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1 Université d’automne du MuCEM Voyage en Méditerranée Vendredi 13 novembre « Aïda, un opéra pour le canal de Suez » Introduction Opéra de Tel-Aviv, production de F.Zeffirelli pour la Scala de Milan, saison 2008-2009 Le nom de l’opéra permet d’associer immédiatement musique et vison de l’Egypte ancienne. Mais de quelle vision s’agit-il ? Les thèmes magistraux mondialement connus résonnent via les trompettes de la fin du deuxième acte, les décors s’esquissent facilement et l’œuvre apparaît comme la commande d’une résurgence d’un passé glorieux dont tous les amateurs de légendes égyptiennes se sentent familiers. Au-delà d’un rappel du contexte historique dans lequel inscrire l’œuvre, il sera intéressant de nous pencher sur ce qui fait d’Aïda un véritable « voyage en Méditerranée », depuis sa genèse dans les papiers d’Auguste Mariette-Bey jusqu’aux mises en scène les plus récentes. Pour cela nous en examinerons d’abord les circonstances de la conception de l’œuvre, la recherche d’une reconstitution archéologiquement proche de la vie dans l’Egypte antique, avant de voir en quoi les représentations actuelles semblent définitivement tributaires d’une conception onirique d’un monde recréé de toutes pièces. I) Rappel des conditions de la création de l’œuvre 1) le contexte de construction du canal A l’occasion de l’ouverture du canal de Suez en 1869, le khédive Ismaïl Pacha souhaite donner un lustre particulier à l’événement. Il s’agit donc pour lui de recevoir fastueusement les élites gouvernementales du moment et d’affirmer que son pays est une puissance moderne avec laquelle il faudra compter. Le projet est controversé, car voulu par les Français qui en étudiaient la possibilité depuis les campagnes napoléoniennes puis avec les calculs de scientifiques saint-simoniens. Des travaux menés par Ferdinand de Lesseps, ancien précepteur du khédive, avaient démontré que la construction d’un canal sans écluse pouvait relier la Méditerranée au golfe de Suez, ouvrant ainsi la voie maritime vers l’Asie sans contourner le continent africain. Les Britanniques s’insurgèrent tant qu’ils le purent, car ils auraient préféré une ligne ferroviaire traversant l’Egypte et redoutaient l’influence des Français qui aurait pu, grâce au canal, menacer leur hégémonie dans la région. Dans les faits, le canal fut financé par les actionnaires français et le khédive, mais pour éviter la ruine quelques années plus tard, celui-ci revendit ses parts aux Anglais pour une somme de 4 000 000 £. Ils installèrent donc des troupes pour en garantir la sécurité, et confirmèrent ainsi définitivement leur mainmise sur la région. 2) Pourquoi un opéra ? Ismaïl Pacha avait étudié en France et avait auparavant eu pour précepteur Ferdinand de Lesseps. C’est donc un homme occidentalisé et pétri de culture européenne qui dirige l’Egypte alors sous la tutelle de l’empire ottoman. Un temps tenté de freiner les travaux de construction du canal de Suez car il était influencé par les Anglais, il finit par souhaiter un déploiement de faste pour l’inauguration. Il se rendit lui-même dans toutes les cours d’Europe et invita en personne les souverains aux cérémonies. Par ailleurs, il avait déjà introduit des mesures pour occidentaliser son pays, en faisant construire un théâtre au Caire, et en favorisant l’instruction.

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Université d’automne du MuCEM Voyage en Méditerranée Vendredi 13 novembre

« Aïda, un opéra pour le canal de Suez »

Introduction

Opéra de Tel-Aviv, production de F.Zeffirelli pour la Scala de Milan, saison

2008-2009

Le nom de l’opéra permet d’associer immédiatement musique

et vison de l’Egypte ancienne. Mais de quelle vision s’agit-il ?

Les thèmes magistraux mondialement connus résonnent via les

trompettes de la fin du deuxième acte, les décors s’esquissent

facilement et l’œuvre apparaît comme la commande d’une

résurgence d’un passé glorieux dont tous les amateurs de

légendes égyptiennes se sentent familiers.

Au-delà d’un rappel du contexte historique dans lequel inscrire

l’œuvre, il sera intéressant de nous pencher sur ce qui fait d’Aïda un véritable « voyage en Méditerranée », depuis sa

genèse dans les papiers d’Auguste Mariette-Bey jusqu’aux mises en scène les plus récentes. Pour cela nous en

examinerons d’abord les circonstances de la conception de l’œuvre, la recherche d’une reconstitution

archéologiquement proche de la vie dans l’Egypte antique, avant de voir en quoi les représentations actuelles

semblent définitivement tributaires d’une conception onirique d’un monde recréé de toutes pièces.

I) Rappel des conditions de la création de l’œuvre

1) le contexte de construction du canal

A l’occasion de l’ouverture du canal de Suez en 1869, le khédive Ismaïl Pacha souhaite

donner un lustre particulier à l’événement. Il s’agit donc pour lui de recevoir fastueusement

les élites gouvernementales du moment et d’affirmer que son pays est une puissance

moderne avec laquelle il faudra compter.

Le projet est controversé, car voulu par les Français qui en étudiaient la possibilité depuis

les campagnes napoléoniennes puis avec les calculs de scientifiques saint-simoniens. Des

travaux menés par Ferdinand de Lesseps, ancien précepteur du khédive, avaient démontré que la construction d’un

canal sans écluse pouvait relier la Méditerranée au golfe de Suez, ouvrant ainsi la voie maritime vers l’Asie sans

contourner le continent africain.

Les Britanniques s’insurgèrent tant qu’ils le purent, car ils auraient préféré une ligne ferroviaire traversant l’Egypte

et redoutaient l’influence des Français qui aurait pu, grâce au canal, menacer leur hégémonie dans la région.

