivilégiée de l'unité de l'Eglise, et ses membres se dmvent d avmr un respect particulier pour les nor-

194. Art.. dt., p. 86. 195. Ibid., p. 88.

·uNITÉ ET PLURALITÉ CHRÉTIENNES 125

mes que précise la hiérarchie. Leur souci de rejoindre les hommes ne peut pas les distraire de l'unité dont ils sont porteurs et que, pourtant, ils ne contribuent guère à «définir».

Le thème du mandat développe donc un schéma linéaire qu'on pourrait reproduire ainsi : Christ -> hiérarchie (gardienne de l'uni­té) -> Action catholique -> monde (lieu de la pluralité). Avec une logique dont on peut regretter qu'elle soit un peu trop rigide mais qui va à la racine du problème, K. Ralmer produit alors une critique théologique du mandat qui fait éclater cette linéarité : << Il y a constitution d'un apostolat par un mandat spécial de la hiérarchie dans deux cas : ou bien la hiérarchie institue une force auxiliaire pour réaliser sa tâche propre et inaliénable, ou bien elle communique véritablement une part de sa mission et de ses pou­voirs. En dehors de ces deux cas, impossible de découvrir un man­dat en un sens véritable, d'imaginer un cas où un mandat spécial soit nécessaire. Mais dans les deux eas, il ne s'agit plus d'un apos­tolat proprement dit des laïcs, parce que le premier signifie moins que cela, le deuxième plus. » 196 Ce raisonnement entraîne la con­clusion suivante : « La mission apostolique officielle n'est pas l'apos­tolat des laïcs. Si le laïc se l'arroge, ou la reçoit réellement, il cesse d'être laïc ; peu importe qu'il n'y ait pas ordination : il suffit que cette charge lui soit confiée de manière durable, constitue un état. » 191

Les réticences de Rahner peuvent paraitre trop théoriques pour échapper au monde des principes et dissiper les obscurités du vécu. Elles semblent bien, pourtant, rendre compte du tiraillement qui, au fur et à mesure d'une prise au sérieux de la mission qu'on leur confiait, bouscula les membres de l'Action catholique et les poussa à remettre en question leurs liens avec la hiérarchie. Le mandat résista mal à l'épreuve de l'engagement puisqu'il plaçait les man­datés entre deux pôles qui apparurent assez vite concurrentiels et obéissaient à deux logiques distinctes. La première logique est celle d'une compromission humaine de la vie de foi. Les membres de l'Action catholique veulent mordre sur la vie, on les envoie juste­ment dans le monde pour que l'Evangile y soit présent et pour que l'histoire ne se fasse pas sans cette référence au Christ qui lui donne son sens définitif. Ce respect pour le monde et l'histoire pro­voque en retour une prise de conscience qui ne manque pas .de bouleverser bientôt les présupposés mal éclaircis de la notion de «mandat». Les mandatés expérimentent que la pluralité n'existe pas que dans le monde vers lequel ils vont ; elle émerge peu à peu,

196. Art. dt., p. 15. 197. Ibid., p. 15.

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prend visage au· sein même de l'Action catholique où ne tarde pas à s'exprimer un large éventail d'options sociales, politiques ou autres. Un repli reste possible : revenir à une foi qui serait immu­nisée contre cette pluralité menaçante. « On devine cependant que les membres des jeunesses catholiques (ils sont adultes aujourd'hui) ont éprouvé l'horreur du vide : à force de s'éloigner de l'histoire, la foï leur paraissait devenir invisible, insaisissable. » 198 Si, au con­traire, ils veulent que leur foi prenne chair, travaille le temps et l'espace, ils doivent prendre des positions qui heurtent de front la seconde logique. Ils sont en effet conduits à faire leurs des choix qui semblent parcelliser l'unité dont on les a fait garants et qui compromettent la hiérarchie en des domaines où elle refuse, à juste titre, de trancher en cautionnant telle option plutôt que telle autre. << L'Action catholique étant mandatée par la hiérarchie, et repré­sentant en quelque sorte le sentiment de la hiérarchie ou tout au moins le sens de son action, il serait dommageable qu'un tel mou­vement qui est d'Eglise et qui n'est pas seulement d'inspiration évangélique, prit une position qui aliénât à la hiérarchie une bonne part de l'opinion française sur des questions pour lesquelles la hié­rarchie ne se reconnaît pas compétente. » 199

L'Action catholique se présente ainsi comme un cas type, dont la critique constitue un apport positif dans l'étude des rapports qui doivent intervenir entre unité et pluralité chrétiennes. Cette cri­tique nous rappelle d'abord que l'unité chrétienne ne peut pas être pensée à la manière d'une chose immédiatement identifiable, enclos dont certains chrétiens devraient se faire les géomètres. Iné­vitablement, pareil point de départ fait de la pluralité un moment second et introduit des dualismes qu'il est ensuite impossible de surmonter. II met en place les éléments d'un schéma qui « se ca­ractérise essentiellement par le fait qu'il conduit à poser constam­ment des dualités : le divin et l'humain, Jésus-Christ et les hom­mes, l'Eglise et le Christ, la hiérarchie et les croyants, etc. II y a dualité constante, parce que les termes en présence sont toujours extérieurs les uns aux autres, parce que chaque terme est toujours défini comme étant précisément ce que l'autre n'est pas. » 200 La dualité unité-pluralité projette l'autre dualité hiérarchie-hommes et introduit ce tiers-terme que sera l'Action catholique. A celle-ci revient la til.che de réconcilier les termes opposés, c'est elle qui fera rentrer dans l'unité chrétienne le monde du plural et qui servira de pont entre la hiérarchie et les hommes, « cou qui relie la tête

198. R. DE MoNTVALON, Esprit 10, p. 616. 199. C. DuQuoc, art. ât., p. 83. 200. J.·Y. ]OLIF, in Le ministère sacerdotal. Un dossier théologique, p. 219.

UNITÉ ET PLURALITÉ CHRÉTIENNES 127

au corps » « bras séculier qui permet à la hiérarchie de rejoindre le monde (cf. Pie XI à propos du laïcat de l'Action ~atholique l. » ''", forme de médiation que la vie se charge de comger en lm rap­pelant, sans équivoque, qu'elle ne réconcilie rien et que le pro­blème reste entier dans la mesure où on l'a mal posé.

La vie chrétienne est monde et histoire, et c'est pourquoi elle n'existe que différenciée et plurale. L'Esprit se vit, aujourd'hui, sous le mode d'une diversité indéfinie. Nous sommes plus1eurs, des­tinés par vocation chrétienne à être plusieu;s 202

, et ~ous n~ pou~ vons pas nous payer le luxe de n'en pas ëtre conscients SI nous voulons que la rencontre chrétienne favorise l'épanouissement des libertés qu'elle met en relation.

c. Irréductibilité de la pluralité chrétienne Parler de la pluralité comme d'une dimension essentielle de

l'unité chrétienne c'est donc suggérer qu'aucun moment ou aucun lieu ne peuvent 'être institués comme critères qui définiront un monde où le «plusieurs» n'offrirait plus le risque d'un écoulement de l'unité en une fuite qui la disperserait. S'.il nous fa~ait fournir une illustration supplémentaire, nous évoquenons volont:l.ers le cou­ple d'époux cellule dont on peut penser légitimement qu'elle est une forme ;rivilégiée de l'amour qui unit des libertés. Cet amour lui-même doit composer avec la pluralité, l'identifier comme en­droit où se vit, se dit et se reconnaît sa propre unité :

Tu m'as fait des enfants Plus beaux qu'arbres des champs Plus blancs que blé des plaines Le plus vieux, le plus vieux a tes yeux Le plus jeune a les miens Et l'autre a ton sourire Je nomme l'un, tu nommes l'autre Mais c'est moi, mais c'est toi Et nous deux à la fois "'.

On l'aura compris : nous ne faisons que reprendre la problé­matique des chapitres précédents en ressaisissant les éléments de la

201. Id., ibidem, p. 219. . 202. Nous ne pouvons laisser s'échapper l'occasion de dire ~ quel pomt la

théologie répond aux mêmes -lois. Toujours située, elle auss1, elle es: en étroite dépendance de l'histoire et de ses ~imites, n'en déplaise à ceux pour qm ell~ serait un exercice intemporel d'acrobatie mtellectuelle. Comment ne pas conclure a la stricte nécessité d'une pluralité théologique ?

203. G. DoR, Chanson pour ma femme, in Poèmes et chansons - 1, Leméac et Hexagone, 1970, p. 42.

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dynamique chrétienne au niveau des relations interpersonnelles. Lorsqu'on garde ce souci de demeurer près des enjeux concrets dans lesquels les libertés chrétiennes doivent quotidiennement s'in­vestir, deux principes s'affirment. Le premier paraît être d'une simplicité abusive : la pluralité est intérieure au sacrement que forment les chrétiens. Il faut sans doute se méfier de l'apparente banalité de ce principe et voir qu'il veut corriger les réflexes, cons­tamment renaissants, qui repoussent la pluralité assez loin de la foi chrétienne pour que celle-ci n'en soit pas contaminée. Le deuxième principe explicite l'irréductibilité de la pluralité : la foi vécue est indissolublement unité « et >> pluralité. Il ne suffit même pas de dire que l'unité se vit dans la pluralité, si on entend sauve­garder ainsi une sorte de noyau pur dont la conscience croyante serait maîtresse, ou quelque ciel serein où tous se rejoindraient pour peu qu'ils aient le courage de s'abstraire d'un monde qui les disper~e. L'unité chrétienne est unité de pluralité, et voilà ce que voudraient développer les propositions suivantes :

!. La vie chrétienne n'est jamais épuisée par un seul mode de présence-au-monde. Prétendre le contraire, ce serait confisquer la pluralité aux profits d'une unité dont on pourrait dire qu'elle est abstraite mais d'une mauvaise abstraction, ne reprenant pas le vécu et n'y retournant pas pour en éclairer la complexité. C'est ce qui se produit chaque fois qu'un type de vocation s'érige en para­digme de la mission chrétienne et veut uniformiser indfiment les différents modes selon lesquels la foi est humainement vécue.

2. L'unité chrétienne ne peut pas être réduite à n'être que la << som;ne >> à laquelle on parviendrait par une addition des indi­vidus qui se réclament du Christ. Ces mathématiques chosifiantes, qui ont la passion de l'observable et du quantifiable, évacuent ce que les originalités ont d'irréductible. Un exemple très clair : on ne fonde pas une politique cohérente sur un amalgame d'opinions hétéroclites, même sous le fallacieux prétexte de définir une « poli­tique chrétienne ».

3. L'unité chrétienne n'est pas <<le plus petit commun dénomi­nateur» humain des engagements vécus. Cette manière de voir la: vie chrétienne emprunte des sentiers que nous nous étions in­terdits plus haut, puisqu'elle place la spécificité de la foi sous l'em­prise de la raison et répond à une volonté de contrôle qui refuse de se laisser surprendre par l'Esprit du Seigneur. Aucun noyau humain ne subsiste que les chrétiens, après analyse de leurs enga­gements, pourraient proposer à la raison comme formule de la fraternité humaine.

UNITÉ ET PLURALITÉ CHRÉTIENNES 129

4. L'unité chrétienne n'existe et ne peut exister que dans les modes humains, divers et multiples, que les chrétiens lui donnent. Et cela, il faut le reconnaître sans arrière-pensée restrictive : il n'y a pas d'unité qui existerait, voilée, « derrière » la pluralité, m~Ile d.em~ur~ humaine ne peut rassembler dans sa. chaleur. le ~ultiple n~défim que nous sommes et qui donne une exrstence histonque au Scrgneur de l'histoire.

« II intervient ainsi un autre principe que le principe d'unité, un principe de multiplication et même de diversité. Car ces quelqu'un sont des personnes, dont chacune est un suje_t origin~l .d'attribution et même de vie, et pas seulement une occas101_1 matenelle de ~ul­tiplier indéfiniment la même chose. » 204 Ne taiSons pas la quest10~ qui commence à s'articuler. Les tensions, les l,uttes .et les ~p~osl­tions ne se laissent pas résorber par quelque evocahon. arh~Cielle d'une foi au nom de laquelle les engagements sont pns. C est la vie chrétienne qui est elle-même différenciée. Tous les projets chrétienB pour transformer le monde ne voient pas s'évm1:ouir l~ur diversité dès le moment où on les présente comme expressiOns dun unique passage de l'Esprit dans l'histoire. Le passage n'existe pas hors d'une pluralité qui rend les projets irréductibles les uns aux autres.

Nous proposons bien, par ailleurs, que les luttes histo~ques dc;s chrétiens sont expressions différenciées d'une commune fm. II serrut d'ailleurs absurde de parler d'engagements différents si nous ne le faisions par rapport à une unité réelle : c'est sur 1~. seul fond de cette unité que la différenciation prend . s:ns. V m:1 donc c_e qu'il faut tâc~er d'éclaircirA: à quelle; condrti:'ns la ne~~ multi­plicité des projets peut-elle etre respectee (et meme favoriSee) sans que le corps n'éclate dans la dispersion 205 ?

2. L'unité de vocation

S'il y a plusieurs manières pour la foi chrétienne de se réaliser, chacune jouit d'une originalité qui l'autorise à contester toutes les

204. Y. CoNGAR, Sainte Église, p. 113. 205. Si nous posons le problème au niveau du corps, il est d'abord vécu par

chaque membre. Il reprend aussi, _dans la foi, un drame qui. est pr?fondé~ent humain: «Pourquoi n'aimer qu'une femme quand on pourra1t en .a1mer m_tlle, demande Don Juan qui, en vertu d'une intuiti?.n originellem_ent auss1 ~ut~e~tlque que celle de Faust, se précipite contre les barneres de la .fimtude : mats Sl 1 un a vu le sens de !"amour lui échapper, l'autre a vu !"éternité se dérober dans la multiplicité des instants où il voulait la conjurer» (H. U. VoN BALTHASAR,

L'amour seul est digne de foi, Aubier (FV -32), 1966, p. 78).

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autres. Lui refuser ce pouvoir de négation dans le but de sauve­g~der l:m?~é, c'e~t cé~er au dési~ chimérique d'imposer l'unité là ou la realite ne peut etre que d1verse 206

• Par contre, si ce n'est pas au cœur de leurs multiples projets que les chrétiens se ren­contrent, l'unité que nous affirmerons ensuite sera factice arbi­trairement plaquée du dehors. Le problème est crucial d'un~ unité à fond~r. ~an_s la valorisation du divers, sans que le corps se perde en des ~mtiatrv~s. d?nt chacune réclamerait une parfaite autonomie. Notre mcapacite a rencontrer cet objectif nous empêcherait de donner une signification chrétienne à chaque agir particulier : il y va, ~?alement, de l'existence historique de l'Esprit du Christ ressuscite.

La critique que l'humanisme athée dresse à l'endroit de la foi chrétienne peut être bienfaisante si on ne se satisfait pas d'une fin de non-recevoir. Mais c'est justement effectuer une élégante déro­bade. que ~e concéder à la critique athée son emprise sur les ex­presswns diverses que la foi peut prendre dans l'histoire lui sou­mettr~ les fi!:';'res que le christianisme emprunte, tandis q~e l'unité ~e f?i. resterait s~~ve, échappant totalement aux attaques que, de l_ext~neur,. ~n _dmge contre elle. On introduit, par là, une dis­tinction qm elmgne le salut de l'histoire et qui opère une dichotomie ~ntre l'uni~é et la.J?luralité chrétiennes. Le mouvement qui prétend e_chapper a la ~ntrque est donc celui-là même qui livre les chré­tien;; a la ~efCI du juge~ent dé~isif de l'athéisme. « Ce qui est capital,. ';'u JUgement _de 1 ~um';'msme athée, ce n'est pas que la fm chr;tren~e app"=msse IJ!st?nqu~ment sous les traits que nous avons evoques, trahiSsant amsi ses mtentions explicites. C'est bien P!utôt qu'elle soit incapable de se transformer réellement dans son VISage concret, c'est-à-dire de réaliser la visée dont elle se réclame d:en donner u~e transcription historique et concrète. » 207 L'huma~ ms~e ne sa.urm~ se surprendre de la distance effective qui fait que 1~ v!-":'ge histonqu.e. de la ~ai ne correspond pas parfaitement à 1 umte d~nt les chretr;?" se reclament. Sa critique, le point sur lequel seul _le vecu des chre!Jens apportera un démenti efficace c'est que la VISée d'unité s'avère impuissante à transformer co~crètement

206. Tirons, de cette affirmation, une conclusion qui importe à l'Église ce ~crc;ment d? sa_lut chrétien : «Ce serait se méprendre sur l'unité dans l'Églis~ et 1 ?ru té. de 1 É~hse que de . la. co?cevoir ~e manière uniforme et mono-lithique ou dy. v_otr la mellleure des. realtsatwns posstbles. La forme authentique de l'unité de l'É~l~se ne peut être que l'unité dans la diversité et en plénitude» (H. FluES, art. Umte, EF, t. N, p. 385). Il n'est pas mauvais de se t:appeler ces choses en des temps où certains réclament une << loi fondamentale» de l'Église ...

2?~· J-Y. ]OUF, L'athéisme à la recherche d'un lien réel entre les hommes, Concthum 29, nov. 1967, p. 15.

UNITÉ ET PLURALITÉ CHRÉTIENNES 131

l'éparpillement des hommes et que la fraternité chrétienne ne par­vienne pas à se traduire en une fraternité humaine.

La mort à soi-même

Quand on accepte que la trame de la vie chrétienne ne s'éla­bore pas ailleurs que dans notre monde des libertés, on met en présence des hommes aux convictions très diverses. Et la première expérience que chacun enregistre, c'est l'irruption dans sa vie de gens qui n'ont pas donné à leur vie la même cohérence que la sienne. Des hommes se sont structurés différemment de moi et, au nom de Jésus-Christ, je dois les identifier comme membreS à part entière du corps dont je suis.

Cette intrusion dérange profondément la conscience. La preuve du malaise est rapidement faite par une sirople allusion aux di­verses formes de fuite qui permettent d'éviter le choc qu'on entre­voit. Refuge derrière les connaissances : on a soi-même approfondi certain problème et on refuse aux autres la compétence et le droit de se prononcer là-dessus. Démission : pourquoi s'essouffler à ex­poser le bien-fondé de ce qu'on pense quand on sait, à l'avance, que l'interlocuteur ne saurait comprendre. La fuite la plus signifi­cative restant peut-être la personnalisation d'idées ou de valeurs dont on devine les remises en question qu'elles vont provoquer : les personnes installées dans le confort de règles bien établies atta­queront le changement en lui donnant une sorte d'existence auto­nome ; ceux que grisent les perspectives d'une liberté sans con­trainte personnaliseront la tradition, ils verront en elle un obstacle au spontanéisme dont ils rêvent. Et l'on pourrait continuer indéfi­niment, alignant des attitudes qui toutes illustreraient la réaction première de ceux qui ont la vérité, ou qui préfèrent croire la pos­séder plutôt que de devoir la rechercher avec d'autres.

Au-delà de cette constatrJtion, il faut découvrir le facteur qui incite aux multiples dérobades. J aue, en effet, un phénomène que chacun doit repérer s'il veut que le vivre-ensemble épanouisse son être chrétien. Accepter de rencontrer les autres c'est, en même temps, ·me livrer à cette sorte de procès que leur vie ne peut man­quer de faire à la mienne. Leur façon de comprendre et de vivre le Christ dérangera, à coup sûr, mes propres convictions et remettra en question les choix que j'ai définis comme lignes directrices de mon existence. Immanquablement, je serai contesté par ceux-là mêmes que mon aJnaur du Christ m'invite à accueillir. Et le pa­radoxe consiste en ceci : le juste équilibre de ma vie de foi exige que j'accueille des personnes qui non seulement me poseront d'é­tranges questions, mais menaceront les appoints que je m'étais

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donnés pour « équilibrer >> ma vie. Telle option semblait en plus grande conformité avec l'idéal évangélique, et voilà que telle autre (dont je ne puis pas dire avec certitude qu'elle n'est pas chré­tienne) bouscule ma décision et menace le jugement que j'ai porté.

Il semble bien, pourtant, qu'il faille poursuivre encore l'ana­lyse et saisir une dimension importante du processus qui est en­gagé. Si les interlocuteurs en présence ont compromis leurs libertés dans leurs choix respectifs et s'ils ont le souci d'affirmer leurs con­victions dans la rencontre qu'ils vivent, ils finiront par être, les uns pour les autres, beaucoup plus qu'une menace extérieure. Insi­dieusement, comme le remarque De Certeau, la présence de l'autre «s'infiltre comme un poison qui vient, du dedans, troubler un équi­libre payé par des années de tâtonnements » 208 • Ce qui, au début, était extériorité pure et ne dérangeait guère, a d'abord manifesté sa densité existentielle, s'est révélé d'une authenticité troublante, et finit par remettre la conscience qui est interpellée en face de sa propre pauvreté. Cette conscience se croyait en mesure de poser le geste humain qui dévoilerait le sens chrétien d'une situation donnée. En restant disponible devant l'autre, en voulant répondre à l'appel de foi qui l'invitait à la rencontre, elle y perd la calme certitude des choses évidentes. Le chrétien qui veut vivre le Christ dans la rencontre des autres est mis par eux à une rude épreuve : «il pressent un vide qui est finalement en lui >> '". Il acceptait d'être poursuivi par la question que le Christ ne cesse de lui poser : « Et toi, qui dis-tu que je suis ? >> C'est à cette question qu'il a tâché de répondre par son humanité, c'est elle qui l'a conduit à opter pour tel choix, à adopter telle attitude ou tel comportement. Mais sa réponse semble moins évidente lorsqu'elle est soumise au jugement des autres chrétiens. Et s'il avait, au début, l'attitude militante qui lui faisait se demander : << Quoi vais-je leur don­ner ? », il est conduit par eux à se poser une question qui le renvoie à lui-même : « Qui suis-je devant Jésus-Christ et devant les hommes ? »

Sens chrétien de la quête humaine

Cette occasion de purification que constituent, pour la foi, les relations interpersonnelles n'est donc pas sans signification chré­tienne. Etre rappelé, par les autres, à la nécessaire mort à soi­même, rappeler aux autres (par la vigueur et le sérieux de sa vie) qu'ils doivent éviter .d'absolutiser les choix pour lesquels ils ont opté, ce n'est pas se faire l'instrument d'un complot maléfique qui

208. L'.'P.tranger ou l'union dan.r la différence, p. 52. 209. Id., ibidem, p. 53.

UNITÉ ET PLURALITÉ CHRÉTIENNES 133

fera éclater l'unité. La conscience croyante peut et doit donner un autre sens au processus. Au cœur même, de son pr?pre ~g~­gement, et (soulignons-le) dans la me;;ur~ ou ~e valonse ~elw-ci~ elle se dispose et elle dispose les autres a decouvn~ une vocatiOn qw est commune à tous : les chrétiens sont ~es servzteurs. (et ~on pas les maitres) du salut opéré en Jésus-C?nst. Le multip!e n est pas sans signification et il ne faut pas le trure comme un vice ~ont on craindrait qu'il ~e défigure le christianisme. Pre:'~re .a~ sénem: ce qui nous différencie, travailler pour que ~es ongtn,alites ne sm~nt pas bâillonnées mais pour qu'elles osent dire ce quelles sont, c_est aussi préparer le terrain à la prise de conscience d'une vo~atlon dans laquelle nous communions tous : nous sommes les queteurs de Quelqu'un.

C'est ainsi, par exemple, que notre monde pose de g~aves que:'"" tians à J'Eglise. Mais si l'Eglise c'est nous,, ch":cun dmt se sentir visé et acculé à une réponse personnelle. << L Eghs_e veut-epe. encore jÜuer Ce rôle ambigu d'une mère qui, pour sécunser, mruntle~t les hommes en état d'enfance? Ou bien, les considérant vrrume~t comme des hommes veut-elle les inviter à faire l'expérience parfoiS terrifiante de la lib;rté? Veut-elle n'avoir d'autre certitude que sa foi d'autre assurance que Jésus-Christ?>> "• Il faut, certes,. du co~rage pour respecter la liberté. Il faut du courage pour laiSse~ chacun responsable devant et en Jésus-Christ. Car un respect .ausSI total nous rappelle brutalement les exigences de notre vocatiOn : si le Christ est pour nous le sens dernier de l'humain, il ne peut être vécu dans notre monde des libertés, sous le mode de réponses tout~ faites, tranquillisantes, qui fassent l'unité en uniformisant. La conscience croyante doit récupérer le mouvement ,comme ~om­posante de la vie chrétienne 2u et accepter, p~ur repondre a sa vocation propre, de se mettre avec les autres a 1~ .r~c?;rche de Jésus-Christ. Les chrétiens ne sont pas un ce~cle pnvi!eg~e de pos­sesseurs gens assis satisfaits et repus. Le Chnst se porte garant de leurs en'gagements: Il res;e cependant au~ baptisés 1~ mission de Le vivre là sous le mode d une questwn qw fasse respirer ces engage­men~ e; les consacre à rechercher l'expression historique de l'hom­me libéré. La première unité chrétienne, en un mot,. c'e~t de oom­munier à une vocation de recherche et de communzcatzon.

