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LE PLUS ANCIEN JOURNAL ANTIRACISTE DU MONDE n° 655 / avril 2015 / Prix de vente : 8 €
UNE MÉMOIRE DOULOUREUSE LAISSÉE À VIF…
06
DES MUSÉES DE L’ESCLAVAGE
08
EDOUARD GLISSANT ET AIMÉ CÉSAIRE
10-11
LA QUESTION NOIRENumérospécial
3 | numéro spécial - n°655 | avril 2015 | LE DROIT DE VIVRE | Licra ÉDITO
ANTOINE SPIRE | Rédacteur en chef
Sur toutes les mairies de France, le mot
« Egalité » figure au cœur de notre devise
républicaine, et pourtant, dans notre pays,
le racisme frappe les Noirs de plein fouet : c’est
ce jeune homme qui, d’origine camerounaise, ex-
plique qu’il a dû renoncer à l’auto-stop parce que
noir ; c’est cette mère célibataire, candidate à un
logement social dans les Hauts-de-Seine, dont la
demande, régulièrement renouvelée, ne parvient
jamais sur le haut de la pile ; c’est ce jeune
diplômé d’un IUT reconnu qui candidate à de
nombreux emplois, est convoqué, et se voit régu-
lièrement préférer un concurrent bien blanc ; c’est
ce plafond de verre qu’évoquent nombre de cadres
d’entreprise et d’hommes politiques noirs lorsqu’ils
parlent de leurs chances de promotion.
Face à cette ségrégation qui ne dit pas son nom,
nous sommes trop peu nombreux à nous mobiliser.
La lente agonie des idéologies révolutionnaires se-
rait-elle une explication de la démobilisation ?
Pourtant, qu’il s’agisse de Desmond Tutu ou de
Mandela, de Martin Luther King ou d’Aimé Césaire,
des millions de nos contemporains communient
dans l’admiration de ces hommes noirs qui ont
pris tous les risques pour faire triompher l’égalité
des droits en posant souvent la question de l’escla-
vage, de ses conséquences, et des réparations.
Mais avec quel retard nos politiques et la société
française dans son ensemble se sont mobilisés
face aux pires injures lancées contre notre ministre
de la justice, Christiane Taubira ! Tout se passe
comme si les héros du combat antiraciste étaient
forcément des femmes et des hommes d’hier, et
comme si les combattants d’aujourd’hui n’étaient
pas aussi nécessaires que ceux d’hier.
Et pourtant, l’enjeu de notre mobilisation est
considérable. Aux Etats-Unis, une bonne partie
des Noirs se sont laissés aller à un antisémitisme
dévastateur, malgré la coopération des juifs à la
lutte pour les droits civiques et contre la ségrégation
raciale. On y a vu grandir la concurrence des vic-
times entre Noirs et juifs. Celle-ci est en train de
gagner la France : Mbala Mbala y incarne cette
évolution en faisant, à tort, porter aux juifs une
bonne part de la responsabilité de la traite négrière.
A l’heure où l’antisémitisme relève la tête en
France, les Noirs vont-ils massivement se ranger
dans ce camp, ou au contraire nouer une alliance
indispensable avec tous ceux qui se battent contre
le racisme et l’antisémitisme ?
On peut redire que les militants antiracistes
peuvent réussir quand ils combattent pour l’égalité
d’accès au logement, à l’éducation et à l’emploi,
et que chaque jour, dans certains lieux, des élus
chargés des questions d’égalité et de politique de
la ville mènent des actions qui font bouger les
consciences. Mais l’espace public doit prendre
sur cette question une autre dimension. Nous de-
vons relancer le débat public et, pour ce faire,
user de moyens nouveaux. Les réseaux sociaux
devraient nous aider à porter partout la parole
antiraciste, et la mise à disposition, pour tous, de
livres, de films, de pièces de théâtre devrait nous
permettre de convaincre et d’émouvoir. Face à
l’agression raciste, il y a une victime, une personne
dont l’émotion touche chacun d’entre nous et
nous révolte. La dignité de chacune d’entre elles,
qu’elle soit noire, maghrébine ou juive, doit
devenir un objectif commun. C’est la raison pour
laquelle, pour ce numéro spécial du « Droit devivre », la Licra s’est adjoint le Cran et la fondation
Lilian Thuram. Une alliance historique se noue.
Ensemble, nous sommes plus forts.
Antoine Spire et Louis-Georges Tin
La question noire
SOMMAIRE | LE DROIT DE VIVRE
ÉDITORIAL | p. 3par Antoine Spireet Louis-Georges Tin
LA QUESTION NOIRE | p. 4 à 15• Crimes contre l’humanité et
Réparations• L’œil Lumière d’Euzhan Palcy
• Du bon usage des statistiques• Une mémoire douloureuse
laissée à vif…• Des musées pour mémoire :
la France, mauvaise élève faceau modèle américain
• Discrimination à tous les étages• De la négritude à la créolité
• Les programmes scolaireset le racisme
• A quand la mixité sociale ?• De Banania à “Tintin au Congo”• Etre noir et français, une
prouesse administrative• La police et les Noirs en France
LA LICRA | LE DROIT DE VIVRE
Numéro spécial - N° 655 |AVRIL 2015• Fondateur : Bernard Lecache• Directeur de la publication :
Alain Jakubowicz.• Directeur délégué : Roger Benguigui• Rédacteur en chef : Antoine Spire• Ont participé à ce numéro :
Elisabeth Caillet, Georges Dupuy,Baudouin-Jonas Eschapasse,Fabien Jobard, Justine Mattioli,Mano Siri, Louis-Georges Tin.
• Coordinatrice rédaction :Mad Jaegge.
• Éditeur photo : Guillaume Krebs.• Abonnements : Patricia Fitoussi.• Maquette et réalisation :
Sitbon & associésTél. : 04 37 85 11 22.
• Société éditrice : Le Droit de vivre42, rue du Louvre, 75001 ParisTél. : 01 45 08 08 08E-mail : ddv@licra.org
• Imprimeur : Riccobono OffsetPresse115, chemin des Valettes,83490 Le Muy
• Régie publicitaire : OPASHubert Bismuth41, rue Saint-Sébastien, 75001 ParisTél. : 01 49 29 11 00
Les propos tenus dans les tribuneset interviews ne sauraient engagerla responsabilité du « Droit de vivre »et de la Licra.Tous droits de reproduction réservés- ISSN 09992774- CPPAP : 1115G83868
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Depuis des décennies, la Licra se bat pour les droits civiques et contre toutes les formes de racisme.Joséphine Baker a été la voix de la Lica dans ces combats. >
Licra | LE DROIT DE VIVRE | numéro spécial - n°655 | avril 2015 | 4LA QUESTION NOIRE
Tout en posant des questions ouvertes et frontales, le colloque sur les réparations, organisé le4 mai à Paris par la Cité de l’immigration, le Cran et la Licra, visera à éviter la « compétitionmémorielle ».Qu’est-ce que la réparation ? C’est le fondement de toute justice. Quand un tort est commis, il doitêtre réparé. A fortiori s’il s’agit d’un crime de masse ou d’un crime contre l’humanité. La question a été posée à l’époque de l’esclavage, à l’époque de la colonisation, après laPremière Guerre mondiale, puis après la Seconde, par exemple. Aujourd’hui, elle est au cœur desrelations internationales, qu’il s’agisse des demandes de la Grèce à l’égard de l’Allemagne, desdemandes de la Caricom (le marché commun des Caraïbes) à l’égard des anciennes puissancescoloniales, ou encore des discussions internationales autour de la réparation climatique. EnFrance aussi, le débat est posé. Mais que signifie au juste le terme « réparer » ? Et d’ailleurs, qu’y a-t-il exactement à réparer ?Ne faudrait-il pas faire un état des lieux des maux à réparer ? Peut-on réparer, demandentcertains ? Peut-on ne pas réparer, répondent d’autres ? Quelles seraient alors les formes de réparations ? Qu’est-ce qui a été fait, qu’est-ce qui est sou-haitable, et qu’est-ce qui est possible ? Le fait de réparer ne va-t-il pas susciter des tensions ?Le fait de ne pas réparer ne risque-t-il pas d’en causer davantage ? Peut-on compa rer à cetégard esclavage et Shoah ? Comment passer de la confrontation mémorielle à la coopérationcitoyenne ? Comment faire de la réparation un outil pour le vivre ensemble ? Tel est donc l’enjeu de cette rencontre organisée par la Cité de l’Immigration, par la Licra et parle Cran.Rendez-vous le 4 mai à 18 heures, au Musée de l’histoire de l’immigration.
