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PARMENIDE

Œuvres de Platondans la même collection

ALCIBIADE (nouvelle traduction de Chantai Marbœuf et Jean-FrançoisPradeau).

APOLOGIE DE SOCRATE — CRITON (nouvelles traductions de LucBrisson).

LE BANQUET (nouvelle traduction de Luc Brisson).LE BANQUET — PHÈDRE.CRATYLE (nouvelle traduction de Catherine Dalimier).EUTHYDÈME (nouvelle traduction de Monique Canto).GORGIAS (nouvelle traduction de Monique Canto).ION (nouvelle traduction de Monique Canto).LACHES — EUTHYPHRON (nouvelles traductions de Louis-

André Dorion).LETTRES (nouvelle traduction de Luc Brisson).MÉNON (nouvelle traduction de Monique Canto).PARMÉNIDE (nouvelle traduction de Luc Brisson).PHÉDON (nouvelle traduction de Monique Dixsaut).PHÈDRE (nouvelle traduction de Luc Brisson).PHILÈBE (nouvelle traduction de Jean-François Pradeau).PLATON PAR LUI-MÊME (textes choisis et traduits par Louis Guillermit).

LE POLITIQUE.PROTAGORAS (nouvelle traduction de Frédérique Ildefonse).PROTAGORAS — EUTHYDÈME — GORGIAS — MÉNEXÈNE —

MÉNON — CRATYLE. jLA RÉPUBLIQUE (nouvelle traduction de Georges Leroux).SECOND ALCIBIADE — HIPPIAS MINEUR — PREMIER ALCIBIADE —

EUTHYPHRON — LACHES — CHARMIDE — LYSIS — HIPPIAS 'MAJEUR — ION. I

SOPHISTE (nouvelle traduction de Nestor L. Cordero).SOPHISTE — POLITIQUE — PHILÈBE — TIMÉE — CRITIAS. |THÉÉTÈTE (nouvelle traduction de Michel Narcy).THÉÉTÈTE — PARMÉNIDE. ;TIMÉE — CRITIAS (nouvelle traduction de Luc Brisson).

PLATON

PARMENIDE

Traduction inédite, introduction et notespar

Luc BRISSON

Edition revue et mise en jour en 2011

Traduit avec le concoursdu Centre national du livre

GF Flammarion

3e édition, revue, 2011.©1994, Flammarion, Paris.

ISBN : 978-2-0812-6133-4

www.centrenationaldulivre.fr

À Vianney Décarie.

REMERCIEMENTS

Je tiens à remercier Bernard Besnier qui a lu l'Introduc-tion et m'a fait de très utiles remarques critiques. Jeremercie ma fille, Anne Brisson, qui a lu et corrigél'ensemble du manuscrit.

Je dédie ce livre à Vianney Décarie qui a signé avec moiun article sur le Parménide, et qui, depuis plus de vingtans, m'encourage à mener à bien ce projet de traduction etde commentaire d'un dialogue platonicien particulièrementénigmatique.

Je remercie Michel Christiansen qui m'a aidé à corrigerla première édition.

INTRODUCTION

Parmi tous les dialogues de Platon, le Parménide restele plus fascinant et le plus controversé l. Cette doublecaractéristique remonte très loin dans le passé, et serattache à l'éclosion du Néo-Platonisme qui, commedialogue de référence, remplaça le Timée par le Parmé-nide 2, lequel devint de ce fait le laboratoire où s'élaboraune nouvelle interprétation de Platon.

La lecture du Parménide ici proposée rompt avec cetteinterprétation grandiose qui voit dans la seconde partiedu Parménide une description des degrés de l'être qui,assimilés à des divinités, procèdent de l'Un. Paradoxa-lement, ce refus résulte d'une étude prolongée et assiduede Proclus et de Damascius, étude qui a suscité monadmiration ; la subtilité et l'ampleur de leurs spécula-tions justifient l'importance du rôle que ces penseursont pu jouer dans l'histoire de la pensée occidentale àtravers un auteur comme Marsile Ficin notamment. Cettelecture récuse aussi une interprétation formelle qui nevoit dans le Parménide qu'un exercice logique visant àréfuter Zenon sur son propre terrain ou proposant unexemple de dialectique platonicienne.

1. F. W. Niewôhner, Dialog und Dialektik in Hâtons Parmenides,Untenuchungen zur sogenannten Platonischen Esoterik, Monographienzur philosophischen Forschung 78, Meisenheim am Glan (Hain),1971, p. 71-81, compte 17 interprétations différentes du dialogue.

2. Cf. l'Annexe I.

10 PARMÉNIDE

J'ai adopté une attitude plus neutre et foncièrementhistorique qui cherche, à travers le témoignage dePlaton, à comprendre quelle fut la démarche philoso-phique de Parménide et de Zenon et quelle stratégieadopta Platon pour se réapproprier les résultats aux-quels étaient parvenus ses prédécesseurs. Ce qu'elleperd en profondeur, cette interprétation du Parménidele gagne en lucidité. Parménide et Zenon y apparais-sent non plus comme des prodiges qui dissertent avecdes instruments logiques élaborés sur l'Être et surl'Un, un siècle au moins avant Platon et Aristote etsurtout plus d'un demi-millénaire avant Plotin, maiscomme des penseurs du Ve siècle av. J.-C., qui, àl'instar de leurs contemporains, se sont interrogés surl'univers 3 et ont proposé des explications, dont lescontradictions ont amené Platon à faire l'hypothèse deFormes séparées du sensible dont cependant elles ren-dent compte en vertu d'un rapport de participation.

1) LE CONTEXTE HISTORIQUE

D'où l'importance de s'interroger sur le contextehistorique dans lequel Platon situe la scène qu'il pré-tend décrire dans le Parménide.

La triple narration

Procédant à rebours, on peut reconstituer ainsi le pro-cessus de transmission de la conversation que, si on encroit Platon, eurent un jour à Athènes, Parménide, Zenonet Socrate.

Témoin de l'entrevue, un certain Pythodore 4, fils

3. Leurs écrits peuvent donc être considérés comme des écritspéri Phùseos (Sur la nature), titre générique qui ne sera donné quebeaucoup plus tard, cf. sur le sujet E. Schmalzriedt, Péri phuseos.Zur Frùhgeschichte der Buchtitel, Mùnchen (Fink) 1970.

4. J. Kirchner, Prosopographia Attica, n° 12399. Stratège nommédurant l'hiver 426/5 pour remplacer Lâchés à la tête de la flotte(Thucydide III 115, 1). Défait par les Locriens, il sera exilé à lasuite de cette campagne (Thucydide V 2, 5 ; 88, 4, cf. aussi Philo-chore, FGrH 328 F 127 Jacoby).

INTRODUCTION 11

d'Isoloque 5, qui en dehors du Parménide n'est évoquéque dans le premier Alcibiade (Akib. I 119al), où il estdit que, tout comme Callias 6, il aurait offert centmines 7 à Zenon pour prix de son enseignement, a étéle témoin de cet entretien, qu'il aurait raconté à Anti-phon, le demi-frère de Glaucon et d'Adimante, lesfrères de Platon 8.

Antiphon9, qu'il ne faut pas confondre avec sonhomonyme l'orateur 10, est en effet le fils de Pyri-lampe, l'oncle maternel et le second mari de Péric-tionè, la mère de Platon qui avait donné deux autresfils, Glaucon et Adimante, à son premier mari,Ariston. Pythodore raconta cet entretien à Antiphon,alors que ce dernier n'était encore qu'un enfant n ;Antiphon apprit par cœur le récit de Pythodore,au cours de son adolescence 12. Parvenu à l'âge

5. J. Kirchner, Prosopographia Attica n° 7718. On ne sait riend'autre sur lui, sauf qu'il devait être de Phlya.

6. Il s'agit de Callias d'Aixônè, fils de Calliadès. Sur ce person-nage, cf. Luc Brisson, s.v. Callias d'Aixônè, Dictionnaire des Philo-sophes antiques II, éd. par Richard Goulet, Paris (CNRS) 1994,p. 162-163. Il tombe comme stratège en 432 devant Potidée ; ce quiest vraisemblable, si l'on en fait un contemporain de Pythodore,stratège en 426/5.