Dans les faits, le canal fut financé par les actionnaires français et le khédive, mais pour éviter la ruine quelques

années plus tard, celui-ci revendit ses parts aux Anglais pour une somme de 4 000 000 £. Ils installèrent donc des

troupes pour en garantir la sécurité, et confirmèrent ainsi définitivement leur mainmise sur la région.

2) Pourquoi un opéra ?

Ismaïl Pacha avait étudié en France et avait auparavant eu pour précepteur Ferdinand de Lesseps. C’est donc un

homme occidentalisé et pétri de culture européenne qui dirige l’Egypte alors sous la tutelle de l’empire ottoman.

Un temps tenté de freiner les travaux de construction du canal de Suez car il était influencé par les Anglais, il finit

par souhaiter un déploiement de faste pour l’inauguration. Il se rendit lui-même

dans toutes les cours d’Europe et invita en

personne les souverains aux cérémonies. Par

ailleurs, il avait déjà introduit des mesures pour

occidentaliser son pays, en faisant construire un

théâtre au Caire, et en favorisant l’instruction.

2

Il souhaita commander un opéra qui serait donné pour les fêtes de

l’inauguration. Il voulait un sujet qui montre la grandeur de l’Egypte,

un opéra « purement antique et égyptien », avec « une mise en

scène rigoureusement exacte et une couleur locale strictement

conservée »1. De son côté, Verdi, en Europe, avait été un moment

tenté par l’envie de créer un opéra dans un style et avec un sujet

orientalisant. Mariette dirige quant à lui les recherches

archéologiques égyptiennes, a participé aux fouilles de Saqqara, de

Gizeh et a organisé les musées de Boulaq et du Caire. Pour

l’Exposition Universelle de 1867, il a supervisé l’organisation du

pavillon égyptien, bref, ses recherches et sa connaissance de

l’Egypte antique en font un interlocuteur fiable pour ce qui concerne les futures visées du pacha.

Mariette élabora un premier sujet de synopsis qu’il soumit ensuite à Verdi par l’intermédiaire de Camille Du Locle2,

lequel avait déjà travaillé à la version française du Don Carlo et travaillera ensuite le livret d’Aïda en français à partir

de la version italienne de Ghislanzoni ; il fera encore de même pour La Force du destin et Simon Boccanegra.

Verdi donna son accord et sembla dans un premier temps vouloir suivre le texte proposé par Mariette et intitulé La

Fiancée du Nil, que lui soumit Du Locle au printemps 1870. Il considérait à la fois le souci d’exactitude historique

comme passionnant et surtout l’intrigue lui convient d’un point de vue dramaturgique. « C’est à la fois théâtral et

décoratif, avec deux ou trois situations très belles. » dit Verdi3.

3) Un sujet égyptien

Mariette propose un épisode de l’histoire égyptienne s’étant réellement produit à leur gloire. Il s’agit de retracer

une campagne triomphale menée par les Egyptiens contre les Ethiopiens ; elle servit à donner à l’intrigue sa caution

historique et légitime le poids du pouvoir politique et religieux dans l’œuvre, lui donne une cause grandiose à servir.

L’Egypte antique triomphante résonne donc comme une injonction pour l’Egypte de 1870 à redevenir une puissance

importante.

II) Universalité du sujet

En dépit de la situation spatio-temporelle hautement marquée et qui fixe l’action dans l’Egypte antique, à la

demande expresse du Khédive Ismaïl Pacha, nous pouvons nous demander ici dans quelle mesure l’opéra est

réellement une œuvre « égyptienne ».

1) Le synopsis

Ce qui intéresse finalement le compositeur est surtout l’intrigue entre les personnages principaux. Il faut créer une

tension dramatique et développer les passions.

L’histoire repose d’abord sur l’amour éprouvé par deux femmes envers le même homme : Amnéris est fille de

Pharaon, donc ne peut qu’être promise à un être exceptionnel. Au début de l’œuvre, Radamès n’est que général de

l’armée égyptienne, toute union est donc compromise. Cependant la promotion du jeune homme au rang de chef de

l’armée au moment où il s’agit de repousser les Ethiopiens lui donne espoir de le voir revenir digne d’elle en cas de

succès. Leur union sera d’ailleurs programmée par le roi au retour triomphal de la fin du second acte. A l’opposé,

Aïda est pour l’heure esclave d’Amnéris mais elle dissimule son identité de princesse d’Ethiopie. Le trio est formé,

d’autant que Radamès est lui aussi épris de la jeune esclave. La jalousie, moteur des tragédies verdiennes autant que

shakespeariennes, est également à l’œuvre dans l’opéra puisqu’Amnéris soupçonnant Aïda d’aimer Radamès va la

pousser à reconnaître ses sentiments (au début de l’acte II) puis espionne les amants avant de découvrir la trahison

1 Correspondance de Mariette, citée dans l’article suivant : http://books.openedition.org/editionsbnf/853?lang=fr 2 http://www.artlyriquefr.fr/personnages/Du%20Commun%20du%20Locle.html 3 Cité dans l’article d’opera-online, voir sitographie.

Mariette par Nadar C. Du Locle en 1895

3

involontaire de Radamès à l’acte III ; elle tentera encore de le sauver en échange de sa promesse de ne jamais revoir

Aïda à l’acte, IV, ce qu’il refuse, sa mort devient donc inévitable.

