Post on 28-Feb-2018
7/25/2019 Taylor AC - Compte Rendu Bernand La Solitude Des Renaissants
http://slidepdf.com/reader/full/taylor-ac-compte-rendu-bernand-la-solitude-des-renaissants 1/4
L'Homme
C. Bernand, La Solitude des Renaissants. Malheurs et sorcellerie
dans les Andes
Anne-Christine Taylor
Citer ce document Cite this document :
Taylor Anne-Christine. C. Bernand, La Solitude des Renaissants. Malheurs et sorcellerie dans les Andes . In: L'Homme, 1987,
tome 27 n°103. pp. 139-141;
http://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1987_num_27_103_368868
Document généré le 29/03/2016
7/25/2019 Taylor AC - Compte Rendu Bernand La Solitude Des Renaissants
http://slidepdf.com/reader/full/taylor-ac-compte-rendu-bernand-la-solitude-des-renaissants 2/4
Comptes
rendus
139
Carmen
Bernand,
La
Solitude
des
Renaissants.
Malheurs
et
sorcellerie
dans
les
Andes.
Paris, Presses de la Renaissance, 1985, 238 p., gloss. («
De
près comme de loin »).
Les « Renaissants » évoqués
par
ce beau titre —
qui
reflète
bien
le style baroque
et
solennel
de l espagnol
rural
équatorien — sont
les
paysans indiens de Pindilig,
village
situé
dans la
cordillère
andine orientale de la province du Cañar, au sud du pays. Noyée sous une
pluie incessante,
dévastée par l érosion, plongée
dans
une misère
irrémédiable,
c est sans
doute l une des régions
les
plus déshéritées de la
sierra.
Pourtant, elle
est
délaissée tant
par
les officines
d aide
nationales ou
internationales
que
par
les
ethnologues équatorianistes ;
les
paysans de cette
zone
ont le malheur d être
trop
déculturés,
trop
métissés ou hispanisés pour
attirer l attention
des
professionnels
de l indianité.
Aussi
l un des
grands
mérites de ce livre
est-il
de
rendre
leur
voix
et
leur
dignité
à
ces
gens
que
leur
banalité
sordide,
leur
absence
de
pittoresque
ou d exotisme
apparent faisaient invisibles.
C est
donc
l existence
tragique de ce quart-monde à
la dérive, coupé
de son passé et de
ses racines
traditionnelles,
rongé par une
modernité
délétère — cette amère
et dérisoire
« renaissance » qui le travaille depuis quelques années —
que
l auteur se propose de
restituer. L ouvrage s inscrit dans un genre périlleux, qu on affuble du terme malheureux de
« vulgarisation »
;
entendons
par là
qu il
est destiné
à
un public
éventuellement
dépourvu
de
culture ethnologique
technique,
ce
qui
ne veut pas dire que
les
anthropologues n en tireront
pas autant de profit — voire
plus
—
que
d une monographie
scientifique
« classique ».
Ce type
de livre
est
rare ; il convient
donc
de saluer la réussite de Carmen Bernand.
Sans concessions
à
de paresseuses
simplifications,
sans s effacer
ni s imposer à outrance,
elle nous fait partager l expérience
et
le travail de l ethnologue,
et
parvient
surtout
à
transmettre
la saveur, le style
particulier
de cette culture. D admirables portraits, des
anecdotes d une grande puissance de suggestion contribuent
à rendre
très proches
ces
infortunés Pindilicais.
Modelé
par
l insistant discours des informateurs, le livre détaille
tour
à tour
les trois
volets
du malheur qui les accable. Malheur agricole
d abord,
lié
à
la
dégradation
des sols,
à
la
diminution
des rendements, à la disparition
de nombreux cultigènes, enfin à une
parcellisation
vertigineuse. Les Pindilicais se trouvent ainsi acculés
à
un
minifundisme
qui
n est
même plus de survie, et
à
une
misère
que
les réformes
successives et de maladroits
efforts de « modernisation » ne font qu aggraver,
reprenant
d une
main plus
qu ils
n accordent de l autre ; au point
que
l ère du « travail
précaire
» — formes
à
peine voilées
de
servage
—
apparaît rétrospectivement
comme
un havre
de
sécurité
— sinon de
prospérité
— auprès des
aléas
dramatiques
et
impersonnels
du
salariat.
On
trouvera
ici
de
fines notations
sur
le caractère affectif des rapports de domination ou
d exploitation,
aspect
trop
souvent
négligé ou
occulté dans
la littérature concernant les problèmes agraires
andins.
Ces
considérations
renvoient
aux conceptions indigènes de l ordre
social qui
opposent
un
système hiérarchique rigide d ordres ou d « essences » sociologiques discrètes —
les Blancs,
les Maîtres, les Indiens... — à un
égalitarisme
d une cruelle intransigeance au sein de leur
propre
univers ; le moindre avantage est perçu comme une trahison, la marque d une
coupable
ambition
qui rend toujours
l entreprenant
ou le chanceux en butte à 1 « envie »
et
donc à la sorcellerie.
