Paul Ricoeur Philosophie de La Volonte t 1 Le Volontaire Et Linvolontaire 1949

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Paul Ricoeur Philosophie de La Volonte/ Le Volontaire Et Linvolontaire 1949

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Ricoeur, Paul, 1913-2005. [1949], Philosophie de la volonté. T. 1, Le volontaire et l'involontaire (Paris, Aubier, 1949.)

INTROD. GÉNÉR. QUESTIONS MÉTHODE --7 -- INTROD. GÉNÉR. QUESTIONS MÉTHODE L'étude des rapports entre le volontaire et l'involontaire forme la première partie d'un ensemble plus vaste qui porte le titre général de " philosophie de la volonté". Les problèmes qui sont abordés dans cet ouvrage et la méthode qui y est mise en oeuvre sont donc délimités par un acte d'abstraction qu'il est nécessaire de justifier dans cette introduction; les structures fondamentales du volontaire et de l'involontaire que l'on cherche ici à décrire et à comprendre ne recevront leur signification définitive que lorsque l'abstraction qui en a permis l'élaboration aura été levée. C'est en effet en mettant entre parenthèses la faute, qui altère profondément l'intelligibilité de l'homme, et la transcendance qui recèle l'origine radicale de la subjectivité, que se constitue une description pure et une compréhension du volontaire et de l'involontaire. Il peut paraître étrange que l'on appelle descriptive l'étude conduite dans les limites d'une abstraction qui tient en suspens des aspects aussi importants de l'homme. Il faut dire tout de suite qu'une description n'est pas nécessairement une description empirique, c'est-à-dire une peinture des formes que l'homme présente en fait dans ses conduites volontaires. Les formes quotidiennes du vouloir humain se donnent comme la complication, et plus exactement comme le brouillage et la défiguration de certaines structures fondamentales qui pourtant sont seules susceptibles de fournir un fil conducteur dans le labyrinthe humain. Ce brouillage et cette défiguration-que nous rechercherons dans le principe des passions et qu'on peut appeler faute ou mal moral-rendent indispensable cette abstraction spécifique qui doit nous révéler les structures ou les possibilités fondamentales de l'homme. Cette abstraction s'apparente par certains traits à ce que Husserl a appelé la réduction eidétique, c'est-à-dire la mise entre parenthèses du fait et l'affleurement de l'idée, du sens; mais Husserl n'a pas songé à faire graviter la réalité empirique de l'homme autour d'un fait fondamental tel que la dégradation déjà effectuée du vouloir et son maquillage sous les couleurs de la passion. On verra par contre que tout nous éloigne de la fameuse et obscure réduction transcendantale à laquelle fait échec, selon nous, une compréhension véritable du corps propre. Cette étude

--8 -- INTROD. GÉNÉR. QUESTIONS MÉTHODE est donc, en quelque façon, une théorie eidétique du volontaire et de l'involontaire, si toutefois on veut bien se garder de toute interprétation platonisante des essences et les considérer simplement comme le sens, le principe d'intelligibilité des grandes fonctions volontaires et involontaires. Les essences du vouloir, c'est ce que je comprends sur un seul exemple, voire sur un exemple imaginaire, quand je dis: projet, motif, besoin, effort, émotion, caractère etc. Une compréhension schématique de ces fonctions-clefs précède toute étude empirique et inductive menée avec des méthodes expérimentales empruntées aux sciences de la nature. C'est cette compréhension directe du sens du volontaire et de l'involontaire que nous avons d'abord voulu élaborer. I la méthode descriptive et ses limites: les structures fondamentales du volontaire et de l'involontaire le premier principe qui nous a guidés dans la description est l'opposition de méthode entre la description et l'explication. Expliquer c'est toujours ramener le complexe au simple. Appliquée à la psychologie, cette règle qui fait la force des sciences de la nature, aboutit à construire l'homme comme une maison, c'est-à-dire à poser d'abord les assises d'une psychologie de l'involontaire et à couronner ensuite ces premiers étages de fonctions par un étage supplémentaire qu'on appelle volonté. On suppose ainsi que le besoin, l'habitude, etc, ont en psychologie une signification propre à laquelle s'ajoute celle de la volonté, à moins qu'elle n'en dérive; mais on ne suppose pas que la volonté soit déjà incorporée à une compréhension complète de l'involontaire. La première situation que révèle la description est au contraire la réciprocité de l'involontaire et du volontaire. Le besoin, l'émotion, l'habitude etc ne prennent un sens complet qu'en relation avec une volonté qu'ils sollicitent, inclinent et en général affectent, et qui en retour fixe leur sens, c'est-à-dire les détermine par son choix, les meut par son effort et les adopte par son consentement. Il n'y a pas d'intelligibilité propre de l'involontaire. Seul est intelligible le rapport du volontaire et de l'involontaire. C'est par ce rapport que la description est compréhension. Cette réciprocité du volontaire et de l'involontaire ne laisse même pas de doute sur le sens dans lequel il faut lire leurs rapports. Non seulement l'involontaire n'a pas de signification propre, mais la compréhension procède de haut en bas et non de bas en haut. Loin qu'on puisse dériver le volontaire de l'involontaire, c'est au contraire la compréhension du volontaire qui est

--9 -- INTROD. GÉNÉR. QUESTIONS MÉTHODE première dans l'homme. Je me comprends d'abord comme celui qui dit " je veux". L'involontaire se réfère au vouloir comme ce qui lui donne des motifs, des pouvoirs, des assises, voire des limites. Ce renversement de perspective n'est qu'un aspect de cette révolution copernicienne qui sous des formes multiples est la première conquête de la philosophie; toute fonction partielle de l'homme gravite autour de sa fonction centrale, celle que les stoïciens appelaient le principe directeur. Cela se comprend ainsi: pour l'explication le simple est la raison du complexe, pour la description et la compréhension, l'un est la raison du multiple. Or le vouloir est l'un qui ordonne le multiple de l'involontaire. C'est pourquoi les diverses parties de cette étude descriptive commenceront toujours par une description de l'aspect volontaire; secondement on considérera quelles structures involontaires sont exigées pour achever l'intelligence de cet acte ou de cet aspect de la volonté; on décrira alors ces fonctions involontaires dans leur intelligibilité partielle et on montrera enfin l'intégration de ces moments involontaires dans la synthèse volontaire qui leur confère une compréhension complète. Nous aurons l'occasion de souligner plus longuement quelques corollaires méthodologiques de ce principe de réciprocité entre le volontaire et l'involontaire; qu'il nous suffise de noter en passant les deux principaux: si les soi-disant éléments de la vie mentale ne sont point en eux-mêmes intelligibles, on ne saurait non plus trouver de sens au prétendu automatisme primitif dont on voudrait tirer la spontanéité volontaire par complication, assouplissement et correction secondaires. On est également conduit à refuser toute intelligibilité propre au pathologique: les produits de désintégration sont nouveaux et aberrants par rapport à la synthèse humaine du volontaire et de l'involontaire; tous les essais pour comprendre le normal par des produits de dissociation pathologique reposent sur une illusion; on se figure que la simplification que produit souvent la maladie met à nu des éléments simples qui étaient déjà présents dans le normal et qui étaient seulement complétés et masqués par des phénomènes de niveau supérieur, dénués d'ailleurs d'originalité. Cette illusion n'est

--10 -- INTROD. GÉNÉR. QUESTIONS MÉTHODE pas une erreur de psychologie pathologique mais de psychologie normale. La possibilité de comprendre directement le normal sans recourir au pathologique viendra justifier ce corollaire de notre principe fondamental. La première tâche que propose maintenant la compréhension réciproque du volontaire et de l'involontaire est de reconnaître les articulations les plus naturelles du vouloir. En effet la pratique même de la méthode descriptive enseigne qu'on ne peut pousser bien loin la description de la fonction pratique du cogito et son opposition à la fonction théorique de perception et de jugement (jugement d'existence, de relation, de qualité etc) sans introduire des distinctions importantes à l'intérieur même du cercle des fonctions à l'impératif, globalement opposées aux fonctions à l'indicatif. Les premiers essais de description nous ont imposé une interprétation triadique de l'acte de volonté. Dire: "je veux " signifie 1) je décide, 2) je meus mon corps, 3) je consens. La pleine justification de ce principe d'analyse sera dans l'exécution même de ce plan. Néanmoins on peut dire, au moins schématiquement, comment se déterminent ces trois moments. Il faut invoquer ici un principe qui dépasse le cadre de la psychologie de la volonté et qui unifie la psychologie toute entière. Une fonction quelconque se comprend par son type de visée ou, comme dit Husserl, par son intentionnalité; on dira la même chose autrement: une conscience se comprend par le type d'objet dans lequel elle se dépasse. Toute conscience est conscience de... cette règle d'or de la phénoménologie husserlienne est aujourd'hui trop connue pour qu'il soit nécessaire de la commenter autrement. Par contre son application aux problèmes du volontaire et de l'involontaire est singulièrement délicate. Les échantillons de description que donnent ideen I et II sont principalement consacrés à la perception et à la constitution des objets de connaissance. La difficulté est de reconnaître quel statut peut avoir l'objet, le corrélat de conscience dans le cadre des fonctions pratiques. Ce sont précisément les articulations du " voulu " comme corrélat du vouloir qui orientent la description: 1) le voulu c'est d'abord ce que je décide, le projet que je forme: il contient le sens de l'action à faire par moi selon le pouvoir que j'en ai. 2) Or un projet est un irréel, ou plutôt une espèce d'irréel. Son

--11 -- INTROD. GÉNÉR. QUESTIONS MÉTHODE inscription dans le réel par l'action désigne la seconde structure de la volonté: la motion volontaire. La difficulté est ici grande de reconnaître la structure intentionnelle de la conscience lorsqu'elle est une action effective, une action effectuée. Le rapport agir-action sera le thème directeur de la seconde partie de cette description. 3) Mais il y a un résidu; le vouloir ne se réduit pas à poser le projet à vide et à le remplir pratiquement par une action. Il consiste encore à acquiescer à la nécessité qu'il ne peut ni projeter ni mouvoir. Ce troisième trait du vouloir, il faut l'avouer, n'apparaît pas aussi immédiatement: il s'est imposé à l'attention par le détour de l'involontaire auquel il répond et dont nous n'avons pas encore parlé. En effet, en vertu du principe de réciprocité entre le volontaire et l'involontaire, les articulations du vouloir que nous venons d'indiquer très schématiquement, servent à leur tour de guide dans l'empire de l'involontaire. C'est même, selon nous, une conséquence précieuse de ce renversement de perspective dont nous posions plus haut le principe, de nous donner un ordre de comparution des fonctions dites élémentaires qui, considérées en elles-mêmes, ne comportent pas d'enchaînement clair. Selon leur référence à tel ou tel aspect du vouloir, les fonctions involontaires reçoivent une différenciation et un ordre: 1) la décision est dans un rapport original, non seulement avec le projet qui est son objet spécifique, mais avec des motifs qui la justifient. Comprendre un projet, c'est le comprendre par ses raisons -raisonnables ou non -. Je décide ceci parce que...; le " parce que " de la motivation, qui est lui-même un " parce que " original, est la première structure de raccord entre l'involontaire et le volontaire. Elle permet de rapporter de nombreuses fonctions telles que le besoin, le plaisir et la douleur, etc au centre de perspective, au " je " du cogito. 2) La motion volontaire, outre sa structure intentionnelle typique, implique une référence spéciale à des pouvoirs plus ou moins dociles qui en sont les organes, comme tout à l'heure les motifs étaient les raisons de la décision; il est possible ainsi de faire comparaître différentes fonctions psychologiques comme organes possibles du vouloir: l'habitude en est l'exemple le plus familier et le moins discutable. 3) Tout l'involontaire n'est pas motif ou organe de volonté. Il y a de l'inévitable, de l'involontaire absolu par rapport à la décision et à l'effort. Cet involontaire du caractère, de l'inconscient, de l'organisation vitale, etc est le terme de cet acte original du vouloir qui au premier abord est plus dissimulé que lui: c'est à lui que je consens.