Louis-Georges Tin et Antoine Spire
Euzhan Palcy est de cette génération de réa-
lisateurs qui bousculent le monde du cinéma.
Née en 1958 en Martinique, très tôt ébranlée
par la lecture du roman de Joseph Zobel, « RueCases-Nègres », elle décide de porter à l’écran
cette histoire afin de donner à entendre la voix
des sans-voix, de ceux qu’on n’entend jamais au
cinéma si ce n’est pour les cantonner dans des
rôles subalternes et stéréotypés : les Noirs.
En 1983 le film sort en salles et rencontre un succès
immédiat, remportant plus de 17 prix internationaux
et mettant en scène pour la première fois la condition
misérable des familles noires attachées aux plantations
de canne à sucre. « Une saison blanche et sèche »,son deuxième long métrage, adapté du roman de
l’écrivain sud-africain André Brink, met en scène
l’apartheid et le racisme qui sévissent alors en
Afrique du Sud. Elle tourne le film au Zimbabwe,
soutenue par les studios d’Hollywood, devenant
ainsi la première réalisatrice noire à être produite
par la Metro-Goldwin-Mayer. Le succès est à
nouveau au rendez-vous. Mais, déçue de voir que
l’image des Noirs dans le cinéma et à la télévision
n’évolue guère, elle rentre en France afin de se
consacrer à la réalité de la vie en Martinique : elle
tournera successivement, et nonobstant de nouveaux
séjours aux Etats-Unis, « Siméon », un conte musical
fantastique, et une série de films documentaires
consacrés à « Aimé Cesaire, une parole pour leXXIe siècle », ou « L’Ami fondamental : Césaire/Senghor », « The Killing Yard », « Parcours de dis-sidents », « Les Mariées de l’isle Bourbon »…Elle est, depuis 2013, membre du Comité national
pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage
(CNMHE).
Mano Siri
L’œil Lumière d’Euzhan PalcyLa réalisatrice martiniquaise de « Rue Cases-Nègres » et d’« Une saison blanche et sèche » reste la référence d’un cinéma d'émancipation.
REPÈRES
« Regards croisés ».Le lundi 4 mai à 18 heures.Musée de l’histoire de l’immigration. 293, avenue Daumesnil, 75012 Paris.
DEUX TABLES RONDES• « Réparer l’esclavage,réparer la Shoah » Avec Pap Ndiaye,Anne Grynberg,Myriam Cottias,Mano Siri,Nicole Lapierre.Animateur : Antoine Spire.
• « Modalités d’unepolitique de réparation.Que réparer, et comment ? » Avec Dominique Sopo,Françoise Vergès,Gilles Manceron,Alain David. Animateur : Louis-Georges Tin.
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Euzhan Palcy,mars 2014. >
CRIMES CONTRE L’HUMANITÉ ET RÉPARATIONS
5 | numéro spécial - n°655 | avril 2015 | LE DROIT DE VIVRE | Licra LA QUESTION NOIRE
Du bon usage des statistiquesLes statistiques « ethniques » menées dans l’anonymat permettent de savoir que le cas du banquier noir Tidjane Thiam, contraint de quitter la France pour contourner un « plafond de verre » hermétique, n’est pasune exception : c’est même le cas général des Noirs de France, Français à 81 %.
Selon un lieu commun très largement partagé,
les statistiques ethniques seraient totalement
interdites en France. En réalité, il n’en est
rien. Depuis 2007, plusieurs enquêtes de ce genre
ont été réalisées par le Cran, par la Sofres, par
le CSA, par le CNRS, par l’Ined, par l’Insee et
par « Libération », et jamais une condamnation
n’a été prononcée. En réalité, ce qui est interdit
– et encore, sauf dérogation –, ce sont les fichiersethniques, qui impliquent de ficher des personnes
de manière nominative. Alors que, pour établir
des statistiques ethniques, on a besoin de nombres
et pas de noms. Il n’y a donc rien d’illégal à cela.
LA POLITIQUE DE L’AUTRUCHECependant, cette croyance fausse, régulièrement
entretenue, permet de maintenir une ignorance
totale autour de la situation des Noirs de France.
Cet aveuglement volontaire, c’est véritablement
la politique de l’autruche. La discrimination,
c’est un peu comme une maladie : le stéthoscope,
les prises de sang et autres investigations ne sont
pas des remèdes ; mais si on n’a pas ces éléments,
on ne peut ni établir le diagnostic, ni encore
moins administrer le bon traitement. De ce fait,
ceux qui refusent les statistiques ethniques favo-
risent objectivement (qu’ils le veuillent ou non)
l’ignorance et la maladie.
LA FRANCE COMPTE 4 % DE NOIRS,81 % SONT FRANÇAISLa première enquête de statistiques ethniques en
France a été menée en 2007 par le Cran et TNS-
Sofres. Elle a permis d’établir que les Noirs de
France représentent environ 4 % de la population
française totale, Hexagone et outre-mer (estimation
basse). Elle montre par ailleurs que les Noirs de
France sont majoritairement français (81 %).
Dans le monde du travail, ils sont marginalisés :
ils ont 2,5 fois plus de ris ques que les autres de
se retrouver au chômage, et 2,25 fois moins de
chances de devenir cadres.
Ils sont marqués par la pauvreté : 35 % d’entre
eux déclarent des revenus mensuels nets inférieurs
à 1 200 euros.
Par ailleurs, selon une enquête réalisée par Eurostat
en 2008, les quatre départements les plus pauvres
d’Europe sont les quatre départements français
d’outre-mer, dont la population est très majori-
tairement noire, évidemment.
PAUPÉRISATION ET DISCRIMINATIONLargement paupérisés, les Noirs de France sont
aussi discriminés. Dans l’enquête TNS-Sofres-
Le Cran, 61 % des Noirs de l’Hexagone disent
avoir été victimes de discriminations au cours
des 12 derniers mois, ce qui est énorme compte
tenu du fait que la plupart des discriminations
sont invisibles et systémiques. Par ailleurs, selon
l’enquête du Cran
(2008) et celle du
CNRS (2009), ils sont
jusqu’à 6 ou 7 fois plus
représentés parmi les
personnes contrôlées
par la police. C’est le
délit de faciès.
Dans l’espace public,
les Noirs sont diverse-
ment représentés. Très
bien représentés dans
le gouvernement actuel
(3 ministres sur 35, soit 8,5 % du gouvernement),
mais beaucoup moins dans la haute fonction
publique (0 % au cabinet de François Hollande)
et dans la vie politique en général (0,1 % dans
les conseils généraux de l’Hexagone). Il en va de
même dans le CAC 40, où les conseils d’admi-
nistration de 21 entreprises sont totalement blancs
(enquête le Cran-RED 2009).
Louis-Georges Tin
« Ce qui est interdit — et encore,sauf dérogation —, ce sont lesfichiers ethniques, qui impliquentde ficher des personnesde manière nominative. »
Licra | LE DROIT DE VIVRE | numéro spécial - n°655 | avril 2015 | 6LA QUESTION NOIRE
Jusqu’à la fin du Moyen Age et encore au
début du XVIe siècle, pour les Européens,
l’Afrique est une réalité confuse mais
glorieuse. On évoque la reine de Saba, femme
noire apportant des trésors au roi Salomon ; on
évoque Balthazar, mage noir apportant des présents
à l’enfant Jésus ; on connaît l’existence des mines
d’or du Monomotapa, qui fournirent en métal
précieux les Egyptiens, les Grecs et les Romains.
Et on rêve à ce mystérieux royaume du Prêtre
Jean qui, d’après la légende, se situe en Ethiopie
et doit servir d’allié aux chrétiens face aux Sar-
rasins. A l’évidence domine encore, à cette époque,
l’imagerie ancienne de l’homme africain riche,
sage et valeureux.
QUAND L’EUROPE SE FAISAIT PEURAVEC LE MASQUE D’OTHELLOA la fin du Moyen Age, l’Europe, miséreuse et
famélique, est donc à la recherche de nouvelles
routes commerciales. Elle entreprend alors
d’exploiter les ressources matérielles et humaines
de l’Afrique. C’est le début de la colonisation et
du commerce trian gulaire.
Dès lors, il convient de justifier l’injustifiable.
Dans ces conditions, l’homme africain, qui était
associé à des représentations positives, devient
progressivement un être inférieur, un grand enfant
dans le meilleur des cas, quand ce n’est pas un
animal diabolique qu’il convient de soumettre à
tout prix – c’est toute la dualité du personnage
d’Othello, par exemple.