A l’intrigue amoureuse se superposent la pression du pouvoir et celle de la loyauté qui confèrent à l’œuvre sa

dimension grandiose et tragique. Amnéris et Radamès sont soumis aux lois politiques et religieuses. Acceptant d’être

le général en chef de l’armée égyptienne, Radamès risque de perdre l’amour d’Aïda dont il va affronter et vaincre le

père, réduit ensuite en esclavage. De même Amnéris ne peut rien contre les prêtres qui décideront du sort du

général après sa trahison. La raison d’état domine les relations personnelles. Et que dire du drame d’Aïda ? Elle aime

un ennemi de son peuple, dont elle sait qu’il a pour mission de le détruire ; ensuite, elle est mise en demeure par

son père retrouvé de pousser Radamès à trahir son peuple (sachant qu’il a déjà demandé par amour pour elle la

libération des prisonniers éthiopiens au pharaon) en lui faisant communiquer son itinéraire alors qu’Amonasro

écoute et tient là une occasion de se venger de la première défaite infligée à son armée. Amonasro l’a décidée en lui

faisant la morale sur la loyauté due à sa patrie, celle qui broie par la puissance de son aura, et non la mère

nourricière douce et à jamais perdue. Les actes de la jeune femme portent la responsabilité de la perte conjointe de

son père et de son amant, sa mort seule pourra lui procurer l’apaisement.

C’est ainsi que la soprano Kristin Lewis, qui vient d’interpréter le rôle-titre à l’opéra de Turin à l’occasion de la

réouverture du musée d’égyptologie de la ville (le second au monde), peut affirmer qu’Aïda rapporte avant tout

« une histoire humaine, à laquelle tout le monde peut s’identifier, car chacun affronte des problèmes de loyauté et

se trouve dans l’obligation d’effectuer des choix difficiles. »4

2) La structure de l’œuvre

Quelques éléments de structure tendraient de même à établir qu’Aïda n’est pas une œuvre conçue pour être

reconnue comme « égyptienne ». Elle répond essentiellement à des critères de son temps et surtout de son milieu

d’origine. Verdi signe un opéra « à la française » en plusieurs points :

a- L’entrée du messager au premier acte correspond à un cheminement musical qui donne toute sa

monumentalité à l’épisode : l’arrivée des prêtres et de la cour précédant le monarque avant que le messager

porteur de la nouvelle de la présence des Ethiopiens sur le sol égyptien ne s’exprime permettent un

cheminement rythmé par la musique puissante de l’orchestre, qui dramatise le récit dans un appel à la

vengeance allant crescendo avant que la solution ne s’impose : nommer Radamès chef de l’armée qui se

portera à la riposte. Le héros est alors enjoint de revenir vainqueur, adoubé par le chef des prêtres, le

pharaon et Amnéris, tandis qu’Aïda chante sa détresse dans une ligne mélodique différente. En effet, une

des constantes de l’opéra à la française réside dans le spectaculaire, les effets de masse et les décors

imposants. A ce titre, Aïda sera donc bien dans l’esthétique appréciée en occident dans les années 1870. Le

précédent opéra de Verdi, Don Carlo, a d’ailleurs été composé en français dans une version plus longue que

dans la version italienne (la plus fréquemment donnée aujourd’hui), de presque 4h !

Extrait 1 : http://concert.arte.tv/fr/aida-de-verdi-au-teatro-regio-torino

A 20’42 ‘’jusque 23’23’’

b- Le ballet constitue la seconde marque de l’opéra à la française : condition sine qua non héritée des débuts de

l’opéra français au temps où Lully orchestrait ses premiers spectacles pour le Roi-danseur. Et si l’on se risque

encore plus loin dans la recherche des origines, il s’agit bien ici de retrouver les traces des premiers chœurs

du théâtre grec, à la fois psalmodiés, rythmés et mobiles, qui se distinguèrent ensuite en chœur et

chorégraphie. L’opéra prend ainsi une allure d’œuvre totale par l’alliance de tous les arts : architecture des

décors, poésie du livret, puissance de la musique, exubérance des corps dansants. D’aucuns diront que la

vue des danseuses avait de quoi réjouir et raviver l’attention des spectateurs parisiens dans une société du

Second Empire qui a vu la figure des femmes légères érigée en modèle artistique ; néanmoins, le ballet

constitue l’un des fleurons de l’opéra français.

4 Entretien accordé à l’occasion de la production du Teatro Regio de Turin http://www.theoperaplatform.eu/fr/video/teatro-regio-torino-aida-interview-lewis

4

Premier ballet : au début du second acte, il se situe dans un contexte intime, celui des appartements

d’Amnéris, où après un chœur de femmes délicat soutenu par la harpe au début puis par un discret

ensemble de cordes, les danseurs interviennent et avivent la joie de la princesse dans un mouvement enlevé

qui combine les couples de danseurs.

3) L’esthétique verdienne

a- Les chœurs constituent un élément essentiel de la palette orchestrale de Verdi.

Le compositeur décide, dans Aïda, d’en faire un modèle de représentation du pouvoir religieux, notamment

par les voix d’hommes qu’il choisit de montrer en dévotion ou au contraire dans l’exercice de leur autorité : ainsi

la scène 2 de l’acte 1 dans le temple de Ptah, baignée dans la pénombre de l’édifice est-elle nimbée de douceur,

le chœur masculin débute pianissimo, alternant avec les voix de soprano en coulisses du chœur des prêtresses

adorant la divinité. Leur chant est basé sur la composition en demi-tons, dans des intervalles de seconde

mineure ou seconde augmentée, accompagné de la harpe qui confirme le cadre spatio-temporel. Quant au très

court moment de ballet, soutenu par hautbois, basson et flûtes, il se veut une concrétisation de ce même cadre.

Le chœur d’hommes ensuite, suivant l’officiant qui remet à Radamès son épée de capitaine, prend de l’ampleur

et, par les voix de basse qui relaient celle de Ramfis, contribue à donner à l’événement son aspect solennel en

réintroduisant une scansion forte relayée par des cuivres. En toile de fond s’élèvent encore les voix des femmes

adorant la divinité mais l’heure n’est plus aux prières, elle devient, par l’épée, le temps de l’action et s’achève en

crescendo qui rassemble le chœur alors que Radamès s’exclame en dominant le groupe. Une ultime cohabitation

chorale entre hommes et femmes se résume enfin à la reprise écourtée des phrases correspondant au thème

des deux groupes ; le tout précède le cri de résolution de Radamès puis les roulements de tambours d’avant la

guerre.