7. On peut dire que, à l'époque, 1 drachme représentait le salairemoyen quotidien d'un ouvrier qualifié : or, il fallait 100 drachmespour faire une mine. Par voie de conséquence 100 mines font 100 X100 - 10 000 drachmes, soit plus de trente ans de salaire d'un ouvrierqualifié. Pour avoir une idée des prix alors pratiqués, cf. M. Austin etP. Vidal-Naquet, Économies et sociétés en Grèce ancienne, Paris, 1972,[ouvrage régulièrement réimprimé]. L'énormité de la somme et ledoute qui entoure l'authenticité du Premier Alcibiade incitent à la plusgrande prudence concernant cette information.

8. Cf. le tableau généalogique, p. 799. Sur ce personnage, cf. Luc Brisson, s.v. Antiphon d'Athènes,

Dictionnaire des Philosophes antiques I, éd. par Richard Goulet, Paris(CNRS) 1989, p. 245.

10. Sur ce personnage, cf. Michel Narcy, s.v. Antiphon d'Athènes,Dictionnaire des Philosophes antiques I, éd. par Richard Goulet, Paris(CNRS) 1989, p. 225-244.

11. En grec ancien, on trouve le terme pais ( 126b2) ; on est paisjusqu'à l'âge de sept ans.

12. Le terme est meirâkion (126c6), qui désigne la classe d'âgequi succède immédiatement à celle du pats et qui va jusqu'à qua-torze ans environ. C'est une performance étant donné la longueurdu dialogue, la deuxième partie comprenant plus de 10 000 mots.

12 PARMÉNIDE

d'homme, Antiphon, qui ne s'intéresse plus qu'auxchevaux, reçoit la visite d'un certain Céphale, que luiamènent ses demi-frères, Glaucon et Adimante.

Avec un certain nombre de concitoyens, ceCéphale, qu'il ne faut pas confondre avec son homo-nyme le père de Lysias 13, était venu de Clazomènes 14

précisément pour prendre connaissance du contenude cette entrevue. Antiphon leur fit la narrationdemandée en leur rapportant le récit de Pythodore.C'est ce rapport, fait devant lui par Antiphon, du récitde Pythodore, que Céphale raconte dans le Parménide.

On trouve par deux fois, en 127a6-7 et en 136e5-6, laformule complète de ce discours doublement indirect.Sous ce couvert, la narration est faite en simple discoursindirect, comme si c'était Antiphon qui parlait : « Pytho-dore racontait... » (127dl-2, 130a3). Cette formule estsous-entendue quand on lit : « Oui, dit Zenon... », « Oui,dit-il ». Comme dans le Banquet, se trouve ainsi simpli-fiée la forme narrative complexe que paraissaitannoncer le début du dialogue. Le discours indirectdisparaît totalement à certains endroits, devant la nar-ration immédiate : en 134a, 131b, 135e, 136a-b. Enfin,sous le couvert d'unphânai (« il raconta ») initial, l'argu-mentation de la seconde partie ne sera plus qu'undialogue direct entre Parménide et le jeune Aristote.

L'interlocuteur de Parménide dans la secondepartie du Parménide est un certain Aristote qui en 404deviendra, écrit Platon (Parm. 127d2-3) 15, l'un desTrente. Parménide lui-même présente Aristote

13. Le père de Lysias, métèque originaire de Syracuse et richefabricant d'armes, possédait au Pirée une maison, dans laquellePlaton situe la conversation qu'est censée rapporter la République.Cf. Richard Goulet, s.v. Céphalos de Clazomènes et Céphalos deSyracuse, Dictionnaire des Philosophes antiques II, éd. par RichardGoulet, Paris (CNRS) 1994, p. 262-263 et 263-266.

14. Clazomènes était une cité d'Ionie, située sur une petite îledans le golfe de Smyme et reliée à la terre ferme par une digue. Ellefaisait partie de la ligue de Délos.

15. Un Aristote figure effectivement sur la liste des tyrans trans-mise par Xénophon (Helléniques II 3,2, cf. aussi II 2, 18 ; II 3,13 et46), et la position de cet Aristote dans la liste permet de le rattacherà la tribu Antiocide.

INTRODUCTION 13

comme le plus jeune de ceux qui l'entourent (Parm.137b6, cf. 136c). Aristote se trouve donc être le cadetde Socrate, qui, nous le verrons, devait avoir àl'époque aux alentours de vingt ans.

Le lieu de l'entretien

Suivant le récit d'Antiphon qui, lui, habite le dème deMélitè (126c6) 16, non loin de l'agora 17 (126al), oùCéphale et ses amis ont rencontré Adimante et Glaucon,Parménide et Zenon, étaient venus à Athènes à l'occa-sion des grandes Panathénées 18. Et ils étaient des-cendus chez Pythodore, hors les murs au Céramique 19.Ils s'y trouvaient depuis quelques jours déjà (135c-d).

La date dramatique

Si, à l'époque, Socrate était un tout jeune homme(127c4-5, 130el), cela signifie qu'il devait avoir auxalentours de vingt ans. Or, comme il est mort en 399âgé de soixante-dix ans environ, il faut placer sa nais-sance vers 470/469. Cela signifie donc que la scènese situe en 450/449 ou une ou deux années avant, audébut du mois de juin20. Et, comme à l'époque Par-ménide est âgé de soixante-cinq ans et que Zenon adans la quarantaine, on peut en déduire que Par-ménide est né vers 515/514, et Zenon vers 490/489.Il est difficile d'en dire beaucoup plus. Dans toute lapremière partie du dialogue, on note un contraste

16. Dème situé au sud-ouest d'Athènes, cf. la carte II, p. 78.17. Cf. les cartes I & II, p. 77-78.18. Grandes fêtes en l'honneur d'Athéna célébrées à Athènes

tous les quatre ans, la troisième année de l'Olympiade, le dix-neuvième jour du mois de Thargélion (mois lunaire qui allait de lami-mai à la mi-juin), c'est-à-dire au tout début du mois de juin.

19. Le quartier des potiers, ou celui du dème des Céramées,situé au nord de la ville. Dans sa partie à l'intérieur des Murs, ilcomprenait l'agora. Dans sa partie hors les murs, c'était un fau-bourg élégant, où se trouvait le cimetière réservé aux citoyens mortspour la patrie. Cf. la carte II.

20. La 82e Olympiade commence en août 452. La troisièmeannée, celle des grandes Panathénées, commence en août 450. Maiscomme ces fêtes ont lieu au début de juin, il faut reporter la date en449, année qui pour nous commence en janvier.

14 PARMÉNIDE

étonnant entre la rudesse des interventions de Socrateet la politesse des réponses et des mises au point deZenon et de Parménide (130a2-6). Tout porte à croirequ'il s'agit là d'un procédé littéraire permettant demettre en évidence la jeunesse de Socrate 21, face à l'âgemûr de Zenon et à la vieillesse de Parménide.

Par ailleurs, Antiphon doit être un peu plus jeune quePlaton, né en 428/7 ; ce qui placerait sa naissance entre425 et 420. Si tel est le cas, Céphale vint pour la pre-mière fois à Athènes vers entre 418et413;à l'époqueen effet, Antiphon n'était qu'un enfant ( 126b2) et n'avaitdonc pas plus de sept ans. Pythodore raconta l'entretienentre Zenon, Parménide et Socrate à Antiphon qui l'appritpar cœur au cours de son adolescence (126c3-4), soitentre 411 et 406. Aussi peut-on penser qu'Antiphonreprend son récit pour Céphale et ses concitoyens vers400 ou un peu après ; c'est alors un adulte qui est établiàMélitè(126c4-6).

La date de composition du dialogue

On a voulu voir sous le nom d'Aristote un masque.Mais Platon pouvait fort bien, dans le Parménide,sans doute écrit peu d'années après 370 av. J.-C.,mettre en scène un Aristote sans faire allusion àl'Aristote (384/3-322/1) qui devient son disciple auxalentours de 367/6 et qui, plus tard, reprend certainsarguments de la deuxième partie du Parménide (Phy-sique IV et VI). Quoi qu'il en soit, le rôle du jeuneAristote dans la seconde partie du Parménide est tel-lement effacé — et cela de façon intentionnelle— qu'il est impossible d'en brosser un portrait intel-lectuel 22. Par suite, toute tentative d'identification decet Aristote au Stagirite dans la seconde partie duParménide se trouve dépourvue de tout fondement, etcela d'entrée de jeu.