LE VAUDOU POUR RÉSISTERÀ L’OPPRESSIONDans le processus de la traite, les esclaves ne
perdirent pas seulement leur liberté. On fit tout
pour détruire leur identité. Ils étaient vendus au
détail, évidemment, mais quand le hasard faisait
que des esclaves d’une même tribu ou d’un même
peuple se retrouvaient ensemble sur une plantation,
on faisait tout pour les séparer et les disperser :
il fallait briser les ressources identitaires et
commu nautaires qui pouvaient leur rester.
Dès lors, se trouvant dans des groupes hétérogènes,
ils ne pouvaient plus utiliser leur langue, se parler
entre eux, ni même parler avec les maîtres : c’est
ainsi que naquit le créole, langue de communication
entre personnes toutes étrangères les unes aux
autres.
Ayant perdu leur liberté, leur identité, leur langue,
les esclaves devaient encore renoncer à leurs
dieux. On leur donnait des noms chrétiens et on
leur interdisait de pratiquer leurs cultes d’origines,
sous peine de châtiments très cruels. C’est ainsi
que naquit le vaudou, religion syncrétique, de ré-
sistance, qui permettait de donner une apparence
chrétienne à des croyances africaines évidemment
condamnées.
L’ASSIMILATION À LA ZEMMOUR, ON A CONNU…Les danses noires, les musiques noires étaient
sous contrôle strict, et souvent interdites elles
aussi. Les esclaves n’avaient d’ailleurs pas le
droit de se rassembler, même en dehors des
heures de travail : on craignait, non sans raison,
qu’ils en profitent pour comploter contre les maî-
tres. Et, bien longtemps après l’abolition de l’es-
clavage, sous Vichy, par exemple, et bien après,
les autorités politiques, aux Antilles comme en
France hexagonale, continuèrent à tout faire pour
casser, censurer, ou du moins dénoncer les asso-
ciations noires : il s’agissait de briser les identités
pour briser la résistance nègre. C’était la politique
dite d’assimilation, dont certains, à l’instar d’Eric
Zemmour, font encore l’éloge aujourd’hui.
Après cette première vague de colonisation, prin-
cipalement en Amérique, dans le prétendu « Nou-
veau Monde », la seconde époque coloniale, à
partir du XIXe siècle, se déploie davantage en
Afrique et en Asie. Après les massacres liés à la
« conquête », les administrateurs s’installent et
mettent en place la politique du « travail forcé »,
Une mémoire douloureuse laissée à vif…Dans un pays où on les insulte en parlant de « bilan positif » de la colonisation, les hommes venus du continent noirsavent que l’abolition de l’esclavage n’a commencé à s’appliquer en Afrique qu’en... 1949 !
Esclaves de la plantation.B.F. Taylor, vers 1850.
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Les autres traites négrières Il y eut aussi des « fluxcommerciaux serviles »considérables initiés pardes Africains et desressortissants du mondearabe, puis ottoman. Destraces en demeurent dansles Etats du Maghreb, où« les Noirs », considéréscomme les descendants desanciens esclaves, restentstigmatisés socialement.Olivier Grenouilleau aintégré, dans « Les Traitesnégrières » (Gallimard,2005), les traitesnégrières internes,orientales et occidentales.L’ouvrage fait autoritéchez les chercheurs, maisfut attaqué en justice parcertaines associations.
Pour le Cran, il convienteffectivement dementionner, à côté de latraite Atlantique, la traiteorientale : du VIIe siècle audébut du XXe, 17 mil lionsd’Africains environ ont étécapturés et déportés versles pays arabes ou l'Empireottoman. Cette histoirelongue explique aussi lasituation sociale dégradéedes populations noires dansces pays. Rappelonségalement l’existence de latraite intra-africaine, qui abien souvent servià alimenter les deux autres.
AS et LGT
7 | numéro spécial - n°655 | avril 2015 | LE DROIT DE VIVRE | Licra LA QUESTION NOIRE
qui ressemblait étrangement à cet esclavage qu’on
venait justement d’abolir. Afin de construire les
routes, les ports, les chemins de fer destinés à la
« mise en valeur » des colonies, les entreprises
recevaient des concessions de l’Etat, qui mettait
à leur disposition la main-d’œuvre indigène.
A cet égard, emblématique est le cas du chemin
de fer du Congo-Océan. La Société des Batignolles
(dont sont issus Spie et Spie Batignolles aujour -
d’hui), qui a reçu une concession d’Etat dans les
années 1920, fait creuser le chemin de fer de
Brazzaville à Pointe Noire en recourant au travail
forcé. Dans toute la sous-région – au Congo, bien
sûr, mais aussi au Gabon, au Cameroun, et même
au Tchad –, les indigènes sont capturés, parfois
même au lasso, doivent marcher des milliers de
kilomètres, sont enfermés dans des camps (c’est
le mot de l’époque), et succombent en masse.
Dix-sept mille personnes selon les chiffres officiels,
mais sans doute plus de cent mille en réalité.
IL Y A EU PLUS D’ESCLAVES APRÈS L’ABOLITION DE L’ESCLAVAGE QU’AVANTLes faits sont connus à l’époque, dénoncés par
André Gide dans son « Voyage au Congo », par
Marc Allégret dans le film du même nom, par le
célèbre journaliste Albert Londres dans « Terred’ébène, la traite des Noirs» , mais aussi par la
Société des nations (ancêtre de l’ONU).
En vérité, par un paradoxe qui mérite d’être
considéré, il y eut en France plus d’esclaves
après l’abolition de l’esclavage qu’avant. En
effet, le premier esclavage concernait « seulement »
les Antilles, la Guyane et la Réunion, tandis que
le second esclavage a été mis en place dans
toutes les colonies d’Afrique et d’Indochine, sur
un territoire immense, ce qui a affecté un nombre
encore plus considérable de personnes.
Dans ces conditions, dans notre pays, l’esclavage a
été aboli non pas en 1848, comme on le dit souvent
(et comme les cérémonies officielles du 10 mai
tentent de le faire accroire), mais bien plutôt en
1946, par la loi Houphouët Boigny. Encore le texte
n’a-t-il pas été partout appliqué. Et il fallut attendre
en certains lieux les indépendances de 1960 pour
que le travail forcé soit définitivement aboli.
LES FRANÇAIS NOIRS SONT ISSUS DECETTE HISTOIRE IGNORÉE, ÉCARTÉEOr, tout cela, c’est l’histoire de France. Ces colonies
étaient des territoires français, et les Français noirs
sont issus de cette histoire. Ils en ont la mémoire,
leurs grands-parents l’ont connue, voire vécue, et
ils constatent, non sans amertume, à quel point
cette histoire est ignorée, écartée, voire méprisée.
Que sous cette forme à peine déguisée qu’est le
travail forcé, l’esclavage, crime contre l’humanité,
ait perduré en France jusqu’à récemment, est évi-
demment un scandale en soi. Que cette réalité soit
ignorée de tout le monde, ou presque, est à leurs
yeux un scandale supplémentaire.
Les colons ont toujours justifié leurs pratiques
en affirmant qu’ils apportaient l’Evangile, la
« Civilisation », ou encore, comme on le dit au-
jourd’hui, la démocratie. Mais la colonisation fut
en fait une longue suite de génocides, massacres,
déportations, esclavages, mutilations, viols de
masse, pillages, rançons, etc. Comme le disait
Aimé Césaire, « colonisation = chosification ».
LA PERSISTANCEDU RACISME POST-COLONIALParmi les conséquences durables de la colonisation
figurent les inégalités Nord-Sud. Ce n’est pas
merveille si les anciennes colonies sont en général
plus pauvres que les anciennes
métropoles. Et, au sein de la
population française, la pau-
vreté accrue des populations
noires (qu’elles soient dans
l’Hexagone ou dans les terri-
toires d’outre-mer) est aussi
un héritage de cette histoire.
Autre conséquence durable, le racisme anti-Noir,
qui est un sous-produit du colonialisme. En effet,
on ne saurait justifier la colonisation sans affirmer
d’une manière ou d’une autre que le colon est
supérieur au colonisé. En ce sens, le racisme
anti-Noir est inséparable du colonialisme, dont il
est la conséquence nécessaire – à cet égard, il est
paradoxal que tant de Français se disent opposés
au racisme tout en valorisant les « aspects positifs »de la colonisation, dont parlait la loi du 23 février
2005, finalement amendée sur ce point.