Deuxième aspect du
malheur, la
corrosion et
la
dissolution
des
rapports sociaux
— notamment de
parenté
— corrompus
par
l argent sur
le
plan affectif et laminés
par
l hispanisation au
plan
structurel.
Les
effets
conjugués
du catholicisme
et
d une
langue
—
l espagnol
—
inadéquate à ses
catégories ont
fini par
effacer
des
pans entiers
d un
système
qui
ne subsiste plus
qu à l état
de
bribes dans
les pratiques onomastiques
et
les
7/25/2019 Taylor AC - Compte Rendu Bernand La Solitude Des Renaissants
http://slidepdf.com/reader/full/taylor-ac-compte-rendu-bernand-la-solitude-des-renaissants 3/4
140 Comptes
rendus
formes
locales du compadrazgo. Aussi bien, ces vestiges sont à leur tour menacés par
l adoption
récente de noms « étrangers »
et
de nouvelles stratégies
de
compadrazgo
exprimant
le
rejet
des
«
liens
antiques
»
et
l individualisation
croissante
des
Renaissants.
Par
ailleurs
la parenté, qui
reste
pourtant la
charpente
de cette société, est férocement refoulée,
vécue tantôt comme une utopie —
par
le biais d une
ascendance fictive — tantôt
ou
simultanément
comme une
malédiction
c est qu en
effet
la parenté, et
plus
particulièrement
l alliance,
est
le
champ
d action d une sorcellerie de plus
en
plus envahissante, fruit de
l envie qui dresse les unes contre les autres les femmes alliées au détriment des
hommes,
victimes bien souvent de l excès d amour
des mères
et des épouses
qui
se
disputent
leur
possession.
La sorcellerie et
ses ravages
introduisent au troisième aspect du malheur pindilicais
le
déferlement
de
la
maladie. Cette partie — sans doute
la
meilleure du
livre
— repose sur
l idée
que
la pathologie, sous
toutes
ses formes, constitue la clé
de voûte de
cette
société
profondément conservatrice
tout
en
étant
privée
des
moyens
de
rester
«
traditionnelle
».
Les
indigènes
de la région distinguent quatre types de maladies,
appelant chacun
des spécialistes
et des
techniques
de guérison spécifiques. L auteur
montre toutefois
que ces catégories,
loin
de renvoyer
à
des symptômes
et à une
étiologie
bien définis,
sont avant
tout
les éléments
d un
système de construction d identité. Le
malade manifeste
sa singularité, c est-à-dire son
locus particulier au sein du
groupe,
par
rapport
à
sa párentele,
par
rapport aux
Blancs
et à
la
société
nationale,
par rapport
aux
« anciens » et au passé, par
la
sélection qu il effectue
entre
ces
catégories à tel ou tel moment pour organiser son malheur physique
et
son désarroi
psychique. Ces pages désolantes nous font toucher du doigt le
dilemme
tragique dans lequel
se débattent
les
Pindilicais, puisque toute identité est souffrance
et
tout choix une faute
« renaître », c est renier les ancêtres, qui ne
manquent
jamais
de se venger
;
rester
«
ancien
»,
vertueux mais
imbécile et
arriéré (leurs propres termes), c est vivre dans le
mépris
des
Blancs
et
dans
une
impossible
autarcie
économique, sociale
et
morale.
Malades
d être Indiens, «
pourris
» (lanchados) par un présent
contre
nature, quelle autre
issue
pour
ces
paysans
que l abandon des
terres et
la fuite
vers
l anonymat des
bidonvilles côtiers
? Des
tempéraments
plus
optimistes
jugeront
étrangement
ibséniens
ces
Andins écrasés de
culpabilité,
et reprocheront peut-être
à l auteur un soupçon de Schadenfreude
aux
dépens de
l espérance
révolutionnaire ;
cela
dit, pour avoir traversé
ces
régions, je comprends aisément
le noir pessimisme de Carmen Bernand. Toutefois, on
serait
curieux de savoir si le
développement et la radicalisation des organisations
indiennes
cañar
—
très marqués depuis
quelques
années
— a touché le
secteur
de Pindilig,
et
si
les sectes
protestantes
fondamentalistes
— et
la forte politisation
qu il
leur
arrive
de susciter à
leur
insu — ont
réussi à s implanter dans ce terreau de choix.
A
ce livre,
c est la loi
du
genre,
je ferai
tout
de
même
quelques
reproches.
On
regrette
l absence de carte
(dommage,
aussi,
qu il n y ait pas d illustrations)
et
le manque de données
comparatives
qui
mettraient
en lumière la
spécificité
de cette région —
mal
connue — eu
égard à
d autres zones
de
la sierra équatorienne.
On
déplore
également
la relative pauvreté
des données
sur
les
raisons « objectives » de la situation dramatique des Pindilicais ; je
crains
qu un
lecteur
ignorant
du monde rural équatorien,
à force
d empathie
avec
ces
Indiens,
ne
finisse comme eux par considérer leur destin comme une inexplicable
fatalité.