Extrait 2 : http://www.theoperaplatform.eu/fr/opera/verdi-aida

De 30’ à 38’.

Le triomphe de Radamès à l’acte II constitue la partie la plus célèbre de l’opéra, puisque l’air des trompettes en

scande le faste et colore doublement l’apothéose de l’Egypte par le biais de son général. L’importance du chœur,

déjà instrument verdien à part entière, amplifie par sa présence les caractéristiques prisées par le public de cette

époque. C’est ainsi que successivement Verdi joue sur la douceur des chœurs des femmes pour accueillir le

vainqueur, telle une promesse de bonheur, puis celui des hommes donnant un accent plus viril à l’issue de la

bataille, avant le dernier chœur des prisonniers, écho désabusé de celui du très célèbre Nabucco5. Cette fois, les

esclaves ne sont plus qu’une masse pitoyable devant laquelle la compassion du spectateur s’exerce, au son

d’une mélodie sourde, soutenue par les cordes et scandée par un rythme pesant comme les chaînes de leur

asservissement. A la manière du chœur antique, personnage-écho des sentiments et émotions humaines, Verdi

emmène le drame vers l’universel en le colorant progressivement des accents de la tragédie.

Extrait 3 : https://www.youtube.com/watch?v=b8rsOzPzYr8

San Francisco Opéra, Luciano Pavarotti, Margaret Price, 1972 ; de 58’ pour le début du tableau, trompettes à 1’02,

ballet à 1’03’48 jusque 1’11’’, chœur des prisonniers à 1’13’’ ; la scène dure jusque 1’19’’.

b- La question du ballet se pose également : certes Verdi se plie aux codes de l’opéra à la française comme cela

a été noté plus haut, mais il serait excessif de penser qu’il se contente de se conformer à un modèle imposé :

il tient là une occasion de composer des morceaux spécialement instrumentaux et de donner corps à une

esthétique musicale personnelle ; il confirme ainsi l’atmosphère de l’œuvre et lui donne des accents

mélodiques particuliers. Présent à deux reprises dans Aïda, le ballet offre un lieu supplémentaire à la

virtuosité musicale et permet de colorer l’opéra.

c- Le choix de configuration de la scène finale : Verdi va innover en imaginant un double plateau pour la

dernière scène. En effet, il tient à confronter l’intimité des adieux entre Aïda et Radamès avec le dernier

5 Dont nous pouvons faire un écho magnifique avec la représentation du 12 mars 2011 dirigée à Rome par Riccardo Muti et retransmise sur Arte : https://www.youtube.com/watch?v=gaXE0v0bJoE

5

chœur des prêtres puis les regrets d’Amnéris. Cette contrainte n’ira pas sans poser problème lors de la

création et Mariette s’en inquiète par lettre6 auprès de Draneht Bey, intendant de l’opéra du Caire:

« Le dénouement d’Aïda et ce grand diable de souterrain imaginé par Verdi m’empêchent de dormir […]. C’est que la chose vaut

la peine d’être examinée, car nous nous exposons là à mériter la désapprobation des gens de goût, s’il y en a en Égypte. Voici en

effet la difficulté. La hauteur du plancher sur lequel les danseuses vont danser et les choristes chanter est telle que, du parterre,

on ne verra que le haut du corps des personnages. Les chanteurs qui se tiendront un peu au fond ne seront même pas vus du

tout […]. J’ai un remède à vous proposer. Ce remède consiste à baisser considérablement le praticable tout entier, à le reculer

un peu vers le fond de la scène et à semer par-devant quelques gros blocs en peinture imitant les éboulements d’un souterrain.

Au lever du rideau, M. Mongini pourra être au fond et dans l’obscurité. De là il s’avancera vers le public, étendant les bras

devant lui, se courbant, se levant, comme s’il marchait péniblement dans un de ces souterrains surbaissés comme les temples de

la Haute Égypte en offrent des exemples. Arrivé à l’endroit où M. Mongini n’a plus le praticable au-dessus de la tête, il

reprendrait son allure naturelle pour entrer définitivement en scène au milieu des rochers. Quant à Aïda, elle pourrait, dès le

lever du rideau, être évanouie sur un de ces mêmes rochers. Entendant Rhadamès, elle se lèverait et circulerait au milieu d’eux

pour arriver jusqu’à lui […]. Ainsi, couper tout simplement le bas des toiles sur lesquelles le souterrain est peint (il n’y a là à

rompre aucune ligne puisque le souterrain est formé d’arcades sombres prises dans la masse des rochers), couper d’autant avec

un trait de scie le bas des chevalets du praticable déjà faits, reculer le praticable vers le fond de la scène où il reste beaucoup de

place, voilà ce que je vous demande. Vous comprenez que plus on éloigne de la rampe la façade du souterrain, puis il y a chance

pour que le public comprenne au premier coup d’œil l’arrangement un peu inusité pour lui d’un souterrain et d’un temple

superposés idéalement. » (Cité par Abdoun, op. cit., pp. 77-78.)

Il n’empêche que Verdi vient de mettre en place une lisibilité de la simultanéité des événements permettant une

fois de plus de confronter les passions et intérêts opposés. La réunion mystique des amants dont les âmes

s’apprêtent à goûter la félicité éternelle dans un « ensiem’ » ascendant qui s’oppose avec leur situation enterrée

contraste avec la solitude d’Amnéris résignée dont les dernières notes s’abîment au contraire alors qu’elle demeure

au-dessus de la tombe des deux mourants.