Louis-Georges Tin
« Sous le soleil équatorialNotre effort de pénétration parle chemin de fer se poursuit à traversl’Afrique. C’est ainsi que la lignede Brazzaville à la mer va intensifierl’exploitation du Congo. Mais combiend’obstacles — nature du terrain, climathumide et chaud, difficultés de main-d’œuvre — les ingénieurs nerencontrent-ils pas pour mener à biencette œuvre civilisatrice ! »
Extrait du « Petit Journal »du 06.07.1924.
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HISTORIQUE
Des réparations auxpropriétaires d’esclavesLes réparations furentattribuées par l’Etat nonpas aux esclaves mais àleurs propriétaires, à titrede « dédommagement ».Dans le cas de Haïti,ce sont les esclaves eux-mêmes qui durent payersous peine d’êtrede nouveau asservis. Le pays dut s’endetterde 1825 à 1946 pour payerà la France l’équivalentde 21 milliards de dollars. D’où l’urgence decette question posée parle Cran et de nombreusesautres associations.
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« La politique dited’assimilation, [c’était]
briser les identités pourbriser la résistance nègre. »
BIBLIOGRAPHIE
André Gide : « Voyage au Congo ».Ed. Folio Gallimard, 1995.Albert Londres : « Terre d’Ebène, la Traite des Noirs ». Ed. Arléa, 2008.Louis-Georges Tin :« Esclavage etRéparations ». Ed. Stock, 2013.
Licra | LE DROIT DE VIVRE | numéro spécial - n°655 | avril 2015 | 8LA QUESTION NOIRE
Inauguré en 1938, le musée du Marché aux
esclaves de Charleston (Caroline du Sud) est
le plus ancien lieu de mémoire dédié à l’escla-
vage aux Etats-Unis. Il
fut longtemps le seul. A
la fin des années 60, des
dizaines de musées consa-
crés au drame humain de
la traite négrière ouvrent
aux quatre coins du pays.
Ils sont estimés à plus de deux cents aujourd’hui.
Parmi eux figurent le musée Anacostia, de Wash-
ington DC, fondé en 1967. Comme les « afro »
muséums créés en 1974 à Boston (Massachusetts)
et en 1988 à New Orleans (Louisiane). Mais aussi
le Centre culturel noir de Wilberforce (Ohio), les
Archives afro-américaines de Mobile (Alabama),
ou encore le Musée des diasporas africaines de
San Francisco (Californie), qui fêtera dans quelques
semaines ses dix ans.
Rares sont cependant les lieux ex-
clusivement dédiés à la mémoire
des 12 à 20 millions d’hommes et
de femmes déportés d’Afrique sub-
saharienne aux Amériques entre les
XVIIe et XIXe siècles. En dehors du
musée de Charleston, seuls celui
de l’Holocauste noir de Milwaukee
(Wisconsin), ouvert en 1988 à l’ini-
tiative de James Cameron, et le
National Underground Railroad
Freedom Center de Cincinnati
(Ohio) sont consacrés au sujet.
Et encore ! Le « Yad Vashem noir »
de Milwaukee, comme l’avait
surnommé son créateur, a fermé en 2008 et n’existe
plus que sur le net. La plupart des musées américains
se consacrent davantage à l’illustration de la lutte
pour les droits civiques qu’au combat pour l’abolition.
Faut-il y voir l’ombre portée de la guerre civile qui
assombrit cet épisode de l’histoire américaine ?
Le National Museum of African-American History
and Culture (NMAAHC), qui doit ouvrir ses portes
à Washington DC en 2016, sous l’égide du presti-
gieux Smithsonian Institute, devrait combler un
manque en la matière. Y seront exposés de manière
didactique des milliers d’artefacts témoignant du
sort atroce réservé aux esclaves noirs, tandis que
le reste du bâtiment sera consacré à la ségrégation
qui sévit dans les Etats du Sud jusqu’en 1967.
EN EUROPE : LIVERPOOL (2007),BORDEAUX (2009) ET NANTES (2012)En Europe, il aura fallu attendre 2007 pour qu’ouvre
à Liverpool, cité portuaire qui fonda une partie de
son développement sur ce qu’il est pudiquement (et
improprement) convenu
d’appeler le « commerce
triangulaire », un musée
exclusivement consacré
à l’esclavage.
A Bordeaux, le musée
d’Aquitaine ne s’est doté
de salles dédiées à cet épisode historique tragique
qu’en 2009. Quant à Nantes, c’est en 2012 qu’a
été édifié un Mémorial à l’instigation de l’asso-
ciation Les Anneaux de la mémoire.
Reste que l’absence d’un musée français réellement
dédié à la question se fait cruellement sentir. D’autant
que les programmes scolaires ne se penchent encore
que de manière trop allusive et elliptique sur ce
drame immense. L’ouverture prochaine d’un lieu
de mémoire doublé d’un musée (le
Mémorial ACTe) à Pointe-à-Pitre,
en Guadeloupe, devrait rattraper le
retard de la France sur le sujet.
L’achèvement de ce centre caribéen
est imminent. Le président de la
République est en effet attendu le
10 mai pour l’inaugurer.
Mais à quand un musée semblable
en Métropole ? Les collections
existent, mais elles sont dissémi-
nées entre La Rochelle, Nantes,
Bordeaux et Paris (notamment au
musée du Quai Branly). Il ne
manque plus qu’un bâtiment !
Baudouin-Jonas Eschapasse
LES CHIFFRES
Aux Etats-Unis :200 muséestraitent de la mémoireafro-américaine etabordent donc l’histoirede l’esclavage.En France : 1Sur plus de 12 000 musées,seul celui du Quai Branlyse penche, de manièreindirecte, sur ce dramehumain à nul autre pareil.Et deux mémoriaux lui ontété consacrés : à Pariset à Nantes.En Afrique : 3- La Maison des esclavesde l’île de Gorée (Sénégal),sauvée de la destructiondans les années 60 parJoseph Ndiaye ; - le Slave Lodge de CapeTown (Afrique du Sud), ouvert au public en 1998 ; - et le minuscule muséede l’Esclavage deBadagry (Nigéria).
Des musées pour mémoire : la France,mauvaise élève face au modèle américainDepuis la fin des années 60, des dizaines de musées commémorent le drame de l’esclavage aux Etats-Unis. En France,tant dans l'Hexagone qu’aux Antilles, l’organisation de lieux de mémoire du commerce triangulaire accuse un grave retard.
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La Maison des esclaves,à Gorée, en 2007. >
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La Licra milite pour lacréation d’un musée de
l’esclavage dans l’Hexagone.
9 | numéro spécial - n°655 | avril 2015 | LE DROIT DE VIVRE | Licra LA QUESTION NOIRE
Abdou Kimba est déçu. La cour d’appel de
Paris a certes condamné CFI, son ancien
employeur, à lui verser des dommages et
intérêts. Elle l’a en revanche débouté de sa plainte
pour discrimination. Pourtant, SOS-Racisme, qui
avait soutenu son dossier, estimait qu’il y avait
là plus que des suspicions. « Il est pour le moinscurieux, lui a écrit Dominique Sopo, le président
de SOS-Racisme, que des personnes aux compé-tences et aux diplômes inférieurs aux vôtres aientreçu un traitement largement plus favorable. »
L’ARBRE QUI CACHE LA FORÊTEn France, la vie courante des Noirs – comme
celle des Maghrébins – reste placée sous le signe
de la discrimination (cf. « Les chiffres », colonneci-contre). « Il n’y a pas d’amélioration globale »,souligne Louis-Georges Tin, président du Cran.
Bien sûr, il y a les injures – « sales nègres » –,
les jets de bananes sur les stades ou les assimilations
plus directes aux singes. Mais tout cela n’est que
la partie émergée de l’iceberg. Les principales
discriminations sont d’autant plus invisibles que
leur connaissance reste parcellaire. Ainsi en
matière d’emploi, de logement et de contrôle au
faciès.
PROUVER LA DISCRIMINATION Emploi. D’après une enquête de 2007 commandée
par le Cran à la Sofres, les Noirs encourent
2,5 fois plus de risques d’être au chômage que
les Blancs, à diplômes et compétences égaux.
Beaucoup sont victimes
de discrimination due à
la couleur de leur peau
dans des emplois com-
merciaux au contact du
public – tel ce boulanger
qui avait refusé d’em-
baucher un Noir,
anticipant les réactions
(supposées) négatives de
sa clientèle.
Le CV anonyme serait une solution pour passer
une étape souvent discriminante. Mais le décret
d’application de la loi n’est toujours pas sorti !
Une fois embauchés, les Noirs peuvent subir, en
leur défaveur, un différentiel de salaire pouvant
aller jusqu’à 25 %. Ils peuvent voir également
leur carrière stagner. Le Défenseur des droits
reconnaît qu’il est particulièrement difficile de
faire la preuve de la discrimination. Un exercice
où la CGT excelle.
