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JEUNESSE

OLIVIER JOZAN

Né à Paris en 1929, Olivier Jozan a commencé très tôt à bourlinguer. À Madagascar, il a vendu de la quin- caillerie et des tissus ; au Canada, il a été magasinier, ouvrier du bâtiment, barman, photographe et journaliste ; en Suisse, concepteur publicitaire... C'est à Paris qu'il a finalement choisi de se fixer et c'est là aussi qu'il a écrit son premier livre. D'autres ont suivi : romans pour adultes, récits pour enfants, tous nourris de sa vie vagabonde.

MALICORNE

O L I V I E R J O Z A N

MALICORNE

Illustrations : Christophe Rouil

H J HACHETTE

J e u n e s s e

efi�c>ç,tte Livre, 1996.

Pour Françoise

1

La lettre de Paris

Je me souviens comme si c'était aujourd'hui de ce jour de mai 1811 où tout a débuté. J'avais onze ans et... Mais commençons par le commencement.

Je m'appelle Benjamin Ducray. Je suis né avec le siècle dans une riche demeure du

Faubourg Saint-Germain, le quartier le plus chic de Paris. Hélas ! ma mère est morte

quand j'avais quatre ans. Mon père m'a alors expédié chez ma nourrice, dans une ferme misérable près du Mans.

Je ne l'ai plus revu. Lorsque je question-

nais ma nourrice, elle me répondait qu'il était malade et n'avait pas la force de s'occuper de moi. Mais dès qu'il serait guéri, il me ferait venir auprès de lui. A son ton fuyant, je sen- tais bien qu'elle me cachait quelque chose.

Chère Jeannette ! Son affection a adouci la rancœur provoquée par ce cruel abandon. Elle était si bonne! Ronde et douce comme

une pelote de laine. Avec toute la tendresse du monde dans ses yeux aussi bleus que des myosotis.

Aussi loin que je me souvienne, Jeannette a toujours été là pour me consoler, pour me protéger. Ma mère, elle, était aussi floue que mes souvenirs. Jeannette me l'a décrite fragi- le et solitaire, délaissée par mon père, tou- jours absent. Une habitude chez lui.

Ma vie aurait été supportable sans son frère aîné, Isidore Martin, propriétaire de la ferme. Une brute à la tignasse de sanglier, qui buvait trop et aimait frapper les plus faibles que lui. Quand il était sobre - moment hélas bien rare - ce n'était pas un mauvais bougre. Il m'a fait travailler comme une mule. Je n'avais pas le temps de penser à ma triste si- tuation.

Je revois encore la ferme, je sens ses

odeurs comme si j'y étais. Du lever au cou- cher du soleil, je n'arrête pas. Nourrir les co- chons, traire nos quatre vaches, ramasser le bois en forêt, puiser l'eau du puits, biner dans les champs. En plus, je vais à l'école où l'abbé Tourneboule nous apprend à lire, à écrire, à compter et à rabâcher le Catéchisme impérial. Tous les soirs, après la soupe, je tombe endormi sur ma paillasse, installée dans la soupente au-dessus de l'étable.

J'étais justement en train de nettoyer celle- ci lorsque la voix rauque d'Isidore m'a fait sursauter.

« R'veille-toi, fainéant! »

J'ai évité de justesse une taloche. « L'curé Tourneboule y veut t'causer.

Grouille-toi! »

Après avoir laissé mes sabots crottés sur le seuil de la maison, je suis entré pieds nus dans l'unique pièce aux murs noircis par la suie.

Le curé était assis à la table usée par des milliers et des milliers de repas. Sa grosse fi- gure rougeaude luisait comme une citrouille dans la pénombre. Figée devant la marmite suspendue dans la cheminée, Jeannette m'a adressé un sourire crispé.

« Approche, Benjamin, approche! » L'abbé Tourneboule avait les mains croi-

sées sur son ventre qui tendait la vieille sou- tane violacée, tachée et reprisée à maints en- droits. Il a regardé avec désapprobation les haillons qui me couvraient, a réprimandé sé- vèrement Jeannette :

« Vous pourriez vêtir décemment cet en- fant! Il est à moitié nu. »

Le visage écarlate, Jeannette a voulu pro- tester, mais Isidore lui a coupé la parole :

« On n'a pas les moyens, m'sieur l'curé. C'te garçon y nous coûte cher. C'est qu'y mange comme un ogre. »

Quel menteur! Sans Jeannette, qui me nourrit en cachette, je mourrais de faim avec les restes qu'il me donne.

L'abbé Tourneboule l'a fait taire en frap- pant la table du plat de la main.

« Et l'argent de M. Ducray que je te donne chaque mois! Qu'est-ce que tu en fais? Tu le bois à l'auberge du village, espèce d'ivrogne !