--12 -- INTROD. GÉNÉR. QUESTIONS MÉTHODE La description du cogito et l'objectivité scientifique avec l'involontaire entre en scène le corps et son cortège de difficultés. La tâche d'une description du volontaire et de l'involontaire est en effet d'accéder à une expérience intégrale du cogito, jusqu'aux confins de l'affectivité la plus confuse. Le besoin doit être traité comme un: j'ai besoin de..., l'habitude comme un: j'ai l'habitude de..., le caractère comme mon caractère. L'intentionnalité d'une part, la référence à un moi d'autre part, qui signalent un sujet, ne sont pas faciles à comprendre, d'autant plus que la réflexion sur le sujet est plus à son aise sur le plan de la représentation théorique. Parfois même l'indice psychologique (c'est-à-dire précisément la visée d'un objet spécifique et le rayon du sujet à travers cette visée) semble ne pas pouvoir être reconnu: qu'est-ce que mon inconscient, par exemple? Or le corps est mieux connu comme objet empirique élaboré par les sciences expérimentales. Il y a une biologie, dotée d'objectivité, qui semble être la seule objectivité pensable, à savoir l'objectivité de faits dans la nature liés par des lois de type inductif. Le corps-objet tend donc à décentrer du cogito la connaissance de l'involontaire et, de proche en proche, à faire basculer du côté des sciences de la nature toute la psychologie. C'est ainsi que s'est constituée une science empirique de faits psychiques, conçus comme une classe à l'intérieur des faits en général. En devenant fait, le vécu de conscience se dégrade et perd ses caractères distinctifs: l'intentionnalité et la référence à un moi qui vit dans ce vécu. À vrai dire, la notion de fait psychique est un monstre: s'il prétend au titre de fait, c'est par contamination du corps-objet qui seul a le privilège d'être exposé parmi des objets. Mais s'il veut être psychique, c'est par réminiscence du vécu et en quelque sorte par la frange de subjectivité qu'il traîne en fraude sur le terrain des faits empiriques où le psychologue prétend le transplanter. Or tandis que l'involontaire se dégrade en fait empirique, le volontaire de son côté se dissipe purement et simplement: le " je veux", comme initiative libre, est annulé, car il n'a pas de signification empirique, sinon comme un certain style de comportement qui n'est qu'une complication des conduites simples issues de l'objectivation empirique de l'involontaire. La compréhension des rapports de l'involontaire et du volontaire exige donc que soit sans cesse reconquis sur l'attitude naturaliste le cogito saisi en première personne. Cette reconquête peut bien se réclamer du cogito de Descartes; mais Descartes aggrave la difficulté en rapportant l'âme et le corps à deux lignes hétérogènes d'intelligibilité, en renvoyant

--13 -- INTROD. GÉNÉR. QUESTIONS MÉTHODE l'âme à la réflexion et le corps à la géométrie: il institue ainsi un dualisme d'entendement qui condamne à penser l'homme comme brisé. Il nous avertit pourtant que " les choses qui appartiennent à l'union de l'âme et du corps... se connaissent très clairement par les sens". Et il ajoute: "c'est en usant seulement de la vie et des conversations ordinaires et en s'abstenant de méditer et d'étudier aux choses qui exercent l'imagination qu'on apprend à concevoir l'union de l'âme et du corps"." Il faut pour cela, dit-il plus fortement, les concevoir comme une seule chose, et ensemble les concevoir comme deux, ce qui se contrarie". La reconquête du cogito doit être totale; c'est au sein même du cogito qu'il nous faut retrouver le corps et l'involontaire qu'il nourrit. L'expérience intégrale du cogito enveloppe le je désire, je peux, je vis et, d'une façon générale, l'existence comme corps. Une commune subjectivité fonde l'homogénéité des structures volontaires et involontaires. La description, docile à ce qui apparaît à la réflexion sur soi, se meut ainsi dans un unique univers du discours, le discours sur la subjectivité du cogito intégral. Le nexus du volontaire et de l'involontaire n'est pas à la frontière de deux univers du discours dont l'un serait réflexion sur la pensée et l'autre physique du corps: l'intuition du cogito est l'intuition même du corps joint au vouloir qui pâtit de lui et règne sur lui; elle est le sens du corps comme source de motifs, comme faisceau de pouvoirs et même comme nature nécessaire: la tâche sera en effet de découvrir même la nécessité en première personne, la nature que je suis. Motivation, motion, nécessité sont des relations intra-subjectives. Il y a une eidétique phénoménologique du corps propre et de ses relations au moi voulant. Quelques explications sont nécessaires ici pour préciser ce qu'il faut entendre par corps-sujet et en général par cogito en première personne. L'opposition du corps-sujet et du corps-objet ne coïncide nullement avec l'opposition de deux directions du regard: vers moi, un tel, unique, et vers les autres corps, hors de moi. Il s'agit de façon plus complexe, de l'opposition de deux attitudes qui toutes les deux peuvent recourir à l'intro-spection ou à l'extro-spection, mais dans des mentalités différentes. Ce qui caractérise en effet la psychologie empiriste, ce n'est pas d'abord sa préférence pour la connaissance externe, mais sa réduction des actes (avec leur intentionnalité et leur référence à un ego) à des faits. Dira-t-on que les actes sont plutôt connus du " dedans " et les " faits " plutôt du " dehors "? Cela n'est que partiellement vrai. Car l'introspection elle-même peut être dégradée en connaissance de fait, si elle manque le psychique comme acte

--14 -- INTROD. GÉNÉR. QUESTIONS MÉTHODE intentionnel et acte de quelqu'un. C'est ce qui est arrivé avec l'interprétation empiriste de l'introspection chez Hume et Condillac. L'introspection peut être de style naturaliste si elle traduit les actes en langage de faits anonymes, homogènes aux autres faits de la nature: "il y a " des sensations, comme " il y a " des atomes. L'empirisme est un discours en "il y a". Inversement la connaissance de la subjectivité ne se réduit pas plus à l'introspection que la psychologie empirique ne se réduit à la psychologie de comportement. Son essence est de respecter l'originalité du cogito comme faisceau des actes intentionnels d'un sujet. Mais ce sujet c'est moi et toi. Ces remarques sont décisives pour comprendre la notion du corps propre. Le corps propre est le corps de quelqu'un, le corps d'un sujet, mon corps et ton corps. Car si l'introspection peut être naturalisée, en revanche la connaissance externe peut être personnalisée. L'intropathie (einfühlung) est précisément la lecture du corps d'autrui comme signifiant des actes qui ont une visée et une origine subjective. La subjectivité est donc "interne " et " externe". C'est la fonction sujet des actes de quelqu'un. Par la communication avec autrui, j'ai un autre rapport avec le corps, qui n'est ni enveloppé dans l'aperception de mon propre corps, ni inséré dans une connaissance empirique du monde. Je découvre le corps en deuxième personne, le corps comme motif, organe et nature d'une autre personne. Je lis sur lui la décision, l'effort et le consentement. Ce n'est pas un objet empirique, une chose. Les concepts de la subjectivité (du volontaire et de l'involontaire) sont formés par cumulation de l'expérience privée de sujets multiples. D'un côté, par récurrence de la conscience d'autrui sur ma conscience, cette dernière se transforme profondément: je me traite moi-même comme un toi qui dans son apparence externe est expression pour autrui; dès lors, me reconnaître moi-même, c'est anticiper mon expression pour un toi. D'autre part la connaissance de moi-même est toujours à quelque degré un guide dans le déchiffrement d'autrui, bien qu'autrui soit d'abord et principalement une révélation originale de l'intropathie. Le toi est un autre moi. Ainsi se forment, par contamination mutuelle de la réflexion et de l'intropathie, les concepts de la subjectivité qui valent d'emblée pour l'homme mon semblable et dépassent la sphère de ma subjectivité. On comprend dès lors comment l'on passe du point de vue phénoménologique au point de vue naturaliste, non par inversion de l'interne, mais par dégradation et de l'interne et de l'externe. Mon corps est délié de mon empire subjectif, mais aussi ton corps est délié de son expression subjective. Le corps inerte et inexpressif est devenu objet de science. Le corps-objet, c'est le corps de l'autre et mon corps arrachés au sujet qu'ils affectent et expriment. On ne peut donc

--15 -- INTROD. GÉNÉR. QUESTIONS MÉTHODE aller du corps-objet au corps-sujet que par un bond qui transcende l'ordre des choses, alors qu'on va du second au premier par diminution et suppression, cette diminution et cette suppression étant légitimées par le type d'intérêt que représente la constitution de la science empirique comme savoir sur des faits. Si telle est la subjectivité du cogito - l'intersubjectivité de la fonction " je " élargie au corps lui-même comme corps de quelqu'un -, peut-on dire que la connaissance objective-empirique des " faits " corporels dans la biologie et des " faits " involontaires et volontaires dans la psychologie naturaliste soit purement et simplement mise en suspens? Nullement. Cela peut sembler possible, aussi longtemps qu'on se tient à des généralités sur le corps propre. Mais dès que l'on veut mettre à l'épreuve une description pure de l'involontaire, articulée en fonctions précises, on ne peut feindre d'ignorer que l'involontaire est souvent mieux connu empiriquement, sous sa forme pourtant dégradée d'événement naturel. Il est alors nécessaire d'entrer dans une dialectique serrée entre le corps propre et le corps-objet et d'instituer des rapports particuliers entre la description du cogito et la psychologie empiriste classique. Ce sont ces rapports qui posent le second problème précis de méthode dont nous avons à donner un aperçu dans cette introduction et dont la solution, bien entendu, ne s'est précisée qu'en exerçant la méthode elle-même à propos de difficultés particulières. Il est trop facile de dire que le corps figure deux fois, une première fois comme sujet, une seconde fois comme objet, ou plus exactement une première fois comme corps d'un sujet, une seconde fois comme objet empirique anonyme. C'est en vain que l'on croirait avoir résolu avec élégance le problème du dualisme, en substituant au dualisme des substances un dualisme des points de vue. Le corps comme corps d'un sujet et le corps comme objet empirique anonyme ne coïncident pas. On peut superposer deux objets, mais non un moment du cogito et un objet. Le corps vécu est réciproque d'une " tenue " de la volonté. Il est donc une partie abstraite, prélevée sur le tout du sujet. Le corps-objet n'est pas une partie mais lui-même un tout, un tout parmi d'autres touts dans un système plat d'objets. Il n'a que des relations latérales à d'autres objets, non une subordination à un imperium subjectif. Dès lors la relation immanente du " je veux " à l'involontaire est proprement sans répondant dans une hiérarchie objective; la dépendance de mon corps à moi-même qui veux en lui et par lui n'a pour symétrique dans l'univers du discours de la science empirique qu'un corps qui s'explique par les autres corps. C'est pourquoi, comme on le verra en détail, l'expérience de l'effort est toujours en scandale à la connaissance empirique et toujours

--16 -- INTROD. GÉNÉR. QUESTIONS MÉTHODE réduite par elle. On verra en particulier les échecs pour traduire dans le langage objectif empirique l'effort comme un fait, par exemple comme une force " hyperorganique", ou comme une lacune dans les faits, par exemple comme indéterminisme. Il est naturel et nécessaire que les lois de l'objectivité empirique triomphent régulièrement de toutes les tentatives pour traduire sur son plan l'expérience subjective de la liberté. Mais à son tour ce triomphe de la science empirique sur l'indéterminisme ou sur la force hyperorganique exprime finalement l'échec de l'objectivité plate; ce triomphe même, compris comme échec à saisir la liberté du sujet, invite à changer de point de vue; la liberté n'a pas de place parmi les objets empiriques; il faut la conversion du regard et la découverte du cogito. Est-ce à dire qu'il n'y ait aucun rapport entre le corps comme mien ou tien et le corps comme objet parmi des objets de science? Il doit y en avoir un, puisque c'est le même corps. Mais cette corrélation n'est pas de coïncidence mais de diagnostic, c'est-à-dire que tout moment du cogito peut être l'indication d'un moment du corps-objet: mouvement, sécrétion etc, et tout moment du corps-objet l'indication d'un moment du corps appartenant à un sujet: affectivité globale ou fonction particulière. Ce rapport n'est point a priori, mais lentement formé par un apprentissage des signes. Cette séméiologie, que nous exercerons ici au bénéfice du cogito, est exercée par le médecin au bénéfice de la connaissance empirique, un vécu dénonçant un fonctionnement ou un trouble fonctionnel de ce corps-objet. Mais jamais les deux points de vue ne font addition; ils ne sont pas même parallèles. L'usage de la méthode de description montre que les leçons de la biologie ou de la psychologie empirique sont un chemin normal pour retrouver l'équivalent subjectif qui est souvent fort dissimulé. En certains cas même il paraîtra presque impossible de découvrir l'indice subjectif, en langage de cogito, d'une fonction ou d'un événement bien connu en biologie ou en psychologie empirique (exemple: le caractère, l'inconscient; la naissance sur laquelle nous insisterons longuement est peut-être le cas le plus remarquable). C'est pourquoi notre méthode sera très accueillante à l'égard de la psychologie scientifique, même si elle ne s'en sert que comme diagnostic. Bien souvent la description du cogito reprend à la psychologie empirique les linéaments d'une phénoménologie qui s'y trouvait objectivée et en quelque sorte aliénée. Mais bien souvent aussi un concept phénoménologique ne sera qu'une " subjectivisation " d'un concept beaucoup mieux connu par la voie empirique.