Logement. Dans le secteur du logement locatif,
qu’il s’agisse du public ou du privé, les Noirs se
plaignent d’une discrimination due à leur nom et
à leur couleur de peau, quelles que soient les
garanties qu’ils apportent. La mécanique du refus
est toujours la même : l’appartement convoité
n’est pas (ou plus) disponible pour eux – alors
qu’il l’est pour un Blanc.
C’est ce que montrent les testings, de plus en
plus acceptés comme preuve par les tribunaux
(notamment dans les procès pour sélection raciale
à l’entrée des boîtes de nuit).
Les Noirs ont également le sentiment d’être
condamnés à une attente éternelle avant d’avoir
accès à un logement social. Ils dénoncent
aussi les concentrations.
Remarque du Cran :
« Les gens qui s’estiment“concentrés” ont aumoins un apparte-ment… »Contrôle au faciès. Sur
les 525 contrôles analysés
entre 2007 et 2008 par
l’étude du CNRS « Les
contrôles de police à Paris », les Noirs contrôlés
étaient six fois plus nombreux que les Blancs.
Le 24 juin prochain, la cour d’appel de Paris dira
si la plainte de treize Noirs et Arabes – déboutés
en première instance – contre des contrôles non
motivés, avec palpation, tutoiement de rigueur
et « l’impression d’être des citoyens de secondezone », est fondée. Le Défenseur des droits, qui
les soutient, a dénoncé notamment le manque
de traçabilité des interventions et l’absence de
procès-verbal.
Abdou Kimba, lui, pense se tourner vers la Cour
européenne des droits de l’homme.
Georges Dupuy
« Les principalesdiscriminations sont
d’autant plus invisibles que leur connaissance
est parcellaire. »
Discrimination à tous les étagesInsultes, emploi, logement, contrôles au faciès : bien peu est fait pour améliorer la situation des Noirs. Si la loi a créé le CV anonyme, son décret d’application n’est toujours pas sorti.
LES CHIFFRES
En 2007, 58 %des 581 Noirs ou métisinterrogés par le Cranet la Sofres sedéclarentvictimes de discriminations.Ils dénoncent une attitudeméprisante (37 %),les insultes et — à égalité — la difficulté de trouverun logement (34 %),les contrôles policiers(23 %), le refusd’embauche (18 %), le refus de promotionà égalité avec l’accèsaux loisirs et l’injusticedans les études (12 %).
GD
A LIRE
Hubert Prolongeau et Marc Faivre :« Regards noirs. Ces Africains qui parlent de la France ». Ed. Télémaque.Les auteurs ont donnéla parole à des Africains qui vivent et travaillent en France. Ils sontquatorze à dire sansambages ni tabous cequ'ils pensent de l’accueilqui leur est réservé.Avec humour, ils s’étonnentde nos coutumes et denos choix. RB
Licra | LE DROIT DE VIVRE | numéro spécial - n°655 | avril 2015 | 10LA QUESTION NOIRE
On ne mesure pas assez à
quel point la question de
l’esclavage noir est au
cœur de l’histoire de la constitu-
tion de la richesse française, de
cette accumulation de capital qui
a permis, dès la fin du XVIIIe et
jusqu’au XXe, à la France d’accé-
der au statut de grande puissance
économique. La France aurait-elle
été cette « patrie des droits de
l’homme », ou du moins cette
patrie des Déclarations des droits
de l’homme, qui la mettaient en
position de donner des leçons d’universalité au
monde et d’être l’un des premiers Etats à abolir
– officiellement – l’esclavage, sans cette capita-
lisation primitive des ressources économiques de
la traite négrière ?
LA MÉMOIRE COMME CONDITIONDE NOTRE HUMANITÉC’est ce terrible paradoxe que souligne Edouard
Glissant. Non pour prononcer des condamnations
qui ne sauraient atteindre les auteurs de ce crime
contre l’humanité que fut l’esclavage, nonobstant
son « imprescriptibilité » : mais pour pointer du
doigt cette absence de mémoire de l’esclavage
que l’humanité, qu’elle soit noire
ou blanche, a en partage. Car l’es-
clavage n’est pas un « problème
noir », ni « des Noirs », pas plus
que la shoah n’est un « problème
juif » ni « des Juifs » ; cette mé-
moire est la condition de notre hu-
manité, le problème du choix entre
notre humanité et notre inhumanitétoujours possible. Il suffit d’oublier,
de refuser de savoir ou d’accomplir
ce travail de la mémoire qui seul
peut nous humaniser et donner
droit et voie à une véritable uni-
versalité, et non pas à un universalisme de propa-
gande et de pacotille, comparable à ces fameuses
verroteries avec lesquelles les navires de la traite
négrière allaient acheter du bois d’ébène, c’est-à-
dire du « nègre », sur les côtes de l’Afrique.
LA NÉGRITUDE D’AIMÉ CÉSAIRELe concept de « négritude », souvent critiqué(1)
et accusé d’être une forme de racisme intériorisé
ou à rebours, doit être compris comme la première
tentative intellectuelle d’affirmer une identité
noire source de fierté et libérée de la dévalorisation
systématique que l’oppression coloniale racialiste
avait entretenue et avalisée. Apparue pour la pre-
mière fois en 1935 dans le journal « L’Etudiantnoir » fondé par Aimé Césaire, Léon Gontran
Damas, Guy Tirolien, Léopold Sédar Senghor et
Birago Diop, la négritude est, selon l’expression
de Jean-Paul Sartre qui s’associera à ce mouvement,
« une négation de la négation de l’homme noir ». Si elle est revendiquée par Aimé Césaire – qui
avoue pourtant ne pas aimer cette expression et
la dénaturation qu’elle a souvent subie, – c’est
parce qu’elle a permis de revendiquer pour la
première fois non seulement l’humanité du « Nè-
gre », mais aussi son enracinement particulier
dans une histoire à l’intérieur de l’Histoire faite
de déportations et de servitude, mais aussi
d’arrachement et de dépassement vers une figure
universelle d’oppression, puis de libération.
Relisons-le :
« Je dirai, à propos de la négritude, que, dans laperspective de la réification, le racisme et le colonialisme avaient tenu à transformer le Nègreen chose. L’homme noir n’était plus appréhendépar l’homme blanc qu’à travers le prisme d’une déformation, de stéréotypes, car c’est toujoursde stéréotypes que vivent les préjugés […] Leracisme, c’est la chosification de l’autre, duNègre ou du Juif ; la substitution à l’autre de lacaricature de l’autre, une caricature à laquelleon donne valeur d’absolu. »
De la négritude à la créolitéD’Aimé Césaire à Edouard Glissant, on est passé de la « négritude » à l’idée que chaque humain se construit« au carrefour de soi et des autres ».
REPÈRES
Le mouvement littéraire de la négritude Anticolonialiste résolu,député-maire de laMartinique de 1945 à 2001,Aimé Césaire (1913-2008)est l’un des cofondateursdu mouvement littérairede la négritude, avec :Léon Gontran Damas,(1912-1978), écrivainet député de Cayenne,auteur notammentd’un recueil de poèmespréfacé par Robert Desnosoù il dénoncel’acculturation imposée parune certaine éducationcréole assimilationniste ;Guy Tirolien (1917-1988),également fondateurde la revue « Présenceafricaine » publiéesimultanément à Pariset à Dakar, est l’artisand’un rapprochement entreAfricains, Antillais et Afro-Américains (notammentles membres du HarlemRenaissance) ;Léopold Sédar Senghor(1906-2001), premier Africainà entrer à l’Académiefrançaise, puis premierprésident de la Républiquedu Sénégal, a montréque la négritude,« c’est l’ensemble des valeursculturelles du monde noir,telles qu’elles s’exprimentdans la vie, les institutionset les œuvres des Noirs » ;Birago Diop (1906-1989)est connu notamment pourl’intérêt qu’il porte àla littérature orale africaine,et la transcription littérairequ’il donne des contesdu griot Amadou Koumba,publiés en 1947. © M
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Léopold Sédar Senghor, vers 1955
Aimé Césaire en Martinique, en 2005. <
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11 | numéro spécial - n°655 | avril 2015 | LE DROIT DE VIVRE | Licra LA QUESTION NOIRE
1. Notamment par FranzFanon, en 1950, dans sonessai « Peau noire, Masqueblanc », où il dénonceles préjugés de couleur etd’« infériorité » intériorisés,selon lui, par les Antillais.