210. J.-Y. JouF, Z:homme comme projet, Communauté Chrétienne 50-51, mars-juin 1970, p. 112.

211. Nous sommes en cela, dans la logique des principes étahl!s plus. haut. et nous rejoignons ces mots du Père CHENU : « Il me pa:~: d~ormm. acq~lS que le changement est une valeur évangélique. Tout cela est he a 1 economte meme du s.alut : vous savez que maintenant on reçoit la théologie non pas . comm: un ensemble de dogmes, mais comme une histoire du sa:lut. Le temps fatt partœ de l'expression de la foi» (ICI 377, p. 28).

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Que notre unité soit d'abord une unité de vocation, que les baptisés reconnaissent leur cohésion en une quête qui leur est com­mune, voilà qui les renvoie à leur vécu humain pour y découvrir le Christ ressuscité. Mais notre approche permet aussi de dégager une dimension de l'unité chrétienne qu'il nous est maintenant pos­sible de mieux caractériser. D'une part, la recherche de Jésus­Christ se réalise en chacune des démarches personnelles qui tentent de faire que le salut soit une réalité pour les hommes. C'est elle qui est le moteur de notre compromission humaine, en elle réside le pour-quoi ultime des engagements multiples des chrétiens. Mais, d'autre part, elle n'apparaît que différenciée. A la condition que chaque chrétien respecte suffisamment son originalité, dès que cha­cun honore le mode unique qui est le sien d'être-dans-le-monde et d'être-pour-le-monde, la quête, qui est commune à tous ne se manifeste jamaîs deux fois de la même façon, elle empru~te une infinité de figures irréductibles les unes aux autres. Il nous faut en conclure que la vocation chrétienne précède chacun des modes d'existence que nous lui donnons. Non pas qu'il faîlle lui attribuer une antériorité chronologique, puisque c'est dans la rencontre inter­personnelle qu'elle dit, à la fois, son unité et sa pluralité c'est là qu'elle se dé-voile comme élément de cohésion et comme jusrlfication des recherches individuelles. Son antériorité est de l'ordre du fonde­ment ; elle apparaît comme condition de possibilité de l'unité et de la diversité. L'importance de ces considérations consiste en ce qu'elles nous aident à percevoir qu'aucune forme de l'unique vo­cation chrétienne ne peut dire immédiatement l'unité de la mission que le Christ ne cesse de confier à son corps. Personne ne peut s'approprier le témoignage chrétien (ni les «prêtres» ni les reli­gieux, ni les théologiens, ni les personnes mariées), pas' plus qu'au­cun ~ornent ~e l'histoire ch~étie~ne ne saurait être privilégié comme modele parfait du sens qm dmt habiter tous les moments de la suite dans laquelle nous sommes engagés. Notre unité est médiate et la. vocation chrétienne se découvre en même temps que sonf effectivement mises en chantier les voies de la fraternité humaine.

3. L'unité de la vie

Les projets particuliers, mis en relation, ne peuvent plus rester ~ermétiquen:ent cl':". Ils se révèlent mutuellement leur participation a une vocation qm les pousse dans une rencontre qu'il faut sans cesse réamorcer. Et c'est dans cette communion-communication que commence à se dire l'unité de la foi chrétienne.

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UNITÉ ET PLURALITÉ CHRÉTIENNES 135

Faut-il, cependant, se contenter de prôner une reprise inces­sante du dialogue dans lequel doivent se dire les missions origi­nales? L'unité n'apparaît-elle pas trop abstraite, qui ne tient qu'à une similitude de vocation ? et l'esquive fort habile, qui affirme l'originalité des choix puis les découvre unis dans une quête com­mune ? Ces choix révélant un même dynamisme, il paraît assez secondaire qu'ils soient eux-mêmes différenciés 212

• Nous devons essayer de fonder plus profondément l'unité chrétienne et voir comment c'est à l'intérieur de chaque originalité (légitimée sans réticence d'aucune sorte) que se vit la communion. Pour que l'unité soit réelle, elle doit prendre racine dans un plein respect des per­sonnes ; c'est en valorisant son choix, ses options, que chacun est appelé à entrer en communion de vie avec les autres baptisés. Sinon, il devient absurde d'affirmer que nous formons un corps, et l'unité chrétienne perd toute crédibilité puisqu'elle repose sur un principe abstraît que la multiplicité des engagements vécus aura tôt fait éclater.

Refuser l'abstraction

Ce à quoi nous nous engageons, c'est à respecter pleinement I'autononûe qui autorise un choix à nier les autres, tout en recon­naîssant que tous sont vécus dans l'unité. Maîs est-il possible de valoriser la diversité des options sans admettre qu'elles divergent depuis leur point de départ ?

Cette façon de poser le problème refuse de sortir de l'abstrac­tion. Et ce seraît sans doute le commencement de la sagesse chré­tienne, la fin aussi de toutes sortes de tensions parfaîtement inutiles, que de s'en apercevoir et de situer les problèmes à leurs niveaux respectifs. Car dç quoi s'agit-il ? Les chrétiens s'efforcent de dire, dans leurs multiples engagements, ce qu'ils vivent en l'humanité ressuscitée de Jésus-Christ. Chacun vit son choix comme un acte qui le fait participer à l'Esprit de Celui qui transforme le monde, chaque chrétien vit sa propre genèse en réponse au principe vital qui, dans cette genèse, prend visage historique, l'engagement est vécu comme un moment de la spiritualisation du temps et de l'espace. Or nous ne pouvons considérer un choix en passant sous silence la vie qui en fait un acte chrétien, et le regard est faux qui se braque sur les composantes spatio-temporelles du choix tout en prétendant, par là, en épuiser le sens chrétien. Il est évident (mais c'est une évidence de foi, et l'on attendraît des chrétiens qu'ils essaient au moins d'en garder souvenance) qu'il ne saurait y avoir

212. Nous retrouvons, à un niveau plus concret, les attraits maléfiques de la « bonne intention».

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adéquation entre la participation à la vie de l'Esprit et la forme mondaine que celle-ci doit prendre pour exister en notre histoire. Il y a une distance infranchissable entre les mots multiples qui disent la foi, et la vie que ces mots véhiculent 213 •

L'analyse qui ne s'attache qu'à une lecture mondaine de l'en­gagement passe donc •ous silence le contexte hors duquel il n'a plus de sens. Voilà ce que nous voulons dire lorsque nous affirmons d'une telle lecture qu'elle est «abstraite» "'. Réduite aux expres­sions qu'elle se donne, la vie chrétienne s'évanouit dans l'autonomie de gestes parfaitement autorévélateurs ; elle peut être maîtrisée par les sciences de l'observable sans qu'aucun reste ne subsiste. L'en­gal\eme~t politique, par exemple, n'est qu'un engagement politique et Il eXIge d'être analysé comme tel. Si des chrétiens ont eu la faiblesse de s'identifier au mot qu'ils ont dit, au choix politique qu'ils ont jl<lsé, ils auraient tort de s'offusquer si des analystes, en m~ntrant les maladresses politiques du choix, semblent nier du meme coup leur attachement au Christ.

Faire l'unité que nous sommes déjà

Rappelons-nous l'importance que nous avons voulu donner à l'onction dont les chrétiens sont marqués. Elle anticipe, pour eux, dans le temps de l'histoire, les temps derniers. La Pâque du Christ est définitive, et c'est en elle que les fidèles sont baptisés. Vivre leur foi, c'est essentiellement vivre cette union fondamentale · leur agir est vidé de son sens s'il est dépouillé de cette relation qu'i l'acco~­plit. Dès lors que nous réintroduisons la référence et que nous replaçons le choix dans le mouvement d'une vie qui se Jl<lSe, la

213. Il nous faudrait ici pousser une analyse qui nous conduirait trop loin et déborderait le cadre de notre étude. Contentons-nous de renvoyer aux études de P. RICŒUR, et plus particulièrement à son article La structure le mot /'événement Esprit 5, mai 1967, pp. 801-821. Il y dit, entre autres chas~ : « Q~e le langag~ soit un objet, cela va de soi tant que l'on garde la conscience critique que cet objet est entièrement défini p!tr les procédures, les méthodes, les présuppositions et finalement la structure de la théorie qui en règlent la constitution. Mais si l'on perd de vue cette sub?rdination de l'objet à la méthode et à la théorie, on prend pour un absolu ce qm n'est qu'un phénomène. Or l'expérience que le locuteur et -l'interlocuteur ont du langage vient limiter la prétention à absolutiser cet objet. L'expérience que nous avons du langage découvre quelque chose de son mode d'être qui résiste à cette réduction. Pour nous qui parlons, le langage n'est pas un objet mais une médiatiot;t ; il est ce à travers quoi, par le moyen de quoi, nous nous expri­~o~ ~t nous exprlttlo~s les choses» (pp. 806-807). C'est pourquoi nous avons pré­fere dtre «mot» plutot que «parole», voulant suggérer cette distance qui existe entre «l'objet» et ce «quelque chose de son mode d'être» qui résiste à la ré­duction.

214. Abstraction que combat GoNZALEZ-Rmz tout au long de son petit livre Dieu est gratuit, Cerf, 1971.

UNITÉ ET PLURALITÉ CHRÉTIENNES 137

signification du choix est radicalement transformée. Il vaut sans doute la peine d'y regarder de plus près.

Le baptisé est un homme qui accept~ de faire s~enne une pro­position qui change radicalement son e~IStence : Dieu e:t amour, et cet amour veut habiter les actes que 1 homme accomplit pour se libérer. Le préjugé chrétien, avons-nous dit, c'es! de :r?ire que ~.e Seigneur sauve quiconque s'accepte comme genese Ongin~le, qu ~1 justifie radicalement toute prise en charge personnelle qm tend a éliminer ce qui opprime et maintient en esclavage. Je suis respon­sable du salut et la première attitude qui doit être mienne, c'est peut-être de dt'aimer, de croire en ce que je fais, de me donner avec passion aux tâches que ma propre situation me propose. Puisque Dieu m'aime, pourquoi ne m'aimerais-je pas, et n'aurais-je pas, envers ce que je suis et pour mes faibless.es même~, un p~u de la tendresse dont le Père me couvre ? Le D1eu de Jesus-Chnst veut, aujourd'hui, s'assurer par moi une prése.nc_e au ~o~d,e qui dise quelque chose de sa bonté de Père. Ne sms-Je pas mv1te, par lui, à favoriser réclosion de mon être personnel? 215 Son dessein sur moi, c'est la genèse de ma propre liberté.

Que se passe-t-il lorsque le, c~r~tie~, par resp~ct ~ la fois pour l'amour du Seigneur et pour 1 ongn;tali~e de sa Situation, se. pren~ suffisamment au sérieux pour voulmr s affirmer en des chmx P.re­cis? Il se p~e .ceci qu:il do':ne à Jésus-Ch?st une pa~ole. ~uma;n,e strictement ong1nale, necessairement marquee par son Indi~Iduahte, son histoire, son tempérament,_ s~ f<:çon, en un mot, d,e VIV~e d~ le monde et de vivre pour la liberation du monde. Phenomene qm n'a rien que de très banal, mais qui suggère déjà un passage, une conversion que le chrétien est invité, par le vécu, à faire constam­ment. Dans la mesure où, par réalisme· et pour une intervention efficace,. le chrétien veut ne. pas êtr~ de tous les engage~:nts. et singulanse les modes de s;'n mter:vention pen:onnelle ~ans 1 histmr~, il dresse les conditions d une pnse de consc1ence qUJ peut et dmt être salutaire. Il perçoit vite (mais ce n'est plus en théorie ; la perception jaillit de l'acte de valorisation de son individualité) que

215. Un homme comme M. LÉGAUT l'.a bien compris: «Faire prendre conscience de soi à l'individu sans le rendre individualiste. Mettre en valent sa singularité essentielle sans _faire de lui un être ex:ce;sif,, incapab~e de _to~te co?Imu: nication réelle, semblable a un kyste dans une chau vrv:ante. L ouvnr a la h?erte sans le faire tomber dans l'anarchie. Le faire entrer noblement dans sa solitude d'homme conscient, sans l'arracher à une société dont il doit devenir, mais_ au;re­ment un membre plus précieusement efficace parce qu'il est proprement l";ll-meme et, à_ parler de façon stricte, irremplaçable. Voilà, semble-t-il, l'~ccom?llSsement spirituel que Jésus est venu amorcer par son enseignement, par sa v1e et Jusque par sa mort» (Travail de la foi, Seuil (LV 110), 1972, p. 139).

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la Parole qui veut exister dans sa parole est infiniment plus que cette parole. La vie elle-même, et non quelque principe abstrait lui fait prendre conscience de deux choses. Elle lui révèle sa voca'tion de quêteur, ainsi que nous l'avons déjà dit. Mais elle lui apprend aussi (expérience irremplaçable) que s'il peut effectivement se mettre «en quête de>>, c'est parce que Quelqu'un était d'abord en quJte de lui. A la jointure de l'acte de valorisation-purification humaine, le chrétien réalise que son être le plus profond est de se recevoir de Jésus-Christ. Mon être m'est donné, et il ne m'est pas donné une fois pour toutes, possession sur laquelle je n'aurais qu'à me replier pour la protéger. Grâce m'est faite d'enfanter Jésus-Christ dans les douleurs de cet enfantement de moi-même dont j~ suis responsable : le réalisme du langage suggère à peine 1~ réal~me. du salu~ .chrétien et échouera toujours à dire la gra­cieusete qur nous VISite sans se lasser.

Mais ce qu'il faut surtout dégager, c'est l'articulation qui per­met de répondre à la question que nous posions : est-il possible de fonder l'unité sur la promotion des originalités? Si l'amour du Seigneur rappelle au chrétien qu'il doit aimer sa vie, et si d'autre part I'effectuation de son originalité lui permet de se percevoir comme donné à lui-même, c'est là (et nulle part ailleurs) que se découvre la communion dans l'unité. Un même acte, en effet, me rend conscient du salut définitif que je suis devenu en Jésus-Christ, me dit que mes modes d'intervention humaine ne seront jamais égaux à ce que je suis, et m'invite à assumer ces paroles différentes de la mienne et qui, pourtant, me parlent de moi-même. Je vis du désir des autres afin que dans la communication de nos dires nous exprimions un peu mieux ce que nous sommes en Christ ressus­cité ' 16

• Le philosophe constate un état de fait : «Nous ne pouvons dire : ] e suis celui qui suis, non seulement parce que nous sommes loin d'être adéquats à la totalité de ce qui est, mais parce que notre être même ne s'identifie pas à notre Cogito, à la conscience que nous en .pouvons prendre. » "' Les chrétiens répondent que la foi, en les frusant communier à celui dont l'humanité a vaincu le mul-

216. Qu'il faille convertir en désir son besoin des autres, cela semble exigé par la nature du sa:lut que le Christ ne cesse de donner en toute grâce. D. VASSE en fait une excellente démonstration dans son livre Le temps du désir, Seuil, 1969. On y lira, par exen:lple: «Dès lors, désirer quelqu'un, l'aimer, c'est .accepter que son existence révèle en moi ce qui me manque pour être tout, c'est percevoir son absence en moi (ou de moi) comme la réalité de sa présence à lui-même (ou en lui-même).,( ... ) Il n'y a, en définitive, que par la conversion du besoin en désir qu'est rendu le témoignage de -l'existence d'un autre qui est comme soi et qui ne peut se réduire à soi. Même et radicalement Autre. Le saint est ce témoin » (p. 45·46).

217. S. BRE'roN, ApprocheJ phénoménologiques de l'idée d'êJre, p. 189.

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tiple différencié, les unit les uns aux autres en une communion qui les rend « adéquats à la totalité » et contre laquelle ne peuvent rien les innombrables forces de dispersion.

C'est ainsi que «les chrétiens forment un Grand Moi, non pas seulement en vertu de leur rapport réciproque, mais uniquement en vertu de leur rapport commun avec le Christ» "'. Nous retrou­vons inévitablement une exigence plusieurs fois formulée mais dont la portée existentielle apparalt plus massive : les croyants ne peu­vent éviter le « détour» par Jésus-Christ pour se comprendre et pour vivre. Détour qui, en fait, est la seule façon de se retrouver vraiment. Quelqu'un d'autre, en leur permettant d'être mêmes avec lui, fait qu'ils communient les uns aux autres. Ce quelqu'un les précède puisque, lui qui réalise en son être l'unité, il n'apparait en eux que multiple, divers et différencié. Voilà qui devrait nour­rir la réflexion tant des chrétiens qui prônent l'uniformité que de ceux qui se vouent à l'éparpillement de la vie : quelle unité prêchent-ils ? autour de qui veulent-ils faire le rassemblement ?

Mais l'acceptation du Christ comme lieu unique d'une ren­contre déjà réalisée permet de nous sensibiliser à un autre aspect du sacerdoce baptismal. S'il n'y a que l'humanité glorifiée de notre Seigneur qui soit la forme parfaite de présence-au-monde, elle seule accomplit le rassemblement de l'humanité. Précédant nos libertés, elle ne force donc pas sur elles un agir uniforme qui ren­contrerait parfaitement les urgences historiques. Sinon elle se nie­rait comme médiation irréitérable, puisqu'un « autre » agir (nous l'avons dit irréductiblement différencié) pourrait porter le salut de l'homme. Ce qui veut dire, finalement, que la situation mon­daine des chrétiens fait que l'unité du corps sacerdotal ne peut pas être immédiate. C'est une unité médiate, que Ies baptisés ont à faire et pour laquelle ils doivent peiner. L'unité de gens respon­sables qui, par vocation chrétienne, veulent indéfiniment faire se rencontrer leurs innombrables modes d'intervention dans l'édifi­cation du monde.

Réfléchie en référence à des urgences précises, cette loi a nne portée qu'il ne faut pas minimiser. Elle implique que les tâches doivent être vécues humainement d'une façon qui permette l'émer­gence de l'unité de foi qui les porte. L'engagement politique, par exemple, sera animé d'une volonté de rencontre « politique » avec les autres choix. Si tant est que le salut existe, pour nous, dans l'histoire que nous faisons, les chrétiens ne vivent pas leur unité en quelque ciel humain qui serait à l'abri des turbulences d'une hu-

218. H. MüHLEN, L:Bsprit dans l'P.glise, t. 1, p. 167.

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manité qui se fait. Malgré leur caractère abstrait, ces mots nous permettent encore de comprendre d'une façon cohérente ce que n~us sommes appelés à vivre : « Le principe du mouvement et du depassen1ent en est aussi bien le terme : mais il ne sera connu comme terme qu'après avoir été connu comme principe. Rien n'empêche dès lors le terme, fonctionnant comme principe de n?':'s révéler le point ?e dépaz;t comme ce qui est à dépasser'; et reciproquement, le pomt de depart, comme ce qui est à dépasser pourra nous révéler, négativement tout au moins, le terme de c~ dépassement. >> "' Traduits par la foi, les différents éléments de­viennent des personnes : c'est la grâce du christianisme que de mettre en relation ~es libertés. Jésus-Christ est à la fois principe et t~rme de cette umté dont nous voulons témoigner dans l'histoire. Mrus nous n'aurons la révélation immédiate et éblouissante de ce qu'il est qu'à la fin des temps, lorsque tout sera un en lui. Nous reste donc, dans la suite des jours qui nous sont donnés à le vivre comme u.n << principe >> qui nous ré':èle que notre point de départ (ce mulnple que nous sommes) dmt être dépassé. Et le dépasse­m~nt ~: s'effectu; pas de n'import: quelle manière 220

, puisqu'il dmt reveler et preparer ce terme qm sera rassemblement définitif dispe~sion vaincu~, retrouvailles dans l'allégresse, et découverte enfi~ parfrutement clrure de la fraternité que nous étions devenus en J ~us-Christ. L'être chrétien (participation en plénitude au « prin­Cipe>> Jésus-Christ) définit une mission dont on ne peut même pas soupçonner le terme : travailler sans fléchir à la rencontre des hommes, à leur rencontre « humaine » mettant en contact leurs originalités et les invitant à un dépasse~ent constant qui leur fasse prend:e conscience de ce qu'ils sont devenus en ces jours lointains et toujours actuels de leur libération.

La foi chrétienne, lorsqu'elle ose se rappeler le Christ n'est pas invitée à s'engager sur des voies de déviation qui l'éloi~eront de ce monde di~érencié qui est celui de l'homme. Elle app~end plut8t qu'elle est me, et non pas système, lois ou philosophie dont la r:gueur définirait une uniformité qui serait oppression des cons­ciences. Elle est tout. le contraire .d'un,<< modèle», et ne propose pas que chacun oubhe sa propre liberte pour devenir « copie con­form; >~- ~· ê_tre qui ~t donné aux, baptisés porte l'exigence d'une praxis a elaborer patremment, et c est pour cette raison fondamen­tale que la vie chrétienne est aussi projet incessant de rencontre.

219. .s. BRETON, Approches phérzoméno/ogiques de l'idée d'être, p. 128. Toutes les pages (127 ss.) que l'auteur consacre à L'au-de/à du donné et de la forme éclairent avantageU5ement 1e problème qui nous occupe.

~220. No~ retomberi?ns alors so~ l'emprise de la critique que l'humanisme athee peut fru:re de la f61 chrétienne.

r UNITÉ ET PLURALITÉ CHRÉTIENNES 141

4. Vivre avec des étrangers

Vouloir penser la vie chrétienne comme sacrement d'unité exige donc qu'on pose deux aspects qui s'appellent et dont il faut res­pecter la complémentarité. La foi, d'une part, ne saurait être épuisée par un seul mode d'existence, la totalité de sa mission refuse d'être absorbée par une vocation particulière ; nous sommes un pour cette raison décisive : l'Esprit sait reconnaître l'Esprit et, restant identique en chacun de nous, il nous permet de vivre les uns avec les autres, les uns des autres. D'autre part, la vie de foi n'existe que dans les formes (diverses et multiples) que les fidèles lui donnent ; il n'existe pas d'unité qui se cacherait derrière le multiple différencié. L'Esprit est donc là tout entier en chacune des manifestations que les chrétiens lui assurent, et cependant il n'ap­paralt jamais de la même façon, il devient telle expression con­crète à l'exclusion de toutes les autres. A l'exclusion ? Le terme n'est pas juste, puisque dans le Christ le chrétien peut et doit s'approprier même les modes d'intervention auxquels il a renoncé. C'est ainsi qu'aucun sacrifice n'est offert sans que ce soit tout le corps qui s'y investisse. A cause de la muette présence de l'Esprit à chaque activité, le corps est présent à chaque choix différencié sans être partout le même.

a. La loi du renoncement

Mais il faut honnêtement admettre que le vécu est plus difficile et complexe. Les chrétiens ne se consacrent pas à la réconciliation des hommes comme à un projet second et secondaire par rapport à la fraternité qu'ils croient. Ils n'œuvrent pas à cette réconciliaw tian dans les moments de loisir que leur laisse leur vie de foi. Au contraire, l'unité chrétienne n'a sens pour l'homme que dans et pour cette réconciliation humaine. On entrevoit les difficultés qui surgiront dans la pratique : la présence de l'Esprit à chaque activité de libération humaine ne peut pas nous faire oublier que chaque engagement n'est pas tout le vécu chrétien. Mais il demeure que le baptisé, pour se réaliser effectivement et pour peser de tout son poids dans la lutte qui libère l'homme, doit se 7efuser ce qui fait le spécifique des rapports originaux que les autres chrétiens entre­tiennent avec le monde. Ou plut8t, ainsi que nous le suggérions, il doit accepter que ces rapports ne sont qwo des possibles pour lui. <<J'ai donc, si je décide, à décider ceci : hors de là, fuite dans le sublime. Et que puis-je donc décider, sinon, justement, ce qui m'est possible? Par un paradoxe qui ne- -doit pas s'atténuer,. la

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décision de l'impossible se fait décision du possible » "', la décision de l'impossible unité chrétienne (que nous recevons de Jésus-Christ) devient option pour ce possible qui me parait, humainement, cor­respondre le nùeux à la fraternité que j'ai mission de faire advenir.