21. Dans VEuthydème 273a, par exemple, l'insolence de Ctésippede Péanée est mise en rapport avec son jeune âge.

22. Cf. Luc Brisson, « Les réponses du jeune Aristote dans laseconde partie du Parménide de Platon », Revue, Informatique et Sta-tistique dam les Sciences humaines 20, fasc. 1-4, 1984, p. 59-79.

INTRODUCTION 15

Problèmes d'interprétation

Une interprétation du Parménide doit tenter derépondre à ces trois questions. Peut-on croire, surun plan historique et sur un plan théorique, à la miseen scène platonicienne concernant Parménide etZenon 23 ? En quel sens interpréter la critique desFormes dans la première partie ? Et quelles relationsentretiennent les deux parties du dialogue ?

2) PARMÉNIDE ET ZENON

Au début du Parménide de Platon, on apprend queZenon avait lu un écrit de lui en une seule séance. Celivre, mis en circulation contre son gré, Zenon l'avaitécrit quand il était encore jeune (128d6), vingt ansplus tôt (cf. 127b3), c'est-à-dire vers 479. Il sembleque ce soit là le seul ouvrage écrit par Zenon 24. EtProclus prétend savoir que l'ouvrage comprenait autotal quarante arguments 25. Gregory Vlastos 26, quiaccepte cette hypothèse, évalue la longueur du texteaux alentours de cinq mille mots 27. A partir de cenombre, on obtient cent vingt-cinq mots par argument

23. Cette discussion reprend l'essentiel de l'article de GregoryVlastos, « Plato's testimony concerning Zeno of Elea », Journal ofHellenic Smdies 95, 1975, p. 136-161 ; cf. Maurice Caveing, Zenond'Élée. Prolégomènes aux doctrines du continu, Étude historique et cri-tique des Fragments et témoignages. Histoire des doctrines de l'Anti-quité Classique 7, Paris (Vrin) 1982.

24. Le pluriel figurant dans le texte de Platon (127c3, d4, 128c7)n'est pas significatif ; il est d'ailleurs repris plus loin par un singulier(128a2, cl, c4, d2). Diogène Laërce emploie le pluriel (DK 29 A 1- D.L. IX 26), mais il s'agit d'œuvres attribuées à Zenon. Enfin, laSoudât d'après Hésychius de Milet, signale quatre titres : Les contes-tations, L'interprétation d'Empédocle, Contre les Philosophes, Sur lanature. Mais l'Antiquité, de Platon à Simplicius (DK 29 A 23 - InPhys., 134.2-11), n'a connu qu'un seul ouvrage de Zenon. Le pre-mier ou le troisième titre de la Souda conviendraient à cet ouvrage.Les deux autres sont l'un conventionnel (Sur la nature), l'autrel'effet probable d'une confusion.

25. DK 29 A 15 - Proclus, In Parm. p. 694.23-26 Cousin2.26. Gregory Vlastos, « Plato's testimony concerning Zeno of

Elea », Journal of Hellenic Studies 95, 1975, p. 136-155.27. Il prend pour point de comparaison le traité De l'ancienne

médecine. Pour le détail de la démonstration, cf. op. cit., p. 136.

16 PARMÉNIDE

en moyenne 28. Et une lecture de l'ouvrage dans sonintégralité aurait pu durer deux heures ou un peu plus.

Pythodore et Parménide n'arrivent qu'à la fin de laséance de lecture ; mais Pythodore connaissait déjà cetécrit (127d3-5), ce qui devait être le cas de Parmé-nide, s'il est vrai que Zenon avait rédigé l'ouvragevingt ans plus tôt pour défendre Parménide contre lescritiques qui étaient adressées à son hypothèse.

Voici ce que Platon nous dit du contenu de cetouvrage :

(A) Le premier argument29 du livre était dirigécontre l'hypothèse 30 de la pluralité 31. L'argument pré-

28. Les fragments B 1 et B 2, considérés comme faisant partie dumême argument totalisent 136 mots ; par contre le fragment B 3n'en comporte qu'une cinquantaine.

29. En grec ancien, on trouve le terme logos, qui, dans le contexte,désigne un discours argumentatif plus ou moins long, (a) qu'il s'agissed'un simple argument, (b) ou d'une chaîne argumentât!ve. Ici, en127d6-7, il semble qu'il faille opter pour le sens (b), alors qu'un peuplus bas, en 127e 10-11, il semble qu'il faille opter pour le sens (a), cf.Rép. IV, 433b7-434c7, et plus précisément 433b5. Bref, Socratedemande à Zenon de relire non seulement la protase de la propositionconditionnelle qui forme la thèse développée dans l'argument, maisaussi l'argument dans son entier, qui réfute cette protase.

30. L'hypothèse est une proposition posée à titre provisoire donton tire les conséquences logiques, que ce soit pour obtenir unmoyen indirect 1) de prouver ces conséquences, 2) de découvrir lesconditions de possibilité d'un problème, ou 3) de découvrir l'incon-sistance de l'hypothèse et de conclure à son rejet. C'est précisémentle cas dans l'argument : « si les ànta sont pluralité, ils sont à la foissemblables et dissemblables, ce qui est impossible ». Quand onramasse ainsi en une seule proposition complexe, dite « hypothéti-que », l'hypothèse, et les conséquences qui ont été déduites, l'hypo-thèse correspond à la protase et les conséquences à l'apodose.

31. Lorsque Zenon explicite l'hypothèse des adversaires qu'ilveut réfuter, il s'agit toujours de celle que nous voyons ici Socrateénoncer. Et, s'il arrive que, à partir d'une même hypothèse, le rai-sonnement se dédouble, parce que l'argument prend la forme d'undilemme, il ne peut cependant arriver qu'un même argumentdépende de plusieurs hypothèses. Sans doute, l'hypothèse de l'exis-tence de la pluralité peut revêtir des formes variées, par exemple lapluralité peut être limitée ou illimitée, mais à chaque argumentcorrespond nécessairement une seule hypothèse. Il semble dans cesconditions que l'expression « la première hypothèse du premierargument » soit redondante, et qu'il faille comprendre le génitifcomme explicatif : « la première hypothèse, c'est-à-dire celle dupremier argument ». Vlastos fait remarquer qu'en fait le sens s'étend

INTRODUCTION 17

sentait logiquement la forme d'une reductio ad absur-dum 32 : il s'attaquait à cette hypothèse en tentant dedémontrer qu'elle impliquait une contradiction pureet simple.

(B) Tous les arguments développés dans cet écrits'attaquaient à l'hypothèse de la pluralité (127e8-128al).

(C) Zenon, qui était l'amant de Parménide(127b4-5)3 se montrait, dans ses écrits, son partisansur le plan de la philosophie (128a4-b6).

(D) Parménide et Zenon, dans leurs arguments,disaient pratiquement la même chose (128a6-b6).

(E) Le vrai but du livre de Zenon était de démon-trer l'absurdité de la position de ceux qui tenaientpour absurde l'hypothèse de Parménide (128c5-d5).

(F) Tout le problème étant de savoir qui étaient cesopposants : les Pythagoriciens ou les gens ducommun.

Prendre position sur le point (C) constitue un préa-lable essentiel à qui veut comprendre les thèses déve-loppées par Parménide et par Zenon. Mais, avanttout, il faut affronter ces deux questions :

(1) Zenon était-il un penseur qui, à l'instar de Par-ménide, de Mélissus, cherchait sérieusement la vérité ?Ou n'était-il qu'un polémiste rusé n'hésitant pas àfaire usage d'arguments dont il savait, ou dont il soup-çonnait qu'ils étaient fallacieux ?

(2) Défendait-il une doctrine positive et systéma-tique, celle de Parménide ? Ou n'était-il qu'un fabri-cant de thèses et d'argumentations qui, se bornant àconstruire des énigmes et des paradoxes sans aucune

ici à tout le développement qui réfute la protase, c'est-à-dire àl'argument lui-même : on ne peut en effet relire moins, et c'est bienl'ensemble que Socrate résume dans la phrase hypothétique : « si lesônta sont pluralité,... » Le caractère hypothétique se conserve eneffet jusqu'au bout, puisque c'est un raisonnement par impossible.Il n'y a donc pas lieu de supposer l'existence, dans le premier argu-ment, d'une seconde hypothèse qui aurait un contenu autre quecelui ici formulé.