Cette innovation peut être considérée comme partie intégrante du succès de l’opéra et devient une prescription

que les metteurs en scène n’enfreignent pas plus que les autres d’ailleurs. Indépendamment de cet opéra, la

confrontation des plans est un outil intéressant qui peut nourrir les regards portés sur d’autres œuvres. Il est

intéressant de noter que l’artiste Katie Mitchell dans la dernière mise en scène qu’elle a proposée en 2015 au

Festival International d’Art Lyrique d’Aix-en-Provence joue de ces plans superposés avec intelligence pour servir

l’Alcina de Haendel : l’espace double permet de distinguer au premier niveau le lieu de représentation de la sorcière

en tant que belle et jeune amoureuse et au second son antre où la métamorphose des amants dont elle s’est lassée

a lieu.

http://www.resmusica.com/2015/07/07/impressionnante-alcina-de-katie-mitchell-a-aix/

On pourrait alors partiellement conclure en disant qu’Aïda est avant tout une œuvre de maturité au sujet prétexte

à l’exploration sans cesse approfondie de l’art musical et scénique pour un compositeur au faîte de son art.

6 Lettre citée dans l’article suivant : http://books.openedition.org/editionsbnf/853?lang=fr ; source de la lettre : Quaderni dell’ Istituto di studi Verdiani, 1971, no 4, p. XVII.

6

III) Voyager en Méditerranée avec Aïda : un temps et un espace recréés

1) La caution scientifique d’Auguste Mariette

Il est fondamental de se pencher d’abord sur le travail et l’ambition de Mariette pour mieux cerner les enjeux

de mise en scène actuels. Le savant en effet est maître d’œuvre pour la conception de l’opéra : à Verdi la

composition, à lui les rênes du décor et des costumes dans le dessein de donner bien davantage que de la

vraisemblance à Aïda. Le souci du détail guide l’égyptologue,

quitte à aboutir à une somme qui tienne plus du catalogue que de

la réalité historique. Pour créer le décor d’Aïda, il s’inspire de lieux

réels qu’il a d’autant plus de facilités à connaître qu’il en a dirigé

les fouilles. Par exemple, pour le temple de Vulcain (plutôt romain

qu’égyptien d’ailleurs), le Ramesseum de Thèbes, et pour le

troisième acte, il s’inspire de l’intérieur du temple de Philae. Les

maquettes seront réalisées d’après ses dessins par Chaperon et

Despléchin.

Acte II tableau 2, entrée de la ville de Thèbes, esquisse de décor par Edouard Despléchin, assistant de Mariette pour le Caire. (source voir

note 6)

Son souci du détail fait même qu’il reproduit certains

bijoux trouvés sur sites, ou effectue des relevés sur des

bas-reliefs afin de trouver des costumes correspondant à

une réalité confirmée par l’archéologie. Il conserve en effet

toujours la hantise que les costumes et accessoires

confinent au ridicule s’ils sont créés sans exactitude, et

refuse la tentation de la caricature. Il s’agit ici d’un regard

quasiment ethnologique porté sur l’Egypte ancienne,

certaines interrogations de Mariette portant sur la capacité

à porter dans la vie réelle et avec obligation de mouvement

une création effectuée à partir d’un relevé de profil sur un bas-relief. Il avait même insisté pour que les

interprètes de l’opéra taillent barbe et moustache dans un souci de vraisemblance et contrairement à la mode

de 1870. On doit ainsi à Mariette 24 projets de costumes au crayon et à l’aquarelle, conservés à la BNF. Ceci dit,

il ne les a pas forcément tous exécutés car certains sont annotés en italien et ont dû faire partie de la série

copiée d’après son travail, et exécutés probablement par Jules Marre, à la demande de Verdi pour la création à

la Scala de Milan.7

Il s’installe à Paris où il préside à l’élaboration des décors, ce qui, en raison de l’actualité politique de l’année

1870 aboutira au report de la création en Egypte de l’opéra au 24 décembre 1871. Bloqué en effet dans la

capitale, il ne pourra embarquer qu’après l’écrasement de la Commune.

La création au Caire fut moins triomphale qu’à la Scala où Verdi fut rappelé 32 fois, mais les décors semblent

avoir beaucoup compté dans l’appréciation des critiques lors de la première égyptienne, ce qu’a déploré la

cantatrice interprète du rôle-titre, Thérésa Stolz.

2) Des expériences musicales

a- Les trompettes :

Verdi s’est lui aussi impliqué dans un premier temps pour ce qui concerne les recherches en « archéologie

musicale » : soucieux d’une même vraisemblance, il cherche à reconstituer des timbres disparus, notamment celui

des trompettes antiques. Il s’intéresse aux objets romains de Nîmes, et fait exécuter des instruments sans pistons.

L’atelier de fabrication produit les six trompettes de scène attendues pour la marche triomphale de l’acte II, et Sax

7 Aïda ou l’archéologie enchantée, Loret Chappaz in Avant-Scène opéra consacré à Aïda.

7

en mettra également au point pour la création parisienne de 1880, cette fois avec deux pistons, telles qu’elles

apparaissent aujourd’hui.

b- Le ballet :

Le second ballet intervient durant la scène du triomphe monumental et va servir à accentuer l’aspect brillant et la

connotation « historicisante » de la scène. En effet, le recours aux percussions légères, triangle, tambourins par

exemple, donne une couleur orientalisante au thème. Le rythme du quatuor peut également se faire lascif, violons et

altos semblant onduler tandis que les celli entonnent un rythme de basse plus enlevé, conformément à une autre

idée de l’orient. Autre outil mélodique : le recours aux intervalles jouant sur le demi-ton (seconde mineure ou

seconde augmentée cf à 4’33’) qui procède également de la ligne mélodique souvent attribuée au mouvement

« orientalisant ». Enfin, les mises en scène et chorégraphies accentuent visuellement la connotation souhaitée par

des choix plus ou moins orientés : le mise en scène de Zeffirelli par exemple ancre la chorégraphie dans une

« Afrique » assumée à grands renforts de masques et couleur sombre de la peau recouverte de peintures rituelles,

alternant avec les peaux plus claires des deux danseurs étoiles, virtuoses dans une quasi nudité proche d’un éden

perdu, figuration des fantasmes de cet amour impossible des amants de l’œuvre, retour au mythe du « bon

sauvage » ? A en juger par l’accueil enthousiaste des spectateurs de la Scala, on peut penser que cela correspond à

ce que bien des amateurs recherchent.