S'il veut un agir efficace, le chrétien obéit ainsi à une loi de renoncement, il opte pour un choix qu'il place au centre de sa vie, et organise sa vie comme un tout qui tient par ce centre 222

• Autour de cette option, les possibles prennent place selon un ordre qui les tient plus ou moins éloignés ; il faudra même renoncer aux plus lointains. Et dans la mesure où le discernement engage plus pro­fondément la liberté, il appelle à un renoncement encore plus diffi­cile : « L'expérience qui est devenue pour moi fondamentale, celle qui définit ma vocation, exige ou tolère un certain nombre d'autres expériences, mais il en est certaines qui sont désormais exclues et sont pour moi comme des possibilités impossibles. » "' Je porte bien tout le salut dans mon engagement ; c'est du moins ce que je crois. Mais si je ne veux pas être un homme sans épine dorsale, tous les engagements ne me sont pas possibles et il en est certains que je dois résolument me refuser. Prenons un exemple. En choisissant librement d'exercer dans la vie religieuse mon sacerdoce baptismal, je définis et organise autour de cette option un nombre indéfini de possibles. Mon choix n'est pas rigide au point d'être absolument exclusif : si je suis dans l'enseignement, il est évidemment compa­tible avec une formation professionnelle, il peut m'inviter à me tenir au fait des activités artistiques, m'introduire dans les foyers qu'il me faut connaitre pour comprendre mes étudiants. Mais cette plas­ticité de ma vie n'est pas sans limites. Et en établissant son centre, j'ai défiui certaines zones de possible qui sont pour moi inaccessibles. C'est ainsi que mon vœu de chasteté m'interdit le mariage qui demeure, de toute évidence, une forme hautement possible de vie chrétienne.

Le problème ne prend-il pas une autre dimension lorsque nous considérons que la liberté chrétienne ne s'effectue, concrètement, que dans une histoire qui est aussi une suite ? II devient alors évi­dent que l'éventail des possibles, en aucun moment, ne se trouve

221. M. BELLET, Le point critique, DDB, 1970, pp. 130~131.

222. Tout ceci pourrait être complété à l'aide des pages que H. DuMÉRY consacre à Singularité et universalité de l'acte-loi, in Philosophie de la religion, t. I, pp. 54-59. Contentons~nous de relever l'expression suivante : « Dans ce sens, chaque expérience spirituelle est d'abord une Idée prédominante, qui unifie toutes les autres. Tout homme possède un secret qui lui est propre, un style de vie incomparable» .(p. 55, note 1).

223. J.-Y. ]ouF, Comprendre l'ho-mme, p. 196.

UNITÉ ET PLURALITÉ CHRÉTIENNES 143

parfaitement étalé devant la liberté 224• Celle-ci, dans le moment

qu'elle vit est héritière d'une évolution créatrice de richesses dont elle peut bénéficier car l'histoire a manifestement élargi la gamme des possibles. Mais' le déroulement a du même coup opéré un tri qui n'est pas toujours positif, défiui des,.struc~res qui Iimi~ent e~ qui ont sûrement fait sombrer dans 1 1mposs1ble des choiX qm eussent pu se présenter comme possibles : « On ne peut escamoter une tradition : la tradition c'est du concret, c'est quelque chose qui est la vie. D'où, le cas échéant, l'ironie cruelle des situations aux­quelles on peut s'attendre. Tém~~ celle-ci que le phi~ologne se borne à constater : le mot « trad1t10n » et le mot « trahison » ont la même source (c'est le mot tradere en latin).>> 225 Et que dire de l'à-venir ? II dissimule des mondes que le baptisé ne saurait même pas soupçonner dan~ le moment qu'il vit. Nous ~~ :pou':o~ donc jamais prétendre avmr devant nous toutes les actiVItes diffe­renciées dans lesquelles, en principe, nous pourrions engager nos libertés. Aucun moment n'est privilégié qui permettrait d'effectuer son choix dans la pleine connaissance de tous les possibles. En sorte que chacun en optant, ne fait pas que renoncer à tout ce que son choix prop;e rend impossible pour lui. Encore est-il obligé, par la force des choses, de se refuser les choix innombrables que sa situa­tion historique lui interdit à priori. Quand un religieux, il y a deux ou trois siècles, faisait vœu d'obéissance, il ne pouvait même pas soupçonner les rapports qui définissent actuellement nos sociétés et qui conduisent à une réévaluation profonde de la nature de l'autorité. Que nous réserve l'avenir, sur ce point précis? Bien malin qui penserait établir son choix dans la connaissance des pos­sibles que l'avenir dévoilera.

Peut-être pouvons-nous mieux comprendre les craquements iné­vitables qui marquent la progression chrétiei!ne de l'unité. Ils ne sont pas nécessairement craquements d~ bms _mort: Pas plus ne portent-ils magiquement les promesses d une ~e _qm ':'arche ,v_ers l'fige adulte. Le discernement reste et restera difficile. S1 le chretien doit, pour sa cohérence personnelle, ~ rép~ndre .aux lois du. renon­cement son vécu humain est une realite partzelle et partzale. Et pourt,.,;t c'est sous la mouvance de l'Esprit qu'il choisit ses pos­sibles et' engage sa personne. Comment ne pas perdre l'Esprit en

224. Cela apparaît à l'évidence quand on considère les théologies qui, en fait, sont des tentatives pour organiser les possibles de façon plus critique. Elles aussi sont historiques, et Y. CoNGAR a raison d'écrire: «Il semble incontestable que les différentes théories ont un rapport à l'état historique du temps où elles ont vu le jour; elles reflètent une situation» (Sainte Église, p. 405).

225. A. MANDOUZE, in [)Église que Jésus a voulu·e ?, Le Chalet, 1971, p. 26.

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des réalités partielles et partiales ? Comment ne pas abso1utiser ce qu'on assume par obéissance à l'Absolu ? Comment ne pas faire de mes impossibles des impossibles chrétiens?

Le danger n'est pas illusoire, et rhistoire montre qu'il conduit souvent la vie à des déformations dont on se remet düficilement. Qu'il suffise d'en donner une illustration. Le cardinal Léger disait, au Concile : « Phénomène bien connu, l'idéal de sainteté des moines (au désert ou dans les couvents) fut longtemps dans l'Eglise le prototype sur lequel toute vie chrétienne s'est modelée. Les effets heureux d'une pareille vision ne doivent pas faire oublier les incon­vénients qui découlèrent de cette adaptation pour les prêtres sécu­liers et surtout pour les laïcs. » " 6 Ce qui traduit bien notre malaise devant ce canon du Concile de Trente : Si quis dixerit, statum coniungalem anteponendum esse statui virginitatis vel coelibatus, et non esse melius ac beatius, manere in virginitate aut coel:ibatu, quam iungi in matrimonio : A.S. » 227 Dans un article qu'il consacre à la virginité chrétienne 228

, A. Auer a sans doute raison de poser en principe que «la virginité n'a pas pour cause qu'on sous-estime la sexualité ou le mariage » 229

• Mais il réussit mal à lever une ambiguïté qui persiste et nous laisse songeur devant plusieurs de ses affirmations. Lorsqu'il reprend l'argument selon lequel «celui qui, par un charisme, prend conscience que rien ne dépasse la seigneurie divine inaugurée dans le Christ, devient inapte au ma­riage à cause du royaume des cieux » 2w, on aimerait répondre que quelqu'un peut très bien prendre conscience que rien ne dé­passe la seigneurie du Christ et vouloir en témoigner dans le ma­riage. De la même manière, à la suite du raisonnement selon lequel « cette complexe valeur de signe se renforce grâce au symbolisme médiéval, qui ne supporte pas qu'on s'arrête aux créatures, mais tient constamment les chrétiens_ dans l'inquiétude du vrai » 231

, on voudrait demander : pourquoi le mariage signifierait-il qu'on s'ar­rête aux créatures sans être constamment tenu dans l'inquiétude du vrai ? Les données du problème ne sont pas claires et restent dé­pendantes d'une anthropologie déficiente. Mariage et célibat s'ap­pellent mutuellement pour dire le sens total de la vie chrétienne, et de Ia vie chrétienne concrète, telle qu'elle peut être vécue par des hommes. Autrement, ni le célibat ni le mariage ne sont chré­tiennement justifiables.

226. DC 1413, col. 1592. 227. Dz 980; maintenant: 1810. 228. EF, t. N, PP- 412-419. 229. Art. cit., p. 418. 230. Art. cit., p. 414. 231. Art. cit., p; 415.

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b. La nécessité d'autrui

A. Mandouze parle d'une « sorte de fidélité infidèle » '" qui, « pour amener à Dieu, commence par amener à soi » 233

• Il nous faut donc trouver un critère qui permettra à chacun de ne pas s'approprier toute l'existence chrétienne et d'éviter l'exclusion des modes de vie qu'il n'a pas pu faire siens. On pourrait prendre prétexte de la foi pour avancer une réponse assez aisée. Elle me donnerait un point de vue d'où je pourrais considérer, à distance, l'activité que ie me propose d'accomplir, en jauger les limites et la situer par rapport à tout ce qu'elle n'est pas et à quoi je dois renoncer. Activité souveraine, qui me permettrait de lire la motiva­tion profonde des autres engagements et, décelant la partialité de mon agir, ferait glisser mon choix vers les autres pour organiser tout le champ du possible chrétien.

La première objection qui peut être opposée à des vues aussi idylliques, c'est qu'elles semblent détruire la foi comme foi. Elles laissent entendre, en effet, que la foi rend la liberté en pleine pos­session d'elle-même, maîtresse parfaite de ses actes et, finalement, maîtresse de son salut. Or « la conscience ne peut coïncider avec soi. Elle est le parfait négatif de l'Ego sum qui sum qui marque, dans l'Exode, le privilège incommunicable. » 234 Voilà qui permet de relativiser la distanciation souveraine. La foi n'est pas une Pen­tecôte individuelle, rééditée en chacun de nous. Elle est, par nature, incarnée, et la conscience croyante ne peut pas évoluer dans la clarté parfaite. Mais le vécu montre aussi qu'une telle foi a toutes les chances de se berner elle-même. Si le seul point de référence où je puisse me ressaisir comme liberté croyante est l'expérience différenciée dans laquelle je m'engage, ]es autres expériences pos­sibles deviendront terriblement lointaines et abstraites. Comment, d'ailleurs, pourraient-elles avoir quelque densité si je les ai exclues en faveur de celle que j'ai faite mienne ? Le risque est grand soit de les oublier, soit de nier, dans la pratique, leur possibilité même. Et les exemples de fanatisme virant à l'idéologie sont trop nom­breux pour qu'il soit nécessaire d'insister.

Il nous faut donc un critère plus concret qui puisse guider chaque chrétien dans l'appréciation de ses possibles et, lui rappe­lant que l'unité est à faire, l'invite à fuir l'individualisme qui le perdrait. Ce critère, ce ne peut hre qu'autrui. C'est la présence

232. Loc. cit., p. 30. 233. Loc. cit., p. 28. 234. S. BRETON, Conscience et intentionnalité, p. 277. Faut-il redire que la

foi ne donne pas une conscience claire du don dans lequel l'incommunicable se communique ?

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des autres chrétiens avec qui je suis appelé à vivre, et qui ont orga­nisé leur vie selon une cohérence qui est différente de la mienne. Leur vie concrète donne un visage à mes impossibles. Elle me rappelle, avec brutalité parfois, que même ce à quoi j'ai dû renon­cer peut rester un possible chrétien. Fixant mon attention sur des engagements qui diffèrent du mien tout en étant chrétiennement vécus, elle me force à réévaluer constamment mes positions. Car celles-ci, dans la rencontre d'autrui, manifestent leur partialité et doivent me laisser insatisfait, désireux d'un agir qui soit en plus grande conformité avec le salut que je suis sûr de vivre déjà. Ac­cepter de vivre avec d'autres hommes mon attachement au Christ, ce n'est donc pas une initiative que je pourrais accepter ou refuser sans que ma foi elle-même soit intimement compromise. Il appa­raît, au contraire, que la foi chrétienne porte lJ exigence dJun vécu en Eglise "'.

Vivre avec autrui, en effet, ne fait que me heurter à des personnes qui me contestent en me rappelant l'illBuffisance de mes interventions dans l'histoire. Cette opposition, si elle était le seul fruit de la vie ecclésiale, serait négatrice et finirait par paralyser tout engagement sérieux. Il faut que la foi, là aussi, sache lire au-delà de cette première et nécessaire négation tout ce qu'elle porte de positif. Elle doit donner sens à cette contestation mutuelle et, dépassant le simple co!lBtat, y lire l'appel à une conversion qui remette l'être en conformité avec ce qu'il est devenu. La vie en Eglise ce peut être (ce doit être), dans l'accueil des mille facettes par lesquelles les autres me disent l'Esprit, commencer à soupçon­ner que je suis possibilité proprement indéfinie. Celui qui s'enferme dans un individualisme forcené ne refuse pas d'ouvrir à des per­sonnes qui frappent à sa porte. Il se bloque immanquablement l'accès à l'infinie richesse de son être de sauvé. J'ai besoin de vivre ma foi avec d'autres pour me découvrir, en mon humanité, comme être filial et frère universel. M. Clavel l'a bien compris : «Je n'ai

235. Ce qui, si on en croit certains analystes de notre civilisation, ne manque pas d'aller à l'encontre de réflexes qui nous seraient spontanés : « Le siècle des Lumières proclama -la liberté. Mais, et c'est une chose que nous autres, occi­dentaux, ne voyons pas encore, cette liberté est une abstraction. Elle a créé en mêrp.e temps une nouvelle et terrible dépendance. Nous avons maîtrisé la nature mais transformé la société en une jungle où, pour citer un observateur lointain et intelligent de cette société, Thomas Hobbes, se déroule la guerre de tous contre tous. L'homme n'est plus un compagnon; il est d'abord un homme seul, .avec ses propriétés privées. Il désire qu'on le laisse seul et il organise la société de telle manière que le pouvoir politique lui garantisse le fait d'être laissé seul. l'homme a des droits inaliénables, éternels : la vie, la liberté, et la recherche du bonheur qui, en réalité, est une recherche du profit et de la propriété» (T. VEERKAMP, La destt'Nction du temple, IDOC International 36 (15 déc. 1970), p. 83).

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pas nié que le salut soit personnel. J'ai dit qu'il avait tendance aussi à devenir indivisible... Si vous lisez un livre qui est devenu un classique sur les événements de mai : La prise de la parole, de M. De Certeau, vous voyez qu'a explosé à ce moment-là une formidable exigence collective de libération de chaque être. Cha­cun étant nécessairement médié par la collectivité en mouvement pour avoir chance de se retrouver lui-même. » 2

3-6 Refuser autrui c'est le mode le plus sûr, infaillible, de mourir à soi-même comme projet de libération chrétienne. La conversion à laquelle nous fai­sions allusion serait donc la suivante : accepter de recevoir, par la grâce d'autrui, révélation de ce que je ne puis être moi-même par moi-même.

L'histoire entière dévoile la richesse inestimable des modes chré­tiens de vivre la vie. Personne ne peut donc limiter « autrui » aux individus, dont le nombre est nécessairement limité, qui gravitent autour de lui. Pour prendre conscience des possibles sans nombre auxquels je dois peut-être renoncer mais qui concrétisent la richesse qui est mienne du fait de mon appartenance au Christ, il me faut donc être accueillant vis-à-vis de cette longue histoire qui épèle mon nom chrétien"'. Je n'y rencontre pas des êtres qui me sont totale­ment inconnus : j'apprends plutôt à me découvrir une universalité dont l'égoïsme, la satisfaction de soi, est l'ennemi acharné.

Tout cela parait encore trop facile. La foi, certes, nous dit que le commencement de l'histoire, qui en est aussi la fin se fait im­médiat au moment présent. Mais il est présence « sans ~ue l'histoire s~i~ pour a~tant abolie»'". C'est-à-dire que le Christ, unité défi­nrtlve, contmue de se manifester en des formes différenciées que chacun doit s'efforcer de totaliser s'il ne veut pas que sa propre nature lui reste une réalité abstraite. Mais comment totaliser ce qui est, en principe, inachevé ? Si la présence, en eux, du com­mencement et de la fin exige des chrétiens qu'ils soient ouverts au passé, c'est pour qu'ils vivent un présent qui prépare vraiment l'avenir. L'histoire demeure une tension, et les chrétiens sont en-

236. La revanche de l'infini. Entretien avec M. Clavel, ICI 365-366, p. 32. C'est nous qui avons mis un passage en italique.

237. Ce qui exige une attitude réceptive vis-à-vis de l'histoire qui nous a faits. F. DUMONT se méfie, à juste raison, des considérations qui ne se fixent sur le passé que pour en relever les failles afin de «souligner l'originalité de la conjonc­ture actuelle qui en serait l'épilogue». Pour lui, «il vaut mieux essayer de com­prendre en quel sens cette longue période a été une découverte progressive» (Pour la conver.rion de la pensée chrétienne, Marne, 1966, p. 53. Voir la démonstration qu'H en fait à propos des relations Église-Cité humaine, pp. 53 ss.).

238. A. DARLAPP, art. Historicité, EF, t. II, p. 231.

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core responsables d'un présent qu'il faut rassembler selon les com­posantes historiques de leur situation "'.

On objectera peut-être que ce qui vaut, de toute évidence, pour chaque baptisé ne peut être affirmé pour le corps entier. Chacun n'est-il pas invité à participer à une entreprise que seul il ne peut mener à bien mais qui devient possible au tout dont il fait partie ? Bien sûr cela requiert de sa part qu'il renonce à une autoréalisation parfaite 'selon le temps et l'espace. Mais ne doit-il pas comprendr_e que son propre épanouissement passe par celui du corps dont il est membre, et que s'il lui est interdit de rêver à l'unité immédiate, ce rêve devient réalité dès qu'il accepte de sortir de lui-même et de faire sien le point de vue du tout ? Son appartenance au corps du Christ, tout en étant ascèse, le découvrirait parfaitement à lui­même. Et nous aurions mauvair;;e grâce de refuser complètement une semblable perspective. Mais ne faisons-nous pas que déplacer le problème ? En repoussant plus loin les limites nous ne les anéan­tissons pas pour autant. Car le corps est, lui aussi, historiquement situé et lié par une organisation des possibles qui dépend de sa situation spatio-temporelle. Le chrétien ne peut donc jamais, par son appartenance au tout, assouvir pleinement sa soif d'immédiateté. Rien ne l'empêche de faire sienne cette conclusion : « Contraint que je suis de sacrifier mon autonomie et d'ouvrir mon être à la culture historique, je ne puis escompter, pour prix de ce renonce­ment, aucun repos du septième jour. » 240

c. Autrui comme étranger

Nous voulons dire, par tout cela, que si la foi se vit en Eglise et doit, en même temps, habiter tout agir même le plus individua­lisé, l'unité chrétienne est aussi à faire dans l'ambiguïté du quoti­dien. Chaque chrétien tente d'habiter le monde selon un rapport spécifique qui ne saurait prendre possession de tout le monde, et en compromettant le corps dans son choix il définit l'irréductibilité des autres options qu'il s'engage à respecter comme originalités inaliénables. C'est le prix qu'il faut payer pour un agir chrétien efficace.

239. Il nous paraît évident, par exemple, que notre façon d'aborder ici la vie chrétienne eût été impensable il y a seulement trente ans. La préoccupation était beaucoup plus, alors, d'ordre « essentialiste ». Le respect avec lequel nous avons voulu traiter le phénomène de la différenciation reflète des soucis contem~ porains : qu'on pense seulement à l'étude poursuivie par H. LEFEBVRE sur les concepts de quotidienneté et de différence (Cf. son livre La vie quotidienne dans le monde moderne, Gallimard («Idées» 162), 1968, et cet autre: Le manifeste dif/érentialiste, Gallimard ( « Idées » 217), 1970).

240. J.·Y. JouF, Comprendre l'homme, p. 203.

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Le débat avec le monde a donc pris une allure nouvelle. <?'! ne peut vivre la fraternité chrétienne en deho':". d'une human:to; qui est essentiellement plurale. Dans ces con,d~twns, ~a pl?rali~.e ne fait pas que s'interposer entre chaque chretien et 1 umte _qu il croit. S'il en était ainsi, to':'t, le P"?P?" de l'~~agement se~aJt ?e faire disparaître cette opante chosifiee et exteneure aux libertes. Dans les perspectives qui sont les nôtres, la pluralité est plutôt ,nne condition de possibilité qui enracine l'unité dans le m?nde ~e 1 hu­main et définit aux chrétiens le champ dans lequel ils dm':en.t se réaliser comme sacrement de la fraternité. Nous affirmons amsr les efforts et la lutte qui nous attendent. La plur~l.ité, :n _effet, , ne manque pas d'avoir une pesanteur dont 1~ SJ?Intuahsatlo?. n est jamais automatiquement assu~ée. A: preuv~, ! u~vers ~~ pohtique : « Il semble bien que la comprehenswn de 1 histom; pohtique co:nme lieu où la violence prétend scandaleusement, mat~ _non sans btr~, à la sagesse, soit le commencement de la sagesse politique. L~s esJ;>nts dogmatiques et les esprits religieux ont beauc?up de pe1ne a .le voir parce qu'ils s'efforcent d'écha~per à la con~n~er;c~, c'est-à-cl~? à l'histoire. >> '" Fuyant le dogmatiSme et la religiosite, n?tre umte sera nécessairement unité de tension. Non pas, une fms encore, qu'il nous faille « aller vers>> la pl;'n;lité _com:ne. vers, ~n obstacle externe, mais parce que notre unite ~ est J~ma.IS zmm_edzate ;t que jamais elle n'a définitivement co~quJS la ~JS;ance q_m n;nvme ve~s l'avant 242

• A quoi correspondrait une urnte de fm qui ne serrut pas une œuvre, un travail qui unifie amoureusement les hommes que nous sommes ?

Du fait qu'elle ne se donne que différenciée, la lutte ch~ti,enn~ pour libérer l'humain devient un combat en vue de cette u~te 9m vaincra la dispersion. Et la voie royale d'une sacramentalisabon du salut sera l'uuification des hommes. Voilà qui redouble le danger d'aliénation dont nous avons parlé dans le chapitre précédent.

Le baptisé en son choix, opère une structuration de ses pos­sibles et construit l'unité personnelle qui va le différencier. Par nécessité, il éloigne ainsi de son centre de cohérence certains choix que portent les autres chrétiens. Et le danger constant, c'~~ que l'unité soit définie au mépris de ce qu'on n'a pas pu cbmsrr. A cause de la véhémence du désir d'unité, chacun a vite fait de

241. R. DE MomvALON, Esprit 10, pp. 640-641. 242. « Il faut unifier le divers et démultiplier l'un. Sans présence à soi au

sein du multiple, la pensée analytique n'a plus aucun pouvoir; sans opposition de soi à soi, la pensée synthétique n'a plus rien à faire. Le problème revient à concilier présence et opposition à soi-même. Difficulté non illusoire, non abstraite, mais réelle : je dois me posséder et cependant prendre du recul par rapport à moi» (H. DuMÉRY, Philosophie de la religion, t. I, p. 39).

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canoniser son mode d'unification comme étant le mode par excel­lence. Qu'on le comprenne bien : c'est l'Esprit qui donne le goilt de l'unité et pousse à l'unification. Le danger n'en est que plus menaçant, pmsque ce sont des hommes qui sont concernés et c'est eux qu'on va si facilement excommunier de l'unité. Leur' vie sera rapidement taxée de compromis plus ou moins louches avec le m?nd:, activité qui ternit la pureté de la foi. Mais qu'a-t-on fait ~01-m~me. de sa propre app~rtenance au Christ, seul Seigneur et JUge. . V1v;e _Je C:~nst, ce n est plus opérer un choix parmi des ~s1bles. differenCles et se refuser sans les rejeter des engagements qui continuent d'avoir une validité chrétienne · c'est ériger en ab­solu l'op!ion qu'on a prise et en faire le critère unifiant (ou ex­commun~ant ! ) . de la frate>;>ité chrétienne. La perte dans le monde se traduit tou Jours concretement en un égocentrisme intransi­geant 243

Q~'en _est-il de cette autre forme d'aliénation que nous avions appelee fmte hors du monde ? Elle se concrétise elle aussi Quand j<; m'engage c'est bi~ ~ar respect pour ce Christ que. je veux vivre .en tout ce que Je suiS. Au moment où je me définis, j'ai donc conscience de pouvoir me saisir à différents niveaux. Rien ne me permet, en principe, de donner une existence autonome à ces ni­vea~~ : j' op~rerais en moi-mêm~ des scissions qui n'ont rien de chreuen. Ma1s chacun peut facilement durcir la hiérarchisation chosifier les niveaux, et vouloir réduire en celui qui parait être l~ plus élevé (l'unité) celui qui paraît être le plus bas (la pluralité). On aboutit alors à une lecture, monstrueuse dans la mesure où elle ne respecte pas l'unité de l'être, qui nourrit un mépris pratique pour le bas monde où tout semble dispersé. L'éponge est rapide­ment p~sée sur, l'";' ori?Ïnalités. des personnes. No~ engagements sont obe1ssance a 1 Espnt. Peu 1mporte que nous différions : une même volonté nous motive tous. « A un niveau supérieur » l'unité e_st f~te que ne sau~ait troubler la diversité qui, «en bas'», nous livre a des luttes qm ne sont qu'apparentes et n'ont aucune signi­fication chrétienne.