32. Raisonnement qui conduit à rejeter une proposition en fai-sant voir qu'elle impliquerait une conséquence notoirement fausse.

18 PARMÉNIDE

volonté de défendre une thèse, présentait les deux par-ties d'une argumentation et laissait son public dans laperplexité concernant une éventuelle solution ?

On serait forcé d'apporter une réponse négative àces deux questions dans les deux cas suivants :

Si le témoignage de Platon concernant (B) ruinait lacrédibilité de son témoignage sur (C), et cela si (B)contredisait ce que nous savons par d'autres sourcesde la teneur des arguments de Zenon.

Si le type de relation que, suivant (C), Zenon entre-tenait avec Parménide ne correspondait pas à ce quelaisse entendre l'allusion à Zenon dans le Phèdre.

Dans le premier cas, on se situe au niveau de ladoctrine, dans le second cas, au niveau de la méthode.

La doctrine défendue par Zenon et donc par Parménide

Dans l'assertion (C), Socrate découvre l'identité despositions philosophiques de Parménide et de Zenon etinterprète la différence de leur stratégie argumentativecomme résultant d'une recherche d'originalité, quid'ailleurs aurait comme conséquence fâcheuse demasquer leur accord sur le plan de la doctrinedéfendue. Devant cette interprétation, Zenon fait en(D) deux mises au point.

Il ne s'agit pas d'une division du travail entre lui etParménide, mais d'une réponse aux attaques dontParménide faisait l'objet et qui consistait dansl'attaque des positions de l'adversaire.

Ce secours apporté à la thèse parménidienne estune œuvre de jeunesse mue non par l'ambitiond'égaler le maître, mais par le goût de la polémique.Le dessein de l'œuvre n'est pas de feindre l'origina-lité pour attirer la gloire ou pour dérouter le public,et si, en raison de la tactique choisie, le public nesaisit pas immédiatement le sens de la démarche deZenon, c'est là une conséquence accidentelle et nondésirée.

Mais quelle était la doctrine soutenue par Parmé-nide et défendue par Zenon ? Pour répondre à cettequestion, je m'appuie dans un premier temps sur un

INTRODUCTION 19

article de G. Casertano 33, qui présente deux inven-taires, l'un des hypothèses et l'autre des affirmationsque profèrent Parménide et Zenon :

Hypothèses(1) si les choses sont plusieurs (ei pottâ esti ta

àntd) : 127el(2) si en effet les choses étaient plusieurs (ei gàr

pollà eie) : 127cl(3) s'il est un (ei hén esti) : 128dl(4) si les choses sont plusieurs (eipollâ esti) : 128d5(5) dans l'hypothèse où il est un (he [hupôthesis]

toû hèn eînai) : 128d5(6) si elles (les choses) sont plusieurs, ou mieux,

s'il y a plusieurs choses (ei pottâ esti) : 136a6Affirmations

(a) n'est-il pas aussi absolument impossible queles choses soient plusieurs (adùnaton... kai pollàeînai) : 127e6-7

(b) que les choses ne sont pas plusieurs (hôs oupottâ esti) : 127e9

(c) que les choses ne sont pas plusieurs (hôs oukesti pottâ) : 127ell-128al

(d) tu poses que l'univers est un (hèn eînai tapan) : 128a7-bl

(e) que les choses ne sont pas plusieurs (ou pollàeînai) : 128b2

(f) il (l'univers) est un (hén esti) : 128b3(g) elles (les choses) ne sont pas plusieurs (me

pollà) : 128b4(h) ceux qui posent que les choses sont plusieurs

(ta pollà légontas) : 128d3(i) posant à propos de l'un lui-même l'hypothèse

et qu'il est et qu'il n'est pas (péri toû henôs autoû hupo-thémenos, eite hén estin eite me hény ti khre sumbainein) :137b3-4

33. Giovanni Casertano, « Critica délie idée ed argomentazionedialettica nella prima parte del Parménide », Dimostrazione, Argomen-tazione dialettica e Argomentazione retorica nel Pensiero antico [Atti delConvegno di Filosofica Bocca di Magra, 18-22 Marzo 1990],Genova (Sagep) 1993, p. 385-403, surtout p. 386-388.

20 PARMÉNIDE

Ces hypothèses et ces affirmations, on peut les dis-tribuer ainsi entre Parménide et Zenon :

Parménide (3, 5 ; d, f, i)Zenon (1, 2, 4, 6 ; a, b, c, e, g, h)

Encore faut-il, pour savoir de quoi parlait Zenon,déterminer quelle était la thèse de Parménide.

Deux remarques.Si l'on en croit Platon, Zenon parlait du sensible 34 ;

et c'est le cas pour Parménide 35. Si tel n'était pas lecas, on ne comprendrait pas pourquoi Socrate invo-querait l'hypothèse de l'existence des Formes commesolution au paradoxe de la ressemblance et de la dis-semblance (128e-130a).

Dans cette perspective, les ônta> dont Zenondémontre qu'elles ne sont pas plusieurs, ne peuventêtre que des choses sensibles particulières, et le ta pan,dont Parménide veut démontrer qu'il est un, ne peutêtre que l'ensemble de tous les ensembles de toutes leschoses sensibles particulières, c'est-à-dire l'univers.

D'où une conséquence et une question.S'il en va bien comme je viens de le dire, il s'ensuit

que, dans la seconde partie du Parménide^ il n'y aqu'une hypothèse : « s'il est un ». Lorsqu'elle estaffirmée, « s'il est un » ou « s'il est vrai qu'il est un »,cette hypothèse correspond, en fait, à celle de Parmé-nide ; et lorsqu'elle est niée « s'il n'est pas un » ou « s'iln'est pas vrai qu'il est un », elle correspond à celle deZenon.

Il s'ensuit que, dans les deux cas, l'hypothèse portesur l'univers (ta pan). Ce qui va de soi si l'on admetque Zenon, tout comme Parménide, restait sur le plandu sensible (cf. 135d-e). Dans un tel contexte l'être,

34. Platon qui parle par la bouche de Parménide est très explicitesur le sujet : « En faisant précisément que, répondit-il, ce que tu asentendu Zenon faire. Sous la réserve toutefois de ce que tu lui as ditet qui m'a ravi, à savoir qu'il ne faut laisser l'enquête s'égarer nidans les choses visibles ni même dans ce qui les concerne, mais del'appliquer aux choses qui sont par excellence objets de la raison etque l'on pourrait considérer comme des Formes » (135d-e).

35. On remarquera d'abord la première personne du pluriel en130al.

INTRODUCTION 21

c'est la réalité sensible dans son ensemble, c'est-à-direl'univers. Pour corroborer une telle position interpré-tative, on invoquera le témoignage d'Aristote :

Voici cependant un point qui n'est pas étranger à notreexamen actuel. Parménide paraît s'être attaché à l'unitéformelle, et Mélissus à l'unité matérielle ; aussi cetteunité est-elle, pour le premier, finie, et, pour le second,infinie. Quant à Xénophane, le plus ancien des partisansde l'unité, car Parménide, fut, dit-on son disciple, il n'arien précisé, et il ne semble avoir saisi la nature d'aucunedes deux causes. Mais, considérant l'ensemble de l'uni-vers, il déclare que ce dieu est l'unique (eis ton hôlonouranàn apoblépsas ta hèn eînai phèsi ton theôn). [...] Par-ménide semble raisonner ici avec plus de pénétration.Persuadé que, hors de l'être, le non-être n'est pas, ilpense que nécessairement une chose est, à savoir l'êtrelui-même, et qu'il n'existe rien d'autre (cf. Aristote,Physique I 2 et 3). Mais, contraint de s'incliner devant lesfaits, d'admettre à la fois l'unité formelle et la pluralitésensible, il en vient à poser deux causes, deux principes :le chaud et le froid, autrement dit le feu et la terre, et, deces deux principes, il range l'un le chaud, avec l'être, etl'autre avec le non-être. (Métaphysique I 5, 986bl7-987a2, trad. Tricot remaniée).

Il ne saurait être question de commenter ici un texteaussi riche que complexe ou de se lancer dans desspéculations concernant la cosmologie parméni-déenne. Qu'il suffise de faire ces deux remarques :1) Aristote range Parménide aux côtés d'un certainnombre de penseurs dont les recherches portaient surl'univers. 2) La question de l'unité et de la pluralité setrouvait au centre des préoccupations de ces penseurs.