*
1. Jules Ferry :« Les Fondements dela politique coloniale »(discours du 28 juillet 1885).
*
LA CRÉOLITÉ D’EDOUARD GLISSANT,UNE IDENTITÉ RHIZOMIQUE Edouard Glissant, l’autre grand poète martiniquais
disparu récemment, lui préfère le concept de
« créolité », plus adapté à décrire la situation des
peuples caraïbes et plus ouvert à la question du
métissage, un concept essentiel que la culture an-
tiraciste du XXIe siècle pourrait s’approprier et re-
vendiquer. La « créolité » est apparue dans les
années 80 sous la plume de Patrick Chamoiseau,
Raphaël Confiant et Jean Barnabé dans « L’Elogede la créolité ». Edouard Glissant y revient dans
un ouvrage d’entretiens avec Lise Gauvin, « L’Ima-ginaire des langues » : l’identité racine – qui est
au cœur, selon lui, du concept de négritude qu’il
rejette – y est remplacée par l’identité rhizomique,
qui caractérise la créolité et son métissage fonda-
mental des peuples, des langues, des cultures oc-
cidentale, africaine, asiatique et indienne. La créo-lisation y est présentée comme le nouvel idéal du
genre humain, fondé sur la mise en réseau et en
relation des cultures et des peuples dans le devenir
monde des hommes : condition d’émergence d’un
universalisme qui ne se réduirait plus, comme
dans l’idéologie coloniale, à imposer des valeurs
particulières, mais à partager et à construire des
valeurs « au carrefour de soi et des autres ».Mano Siri
Parle-t-on du racisme à l’école ? Oui, sans
doute : guerres de religions, traite des
esclaves, colonisation, affaire Dreyfus,
génocide des Arméniens, nazisme,
Shoah, apartheid, ségrégation ra-
ciale aux Etats-Unis, racisme anti-
immigrés sont bien dans les
programmes. Ajoutons les sujets
abordés en éducation civique, les
textes sur le racisme étudiés en
littérature, la génétique en sciences,
les visites de musées et de mémo-
riaux…
Et pourtant… Fait-on tout ce qu’il
faut à l’école pour que l’enseigne-
ment lutte réellement contre le racisme et en
déconstruise les préjugés ? Mettons-nous dans la
peau d’un de ces jeunes élèves : ils apprennent que
leurs ancêtres n’ont pas su résister aux envahisseurs
blancs qui les ont colonisés, exterminés, transportés
comme du bétail, voire pire. Ne leur dit-on pas
aussi que certains des leurs se sont fait les complices
ces pratiques terribles ? Ne leur inculque-t-on pas
un profond sentiment d’infériorité, ne leur interdit-
on pas d’avoir la moindre estime d’eux-mêmes ?
Quand on étudie l’Egypte, leur faisons-nous re-
marquer que les pharaons étaient africains ? Leur
dit-on qu’Alexandre Dumas était
métis, ou que Firmin, le premier an-
thropologue à avoir dénoncé le ra-
cisme en histoire naturelle, était
noir ? Leur dit-on qu’Esope, l’ins-
pirateur de nos fables les plus
connues, était noir ? Que Lucy, notre
ancêtre commune, était originaire
d’Afrique ?
Le premier rôle de l’école n’est-il
pas d’aider les enfants à dépasser
une conception erronée de l’histoire,
afin de mettre fin à une vision fausse des effets
de la couleur de peau.
Pour éviter la victimisation, il importe de per-
mettre aux enfants de choisir leur étoile, celle à
laquelle ils puissent s’identifier, de quelque cou-
leur qu’elle soit.
Elisabeth Caillet,
du comité scientifique de la Fondation Lilian Thuram-
Education contre le racisme
Les programmes scolaireset le racismeExplique-t-on clairement aux élèves que la France colonialiste a été, fort heureusement,battue à plate couture par les peuples qu’elle a subjugués et martyrisés ?
EN 1885… Joseph Anténor Firmin,originaire de Haïti, a écrit« De l’égalité des raceshumaines – Anthropologiepositive » en 1885,au moment même où JulesFerry disait(1) : « Je répète qu’il y apour les races supérieuresun droit, parce qu’il y aun devoir pour elles.Elles ont le devoir de civiliserles races inférieures. »
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Frantz Fanon vers 1960.
Edouard Glissant en Martinique, en 1993. <
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Portrait d’Alexandre Dumasrealisé par Carjat. <
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Licra | LE DROIT DE VIVRE | numéro spécial - n°655 | avril 2015 | 12LA QUESTION NOIRE
A quand la mixité sociale ?Existe-t-il en France un « apartheid territorial, social, ethnique », comme l’a déclaré le Premier ministre en janvier dernier ? Si le terme choque, il n’en recouvre pas moins une réalité dérangeante.
Si la situation de la France ne saurait être
assimilée à celle de l’Afrique du Sud – où
un système juridique discrimina les Noirs
de ce pays, de 1948 à 1991, et ce à l’initiative de
l’Etat… –, il n’en demeure pas moins qu’une
« séparation » existe indéniablement entre ce qu’il
est pudiquement convenu d’appeler les « zones
urbaines sensibles » et les autres quartiers.
Les chiffres du chômage parlent d’eux-mêmes :
même si Pôle Emploi rechigne à fournir des
statistiques ciblées, il est de notoriété publique
que des dizaines de banlieues françaises affichent
des taux de chômage supérieurs à 50 %. « Allezdonc envoyer un CV quand vous habitez unecité… Vous verrez ce qu’il en coûte de trouver untravail par ici », nous interpelle Tahar Ben
Chabaane, à Orléans, lorsqu’on aborde le sujet.
L’entrepreneur, engagé dans de nombreuses
associations civiques, relève que « les jeunes desquartiers partent avec un gros handicap : undéficit culturel et académique que nos écoles neparviennent plus à rattraper, malgré la bonnevolonté des enseignants ».
BRISER L’ENFERMEMENT DES QUARTIERSComment nier le fait que nombre de nos conci-
toyens vivent une sorte d’enfermement culturel
et social dans ces quartiers ? A dire vrai, la chose
n’est pas nouvelle. En 2004, soit un an avant la
mort de Zyed Benna et Bouna Traoré à Clichy-
sous-Bois et les émeutes qui ont suivi, le sociologue
Georges Felouzis relevait, dans une étude sur les
collèges de Gironde, « une forme de ségrégationdans les zones sensibles du département », zones
habitées principalement par « des personnes originaires du Maghreb, d’Afrique noire ou deTurquie ».
DISCRIMINATION OUCORRÉLATION ?Se refusant à qualifier le phénomène de discri-
mination, Georges Felouzis notait « une corrélation(très forte) entre le (faible) niveau de réussitedes élèves des établissements scolaires de cescités, et le recrutement exclusif de ceux-ci dansdes zones caractérisées ethniquement ». Corrélation
qui poussait nombre de parents à déménager,
laissant seuls sur place des primo-arrivants au
niveau scolaire d’autant plus chancelant qu’ils
ne maîtrisaient pas toujours la langue française.
Les études récentes, notamment le Programme
international pour le suivi des acquis des élèves
(Pisa) au sein des trente-quatre pays de l’OCDE,
ont montré que ce rapport était malheureusement
transposable dans tout l’Hexagone. A l’en croire,
l’école française aurait cessé d’être l’ascenseur
social qu’elle représentait jusque dans les an-
nées 60. Les enfants d’immigrés en faisant plus
que les autres les frais, selon le Conseil national
de l’évaluation du système scolaire (Cnesco)
dans une note transmise à la ministre.
En cause ? Les stratégies d’évitement de la carte
scolaire mises en place par les parents, qui
redoutent, à tort ou à raison, l’existence d’une
école à deux vitesses.
« C’est pourquoi la réforme du collège engagéepar la ministre vise, d’ailleurs indirectement, àlutter contre cela », note sous couvert d’anonymat
un inspecteur général de l’Education nationale.
« La mixité sociale et ethnique à l’école estl’alpha et l’oméga de la bataille scolaire quenous menons, confie un responsable académique
d’Ile-de-France, car toutes les autres politiquesscolaires, si ambitieuses soient-elles, se heurteronttoujours aux dynamiques de groupe qui ont trans-formé certaines de nos écoles en ghettos », ce
qui crée potentiellement des bombes à retardement
sociales.
« A l’étranger – au Royaume-Uni, en Belgique,ou aux Etats-Unis –, des politiques nationalesvolontaristes ont été mises en place dans cesens ; elles pourraient éclairer les décisions d’ac-tion publique en France »,veut croire François
Jarraud, qui s’est largement penché sur ce problème
dans son excellent Café pédagogique.