--17 -- INTROD. GÉNÉR. QUESTIONS MÉTHODE Description pure (ou phénoménologie) et mystère il peut sembler, à ce stade de notre réflexion, qu'une description des structures volontaires et involontaires puisse se développer dans une atmosphère d'intelligibilité sans mystère, qui est l'atmosphère ordinaire des études husserliennes. En réalité, à l'épreuve de la pratique, la compréhension des articulations entre le volontaire et l'involontaire que nous nommons motivation, motion, conditionnement etc, échoue aux confins d'une invincible confusion. Loin que le dualisme d'entendement soit vaincu par la découverte d'une commune mesure subjective entre le vouloir et le corps, il semble en quelque sorte exalté, au sein même du cogito intégral, par la méthode descriptive. La description triomphe dans la distinction plus que dans l'enjambement. Même en première personne le désir est autre que la décision, le mouvement autre que l'idée, la nécessité autre que la volonté qui y consent. Le cogito est intérieurement brisé. Les raisons de cette intime rupture apparaissent si l'on considère quelle est la pente naturelle d'une réflexion sur le cogito. Le cogito tend à l'auto-position. Le génie cartésien est d'avoir porté à l'extrême cette intuition d'une pensée qui fait cercle avec soi en se posant et qui n'accueille plus en soi que l'effigie de son corps et l'effigie de l'autre. Le soi se détache et s'exile dans ce que les stoïciens appelaient déjà la sphéricité de l'âme, quitte à poser par un mouvement second tout objet à l'intérieur de cette enceinte que je forme avec moi-même. La conscience de soi tend à primer l'accueil de l'autre. Là est la raison la plus profonde de l'expulsion du corps dans le royaume des choses. Or cette tendance du moi à faire cercle avec lui-même n'est pas vaincue par la simple volonté de traiter le corps comme corps propre. L'extension du cogito au corps propre exige en réalité plus qu'un changement de méthode: le moi, plus radicalement, doit renoncer à une prétention secrètement cachée en toute conscience, abandonner son voeu d'auto-position, pour accueillir une spontanéité nourricière et comme une inspiration qui rompt le cercle stérile que le soi forme avec lui-même. Mais cette redécouverte des racines n'est plus une compréhension de structure. La description gardait quelque chose de spectaculaire: les concepts du volontaire et de l'involontaire, en tant que structures comprises, constituent encore une objectivité supérieure, non plus certes l'objectivité des choses, l'objectivité d'une nature empirique, mais l'objectivité de notions regardées et maîtrisées. Or le lien qui joint véritablement le vouloir à son corps requiert une autre sorte d'attention que l'attention intellectuelle

--18 -- INTROD. GÉNÉR. QUESTIONS MÉTHODE à des structures. Elle exige que je participe activement à mon incarnation comme mystère. Je dois passer de l'objectivité à l'existence. C'est pourquoi la méthode descriptive, à l'intérieur de chacune des trois grandes sections, sera entraînée par un mouvement de dépassement qui paraît finalement étranger au génie propre de la psychologie husserlienne. La première élucidation des formes du vouloir par voie de description simple exigera chaque fois un approfondissement dans le sens de liaisons plus fragiles mais plus essentielles. Descartes nous invite lui-même, plus qu'il ne l'a soupçonné, à changer de régime de pensée. Comment reconquérir, sur les disjonctions de l'entendement, le sentiment d'être tour à tour livré à mon corps et maître de lui, sinon par une conversion de la pensée qui, se détournant de mettre à distance de soi des idées claires et disjointes, essaie de coïncider avec une certaine épreuve de l'existence qui est moi en situation corporelle? On reconnaît ici le mouvement de pensée de Gabriel Marcel, qui lie la redécouverte de l'incarnation à un éclatement de la pensée par objet, à une conversion de " l'objectivité " à "l'existence " ou, comme il dira plus tard, à une conversion du " problème " au " mystère". La méditation de l'oeuvre de Gabriel Marcel est en effet à l'origine des analyses de ce livre; toutefois nous avons voulu mettre cette pensée à l'épreuve des problèmes précis posés par la psychologie classique (problème du besoin, de l'habitude etc); d'autre part nous avons voulu nous placer à l'intersection de deux exigences: celle d'une pensée alimentée au mystère de mon corps, celle d'une pensée soucieuse des distinctions héritées de la méthode husserlienne de description. La mise en oeuvre de ce projet permettra seule de juger si l'intention était légitime et viable. Le troisième problème de méthode impliqué par une théorie du volontaire et de l'involontaire est alors de comprendre comment se limitent et se complètent mutuellement une compréhension distincte des structures subjectives du volontaire et de l'involontaire et un sens global du mystère de l'incarnation. À cet égard l'ensemble de cet ouvrage est un exercice de méthode où devraient s'affronter sans cesse les deux exigences de la pensée philosophique, la clarté et la profondeur, le sens des distinctions et celui des liaisons secrètes. D'un côté le sens de " l'existence " n'est exclusif du sens de " l'objectivité " que quand celui-ci a déjà été dégradé; l'objectivité n'est pas le naturalisme; certes une psychologie qui prétend traiter le cogito comme une espèce de faits empiriques qu'elle appelle faits mentaux, psychiques ou de conscience, et qu'elle déclare justiciables des méthodes d'observation et d'induction en usage dans les sciences de la nature, qui

--19 -- INTROD. GÉNÉR. QUESTIONS MÉTHODE ravale par conséquent les expériences cardinales de la subjectivité, telles que l'intentionnalité, l'attention, la motivation etc, au niveau d'une physique de l'esprit, une telle psychologie est en effet incapable de prêter sa clarté au sens profond de mon existence charnelle. Elle a seulement la portée d'un diagnostic. Mais il y a une analyse lucide du cogito qu'on peut bien appeler objective, en ce sens qu'elle pose devant la pensée, comme des objets de pensée, des essences diverses, telles que percevoir, imaginer, vouloir. Or parmi ces essences il y a même des essences relationnelles, c'est-à-dire des significations qui portent sur les jointures elles-mêmes des fonctions: telles que motivation, remplissement d'une intention vide par une intention pleine, réalisation, fondation d'un acte complexe sur un acte de premier degré. Ces relations sont comprises comme relations descriptives. On peut donc estimer qu'une pensée non-réductrice, mais descriptive, non naturaliste, mais respectueuse de ce qui apparaît comme cogito, bref ce type de pensée que Husserl a appelé phénoménologie peut prêter sa lucidité aux intuitions évanouissantes du mystère corporel. En particulier l'expérience massive d'être mon corps est articulée selon des significations différentes selon que mon corps est source de motifs, foyer de pouvoirs ou arrière-plan de nécessité. Mais en retour, si une objectivité spécifique, celle des concepts du cogito, offre sans cesse au sens du mystère une problématique plus déliée que l'objectivité naturaliste, il nous paraît vain de croire qu'on puisse " sauver les phénomènes " sans cette conversion constante qui conduit de la pensée qui pose devant soi des notions à une pensée qui participe à l'existence. Même si la pensée par notion n'est pas nécessairement une réduction naturaliste, elle procède toujours d'une certaine déperdition d'être. Je m'annexe ce que je comprends; j'ai prise sur lui; je l'englobe à un certain pouvoir de penser qui tôt ou tard se traitera comme positionnel, formateur, constituant à l'égard de l'objectivité. Cette déperdition d'être qui du côté de l'objet est une perte de présence, est du côté du sujet qui articule la connaissance une désincarnation idéale: je m'exile à l'infini comme sujet ponctuel. Ainsi d'un côté je m'annexe la réalité et de l'autre je me défie de la présence. À ce péril sournois la phénoménologie husserlienne n'échappe point. C'est pourquoi elle n'a jamais pris vraiment au sérieux mon existence comme corps, même dans la cinquième méditation cartésienne. Mon corps n'est ni constitué au sens de l'objectivité, ni constituant au sens du sujet transcendantal; il échappe à ce couple de contraires. Il est moi existant. Cette intuition ne pouvait être atteinte dans aucune des " attitudes " proposées par Husserl. "L'attitude " transcendantale instituée par la réduction transcendantale et l'attitude naturelle ont

--20 -- INTROD. GÉNÉR. QUESTIONS MÉTHODE en commun la même évacuation de la présence en quelque sorte auto-affirmante de mon existence corporelle. Si je prête plus d'attention à cette présence première, ingénérable et incaractérisable de mon corps, du même coup l'existence du monde qui prolonge celle de mon corps comme son horizon ne peut plus être suspendue sans une grave lésion du cogito lui-même qui, en perdant l'existence du monde, perd celle de son corps et finalement son indice de première personne. Pour cette double série de raisons la philosophie de l'homme nous apparaît comme une tension vivante entre une objectivité élaborée par une phénoménologie à la mesure du cogito (et elle-même récupérée sur le naturalisme) et le sens de mon existence incarnée. Celle-ci ne cesse de déborder l'objectivité qui en apparence la respecte le plus, mais qui par nature tend à l'évacuer. C'est pourquoi les notions dont nous usons, telles que motivation, remplissement d'un projet, situation etc, sont les index d'une expérience vive qui nous baigne, plutôt que les signes de la maîtrise que notre intelligence exercerait sur notre condition d'homme. Mais en retour la vocation de la philosophie est d'éclairer par notions l'existence même. À quoi convient une phénoménologie descriptive: elle est la ligne de crête qui sépare l'effusion romantique et l'intellectualisme sans profondeur. Cette région des index rationnels de l'existence est peut-être la raison même en tant qu'elle se distingue de l'entendement diviseur. L'enjeu, le paradoxe et la conciliation ces approfondissements successifs de la méthode de description appellent une dernière considération qui doit dévoiler quelques-unes des intentions plus lointaines de cette étude. Participer au mystère de l'existence incarnée c'est adopter le rythme intérieur d'un drame. En effet si l'on veut dépasser le dualisme d' entendement, qui procède seulement de l'exigence de clarté et de distinction de la pensée par notions, et si l'on veut surprendre la liaison même du corps comme mien à moi qui le vis, le souffre et le commande, on découvre que cette liaison même est une liaison polémique. Un nouveau dualisme, un dualisme d'existence à l'intérieur même de l'unité vécue, relaye le dualisme d'entendement et lui donne soudain une signification radicale et si l'on peut dire existentielle

--21 -- INTROD. GÉNÉR. QUESTIONS MÉTHODE qui dépasse singulièrement les nécessités de méthode. L'existence tend à se briser. En effet l'avènement de la conscience est toujours à quelque degré la ruine d'une consonance intime. "Harmonieuse moi... "disait la jeune Parque. Mais la conscience surgit comme un pouvoir de recul par rapport à la réalité de son corps et des choses, comme un pouvoir de jugement et de refus. La volonté est volonté. Par contraste, cette reprise de soi-même sur une existence spontanée fait apparaître la spontanéité toute entière comme une puissance plus ou moins blessante. Un rêve de pureté et d'intégrité s'empare de la conscience qui se pense dès lors comme idéalement totale, transparente et capable de se poser absolument soi-même. L'expulsion du corps propre hors du cercle de la subjectivité, son rejet dans le royaume des objets considérés à distance, peuvent à cet égard être interprétés comme la vengeance de la conscience blessée par la présence du monde. Désormais la subjectivité qui se sent exposée, délaissée, jetée au monde, a perdu la naïveté du pacte primitif. Ce drame dévoilera toute sa virulence dans la troisième partie consacrée à la nécessité. C'est principalement comme invincible nature, comme caractère fini, comme inconscient indéfini, comme vie contingente que l'involontaire m'apparaît comme puissance hostile. Mais le drame est déjà présent dans l'étude de la motion volontaire: l'effort n'est pas seulement ébranlement de pouvoirs dociles mais lutte contre une résistance. Enfin le pouvoir même de décider, qui est le thème de la première partie, est toujours à quelque degré un refus, une mise à l'écart des motifs refusés. Toujours la volonté dit non en quelque façon. Ainsi de proche en proche les rapports de l'involontaire au volontaire se révèlent sous le signe du conflit. La conviction qui circule en sourdine à travers les analyses les plus techniques est que la reprise sur soi de la conscience, lorsque celle-ci s'oppose à son corps et à toutes choses et tente de former cercle avec elle-même, est une perte d'être. L'acte du cogito n'est pas un acte pur d'auto-position; il vit d'accueil et de dialogue avec ses propres conditions d'enracinement. L'acte du moi est en même temps participation. L'intention de ce livre est dès lors de comprendre le mystère comme réconciliation, c'est-à-dire comme restauration, au niveau même de la conscience la plus lucide, du pacte originel de la conscience confuse avec son corps et le monde. En ce sens la théorie du volontaire et de l'involontaire non seulement décrit, comprend, mais restaure. Au point de vue de la méthode cet ultime approfondissement