Dans ce contexte, tout le problème est de savoir si laréalité sensible dans son ensemble, à savoir l'univers,constituent une réalité unique (la position défendue parParménide), la multiplicité des choses sensibles n'étantqu'apparente (puisque, comme le montre Zenon,l'hypothèse de la pluralité « réelle » des choses sensiblesmène à des paradoxes), ou s'il y a réellement plusieursréalités sensibles, qui sont autant de parties de l'univers,qui peuvent à leur tour être constituées d'une pluralitéde composants élémentaires.

22 PARMÉNIDE

Cette position interprétative établie, une questionse pose tout de même : que signifie l'expression taônta? Cette expression désigne-t-elle les choses sen-sibles en général, ou fait-elle référence aux élémentsconstitutifs de la réalité, tels que les concevaient lesPythagoriciens ?

Dans le premier cas, tout le problème est de savoirs'il faut accorder une réalité véritable aux choses sen-sibles qui sont multiples, ou s'il faut prendre pouracquis que les choses sensibles ne sont que des appa-rences qui manifestent une réalité unique, l'univers.Parménide prouve que cette réalité unique existe,c'est-à-dire que l'univers est un, alors que Zenonprouve que les choses sensibles qui sont multiples nesont que des apparences, et que, par voie de consé-quence, il faut en revenir à l'hypothèse de Parménide.Dans cette perspective, il n'est pas nécessaire que tousles arguments développés par Zenon dans son livreportent sur l'opposition un/plusieurs. Et cela même si,selon toute probabilité, par différents biais, le mouve-ment, le nombre, ces arguments reviennent tous àcette opposition fondamentale.

Dans cette perspective, on doit traduire ônta par « cho-ses ». Traduire ainsi équivaut, on vient de le voir, à fairedire à la protase seulement ceci : « si les ônta sont plu-sieurs » : il y a de la pluralité, et les choses sont multiples,les apparences sont diverses et une multiplicité d'objetsest donnée dans l'apparence. Par contre, dire que cesont les « étants », les choses réellement existantes, quisont multiples, ou encore que la pluralité « existe », etnon pas seulement qu'elle est donnée dans l'apparence,c'est affirmer tout autre chose : à savoir que la pluralitéapparente est l'expression immédiate d'une pluralité onto-logique, c'est-à-dire finalement se situer en-deçà de ladistinction parménidienne entre la diversité des appa-rences et l'unité homogène de l'Être. Or c'est là l'inter-prétation défendue par Paul Tannery et par MauriceCaveing qui veulent montrer, en tenant compte desarguments rapportés par Simplicius, que des trois apo-ries développées par Zenon à partir de l'hypothèse

INTRODUCTION 23

explicite de la pluralité et connue de nous. Tune roulaitsur la discernabilité des éléments de la pluralité, uneautre sur leur cardinalité et la troisième était d'ordremétrique.

Les adversaires de Parménide et de Zenon ne peu-vent être les mêmes suivant l'interprétation retenue.Ils sont évoqués au détour d'une phrase ambiguë :« Ce à quoi prétendent tes arguments, n'est-ce à riend'autre en fait qu'à te battre pour établir, à rencontrede tout ce que l'on dit (para pâma ta legômenà), queles choses ne sont pas plusieurs?» (127e8-9). Quelsens donner à l'expression pânta ta legômena ? La plu-part des traducteurs et des commentateurs compren-nent que les arguments sont dirigés « contre toutes lesformes de parler reçues », c'est-à-dire contre le senscommun, alors que, à la suite de Paul Tannery, Mau-rice Caveing 36 soutient qu'il faudrait plutôt com-prendre : « contre toutes les opinions professées parmiles doctes », en s'appuyant sur pros tous ta pottà légontas(128d2-3), qui désigne non le sens commun, mais lesgens qui s'attaquent à Parménide 37, tout commed'ailleurs le ta lekthénta (128c2) ne désigne pas desparoles du commun, mais le sens de ce qui a étéavancé à titre de thèse.

Une telle position ne va pas sans soulever de redou-tables problèmes concernant l'unité de la doctrinepythagoricienne, ses sources et surtout sa datation,compte tenu du fait que cette doctrine, qui n'estconnue qu'indirectement, étant donné la méfiance àl'égard de l'écriture dans les cercles pythagoriciens,semble avoir beaucoup évolué. En effet la reconstruc-

36. Maurice Caveing, Zenon d'Élée. Prolégomènes aux doctrines ducontinu. Étude historique et critique des Fragments et Témoignages,Paris (Vrin) 1982, p. 160. Dans les pages qui suivent, je reste trèsprès de l'argumentation de M. Caveing. Cf. aussi Paul Tannery,Pour l'histoire de la science hellène, Paris [1887, 19302], Sceaux(Gabay) 1990, chap. X, p. 255-270.

37. Maurice Caveing (Zenon d'Élée, 1982, p. 163-169) passe enrevue les candidats possibles : les Ioniens, les Atomistes, Empé-docle, Anaxagore. Mais lui-même privilégie les Pythagoriciens,comme on le verra plus loin.

24 PARMÉNIDE

tion de la doctrine des Pythagoriciens proposée parMaurice Caveing se fonde exclusivement sur le témoi-gnage d'Aristote, dont il est impossible de savoir s'ilconnaissait véritablement le Pythagorisme du VIe siècleou seulement ses prolongements au IVe siècle38. Voilàd'ailleurs pourquoi Gregory Vlastos 39 a pris positionde façon argumentée contre Paul Tannery40, ce enquoi il s'oppose à Maurice Caveing.

A la limite, le seul texte d'Aristote qu'on pourraitinvoquer en faveur de l'interprétation proposée parP. Tannery et M. Caveing est le suivant :

Quant au système des Pythagoriciens, d'un côté, iloffre des difficultés moindres que le précédent, mais,d'un autre côté, il en présente d'autres qui lui sontparticulières. Prendre le nombre non séparé du sen-sible, c'est faire disparaître assurément une grandepartie des impossibilités que nous avons signalées ; parcontre, admettre que les corps sont composés de nom-bres et que le nombre composant est le nombremathématique, c'est ce qui est impossible. En effet, iln'est pas vrai de dire qu'il existe des grandeurs insé-cables ; et, quand bien même on admettrait l'existencede grandeurs de cette sorte, les unités, en tout cas,n'ont pas de grandeur ; et comment une étendue peut-elle être composée d'indivisibles ? Or, alors que lenombre arithmétique, du moins, est une sommed'unités, ces philosophes veulent que les êtres soientle nombre même, et, de toute façon, appliquent auxcorps les proportions des nombres, comme s'ils étaientcomposés de ces nombres. Il est donc nécessaire, s'ilest vrai que le nombre est un être réel et par soi, qu'ille soit de l'une des manières que nous avons distin-guée, et, s'il ne peut l'être d'aucune de ces manières,il est manifeste que la nature du nombre n'est pascelle que lui construisent ces philosophes qui en fontun être séparé. (Métaphysique, M 8, 1083b8-19, trad.Tricot légèrement modifiée.)

38. Ce qui a amené Cornford à distinguer deux systèmes diffé-rents.

39. Gregory Vlastos, art. « Zeno of Elea », The encyclopedia ofPhi-losophy, P. Edwards éd., New York / London, 1967, t. 8, p. 369-379.