BJE
Le mot qui fâche Le terme « apartheid »,Manuel Valls l’avaitdéjà utilisé par le passésans provoquer autantde polémiques.C’était en 2005, dansun livre d’entretiens avecVirginie Malabard, intitulé« La Laïcité en face »(éd. Desclée de Brouwer).Evoquant le sentimentde relégation dontsouffraient les habitantsde certaines banlieues(notamment à Evry,dont Manuel Valls futle maire de 2001 à 2012),il affirmait que ce vocablecorrespondait à une tristeréalité : celle de fracturesénormes, béantes,sur notre territoire, et qu’ilconvient de résoudre.
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La ville de Villiers-le-Bel est devenuetristement célèbre après la mortde deux adolescents de 15 et 16 ans,le 25 novembre 2007, percutés parune voiture de police. >
13 | numéro spécial - n°655 | avril 2015 | LE DROIT DE VIVRE | Licra LA QUESTION NOIRE
De Banania à “Tintin au Congo”Pendant un siècle, la publicité et la BD ont véhiculé une image négative des Noirs. Dans le monde tout rose des filsde pub « cadumisés », il reste de graves séquelles de ces stéréotypes repoussoirs ou paternalistes.
L’histoire est édifiante. Il y a deux ans, un
grand groupe d’électroménager demande
à la dessinatrice Pénélope Bagieu d’imaginer
une femme vantant les mérites de son nouveau
robot. Parce que le marron va bien avec le fond
bleu imposé, son premier dessin est celui d’une
consommatrice au teint chocolat et aux jolis
cheveux bouclés. « Trop métisse », tranche le
client. « Comprenez : tropnoire ! », décrypte Bagieu.
Quatre autres projets sont
également refusés. Un
dernier dessin est validé :
une rousse à peau
blanche ! Conclusion
sans appel : « La pub véhicule un terrible racisme ambiant. »En matière de représentation négative, les Noirs
ont donné plus que d’autres. Mais, croix de bois
croix de fer, les « pubeux » le jurent : le racisme
anti-Noirs, que les publicités véhiculaient jusque
dans les années 1970, a vécu. Il s’agit aujourd’hui
de vanter les mérites de la « diversité » prônée
par les politiques et les chefs d’entreprise.
DE VIEUX THÈMES RANCESOubliez donc l’image du Noir qui n’a qu’un but
dans la vie, devenir blanc : « Le savon Dirtoff meblanchit. Dirtoff nettoie tout. » Oubliez, aussi,
les rôles au service des Blancs friqués : garçon
de café, majordome, cuisinière modèle telle Tante
Jemina, ou garant de la qualité du riz comme
Oncle Ben et son supposé accent du Sud américain.
Oubliez, enfin, leur représentation d’éternels
enfants émerveillés.
Sous le feu des critiques (sourire niais, parler
« petit-nègre », symbole colonial…), Banania
avait récemment, purement et simplement, rem-
placé le tirailleur sénégalais rigolard qui ornait
ses premières boîtes métalliques par un jeune
blondinet souriant. Les consommateurs, boudant
la marque, avaient réclamé le retour de « l’Ami
Y’a bon ». Affaire entendue. Un petit Noir sym-
pathique – plus café au lait clair que chocolat –
orne les paquets. Sur certains produits, sa chéchia
est en grande partie masquée par le nom de la
marque. Sur d’autres, non. Mais le groupe Nutrial
a définitivement enterré le « Y’a bon Banania ».
Ce qui n’a pas empêché l’extrême droite d’attaquer
Christiane Taubira en l’associant au tirailleur
sénégalais sous le slogan « Y’a pas bon Tau-bira. »Certaines publicités – présentées par les agences
et acceptées par les entreprises – n’en témoignent
pas moins de la persistance des vieux thèmes
rances. Ainsi a-t-on reproché à Dove, le fabricant
de produits de beauté, d’avoir réintroduit le thème
du blanchiment de la peau, et à Danone d’avoir
montré une famille noire vêtue comme des
sauvages. Les deux groupes ont présenté des ex-
cuses et arrêté les campagnes incriminées.
D’autres restent droits dans leurs bottes. Casterman
et les Editions Moulinsart continuent de refuser,
pour l’édition française de « Tintin au Congo »,ce qu’ils ont accepté pour
l’édition anglaise : une
note d’introduction aver-
tissant le lecteur d’avoir
à se méfier du contenu
du plus grand succès
mondial de la BD.
Au-delà de la caricature
outrancière des Noirs et des stéréotypes coloniaux,
le Cran dénonce le négationnisme d’un ouvrage
qui ne dit rien du massacre de millions de
Congolais lorsque le Congo était la propriété du
roi des Belges, Léopold II. Le reporter Tintin, si
futé, ignore tout d’Albert Londres et de son
« Terre d’ébène » publié en 1929.
Aujourd’hui, l’éditeur et les héritiers d’Hergé
doivent également faire face à la colère des
Indiens américains qui s’estiment victimes de
racisme dans « Tintin en Amérique ». Une publicité
dont ils se seraient bien passés.
Georges Dupuy
« La pub véhicule un terrible
racisme ambiant. » Pénélope Bagieu, dessinatrice
Nouvelle donneAprès avoir représentéles Noirs négativement,le racisme new-looken matière de publicitéest de les ignorer. Ils ne seraient ainsiprésents que dans 6 %de la productionpublicitaire, cantonnésdans des rôles précis,associés notamment àla gastronomie, au sport et à la musique. Pour beaucoup depublicitaires, il vaut mieuxéviter d’employer les minorités visibles,qui risquent de poserun problème de situationpar rapport aux ciblesvisées.
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Une fillette blanche s’adresseà un enfant noir : « Tu es très sale !
Pourquoi ne te laves-tu pas avecdu savon Vinolia ? »
Publicité pour le savon Vinolia, 1895. <
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Licra | LE DROIT DE VIVRE | numéro spécial - n°655 | avril 2015 | 14LA QUESTION NOIRE
Etre noir et français, une prouesseadministrativeAlors que l’américanité des Noirs ne fait pas problème aux Etats-Unis, une « lepénisation administrative » conteste la francité de bien des Noirs. Entretien avec l’historien François Durpaire.
La question noire est
fréquemment analysée
sur le mode de la com-
paraison, notamment avec
les Etats-Unis. Si le racisme
et la discriminations sévissent
dans les deux pays, leurs ori-
gines diffèrent, tout comme
les solutions envisagées. La
question noire est un enjeu
national, tout autant qu’elle
met en jeu la mondialisation.
Les discriminations à l’en-contre des Noirs ont des ori-gines différentes en France etaux Etats-Unis. Pourriez-vousrevenir sur les distinctions im-portantes ?François Durpaire. Les prin-
cipales différences entre la France et les Etats-
Unis relèvent de la géographie et de l’histoire.
D’une part, les Noirs et les Blancs américains
ont une histoire qui les relie au même sol. C’est
bien sur le même territoire qu’a existé une situation
de domination pendant des siècles : esclavage,
puis ségrégation raciste.
En France, les plantations se situaient dans les
colonies, loin de l’Europe. Il s’agissait d’une
domination excentrée.
D’autre part, la France a été un empire colonial,
alors que ce ne fut pas le cas pour les Etats-Unis.
Au moment où les Noirs américains se sont
inscrits dans un mouvement d’égalité au cœur de
la République américaine, les Noirs français s’ex-
trayaient du projet colonial français par la création
de leur propre nation.
De cette géographie et de cette his toire différentes
découlent des rapports à l’américanité et à la
francité différents. Quand l’américanité des Noirs
américains n’est plus interrogée aujourd’hui, la
francité des Noirs de France l’est toujours.
L’arrivée de Barack Obama à la présidencedes Etats-Unis a-t-elle engagé des évolutions, deschangements ?F.D. Après l’élection de Barack Obama, il y a eu
un état de grâce post-racial avec l’idée que la
question de la race n’existait plus ; l’état de grâce
a pris fin aux yeux du monde avec l’affaire de
Ferguson. Le rapport des Noirs à la police – et à
la justice – continue à poser problème. Dans le
même temps, l’Etat fédéral s’est désengagé, alors
qu’il avait joué un rôle majeur dans la lutte pour
l’égalité. Alors même que le
Président est noir, ainsi que
le ministre de la Justice…
Quels sont les enjeux pourles Noirs de France ?F.D. Ils sont, de mon point de
vue, encore plus aigus, même
s’ils sont moins médiatisés
que les tragédies américaines.