--22 -- INTROD. GÉNÉR. QUESTIONS MÉTHODE de la recherche donne accès à une réflexion sur le paradoxe. La conscience est toujours à quelque degré un arrachement et un bond. C'est pourquoi les structures qui enjambent le volontaire et l'involontaire sont des structures de rupture autant que de liaison. Derrière ces structures est le paradoxe qui culmine comme paradoxe de la liberté et de la nature. Le paradoxe est, au niveau même de l'existence, le gage du dualisme au niveau de l'objectivité. Il n'y a pas de procédé logique par lequel la nature procède de la liberté, (l'involontaire du volontaire), ou la liberté de la nature. Il n'y a pas de système de la nature et de la liberté. Mais comment le paradoxe ne serait-il pas ruineux, comment la liberté ne serait-elle pas annulée par son excès même, si elle ne réussissait pas à récupérer ses liaisons avec une situation en quelque sorte nourricière? Une ontologie paradoxale n'est possible que secrètement réconciliée. La jointure de l'être est aperçue dans une intuition aveuglée qui se réfléchit en paradoxes; elle n'est jamais ce que je regarde, mais cela à partir de quoi s'articulent les grands contrastes de la liberté et de la nature. Peut-être d'ailleurs, comme Kant l'avait compris dans l'exposé des postulats de la raison pratique, les conflits du volontaire et de l'involontaire, principalement le conflit de la liberté et de l'inexorable nécessité, ne peuvent-ils être apaisés qu'en espérance et dans un autre siècle. Ainsi cette étude du volontaire et de l'involontaire est une contribution limitée à un dessein plus vaste qui serait l'apaisement d'une ontologie paradoxale dans une ontologie réconciliée. Résumons en quelques mots les problèmes de méthode impliqués par une réflexion sur le volontaire et l'involontaire. L'axe de la méthode est une description de style husserlien des structures intentionnelles du cogito pratique et affectif. Mais d'un côté la compréhension de ces structures du sujet se réfère sans cesse à la connaissance empirique et scientifique qui sert de diagnostic à ces structures intentionnelles. D'autre part les articulations fondamentales de ces structures ne révèlent l'unité de l'homme que par référence au mystère central de l'existence incarnée; pour être compris et retrouvé ce mystère que je suis exige que je coïncide avec lui, que j'y participe plus que je ne le regarde devant moi à distince d'objet; cette participation est en tension avec l'objectivité supérieure de la phénoménologie. Enfin, parce que ce mystère même est sans cesse menacé de rupture, il est nécessaire que soit sans cesse activement reconquis et restauré le lien vivant qui réunit les aspects volontaires et involontaires de l'homme; en particulier le mystère de ce lien vivant doit être

--23 -- INTROD. GÉNÉR. QUESTIONS MÉTHODE retrouvé par delà les paradoxes dans lesquels semblent se résumer les structures descriptives et qui restent le langage brisé de la subjectivité. II l'abstraction de la faute: les difficultés d'une conciliation de la liberté et de la nature, en particulier la tendance du " je " à faire cercle avec lui-même, mettent implicitement en cause cette faute dont la description du volontaire et de l'involontaire fait abstraction. Il est nécessaire dans cette introduction de justifier au moins dans son principe cette abstraction. Les passions et la loi il importe d'abord de dire quel champ de réalité est ainsi mis entre parenthèses: c'est d'un mot l' univers des passions et de la loi, au sens où st Paul oppose la loi qui tue à la grâce qui fait vivre. On ne trouvera pas dans cet ouvrage d'étude sur l'ambition, la haine etc. Or nous croyons précisément que les passions ne sont pas des entités étrangères à la volonté même. L'ambition, la haine sont la volonté même, la volonté avec son visage quotidien, concret, réel. C'est pourquoi l'exclusion des passions doit être justifiée. Nous nous efforcerons plus tard de montrer dans le détail que les passions sont une défiguration et de l'involontaire et du volontaire. On a coutume de les apparenter aux émotions dont elles seraient une forme plus complexe, plus durable et plus systématique. Chez Descartes l'assimilation des passions à l'émotion est si complète que le traité des passions de l'âme est en réalité un traité des émotions fondamentales et de leurs complications passionnelles. Il est bien vrai que nos émotions sont l'amorce de nos passions et que d'une façon générale tout l'involontaire est le point d'insertion, l'occasion des passions et, comme dirait G Marcel, une invitation à trahir; nous le montrerons concrètement à propos du besoin, du plaisir, de l'habitude, comme de l'émotion. Mais la passion n'est pas un degré dans l'émotion: l'émotion appartient à une nature fondamentale qui est le clavier commun de l'innocence et de la faute; les passions marquent les ravages opérés au sein de cette nature fondamentale par un principe à la

--24 -- INTROD. GÉNÉR. QUESTIONS MÉTHODE fois actif et apparenté au néant. Tenir en suspens les passions c'est essayer d'abstraire les possibilités fondamentales de l'homme en deçà de ce principe aberrant. Or cette abstraction est non seulement l'abstraction d'un involontaire pur, mais aussi d'un vouloir pur. En effet les passions sont aussi bien la complication du vouloir que celle de l'involontaire (par ex de l'émotion): l'ambition est une figure passionnelle de l'énergie déployée dans le choix et dans l'effort; la " vertu " stendhalienne, la "volonté de puissance " selon Nietzsche et d'une façon générale les passions que dépeignent les dramaturges et les romanciers sont des formes passionnelles du vouloir. Les passions en effet procèdent du foyer même de la volonté et non du corps; la passion trouve sa tentation et son organe dans l'involontaire, mais le vertige procède de l'âme. En ce sens précis les passions sont la volonté même. Elles s'emparent par la tête de la totalité humaine et la font totalité aliénée. C'est pourquoi nulle passion ne peut être située parmi les fonctions même synthétiques de l'involontaire ou du volontaire; chaque passion est une figure de la totalité humaine. L'abstraction des passions est aussi l'abstraction de la loi, la loi sous la forme concrète et réelle que prennent les valeurs en régime de passion. Dans cet ouvrage nous ne parlerons jamais de la loi mais des valeurs qui motivent. Nous tenons pour originaire le rapport de la volonté à des motifs, à des valeurs qui légitiment le choix pour fondamental; la volonté est fondamentalement le pouvoir d'accueillir et d'approuver les valeurs. Mais ce rapport vouloir-valeur reste une abstraction et ne nous introduit pas dans la réalité morale concrète. Ce rapport vouloir-valeur est une possibilité fondamentale différemment exploitée par l'innocence et par la faute; il fonde seulement la possibilité de principe d'une morale en général. La compréhension réelle et concrète de la morale commence avec les passions. Alors les mots devoir, loi, remords etc prennent un autre sens. C'est par référence aux passions que les valeurs obligent à la façon d'une dure loi. En pervertissant l'involontaire et le volontaire, la faute altère notre rapport fondamental aux valeurs et ouvre le véritable drame de la morale qui est le drame de l'homme divisé. Un dualisme éthique déchire l'homme par delà tout dualisme d'entendement et d'existence." Je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas." Cette solidarité des passions et de la loi est capitale: passions et loi forment, sous le signe de la faute, le cercle vicieux de l'existence réelle. Les passions refoulent les valeurs hors de l'homme, les aliènent dans une transcendance hostile et triste qui est proprement la loi, au sens que saint Paul donnait à ce mot, la loi sans la grâce; en retour la loi condamne sans aider; avec une apparente perfidie, elle amorce la faute par l'interdit et

--25 -- INTROD. GÉNÉR. QUESTIONS MÉTHODE précipite la décadence intérieure qu'elle semblait destinée à empêcher. Dès lors il semblerait imprudent de tirer des conclusions éthiques prématurées de cet essai. La recherche de la conciliation fondamentale entre l'âme et le corps a pour la morale une signification qui doit rester en suspens; son sens reste caché et exige un long détour pour être aperçu. Il semble d'abord qu'un idéal grec de mesure et d'harmonie soit à portée de notre main. Mais cette harmonie est une possibilité jusqu'à un certain point hors d'atteinte. L'abstraction de la faute est l'abstraction de l'éthique réelle, même s'il ne manque rien à une théorie des valeurs et au rapport de la volonté à des valeurs. Bien plus, loin que nous puissions trouver le repos dans une sagesse d'équilibre et de possession de soi, une méditation sur la faute sera appelée à ruiner ce mythe de l'harmonie, qui est par excellence le mensonge et l'illusion du stade éthique. La faute est une aventure dont les possibilités sont immenses; à ses dernières limites elle est une découverte de l'infini, une épreuve du sacré, du sacré en négatif, du sacré dans le diabolique; elle est le péché au sens le plus fort du mot. Mais à ce moment, la faute qui seule pouvait poser sur son terrain véritable le problème éthique est aussi seule capable de déposer l'éthique considérée comme l'ordre clos de la loi. Elle est en rapport avec Dieu, elle est devant Dieu et la subjectivité est dépassée par son propre excès. C'est seulement plus tard, parmi les fruits de l'esprit, que l'harmonie peut être rendue comme une nouvelle éthique. La plus grande erreur qu'on puisse commettre à propos d'une ontologie fondamentale du vouloir et de la nature est de l'interprèter comme une éthique réelle et immédiate. En célébrant la maîtrise du vouloir sur la nature, elle conduirait faussement à faire l'éloge du "pharisien " et du " juste ": en promettant prématurément la possession de soi, elle serait une promesse qui ne peut être tenue. La faute on ne manquera pas d'être frappé par l'ampleur du domaine tenu en suspens par l'abstraction de la faute. Ce qui est entre parenthèses n'est-il pas le plus important? Cette première impression est aggravée si l'on considère le centre d'où prolifère le mal moral, en entendant par ce mot, pris au sens large, le couple des passions et de la loi. Sans songer aucunement à élaborer ici une théorie complète de la faute, on retiendra les quelques traits auxquels il sera constamment fait allusion. 1) Le principe des passions réside dans un certain esclavage que l'âme se donne à elle-même: l'âme se lie elle-même. Cet esclavage