40. Paul Tannery, Pour l'histoire de la science Préllène [1887,19302], Chap. X.

INTRODUCTION 25

Ce texte, suivant J.E. Raven 41, contient huit asser-tions :

1) Les Pythagoriciens reconnaissent une seuleespèce de nombre, le nombre mathématique ;

2) ce nombre n'est pas séparé des sensibles ;3) les corps en sont composés, ce sont des agré-

gats d'unités ;4) il y aurait des grandeurs (physiques) indivisi-

bles ;5) le nombre arithmétique est une pluralité

d'unités indivisibles ;6) les unités auraient une grandeur ;7) les choses sont nombres ;8) les Pythagoriciens appliquent aux choses phy-

siques des théorèmes arithmétiques.1), 2), 3) sont données comme des thèses pytha-

goriciennes également en 1080bl6-18 ; 5) en1080bl9-20, et 32-33; 7) en 987b28 et passim ; 8)en 989b29-34. Quant à 4) et 6), ce sont des consé-quences inévitables de la conjonction de 3), 7) avec1), 5). Dans cette perspective, le nombre est conçucomme corporel. En d'autres termes, le nombre n'estpas différent du corps physique. Les arguments deZenon développent une critique contre une concep-tion marquée par un syncrétisme archaïque qui nedistingue pas entre le plan des choses physiques,celui des notions mathématiques, et celui de l'être ;Zenon associe aux multiplicités sensibles, afin d'enrendre compte comme de réalités, des multiplicitésd'étants d'où résultent les contradictions qu'il met enlumière. Il s'agit donc bien d'une critique des objetsvisibles et de ce qui les concerne, et c'est une contro-verse sur l'explication du monde physique que met-tent en œuvre les arguments de Zenon ; voilàd'ailleurs ce qui justifie leur examen par Aristote

4l. J.E. Raven, Pythagoreans and Eleatics. An accouru ofthé inte-raction beîween thé two opposed schools during thé fifth and early fourthcenturies B.C. [1948], Amsterdam (Hakkert) 1966, p. 53-54. Sur cetexte, cf. aussi H. Cherniss, Aristotle's criticism of thé Presocratics,Baltimore Qohns Hopkins Univ. Press) 1935, p. 39-40.

26 PARMÉNIDE

dans sa Physique. Sur ce point aussi, le texte dePlaton se trouve en accord avec ce que nous savonspar ailleurs.

Bref, selon Maurice Caveing, Zenon tire les consé-quences logiques de cette position et montre qu'ellessont incompatibles avec la divisibilité illimitée desgrandeurs imposées par la pratique des mathémati-ciens. Il en conclut que la thèse de l'existence de lapluralité est intenable, étrangère qu'elle est à la notionde puissance et de potentiel. Par ailleurs, la troisièmevoie de Parménide ressemble étrangement à celle quesuivent les Pythagoriciens, puisque à la fois ils dis-tinguent deux principes (un/plusieurs entre autres)qui pour Parménide sont l'un de l'ordre de l'être,l'autre de l'ordre du non-être, et les réunissent pour,de leur accord, constituer le cosmos, ce qui pour Par-ménide revient à poser que le non-être est, qu'être etnon-être, après avoir été dits différents, sont dits iden-tiques.

Cette position est séduisante, mais elle se heurte àplusieurs objections radicales liées à des caractériquespropres à Zenon. Certains des arguments attribuésspécifiquement à Zenon et la plupart des déductionsdéveloppées dans la seconde partie du Parménide peu-vent être comprises indépendamment de toute réfé-rence au Pythagorisme. De plus, Parménide considèrecomme des ônta, non pas des substances, mais desattributs de ces substances 42.

En fait, une troisième solution pourrait être envi-sagée, si l'on admettait que les arguments développéspar Zenon affrontaient l'opinion vulgaire et portaientcontre l'existence de la multiplicité des choses sensi-bles. Mais rien n'empêche que ce but ait été obtenuindirectement ; dans cette hypothèse, plusieurs de cesarguments auraient été composés à l'occasion d'une

42. On relira ces lignes de la première partie (129c4-7) qu'onmettra en rapport avec ce que Parménide est censé dire dans laseconde partie sur l'identique (162dl-2) et sur le repos (163e6-164al). Aristote lui reproche cette façon de faire dans la Physique(IV 1, 209a23 ; IV 3, 210b22 sq.).

INTRODUCTION 27

dispute technique entre doctes, relative à la pluralitésensible apparente.

La méthode utilisée par Zenon

Après avoir tenté de déterminer quelle doctrine ildéfendait et d'identifier ses adversaires, encore faut-ilcaractériser la méthode utilisée par Zenon. Le passagequi s'étend de 135c8 à 136c5 contient trois thèsesrelatives à cette méthode :

a) L'argumentation zénonienne était une gymnas-tique de l'esprit.

b) Zenon l'appliquait exclusivement aux objets dumonde visible.

c) La gymnastique de l'esprit ne doit pas seulementexaminer les conséquences qui résultent de l'hypo-thèse de l'existence de tel objet, mais aussi celles quidécoulent de sa négation.

Reprenons chacune de ces thèses pour les déve-lopper.

a) La méthode mise en œuvre par Zenon est pure-ment formelle. Voilà pourquoi la dialectique de Zenonjoue vis-à-vis de la doctrine parménidienne le mêmerôle que la dialectique parménidienne de la secondepartie du dialogue est appelée à jouer vis-à-vis de ladoctrine platonicienne.

b) II en résulte que, même si Zenon la cantonnaitdans le domaine du visible, cette dialectique peut êtreutilisée par celui qui fait l'hypothèse de l'existence deréalités non visibles, les Formes. D'où l'intérêt pourSocrate de l'exemple donné par Parménide dans laseconde partie du dialogue. Si tel est bien le cas, l'inter-prétation du dialogue subit un renversement total. Laseconde partie où l'on trouve un inventaire des instru-ments théoriques permettant l'élaboration de leur cos-mologie par Parménide et par Zenon constitue l'arrière-plan sur lequel se dessine la première partie où Socrate,pour résoudre les paradoxes qui apparaissent dans lecadre de cette cosmologie, invoque la doctrine desFormes qui sera critiquée par Parménide à l'aide desinstruments théoriques utilisés dans la seconde partie.

28 PARMÉNIDE

c) Ce texte indique avec toute la clarté désirableune différence essentielle que relève Platon entre ladialectique de Zenon et la sienne propre. Il est répétéque Zenon a examiné une seule hypothèse : l'exis-tence de la pluralité, et qu'il n'a pas considéré sa néga-tion. Il n'a donc pas attaqué la thèse et l'antithèse, iln'a pas développé des arguments pro et contra. Enrevanche, c'est exactement ce que fait la dialectiqueplatonicienne, qui ne sera pas unidimensionnelle, maisqui portera sur les deux volets, être et non-être dechaque réalité 43. C'est pourquoi, après avoir écoutél'exposé de ce programme, Socrate remarque que laméthode n'est pas d'un maniement facile : il y a peut-être là comme un soupçon qu'il sera difficile dans cer-tains cas d'éviter les raisonnements spécieux.

Le texte du Phèdre 44 sur le Palamède Éléate n'entredonc pas en contradiction45 avec ce qu'on trouvedans le Parménide sur le couple semblable/dissem-blable, avec ce qu'on trouve dans la Physique d'Aris-tote sur le couple repos/mouvement et avec ce qu'ontrouve chez Simplicius sur le couple unité/pluralité.En outre, il s'accorde avec ce que peut en dire Pro-clus 46.

43. C'est précisément ce résultat que s'assignera Aristote dans lesTopiques où plusieurs passages rappellent le présent texte du Parmé-nide, notamment 101a35, où il est dit qu'il faut se rendre capable dedévelopper une « aporie double » en argument dans l'un et l'autresens, si l'on veut atteindre la vérité philosophique.

44. « Passons maintenant au Palamède d'Élée : ne savons-nouspas qu'il parlait avec un art si achevé qu'il faisait paraître à sonauditoire les mêmes choses à la fois semblables et dissemblables,unes et multiples, en repos aussi bien qu'en mouvement. » (Phèdre261d6-8 - DK 29 A13, ma traduction).

45. Cf. Maurice Caveing (Zenon d'Elée, 1982, p. 149-154), quisur ce point est d'accord avec Gr. Vlastos.

46. << II écrivit un livre, dans lequel il montrait de merveilleusefaçon que, pour ceux qui supposent la pluralité des choses, nes'ensuit pas moins de difficultés que celles dont, lui semblait-il,sont assaillis les partisans de l'unité de l'être. Et en effet il montraqu'une même chose serait semblable et dissemblable, égale et iné-gale, et qu'il y aurait un anéantissement absolument complet del'ordre du réel et une confusion incohérente de toutes choses. »(Proclus, In Parm. 619.34-620.3, trad. Caveing légèrement modi-fiée).