Extrait 2 : https://www.youtube.com/watch?v=8ymt0eI0wR8

Scala de Milan, version de Franco Zeffirelli à 1’36’’

Par leur ambition plus ou moins équivalente, les deux hommes contribuent à donner à cette œuvre un caractère

unique, qui semble prescrire les interprétations à venir. Le voyage qu’ils proposent correspond à une forme

d’égyptomanie très en vogue au XIX°s. et recrée une Egypte antique fascinante par son exotisme. On trouve ici la

création onirique d’un monde spatialement lointain et temporellement évanoui, ce qui prête somme toute à la libre

imagination, d’autant que les sentiments des protagonistes sont universels. C’est ainsi un cadre idéal qui est

constitué, validé par l’archéologie, donc forcément inattaquable et indiscutable. D’autre part, la force de la musique

valide, elle, un univers sonore encore plus incertain mais d’autant plus précieux que l’absence de témoignages

antiques ne peut confirmer les avancées du compositeur, lequel avance donc en conquérant et en créateur, vers une

modernité de langage qui se montre décisive.

3) Le voyage en Méditerranée au sens propre

a- Les invités prestigieux

http://collections.vam.ac.uk/item/O1105430/inauguration-du-canal-de-suez-print-edouard-riou/

lithographies colorées à la main, Edouard Riou, 1869, extraites de l’Album de l’impératrice, voyage

pittoresque à travers l’isthme de Suez, réalisé à la demande de Lesseps et financé par le khédive.

Cérémonie religieuse à Port-Saïd le 16 novembre 1869, le khédive voulait que soient représentées toutes les croyances,

sans hiérarchie. Sur l’image de droite, considérée d’un point de vue plus éloigné, l’angle permet de constater que les flots

sont montés durant la nuit ; il avait fallu installer des passerelles à la hâte. Le pavillon de la tribune centrale est réservée aux

souverains, celui de gauche au service musulman, celui de droite au service chrétien.

8

http://hebdo.ahram.org.eg/NewsContent/1051/32/97/8650/Le-Canal-en--aquarelles-d%E2%80%99Edouard-

Riou.aspx

Arrivée du navire de l’empereur

d’Autriche à Port-Saïd

Chalet du khédive dans le désert,

l’impératrice Eugénie est au

premier plan, dans la calèche.

caravane attendant le bac à

Qantara,

une des berges du fleuve, dans une

vallée

Gustave Nicole, 1870, Voyage des

Souverains, lithographie.

Les cérémonies d’inauguration déploient un faste très européen respectant le décorum des cours occidentales

mais ajoutent par les paysages et la présence des indigènes, un dépaysement propice à nourrir les aspects

exotiques d’un monde que beaucoup découvrent.

Le souper des Souverains à Ismaïlia

http://www.association-lesseps-suez.org/_canal_de_suez_historique

b- Les intérêts économiques et maritimes

Gagner du temps, tracer d’autres routes, pour un nouvel ordre commercial. L’Egypte est très convoitée et les voies

de communication s’intensifient, avec le chemin de fer, première solution envisagée par les Britanniques avant le

percement du canal.

c- Quelle Méditerranée ? quelle Egypte ?

Elle est déjà une reconstitution dans le récit imaginé par Mariette, devient rapidement un cadre musical et

romanesque chez Verdi, et ce que créent les auteurs procède de leur sensibilité : recherche d’exactitude scientifique

certes mais avant tout reconstruction d’un monde évanoui sous le prisme des sensibilités d’une époque.

9

L’Egypte est d’abord celle des monuments et du grandiose, image retenue d’autant plus facilement qu’elle permet

de servir les desseins du pacha et la magnificence de l’événement d’une part. Ensuite, elle correspond à la réalité des

découvertes effectuées par Mariette lorsqu’il met au jour des temples et tombeaux aux dimensions imposantes,

réalisés pour la gloire des pharaons jusqu’alors oubliés ; elle répond ainsi aux questions de l’immortalité des

hommes et fait ressurgir un monde ancien et une civilisation différente dont la splendeur fascine. Mariette et ses

collègues résolvent des mystères, font avancer les connaissances, jouent un rôle de révélateur qui ressuscite des

temps révolus et, en mutuelle imprégnation, les beautés exhumées puis réinterprétées assurent la réussite de

l’œuvre en la parant d’une portion de l’immortalité retrouvée.

L’Egypte constitue ensuite un cadre pour l’intrigue, et en cela correspond aux critères esthétiques de la période

romantique puis à la veine artistique de l’orientalisme. Il est intéressant de constater qu’après une œuvre littéraire

comme Le Roman de la Momie de Théophile Gautier en 1858, Verdi inscrit lui aussi une histoire dans cette Antiquité

précise, à la fois différente et voisine des cadres gréco-romains, mais objet a priori de fascination, de curiosité,

garantie de spectaculaire, ce que recherchent les amateurs d’art lyrique en général. Reste à construire l’univers

sonore inédit correspondant à cette glorieuse mise en scène et l’opéra devient un succès planétaire. En effet

aujourd’hui, alors que les sujets bibliques abondent, l’opéra le plus célèbre ayant l’Egypte antique pour cadre est

bien Aïda, œuvre totale et qui apparaît à ce point définitive que le sujet s’est comme épuisé après Verdi.