Qu'on réduise la vie chrétienne à la perception qu'on en a ou q~'o.n fasse l'unité en un monde dont le seul inconvénient est ~n'il n exiSte pas, dans les deux cas la conscience se soumet au lieu de soumettre et met en place les conditions de sa propre aliénation.

24~. P~ur . illustrer le phénomène de la perte dans le mond~ nous avons apporte le temoignage de A. DEMONCHAUX. On ne saurait être surpris de constater ~vec lui, que la logique à laquelle il fait allusion conduit au «sectarisme de c~ Idées .avec leurs conséquences inquisitoriales dans les rapports entre personnes » (Esprtt 10, p. 617).

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Les deux attitudes répondent à un même réflexe : éliminer cet autre qui dérange, qui inquiète, et dont la présence est rappel exa­cerbant de mon incapacité à être moi-même par moi-même. En avançant mon choix comme point d'unification, je ne le conçois plus comme un moyen par lequel je puis rejoindre les autres ; ce sont les autres qui y voient résorbées leurs originalités. De la même façon, je puis éloigner ce qui spécifie ce que j'ai dil me refuser, le tenir à une distance telle que je n'en serai plus menacé. Tou­jours je poursuis la même chimère : fixer le décor d'un tout chré­tien où le! autres seront maintenus dans l'anonymat, leur imposer un masque qui dissimulera leur identité. En bref, je refuse de vivre avec des « étrangers ».

Et pourtant, les autres restent là, et résistent aux multiples dic­tatures qui voudraient accaparer les richesses de leur vécu. Leur présence continue de s'affirmer et de troubler le repos qu'on vou­drait s'imposer. On peut toujours se terrer dans un égoïsme à toute épreuve, carapace contre laquelle viendront mourir ces appels qui invitaient à sortir de soi-même ; l'assoupissement est enfin possible. Mais cette paix n'est pas de celles qu'on a méritées. Elle n'est pas une paix de réconciliation. C'est la paix désolante qui emprisonne dans un tombeau, celui dont le Christ est sorti. La rencontre avec le Christ ressuscité prend sens et densité dans la rencontre des autres. En acceptant de vivre avec des étrangers, le baptisé s'entend rap­peler que l'unité chrétienne n'est pas immédiate, qu'il doit l'édifier, et que cette édification n'est possible que par la grâce prévenante de cet Etranger de qui nous recevons (et espérons aussi) l'unité que nous sommes déjà.

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CHAPITRE CINQUIÈME

VIVRE CHRÉTIENNEMENT

Les trois chapitres qui précèdent voulaient être une analyse du vécu chrétien. Nous avons donc effectué une abstraction, né­cessaire dans la mesure où l'analyse ne peut pas l'éviter, dont il nous faut maintenant sortir puisque le chrétien n'est pas plénitude ou monde, unité ou multiplicité. Ce n'est pas, non plus, en addition­nant ces éléments que nous assurerons la rectitude de l'agir. Déjà, d'ailleurs, nous avons dfi reconnaître que chaque pôle appelle les autres, tant la vie ne peut être que leur synthèse en acte. Cette sorte de respect forcé pour la synthèse, nous voudrions maintenant le transformer en préoccupation expresse. -En d'autres mots, nous avons à rendre compte d'une affirmation qui est revenue comme un leitmotiv tout au long de l'analyse : la vie chrétienne est pas­sage, mouvement, va-et- vient incessant 244

• Ce mouvement répond-il à des lois que nous pourrions expliciter? Peut-on dégager des règles qui aideraient à mieux vivre Je passage ? Voilà une inter­rogation à laquelle Je théologien ne peut pas échapper pour peu qu'il soit au service de la vie.

Revenons rapidement à MVP 2 pour souligner un aspect qui engagera valablement la discussion : les Pères du Concile ne l'ont peut-être pas voulu d'une façon expresse, mais en approuvant le deuxième paragraphe de MVP ils ont voté un texte dont la cons-

244. Si on se reporte au schéma que nous avons présenté en conclusion du premier chapitre, on comprendra que nous voulons dégager ici le sens de la flèche verticale descendante. Et on verra pourquoi cette flèche ne prolonge pas un pôle ou l'autre, pas plus qu'elle ne juxtapose les termes: eHe veut reprendre le mouve­ment lui-même.

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truction est riche de sens. Une chose, en effet, attire l'attention : le paragraphe ouvre et se clôt sur une évocation du Seigneur Jésus. Au risque de lasser, répétons avec vigueur qu'il ne saurait y avoir de vérité chrétienne sans l'onction qui marque les fidèles et leur rend présent le Christ ressuscité"'. A l'autre bout du paragraphe, nous retrouvons le même concret ultime Jésus-Christ. Mais c'est le Christ ramenant au Père « la Cité rachetée tout entière », « ache­vant » cette activité par laquelle les chrétiens ont été « accueil conscient, libre et reconnaissant à l'œuvre de Dieu accomplie dans le Christ>>. Si le Seigneur apparaît comme celui qui, dès l'origine, répond de tous les engagements, n'est-il pas indifférent qu'ils soient ou non effectués ? Au contraire, c'est eux que le Christ rassemble. Loin donc de considérer la vie chrétienne (accomplie en son ori­gine et en sa fin) comme un tout inerte, donné à l'avance, qu'il s'agirait simplement de « distribuer>> dans l'histoire en le décal­quant sur les activités singulières, le décret suggère qu'elle n'a pas d'existence hors des engagements concrets des baptisés. MVP pro­pose ainsi un mouvement qui doit être respecté : prenant son point de départ dans l'universel concret Jésus-Christ, le chrétien accepte de compromettre celui-ci en des engagements particuliers et partiels, afin de rassembler ces engagements dans le tout ultime qu!. a démarré le processus. Les baptisés paralysent leur agir dès qu ils bloquent le mouvement sur un de ces trois temps. Le Christ veut bien se remettre entre les mains de personnes libres et respon­sables, qui doivent accepter de le porter dans leur vie. A moins que les chrétiens ne mégrisent leur foi pour en faire une moquerie grossière de la révélation qui leur est confiée, ils ont à forger l'exis­tence historique du Seigneur, ils doivent faire respirer leurs luttes humaines d'un souflle qui dise à l'homme le souffle chrétien de la vie. Leur mission est de vivre humainement l'attachement qui les cOnsacre au Seigneur.

Si, en une première approximation, nous reprenons les résultats de nos analyses précédentes et tentons de les synthétiser, la vie chré­tienne apparaît d'emblée comme un processus de spiritualisation de l'humain, spiritualisation qui se réalise dans un passage effectif de l'Esprit dans le monde et du monde dans l'Esprit, ou encore dans une compromission humaine de la filiation et de la fraternité chré­tiennes qui est en même temps affirmation et position de la foi. Ce passage exige que le salut et le monde, dont nous avons dit qu'ils ne sont pas des concepts fermés, soient repris dans un· mou­vement progressif et référés à l'Esprit du Seigneur comme à l'ho-

245. Pour expliciter les fondements bibliques de cette onction, on lira 1. DB LA

PoTTERIE, La vie selon l'Esprit, condition du chrétien, Celf, 1965, pp. 107-167.

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rizon qui dévoile leur sens. Vivre sa foi chrétienne, c'est donc com­prendre chaque engagement comme moment d'une histoire qui doit être tenue indéfiniment en suspens puisque nul instant ne ré­vèle en toute clarté l'infini de l'Esprit. La vie chrétienne ne peut se poser que dans une histoire ouverte, elle est pèlerinage d'un peuple que presse son espérance et qui ne sait pas où s'arrête la route sur laquelle il est engagé.

Cette première description ne ramasse pas tous les éléments de notre analyse ; manque l'intégration de la pluralité qui permettait de concrétiser nos considérations sur l'Esprit et le monde. Dès que nous introduisons cette nouvelle dimension, le passage dont nous venons de parler se redouble : la spiritualisation du monde, en effet, s'effectue en une multitude de tâches particulières. L'histoire du salut, cette marche d'un peuple que porte l'Esprit, n'est pas indépendante d'histoires personnelles, elle s'écrit en des biographies que scellent les originalités. En droit, ces histoires s'inscrivent dans le mouvement global. Celui-ci, cependant, ne se donne jamais à la conscience croyante comme un tout repérable, il devient lui-même l'horizon qui, au-delà des individus, replace leurs propres chemi­nements dans le déroulement de la vie du peuple.

Voilà qui suffit à situer cette présente étape de notre réflexion. On peut dire que notre tâche est double, pourvu qu'on ne perde pas de vue l'unité profonde de cette double préoccupation : il faudra montrer comment chaque engagement particulier n'est chré­tien que par sa référence au tout global, qu'il fait véritablement exister selon l'originalité qui est sienne et hors duquel, pourtant, il perd sa signification chrétienne ; il faudra voir, en même temps, que le tout global est lui-même emporté dans un processus qui le déborde et lui rappelle qu'il est un moment d'une histoire sur laquelle il ne peut agir à la manière d'un despote. Ou encore, nous devons éclaircir les structures constituantes qui interviennent entre chaque baptisé et le corps dont il est membre, et montrer que le corps est établi dans et par sa relation à une histoire qui lui donne d'exister comme tout. Mais avant d'aborder ces questions de struc­tures et d'histoire chrétiennes, il nous faut dire un mot de l'enga­gement personnel de chaque baptisé.

l. L'engagement personnel du chrétien

Le mystère chrétien repose tout entier sur un acte d'amour inef­fable : l'abaissement glorifié qui a fait de Jésus-Christ le Seigneur. C'est là que prend source cette longue fidélité de libertés qui, à

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travers les siècles, annoncent que le Christ est vivant. Une fidélité qui est ~umili~é, et qui doit s'articuler en un combat pour l'hom­me ; mrus auss1 une ~délité qui se paie tou jours et qui, responsable, reste une conquête machevée. Si les chrétiens font l'histoire du salut dans leurs engagements, la pluralité empêche une reconnais­sance immédiate de l'histoire sainte. Celle-ci se donne effectivement comm~ la totalisation, toujours en cours, d'engagements qui sont eux-memes, pour les chrétiens qui les vivent, projets et totalisations personnels. Pour répondre au double objectif que nous venons de nous donner, il est donc nécessaire de préciser d'abord ce qu'il faut entendre p~r engagement personnel du chrétien. Depuis le début de ce travail, e~ effet, nous avons employé un singulier qui n'est ~;as des plus cla1~ : le c~rétien, la foi chrétienne, le sacerdoce bap­tisrn~, et. nous_ lu~ d.onniC~ns comme justification ultime la présence d~ 1 Esp?t q':u rea!ïse ~zc et nunc le salut. Mais peut-on mieux d1re ce smgulier qui universalise, à quoi renvoie-t-il concrètement ? Il n'est pas ~acile d'avoir pour lui un respect qui ne soit pas pure­m,ent. abstrmt. , Amorça':", don.c notre réponse par quelques consi­deratiOns sur 1 unzformzte, qm est une façon de tuer à la fois le singulier et le pluriel chrétiens. ' '

Le premier sens que A. Lalande donne au mot « uniformité » est le suivant : <<Rigoureusement, se dit d'êtres ou d'objets dont la forme est identique » '"". Le monde de l'uniformité est celui de l'identité, et ce n'est pas fortuitement que Lalande parle d' «ob­jets» : l'uniformité ne laisse pas place à l'originalité des libertés, elle enferme chacun dans une <<forme>> qui en fait un objet. Tel n'est don~ pas le sens q.u'il nous faudrait donner au singulier dont nous parlions. Il est clair qu'une première manière d'étouffer toute ve!léité de marche et de mouvement, c'est de faire appel à une fm, dont la ~orme est tellement pure et accomplie, dans les temps pres~nts, q~ on s~ demande où on pourrait la trouver. Attitude ~bus1ve ,qm constr~e, par exemple, l'arrière-plan de cette distinc­tion qu ~n. voud2~~lt tr~p, souvent in_troduire entre « l'Eglise » et << les chretiens » . Retiree des contingences de l'histoire, établie

246. Vocabulaire technique et critique de la philosophie PUF we édition 1968, p. 1160. , , ,

. , 247: R., R.ÉMOND ~ropose ~ue «ce qui est exigé de l'Église, c'est une parole hberatnce, .c est de quahfier le bœn et le mal; de dire le droit et d'être J'interprète de la consoencc; ~e l'humanit~. Non plus de faire la politique. De l'Église, aHe dit, e:=. non des chret1e~ » (Esprtt 10, p. 269). À la suite de quoi R. DE MONTVALON s mteEroge fort pertmemment : « Cependant, que signifie -le partage des tâches entre une Eglise qui dit et des chrétiens qui font ? L'Église peut-elle dire sans référence au faire ? Lc;s chrétiens qui .font la politique ne sont-ils pas !"Église, plus encore que leurs predécesseurs, décr1ts par René Rémond qui réduisaient le religieux à une catégorie de la vie privée?>> (ibid., p. 630). '

VIVRE CHRÉTIENNEMENT 157

dans la vérité, la seule faiblesse d'une telle foi serait de ne rien dire sur la vérité de l'homme ; ce qui ne peut qu'incommoder le croyant sincère, pour qui tout ce qui est humain importe à Jésus­Christ et qui attend des chrétiens qu'ils proposent une lecture évangélique du vécu humain.

Au thème de l'uniformité il faut joindre celui du « clérica-1isme >>, car s'affirme inévitablement une caste de justes, individus ou groupes qui se donneront la mission de sauvegarder l'intangi­bilité de la foi. en décrétant d'autorité les frontières du pur et de l'impur. Chargés d'une vocation protectrice, ils seront les déten­teurs du code qui dicte la juste manière d'agir pour être « en règle», «pur», et donc «chrétien» 248

• Le cléricalisme impose une unité qui est généralité, sans signification, solution abstraite d'un problème abstraitement posé. Nous l'avons dit : l'unité vient du Christ ; mais elle ne se plaque pas commodément et artificiellement sur les baptisés pour authentifier leur agir dès qu'il répond à l'arbi­traire des lois. L'expérience, au contraire, semble dégager une règle impitoyable de la vie chrétienne : dans la mesure où celle-ci s'éloigne de l'histoire et de ses contraintes, elle se dissout en une foi sans contenu dont il est absurde d'attendre qu'elle révèle le sens de l'humain.

Le cléricalisme tue la vie parce qu'il a peur de la vie. En se réfugiant dans la pureté du système, il avoue son manque de foi en l'existence, et refuse que les tensions inévitables de la croissance puissent porter le salut. L'immobilisme n'est pas qu'une faiblesse superficielle ; il est l'exact contraire de la vie. On le voit bien aux signes de mort qui marquent l'attitude cléricale. Dictatoriale, elle peut se permettre de régenter le plus secret des conciences, puis­qu'elle possède elle-même la norme de la perfection. Statique, elle préfère s'objectiver en un juridisme sévère plutôt que de se mettre au service des libertés : << Il y a un liturgisme exagéré qui épuise toutes les disponibilités des communautés ecclésiales, principale­ment celles des pasteurs. Les sociologues des religions notent que les chefs oligarchiques sont très attentifs à favoriser ce liturgisme, car ainsi se forme un rideau d'encens, qui cache la Parole de Dieu et en même temps enivre suavement leS dévôts. » 249 Le cléricalisme est aussi nostalgique, il regarde constamment derrière lui vers les temps supposément édéniques qui l'établirent en pureté, et impose

248. On aurait tort, de ce point de vue, d'appeler «clercs» ceux-là seuls qu'on a malheureusement fini pat qualifier de la sorte dans l'Église. Personne n'est immunisé contre l'attitude que nous visons et condamnons; et chacun n'est-il pas, d'abord et à l'égard de lui-même, son propre «clerc» ?

249. ].M. GONZALEZ-Rurz, Démocratie, communauté, autorité dans /' P.glise, IDOC International 1, rer mai 1969, p. 75.

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sur le présent des modèles pré-fabriqués : « Au lieu de déeliner le christianisme au présent, on risque de s'habituer à le décliner à l'imparfait ou au passé. Parmi les maux engendrés par ces : jésus disait, jésus a fait..., le plus connu est le moralisme.»"" Le cléri­calisme engendre enfin des chrétiens retardataires, pour qui le présent arrive toujours trop tôt, occupés qu'ils sont à la contem­plation de leur passé justificateur : « L'Eglise - presque toute, et même sa part contestataire - découvre tous les thèmes de ce monde humanisto-mécaniste cinquante ans après leur suppression, vingt-cinq ans après leur vogue, et lors s'en affriole, s'en grise ! ( ... ) Ainsi s'adapte-t-elle aux structures d'un monde qui vivait d'avoir tué Dieu au moment précis où il en crève ... Toujours en retard, toujours à côté, infaillible. »..,

Notre intention n'est pas de jouer le jeu trop facile de l'humour, filt-il noir. Ce qui vient d'être dit peut servir de repoussoir à la réflexion et dégager des orientations qui aideront à résoudre le problème que nous posions. Il est aisé de voir que l'uniformité chute dans le vide d'une abstraction qui a perdu contact avec l'existence. Compromettre sa foi, c'est vivre avec «les autres» et faire avec eux une unification qui permette à l'unité chrétienne de progresser dans le champ concret où s'épanouit l'existence des hommes. Or, la filiation et la fraternité chrétiennes ne sont pas immédiatement données. En proposant un mode unique de vie, l'uniformité ne fait pas que déterminer ce. qui est essentiel et ce qui est secondaire pour qu'un engagement soit chrétien ; elle dé­cide arbitrairement d'une définition de l'engagement personnel, et relègue dans le domaine de l'apparence toutes les différences dans lesquelles chacun donne existence à la foi. Cessant de perce­voir l'inadéquation qui existe entre les choix multiples et le modèle qu'elle propose, elle violente les chrétiens en faisant d'un seul mo­dèle l'horizon qui définit la validité de chaque engagement parti­culier. Il est donc nécessaire de mieux identifier les racines de ce vice : c'est par là que nous pourrons préciser les composantes d'un choix personnel qui soit aussi chrétien.

Il est tout à fait légitime, pour comprendre l'existence chré­tienne, d'opérer des distinctions qui mettent en perspective les di­mensions du vécu et tentent de faire un tri qui privilégie certains aspects pour en relativiser d'autres. L'existence concrète n'est pas un tout chaotique, ramassis d'éléments parfaitement étrangers les uns aux autres, désordre absolu dans lequel chacun serait livré à

250. H. DENI'S et]. FRISQUE, V Église à l'épreuve, Casterman, 1968, p. 55. 251. M. CLAVEL, Le Nouvel Observateur. 20 oct 1969, p. 44.

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l'incohérence. Si le croyant est silr que le Christ est aujourd'hui vivant, il ne peut pas se résign~r à être le pa~tin. que désarti<;ulent des énergies purement contrarres et contrad1ctmres. t;ne dimen: sion de sa vocation sera donc de discerner, dans le vecu, ce qm semble conforme à la logique évangélique. Pour répondre à cet impératif il doit recourir à l'abstraction puisqu'il ne peut ressaisir, dans une' appréhension ;ntuitive, le tout de ce. qu'il vit. ~ette ab~­traction est nécessaire, elle seule permet la d1stance qm donne a la conscience croyante de comprendre sa vie comme un tout qui répond à des poussées unifiantes. Pareil travail, cependant, pose un problème dont l'acuité est mesurée par notre; rejet de !'unifor­mité : si la conscience, par respect pour son eXIStence, d01t effec­tuer des mises en perspective, dégager des axes fondamentaux et leur subordonner des visées secondaires, comment échappera-t-elle à l'arbitraire? Comment évitera-t-elle le cléricalisme, qui oublie des zones essentielles du vécu et construit un modèle irrespectueux de l'existence? J'ai à comprendre mon engagement afin que ma compréhension, en retour, permette des options c~rétiennement plus lucides. Mais à quel moment cette opération deVIent-elle une mau­vaise abstraction ?

Le premier élément de notre réponse, p.a,r ~a formul~tion n~­gative, semblera trop flou pour ,accrocher 1 eXIStence ; ~ fourmt cependant une règle de méthode a laquelle le; croya~t d01t se con­former : chaque chrétien qui tente de. définir ~a ~1e ne p;ut. pas escamoter la phase d'analyse et parvenir trop tot a .'me defimt;on globale de son existence. Il est un homme dont la VI~ est m'Ptiple et sa foi doit unifier une foule de composantes, depuiS sa presence sexuée au monde jusqu'à l'expression religieuse de ses convictions chrétiennes. Son souci est louable qui recherche, dans les expres­sions différenciées de ce qu'il est, des structures qui donneront cohérence au multiple qu'il expérimente. Son insertion dans la cité n'est sûrement pas étrangère aux, co~~itions de sa vie f~liale, la foi permet sans doute de faire 1 umte entre sa lutte politique ~t les relations interpersonnelles qui lui sont les plus proches. MaiS toutes ces composantes doivent être intégrées progressivement afin qu'aucune n'absorbe ce que les autres ont d'original 252

• Ce travail

252. Pour illustrer et analyser plus avant ce que nous proposons ici, on lira avec intérêt: J.-Y. JouF, Masculin-Féminin. Le couple et l'institution, Pax 160, nov. 1971. L'auteur y montre d'abord comment la philosophie, «qui se do~e comme neutre et qui veut l'être, est en réalité un discours sur un être hum~n sexué : voulant être discours sur r homo, il est en réalité discours sur le v1r ! Donnant l'apparence de parler au&si bien du Masculin que du Féminin, puisqu'il ne parle d'aucun d'eux, mais d'une réalité essentielle qui les dépasse l'un et l'autre, il parle en réalité du Masculin en l'identifiant à_l'hom? >> (p. 8). L~ résultat de cette mauvaise appropriation, c'est que la « réflexwn qw tente- de se s1tuer au-deld

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d'int_égz:ation suppose donc que le chrétien évitera de déterminer a. pnon un cadre abstrait, une grille purement formelle qui anti­c.Ipant les résultats de l'analyse, dissolvera en une mixture incon­SIStant~ des champs d'expérien~e qui exigent d'être analysés pour eux-memes, comme des touts qui ont une certaine autonomie même s'ils doivent ~tre ensuite compris comme éléments particulier~ d'une structure q~u .. les ~globe. Nous av~~s, à maintes reprises, suggéré la c?ml.'lexlte de 1 engagement politique. Les lois de cet univers p~rtlc_ulier ~oivent être d'abord analysées pour elles-mêmes, les im­plicaTions d un choix concret seront mesurées de très près afin par exemple, de n~ pas p~o_jeter indûment dans l'arène politiqu~ la chaleur des relatiOns famihales ou de ne pas y recréer artificielle­n;e~t les liens. que tissent entre les hommes leurs communes con­VIctions de fm. Lorsque l'engagement veut se concrétiser en un champ précis, il entre en opp~ition avec d'autres expériences dans lesquelles la foi s'est compromise. Le chrétien fera bien plutôt que de procéder à une réconciliation hâtive, d'analyser ~vec sérieux chacun _de ~":' modes d'engagement et de le considérer comme un tout qm mente une attention respectueuse 253 •

. Cette premiè~e règle ne donne cependant pas une réponse satis­frusan_te au probleme que nous posions et ne permet pas à elle seule de vmr comn;en~ le c?~étien pourra éviter I'abstractio~ qui empri~ ~on?e dans ~ uni!ormite. Certes, elle nous renvoie au concret et mdique 1~ dir;ctlon, que la conscie':'ce doit emprunter si elle ne veu_t pas et:e ecartelee entre ses certitudes de foi et ses projets hu­n;ai~s... MaiS comment P_?Uvons-nous comprendre l'unité vécue, realise~ en une seule et meme personne, de la foi et de l'humain ? Y a-t-Il ~ne structure que nous pourrions dégager et qui assurerait une .repnse d<? tout~s les ,cor:tposa~tes de l'existence chrétienne? Ces 1nterrogat10ns diSparrutrment SI nous consentions seulement à

du donné, de se sé~~rer ~e lui pour se développer dans une sorte de totale liberté, ne peut rompre qu tllusotrement ce lien, de sorte qu'elle parle en réalité de tout autre ~hose que ~e ce qu'elle croit parler» (p. 9). D'où la tâche indispensable du P?lloso~he qm veut articuler un discours valable sur -l'homme : «II faut, pour ~seotr le diScours et par~e: avec q?elque rigueur, montrer que cette différenciation n est .pas seulement emfrrtqtte, mat~ qu'elle a _une signification: ( ... ) la réflexion s.:_ dott de _montrer quelle est véntablement Irréductible et pleine de sens pour 1 etre hun::am » (p .. 12). Il faut donc reconnaître à la philosophie une dépendance analog?e a cell: qm marq~e la conscience croyante : « La réflexion philosophique ne peut s affranchir de ses hens avec le monde de l'existence empirique et avec le monde des connaissances scientifiques» (p. 10).