INTRODUCTION 29

3) LA CRITIQUE DES FORMES DANS LA PREMIÈREPARTIE 47

Au problème de la mise en scène qui amène às'interroger sur la doctrine de Parménide et sur cellede Zenon, vient s'ajouter celui de la signification et durôle de la discussion sur les Formes dans la premièrepartie du Parménide, dans la mesure où Platon fait deSocrate un ardent défenseur de la doctrine desFormes contre laquelle Parménide avance de redouta-bles critiques, avant d'exhorter Socrate à les main-tenir. Présenter, dans le Phédon, un Socrate âgé desoixante-neuf ans comme un partisan de la doctrinedes Formes paraît déjà peu vraisemblable à bonnombre de commentateurs. A fortiori, présentercomme un tenant de cette doctrine un Socrate qui,dans le Parménide, a tout au plus une vingtained'années constitue une invraisemblance si indiscutabled'un point de vue historique, que l'on peut penser quela chose fut reprochée à Platon (cf. par exemple Dio-gène Laërce III 35, qui évoque le Lysis) dès l'Anti-quité. Cela pourrait expliquer l'« invention » parPlaton du personnage de l'Etranger d'Élée, l'interlo-cuteur principal dans le Politique et le Sophiste, où ilutilise la dialectique et aborde certains problèmes sus-cités par la doctrine des Formes.

Tout le problème est de déterminer si Platon tientles critiques de Parménide pour valides ou s'il lesconsidère comme fatales. Et si ces critiques sontvalides, mais non fatales, quelle est alors leur statut ?

Ceux qui pensent que les critiques de Parménidecontre les Formes sont valides se répartissent en deuxgroupes historiquement et doctrinalement distincts.Henry Jackson 48 supposait que le Phédon et la Repu-

47. Dans cette section, je suis d'assez près Reginald E. Allen(Plato's Parmenides, Oxford (Blackwell) 1983) sur le plan de l'argu-mentation, et non sur le fond, où Ton notera des divergences nom-breuses et importantes entre ma position et la sienne.

48. Henry Jackson, « Plato's later theory of ideas ; ii, The Parme-nides », Journal of Philology 9, 1881, p. 299.

30 PARMÉNIDE

blique présentaient les Formes comme immanentesaux choses sensibles, et que, à la suite des critiquesde Parménide dans la première partie du dialoguequi porte son nom, les Formes en vinrent à êtreconsidérées comme des paradigmes transcendants. Al'inverse, un grand nombre d'interprètes anglo-saxonsont, depuis un article célèbre de Gilbert Ryle 49, sup-posé que, dans le Phédon et dans la République,Platon se représentait les Formes comme des para-digmes transcendants, et que, à la suite des critiquesde Parménide dans la première partie du dialoguequi porte son nom, il aurait abandonné cette posi-tion, en assimilant les Formes à des concepts au sensaristotélicien du terme ; ce qui amena G.E.L.Owen 50 à rapprocher la date de composition duTintée, où l'on retrouve la doctrine de la Forme-paradigme de celle de la République.

Des arguments d'ordre interne et d'ordre externepeuvent être invoqués contre ce type d'interprétation.En 133b7-c2, Parménide soutient qu'un hommed'expérience et de talent pourrait montrer que lescritiques évoquées contre l'hypothèse des Formes nesont pas valides. Et en 135cl-3, il maintient querejeter l'hypothèse de l'existence des Formes revien-drait à détruire la pensée et le discours. Par ailleurs,on retrouve dans d'autres dialogues des points dedoctrine critiqués dans la première partie du Parmé-nide : en Philèbe 15b-c, le « dilemme de la partici-pation » est évoqué et considéré comme susceptiblede solution. Dans le Phédon (74b-75d) et dans laRépublique, les Formes apparaissent comme des para-digmes tout comme dans le Politique (285d-286a),dans le Timée, et dans la Lettre VIL À moins deconsidérer Platon comme un penseur particulière-ment retors ou de supposer un autre ordre de com-

49. Gilbert Ryle, « Plato's Parmenides» [1939], Studies in Plato'smetaphysics, London (Routledge and Kegan Paul) 1965, p. 97-147.

50. Position de G.E.L. Owen, « The place of thé Timaeus inPlato's dialogues» [1953], Studies in Plato's metaphysics, London(Routledge and Kegan Paul) 1965, p. 313-338.

INTRODUCTION 31

position des dialogues, il est difficile de penser qu'ila après le Parménide abandonné l'hypothèse de l'exis-tence de Formes transcendantes assimilées à desparadigmes.

Si l'on pense que Platon a maintenu la doctrine deFormes transcendantes assimilées à des paradigmesmême après le Parménide, quel sens donner aux cri-tiques formulées par Parménide ? Trois réponses ontété apportées à cette question. 1) Ces critiques por-tent non sur la doctrine platonicienne des Formes,mais sur celle d'Eudoxe51. 2) Ces critiques ne sontque l'expression de difficultés soulevées contre ladoctrine de Platon, dans le cadre de l'Académie oupar des critiques portées par des Mégariques ou pardes tenants de l'Éléatisme, et que Platon voulaitlever52. 3) Ces critiques évoquent un certain nombrede problèmes liés à la doctrine des Formes, dontPlaton était conscient et auxquels il s'est efforcé pen-dant la dernière partie de sa vie de trouver une solu-tion avec un succès plus ou moins grand : dans cèneperspective, le Parménide devient un dialogue aporé-tique.

Les deux premières réponses rencontrent d'énormesdifficultés si, à la suite de R.E. Allen, on considère que lastructure de la première partie du Parménide n'est paslinéaire, mais développe une série de conséquencesdérivant du « dilemme de la participation » et reliées à lareprésentation de la Forme comme paradigme, deuxéléments, qui, comme je viens de le dire, se retrouventdans des dialogues postérieurs au Parménide. Restedonc la troisième solution que je vais essayer d'étayer.D'ailleurs, Parménide qualifie ses propres critiquesd'apories (129e5, 130b, c3 et 135a3) et non de réfuta-tions.

L'intérêt d'une telle interprétation tient au faitqu'elle est non seulement rétrospective, au sens où

51. Position de Cornford, Plato and Parmenides, 1936, p. 86-87.Voir aussi Malcolm Schofied, « Eudoxus in thé Parmemdes »,Muséum Helveticum 30, 1973, p. 1-19.

52. Position de Cornford, Plato and Parmenides, 1936, p. 101.

32 PARMÉNIDE

elle rend compte de façon constructive 53 des criti-ques de Parménide dans la première partie du dia-logue, mais aussi au sens où elle permet de com-prendre l'articulation de la première partie sur laseconde ; d'ailleurs tous les termes qui interviennentdans la première partie du dialogue, qu'il s'agisse departicipation, de contraires, d'unité et de pluralité, deressemblance et de dissemblance, etc., présentent lemême sens que celui qui est le leur dans la seconde.L'exercice dialectique en quoi consiste la secondepartie du Parménide donne à Socrate un instrumenttechnique lui permettant de déduire de façon rigou-reuse toutes les conséquences qui peuvent découlerd'une même hypothèse de départ54. Voici commentse présente la première partie du Parménide si on nelui donne pas une structure linéaire.

Dans un premier temps, Parménide s'interroge surla nature des Formes et surtout sur l'étendue de leurdomaine (130a-d). Puis il évoque le problème de laparticipation. S'il y a participation des choses sensiblesaux Formes, on doit affronter le dilemme de la par-ticipation (131a-c). Les choses sensibles doiventparticiper à la Forme en sa totalité, ou en partie.Devant l'impossibilité de la seconde solution, révéléepar le paradoxe de la divisibilité (131c-e), et par la« remontée à l'infini » " s'appliquant à la Largeur(131e-132b), Socrate propose de se représenter laForme comme paradigme (132c-133a) ; et devantl'impossibilité de la première solution, il propose de sereprésenter la Forme comme pensée (132b-c).L'échec de ces deux tentatives l'amène à imaginer unecoupure radicale entre les choses sensibles et lesFormes, avec toutes les conséquences catastrophiques

53. Dans la mesure où un homme de talent pourrait faire face àces critiques : 135a-b, c-d, 133b, 130e.

54. Socrate, même s'il a une véritable passion pour l'argumenta-tion, manque d'entraînement dans le domaine de la dialectique(135c-d, 130e), en raison de sa jeunesse.

55. Je traduis ainsi « infinité regress ». En français, « régression »renvoie spontanément à un contexte psychanalytique.