D une façon
générale,
si l imagination
et
la sensibilité
du
lecteur sont abondamment
servies,
sa raison
analytique
reste parfois
sur
sa faim,
surtout
dans
les
chapitres
sur
la parenté
et
la
sorcellerie ; des
hypothèses
passionnantes, des amorces de
démonstrations
sont avancées
puis
tournent
court. On
a
l impression
que l auteur
s est
sévèrement
bridée dans ce domaine,
par
crainte
sans
doute
d ennuyer
le
public
non
spécialiste.
C est, je crois, une
erreur
les
dons
pédagogiques
et
les
talents
d écriture dont
elle
dispose auraient
certainement
permis
à
Carmen Bernand d expliquer,
d interpréter,
bref d « objectiver »
davantage
sans lasser et
7/25/2019 Taylor AC - Compte Rendu Bernand La Solitude Des Renaissants
http://slidepdf.com/reader/full/taylor-ac-compte-rendu-bernand-la-solitude-des-renaissants 4/4
Compíes
rendus
141
sans nuire à
un
effort
d empathie magistralement réussi. Au
reste,
ces imperfections ont leur
source
dans
un défaut
qu il
faut
peut-être
imputer
à
l éditeur plus
qu à
l auteur
compte
tenu de son
propos,
le livre
est trop court
et
manque
un
peu
d ampleur.
Le succès
commercial des beaux ouvrages de la collection « Terre
Humaine
» — presque
tous
de forts
volumes — devrait pourtant suffire à convaincre
les éditeurs
(et
les
auteurs) que faire court à
tout prix n est
pas nécessairement
le meilleur moyen de
créer et
de
retenir
un
public
amateur
d anthropologie.
Anne-Christine Taylor
CNRS,
Paris
L Ethnographie,
1985, 96-97
(2-3),
n°
spec.
s.
dir. Andras
Zempléni Causes,
origines
et
agents
de la
maladie chez
les
peuples sans
écriture. Paris,
Société
d Ethnographie, 218
p.
Ainsi que
le dit fort bien Andras
Zempléni dans
sa remarquable introduction à ce
numéro spécial de L Ethnographie, «
la
causalité est le plus vieux
thème
et
le plus épais
dossier de l anthropologie de la maladie » (p. 13).
C est
d ailleurs pour cette
raison
qu elle
a
été
privilégiée
lors du
premier
Colloque
national d anthropologie
médicale tenu au CNRS
en
novembre 1983. Les éditions
l Harmattan viennent
de publier
la
plupart
des communications
présentées à ce colloque, hormis celles qui font l objet de ce numéro spécial de
L Ethnographie.
Ces
dernières forment
en
effet
un
sous-ensemble
suffisamment cohérent
pour
qu il
ait
semblé
judicieux
de
les présenter à part. D emblée les auteurs
se
trouvent confrontés
à
quelques
questions
fondamentales.
Si
banale qu elle paraisse désormais, la constatation que
bien des maladies sont enchâssées dans un ensemble d événements malheureux dont
elles
ne
se
distinguent
ni
par leurs
causes ni
par leurs modes de prise en
charge interdit
de facto
à
l ethnologue d accepter « la maladie » comme
un
objet nécessairement pertinent. Les
conceptions étiologiques
renvoient, au moins en partie,
à
ce
fait,
et là le médical s efface
presque totalement devant le
social.
Les médecins,
formés à
une biomédecine issue des
sciences biologiques ou psychologiques centrées
sur
l individu, n acceptent
pas
aisément ce
champ
où
leur pratique
les
immerge sans qu ils
en prennent
clairement conscience. On
souhaite
qu ils
s ouvrent au message
des
ethnologues.
Les
travaux
rassemblés ici autour de
la
causalité sont
divers.
Onze
terrains sont présentés
par
L.
Mallart,
M.
Buckner, P.
Roulon, M.
Perrin,
M.
Dupire, C.
Friedberg,
C. Bougerol,
E. T. Magannon, C.-H.
Pradelles de Latour,
S. Fainzang
et R.
Devisch.
La
prépondérance
de l Afrique est considérable sept
études
africaines contre une
amérindienne,
une
sur
la
Guadeloupe, une
sur
Bali
et une sur
les Philippines, ce qui déséquilibre
quelque peu
l image
d ensemble. Il suffit de
lire
l intéressant article de
C.
Friedberg
sur
Bali (société
qui,
notons-
le, n est
pas
«
sans
écriture », contrairement
à
l intitulé du volume) pour
percevoir combien
la systématisation des
rapports
microcosme/macrocosme a, dans Pétiologie de la maladie
chez
les sociétés d influence indienne, une importance que l on retrouve moins
dans
les
analyses de terrains africains. Les synthèses théoriques gagneront
toujours à
éviter de
n embrasser
que
des terrains apparentés.
Cela dit,
le rassemblement de
ces
travaux permet une réflexion
en
profondeur. Après
avoir
donné
la
place qui
lui
revient
à
la
causalité
la
plus simple,
celle
où
une
connexion
directe
et une claire
succession
temporelle lient deux
phénomènes, les
auteurs
dégagent
d autres
dimensions.
M. Perrin insiste
sur
les conceptions accordant une rémanence aux