253. .Rappelons:~~:ms l'illustration que fournissait A. DEMONCHAUX: «Pour les cathol!ques que J evoque, les tâches de civilisation ont bénéficié de suite d'une ardeur, dune pureté de. cœur et d'un radicalisme de pensée qui n'étaient, en quelque sorte, que des attitudes-reflets de l'absolu de leur foi» (Esprit 10, p. 617).

VIVRE CHRÉTIENNEMENT 161

opérer une dichotomie entre la foi et l'expérience h?n:aine, à conw sidérer les certitudes de foi comme une structure qm vient modeler l'humain ou, .inversement, comme une forme pré-contenue parfai­tement dans l'humain et qui s'imposerait, de l'extérieur, à la. cons­cience. Mais la vie n'est jamais aussi simple ; le croyant, qui .veut refuser les chosifications réductrices, n'échappe pas à un déchiffre­ment qui sera ardu dans la mesure où ni la foi ni l'humain ne donnent magiquement l'alphabet qui permettra au chrétien une lecture parfaitement révélatrice de ce qu'il est. No~ co':'danmo~­nous à un scepticisme désabusé qui, assuré de ne ]arnats parvenir à des certitudes vérifiables se laisse dériver au gré des vents con­traires? Un chemin s'est i~diqué qui permettra de sortir du scepti­cisme et sans masquer les ambiguïtés, conduira à un éclaircisse­ment suffisant pour que l'existence ne soit pas livrée à la contra­diction.

Si nous avons refusé les synthèses hâtives et abstraites, c'est en vertu d'un vécu concret où s'amorcent déjà des structurations pour lesquelles la consc~ence d~it, manif~ter vigil~nce et re~pect; D~s l'optique des chapitres, pre~edent~:, Ii fa~t, vmr que_ la li,berte c!""e­tienne habite un donne qm est deJa habite par la !ibert~, ~t qu .elle existe en un monde qui, loin d'être dépourvu de toute signification, est déjà l'écriture d'un sens. La foi ~~ joue pas en u? re_gistre auto­nome tandis que le vécu modulerrut une autre mélodie ; elle est plutôt comme le chef dont on ne sait trop si sa baguette précède le jeu des musiciens ou si elle est portée par l'orchestre, et qui, en toute hypothèse, doit rester dépendant d'une n:atière sonore s'il refuse la gratuité de gestes qui dessineront du _VIde. La cons­cience croyante se saisit donc d'un vécu que travaillent des mou­vements de cohérence, elle écoute une expérience qui n'est pas ca­cophonie pure. Le donné, d'autre part, n'est jamais à ce point évi­dent qu'il imposerait les règles du jeu et enlèverait à la foi son droit à parler du vécu (à parler le vécu) et à l'infléchir dans un sens dont elle reste responsable. Certes, la conscience chrétienne ne peut pas admettre, en-même temps et comme un tout, la richesse qui opprime et la pauvreté qui est opprimée, mais elle est, la plu­part du temps, placée devant des options qu~ se. ressemble_nt tout en différant et parmi lesquelles elle peut difficilement discerner celles qui serviront la liberté "'. En réalité, la vie chrétienne est

254-. «Void -le temps où l'Église Œmmence à ne plus regarder le monde comme un objet, mais comme un compagnon dont elle a à partager le pain blanc: les joies, les progrès ... Mais aussi le pain noir : les questions, les recherches, 1~ to:tu· rès ; voici l'Église enfoncée au plus épais de la nuit_ des ~ommes .; . elle dott Vtv~ sa propre nuit» (J.-F. SIX, cité par R. CosTE, Les dtmensrons poltttques de la _!01, Les_ éd. -Ouvrières, -1972, pp.- 133--134). -Les difficultés du vécu dramatisent le carac· tère faussement serein qui menace la réflexion ...

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un va-et-vient incessant entre le donné- qui propose un sens et la foi qui décide de ce sens. La décision de la conscience, toutefois, ne sera pas despotique puisqu'elle doit consentir à s'inscrire dans l'histoire et à être critiquée par les initiatives humaines qu'elle instaure. Vivre chrétiennement son engagement personnel, c'est consentir à un mouvement indéfini : la conscience de foi tente de discerner dans le vécu ce qui sert ou dessert la filiation et la frater­nité chrétiennes ; elle travaille l'histoire dans le sens de la révéla­tion qui lui a été faite en Jésus-Christ ; et, par là même, elle cri­tique l'idée qu'elle se donnait du salut chrétien, la purifie par la grâce d'une expérience qui manifeste progressivement son service ou sa trahison de la fraternité.

Nous nous demandions à quoi réfère ce singulier qui parle de la foi chrétienne et de la conscience croyante. Notre réponse con­siste, pour le moment, à poser un processus incessant entre foi et engagement vécu, mouvement dans lequel l'attachement au Christ Seigneur doit constamment être vérifié par le choix humain qui le concrétise, le juge et le purifie. Nous disons, par la même occa­sion, que la liberté n'est pas libérée par l'Esprit d'une manière qui lui permette de se draper dans la suffisance d'une vérité pos­sédée, cernée, incapable d'être désormais surprise par les nouveautés de l'expérience. Le chrétien ne possède pas sa vie à la manière d'une formule qui, appliquée à chaque expérience, dirait le sens de cette dernière et montrerait en quoi les choix forment un tout cohérent. Plus simplement, la foi ne contient pas, déjà et magique­ment, tous les mots humains qui écrivent progressivement la bio­graphie d'un baptisé. S'il en était autrement, la foi pourrait con­traindre l'expérience puisqu'elle serait déjà en possession de ce qui est proposé par la vie, mais la vie lui échapperait en refusant d'entrer dans les cadres trop rigides qui auraient été construits. Les questions humaines ne parviennent même pas jusqu'à une foi qui a réponse à tout. Nous renonçons donc à une conscience qui pré-contient le vécu, connaissance pleine d'où l'engagement est déduit 255

• Le vécu concret a toujours raison lorsque, manifestant la faiblesse des convictions de foi ou révélant qu'elles n'ont pas

255. Un tel refus, de même que l'attitude positive qu'il commande, sont reconnus depuis trop peu de temps pour qu'ils aient véritablement changé les mentalités. Le père CHENU témoigne de ce tournant, récent et décisif, qu'a pris la réfiexion chrétienne : «Mais, très tôt, je dépassai ce stade où l'histoire restait encore extrinsèque, et -je reconnus que l'historicité est une dimension interne de la Parole de Dieu, dans l'événement concret de la révélation accomplie en Jésus­Christ» (dans son introduction à C. GEFFR.É, Un Muvel tRge de la théologie, Cerf (CF 68), 1972, p. 8.).

VIVRE CHRÉTIENNEMENT 163

suscité un univers favorable à l'éclosion de la fraternité, il bouscule la conscience qui pensait avoir maîtrisé la vie.

Le va-et-vient est impossible sans une certaine situation du croyant. Nous avons voulu indiquer que celui-ci peut comprendre ses engagements comme un tout si, d'une part, son vécu répond à des mouvements qui le structurent et si, par ailleurs, sa foi est partie prenante de ces mouvements .. La foi ne s'affirme donc pas en vis-à-vis de l'engagement humain, elle le façonne en même temps qu'elle est épurée par lui. La connaissance que la foi donne au chrétien, plutôt que d'être un système dont les lois viennent modeler l'agir, est essentiellement une connaissance pratique qui se ressaisit dans l'engagement et découvre là les structures qui l'unifient. Le chrétien ne peut pas échapper à la vie, effectuer un bond qui lui permettrait de se retirer du mouvement pour rejoindre le lieu qui explique tout mouvement. Il est genèse, et il doit se découvrir dans l'histoire humaine dont il se fait un artisan passionné.

2. Engagement personnel et appartenance au corps des baptisés

Nous posions, en introduction, le problème des structures cons­tituantes qui relient chaque baptisé au corps dont il est membre. Ce problème ne pouvait être résolu sans un rn!nimum de considé­rations sur l'engagement personnel du chrétien, et nous avons voulu, pour l'essentiel, dégager deux règles fondamentales. La pre­mière tient compte du fait que tous les baptisés portent dans leur vie la mission chrétienne, que chacun est responsable du salut et assume cette lourde responsabilité avec les moyens qui sont les siens. Si la foi chrétienne veut éclairer le vécu, elle doit également en être la reprise. Il faut donc éviter de déterminer a priori des fron­tières qui permettraient de déclarer péremptoirement ce qui est et ce qui n'est pas chrétiennement authentique. Le risque étant, à la limite, de faire ces frontières si étroites qu'on serait seül à pouvoir y habiter. La plus grande circonspection est de rigueur, tant dans l'authentification que dans l'excommunication. La deuxième règle coule de source. On peut lire, sous la plume de R. De Montvalon, que «les synthèses deviennent plus nécessaires et plus difficiles quand l'action de l'homme se divise en une multitude d'actes spé­cialisés. D'où la mort lente des idéologies. » 266 Repris en fonction de nos propres considérations, ces mots rappellent aux chrétiens qu'ils ne peuvent éviter les lentes et patientes synthèses avant de

256. Esprit 10, p. 641.

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parvenir à définir ce tout global qu'est le corps du Christ. L'enjeu est grave : l'unité chrétienne. ne' doit pas virer à l'idéologie et, com­me toutes les idéologies, se condamner à une mort peut-être lente mais certaine. Nous avons dit que le cléricalisme est idéologie ; en tant que tel, il conduit la vie dans le vide de cette abstraction qui est mort.

Il faut maintenant dépasser ces considérations, et voir ce qu'elles ont d'insatisfaisant. N'avons-nous pas, en effet, trahi le propos que nous nous donnions ? Après avoir dit que la foi chrétienne ne se manifeste que dans un projet ·indéfiniment ouvert, après lui avoir donné comme lieu de dévoilement une histoire à jamais inachevée, nous avons dirigé la réflexion vers un engagement personnel fort limité qui peut, lui aussi, trahir la foi s'il se referme dans l'indivi­dualisme 257

a. Le repli sur soi

Si le mouvement peut être immobilisé par une volonté de retirer la foi aux vicissitudes de l'humain, une deuxième attitude est tout aussi meurtrière, qui semble fort éloignée de la première et qui, pourtant, lui est profondément apparentée. J.-M. Mayeur la stig­matise en ces termes : << Ceux-là mêmes qui affirment avec le plus de vigueur le droit à la liberté civique des chrétiens, agissant en chrétiens en ce monde, ont souvent souhaité, en même temps, que l'Eglise s'engage, en fait, dans une certaine politique. » 208 Qui ne voit le glissement dont ces chrétiens sont victimes et dans lequel ils perdent la foi ? Au départ, il y a une option qui se réclame de la liberté personnelle. Mais ce respect se corrompt assez t8t : « Cac tholiques de droite ou de gauche, à contre-courant de l'orientation générale d'un pontificat, proclamant leur liberté de chrétiens sou­haitent que quelque jour un pape mieux ioformé leur donn~ rai-

257. La théologie commence à peine à réagir contre la «privatisation» exces· sive de la foi chrétienne, et il faudra sans doute un long moment avant que la vie; à tous les niveaux de son expression, se donne les moyens d'échapper au danger du repli sur soi: «Ainsi, la liturgie du temple serait -l'opium par excellence du peuple. Là on se donne bonne conscience, on se soulage la conscience ; on fuit la vie réelle pour trouver dans le culte une autre vie comme substitut. Cela ne vaut pas ~eulement pour les conformistes de la pratique religieuse, mais aussi pour des chrétiens avant-gardistes qui se croient libérateurs du monde parce qu'ils célèbrent leur petite vie à eux, leur_ petite fraternité, leur petite liberté. De telles célébrations sont tout .aussi inoffensives que les déclarations pieuses de Rome sur la paix entre !-es hommes. L'histoire en témoigne : en pleine crise nazie, de bons catholiques aiiemands faisaient des expériences litUrgiques célestes» (J. GRAND· MAISON, Ütiir· gie et engagement, Liturgie et vie chrétienne 82, oct.·déc. 1972, p. 241),

258. Esprit 10, p. 624.

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son. »"' Aussi longtemps qu'on se borne à espérer un pape mieux informé qui de haut, apportera sa caution autorisée à tel ou tel engagement: la liberté des autres est plus ~u moios respecté~, et la vie chrétienne continue de respirer tant h1en que mal. Mrus pour peu qu'on soit à la fois convaincu et entêté, il y a dans cette atti­tude le germe d'une exaspération qui. p~ut .c?nduire à de ~e~rih!es affrontements et tuer, par éclatement, 1 umte du corps. L histmre des engagements politiques des chrétiens foisonne sans doute de luttes fratricides dont l'unité a douloureusement payé les frais 260

Intransigeance de chrétiens qui, voulant modeler le corps sur le choix qu'ils ont fait leur, se replient sur eux-mêmes jusqu'à re~user droit de cité à ceux qui ne partagent pas leurs vues. Egocentnsme gonflé au regard du fait que même les pécheurs (quel chrétien ne l'est p;,. ?) continuent de faire partie du corps du Christ"'.

En quel sens faut-il critiquer une pareille intransigeance ? MVP l'a déjà suggéré en proposant que si chaque chrétien prend «sa part dans la mission du corps tout entier», c'est d'a~ord et avant tout parce qu'il a été fait membre «d'un sacerdoce samt et royal». Examinons de plus près ce qui n'apparaît pas avec évidence dans cette formulation.

Que découvrons-nous, en regardant l'originalité d'un agir par­ticulier ? Ceci, qui surprend : le choix qui, pour tel chrétien, semble bien être ce qui s'offre à lui de plus concret est au fond une abs­traction. Dans la logique chrétienne que nous avons esquissée, il faut dire que le véritable et seul concret c'est la vie du Seigneur ressuscité ; que le corps tout entier est révélation sacramentelle de ce- concret ; et qu'un chrétien, s'il peut faire exister le sacrement dans le monde qui est le sien, condamne son choix à être chré­tiennement une << abstraction » dès lors qu'ille retire au tout global

;259. Id., ibid., p. 624. 260. Témoin cet événement d'un passé fort récent : une réunion «de réflexion

et de discussion» tourna vite à la bagarre. «En plein tumulte, une femme réussit à s'emparer du micro. Et l'on entend, en substance, qu'elle n'est pas chrétienne, qu'elle n'a pas l'habitude de fréquenter les chrétiens, et qu'il a fallu qu'elle vienne ici, ce soir-là, pour trouver plus de hàine qu'elle n'en a jamais rencontré dans- sa: vie» (Y. LE VAILLANT, La mort de l'Église (II), Le Nouvel Observateur, 7 juillet. 1969, p. 3). On trouvera des illustrations fort éloquentes de ce que nous voulons dire dans le petit livre La rue dans l'Église, Epi, 1968.

261. «Ce n'est ni Dieu, ni le Seigneur, ni l'Esprit, ce sont-les hommes qui font l'Église. Et, ainsi qu'on Ta toujours soutenu dans l'Église au cours des sièdes, ces hommes, tout pécheurs qu'ils soient; restent membres de l'Église. Ce n'est pas le péché, mais seulement le manque de foi qui sépare de la communio~. des croya~ts. Le pécheur, qui croit, ne doit pas aller à sa perte, mais vivre» (H. KuNG, I1Egltse, t 1~ pp. 453·454.

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que le Christ justifie comm~ sacrement universalisant'". Repre­n~t le mouvement en sens mverse, nous voyons que le choix lui.:. meme (et non quelque volonté arbitraire qui lui serait extérieure) permet au chrétien d'appréhender l'originalité de son engagement su; le fon~ de sa communauté immédiate 263 • Porté par un dyna­rmsme qm se développe pour ainsi dire de lui-même le croyant ~t entr~îl_!é vers des touts plus vastes jusqu'à reconnaÎtre la mul­tlple umte de tout le corps .des ch;étie~s. Là ne s'arrête pas le m?uvement. Le corps est tOUJours histonquement situé et renvoie lm-même à uri tout qui l'englobe : la vie du ressuscité, seul uni­versel concret.

Insist~ sur ces c?nsidérations, p~squ'elles sont primordiales et peuvent resoudre plusieurs faux conflits avant qu'ils ne se durcissent en l~ttes. morte.lles. ~o_us avons refusé le cléricalisme parce qu'il empech;ut la Vle chretlenne de prendre racine sur notre sol hu­main. Mais contrairement à ce que nous semblions indiquer alors l'engagement particulier n'est pas en lui-même le véritable concret: Seule son essentielle référence au corps du Christ le qualifie comme sacrement ~u salut. En voulant se fermer à l'ensemble des engage­ments chrétlens, le croyant détruit son originalité et empêche qu'elle ent:e ~ans le mouve.ment de la sacramentalisation. Hors d'un lien vrai, d une ~O!"l_llUJ~lOn prof~nde avec le corps qui tient du Christ s~ pe.rsonnalite, il n est pas d engagement qui puisse s'approprier le temmgnage ,de, ce. corps. Le repli sur soi tue la vie parce que, se soustrayant, a 1 actlon de la col_llmunaut~ croyante, le baptisé refuse de reconn;utre la force dynarmsante qm le lancerait dans un mou­v~ment d'universalisation. Sans perception d'une unité qu'il faut VIvre dans _la ~esu~e où elle nous est donnée, comment chacun acceptera-t-il d elarg>r constamment sa vision du monde et s'enga-

262. Pour avoir une compréhension plus critique des relations qui jouent entre Ie.tout et les individus, on tirera profit de S. BRETON, Du Principe, pp. 39-65. Pour dega~ ce que nous cherchons à expliciter, nous prendrions appui sur le passage sm;ran~ : «Je ne rassemblerais pas les arbres sous une accolade, si je ne les reconnaissais pas comme arbres avant de les énumérer. Et si l'on objecte que no~s form~ns une classe à partir des individus, ·et par voie d'.abstraction, il est fan~e de r;pondre que pour appréhender les cas comme cas nous devrions déjà avot: forme ~a classe: et que pour former la classe, il nous faudrait d'abord par­counr la sutte des cas. Nous ne sortirons du cercle qu'en renonçant à -l'auto­suffisance du conceptuel et qu'en régressant de l'ensemble à «l'être ensemble» du t~ut comme g~ore générateur. ( ... ) Le tout n'est donc ni un ensemble ni le résultat ~une sommahon, mais l'unité d'un «être ·ensemble» qui confère' à ses ressor­tissants une réelle appartenance et qui fonde de surcroît les opérations logiques auxqueHes on prétendrait le réduire» (p. 45).

263. Con:me le dira J.-Y. ]OUF, « i~ n'y a -d'objets particuliers que par la présence, toujours donnée à l'av-ance, de l'universel» (Comprendre l'homme, p. 230).

VIVRE CHRÉTIENNEMENT 167

gera-t-il dans une rencontre qui va faire progresser à la fois la com­munion chrétienne et sa propre appartenance au sacrement du salut? Vivre son appartenance au corps du Christ, c'est accepter de totaliser les engagements vécus par les chrétiens, et se compromettre dans l'élaboration d'une fraternité qui dise la fraternité déjà réa­lisée.

Le refus de cette deuxième abstraction permet de comprendre le phénomène curieux selon leque~ les chrétiens les. pl~s fe;més sur leurs choix sont souvent ceux qut sont les plus vtfs a extger une unifonuité (et donc une unité abstraite) qui plierait l'ensemble des chrétiens à leurs propres convictions. Contradiction apparente de ceux qui, « à contre-courant de l'orientation générale d'un ponti­ficat », « souhaitent que quelque jour un pape mieux informé leur donne raison». Nous disons que la contradiction est apparente, car l'abstraction du repli sur soi précipite fatalement dans cet autre vide qui veut faire dépendre l'unité d'un pape mieux informé. Complicité souterraine, vraiment : si le fait de s'élever trop rapi­dement à la perception d'un corps (qui ne peut être la reprise des engagements vécus) pousse vers une idéologie débilitante, force nous est de reconnaître qu'un fixisme exagéré sur l'engagement particulier conduit au même désastre.

b. L'appartenance au corps

Le concret chrétien, ce n'est donc pas tel engagement immédiat aux composantes spatio-temporelles bien définies, tel choix que ma situation me propose, telle option précise et différenciée. Par contre, le concret n'est pas plus le tout informe auquel parvient une cons­cience pressée de parvenir à des synthèses englobantes, mag>na in­consistant qui étouffe dans une uniformité sécurisante les libertés que nous sommes. La première perception conduit le corps du Christ à un éparpillement qui contredit l'unité en Esprit et empêche celle­ci d'être vécue comme sens dernier de l'existence humaine, alors que la seconde précipite dans une abstraction qui, ayant quitté le monde humain où se joue l'existence, invite la conscience croyante à errer dans les terrains vagues d'un christianisme désincarné. La vie chrétienne peut-elle échapper à ces poussées maléfiques qui la font dépérir ?

1) Dialectiser les pôles de l'existence chrétienne

Notre double refus a valeur positive, puisqu'il dénonce un vice commun qui est celui de l'abstraction idéologique et dirige la ré­flexion vers le vécu comme vers ce qui va éliminer, en les renvoyant

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dos ~ dos, unifonnité. ~t repli sur soi. P.· Ganne le suggère à propos de 1 engage~ent pohnque : « Une politique évangélique ? C'est ~n concept, 1mpen_sable : la pol~ tique est le dessein, le projet de 1 homme ; 1 Evang1le est le Dessem de Dieu. Toute déduction tout Pr:ssage ~kstrait de l'un à l'autre ne peut aboutir qu'au confusio­~lSme elen cal ou (les contraires sont du même genre) au sépara­tls~e. », 264

Ce qu'~ faut essentiellement retenir, c'est que les con­tralres etant du meme genre, ils se plient tous les deux aux facilités ~'u~e ma~~aise ~bs~~ction: On ne peut donc éviter en même temps 1 umformlte et 1 md1v1dual1Sme sans viser le vice qui leur est com­mun. Cette entrep,rise, toutefois? comn:ande une conversion pro­f?n~e du ~egard : a une conceptlon statlque et chasifiante du chris­tJ.amsme, il nous faut substituer la vision d'une foi qui n'existe et ne prend cons:_ience ~'eU,e-n:ême qu'en un processus dialectique 265 •

Chacun des pales qm definlSsent la foi ne doit pas être considéré comme un en-soi ; c'est en dialectisant ces pôles que nous com­prendrons comment le vécu peut concrètement donner visage au salut.

.Certes, les ~cceptations philosophiques de la catégorie de dia­lecnque sont tres diverses, et le mot lui-même a été tellement gal­vaudé 9u'il, fin!t ~as être vide d,e. t_?ut contenu et « ne peut être employe qu en ~nd1quant avec prec1s10n en quel sens il est pris>> "'. No?s nous rallierons d'emblée à la compréhension qu'en a J.-Y. Jolif : .ce n'est pas à ';_OUS de critiquer philosophiquement cette categone ; 1~ regard me';'e que, dans la lumière qu'elle diffuse, nous allons Jeter sur le vecu, montrera sa cohérence ou son inco­héren.ce. La dialectique rend compte du trajet que parcourt une consc1~nce lorsque, « prenant son point de départ dans la repré" sentatlon du c?ncret, ( c'est-à-~ire dans la synthèse la plus large, dans le tout qm rassemble et depasse les touts partiels), elle en met à nu, d~ une analyse patiente, les déterminations les plus fines pour. rejomdre en.fin son pain! ,de départ en recomposant et en totalisant progresslVement les elements qu'elle avait d'abord ana-lys' 267 Il f . A es » · aut auss1tot marquer la présence de la conscience à chacun des trois moments, son activité constante qui empêche cha­que temps de se bloquer et qui assure l'unité d'un mouvement, sa

264. Esprit 10. p. 642.

265. Telle est l'intuition fondamentale que développe le petit livre de ] M GoNZALEZ-~UIZ, Die'!.. e.st gra_t'!it, Cerf, _1971. L'auteur ne dégage malheur;use~ ment pas, d u?e mamere -e:x.pllClte, . .les lms _de cette dialectique. Mais nous nous sentons en plem accord avec ses positions.