INTRODUCTION 33

que cela entraîne (133a-134e), notamment le rejet detoute connaissance d'un domaine par l'autre.

La caractéristique essentielle des Formes 56 est laséparation ; elles sont « à part » (khôris)57 des chosessensibles. La séparation est une relation symétrique :si a est séparé de b, alors b est séparé de a 58. Dans cecontexte, la séparation est susceptible de deux sens aumoins. En un sens minimal, la séparation signifiececi : si a (une chose sensible particulière) participe deF (une Forme), alors a n'est pas identique à F et Fn'est pas identique à a. Ce sens est sûrement admispar Socrate, mais il n'est pas suffisant. Il faut penser àun sens beaucoup plus fort. Maintenir qu'elles sontséparées, c'est considérer les Formes comme des réa-lités individuelles qui ont une existence propre : cetteconception attestée dans le Phédon (74a sq.), dans laRépublique (V 475e sq.) et dans le Timée (27d, 28a-c,52a) est admise et critiquée par Aristote en plusieursendroits de la Métaphysique (XIII 9, 1086a30-bl 1, V 71017b25, VII 16 1040a9, 28, XIII 4 1078b30). Parcequ'elles ont une existence propre 59, les Formes sonten soi 60 ; elles ne dépendent pour leur être d'aucuneréalité qui leur soit ontologiquement supérieure, ycompris le Bien, qui se retrouve sur le même plan quetoutes les autres Formes dans les inventaires propo-sés61. Ce statut permet à toute Forme d'être consi-

56. Qualifiées d'eîdos (128e5, 130b7, 134b3, etc.) d'idéa (132a2,132c4, 135cl, etc.) ou de génos (134b7, c5, 135a7, etc.).

57. Cf. 129d6, 130b2, 130dl. Mis en rapport avec autà kath'hautâ en 129d6-7, 130dl-2 et 133a7-8.

58. Symétrie reconnue en 159a.59. Voilà pourquoi on dit qu'elles « se trouvent dans la nature »

(132d2).60. Aute kath' hauten ousia, 133c4-5, c7, 135bl. Voilà pourquoi

les formes sont dites être au pluriel autà kath' hautâ (cf. n. 57)et au singulier auto kath' hautô, 128e5, 130b8. Les Formes sontaussi dites « en soi », c'est-à-dire eidê autà (130b2, d4 ; 134b3, 6-7,12, c5, 9, d).

61. En 130b8-9, Parménide évoque le Juste (dikaiori), le Beau(kalôri) et le Bien (agathôri). En 134bl4-cl, Parménide évoque leBeau, le Bien et tout ce que nous admettons comme Formes. En135c8-dl, il évoque le Beau, le Juste, le Bien et chaque Formeprise une à une.

34 PARMÉNIDE

dérée comme « ce qu'est une chose »6 2 , par définitionen quelque sorte.

Cela dit, les Formes ne peuvent être définies quenégativement, par opposition aux choses sensibles :elles sont objets non pas des sens, mais de la raison(135el-3). Ce qui leur permet d'être universelles, unemême Forme permettant de nommer ou de qualifiertoutes les choses qui en participent63. Et surtout, ellessont immuables (135cl-2) : chaque Forme doit doncrester «une et identique» (131bl), les deux caracté-ristiques que cherche à défendre Socrate contre lesattaques de Parménide.

Le statut ontologique élevé qu'il accorde auxFormes explique probablement l'embarras dans lequelse trouve Socrate, lorsque Parménide lui demande dequelles réalités il y a des Formes (130b7-d2). Troisclasses sont évoquées dans la première partie du Par-ménide. 1) Les réalités morales ne posent absolumentaucun problème, comme c'est d'ailleurs le cas dans les

62. D'où l'expression ho ésti; cf. 129 al, b6 ; 133 d7, el ; 134a4-5 (bis), b7-8 (bis), 134b7, 14. Au sens strict, cette expressionsignifie « ce qu'est X » et plus explicitement « ce que c'est qued'être X », même si cette paraphrase peut prêter à la critique. Enfait ho ésti constitue une réponse à la question ti ésti (sur le sujet,cf. G. Vlastos, « Que pouvait bien entendre Socrate par le ques-tion : "Qu'est-ce que F"? » [1976], trad. française par LucBrisson, dans Les Paradoxes de la connaissance. Essais sur le Ménonde Platon, recueillis et présentés par Monique Canto-Sperber, Paris(Odile Jacob) 1991, p. 193-203; dans ce contexte, l'expressiondésigne donc ce qu'est X en général, et non en particulier, pardéfinition en quelque sorte. Aussi faut-il, à mon avis, relier cetteexpression ho ésti au qualificatif akribés, qui, au comparatif (134c6)ou au superlatif (134clO, d8, 9), qualifie les Formes. Les Formesprésentent plus de précision, plus d'exactitude, parce qu'elles équi-valent à une définition. On trouvera un très utile appendice surla grammaire de ho ésti F dans Ch. H. Kahn, « Some philosophicaluses of "to be" in Plato » (Phronesis 26, 1981, p. 127-129), quirenvoie d'ailleurs à une note très prudente de G. Vlastos, dans«The unity of thé virtues in thé Protagoras* [1971] (Platonic Stu-diesy 198l2, n. 102, p. 261-262).

63. Il s'agit de l'éponymie ; la Forme garantit que c'est toujoursle même nom qui sera donné à chacune des choses sensibles qui enparticipent. Cette notion d'éponymie assimile donc le nomcommun au nom propre, ce qui ne laisse pas de poser de redouta-bles problèmes, que je n'ai pas le temps d'évoquer ici.

INTRODUCTION 35

autres dialogues 64 ; en ce domaine, Platon semblemême accepter l'existence d'idées négatives 65. 2)Dans la première partie du Pannénide> Socrate s'inter-roge sur la question de savoir s'il y a des Formes deséléments et des genres naturels : Homme, Feu, Eau,etc. Comme ces Formes sont des substances, ellesn'ont pas de contraires (Phédon 104a-b, 105a; Répu-blique VII 524d-525a). Ces substances peuvent êtredes réalités naturelles 66 ou artificielles 67. 3) Restentles parties des vivants, le cheveu par exemple, et leséléments composés, la boue, la crasse et tout ce quiest sans valeur ou vil. Cela dit, dans le Politique(266d), l'Étranger suggère que la dialectique ne s'inté-resse pas seulement aux choses nobles, comme c'est lecas dans le Sophiste (227a-b). Et, dans le Timée, ilsemble y avoir des Formes de toutes les choses maté-rielles.

Quelle que soit l'étendue du domaine des Formes,leur séparation ne peut être complète, dans la mesureoù, si tel était le cas, l'hypothèse de l'existence desFormes perdrait tout intérêt. Voilà pourquoi Socrateest amené à faire une hypothèse supplémentaire, cellede la participation 68, qui explique notamment com-ment les choses sensibles se voient attribuer le nomqui çst le leur ou les adjectifs qui les qualifient69.Parménide va faire porter l'essentiel de ses attaquessur les problèmes soulevés par l'hypothèse de la par-ticipation, dont Socrate ne semble pas se faire une

64. Phédon 65d, 70d-71e, 76d, lOOc-d, Banquet 210e-211d, Hip-pias major 286d, 288d, 298d, 300a-b, République V 479a-b.

65. Dissemblance, Pluralité, Mal, Laideur, Injustice (RépubliqueV 475e-476a, 479a-b, cf. Théétète 176e-177a, 186a) et peut-êtremême Impiété (Euthyphron 5d). 2).

66. Le Ménon (72b-c) accepte la Forme de l'Abeille, le Phédon(103c-105d) les Formes du Deux, du Trois, de la Neige et du Feu,le Timée (51b) les Formes de l'Eau, de l'Air, du Feu et de la Terre.

67. Dans la République (X 596b), on trouve les Formes de laTable et du Lit et, dans le Cratyle (389d), celle de Navette.

68. Méthexis (132d3) qui dérive de metékhô, et meiâlêpsis (131a5)qui dérive de metalambânô. On notera aussi que les Formes partici-pent entre elles aussi, cf. 133c8-9.

69. Cf. 130e4-131a2.

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11/04/164157-V-2011 - Impr. MAURY Imprimeur, 45330 Malesherbes.N° d'édition L.01EHPN000480.N001. - mai 2011. - Printed in France.

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