Il existe en France une insé-
curité administrative qui em-
pêche de vivre sereinement sa
négritude – ou son africanité –
française. Etre « français » et
« noir » est une gageure qui
relève du parcours du com-
battant : c’est devoir se rendre
à la préfecture dix fois par an,
après quinze ans de vie en
France, pour obtenir une carte temporaire de séjour ;
c’est devoir produire dix-sept documents pour
renouveler une carte d’identité nationale… Je pèse
mes mots : il y a selon moi une lepénisation admi-
nistrative qui n’a pas attendu la victoire du Front
national pour sévir. Selon moi, cette situation devrait
être la priorité de toutes les associations luttant
pour les droits civiques. Et quand vous parvenez à
être français, la suspicion continue. C’est le slogan
des identitaires qui polluent les esprits : « Etrefrançais, c’est une identité, pas des papiers ! »
Quel est notre rapport aux régions d’outre-mer ?Y a-t-il des cas de racisme anti-Blancs dans ces territoires ?F.D. La France est un polygone et non un hexagone
comme on le croit souvent. Alors, cessons d’exclure
de nos statistiques (cf. le chômage) les outre-
mer, et apprenons à nos enfants que la France est
voisine du Brésil par la Guyane, de l’Australie
par la Nouvelle-Calédonie, du Canada par Saint-
Pierre-et-Miquelon…
Quant au racisme anti-Blancs, c’est un abus de
langage. Les préjugés existent dans toutes les
communautés, mais montrez-moi un Blanc dis-
criminé à cause de la couleur de son épiderme.
Aux Antilles, l’administration reste exclusivement
entre les mains des Blancs métropolitains. Une
photo récente montrait la ministre de l’outre-
mer, d’origine antillaise, au milieu de responsables
de l’administration en Martinique : mis à part la
ministre, il n’y avait pas un seul Noir ! Dans un
territoire où 90 % de la population est noire…
Propos recueillis par Justine Mattioli
BIOGRAPHIE
François Durpaire, maîtrede conférences àl’université de Cergy, estspécialisé dans lesquestions d’éducation etde diversité culturelle auxEtats-Unis et en France.Il est président duMouvement pluricitoyen,fondé le 20 janvier 2009autour de l’Appel pour uneRépublique multiculturelleet postraciale lancé avecRokhaya Diallo, Marc ChebSun, Pascal Blanchardet Lilian Thuram. Il est notamment l’auteurde : « La Fin de l’école.L’ère du savoir-relation »(PUF 2014) ; « Noussommes tous la France !Essai sur la nouvelleidentité française »(Philippe Rey, 2012) ;« L’Amérique de BarackObama » (Demopolis 2008),« Histoire des Etats-Unis »(PUF 2013, « Que sais-je ? »).
LA LICRA ETLE RACISME ANTI-BLANC
La Licra dénonce le racismeanti-Blanc qui sévitdans certains quartiersde l’Hexagone.Ce n’est pas un racismeségrégatif, mais une hainequi peut s’exprimer danscertains milieux, et qu’ilfaut donc combattre.
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15 | numéro spécial - n°655 | avril 2015 | LE DROIT DE VIVRE | Licra LA QUESTION NOIRE
La littérature scientifique sur la police aux
Etats-Unis fut longtemps principalement
une littérature sur les Noirs et la police. La
surmortalité des Noirs sous les balles de la police
était résumée sous la plume de l’universitaire
Paul Takagi en 1974 : « Une gâchette pour lesNoirs, une gâchette pour les Blancs.(1) » A l’époque,
la mortalité des Noirs est de 5 à 30 fois plus
élevée que celle des Blancs, selon les villes consi-
dérées – et les modes de décompte. Elle est au-
jourd’hui moindre, mais la mobilisation autour
de Ferguson, après la mort de Michael Brown en
août 2014, Afro-Américain de 18 ans, rappelle
combien la question du traitement différentiel
des Noirs par la police reste d’actualité.
UNE IMMIGRATION MAGHRÉBINEPLUS ANCIENNELe rapport des policiers français aux Noirs n’a
jamais cristallisé la même attention, sans doute
parce que la présence des Noirs dans l’espace
public métropolitain jusqu’à une date récente n’a
pas été si forte que celle des Noirs aux Etats-
Unis, et parce que, surtout, l’immigration d’Afrique
du Nord y est plus ancienne, plus massive et plus
tendue, du fait notamment de la participation des
forces de police et de gendarmerie à la guerre
d’Algérie jusqu’en 1962.
La part des Maghrébins parmi les victimes d’ho-
micides policiers reste pour l’heure très largement
supérieure à celle des Noirs. En revanche, par le
jeu de la fonction publique, la présence des Noirs
est sans doute plus élevée dans les rangs de la
police que celle des Maghrébins, y compris de
celle qui exerce en Métropole. L’effet sur la nature
du travail policier de cette nouvelle composante
est incertain, tout comme il est incertain aux Etats-
Unis où, dans certaines polices de grandes agglo-
mérations, la part des agents noirs est supérieure à
celle des Noirs dans les villes qu’elles administrent.
En France, on compte peu de travaux substantiels
sur la relation des forces de l’ordre aux Noirs.
L’ouvrage récent de Didier Fassin, « La Forcede l’ordre. Une observation de longue duréed’une brigade anticriminalité dans une ville degrande banlieue parisienne », note la très forte
agressivité des policiers à l’égard des Noirs, une
communauté importante de la ville en question.
Les enquêtes quantitatives ont identifié une dis-
crimination évidente à l’égard des Noirs, sans
cependant être aptes à distinguer en quoi elle
serait différente de celle frappant les Maghrébins.
Par exemple, l’enquête conduite par René Lévy,
John Lamberth et moi-même sur les contrôles
d’identité observés sur cinq lieux parisiens avait
permis de montrer que les Noirs courent un
risque d’être contrôlé de 3,5 à 11,5 fois plus
élevé que les Blancs, un Maghrébin de 2 à 15 fois
plus, selon les lieux de l’observation. Nous avions
également relevé qu’un jeune homme noir habillé
sans signe distinctif était, dans 2 lieux sur 5, plus
susceptible d’être contrôlé qu’un jeune homme
blanc habillé de manière typiquement jeune.
L’APPARENCE COMME VARIABLEESSENTIELLE DU TRAVAIL POLICIER Une recherche récente conduite par Nicolas Jounin
et ses étudiants de Paris 8 a approfondi cette
question de l’apparence, qui est la variable essentielle
du travail policier. Cette enquête par sondage
auprès d’une population de 2 350 étudiants repré-
sentative des étudiants franciliens a montré que
les non-Blancs n’étaient pas significativement plus
contrôlés que les Blancs. Cette absence de signifi-
cativité tient à deux choses. La première a à voir
avec la vie sociale : les étudiants blancs sortent
plus souvent, en particulier le soir, sans doute
parce qu’ils en ont plus les moyens. Ils s’exposent
donc à des contrôles plus fréquents. Le second a à
voir avec l’apparence : les personnes portant cas-
quette, jogging ou capuche, sont plus fréquemment
contrôlées (crânes rasés, dreadlocks et autre ne
sont pas significatifs). Le jeune banlieusard attirerait
autant, sinon plus, l’attention des policiers que le
Noir ou le Maghrébin sans signe distinctif.
Deux autres résultats de cette recherche sont à
retenir : les minorités sont plus nombreuses chez
les plusieurs fois contrôlés ; elles sont surreprésentées
parmi les personnes ayant des membres de leur
entourage fréquemment contrôlés. Le point essentiel
est donc bien que, pour les minorités en France, la
police est une expérience sociale, alors qu’elle
n’est, pour la population majoritaire, qu’un accident,
une contingence liée au style de vie.
Fabien Jobard
BIBLIOGRAPHIE
- Didier Fassin : « La Force de l’ordre. Une anthropologie dela police des quartiers ».2011, Seuil.- Fabien Jobard et al. :« Mesurer lesdiscriminations selonl’apparence », 2012,« Population », 67, 3.- Nicolas Jounin et al. : « Le Faciès du contrôle »,in « Déviance et Société »,2015, 39(1).
REPÈRE
Fabien Jobard estchercheur au centre Marc-Bloch de Berlin(CNRS).
La police et les Noirs en FranceCe n’est ni Ferguson ni New York : le quotidien des Noirs de France est loin du roman policier américain. Il est pourtant difficile de sortir des stéréotypes : dans le « pays des droits de l’homme », les projecteurset les tasers se braquent de 3 à 11 fois plus souvent sur des faces noires...
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Contrôle d’identitédans le centre-ville de Lyon,
en mars 2008. <
1. L’auteur souligneque les noirs sont plussouvent qu’à leur tourvictimes des ballesde la police.
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