266. A. LALANDE, op. cit., p. 227.

267. Comprendre l'homme, p. 231.

VIVRE CitRÉTIENNEMENT 169

responsabilité, enfin, qui consiste à garder le processus ouvert en transformant le point d'arrivée en un nouveau point de départ'''.

Une telle approche pennet de voir que le chrétien va de l'uni­versel concret à l'universel concret, en passant par l'abstraction de choix déterminés, de Jésus-Christ à Jésus-Christ, par le détour d'engagements limités, du corps du Christ au corps du Christ, en acceptant de rassembler les originalités personnelles. Nous sommes très près du mouvement que développait le deuxième paragraphe de MVP, et nous pouvons comprendre un peu mieux en quel sens le décret n'enfermait pas la conscience croyante en un interminable cercle vicieux. Cette conscience prend appui sur le fait, pour elle décisif, que le Christ a déjà réalisé l'unité des hommes, elle puise son dynamisme en un attachement inconditionnel au corps qui a pour mission de témoigner de l'unité, elle adhère, d'une manière encore floue il est vrai, à la cohérence mystérieuse du tout chrétien. Son poÎilt d'arrivée la ramène à ce tout, mais elle est maintenant délivrée des visions simplistes qui pouvaient l'empêcher de recon­naître que l'unité chrétienne est l'unité d'un multiple, et elle perçoit mieux que le corps rassemble des personnes -dont les originalités doivent être intégrées si on veut éviter que le sacrement· chrétien soit l'espace anonyme qui déshumanise.

Ces remarques suggèrent déjà en quel sens il nous faudra ré­fléchir au problème de structures auquel nous faisions allusion au début du chapitre. Mais avant d'expliciter le type de rapports que la dialectique présuppase entre chaque baptisé et le corps dont il est membre, essayons de reprendre, en fonction de nos préoccupations, le va-et-vient dont Jolif a donné une présentation plus théorique. Il apparaît alors que l'unification chrétienne obéit à trois temps d'un mouvement dont on peut prévoir qu'il sera indéfini.

Consentir au corps

Le corps du Christ n'a aucune chance d'être, pour chaque chrétien, le sacrement qui va éclairer sa vie, sf chacun ne fait que s'en accommoder plus ou moins et l'élimine assez volontiers de ses préoccupations. Il faut, au contraire, que le fidèle lui donne son adhésion sans réticence et consente ( cum-:sentire) à la révélation qu'il véhicule dans le monde. Cette adhésion à « la synthèse la plus large » rend possible le mouvement dialectique.

268. On aura compris -que ce mouvement dialectique faisait déjà respirer l'engagement personnel et structurait les éléments- de réflexion que nous avOns avancés.

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Si le corps, en effet, n'est pas la somme de nos efforts humains (autrement il témoignerait, comme toute société, de la libre volonté des individus, mais ne pointerait pas vers cet au-delà qui est inté­rieur aux efforts et qui s'appelle Jésus-Christ), il est lui-même au départ de tout engagement individuel. Une double conviction met en branle notre vie. Foi en l'aujourd'hui du Ressuscité, à qui au­cune de nos préoccupations ne peut être indifférente mais qui, au contraire, attend que nous lui donnions la parole en toutes nos activités humaines ; sans cette certitude que le Christ nous attend là où nous nous employons à libérer l'homme, aucune tâche ne sera habitée du dynamisme libérateur de l'Esprit "'. Mais cet amour (qui continue d'unir Jésus-Christ aux projets de l'homme) doit trouver son expression sacramentelle : « Si Dieu veut nous notifier ce qu'il est, ce qu'il doit être pour nous, il emprunte obligatoire­ment le détour de nos représentations, l'appareil complexe de notre ï:>tentionnalité. » " 0 Ainsi se découvre la mission du corps des chré­tiens, ce corps que chacun doit savoir lire et accueillir comme gage d'une fraternité humaine déjà réalisée. Par-delà les innombrables trahisons historiques qui ont défiguré et défigurent son visage, il nous faut le redécouvrir sans cesse, et voir qu'il n'est pas le res­pectueux gardien d'un sarcophage mais le vivant sacrement du Vivant.

C'est précisément parce qu'il est Iui~même un vivant sacrement que je ne puis jamais le maîtriser à l'avance, le figer en des traits qui le définiraient avec une précision telle que toute nouveauté serait interdite et que jamais plus il ne pourrait me surprendre. En le reléguant derrière les murs étroits du rite, du liturgisme, des normes codifiées, en le réduisant à n'être que «l'autorité» et les directives que celle-ci édicte, je me fabrique un tout facilement identifiable mais qui, par la force des choses, me mettra moi-même à l'étroit dans ma propre vie. Mais si les baptisés sont justifiés de faire exister sacramentellement la fraternité universelle que le Christ a réalisée, je ne sais jamais parfaitement sous quelle expression je rencontrerai le corps. La portée humaine de ce pré-jugé de foi est immense. Qu'on songe seulement, par exemple, aux conséquences qu'il peut avoir sur l'engagement politique. L'appartenance au

269. Même l'entreprise théologique en serait une preuve, puisque la Résur~ rection « révèle le vrai visage de Dieu et fournit le point de départ d'une christo­logie; elle nous donne le sens de l'histoire universelle et permet d'élaborer une théologie de l'histoire; elle rend compte du dynamisme de l'existence chrétienne et constitue donc le fondement d'une théologie de l'espérance et de la mission de !':Église» (C. GEFFB.É, op. cit., p. 125).

270. H. DuMÉRY, La foi n'est pas un cri, suivi de Foi et institution, Seuil, 1959. p. 224.

VIVRE CHRÉTIENNEMENT 171

sacrement universel (que tous ont célébrée à l'Eucharistie '" ou dans les autres sacrements) ancre dans la conscience une certitude : la rencontre politique doit permettre à chacun de vivre la fraternité. Avant même d'amorcer le mouvement qui va le conduire vers les autres, nul ne sait clairement les lignes selon lesquelles la rencontre dessinera le visage humain de cette fraternité. II est sO.r d'nne chose : c'est là qu'il doit vivre l'unité parce que c'est là que l'unité l'attend. II n'y arrive pas vierge de toute expérience chrétienne : ce qu'il a déjà vécu a développé sa conscience et lui a permis d'é­tayer l'assurance qu'il a d'appartenir au sacrement du Libérateur. Mais cette conscience n'est pas à ce point évidente qu'elle lui per~ mettrait d'apporter et d'imposer des modèles qui pourront diriger le dialogue politique. Le chrétien, que son souci de la fraternité lance vers les autres, va toujours vers le connu et l'inconnu. Le connu est de foi, plus fort que toutes les certitudes de l'identifié. L'inconnu, c'est la surprenante richesse humaine (politique ou autre) de cette fraternité dont il ne pourra jamais penser qu'il en a épuisé toutes les ressources.

Consentir au corps du Christ, c'est donc accueillir ce tout qui nous précède et qui nous vient toujours comme une assurance de la fidélité du Christ. Nous ne «possédons» pas plus le sacrement de Jésus-Christ que nous ne possédons le Ressuscité lui-même. Ce qui veut dire que notre appartenance nous fait adhérer à un tout qui est toujours plus ou moins conscientisé, plus ou moins dit, plus ou moins flou. Mais qui est. Qui sera (ou seront) la fraternité pour moi ? qui serai-je communautairement pour les autres ? nous sommes toujours en état de le découvrir. Mais nous serons frères les uns des autres pour cette raison fondamentale : aussi longtemps que le Christ restera un passionné de l'humain, Je rassemblement (qu'il a réalisé en sa personne et qui a provoqué les communautés apostoliques) continuera de nous pousser lui-même les uns vers les auires pour nous faire découvrir ce que nous sommes déjà : fils et frères.

L'accueil-adhésion n'est possible que par cette sorte d'esprit d'enfance (ou d'humour) que devrait développer la foi. On se sent presque gêné de le dire, tant les chrétiens ont développé une attitude réactionnaire envers le corps du Christ (ce corps qu'ils sont) étant plus volontiers méfiants que réceptifs, même et surtout lorsque cette méfiance emprunte les vêtements d'une foi pure et in-

271. «L'Eucharistie rappelle chaque jour cette économie radicale du monde et elle y relie les hommes, bien au-delà de la conscience qu'ils en ont et même en dépit du refus qu'-ils paraissent en faire» (G . .MARTELET, Résurrection, euchtt1'istie et genèse d_e l'homme, Desclée, 1972, p. 191)

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trc;ns!geant~ 2:

2• Mais c?m:t;Ient ~ivre-.le corps si on n'est -pas, devant

lm, emerveille et adnnratif ? L espnt d'enfance n'est pas naïveté béate. ILmet en état d'attente, et nourrit une conviction humble mais reconnaissante : 1~ fraternité, par ·grâce, nous déborde de toute:' parts. Nous pensiOns l'avoir identifiée et elle était devenue « ceCI >>. En apprenant à la vivre au plus vif de la rencontre des autres, nous nous apprêtons à découvrir qu'elle est aussi « cela» et que, sans cesse émerveillés par sa beauté toujours jeune nous som­mes toujours nous-mêmes à râge des commencements d~ monde 278-.

Compromettre le corps

Ce COTJ.'S ( qll:e '?"ous accueillons comme un tout qui nous dé­borde) devient, aUJSI, pour l'agir humain qui nous sollicite, le sacre• ~ent d'une tdch_e à. ac~o'!'flir indéfi;ziment. Il nous donne le goO.t d t;n homme qm_s~It libere de son egoïsme et délivré des paresses qm ~n font un VIeillard prématuré. Il appelle l'élaboration d'une praxiS, et c'est <<l'analyse patiente>> dont parlait Jolif.

Les chrétiens pourraient se laisser paralyser par un sentiment d'incapacité à réaliser historiquement le rassemblement universel qui leur est révélé. Désabusés devant la pauvreté des rencontres humaines et les débuts à peine balbutiés de la fraternité ils devien­draient les experts de cette fuite que nous avons ref.;.ée et leur rassemblement serait rencontre de gens satisfaits qui. moralise d'au­tant plus qu'elle a cessé de nourrir une moral; humaine. Mais .ce n'est pas. à une ~p~artenance aussi débilitante que notre consente­men,t dm~ '?"DUS _mvlt~r. Ce to;>t glc;bal et définitif auquel j'adhère, Je n auraz Jamazs finz de le frure exister en des rencontres qui réus­siraient parfaitement à le dire. C'est lui que la foi apprend à dis­cerner dans le vécu, c'est vers lui que tendent les efforts humains de reconnaissance mutuelle, c'est lui qui se révèle là en attente d'une existence historique accomplie. La foi m'empêch:'mt d'hypos-

_272. «Ce _que nous voudr~ons souligner ici fait plutôt partie de la psychologie ~oct~le .. À ~arhr du mo_ment ou un groupe se situe en réaction par rapport à une tnstttutton, il court -~e nsque de la marginalisation, il éprouve le besoin de justifier consta;nment. e~ touJours plus la distance qu'il a prise par rapport à l'ensembie. Moumer a ecn: q~elqu~ par~ que les réact!onnaires, ce sont ceux qui agissent seul~~ent-par reac~on. -C est dtre que la réactron affective par rappOrt à l'institution ecclestale n: sauratt à elle seule tenir lieu de principe d'action» (H. DENIS, Les communautes de base sont-elles 1'2glise ?, LumV 99, août-oct. 1970, p. 115).

273. Il serait dommage qu'on considère pareilles affirmations comme des « li~ences poétiques » que. s~ p~met une foi oublieuse du pays -concret qu'elle habtte. Et pourtant, accueil lu c est apprendre à se connaître ; accueillir un ·salut définitif, c'est, s:ouvrir à l'aube du monde. Et cela. nous semble·t-il; doit être dit avec tout le seneux que commandent les enjeux les plus décisifs de l'existence ...

VIVRE CHRÉTIENNEMENT 173

tasier la· fraternité chrétienne, je la porte au cœur de mon agir comme urie exigence infinie d'ouverture et de dépassement.

Encore les chrétiens, lorsqu'ils œuvrent humainement, doivent­ils ne pas ·laisser derrière eux leur appartenance et ne pas aller vers les hommes en oubliant le corps qu'ils sont. L'appartenance doit être partie prenante de la tâche humaine qu'ils entreprennent. Si des hommes aux allégeances politiques différentes se rencontrent pour trouver l'expression politique la plus libératrice, ils auront tôt fait de marquer leurs désaccords ou de signer un compromis dont la minceur du contenu pourra éviter le. pire mais qui ne pous-: sera pas, en lui-même, à reprendre inlassablement le dialogue. Le repli est plus facile, qui drape l'homme dans sa suffisance. << Mais la suffisance n'est jamais plus raide que lorsque la pauvreté frappe à sa porte. La suffisance politique moderne témoigne de l'existence d'une pauvreté cachée dans la politique moderne et que l'on re­fuse. » 214 Les chrétiens, ceux du moins pour qui leur appartenance n'est pqs un acce.~soire réservé à certains moments privilégiés de la vie, n'engagent pas le dialogue avec la raideur de ces possesseurs qui ont peur de se perdre en perdant leur acquis. Ils vont vers les autres le cœur et les mains nus, mais forts de la communion qu'ils sOnt et qu'ils vont, à la fois, compromettre et faire venir à l'histoire. En laissant au vestiaire leur acquiescement au sacrement universel, ils se dépouilleraient de ce qui peut creuser dans la rencontre une faim d'universalisation qui n'accepterait jamais que chacun se re~ tire dans l'inviolabilité de ses chasses-gardées. Le corps que nous sommes, ce projet déjà réalisé d'une communion des hommes, donne le goO.t d'une communication indéfectible qui empêchera chaque projet de mourir comme projet.

La fraternité de foi, ainsi comprise, peut redevenir (pour les hommes et les chrétiens eux-mêmes) la puissance contestataire qu'elle ne devrait jrunais cesser d'être. Jésus-Christ est mort pour que chaque homme puisse vivre son humanité druiS la reconnais­san~e .d'un Père dont la paternité fonde une fraternité sans limites d,aucùne sorte. Vivre, consentir à s'inscrire dans la longue fidélité qui s'est engagée et s'engage à dire l'amour du Christ, c'est aussi accepter de prendre en charge le vécu le plus quotidien. L'appar­tenance, sous peine- de se vider en une abstraction qui serait tout le .contraire du réalisme chrétien, pointe vers l'humain et le rend responsable de la fraternité chrétienne. Mais les engagements mon­dains doivent s'en trouver mondainement convertis. En quel sens ? Entrepris SruiS référence vitale au corps, ils risquent toujours de se refermer- dans un -égoïsme qui les ferait, eux aussi, abstraits. L'ac-

274. R. DE MONTVALON, E!prit iD, p. 64-4.

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174 CONDITION CHRÉTIENNE ET SERVICE DE L'HOMME

cueil du corps leur imprime un souffie qui les préserve d'une morne ~ar~sse, bouscule les P_?Sitions prématurément établies, indique à 1 agir de nouveaux honzons qui rouvrent la porte trop tôt fermée. La fraternité me faisant fraternel, j'ai désormais mission de faire cette fraternité en toute ma vie.

Refaire constamment le corps

Lorsque les chrétiens assument leur être profond, quand ils ne repo':ent pas sur les épaules de supposés spécialistes le tout qu'ils so~t, ~ls s'~ng~~en~, z:i~oureusen;ent, à fabriquer eux-mêmes le signe qw dira 1 umte realisee. Pousse par les deux temps précédents, le mouvement veut déboucher sur une << recomposition » de la réalité que ':S. engagements. ont .« ~alysée ». C'est-à-dire que le corps, accueilli et compromis, doit etre constamment reconstruit dans la vie.

Le tout au contenu toujours flou, dont nous ne savons jamais à l'avance la forme qu'il va prendre pour nous, affirme sacramen­tellement que le Christ a déjà libéré l'amour de l'homme. Il n'évo­que pas un au-delà que nous ne pourrions rejoindre qu'en quittant notre monde. Expert en humanité dans la mesure où il sait par grâce, les dimensions de la liberté, loin d'injurier la terre ll lui apprend (ou devrait lui apprendre) peu à peu sa noble vocation. Le chrétien, quand il veut que son engagement respire par son appartenance, ne s'empêche pas d'être aussi ardent que les autres à _re<:J;er~her le. ?onh_e~r ~e la cité, ~ais il témoigne plutôt d'une smf d umversalite qm mvJte chacun a se dépasser et à faire cons­~~nt le saut qui rompra av;~ les positions acquises. La pau­vrete a laquelle consent le chretien lorsqu'il veut vivre est une pauvret~ agissante'" ; loin d'être le fait de quelques-uns, elle est la vocation commune de tous ceux pour qui la fraternité n'est pas extérieure à leur amour humain.

M";ÏS ce qu:il ~aut surtout souligner, c'est que le souci de ne pas qwtter la VIe nsque de transformer assez radicalement la con­ception 9u_e nous nous sommes malheureusement donnée du corps des baptises. En effet ce tout, au moment où il aide l'homme à vivre ~vec un c?"u~ pauvre, libre et dépouillé, pourrait bien être rappel': par la VIe a sa propre pauvreté. Les chrétiens qui ne font pas, exiSter le corps, dan_s leur humanité ne le devineront jamais : il n est pas encore etabli en perfection. Pour ceux-là, il aura d'au-

, 275. C:' est po~quoi to~tes, les tâches chrétiennes « requièrent ce que Clément d Alexandne appelait l' esprrt d enfance - la foi en la nouveauté intarissable de l'Esprit. Il l'opposait au pessimisme écœurant des gnostiques» (M. DE CERTB.AU DP.tranger ou l'union dans la différence, p. 72). '

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tant plus facilement l'apparente et fausse autosuffisance d'une chose qu'ils prendront bien soin, lorsqu'ils l'approchent, d'abandonner leurs amours d'hommes. Mais qu'ils se mêlent de vouloir le vivre au lieu de l'admirer passivement, et ils seront introduits à la lente pa tien ce d'une unité à construire au ras de l'existence, laborieuse et tâtonnante, qui gagnera en densité humaine l'éclat miroitant et mensonger qu'elle aura perdu. C'est dans l'expérience de l'amour humain que demande à s'articuler l'universalité dont nous avons parlé. Et cette universalité ne sera pas produite par un coup de baguette : les baptisés ne sont pas des magiciens dont l'humanité serait un humain truqué. L'assurance qu'ils ont (assurance de foi) de communier dans l'unité, les établit dans une attention au vécu assez active pour y dépister les sentiers que doit emprunter l'unifi­cation des bommes. En effet, l'expérience n'est jamais sans signifi­cation, et la conscience ne sait jamais à l'avance le mouvement précis qu'il faudra imprimer à son engagement. Les chrétiens se reconnaissent en un donné qui sert plus ou moins la communion des hommes ou la contredit carrément. La rencontre des baptisés, nourrie par leur dépendance réciproque, dépend en même temps d'un vécu qui, en un sens, attend qu'on prononce sur lui un jugement, mais qui, en un autre sens, provoque les consciences croyantes et juge du sérieux qu'elles mettent à construire l'univers des hommes.

La vie, au bout du compte, reste la grande maltresse de la vie. On ne voit pas ce qui permettrait au corps des baptisés d'échapper à cette logique évangélique selon laquelle «l'arbre sera jugé à ses fruits». La fraternité que nous croyons dévoile le sens des nom­breux projets humains que nous élaborons avec les autres, mais c'est eux qui sont responsables de la crédibilité du sacrement que nous sommes. Il nous faut donc éviter de scinder la vie en laissant hors du champ de notre foi en l'unité l'aventure humaine que nous poursuivons. En fait, celle-ci est partie intégrante de celle-là. Le monde propose des engagements panui lesquels la conscience croyan­te doit discerner les routes qui conduiront au rassemblement des hommes. Mais cette conscience n'est pas dictatoriale et reste sou­mise au jugement de l'expérience. Respecter son appartenance chrétienne, c'est percevoir dans le donné ce qui manifeste déjà un appétit pour l'unité universelle ; c'est travailler le donné dans le sens de la fraternité telle que nous avons mission de la faire adve­nir ; mais c'est également enrichir notre conscience d'appartenance (qui était et qui restera floue et indécise) en la laissant habiter par les personnes qui prennent visage dans la rencontre. En sorte que mon adhésion, que je me disais mal au début de la rencontre, progresse par la grâce de ceux envers qui je m'engage. Le chrétien

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ne vit, que ~u Christ ; « il reconna!tra pourtant la grâce des grâces ~ meme SI elle est redoutable - dans la faveur d'être attaché à d;s frères au point qu'un autre lui noue sa ceinture» 216• Le ·ser­VIce mutuel et fraternel enrichit chacun : il fait le corps du Christ.

En pr~nant sur eux-mêmes de vivre le corps, les chrétiens pren­ne~! _appui sur leur appa:tenance pour la recorntruire au cœur des activites dans lesquelles ils la compromettent. Mais s'ils vont du tout au tout, ils ne se sont pas livrés entre;.temps à un exercice futile .. L'unité de foi risquait d'être informe et i~médiate reflet au.ssi abstrait que trop pur de l'unité du Ressuscité. Alors qu'ils per­ÇOIVent, au tenm:, q~e l'unité ramasse .... toutes les activités qui ont voulu porter le temm~age, ou, pour etre plus concret, -rassemble les, personnes avec qm Ils ont cherché, cheminé et construit. Syn­t~es~ dont ils savent bien qu'elle ne sera jamais terminée · et c'est mns1 que 1~ baptisé se voit rappeler, ·par le- corps, sa pauv;eté radi­cale. L'arrivée, en effet, doit toujours indiquer un nouveau départ. La. rencontre m'a.permis de mieux concrétiser le corps en lui don­nant des _nom~ qm personnalisent ce qu'il doit être personnellement pol!~ mm, et Je po;terai d~orm~is ~ moi ceux avec qui et pour qm Je fus commumon. MaiS la vie rn attend encore où riche de la fra~emité que je suis devenu, je suis convoqué à celle q'u'il me faut maintenant devenir. L'appartenance engage dans un mouvement dont on ne pe~t pré':oir 1~ terme et qui, d'une universalité dont ~ous sommes surs mms qui reste vague et imprécise, nous ramène ~ une. appartenance plus Consciente pour no~ retourner aux rela­tions mterpersonnelles avec une volonté renouvelée d'ouverture et de dépassement 271

Cette façon de vivre est la seule qui puisse permettre de ne pas _confisquer le corps au pro?~ d'un~ idéologie, et qui replace aussi, le sacrement dans la condition qui est la sienne : loin d'être le d~tenteu: de la liberté réalisée, il est tout entier au service du Chn~t, « qu_I, emb,:-,~e l'univers, pôle de l'histoire et centre de l'hu­marute enhere » . Les chrétiens sacramentalisent l'unité réalisée.

276. Id., ibid., p. 56. . 277. «À l'expression: Dieu est m?rt donc je suis libre, il faut ajouter:

D~eu e,'lt mort pour nous, nous sommes hbres car le don de Dieu est une tâche à accomplir, une tâche de libération qui concerne l'humanité entière. Ce qui vient de D_teu, en effet; ?e ~t être ~n'universel. Et à la Pentecôte, l'homme prend consCience de la necessite de brrser toutes les idoles particulières. Réalis~r la communauté des h~m~es, ~·est _cela même ~ui constitue le don de l'Esprit» (P. GANNE, Appeles a la lrberte, Lyon, Cah1ers <<Culture et Foi» 6-7-8, 1970, p. 50).

278. , X. LÉON-DUFOUR, Apparitions du Ressuscité et herméneutique in La rburrection· du Christ et l'exégèse mode-rne,. Cerf (LD 50), 1969, p. 172. '

VIVRE CHRÉTIENNEMENT 177

Mais parce qu'ils ne constituent pas un tout an-historique, ils ont la mission de vivre cette unité comme une réalité sur laquelle ils ne pourront jamais se reposer puisqu'elle est, par grâce du Christ, au-delà des engagements nécessaires et multiples, nécessairement multiples.