Pour les Egyptiens eux-mêmes l’exemple est remarquable de la constitution d’une identité forte : Ismaïl Pacha

s’affranchit plus qu’il n’était souhaité par la Porte de la tutelle de l’empire ottoman, il est d’ailleurs fortement

rappelé à l’ordre suite à ses visites princières en Europe où il est reçu comme un chef d’état ; il ouvre par le canal la

voie vers la modernité de l’Egypte, qui trouve là une occasion fut-elle éphémère de se construire une économie

moins dépendante de la tutelle des autres puissances. L’opéra de Verdi contient enfin une force telle que les

Egyptiens prendront comme hymne celui de la marche triomphale de l’acte II « Gloria all’Egitto » durant quelques

années, ironie du sort puisque Verdi avait refusé de composer un hymne officiel pour l’inauguration du Canal en

1869. Aujourd’hui encore, le site internet de l’opéra du Caire propose en musique de sa page d’accueil le thème de

ce même chœur.

Il s’agit donc bien d’un voyage de l’esprit et de l’âme auquel l’opéra pour Suez nous conduit, vers une

Méditerranée réinventée en cette fin du XIX°siècle auquel le banquet des nations fut convié, une itinérance de la

modernité dans un cadre antiquisant, un savant mélange ou une belle synthèse de motifs occidentaux et orientaux,

voulue par Ismaïl Pacha jusque dans l’organisation des festivités d’inauguration du canal.

IV) Une mise en scène impossible ?

Voici pour les conditions de création en 1869 et un voyage en Méditerranée ancré dans son temps et la vision de sa

civilisation. Cependant, il est intéressant de nous pencher sur les représentations d’Aïda depuis 1870. Cela nous

permet de constater un relatif paradoxe que nous tenterons d’expliquer : alors que les scènes d’opéra multiplient les

audaces technologiques et renouvellent la mise en scène en sollicitant des artistes venus des horizons les plus divers

(au grand dam parfois des amateurs d’art lyrique, des chanteurs et musiciens eux-mêmes), il semble absolument

impossible de donner d’Aïda des interprétations dégagées du cadre spatio-temporel des origines. Alors, intouchable,

Aïda ? et Pourquoi ?

1) Monumentalité du cadre et monumentalité de l’œuvre

L’un des aspects recherchés par les amateurs d’art lyrique, nous l’avons déjà dit, est, outre évidemment la qualité

d’une interprétation, l’immersion dans un art total. La recherche d’émotions fortes, la fonction cathartique joue à

plein dans le spectacle lyrique où tous les sens sont conviés à éprouver physiquement le déroulement de l’œuvre.

10

En cela, Aïda trouve une place de choix au répertoire des grandes salles et des grands festivals internationaux

disposant de lieux adaptés à des mises en scène pharaoniques, ce que n’ont pas manqué d’exploiter certaines

versions plus ou moins demeurées anthologiques pour leur capacité à réaliser des grands spectacles d’allure

hollywoodienne. Et de même que les années d’après-guerre ont favorisé un cinéma du grandiose avec les péplums

bibliques ou antiquisants, de même l’opéra ne fut-il pas en reste.

opéra de Tokyo 1973,

direction Fabritiis

Thermes de Caracalla,

2010

Nous pourrons citer ainsi des lieux prestigieux comme les Arènes de Vérone, le Théâtre antique d’Orange, les

Thermes de Caracalla, voire le temple d’Hatchepsout en 1994 ou les scènes gigantesques de la Scala, du

Metropolitan Opera de New York, de San Francisco ou aujourd’hui du Teatro Regio de Turin. C’est ainsi que des

chevaux furent menés sur scène au moment du triomphe de l’acte II, dans la version de Domingo à San Francisco en

1989 ou Vérone en 2012 pour les chevaux8. L’opéra de Tel Aviv propose également quelques spectacles annuels au

pied des ruines antiques des environs, comme à Masada ou au pied des murs de Jérusalem et pas uniquement pour

donner un décor ancré dans l’histoire du peuple d’Israël aux textes dont c’est le sujet.

2) Une vision figée du cadre, pourquoi ?

Les spectateurs ne sont pas les seuls à apprécier une telle vision d’Aïda, de grands chefs et chanteurs goûtent la

monumentalité de l’opéra. Le metteur en scène Paul-Emile FOURNY a produit Aïda au palais Nikaïa de Nice en 2008

et précise que la richesse de la civilisation égyptienne l’a toujours impressionné. De même il dit que « Le fait de

monter un grand spectacle historique avec les moyens modernes [l’] a intéressé. » Souvent s’exprime le désir de

confronter les nouvelles technologies avec un sujet grandiose car elles donnent de l’ampleur en abolissant certaines

incapacités techniques: toutes les limites à l’expression du monumental

disparaissent. Tout devient faisable via les projections vidéos par exemple.

« Les dimensions importantes de la scène permettent une scénographie

spectaculaire avec des sphinx, du sable, un défilé somptueux. J’avais envie

de reproduire le faste des fêtes au temps des pharaons. Les chanteurs

auront suffisamment de place pour bouger et s’exprimer, l’action pourra

mieux se développer. Ce sera la mise en scène d’un fait historique avec

des éclairages, une sonorisation, des images de synthèse qui restitueront

le conflit entre Egyptiens et Nubiens qui s’est passé il y a environ 3500

ans. »9 ajoute encore Fourny.