--26 -- INTROD. GÉNÉR. QUESTIONS MÉTHODE n'a rien à voir avec le déterminisme qui n'est que la règle de nécessité qui lie des objets pour une conscience théorique. L'esclavage des passions est quelque chose qui arrive à un sujet, c'est-à-dire à une liberté. L'esclavage n'est pas non plus la nécessité que dévoile l'involontaire absolu, la nécessité en première personne, celle que je subis en tant que je suis en vie, né de femme. Il fallait même faire abstraction de l'esclavage des passions pour comprendre le poids de cette nécessité, car cette nécessité subie peut encore être réciproque d'une liberté qui y alimente la patience de son consentement. L'esclavage des passions introduit une péripétie tellement nouvelle que nous risquons de manquer cette liaison possible de la nécessité vécue et de la liberté. À partir de sa faute la liberté, fascinée par un rêve d'auto-position, s'exile; la nécessité est maudite en même temps qu'elle sert d'alibi aux passions: ainsi j'invoque mon caractère pour contester ma responsabilité, j'en déclare la tyrannie et du même coup je consacre mon esclavage au nom d'une nécessité qui eût pu devenir fraternelle. Si c'est le double effet de la faute de pétrifier la nécessité et de tarir la liberté, il fallait tenter une percée héroïque jusqu'à ces liaisons primitives qui joignent la nécessité elle-même à la liberté. 2) L'esclavage des passions est un esclavage par le rien. Toute passion est vanité. Reproche, soupçon, concupiscence, envie, injure, grief sont à des titres divers poursuite du vent. Cette fiction et ce mensonge marquent le rôle décisif de l'imagination dans la genèse des passions; nous ne manquerons pas, ici même, de marquer les points de moindre résistance où l'imagination peut insinuer ses mythes et faire défaillir l'âme sous le charme du rien. Nous avons dans cette seconde remarque une nouvelle raison de tenir en suspens la faute. L'idée du rien est une source inépuisable de méprises. En effet la négation tient déjà une place importante dans l'ontologie fondamentale: manque du besoin, trou béant de la possibilité ouverte par le projet, refus inaugurant toute affirmation volontaire, néant de la finitude, impuissance annoncée par la mort et par la naissance elle-même. Mais cette négation exigeait d'être abstraite du rien de la vanité qui la complique et la pervertit. Le manque de la faim, comparé au soupçon du jaloux, qui se nourrit de sa propre fiction, est encore une espèce de plein, le plein d'une détresse véritable, et comme la vérité du corps au regard de ce vide qui est la vanité et le mensonge de l'âme. Il fallait donc suspendre cet effroyable pouvoir, que détient une liberté, de se rendre indisponible en projetant dans un rien intentionnel l'esclavage qu'elle s'inflige. 3) La passion introduit un infini, une démesure, qui est en

--27 -- INTROD. GÉNÉR. QUESTIONS MÉTHODE même temps un infini douloureux, peut-être même une obscure religion de la souffrance. Toute passion est malheureuse. Ce trait s'ajoute au précédent: le rien projeté entraîne l'âme dans une poursuite sans fin et inaugure le "mauvais infini " de la passion. Ce faux infini devait être mis entre parenthèses pour mettre à jour l'infini authentique de la liberté, cet infini dont Descartes disait qu'il nous rend semblable à Dieu. En particulier seul un infini authentique, un infini sans démesure peut embrasser sa propre finitude sans avoir la conviction de se renier. La possibilité du consentement ne peut être comprise que si l'on fait abstraction de cette divinisation du vouloir, qui est en réalité sa démonisation. 4) La faute n'est pas un élément de l'ontologie fondamentale qui soit homogène aux autres facteurs que la description pure découvre: motifs, pouvoirs, conditions et limites. Elle ne peut être pensée que comme irruption, accident, chute. Elle ne forme pas système avec les possibilités fondamentales contenues dans le vouloir et son involontaire. Une genèse de la faute n'est pas possible à partir du volontaire ou de l'involontaire, quoique chacun des traits de ce système circulaire (plaisir, puissance, coutume, empire, refus, position de soi) constitue une invitation à la faute. Mais la faute reste un corps étranger dans l'eidétique de l'homme. Il n'y a pas d'intelligibilité de principe de cette défaillance, au sens où il y a une intelligibilité mutuelle des fonctions involontaires et volontaires, au sens où leurs essences se complètent dans l'unité humaine. La faute est l'absurde. Nous touchons ici à la raison de méthode qui exige le plus impérieusement l'abstraction de la faute: la considération de la faute et de ses ramifications passionnelles implique une refonte totale de la méthode. À partir d'un accident, une description eidétique n'est plus possible, mais seulement une description empirique. Le déchiffrage des passions exige que l'on apprenne l'homme par l'usage de la vie et les conversations ordinaires. C'est pourquoi l'étude qui sera ultérieurement consacrée à la faute, aux passions et à la loi, procédera d'une méthode toute différente par convergence d'indices concrets; c'est la seule qui convienne à une topographie de l'absurde. Il peut paraître humiliant pour le philosophe d'avouer la présence au coeur de l'homme d'un irrationnel absolu, non plus d'un mystère vivifiant pour l'intelligence même, mais d'une opacité centrale et en quelque sorte nucléaire qui obstrue les accès même de l'intelligibilité aussi bien que ceux du mystère. Le philosophe récusera-t-il l'entrée en scène de l'absurde sous prétexte qu'elle est commandée par une théologie chrétienne du péché originel? Mais si la théologie ouvre les yeux à une zone obscure de la réalité

--28 -- INTROD. GÉNÉR. QUESTIONS MÉTHODE humaine, nul a priori de méthode ne pourra faire que le philosophe n'ait eu les yeux ouverts et ne lise désormais l'homme, son histoire et sa civilisation, sous le signe de la chute. Mais si la faute est " entrée dans le monde", peut-être une méthode d'abstraction permet-elle la description des possibilités primordiales qui ne sont pas absurdes. Possibilité de faire abstraction de la faute cette abstraction que tant de raisons exigent est-elle possible? On peut lui opposer qu'une description est impossible, qui fasse abstraction de caractères aussi importants de la réalité humaine. Mais il ne faut pas oublier qu'une description eidétique peut prendre pour tremplin une expérience même imparfaite, tronquée, défigurée, voire même purement imaginaire. Cette dernière remarque, en accord avec la conception husserlienne de l'eidétique, est d'une importance capitale pour notre tentative: on verra tout à l'heure ce qui nourrit cette imagination d'une liaison primordiale entre la liberté et son corps. De plus la faute ne détruit pas les structures fondamentales; on dirait mieux que le volontaire et l'involontaire tombent tels qu'ils sont en eux-mêmes au pouvoir du rien, comme un pays occupé livré intact à l'ennemi. C'est pourquoi une anthropologie est possible. On objectera alors que l'eidétique prétend décrire une existence innocente, laquelle nous est inaccessible. - Il est inexact que nous tentions une description de l'innocence, de structures innocentes, si l'on peut dire. L'innocence n'est pas dans les structures, dans les notions; elle est dans l'homme concret et total, comme la faute. Bien plus l'innocence n'est accessible à aucune description, même pas empirique, mais à une mythique concrète dont nous aurons plus tard à esquisser la nature. C'est ce mythe de l'innocence qui sert d'arrière-plan à toute description empirique des passions et de la faute: la faute se comprend comme innocence perdue, comme paradis perdu. L'objection a donc raison de nous refuser une description directe de l'innocence; mais

--29 -- INTROD. GÉNÉR. QUESTIONS MÉTHODE ce n'est pas le paradis perdu de l'innocence que nous prétendons décrire, mais des structures qui sont des possibilités fondamentales offertes à la fois à l'innocence et à la faute, comme le clavier commun d'une nature humaine sur lequel jouent de façon différente l'innocence mythique et la culpabilité empirique. Mais, dira-t-on, si la faute s'empare de tout l'homme volontaire et involontaire, comment décrire des possibilités en deçà de l'innocence ou de la faute? Si ces possibilités ne sont pas des possibilités intactes, ne sont-elles pas neutres? Et du coup ne sépare-t-on pas une nature humaine profonde d'une faute de surface, ou d'une innocence de surface? L'objection nous conduit à l'essentiel des problèmes que nous aurons à résoudre plus tard: il nous faudra comprendre qu'une nature fondamentale subsiste dans une faute pourtant totale; la faute arrive à une liberté; la volonté coupable est une liberté serve et non pas le retour à une nature animale ou minérale d'où la liberté serait absente. C'est à ce prix que la faute est faute, c'est-à-dire fruit de liberté, objet de remords. C'est moi qui me rends esclave; je me donne la faute qui m' ôte l'empire sur moi. Il nous faut donc, aussi difficile et paradoxal que cela soit, penser en quelque façon en surimpression la nature fondamentale de la liberté et son esclavage. L'homme n'est pas à moitié libre et à moitié coupable; il est totalement coupable, au coeur même d'une liberté totale comme pouvoir de décider, de mouvoir et de consentir. Si la faute n'était pas totale, elle ne serait pas sérieuse: si l'homme cessait d'être ce pouvoir de décider, de mouvoir et de consentir il cesserait d'être homme, il serait bête ou pierre: la faute ne serait plus faute. Entre la liberté et la faute, la question n'est pas de dosage; c'est pourquoi l'abstraction de la faute est possible; la vérité empirique de l'homme comme esclave s'ajoute à la vérité eidétique de l'homme comme libre, elle ne la supprime pas: je suis libre et cette liberté est indisponible. Certes il faut avouer que cette cohabitation paradoxale de la liberté et de la faute pose les plus difficiles problèmes; ils feront l'objet d'un travail ultérieur dans le cadre de cette philosophie de la volonté. Une dernière objection mérite d'être prise en considération: on peut se demander, puisque la faute saisit la totalité humaine, si nous ne risquons pas d'introduire dans la description fondamentale des traits qui appartiennent déjà à la figure coupable de la liberté; ce que nous appelons liberté n'est-il pas pour une bonne part exalté par la faute, peut-être même inauguré par elle? Peut-être que l'homme tel que nous le pensons et le comprenons commence avec la faute? Cet argument semble opposé aux précédents selon lesquels la liberté est trop perdue pour être atteinte; il semble insinuer au contraire que la liberté est une invention de la faute; mais si

--30 -- INTROD. GÉNÉR. QUESTIONS MÉTHODE l'on ne croit pas à la possibilité d'atteindre, même idéalement et à titre d'horizon ou de limite à la faute, une certaine nature fondamentale du volontaire et de l'involontaire, qui serait l'être dans lequel la faute a jailli, tout se passe comme si l'homme commençait avec la faute. La faute ne se donne plus comme perte d'innocence; elle tend à devenir constitutive; la liberté serve est dès lors la seule liberté pensable; l'absurde est devenu fondamental. Ce glissement d'une théorie de la faute comme chute à une théorie de la faute comme naissance et éveil de la liberté nous semble dessiné chez Kierkeggard qui, de la façon la plus équivoque, joint ces deux idées, que la faute naît du vertige de la liberté et que la conscience naît de la faute. Sans prétendre avoir toujours pratiqué correctement l'abstraction de la faute, nous pensons que seule une description pure du volontaire et de l'involontaire en deçà de la faute peut faire apparaître la faute comme chute, comme perte, comme absurdité, bref institue le contraste qui lui confère sa pleine négativité. La description pure donne à une théorie de la faute l'arrière-plan, la limite d'une ontologie fondamentale. Même si cette limite est partiellement inaccessible, elle interdit de constituer la connaissance elle-même de la faute, des passions et de la loi en ontologie. Elle dénonce ce qu'on pourrait appeler en un sens spécial la phénoménalité de la conscience coupable par rapport à l'être de la liberté incarnée. Mais le phénomène est ici ce qui masque plus qu'il ne montre; le phénomène de la faute obture l'être de la condition humaine. Il le rend indisponible. Mais, comme on le voit, l'être de la liberté n'est limitatif que parce qu'il est constitutif. Cette antériorité de droit de la description pure de la liberté sur la description empirique de la faute n'exclut pas qu'en fait ce soit certains caractères de cette description empirique qui en aient suscité l'élaboration. Comme M Nabert le montrait récemment, la faute est l'occasion privilégiée d'une réflexion sur l'initiative du moi. L'homme qui va agir ou qui est en train d'agir ne réfléchit pas volontiers sur son moi fondamental; c'est dans le souvenir et en particulier dans la rétrospection du remords que soudain lui apparaît, à la fois au sein et au delà de son acte, un moi qui pouvait et devait être autre. C'est la faute qui "illimite " le moi par delà ses actes. Ainsi c'est en traversant sa faute que la conscience va à sa liberté fondamentale. Elle l'expérimente en quelque sorte en transparence.