— Jamais d'la vie ! L'argent du petit, c'est sacré. »

Ignorant le regard furibond de sa sœur, Isidore a ajouté d'une voix plaintive :

« Avec tout' les taxes, nous autres pauvr'

paysans on est encore plus pauvres. Faudrait l'dire à M'sieur Ducray d'nous donner plus.

— La nouvelle qui m'amène va résoudre ce problème. »

L'abbé Tourneboule a tiré une lettre de sa soutane et me l'a montrée d'un air solennel.

« Benjamin, ton père m'a fait l 'honneur de m'écrire. J'ai le plaisir de t 'annoncer qu'il te réclame à Paris. Le moment est venu de faire de toi un monsieur. »

Je suis resté muet. Assommé. « I-il n'est plus malade? » L'abbé a paru surpris ; il a échangé un re-

gard avec Jeannette, qui lui a répondu d'un hochement de tête embarrassé. Il s'est

bruyamment raclé la gorge. « Sans doute ne l'est-il plus puisqu'il est

devenu un personnage important du gouver- nement impérial. C'est même un familier de la cour du grand Napoléon. J 'espère que tu ne lui feras pas honte. »

La nouvelle était si soudaine. Je l'avais at- tendue tellement longtemps que je n'arrivais pas à y croire.

Jeannette a éclaté en sanglots. « Mon Dieu, soyez remercié d'avoir répon-

du à mes prières! »

L'abbé a hoché doctement la tête.

« Dieu écoute toujours les prières qui lui sont adressées. »

Isidore me regardait d'un air furieux. Il de- vait songer à l'argent qui s'envolait avec mon départ. Et aux corvées que je ne ferai plus pour lui.

« Je veux parler en tête à tête avec Benja- min », a dit l'abbé Tourneboule avec autori- té.

Isidore est sorti en grognant. Comme si elle n'avait rien entendu, Jeannette s'est mise à tisonner le feu sous la marmite. L'abbé lui

a montré la porte : « Toi aussi, Jeannette. Benjamin te racon-

tera tout, s'il le désire. » Menton levé comme une reine offensée,

elle a emporté un tabouret et un panier de haricots verts, s'est installée près du puits d'où elle pouvait nous surveiller.

« Assieds-toi! » a ordonné l'abbé.

J'ai pris place en face de lui. Il s'est frotté les mains comme s'il se les

lavait avec un savon invisible.

« Benjamin, une nouvelle vie commence pour toi. Attention! Paris est une ville pleine de tentations et de dangers pour un enfant

innocent, habitué à une saine vie campa- gnarde. Suis fidèlement les préceptes du ca- téchisme! Obéis à ton père quoi qu'il dise! La désobéissance envers les parents est un péché grave. Aussi grave que la désobéis- sance envers Dieu et l'Empereur. »

J'ai opiné. Il faut toujours faire semblant d'approuver les adultes.

« Ton père... » Il s'est arrêté, embarrassé. « Ton... ton père s'est remarié il y a quelques années... Un homme dans sa position a be- soin d'une épouse pour l'aider à mener une vie digne de son rang. Ta nouvelle maman est une femme remarquable, dotée des plus grandes qualités. Il te faudra dorénavant la chérir et la respecter. »

Ça non, jamais ! J'étais vexé et furieux d'avoir été prévenu si tard, si brutalement.

Mais les lèvres épaisses de l'abbé Tourne- boule s'étiraient déjà en un sourire onctueux :

« N'est-ce pas merveilleux! Tu vas avoir enfin une maman. Et aussi un petit frère. Oui, un charmant bambin qui doit avoir dans les sept ans. Tu pourras remercier le Seigneur de son infinie bonté à ton égard. »

Son infinie bonté, ai-je pensé, avait mis

du temps à se manifester. Un doute s'est in- sinué en moi. Mon père ne devait pas être aussi malade que ça pour avoir pu se rema- rier et avoir fait un enfant. Et si on m'avait menti?

Comme je m'étonnais timidement qu'il ne m'ait pas rappelé plus tôt, l'abbé Tourneboule m'a foudroyé du regard.

« Petit insolent! Ton père avait sûrement de bonnes raisons. Comment oses-tu mettre

en doute sa bonne foi ! » Il a levé les yeux au plafond comme pour invoquer l'aide de Dieu. « Où allons-nous si les enfants se met-

tent à ne plus respecter leurs parents ! Tu n'as pas à te poser de questions mais à obéir. Qu 'as-tu donc appris à l'école? »

Pas grand-chose, avais-je envie de ré- pondre.

« Petit ingrat, tu devrais remercier ton père de te faire revenir à Paris.

— C'est normal, ne suis-je pas son fils aîné! »

L'abbé Tourneboule n'a su que répondre. Ses lèvres humides se sont ouvertes comme

celles d'un poisson hors de l'eau. « J'ai bien le droit de vivre sous le même

toit qu'mon père, non? » ai-je protesté.

L'abbé a donné un coup de poing sur la table.