8 https://www.youtube.com/watch?v=l3w4I-KElxQ (San Francisco) ; https://www.youtube.com/watch?v=wA4luvqWJLM (Vérone) 9 Aïda. opéra de Nice doc péda.pdf

11

De même Walter Vergnano, directeur de l’opéra de Turin est ravi que la monumentalité soit à l’œuvre dans l’Aïda

montée à l’occasion de la réouverture du musée d’Egyptologie de la ville fin octobre 2015 : c’est « Aïda comme il

doit l’être ; l’œuvre doit présenter l’extraordinaire ; c’est une responsabilité et un défi. »10

Il apparaît donc en observant les mises en scène indépendamment des pays où elles sont produites, qu’il s’agisse

de scène très conservatrices comme aux Etats-Unis ou partout ailleurs dans le monde qu’Aïda porte en elle la

permanence de l’idée originelle de l’Egypte de Mariette. Du Japon à l’autre bout du monde, il semble impossible ou

presque de changer les règles. L’œuvre est-elle donc condamnée à ne se renouveler que dans les interprétations

plus ou moins brillantes des chanteurs et orchestres ? Même William Friedkin, réalisateur de « l’Exorciste », appelé à

Turin pour la dernière mise en scène, ne sort pas du rang.

Signalons une audace, une seule, bien accueillie d’ailleurs cette année, celle de Micha Van Hoecke aux Thermes de

Caracalla à Rome : le souci d’épurer les décors pour laisser davantage la place à la lecture de l’intimité bouleversée

et bouleversante des personnages a été privilégiée et semble avoir suscité des applaudissements nourris,

indépendamment des scènes de ballets qui n’ont pas été jusqu’à trouver un renouvellement équivalent.11

Et proposons un exemple encore pour souligner les difficultés à recevoir une autre lecture d’Aïda, spatialement et

symboliquement différente. Sans entrer dans la polémique touchant la distribution qui n’a pas lieu d’être ici, la mise

en scène d’Olivier Py à Bastille en 2013 mérite d’être signalée. Indépendamment également des choix de Py qui

parfois sont discutés parce que ce sont les siens, ce qu’ont d’ailleurs fait les critiques à d’autres reprises lorsqu’il

s’agissait du travail de Mesguisch ou de Chéreau par exemple, il apparaît que la proposition véritablement innovante

a suscité davantage que des remarques passionnées. Sifflé à la générale, le metteur en scène a choqué en

supprimant toute référence à l’Egypte antique puisqu’il lui a substitué des politiques sanglés dans les costumes et

caricatures de la cour impériale d’Autriche-Hongrie, des religieux catholiques d’avant le concile Vatican II et des

soldats des guerres modernes. Le char d’assaut remplace le char du triomphe romanisant et provoque un tollé. On

lui fait alors grief de l’inexactitude, de l’inutile, de ce désir de toucher à l’icône et de blasphémer contre l’œuvre.12

Or, les personnages de l’opéra sont bel et bien les victimes de l’appareil politique et religieux, lesquels coalisés

forment un bloc immuable qui brise les individualités. Py dit-il autre chose que Verdi en proposant cette lecture ?

Dit-il autre chose que la tragédie des hommes brisés par les décisions qui les dépassent ? A voir.

10 Entretien accordé sur theoperaplatform 11 Article de Cédric Manuel sur Forum opéra.com 12 http://www.diapasonmag.fr/actualites/critiques/aida-fait-son-retour-a-l-opera-de-paris-sous-les-huees/%28offset%29/4#content-anchor ; http://ilteneromomento.com/aida-bastille-olivier-py-philippe-jordan/ http://culturebox.francetvinfo.fr/musique/opera/a-bastille-une-aida-qui-se-veut-politique-mais-avec-des-chippendales-143511

12

Conclusion :

Aïda est donc une œuvre exceptionnelle à plus d’un titre et propose une vision de l’Orient, captive à la fois d’une

réalité archéologique et d’un monde disparu qu’il a fallu recréer de toutes pièces, par la force de l’imagination et des

passions humaines. Œuvre politique dans son contexte de création, apte à provoquer l’identification contrainte ou

délibérée à une idée de l’Egypte grandiose et fière de son passé. Œuvre des contresens parfois lorsqu’on limite

l’opéra au monumental en oubliant les désordres de l’intime et il faut alors la sensibilité d’un Wieland Wagner pour

approcher d’une autre manière la mise en scène, fut-ce à Bayreuth en 1961 : voir article Avant-Scène opéra. Œuvre

porteuse des rêves d’Orient chers aux occidentaux du XIX°s. mais dont la vision demeure intacte de nos jours, à la

manière d’images d’Epinal qu’il nous faut peut-être réinventer. Œuvre vue par l’Occident et pour lui seul ? Les

maisons d’opéra ne foisonnent pas en Méditerranée du sud ou de l’est aujourd’hui, ou fonctionnent au ralenti

lorsque les drames de l’actualité imposent de survivre plus que de rêver. Ceci dit, le projet de construction de l’opéra

du Maroc par Portzamparc permettra peut-être de monter Aïda, la bonbonnière Art Nouveau de Tunis lui ouvrira

peut-être ses portes, et, signe très probable de l’influence d’Ismaïl Pacha et de Verdi, la maison du Caire propose le

programme le plus complet en danse et opéra avec au moins 4 ballets par an et 6 opéras, dont toujours au moins la

moitié sont de la main du compositeur italien. Alors, Aïda, œuvre égyptienne, œuvre méditerranéenne, œuvre

universelle, certainement, aventure humaine divinement servie par la musique indubitablement.

Sitographie

Article sur Ismaïl Pacha : http://www.napoleon.org/fr/salle_lecture/biographies/files/ismail.asp

livret en français : http://opera.stanford.edu/Verdi/Aida/libretto_f.html

article sur Mariette : http://www.inha.fr/fr/ressources/publications/publications-numeriques/dictionnaire-critique-

des-historiens-de-l-art/mariette-auguste.html

articles sur l’opéra lui-même :

1) http://www.opera-online.com/articles/aida-un-chef-doeuvre-meconnu

2)