--31 -- INTROD. GÉNÉR. QUESTIONS MÉTHODE Il faut même ajouter-puisque l'empirique de la faute ne va peut-être jamais sans la mythique de l'innocence-que l'inspection des possibilités fondamentales de l'homme s'appuie en fait sur ce mythe concret de l'innocence. C'est lui qui donne le désir de connaître l'homme en deçà de sa faute et fait échec à une représentation obsédante et exclusive du monde des passions et de la loi. Subjectivement c'est le mythe de l'innocence qui est le révélateur d'une nature fondamentale qui pourtant se constitue par la seule force des notions mises en jeu. Il est le courage du possible. En même temps il fournit cette expérience imaginaire dont nous parlions plus haut en langage husserlien et qui sert de tremplin à la connaissance des structures humaines. En particulier c'est l'imagination qui, par les histoires racontées sur l'innocence primitive, enchante et conjure ce sens diffus du mystère corporel conjoint à notre essence même d'être libre et sans lequel la description pure s'enliserait dans le paradoxe. Le mythe de l'innocence est le désir, le courage et l'expérience imaginaire qui soutiennent la description eidétique du volontaire et de l'involontaire. Ces remarques prouvent seulement que la genèse psychologique d'une oeuvre d'ensemble a quelque chose elle-même de global et que l'ordre méthodique selon lequel elle sera exposée ne coïncide pas avec la succession psychologique des idées. Si c'est par le mythe de l'innocence que l'homme se dépayse de la faute, si c'est par le remords qu'il se recueille au centre de sa liberté, c'est néanmoins en mettant entre parenthèses à la fois la mythique de l'innocence et l'empirique de la faute que nous tenterons de comprendre l'articulation du volontaire et de l'involontaire. III l'abstraction de la transcendance: l'abstraction de la transcendance ne soulève pas des difficultés moindres que celles de la faute. Ces deux abstractions sont inséparables en effet. L'expérience intégrale de la faute et sa contrepartie mythique, l'imagination de l'innocence, sont étroitement solidaires d'une affirmation de transcendance: d'un côté l'expérience intégrale de la faute, c'est la faute éprouvée comme étant devant Dieu, c'est-à-dire le péché. C'est pourquoi on ne peut dissocier faute et transcendance. Mais surtout la transcendance est ce qui libère la liberté de la faute. C'est ainsi que les hommes vivent la transcendance: comme purification et délivrance de leur liberté, comme salut. La transcendance éclate pour nous par rapport à un monde spirituel qui a des lésions réelles. Tous les autres accès qui peuvent paraître un plus court chemin, sont en réalité étrangers à l'épreuve concrète de la transcendance, qui

--32 -- INTROD. GÉNÉR. QUESTIONS MÉTHODE signifie notre intégrité retrouvée. La captivité et la délivrance de la liberté sont un seul et même drame. On dira la même chose autrement: l'affirmation de la transcendance et l'imagination de l'innocence sont liées par une souterraine affinité, comme nous l'avons déjà laissé entrevoir; les mythes de l'innocence qui racontent la réminiscence d'avant l'histoire sont paradoxalement liés aux mythes eschatologiques qui racontent l'expérience de la fin des temps. La liberté se souvient de son intégrité, dans la mesure où elle attend sa totale délivrance. Le salut de la liberté par la transcendance est donc l'âme secrète de l'imagination de l'innocence. Il n'y a de genèse que dans la lumière d'une apocalypse. C'est assez pour comprendre qu'on ne peut suspendre la faute sans suspendre la transcendance. On ne saurait dire pourtant combien cette abstraction est difficile à soutenir et combien elle laisse d'équivoque dans la doctrine de la subjectivité. On se ferait une idée absolument fausse du cogito en le concevant comme la position de soi par soi: le soi comme autonomie radicale, non seulement morale mais ontologique, est précisément la faute. Le soi-écrit avec la majuscule mensongère-est un produit de séparation. La ruse de la faute est d'insinuer la croyance que la participation de la volonté à un être plus fondamental serait une aliénation, la démission de l'esclave entre les mains d'un autre; alors que le soi, pris en ce sens spécial, est le moi dépaysé loin de l'être; le soi est le moi aliéné. Avait-on le droit de pratiquer cette dangereuse abstraction des racines ontologiques du vouloir, qui ressemble à une confirmation méthodologique de l'arrachement coupable du soi? Cela était inévitable et même nécessaire. Pour nous en effet qui sommes toujours après la faute, la découverte des racines ontologiques de la subjectivité est inséparable de la purification même du moi, d'une résistance à la résistance, comme eût dit Bergson. C'est pourquoi la doctrine de la subjectivité ne peut être achevée dans la lancée, si l'on peut dire, d'une description fondamentale qui n'a pas intégré la péripétie la plus importante de la volonté réelle, à savoir son esclavage. L'achèvement de l'ontologie ne peut pas ne pas être une libération. De plus l'achèvement de l'ontologie du sujet exige un nouveau changement de méthode, l' accès à une sorte de " poétique " de la volonté, accordée aux nouvelles réalités à découvrir. Au sens radical du mot, la poésie est l'art de conjurer le monde de la création. C'est en effet l'ordre de la création qui est tenu en suspens par la description. Cet ordre de la création ne peut nous apparaître concrètement que comme une mort et une résurrection. Il signifie pour nous la

--33 -- INTROD. GÉNÉR. QUESTIONS MÉTHODE mort du soi, comme illusion de la position de soi par soi, et le don de l'être qui répare les lésions de la liberté. Nous essaierons plus tard de suggérer ces expériences radicales qui saisissent le vouloir à sa source. La phénoménologie et toute la psychologie sont donc une abstraction de la poétique. Mais cette abstraction, que nous venons de présenter comme inévitable, en raison des rapports étroits entre faute et transcendance et à cause du changement de méthode qu'exige l'approche concrète de cette inspiration d'être au coeur du moi, est aussi une abstraction nécessaire du point de vue de la doctrine. De même que l'esclavage de la faute risque toujours d'être compris, par dégradation en objet, comme un déterminisme destructeur de la liberté et non comme quelque chose qui arrive à la liberté, la mort du soi et le don de l'être risquent aussi d'être objectivés et pensés comme une sorte de violation de la subjectivité, c'est-à-dire comme une contrainte exercée sur une chose; la mort du soi frappé par la transcendance et la grâce qui est la substance vivifiante de cette mortification arrivent à une liberté. C'est pour préparer la compréhension de ce plus haut mystère qu'il fallait d'abord s'exercer longuement à comprendre la liberté comme empire sur des motifs, sur des pouvoirs et même sur une nécessité installée au coeur d'elle-même. La compréhension de la liberté comme responsabilité de la décision, de la motion et du consentement est une étape nécessaire, qui ne peut être brûlée, sur la voie du dépassement de l'objectivité, au risque même que la dialectique de transcendance s'enlise à ce stade périlleux. Tout cet ouvrage n'est qu'un aspect de cette première révolution copernicienne qui restitue à la subjectivité son privilège. Il faut d'abord que j'apprenne à penser le corps comme moi, c'est-à-dire comme réciproque d'un vouloir que je suis. Ce dépassement de l'objet n'est remis en question ni par la doctrine de l'esclavage, ni par celle de la transcendance. Ce souci d'un arrêt au stade du moi explique sans doute que nous ne fassions aucun usage de la notion de l' action telle que Maurice Blondel l'a mise en oeuvre depuis 1893. Nous avons cru nécessaire de nous attarder longuement à explorer les assises de la subjectivité avant d'en esquisser le dépassement par l'intérieur et en quelque sorte par excès d'immanence. Cette méthode nous a amené à accentuer le bond de la liberté à la transcendance et le hiatus entre la méthode de description de conscience et la méthode d'une poétique de la liberté. La notion si large et si précise d'action nous paraît avoir son sens plein au niveau d'une poétique ou mieux encore d'une pneumatologie de la volonté, telle qu'on la trouve chez Pascal, chez Dostoïevski, chez Bergson et chez G Marcel. À ce plan règnent des notions essentiellement unitives, par delà la diversité des actes et en particulier par delà la dualité

--34 -- INTROD. GÉNÉR. QUESTIONS MÉTHODE du connaître et de l'agir dont nous avons dû respecter la divergence de visée et d'objet. L'action est une de ces notions unitives. Mais peut-être Maurice Blondel sous-estime-t-il les difficultés de cette méthode d'immanence, en particulier celles qui procèdent de l'accident de la faute; la liberté coupable, brisée entre une inspiration éthique impuissante et une efficacité étrange du rien au coeur de toutes ses oeuvres, obture l'accès de son propre dépassement. Dès lors la reprise de la méthode d'immanence est inséparable d'une délivrance de la liberté par une transcendance qui redevient immanente à mesure que le vouloir se purifie en s'associant activement à sa propre libération. - Peut-être après tout l'oeuvre de Maurice Blondel est-elle non seulement une méthode d'immanence, mais une méthode d'innocence. J'ai parfois l'impression qu'à travers les détours de l'eidétique, de l'empirique et de la poétique de la volonté, est cherchée une assurance onéreuse qui est tout de suite donnée au maître d'Aix... une seconde conséquence de la limitation de notre méthode est que la notion d'amour ne figurera pas non plus dans notre analyse du vouloir. L'amour des êtres entre eux a paru trop solidaire de l'amour des êtres envers l'être pour qu'il puisse figurer ailleurs que dans le cadre de la poétique. Le rapport d'une volonté à une volonté, lorsqu'il n'est plus d'imitation, de commandement, de solidarité, de fusion affective ou de cohésion sociale, mais une création amicale par le dedans, fait partie de cette pneumatologie qui nous a paru excéder les possibilités d'une description de conscience. C'est pourquoi " l'autre " ne figurera dans notre analyse que d'une façon secondaire et non essentielle, comme pesant sur ma décision, parmi les motifs qui procèdent de mon corps, de la société ou d'un univers d'abstractions; nous avouons sans difficulté que le problème de l'autre n'y est vraiment pas posé: car l'autre devient vraiment " toi", quand il n'est pas un motif ou un obstacle à mes décisions, mais lorsqu'il m'enfante par le foyer même de ma décision, m'inspire par le coeur de ma liberté, et par conséquent exerce sur moi une action en quelque sorte séminale, parente de l'action créatrice. L'étude des rencontres, qui ne sont pas toujours des malentendus, nous servira même plus tard à amorcer la poétique de la liberté. Mais cela n'est déjà plus du ressort de l'analyse des motifs, des pouvoirs et des limites de la volonté, telle que nous l'avons tentée. Cette distinction de l'eidétique et de la poétique nous amène d'une façon inattendue à dissocier l'intersubjectivité de l'amour. L'individu pris dans le réseau des inspirations mutuelles, - appelons-le alors la personne -, l'individu dépassé par le nous appartient déjà à un enthousiasme, à une générosité qui est une sorte de création mutuelle.

--35 -- INTROD. GÉNÉR. QUESTIONS MÉTHODE C'est bien le cas de dire que transcender le moi c'est toujours le retenir en même temps que le suspendre comme instance suprême. Par rapport à cette première révolution copernicienne, la poétique de la volonté doit apparaître comme une deuxième révolution copernicienne qui décentre l'être, sans pourtant retourner à un règne de l'objet. Il est clair que cette révolution au centre même du moi sera étrangère à la mentalité générale du transcendantalisme. La genèse idéale de la nature, de la temporalité à partir d'un ego transcendantal qui en serait la condition a priori de possibilité, et peut-être même de réalité, est en tous cas tenue en suspens par notre méthode de description. Nous prenons le moi comme il se donne, c'est-à-dire rencontrant et subissant une nécessité qu'il ne fait pas (cf en particulier nos remarques sur la temporalité dans la première et dans la troisième partie). Il est en effet urgent que la méthode d'abstraction atteigne à la fois les problèmes transcendantaux posés dans l'esprit de l'idéalisme critique, en même temps que les problèmes de transcendance posés par une philosophie religieuse: en effet l'intelligence du moi concret risque d'être trop vite sacrifiée à d'ambitieuses constructions dont nous n'avons pas la clé dans notre condition incarnée. Peut-être même la description fidèle de la liberté incarnée prépare-t-elle plus qu'il ne paraît à dissoudre le fantôme de l'ego transcendantal. La transcendance nous apparaîtra plus tard comme une position absolue de présence qui sans cesse précède mon pouvoir propre d'affirmation, bien que celui-ci semble toujours sur le point de l'englober. C'est pourquoi le rapport de la transcendance à la liberté ne peut paraître que paradoxal. Ce sera la tâche du troisième tome de cette philosophie de la volonté de porter en pleine lumière les difficultés de ce paradoxe. Il n'y a pas de système pensable de la liberté et de la transcendance, pas plus que de la liberté et de la nature. Nous serons amenés à critiquer les systèmes qui cherchent une harmonisation conceptuelle de la liberté et de la transcendance, soit en sacrifiant l'une à l'autre, soit en additionnant sans paradoxe une demi-liberté et une demi-transcendance. Nous espérons montrer la fécondité d'une "alogique du paradoxe " pour renouveler les vieux débats sur la liberté et la grâce (ou la prédestination). Tout m'est donné et ce don consiste en ceci: que je suis une liberté entière jusque dans l'accueil de ce don. Mais le paradoxe de la liberté et de la transcendance ne se soutient que comme un mystère que la poètique a pour tâche de conjurer. Il ne peut en être dit davantage dans le cadre de cette introduction. Comme on le voit, les vraies difficultés sont dans les raccords: comment une liberté peut-elle être elle-même et serve?