« Tu n'as a u c u n droit, mets-toi bien ça dans la tête ! Sauf celui de te taire et d'obéir. »

Il a sorti de sa poche une bourse en cuir. « Voici l'argent pour ton voyage. Tu pren-

dras la prochaine diligence de mercredi pour Paris. Tu arriveras le lendemain au relais du Bouloi où l'on viendra te chercher... Autre

chose, dis à ta nourrice de te vêtir correcte- ment. Tu as l'air d'un vagabond. Il ne faut pas que ton père ait honte de toi. Et prends un bain! Tu pues l'étable. »

Il a soupiré : « Ça ne sera pas facile de faire de toi un

jeune monsieur bien élevé. Qui sait, Dieu fera peut-être un miracle en ta faveur. »

2

Les adieux

La ferme a disparu derrière un rideau de peupliers, et avec elle une partie de mon en- fance.

La vieille carriole grinçante a longé la mare où je me baignais l'été, puis a grimpé jusqu'au sommet de la Colline du Pendu. Un vieux

chêne solitaire y montait la garde. J'ai aperçu derrière moi le clocher de l'église et les toits roux du village. Et les champs, les prairies, les bois qui avaient été tout mon univers.

J'étais tout excité. Finie ma misérable exis- tence de petit paysan. J'allais devenir un

monsieur. Une nouvelle vie m'attendait à Paris. Paris! Une ville extraordinaire où, di- sait-on, les rues étaient éclairées la nuit comme en plein jour. Où tout le monde, même les pauvres, mangeait du pain blanc aussi bon qu'une brioche. Tout au fond de moi, j'étais quand même anxieux. Comment allaient m'accueillir mon père, et surtout sa nouvelle femme?

Solidement calée sur le banc étroit, Jean- nette tenait les guides du cheval d'une main ferme. Elle avait voulu me conduire elle-

même jusqu'à l'arrêt de la diligence sur la grande route de Paris.

En mon honneur, elle portait sa plus belle robe et un bonnet de dentelle achetés autrefois à Paris. Sans doute voulait-elle se

faire pardonner de m'avoir menti pendant toutes ces années. Après le départ de l'abbé Tourneboule, elle m'avait avoué avoir inventé la maladie de mon père pour me cacher la cruelle vérité. Il s'était débarrassé de moi

parce que j'étais un fardeau qui l'empêchait de se consacrer pleinement à sa carrière. Le coup avait été rude, et j'étais encore sous le choc. Mon cœur en garderait longtemps la cicatrice.

Nous revenions du manège du maréchal des logis La Flambée, un ancien hussard qui me donnait des leçons d'équitation. « Ton éducation sera incomplète si tu n'exerces pas ton corps à devenir aussi agile que ton es- prit », aimait me répéter mon grand-père. C'est pourquoi lui et Sylvain Rougier m'en- seignaient aussi l'escrime, le tir et la boxe anglaise. Parfois, j'avais l ' impression d'être un sujet d'expérience pour ses théories sur l'éducation. Il était mon unique professeur, car il ne m'avait jamais mis dans cette école religieuse. Un professeur exigeant et pas- sionné.

Je lui étais si reconnaissant de m'avoir re- cueilli que je faisais tout mon possible pour ne pas le décevoir. Comme je l'avais écrit à Jeannette, le petit paysan inculte qu'elle avait connu se transformait en un jeune « mon- sieur » dont elle serait fière. Un soleil pâle pénétrait par la porte-fenêtre ouverte sur le minuscule jardin à l'arrière de la maison. Il glissait sur les étagères à moitié vides de la bibliothèque poussiéreuse, effleurant un tapis usé jusqu'à la corde et venait mourir sur le pied cannelé de ma table de travail en- combrée de livres et de cahiers.

Mon grand-père a fléchi plusieurs fois ses jambes raidies par notre séance d'équitation. Il a eu un sourire sardonique.

« Son silence prouve qu'il ne met pas en doute mes rapports fantaisistes. Alors, cesse de t'inquiéter! »

J'étais plutôt déçu que mon père m'ait ou- blié si vite. J'avais espéré, qu'après sa tou- chante tentative de réconciliation, nos rela-

tions deviendraient un peu plus suivies. « En tout cas, il nous envoie régulièrement

ta rente, a ajouté mon grand-père. Ce qui lui donne l'excuse d'avoir fait son devoir pater- nel. En attendant, on est tranquilles. »

L'ombre menaçante d'un nuage a obscurci tout à coup la pièce. Mon grand-père a levé un regard furieux sur le bout de ciel char- bonneux qui pesait sur les toits des maisons environnantes.

« Encore de la pluie! Elle ne cesse jamais, même l'été. Quel pays! Comme j'aimerais être à Charleston ou à La Nouvelle-Orléans !

Ah, les douces soirées embaumées par le parfum des magnolias !

— Et si nous partions pour l'Amérique? » ai-je suggéré.

A force de l'écouter parler de ce pays fa-