2) La structure du sacrement des chrétiens

Cette description, sans doute trop rapide, des rapports qui inter­viennent entre chaque baptisé et le corps dont il est membre, aura au moins le mérite de donner un contenu au problème que nous allons maintenant aborder, celui des lois du processus dialectique. Le dernier temps du mouvement soulignait la responsabilité des individus dans l'édification du sacrement chrétien. Dès que les croyants s'interdisent de rêver à une vision immédiate de l'imité et perçoivent que le corps est aussi l'acte de libertés qui s'engagent à unifier leurs vies, ils réalisent que l'unité est un travail, au sens fort du terme, qu'elle est gestation et labeur puisqu'elle doit repren­dre ces genèses irréductiblement originales que sont les libertés. D'où le danger auquel le corps est constamment confronté : si l'unité chrétienne commande un infini respect des personnes, com­ment celles-ci, soucieuses comme elles doivent l'être de leurs modes uniques de présence-au-monde, n'oublieront-elles pas leur dépen­dance du corps et leurs responsabilités vis-à-vis de lui ? Comment pourront-elles respecter leur appartenance à un tout hors duquel leurs engagements sont chrétiennemertt abstraits ? V écl.IS sans rêféc renee à cet horizon qui leur donnerait sens, les choix individuels se heurtent entre eux et le seul rapport qu'ils nourrissent est un rapport de négation et d'opposition ; on ne pourra réconcilier les chrétiens que par l'intervention d'une fausse médiation, pont jeté de l'extérieur sur une vie que déchirent les divisions. Chaque chré­tien est porteur d'un salut qui libère radicalement et qui accomplit l'unité ; mais il a aussi mission de reprendre en sens inverse le mouvement qui l'a dirigé vers des engagements particuliers, vers des personnes qu'il a personnellement nommées, et il doit recons­truire une fraternité dont les limites disparaissent progressivement pour révéler l'universel qui, concrètement, fait l'unité du genre humain 219

279. «L'espérance devient d'autant plus chrétienne qu'elle s'ouvre concrète­ment aux autres, accepte des différences de plus en plus nombreuses, discerne ainsi les multiples visages du même Seigneur transfiguré et, surtout, travaille à réduire l'écart entre sa visée et ses réalisations. Aussi possédons-nous, dans une telle attitude, la condition fondamentale d'un cheminement vécu en ~glise. Celui qui n~espère pas en son frère qu'il voit, comment pourrait-il espérer en son Dieu qu'il ne voit pas ? » (G. PAIEMENT, Groupes libres et foi chrétieune, Desclée et Bellarmin (Hier-Aujorud"hui 11), 1972, p. 338).

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. Reprenons, de ce qui a précédé, deux règles complémentaires qm guideront les chrétiens dans l'édification vécue de la commu­nauté. ~orsque, nous av~ns refusé de réduire l'Esprit du Christ à un modèle ou a un systeme de valeurs nous avons introduit une personne qui relativise désormais tout :Uodèle chrétien et interdit qu'on pu!s"e. ~éterminer a priori les lois qui règlent les rapports e_ntre les lll~Ividus, l~s ~omm.unaut~ p~rtielles~ et le corps tout en­tier. Ce meme Espnt Interdit aussi qu on pmsse ériger en norme abso!ue le type de relations qui, pour tels individus, a effectivement porte. leur ;narche vers l'unité. Cette première règle rappelle donc que s~ le vecu est « normé » par un Esprit qu'il ne traduira jamais parfaitement et qui n'est pas, non plus, au terme de la rencontre des personnes, nul ne possède la formule qui construira la fraternité chrét~enne 280

• La deuxième règle renvoie la conscience à une vérité de ~o~ sur ~aquelle elle ne cesse de parier sa vie : le sacrement des chretu;ns .~ent cons~arnment préve~i.r. chacun, il précède l'engage­ment mdividuel ;~ joue un Arole de~Isif dans !es relations interper­s?nnelles, des chre~ens. Ce role corunste au molllS en ceci qu'il exor­CISe les reflexes qu~ fo?t de_ la négation et de l'opposition la structure fonda'!'e~t~le ?~ 1 umficat10n. Il est certes possible que la croissance dans. 1 umt~ n mlle pas. sans qu'éclatent des conflits, il est même cert~, pmsque la t~nswn est une dimension essentielle de l'unité chretienne, que surgiront des oppositions. Mais il est absurde de pe?ser que }a vie puisse germer de la mort seule, et que l'unité naiSse de poles qui se sont annulés mutuellement. Lorsque nous avons parlé de la nécessaire négation et d'une mort à soi-même doz:t. J:e;san-?e ne peut faire l'économie, c'était pour souligner la posit:vite qmA donne sens à la mort et indiquer l'unité qui, dans les confhts, empeche que ceux-ci ne deviennent divisions.

c~ deux règles, si elles ne satisfont pas pleinement notre désir de vmr comment le vécu humain peut construire l'unité chrétienne no~s donnent un point de départ sûr : le rapport premier qui, au~ del~ des for;es turbulen.tes et apparemment indépendantes de la c~o~anc~, regle les r~latlons des chrétiens au corps, est un rapport ~ umfica!Io~ prog:':-"1Ve. On le trahit lorsqu'on voudrait qu'il con­siste en une ;~P'_)SltiOn, sur le multiple, d'un schéma préfabriqué, ou qua?d on l e~mse .en une lutte stérile d'éléments contradictoires. Mrus, <;ett; um.fica!Ion s~ppose une loi encore plus fondamentale, suggeree a mamtes repriSes, qui, en même temps, respecte pleine~

.. 280. Ce qu~ PAS~L n?us rappelle à sa manière : «Nous voguons sur un m1heu v;ste, toujour~ mcertams et flottants, poussés d'un bout vers J'autre. Quelque tern;e ou nous pensw~s _nous att?cher et nous affermir, il branle et nous quitte et s1 nous le ;Ulvons, ~~ echappe a nos prises, nous glisse et fuit d'une fuite éter­nelle» (PenJees, Garmer, 1951, p. 90).

VIVRE CHRÉTIENNEMENT 179

ment les originalités personnelles et permet de voir conunent elles sont vouées à une tâche commune ; elle peut et doit guider les consciences dans l'édification d'une uuité qui soit le fait de gens res­ponsables.

Nous avons dit que le corps des baptisés n'est pas une juxta­position d'individus, qu'il n'est pas qu'au terme de leurs efforts d'honunes, pas plus qu'il n'est dévoilé par le chiffre produit à la fin d'un recensement. Certes, on le chercherait vainement en dehors de l'existence concrète des chrétiens et c'est là qu'il se fait sacre­ment pour le monde. Mais il est tout aussi vrai qu'il fonde cette existence et vient, gracieusement, prévenir les libertés individuelles. Toute antériorité chronologique étant exclue, qui livrerait les per­sonnes à des rites magiques, le corps, de lui-même, vient qualifier le vécu humain des baptisés. Rien, là-dedans, qui n'ait déjà été dit. Ce qu'il faut maintenant souligner, la conséquence qu'il faut tirer de cette antériorité du corps 28

\ c';est que les chrétiens ne nouent jamais entre eux des relations directes et immédiates. Leurs multiples mou­vements de rencontre passent par un troisième terme qui est le corps lui-même. En sorte que les négations et les oppositions ne révèlent jamais entièrement ce qui est vécu par les consciences. Leur commune appartenance au corps fait que celui-ci, réalité qui ne peut être dite en clair mais dont l'activité transforme l'existence entière, les rend en retour solidaires et leur donne de communier les uns des autres en un tout dont ils sont les éléments complémentaires.

Pareille certitude doit affleurer constamment à la mémoire de la foi, et nourrir ce jeu délicat dans lequel les personnes et les communautés particulières obéissent au dynamisme qui les incite à se rencontrer. Elle reprend, de manière nouvelle, la positivité de la négation chrétienne et empêche l'opposition d'être la vérité ultime de toute relation. La négation, d'une part, n'est plus le refus mutuel de gens dont les convictions sont totalement anti­nomiques, et elle n'est pas l'expression de communautés qui se lancent des excommunicatiom réciproques. Puisqu'ils réalisent un seul et même corps, individus et communautés nient leurs limites respectives pour confesser leur commune appartenance et recon­naître que le corps, qui leur donne d'exister encore plus qu'ils

281. Antériorité qui doit évidemment se manifester jusque dans l'institutionna­lisation du corps : «Nous voudrions plaider ici d'abord· pour la nécessité d'une certaine objectivité de la communion ecclésiale. Le risque est grand, en effet, de voir se développer une ecclésîologie, et même une christologie qui n'aurait qu'un seul critère d'authenticité: mon expérience personnelle, notre expérien,ce de groupe .. ( ... ) Un tel plaidoyer n'est pas une pure justification de l'Institution: il nous introduit aussi dans le réseau complexe des exigences qui la concerne» (H. DENIS, Les communautés de base sont-elles l"2glise ?, p. 126).

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ne le portent humainement, fait qu'ils s'appartiennent les uns am; .au~s. Le langage '.'épatif de la foi est donc profondément positif, il affirme une umte qui permet de dépasser dans la vie cette exclusion qui marquerait un échec total de l'ad:tour chrétien: D'autre part, la présence du corps à chacun de ses éléments interdit qu'on préjuge des. relations chrétien?es _et q~'on fasse de l'opposition la forme exemplrure du processus d umfication. Puisque nous avons parlé d'une complémentarité des individus et des communautés f'?rce nous, est .de reconna!tre que l'opposition peut, pour des raiso~ ~rverses, .s attenu;r ~t laiSSer place à des rapports où prédomine 1 harmome. La VIe n en sera pas pour autant paralysée. Il est vrai que !'~anie ne pe~lt ja~ais êt;e ~ ce point accomplie que l'unité ne serrut plus menacee ; s il en etrut autrement la communion de foi serait confisquée au profit d'une uniformité qltÏ lw enlèverait tout~ ~oree dyna;nis':"te. Mais nous pouvons dire que le corps des baptises. do~e h~u a une multit~de de relations, qu'opposition et ?-arm_ome s Y. rel:U~'.'t ou y coh~bltent sans que l'opposition puisse JamaiS devemr drVIsJOn ou que 1 harmonie pitisse naitre d'une seule note jouée sur un seul instrument.

Si le. corps, ~e 1Iti-1'_lême, médiatise les relations interpersonnelles et cons1ltue le. lieu qm permet aux communautés partielles de se renco.ntrer vrarment, on est en mesure d'apprécier plus justement le prenuer te';"p~ qu~ nous avons , présenté comme départ de tout processus d umficanon. Il apparrut, en effet, que la communication entre les chrétiens dépend rigoureusement de leur adhésion au tout et que leur appétit de rencontre s'ouvre selon leur accueil du sacre~ ment global. Le tiers-terme existe, pour chaque conscience dans la mesure où elle accepte de lw donner sens et existence et c' ~t en lw que les. éléments entrent en relation. Hors d'un sens d'appartenance assez vif pour que le chrétien puisse dépasser ses intérêts les plus proches, celui-ci se condamne à jauger ses rapports avec les autres en termes de conflits et de luttes. Quand, au contraire prédomine en lui l'assurance que le corps des baptisés le prévient comme un g~ge de l'amour du Seigneur, il accepte de ne jamais rompre le di~lo~e avec les autres. Ces considérations, en dépit de leur allure theonque, font ressortir une dimension capitale de la marche vers l'unité : s'il existe IUle telle corrélation entre l'appauvrissement du sens d'appartenance et les conflits qiti ébranlent personnes et com­munautés, il est clair que la mission d'unification se présente d'au­tant plus comme une tâche urgente et impérative qu'elle est en train de perdre son âme même et le dynamisme qui devrait la nourrir. Alors que la scission ne menaçait guère lorsque le corps présentait l'aspect d'un tout cohérent, surgissent maintenant les différences qiti donnent visage aux « étrangers ». A la limite, les chrétieriS de-

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VIVRE CHRÉTIENNEMENT 181

viennent des «individus », leur dépendance réciproque et leur désir de communion s'anéantissent, lorsqu'ils n'acceptent plus d'être faits fraternels par la fraternité et que ne les médiatise plus leur foi en l'unité déjà réalisée. Rien ne définit désormais leurs rapports que ce mouvement d'opposition contre lequel l'unité ne peut rien et qui conduit à la dispersion.

Cette dernière situation, outrageante pour la foi puisqu'elle reste en-deçà du salut chrétien et refuse d'entendre ce qu'affirme l'huma­nité glorifiée du Seigneur, fournit cependant une explication supplé­mentaire à l'identité qu'on pose si volontiers entre le mouvement unificateur et le jeu de puissances opposées et contradictoires. C'est lorsque la tension pourrait provoquer une bienheureuse expérience de purification et de dépossession de soi que la paresse, paresse de la foi, referme les individus sur eux-mêmes et livre la vie à des anta­gonismes dont on prétend qu'ils la font grandir alors qu'ils la dé­chirent. Non pas que nous refusions ce qiti semblait auparavant si juste, et que l'opposition n'ait plus droit de cité au cœur même de l'unité chrétienne. Mais il n'est pas chrétien de croire que toute tension est porteuse de vie, et que toute lutte favorise l'unification des hommes. Les tensions et les luttes peuvent mener à la dispersion, et celle-ci n'est jamais justifiable au regard de la foi.

Reste donc à la conscience croyante, la responsabilité de donner sens aux tensions qui portent l'unification et de ne pas se faire l'objet que manipulent des forces sur lesquelles elle aurait perdu tout con­trôle. Le sens que nous avons dégagé pourra paraitre trop vague ; il a au moins le mérite de renvoyer à une expérience qui seule pourra l'enrichir puisque c'est en elle seule que le concret est vécu. Nulle loi ne peut modeler la vie à la manière d'un a priori. Le chrétien n'en fst pas pour autant absolument démuni : vivre, c'est essentiellement se référer à des touts de plus en plus vastes, percevoir l'originalité des personnes sur le fond d'une communauté partielle qui leur donne de se rencontrer et de communier, accepter que se poursuive l'unification par l'intégration des communautés en une communion de plus en plus vaste, être conduit, par la vie, jusqu'à l'universalité du sacrement qui permet aux libertés de s'ouvrir à la mesure de l'unité et du salut réalisés en Jésus-Christ.

3. Les chrétiens et l'histoire

Si c'est bien ainsi que la foi chrétienne doit être vécue~ l'histoire est comme son habitat naturel, le lieu hors duquel elle cesse de nourrir l'hOmme. Puisque, d'une part, l'adhésion au Christ Seigneur

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ne dit pas naturellement la façon qui permettra aux hommes de vivre leur filiation et leur fraternité, et puisque l'unité chrétienne est est unité-pour-les-hommes, exigeant de reprendre de part en part l'existence, le consentement de foi a besoin du temps pour se dé­ployer, il désire l'étalement d'une suite qui lui permette de rassem­bler effectivement «les enfants de Dieu dispersés». Les chrétiens font fausse route, lorsque confrontés aux difficllités du vécu et inquiets devant les inévitables tensions qui accompagnent l'unifica­tion des hommes, ils quittent cet univers du clair-obscur et tentent de créer un espace lumineux ( « abstrait >>) qui fascinera mais invi­tera également à la démission. La foi vécue, tout en étant donnée, ne cesse jamais d'être une responsabilité humaine, et rien ne peut la sortir d'un mouvement grâce auquel elle apparalt pour ce qu'elle est vraiment : un acte missionnaire qui reste à ce point dépendant du monde qu'il en perd l'éclat facile des choses évidentes et obéit à la démarche sinueuse d'une humanité qui se fait. En d'autres mots, les chrétiens ne peuvent échapper à la médiation dont nous avons parlé 282

, ils sont eux-mêmes médiation et c'est en eux que le salut et l'uuité transforment progressivement le monde.

Nul ne peut donc parler de la fraternité chrétienne, ou faire état de la communion à laquelle tous les hommes sont conviés, comme si le salut consistait en une proposition tout à fait théorique et comme si la mission était d'ouvrir un livre où serait consignée la feuille de route d'un voyage dont le but et le trajet sont fixés d'avance. On aura beau ajouter ensuite que les virages, les courbes difficiles, les accidents concrets du parcours prendront relief lors­qu'aura débuté le voyage, celui-ci est pré-guidé et ne va pas à la découverte d'endroits inconnus. Mais si la vie ne peut être réduite à une connaissance de l'esprit (serait-ce un esprit éclairé par la foi), si l'unité implique une mise en relation d'hommes qui ont à se chercher et à faire l'unification de leurs projets, on rejoint les chré­tiens et ceux-ci se retrouvent dans le monde, fraternel ou non, qu'ils façonnent réellement. C'est dans la mise en œuvre humaine de leurs convictions de croyants qu'ils donnent un contenu effectif à la foi. On se souviendra de la logique du Doc. IV qui repoussait « le sacrifice spirituel >> des chrétiens dans les sphères de l'invisible et de l'intérieur 283

, et qui prônait par là une sorte de spiritualisme invertébré. Si le salut n'est pas réductible à un concept, s'il ne de­vient effectif qu'en transformant le monde, l'unité chrétienne est aussi une réalité visible, et c'est dans une fraternité repérable qu'elle existe, se laisse voir et analyser. Ne risque-t-on pas, en se tournant

282. Cf. notre deuxième chapitre. 283. C'était, on s"en souviendra, une articulation fondamentale de la position

du Doc. IV sur le sacerdoce baptismal.

l VIVRE CHRÉTIENNEMENT 183

ainsi vers le monde- humain que suscite la foi, de perdre celle-ci sous le visage qu'elle prend ? Sans doute l'humain dissimule-t-il une foi qu'on aurait voulu élever à la dignité d'une possession défi­nitive, et la pluralité cache-t-elle l'unité attrayante où tout n'est que paix et harmonie. Mais comprendre la foi comme une vie, percevoir que l'unité est entrainée dans un processus dialectique qui lui donne d'être, c'est renoncer à de supposés biens qui ont tous les attributs sauf celui de pouvoir être le fait des hommes que nous sommes. La dialectique permet à la foi d'être enfin possible, et elle nous dit l'endroit où l'unité peut avoir une existence réelle.

Ces dernières considérations nous retournent au paradoxe que nous avons explicité lors de nos discussions sur la vie de l'Esprit. Traduit en termes plus concrets, ce paradoxe indique que l'unité chrétienne est et n'est pas ce qu'elle est, elle s'effectue en unifiant le multiple différencié. Il est relativement facile de représenter le rapport selon lequel une liberté croyante emporte les différences et les travaille dans le sens d'un rassemblement des hommes ; la ré­flexion, pour ce faire, rend compte de la partialité d'un engage­ment singulier, et elle réussit assez bien à montrer que chaque personne renvoie à une communauté qui la médiatise et la fait entrer en communion avec les autres. Mais il est plus difficile de voir comment l'unification peut être, de fait, vécue et réalisée. On quitte alors la position confortable du spectateur qui assiste à l'affrontement de forces extérieures, qui fait intervenir l'unité de foi pour la définir comme unité d'un plusieurs, qui manifeste un grand respect pour les originalités sans avoir à affronter ce qu'elles sont vraiment, et on rejoint tous ceux pour qui l'enjeu n'est pas de comprendre le processus mais de le vivre. Or vivre, ce n'est pas voir un spectacle où l'unité poursuit, en dépit des obstacles qu'elle rencontre, une marche dont on sait qu'elle atteindra son but, ce n'est pas faire entrer dans une communion prédéfinie tous ceux qui semblent lui échapper ; c'est plutôt opérer une rencontre effec­tive des chrétiens et faire que leurs originalités communiquent pour manifester, progressivement et toujours mieux, la communion qu'ils croient et qui les meut. On comprendra, toutefois, que cette unifi­cation n'est pas vécue sans que surgissent des obstacles et sans que menacent constamment unifornùté et repli de soi. Le corps des baptisés peut cesser de mobiliser les énergies et ne plus inviter chacun à se dépasser : il est devenu une idée abstraite, un idéal sans visage, quelque rêve à ce point lointain qu'il est incapable de faire respirer l'immédiat et de le transformer. Chaque chrétien ou chaque groupe particulier, par un retour inévitable, se laissent alors dériver au gré d'intérêts individuels, ils n'ont plus l'appétit de faire exister un corps qui est devenu, pour eux, beaucoup plus

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l'occasion d'un épuisement des forces vives que le sacrement qui illuminerait leur existence.

Un nouveau défi provoque peut-être, dans cet état de crise, les consciences qui croient en Jésus-Christ et ne renoncent pas à un sacrement qui affirmerait l'universalité de l'amour chrétien. Ce défi désigne une tâche : assurer une communication constante entre le corps et ses membres, mettre en œuvre des instances qui ser­viront de relais et dessineront des horizons successifs qui provoque­ront une ouverture des libertés, permettre à chacun une appro­priation réelle du témoignage libérateur tout en valorisant l'apport de sa p_ropre originalité. En bref, les chrétiens ne peuvent pas vivre kur existence comme une médiation de l'unité s'il leur est impos­sible de se situer dans le corps et de vérifier, là même, le sens de leur existence. C'est pourquoi nous dirons que la foi exige l'élabe>­ration d'une culture 284

: celle-ci permet aux baptisés de reconnaître humainement l'impact de leur vie de foi et, devenant Je fait de chacun, elle aide les libertés à se donner une existence réelle. Cette culture semble absolument nécessaire dans la mesure où l'on admet les dimensio':'s humaines de la vie de foi ; elle devient impérative pour cette raiSon fondamentale que l'homme, pour vivre doit savoir ce qu'il est et ce qu'il fait, être capable de se représe~ter le sens général de ses engagements en prenant du recul par rapport à leur particularité.

Encore cette culture doit-elle respecter le vécu qui est comme le critère de sa vérité. La tentation est grande en effet de céder à la facilité en construisant, dans l'abstr:Ut, un'e grille générale qui ne pourra pas permettre aux chrétiens de comprendre leur vie -puisqu'on aura créé une structure irrespectueuse des hommes en qui l'unité se médiatise. Il ne suffit pas, pour assurer J'unification du corp~, d'affirmer vaguement un mouvement de la foi qui lie les chretiens les uns aux autres. Pour qu'une culture soit effective et efficace, pour qu'elle ressaisisse la vie et favorise une existence co.hé;ente, elle doit être la culture de chrétiens réels et non pas des­cnptlon d'une humanité imaginaire. Autrement flottant au-dessus de r:~isten~e et n'offrant plus le visage d'une ;ituation réellement expenmentee, elle ne sert qu'à embrouiller le vécu et concourt à approfondir l'écart qui existe entre les efforts particuliers et leur

284. Nous· somriles conscient de traiter trop rapidement ce thème fort com­p-l~e de la culture. La même insuffisance marquera nos propos sur l'histoire. Mat~ nous ne pouvons pas ne_pas évoquer, .. dans le cadre de cette étude, des thèmes ausst fondamentaux, en même temps que les limites de notre travail interdisent une l~n~ue élabo:atio?. ~ous devons donc nous contenter de dégager des articulations generales, quitte a latsser au lecteur le soin de leur donner un contenu plus précis et de poursuivre cette sommaire analyse.

VIVRE CHRÉTIENNEMENT 185

insertion dans le corps tout entier, elle aliène chacun en proposant des orientations qui paraissent tout à fait extérieures à la liberté de l'homme. Elle ne formule plus une parole qui serait révélatrice de ce qui est obscurément vécu, mais elle replonge les individus en des ténèbres qui contribuent à accentuer leur solitude respective.

Contentons-nous de donner à la culture cette fonction générale et irremplaçable : permettre à chaque baptisé de se mouvoir à l'aise dans l'univers des médiations chrétiennes, et rappeler à tous le sens que leur cheminement reçoit de la marche de tout le corps. Car la progression du peuple ne se fait pas indépendamment de pèlerinages particuliers, elle n'avance pas d'une manière souveraine et autonome en reléguant dans l'insignifiant la multitude des hum­bles efforts. Hors cette dépendance réciproque des projets particuliers et du projet global, on cesse de voir que l'unification n'existe que dans les moments qui en sont autant de médiations, et se meurt le dynamisme unifiant qui devait s'amorcer dans les initiatives les plus limitées.