--36 -- INTROD. GÉNÉR. QUESTIONS MÉTHODE Comment peut-elle être délivrée comme liberté et responsable dans sa délivrance même? Il est apparu que la méthode d'abstraction, malgré le danger qu'elle fait courir de conclusions prématurées, est le seul moyen de poser correctement le problème et de faire pressentir que servitude et affranchissement sont des choses qui arrivent à une liberté. Ce n'est pas tout. Le bénéfice de la méthode d'abstraction n'est pas seulement par rapport à l'empirique et à la poétique futures de la volonté. Dans le cadre même de la description pure, la méthode d'abstraction est l'occasion d'un dépassement et d'un approfondissement de ce moi qui toujours est sur le point de se fermer sur lui-même. L'abstraction en effet serait vaine si elle n'était qu'une réduction du regard et une amputation de l'être. C'est en suspendant faute et transcendance, c'est-à-dire esclavage et inspiration, que je peux donner toute son envergure à l'expérience de la responsabilité; cette expérience ne sera jamais annulée mais compliquée par l'esclavage et par l'inspiration transcendante. Or cette expérience pure comporte déjà une rupture de ce cercle que le moi forme avec lui-même; la liberté se dépasse déjà dans son corps. À la faveur de l'abstraction portant sur la faute et sur la transcendance il est possible de restaurer le sens de la liberté comprise comme dialogue avec la nature; cette abstraction était nécessaire pour comprendre autant qu'il est possible le paradoxe et le mystère d'une liberté incarnée. En retour la compréhension de la liberté incarnée, protégée par cette abstraction, prépare la réintégration des aspects mis entre parenthèses. En effet, en faisant éclater le cercle étroit que le soi tend à former avec lui-même et en dévoilant au coeur de la liberté un pouvoir non seulement de position mais aussi d'accueil, la méditation de l'incarnation prépare l'intelligence d'un plus intime accueil qui achève la liberté dans son pouvoir même de poser des actes. Peut-être le corps est-il une figure infirme de la transcendance, et la patience qui se penche sur l'infrangible condition charnelle est-elle une figure voilée de l'abandon à la transcendance. Est-il besoin d'avouer que cette fois encore l'antériorité de droit de la description pure sur la poétique de la volonté n'exclut pas que l'ensemble des thèmes n'aient été élaborés simultanément? L'empirique et la poétique ont suscité la description comme leurs propres prolégomènes. Le mythe de l'innocence et l'assurance d'une unique création par delà la déchirure de la liberté et de la nature accompagnent comme une espérance notre recherche d'une conciliation entre le volontaire et l'involontaire.

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Chapitre I description pure du " décider ": la description pure, comprise comme une élucidation de significations, a ses limites; la réalité jaillissante de la vie peut être ensevelie sous les essences. Mais s'il faut finalement dépasser l'eidétique, il faut d'abord en tirer tout ce qu'elle peut donner et d'abord la mise en place des notions cardinales. Les mots décision, projet, valeur, motif etc ont un sens qu'il s'agit de distinguer. C'est donc à cette analyse de significations que nous procéderons d'abord.

Nous irons donc, comme il a été dit dans l'introduction, du supérieur à l'inférieur, enchaînant les significations du multiple involontaire à celles de l'un volontaire. Nous commencerons donc par la description directe de l'acte volontaire pour lui rapporter ultérieurement l'involontaire. Notre point de départ sera également circonscrit par le cercle le plus étroit de l'abstraction. L'eidétique est comme une abstraction à l'intérieur de la grande abstraction de la faute et de la transcendance qui ne sera pas levée dans cet ouvrage. Par contre l'abstraction de l'essence pourra être levée au terme du premier chapitre consacré à la description pure; nous aurons alors à récupérer: a) la présence du corps qui vient donner sa qualité d'existence à l'idée de motif que la description pure aura évoquée. B) la durée vécue où mûrissent les relations abstraites de décision à motif, de projet à détermination de soi etc que l'eidétique nous condamne à décrire hors du temps ou, si l'on veut, dans des coupes instantanées pratiquées sur le flux de conscience. C) l' événement du fiat qui donne sa qualité d'existence souveraine à l'acte même du choix.

Quelque chose est donc perdu par la description; mais seule une méthode d'abstraction permet de comprendre les significations fondamentales impliquées par la vie; et quand la parenthèse pourra être levée, les significations conquises à la faveur de l'aride abstraction serviront à éclairer autant qu'il est possible l'obscur jaillissement de la liberté.

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La première distinction à justifier est celle de la décision et de la motion volontaire. Elle ne signifie pas qu'un intervalle de temps doive nécessairement séparer la décision de l'exécution. C'était le défaut de la psychologie éclectique de donner de la réalité une image artificielle en distinguant des phases différentes dans le processus volontaire: délibération, décision, exécution. Nous critiquerons longuement, quand nous aurons réintroduit la durée dans la vie volontaire, la distinction temporelle de la délibération et de la décision; par contre la distinction de la décision et de l'action peut être établie ici, car l'intervalle qui les sépare n'est pas nécessairement de temps mais de sens. Autre chose est de signifier une action par projet, autre chose d'agir corporellement conformément au projet. Le rapport de la décision à l'exécution est celui d'une espèce particulière d'idée (dont la structure reste à déterminer) à une action qui la remplit, un peu comme une intuition remplit une représentation théorique vide.

Ce rapport peut être instantané, c'est-à-dire que le projet et son exécution peuvent être simultanés, le projet restant implicite comme le sens continuel que j'impose à mon action; on dira alors que l'action est projetée à mesure que l'action elle-même est dessinée par le corps dans le monde. Ce type d'action que tout le monde appelle volontaire répond au schéma des actions simplement contrôlées. Le projet peut même être tellement implicite qu'il est en quelque sorte perdu dans l'action même: c'est ainsi que je roule une cigarette en parlant; je ne doute pourtant point que cette action ne soit volontaire; en quel sens est-elle volontaire? En ce sens que j'aurais pu la projeter clairement dans la situation actuelle à laquelle elle convient ou du moins avec laquelle elle n'est pas incompatible. Dès qu'un automatisme est quelque peu surveillé-en quelque sorte du coin de l'oeil-et

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qu'une volonté exprès pourrait le reconnaître après coup et repasser sur lui, il commence à répondre à la structure que nous essayons de démêler.

La limite inférieure de l'action volontaire-qu'il est possible au moins de poser théoriquement, quoi qu'il soit le plus souvent malaisé de la reconnaître en fait-serait celle-ci: est vraiment involontaire l'action explosive, impulsive, où le sujet ne peut se reconnaître et dont il dit qu'elle lui a échappé. La pathologie, et même une certaine " psychopathologie de la vie quotidienne " connaissent ces actions en marge du contrôle même lointain de la volonté. Ainsi la distinction que nous examinons, et qui est une distinction de significations, embrasse un champ immense de cas concrets allant des réalisations immédiates même fortement automatisées, où le projet est enfui dans l'action même, aux réalisations différées. À leur tour ces réalisations différées peuvent prendre des formes éloignées où le rapport du projet à l'exécution est distendu à l'extrême, comme il était tout à l'heure concentré à l'extrême. Le type normal de l'action différée est celui-ci: la décision est prise mais son exécution est subordonnée à un signal qui ne dépend pas de moi (circonstances matérielles, conditions corporelles, événement social etc). Ce qui est remarquable, c'est que la décision, coupée de son exécution par un délai, par un blanc, n'est pourtant point indifférente à son exécution; quand j'ai décidé de faire une démarche délicate je me sens en quelque sorte chargé, à la façon dont une pile est chargée: j'ai le pouvoir de l'acte, j'en suis capable. Ce pouvoir-cette capacité-appartient déjà à l'ordre de l'action, il remplit virtuellement le projet dont il tient, comme repliée, l'exécution. Nous étudierons plus longuement ce pouvoir dans la deuxième partie. Bien entendu cette impression de pouvoir, d'être capable, peut être démentie par l'événement; l'action peut avoir été rêvée et non voulue; seule l'exécution met nos intentions à l'épreuve; il est même des cas où je reste incertain de la fermeté de mes propres décisions tant que l'action ne m'a pas vu à l'oeuvre; ainsi le combattant, avant d'avoir reçu le baptême du feu, ne sait pas de quoi il est capable et ce que pèse son voeu d'intrépidité. Mais cette inquiétude même de l'agent sur la portée de ses propres décisions confirme notre analyse: seule l'exécution est le critère, l'épreuve du projet. Un projet, même séparé par un délai illimité de sa mise en oeuvre, attend de lui sa consécration. Nous dirons donc ceci: une décision peut être séparée dans le temps de toute exécution corporelle, c'est pourtant le pouvoir ou la capacité de l'action (ou du mouvement) qui en fait une décision authentique. Et comme en fait nous ne connaissons les pouvoirs que par leur mise en oeuvre,

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l'exécution est le seul critère de la force du pouvoir lui-même. Mais l'eidétique n'a pas besoin de cette vérification, car elle ne juge pas de la valeur des actes réels, elle ne définit que des possibilités abstraites; aussi peut-elle énoncer cette règle théorique: une décision implique que le projet de l'action soit accompagné du pouvoir ou de la capacité du mouvement qui réalise ce projet. Cette règle théorique permet de distinguer au moins en principe, c'est-à-dire à titre de structure, les intentions volontaires de celles qui ne le sont pas.

Deux exemples feront comprendre cette distinction. Il y a une différence de principe (même si elle ne peut être reconnue dans tous les cas) entre une décision et un simple voeu ou un commandement. Dans les deux cas je peux avoir une idée précise et même impatiente de ce qui devrait être, mais l'exécution n'est pas en mon pouvoir, soit qu'elle dépende strictement des événements, comme quand je souhaite le beau temps, la santé, la fin de la guerre, - soit qu'elle dépende strictement de la volonté d'autrui, comme quand j'ordonne à des subordonnés ou à un fondé de pouvoirs d'exécuter mes ordres. Comme on voit, la distinction théorique peut être masquée par un enchevêtrement des attitudes; ainsi du voeu à l'action conditionnelle le passage est continu: je projette une excursion au cas où il ferait beau; la condition est l'objet d'un voeu, mais l'action même, dans la mesure où elle dépend de moi, est un authentique projet; de même le commandement est compliqué par l'action personnelle de celui qui commande, car l'ordre se prolonge par une action immédiate de direction, de contrôle.

On voit l'extrême souplesse dans les analyses de détail qu'autorise la description pure; mais en retour on accordera que seule une ferme analyse des significations permet de donner un fil conducteur dans ce dédale de cas. C'est pourquoi les éclectiques, qui n'avaient pas procédé à cette analyse eidétique, s'en tenaient prudemment aux expériences médianes de projet explicite et d'action différée qui présentent le plus clairement les rapports fondamentaux de signification et considéraient à tort ces expériences comme exemplaires et canoniques. Ce qui est canonique c'est le rapport des significations qui est encore inclus dans les cas les plus excentriques.

Ce sont précisément ces cas excentriques qui, en nous proposant une réflexion à la limite, nous permettent de poser clairement le rapport du projet à son exécution:

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a) comme le montre le dégradé de l'automatisme surveillé à l'action purement impulsive et explosive, une action est volontaire quand la conscience peut y reconnaître une intention, même extrêmement implicite, qui peut être affirmée après coup comme le projet virtuel d'une action différée. Exprimé négativement, ce critère théorique nous autorise à dire que le délai dans l'exécution du projet n'est pas nécessaire à l'existence de la décision. B) inversement, comme il apparaît dans le dégradé de l'action indéfiniment différée au simple voeu ou au commandement, une intention est une décision authentique quand l'action qu'elle projette apparaît au pouvoir de son auteur; cela signifie qu'elle pourrait être exécutée sans délai, si les conditions auxquelles elle est subordonnée se trouvaient réalisées. Négativement: l'exécution effective n'est pas nécessaire à l'existence de la décision.

Ces deux corollaires que nous venons de joindre aux deux critères de la décision volontaire dans ses rapports à l'action nous permettent d'écarter les définitions de la volition qui restreignent de façon illégitime le champ de l'analyse, par exemple en exigeant que le sujet ait une conscience explicite de décider distincte dans le temps de l'exécution, ou en exigeant que la décision soit suivie d'un commencement d'exécution.