Une culture est nécessaire, au moins dans le sens que nous avons voulu dire ; elle ne suffit cependant pas à dévoiler la signification dernière de l'être et de l'agir. La culture, en effet, est un langage que se donnent les libertés lorsqu'elles obéissent au mouvement naturel qui les pousse à se dire humainement leurs convictions de foi. Mais ce travail de représentation, pour important qu'il soit et si graves qu'en puissent être les iinplications, n'épuise pas la tâche de la conscience croyante. Lorsque celle-ci oublie d'aller au-delà du langage qu'elle crée, elle confisque la vie, une fois encore, au profit de représentations abstraites, elle déplace le centre où les existences se gagnent et se perdent "'. Ce qui est requis, en défini­tive, ce n'est pas que l'unité trouve enfin une image parfaitement adéquate de ce qu'elle est : c'est qu'elle vive, progresse, entraîne les hommes vers leur accomplissement christique. La culture ne saurait se substituer à la vie pour cette raison fort simple et décisive qu'elle n'égalera jamais la foi qui l'habite. Le croyant peut parvenir à une certaine connaissance du corps, mais son travail de représen­tation ne capte pas dans une fidélité absolue les traits qui élabe>­reront un modèle définitif de l'unité. Au fond, la connaissance de

285. «La parole de la foi se f.ait vraie en devenant de plus en plus effective. Le véritable critère, c'est la cohérence d·une vie, le contenu qu'elle prend, ce qu'elle fait advenir, la visibilité qu'elle prête à l'œuvre du salut, c'est-à-dire la· mesure dans laquelle elle fait .apparaître la sainteté. ( ... ) La sainteté est de l'ordre du témoignage, non de la démonstration. Elle est un signe, non une preuve. Elle pose une question, elle n'offre pas nécessairement une réponse» (J. LADRlÈRE, L'artifu­/ation du sens, pp. 240-241).

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186 CONDITION CHRÉTIENNE ET SERVICE DE L'HOMME

f.oi est et r~~e une. connaissance pratique, elle ne peut rompre les hens noumcœrs qm la mettent en relation dialectique avec l'exis· te~ce. La culture est dépendante du vécu en même temps qu'elle gmde la progression de l'unité, les ambigultés de l'existence trans­par~ssent _en elle au moment où elle dégage une image qui aidera à mieux ':lvre. Les_ chrétiens portent l'humain et ses égoïsmes jusque dans le VlSage qu'Ils donnent au corps qu'ils forment ; ils n'en de­viendront pas pour autant défaitistes, pourvu qu'ils sachent en­tendre, d~ns et au-delà de ces mots qui déforment, l'appel qui les cons~_cre a transformer le monde.

Ce qui pourra donc satisfaire les désirs légitimes du chrétien, c'est une pratique qui éclaire le sens de la fraternité en laquelle il croit et pour laquelle il se dépense, une pratique qui soutienne sans cesse le mouvement qui relie dialectiquement l'engagement per­sonnel et la mission de tout le corps, une pratique, enfin, qui aide vraiment les existences et les médiatise en les plaçant sur l'horizon d'une communion universelle concrète. Tel est l'appel de la liberté croyante : habiter un monde qu'elle reconnaisse pour sien, se dé­couvrir en des e])gagements qui ne lui sont pas tout à fait étrangers, être nourrie par tout un ensemble d'expressions qui la révèlent à elle-même, vivre au sein d'une communauté réelle dont elle se sache partie prenante 286

• Mais cette appropriation des modes indé­finis qui affirment aujourd'hui !a vie du ressuscité ne dépend pas d'un système dont il suffirait de comprendre intellectuellement les rouages complexes : c'est en construisant un monde fraternel que les chrétiens se rejoignent et nomment, dans la foi, les aspirations qui montent de leurs convictions les plus profondes. Nous faisions allusion au flou qui empêche de définir avec précision le croyant. Cette imprécision ne résulte pas d'abord de ce que l'univers humain des chrétiens est tellement diversifié qu'il refuse, en fait, de se laisser déchiflrer totalement par une conscience qui de droit pourrait en faire une lecture rassasiante ; elle tient à une dimension irréductible et indépassable de la foi : le salut est histoire, le chrétien est un être qui se fait.

286. Voilà qui définit certaines urgences de la vie ecclésiale : « Dans les conditions actuelles, le je-Tu de notre première-relation baptisma:le est habituelle­ment noyé dans l'anonymat dès le moment que nous accédons à la célébr:ation de ce repas du Seigneur, qui reste, pourtant, en chtistianj'sme, le lieu par excellence de la formation -de l'unité et de la fraternité. Il existe donc une véritable contra­diction institutionnelle dans les aménagements concrets chargés de pourvoir, d'une pa:rt, à l'établissement de notre relation baptismale, et, d'autre part, au développe­ment harmonieux de notre relation eucharistique, à l'intérieur -de la communauté chrétienne» (J.-P. AUDET, Le projet pastoral de l'Église andenne, Communauté Chrétienne 50-51, mars-juin 1970, p. 150).

VIVRE CHRÉTIENNEMENT 187

Le corps des baptisés, cette fra~ité q;rl a le ~ond; entier pour demeure, ne prévient pas la conscience a la :nanrer: d un tout spatialement défini et ne dicte pas les normes q~u,, dep';lS la m?rt­résurrection du Seigneur, sont celles de la generosite hu:n"-':'e. Le corps doit être constitué. par les croya;>ts, et cett? constitution échappe au savoir et au dzre, elle est stnctement depend':"te de l'agir et du faire. La fraternité n'existe pas hors d'un travrul de la foi qui dépasse constamment les engagements e? les mettant .en relation avec des touts qui leur donnent une coherenc~. pr~gr~1V'; et universalisante. Mais s'il est vrai que le salut est dejà realise, Sl

l'unité est aujourd'hui parfaitement accomplie par la grâc~ de Jésus­Christ, chacun n'est pas que les eff'?rts,.som;n~,to?te ~arttels et tou­jours relatifs, qui signent sa contrlbuti?n a 1 ~d1fication du corps. Puisqu'il est fait fraternel d'une mamère qm ne peut plus con­naître de dépassement, chaque chrétien doit êt~e la t~talité du corps il est cette fraternité universelle à laquelle il travrulle. Dans l'hyp~thèse contraire (infidèle à la vérité chrétienne), il faudrait encore recourir à des stratifications de l'être, admettre l'urgence de l'agir mais refouler la foi loin de ces eng~gements ~:'nt les li'!'ites en fausseraient l'absolu. Et pourtant, on na pas entierement resolu le problème une fois qu'on a montré la présence du. tout à la conscience et précisé en quel sens le corps, sacrement qur rassemble l'espace, étale l'horizon qui perr:ret à chaq~e chrétie~ d'être, à ~on tour, le sacrement qu'il est toujours appele à devenir. Quelqu un aurait-il ressaisi l'infinité des rapports qui font le tissu du corps à tel moment donné, il n'aurait pas encore épuisé la signification entière de l'unité chrétienne.

En quoi consiste ce reste qui continue de résister à la mainmise des croyants ? Malgré qu'on soit tenté de le situer là, il ne pe~t s'agir d'actes humains qui échapperaient à l'entendement de la rru­son et dont le sens refuserait de se laisser enfermer en un langage d'homme 287 ; nous l'avons suffisamment montré, les chrétiens sont

287. J.-Y. JoLIF a écrit, là-d~sus,. une note fort é_clairant~ dont on !lo~ permettra de reprendre le large extrait sULvant : « Le probleme pose par le chnstla­nisme est très particulier : par principe même, le vécu chrétien ren:voie à _une intériorité qui ne peut s'objectiver absolument ~an~ un monde hUI?am et, hl.sto­rique ; de ce point de vue, le croyant est fondé a recuse~ tout~ les l_nter-rretatlons matérialistes qui réduisent la vie chrétienne à ses mamfestatwns !ustonques. I:a véritable question est de déterminer ce qui résiste à cette réduction, de défintr le plus qui interdit de confondre l'intériorité et l'extériorité visible. Si ce que nous avons dit de l'idée d'homme est exact et si le christianisme maintient en lui l'hu­main, le plu.r doit pouvoir être compris co~me une exigence p~tique,,.- mêm~ s'il est aussi autre chose - et le croyant dolt reconnaître la: venté de l1mage qut lui est donnée de lui-~ême par son partenaire: le christianisme n'est pas une essence idéale, ressaisie dans une pure intériorité, au-delà de l'~bjectivité des fai~; il n'est rien d'autre que sa manifestation objective plus l'exrgence d'une action

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188 CONDITION CHRÉTIENNE ET SERVICE DE L'HOMME

tout entiers dans le monde qu'ils fabriquent. Il s'agit plutôt du fait que ceux-ci, pris ensemble dans un instant donné, ne forment qu'un moment d'une histoire qui l'englobe et le relativise. Les croyants ne totalisent cependant pas l'histoire en s'affranchissant de l'instant qu'ils vivent et en fuyant vers un au-delà qui serait un ailleurs de l'humain. Si le baptisé, pour actualiser la fraternité dans sa vie, doit être personnellement les mouvements de rencontre qui font la fraternité de son époque, il faut aussi que son existence dépasse cette époque et rejoigne l'amour qui a transformé et conti­nuera de transformer l'histoire entière.

Dans notre recherche de l'identité chrétienne, nous sommes maintenant invités à instaurer, entre le corps et l'histoire, un type de rapport qui s'apparente à celui dans lequel le singulier s'univer­salise par la grâce de la communauté. Le corps, en effet, renvoie à un horizon encore plus vaste qui fait que, dans la suite du temps, il est lui-même médiation. Mais les rapports ne sont pas identiques, et nous devons introduire une différence essentielle. Le chrétien, s'il veut développer son appartenance et se sentir à l'aise dans la com­munauté, peut s'ouvrir aux autres, élargir les dimensions de son engagement, assumer au moins virtuellement les «possibles» aux­quels il renonce 288

; en principe, rien ne peut l'empêcher de re­joindre les activités qui lui paraissent les plus lointaines. L'unifica­tion atteint cependant d'autre-S dimensions lorsqu'il s'agit de voir comment le corps n'est pas l'englobant dernier et comment il pointe vers un universel qui ne peut être maîtrisé, ni en fait ni en droit. Hors un respect total pour cet universel concret, on prétend que le salut ne procède plus d'un acte gratuit, on en fait une nécessité inhérente à l'histoire en oubliant que Jésus est mort et ressuscité pour que l'histoire devienne porteuse d'un sens qu'elle ne pouvait se donner. Mais n'est-il pas contradictoire d'affirmer que le corps a et n'a pas de «dehors» ? La vie nous ramène au lieu de l'unique réponse, à la personne de Jésus-Christ. On verserait effectivement dans la contradiction si on réduisait le Christ à n'être qu'un per­sonnage historique et si on identifiait le corps au visage qu'il prend. Mais les chrétiens sont rassemblés par l'activité toujours actuelle du Seigneur. Si le corps peut, à la fois, être et ne paS être ce qu'il est, la négation qu'il effectue ne le renvoie pas à une réalité qui

capable d'instaure;_r la cohérence entre l'intérieur et l'extérieur. C'est seulement à cette condition, semble-t-il, que la contestation des interprétations matérialistes est autre chose qu·une illusion idéaliste. Peut-être est-il permis d'ajouter que c'est aussi à cette condition que le croyant a quelque chance de prendre au sérieux Ies signi­.fications chrétiennes dont il se réclame, puisque c'est alors seulement qu'elles deviennent des significations pour lui» (Comprendre /'homme, p: 259, note 153).

288. Cf. les pages que nous avons consacrées, dans le chapitre précédent, à l'analyse des «possibles chrétiens».

VIVRE CHRÉTIENNEMENT 189

serait homogène à son agir tout~ e? ~atifiant celu!~ci d~ dim~?s}ons infinies. Le corps peut donc mediatiSer le salut s Il a 1 h~milite de se reconnaître dans l'entière dépendance d'un amour qui ne peut être réduit mais reste d'une fidélité indéfectible. Vivre chrétienne­ment c'est communier à un tout qui se vide de toute suffisance. Le c~rps, pour médiatiser les chrétiens et les ~ommunautés,. doit s'accepter comme le radicalement pauvre, serVIteur des semteurs du salut.

Cette pauvreté définit la situation du corps dans le temps, e!le donne le sens que le présent reçoit de son passé et de son avenu. Il apparaît, en effet, que les chrétiens ~oivent. garder ou?ert le moment qu'ils vivent, qu'ils ne peuvent fair~ fi ?e !~ur P';"'Se et .d_e leur avenir sans payer, en retour, la note elevee dune rmmobi.li­sation de leur agir présent. « On parle de servir le mon~e et lzre les signes des temps, mais on a été formé par une théo!og:te. et une philosophie pas très ferrées sur l'histoire et la sigmficat10n du temps. » "'. Or l'affirmation première d'une théologie du temps viserait justement à montrer que le moment présent, est .une abs­traction si on le retire aux deux grands moments recapitulat~urs qui le tiennent en mouvement. Le corps des baptisés reçoit son unité des deux venues du Christ, et il détruit son œuvre dès qu'il ne se considère plus comme moment d'une histoire ouverte.

Quand les chrétiens com'!'unient aux e~gagem,e~ts .li,bérateurs qui travaillent toute la terre, ils acceptent d etre mediatiSes par un tout dont le passé ne peut être renié sans qu'on pèche par une suffisance orgueilleuse. Le danger qui guette le corps peut être de retourner à une période déterminée pour la privilégier et y recher­cher, dans la nostalgie, la forme parfaite de sa présence a:' .monde ? il peut être aussi de se satisfaire d'une sorte de syncretisme qui additionne, qui a le secret de tout puisqu'il ramasse tout, qui puise dans le passé, comme en une secrète réserve, la réponse à toute question que pœe l'aujourd'hui du monde .. Le corps cède a~ors ~ la facilité et à la complaisance, car il n'est nen hors de Celm qm, au-delà de tous les moments, fut et reste l'unique forme parfaite d'une humanité libérée. Le corps doit donc mener à son terme le recueillement, ne pas bloquer trop tôt, sur un moment ou un en­semble de moments, un mouvement qui doit ramener à ce com­mencement radical qui est l'entrée définitive de l'humain dans la gloire du Père. C'est cet acte initial qui justifie to~t ~gir ~résent, et c'est en lui que prennent sens les efforts actuels d umficatwn des hommes : il est la mesure qui mesure tout.

289. R. DB MONTVALON, Esprit 10, p. 633.

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190 CONDmON CHRÉTIENNE ET SERVICE DE L'HOMME

Mais cet acte passé ne peut être reconnu que dans la foi, s'il est vrai que « le commencement radical ne relève que d'une inter­prétation mythique, d'une forme de connaissance affectée d'un indice qui interdit de le confondre avec le savoir accompli » 290

Autant dire que les chrétiens ne peuvent révéler pleinement le moment qui, pourtant, en fait les porteurs du salut. C'est pourquoi l'adhésion à l'événement fondateur fait surgir, irrésistiblement, un en-avant absolu, un à-venir mystérieux qui viendra clore l'histpire, fermer le livre du monde. Cet avenir, cependant, peut être aussi aliénant que le passé, et les chrétiens ne peuvent s'enorgueillir d'une possession telle de l'achèvement qu'ils décréteraient le tracé que l'histoire doit emprunter. Ils savent que le Seigneur vient et que le temps du salut, inauguré en sa personne, court vers la plénitude du retour. Mais ils ne détiennent pas le secret de l'itinéraire, ne connaissent pas avec certitude les routes où s'engager et celles qu'il faut éviter ; en un tel sens, ils ont tou jours l'âge de l'humanité.

Le corps des baptisés doit donc se convertir sans cesse à l'au­jourd'hui de sa mission. II tient du Christ le sens dernier de la quête humaine, et son espérance doit se lever sur les nations comme sacrement de l'amour qui appelle et fait vivre la liberté. A la fois jeunes et vieux de leur passé, ignorant le comment de l'avenir, les chrétiens transforment la détresse possible du présent en une espé­rance laborieuse qni donne à l'amour de croltre comme projet indé­fini. Pour eux, le présent n'est pas que le compte, équilibré ou non, de ce que le passé a produit de positif et de négatif, et l'avenir n'est pas la nuit complète. Dans le Christ, celui qni cherche trouve, celui qui avance est arrivé, celui qui veut aimer aime ; mais il ne trouve que s'il cherche, il n'arrive que s'il avance, il n'aime que s'il se fait violence pour sortir de son égoïsme. Les chrétiens répon­dent à leur mission lorsqu'ils reconnaissent, dans le Christ, la responsabilité qui est la leur d'amener le monde, péniblement, malgré ses résistances, à entendre ces paroles que le Christ a pro­noncées pour lui, et qui le comblent bien au-delà de ses espoirs les plus insensés puisqu'elles le font participèr à ce dialogue où le Fils dit son amour au Père. Emerveillés, les hommes se découvriront tels qu'ils sont devenus : une parole amoureuse proférée dans l'inti­mité même de Dieu.

290. J.·Y. JouF, Comprendre /'ho'IJ'lme, .p. 256.

' INDEX DES AUTEURS CITES

ANCEL, Mgr A., 36 AUBERT, J.-M., 94, 105 AUDET, J.-P., 186 AUER, A., 144

BALTHASAR, RU. von, 59, 67, 129

BARRAULT, J.-L., 116 BARTH, K., 63 BELLET, M., 142 BIOT, F., 95 BOTTE, B., 40 BOURDEAU, F., 47 BOURGY, P., 89 BRETON, S., 62, 73, 86, 104,

107, 114, 138, 140, 145, 166 BRO, B., 113, 121

CERFAUX, L., 38 CHENU, M.-D., 133, 162 CLAVEL, M.,88, 146, 147, 158 CLOUZOT, G.-H., 113 COMBÈS, J., 58 CONGAR, Y., 35, 36, 39, 40,

106, 123, 124, 129, 143 COSTE, R., 161 CRESPIN, R., 22, 49, 67 CRESPY, G., 86, 109

DARLAPP, A., 147 DE BEAUVOIR, S., 181 DE BOVIS, A., 50 DEBRAY, P., 100, 109, 110,

113 DE CERTEAU, M., 89, 120,

132, 147, 174 DEJAIFVE, G., 55 DE LA POTTERIE, I., 154 DE LUBAC, H., 44, 54 DEMONCHAUX, A., 108, 109,

150, 160 DE MONTVALON, R., 73, 95,

101, 109, 112, 114, 149, 156, 163, 173, 189

DENIS, H., 33, 44, 47, 97, 114, 116, 172, 179

DE VAULX, J., 35 DIDIER, R., 33, 35, 96 DOMENACH, J.-M., 111 DOR, G., 127 DUBUYST, F., 116 DUMÉRY, H., 58, 86, 107,

142, 149, 170 DUMONT, F., 74, 147 DUQUOC, C., 65, 80-83, 123,

124, 126

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192 CONDITION CHRÉTIENNE ET SERVICE DE L'HOMME

DURANDEAUX, J., 22 DURWELL, F.-X., 64

FRANSEN, P., 39, 49 FRIES, H., 130 FRISQUE, J., 33, 43, 45, 47,

114, 158

GANNE, P., 68, 88, 168, 176 GARRONE, Mgr G.-M., 56 GEFFRÉ, C., 162, 170 GODIN, A., 78 GONZALEZ-RUIZ, J. M., 81,

98, 136, 157, 168 GRAND'MAISON, J., 164 GRELOT, P., 38 GUICHARD, J., 97, 99 GUTIERRÈZ, G., 90

HOBBES, T., 146 HOUTART, F., 112

JOLIF, J.-Y., 36, 100, 106, 115, 126, 130, 133, 142, 148, 159, 166, 168, 172, 187, 190

KLOPPENBURG, B., 39 KÜNK, H., 62, 81, 98, 165

LADRIÈRE, J., 72, 185 LALANDE, A., 156, 168 LAMBERT, B., 56 LAURENTIN, R., 22, 38, 66,

85, 117 LEFEBVRE, H., 111, 148 LÉGAUT, M., 137 LÉGER, P.-É., 144 LÉON-DUFOUR, X., 40, 176 LESQUIVIT, C., 40 LE VAILLANT, Y., 165 LONG-HASSELMANS, G., 40

MANDOUZE, A., 143, 145 MARCUS, E., 34, 42

MARLIANGEAS, B.-D., 42 MARROU, H.-I., 96 MARTELET, G., 40, 45, 46,

171 MARTY, Mgr F., 47-49 MAYEUR, J.-M., 164 MAZERAT, Mgr H., 49 MEHL, R., 115, 116 METZ, J.-B., 64, 102 MOLTMANN, J., 90 MÜHLEN, H., 50, 64, 72, 102,

139

PAIEMENT, G., 177 PANNENBERG, X., 63 PASCAL, B., 178 PÉGUY, C., 12 PERROUX, F., 111 PIDLIPS, Mgr, 32, 34, 41, 54 PIE XI, 127 POHIER, J.-M., 80 PRAAG, J.P. van, 110

RAHNER, K., 50, 56, 123, 125 RATZINGER, J., 45, 54 RÉMOND, R., 156 RICHAUD, Card., 48 RICŒUR, P., 104, 136 ROQUEPLO, Ph., 116

SALAÜN, R., 34, 42 SARTRE, J.-P., 115 SCIDLLEBEECKX, E., 51, 56,

110 SCHLETTE, H.R., 50 SEMMELROTH, 0., 38, 39 SERVIER, J., 87 SIX, J.-F., 161

TEILHARD DE CHARDIN, 109

TORRANCE, T.F., 101

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i INDEX DES AUTEURS CITÉS 193

VASSE, D., 138 VEERKAMP, T., 146 VORGRIMLER, H., 50

WALGRAVE, J.-H., 78 WARNACH, V., 38

WASSELYNCK, R., 23, 37, 45 WATTS, A., 87 WIENER, C., 47, 51 WINKLOFFER, A., 50

XHAUFFLAIRE, M., 83

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TABLE DES MATIÈRES

SIGLES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9

PRÉFACE ......................................... 11

INTRODUCTION ••• 0 ••••••••••••••••••• 0 ••••••••• 15

CHAPITRE PREMIER - UNE PROBLÉMATIQUE :

SACERDOCE ET MINISTÈRE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21

1. Une Église visible qui a encore besoin de médiateurs (Doc. IV) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32

2. Un Peuple et ses Pasteurs (Doc. V) . . . . . . . . . . . . 37

3. Sacerdoce baptismal et service ministériel ( MVP) . . 4 2

a. Le ministère sacerdotal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42

b. Le sacerdoce baptismal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49

Sacerdoce en plénitude . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49

Sacerdoce en croissance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 52

Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 54

cHAPITRE n- LE CHRÉTIEN,

UN ~TRE D'ESPÉRANCE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61

1. La vie chrétienne n'est pas déterminée . . . . . . . . . . . 62

2. La vie chrétienne est déterminée . . . . . . . . . . . . . . . . 73

3. Un univers de médiations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79

4. Utopie et espérance chrétienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85

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196 CONDITION CHRÉTIENNE ET SERVICE DE L'HOMME

CHAPITRE III - L'EXISTENCE MONDAINE

DU CHRÉTIEN 0 ••••••••• 0 ••••••••••••••• • · ••••• 93

95 95 97

99

1. Les chrétiens et le monde ..................... .

Les chrétieos sont monde ...................... .

Le monde ne doit pas être posé en un temps second

L'être rnême du chrétien ne peut être scindé ..... .

2. Unité de la vie chrétienne .................... .

a. Unité dans la dualité ...................... .

b. Unité de tension .......................... .

c. A !front er le monde ........................ .

Un monde différent ...................... .

Une vie chrétienne aliénée .................. .

101

102

104

106

106

110 La peur d'une mort ........................ 112

CHAPITRE IV- UNITÉ ET PLURALITÉ

CHRÉTIENNES ................................. 119

1. La pluralité chrétienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 120

a. L'unité chrétienne est l'unité d'un «plusieurs» . 121

b. L'unité chrétienne «ne» peut Nre «que>> plusieurs 122

c. l rréductibilité de la pluralité chrétienne . . . . . . . . 127

2. L'unité de vocation ........................... 129

La mort à soi-même . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131

Seos chrétien de la quête humaine . . . . . . . . . . . . 132

3. L'unité de la vie •••••••• 0 •••••••••••••• 0 ••••• 134

Refuser l'abstraction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135 Faire l'unité que nous sommes déjà . . . . . . . . . . . 136

4. Vivre avec des étrangers . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 141

a. La loi du renoncement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 141

b. La nécessité d'autrui . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 145

c. Autrui comme étranger . . . . . . . . . . . . . . . • . . . . . 148

l TABLE DES MATIÈRES 197

CHAPITRE v - VIVRE CHRÉTIENNEMENT . . . . . . . . . 153

1. L'eogagement personnel du chrétieo .............. 155

2. Engagement personnel et apparteoance au corps des baptisés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 163

a. Le repli sur soi . . . . . . . . . . . . . • . . . . . . . . . . . . . 164

b. L'appartenance au corps ........•..•........ 167

1) Dialectiser les pôles de l'existeoce chrétienne . . 167

Conseotir au corps . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169

Compromettre le corps • • • • • • • . . . . • • . • . • • 172

Refaire constanunent le corps . . . . . . . . . . . . . . 174

2) La structure du sacrement des chrétiens . . . . . 177

3. Les chrétiens et l'histoire ........................ 181

INDEX DES AUTEURS CITÉS ..................... 191