I l'intentionnalité de la décision: le projet: vouloir c'est penser tournant résolument le dos au naturalisme et à toute physique mentale, il nous faut provisoirement renoncer à chercher, sous le nom de volonté, une certaine force qui servirait d'appoint à des énergies plus simples. La psychologie dite dynamique n'ignore souvent pas moins que le vieil empirisme ce qu'est une conscience. Sans doute il restera à dire pourquoi le préjugé naturaliste est plus facile à adopter dans la psychologie de l'action que dans celle de la connaissance: ce mode de pensée qu'est la volonté paraît bien être aussi une espèce de force par les prises que cette volonté exerce sur le corps, soit comme pouvoir sous tension, soit comme motion effective. Cela est bien vrai et la psychologie de l'effort devra résoudre cette difficulté. La description de la décision y est intéressée, tant le pouvoir-faire adhère au projet de faire. Néanmoins il nous faut d'abord négliger la volonté comme force, nous réservant de comprendre ultérieurement cette force comme ce qui remplit l'intention du projet. L'intention du projet est une pensée. Cela signifie qu'elle fait

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partie des actes au sens large. Descartes déjà nous invite à prendre le mot pensée au sens large dans l'énumération qu'il donne des divers modes de pensée dans les méditations ou dans les principes. Mais tout de suite Descartes nous engage sur une mauvaise voie quand il définit la pensée par la conscience de soi. Il cherche autre chose que nous: l'attestation que la pensée se donne à elle-même d'être une existence indubitable quand les choses mêmes sont soumises au doute. Toute notre analyse tendra au contraire à montrer les liens de la conscience au monde et non l'insularité d'une conscience qui se retire en elle-même. Certes tous les actes de pensée sont à quelque degré aptes à être réfléchis et prêts pour la conscience de soi; en particulier le caractère réfléchi de la décision est souligné par la tournure même du langage: je me décide. Néanmoins le rapport à soi pose des problèmes trop difficiles pour que nous puissions les aborder les premiers. C'est par son côté le moins réfléchi, par sa visée sur l'autre que la pensée doit d'abord être comprise. Nous suivrons donc pour commencer une autre suggestion de la langue: les divers modes du penser s'expriment par un verbe transitif qui appelle un complément d'objet. Je perçois quelque chose, je désire, je veux quelque chose. C'est l'originalité du penser de se rapporter à un objet; ce rapport hors série nous interdit de transplanter de la physique à la psychologie les catégories qui régissent le rapport d'objet à objet. C'est un piège du langage (le langage est quelquefois révélateur par son tact, mais souvent perturbateur par ses origines pratiques) d'offrir au psychologue la forme substantivée des actes de pensée. On dit: la perception, la volition, ce qui semble assimiler les actes à des choses. Avec Husserl nous appelons intentionnalité ce mouvement centrifuge de la pensée tournée vers un objet: je suis dans ce que je vois, imagine, désire et veux. L'intention première de la pensée n'est pas de m'attester mon existence, mais de me joindre à l'objet perçu, imaginé, voulu. Si nous appelons projet au sens strict l'objet d'une décision-le voulu, ce que je décide-nous disons: décider c'est se tourner vers le projet, s'oublier dans le projet, être hors de soi dans le projet, sans s'attarder à se regarder voulant. Précisant le type d'intention qui vise le projet, nous le définissons ainsi: la décision signifie, c'est-à-dire désigne à vide, une action future qui dépend de moi et qui est en mon pouvoir. Décision et jugement la décision est une espèce du " juger", c'est-à-dire des actes qui signifient, qui désignent à vide. Considérons quatre espèces

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de jugements: le train passera demain à 17 h; puisse-t-il faire beau; je prendrai l'express de 17 h; veuillez me prendre un billet. Ces énoncés d'un événement, d'un souhait, d'un projet, d'un ordre, sont des espèces de jugements. Qu'ont-ils en commun? Considérons la proposition infinitive latine traduite ainsi: "moi aller en voyage "; elle exprime un noyau de signification qui peut être commun à des actes très différents qui le visent de façons elles-mêmes très différentes. "Moi aller en voyage " n'est ni un état de chose constaté, ni le contenu d'un souhait, ni un projet, ni la structure d'un ordre; c'est une signification neutre qui pourrait être incorporée à des actes de qualité différente; il arrivera un jour " que moi j'aille en voyage ": ici une position d'existence s'empare du sens pour en faire une constatation; ah! S'il était vrai "que j'aille en voyage ": le sens est à la fois appelé et tenu en suspens par son indice problématique. Dans la décision le sens est inséré dans une position d'existence non constatée, mais affirmée comme dépendant de moi, comme " à faire par moi et susceptible d'être faite par moi". Quelle est donc cette signification commune? Dirons-nous que c'est la part de l'entendement? Cette expression nous ramène dangereusement dans le cercle des discussions anciennes sur le rapport des facultés; en réalité cette signification n'est distinguée que par abstraction de l'acte concret de constatation, de voeu, de commandement, de décision; ce n'est pas du tout un acte de compréhension qui pourrait avoir une existence autonome et sur lequel serait bâtie secondairement constatation ou décision. Encore moins est-ce un jugement d'existence primitif modifié ensuite en voeu, en décision. L'infinitif absolu " moi aller en voyage " n'est pas une pensée du tout, un acte, mais un noyau de signification obtenu par abstraction sur des actes de " qualité "différente. La décision comme jugement pratique n'est pas construite sur le jugement théorique d'existence conçue comme la forme primaire du jugement. Nous dirons donc que la constatation, le souhait, le commandement, la décision sont des jugements parce qu'ils se prêtent à une modification secondaire identique qui en extrait le même noyau de signification, exprimé par l'infinitif absolu ou la proposition subordonnée commençant par que: "que j'aille en voyage". Cette proposition n'est pas un jugement sur ce que je constate, souhaite, ordonne ou veux, mais un produit convergent d'abstraction, formé au sein d'une réflexion sur les actes et leurs objets.

Désigner à vide en quel sens l'infinitif absolu commun à toute la classe des jugements signifie-t-il? En ce qu'il désigne à vide la structure de

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l'événement ou de l'action (constatée, souhaitée, commandée, voulue).

Nous touchons ici à la différence qui peut exister en général entre deux façons de rencontrer un objet: en vide ou en plein. Par exemple dans l'ordre du jugement d'existence, je peux signifier qu'une chose a tel ou tel caractère sans aucunement voir ou imaginer ses caractères; je les comprends, sans que ma visée soit remplie par la pulpe ou la chair d'une présence ou d'une quasi-présence; c'est la fameuse pensée sans image, si contestée, et pourtant illustrée par la compréhension la plus ordinaire, celle qui court et comprend sur les mots sans avoir le temps de remplir le sens des mots, même par des aurores ou des esquisses d'images. Quand la chose est là, je ne la signifie plus, je la perçois, je la mange des yeux; elle comble mon regard et remplit le vide béant de la signification abstraite. De même quand je l'imagine, ma pensée est comblée par la représentation chaleureuse et colorée qui, bien que frappée d'inexistence et d'absence, n'en est pas moins pleine; elle est même d'autant plus décevante que son absence et sa plénitude s'aiguisent et s'irritent mutuellement. Tel est le jugement d'existence, telle aussi la décision: une désignation à vide, non de ce qui est, mais de ce qui est à faire par moi; loin que ce soit une image-par exemple, comme on l'a dit, une image motrice tenue en échec par toute la constellation mentale -, l'image n'est pas essentielle à la décision. Il n'est pas nécessaire que j'imagine le train et me donne le spectacle de moi-même au bureau de location. L'image est plutôt une complication qui se traduit par des effets très variés; d'une façon générale l'imagination opère comme une détente dans la tension du vouloir, en mimant la présence de l'irréel; à la limite la complaisance à l'image peut tellement me charmer que l'imaginaire devient un alibi pour le projet et me délivre de la charge de faire. Il est vrai que l'imaginaire peut aussi faciliter l'action: en me peignant l'action de couleurs vives, l'imagination me porte comme sur des ailes jusqu'au serment que je me fais à moi-même. Cette double fonction de l'imagination sera étudiée de plus près quand on considérera la naissance concrète de la décision. Si l'image n'est pas essentielle à la décision, si même elle peut la troubler, c'est que le remplissement spécifique du jugement n'est pas ici une présence ou une quasi-présence, mais une action de mon corps, une action dont je suis capable et que je fais. Le rapport de l'exécution au projet est, dans l'ordre pratique, l'équivalent du rapport de la perception ou de l'image à la signification dans l'ordre théorique; de même le commandement et le voeu ont une manière originale d'être comblés ou exécutés: par un événement heureux ou par l'obéissance d'autrui.

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Ainsi donc tous les jugements ont en commun de signifier à vide: la qualité différente du jugement annonce une manière différente d'être remplie. En même temps nous connaissons la commune mesure, du moins eidétique, de la décision et de la motion, de l'idée et du mouvement: c'est la coïncidence de sens entre idée et mouvement, la " couverture " d'un projet par une action de même sens; l'un remplit la visée de l'autre à l'intérieur d'une même signification pratique. C'est pourquoi nous avons dit au début qu'un mouvement était volontaire si sa signification implicite pouvait être reconnue après coup comme le projet, c'est-à-dire comme l'objet pratique désigné à vide par une intention distincte de son exécution. C'est pourquoi aussi l'imagination peut nuire au projet: car elle aussi remplit, mais fictivement, le projet; en le comblant de quasi-présence au lieu de mouvement réel, elle le frustre de son accomplissement propre qui est une action effective. Mais il est possible aussi que cette frustration même soit un moment qui l'excite sur la voie de son accomplissement.

Affirmer catégoriquement une action propre la différence de remplissement des divers modes du juger attire notre attention sur la différence de structure de ces modes; projet, souhait, commandement désignent pratiquement. Ce sont des modes originaux de la pensée que la langue exprime par des modes verbaux également originaux, tels que le subjonctif (qu'on m'apporte à manger! ), L'optatif, l'impératif (sortons! ), Le gérondif, le supin, l'adjectif verbal etc. (L'indicatif étant en général le mode du jugement théorique). Ces modes d'ailleurs se suppléent mutuellement et peuvent être remplacés par des formes non-verbales telles que l'adverbe (dehors! , Debout! ), L'adjectif (couché! ), Le substantif avec ou sans préposition (en route! , Silence! ), Des interjections proprement dites (hé bien! ), Des mots de liaison (donc), des signes conventionnels, des intonations, des silences, des gestes (une crispation du poing, un index pointé etc). Une unique fonction rassemble ces expressions et rend possible ces substitutions: tous les jugements pratiques énoncent que quelque chose est " à faire " et non " existant". À l'intérieur de cette grande coupure entre les énoncés pratiques et les énoncés théoriques, de nouveaux clivages se proposent. Entre tous les actes qui désignent pratiquement, "ce qui est à faire", la décision, se distingue par deux traits. 1) Elle désigne catégoriquement 2) une action propre. 1) Par la décision je prends position (fiat! Que cela soit! ); Son caractère catégorique distingue

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la décision de la velléité qui vise une action propre mais de façon évasive, comme aussi du souhait vague et du commandement hésitant. 2) Mais en outre je prends position par rapport à mes propres actions; le projet est à faire par moi; c'est moi que j'engage et que je lie, moi auteur de gestes et de transformations dans le monde. Je figure dans le projet-donc dans l'objet voulu-comme le sujet de l'action projetée. Même si je ne pense pas à moi comme à celui qui en ce moment se décide, si je n'accentue pas le " c'est moi qui... "du verbe de la décision, je m'implique moi-même dans le projet, je m'impute l'action à faire. C'est par là que la décision se distingue du souhait et du commandement, où la chose qui est à faire n'est pas une action propre, mais le cours des choses ou l'action d'autrui; ce qu'expriment le plus souvent l'optatif et l'impératif.

Dans quelle mesure néanmoins la décision peut-elle apparaître comme un souhait que je m'adresse ou un commandement que je m'impose? Ce ne peut être que par une altération du sens même du projet. Je ne peux considérer mon action comme souhaitable qu'à la faveur d'une certaine aliénation qui résorbe ma propre conduite dans le cours anonyme des choses et donc la soustrait à mon empire. C'est ce qui apparaît dans certaines situations exceptionnelles où je ne sais pas ce que je peux attendre de moi-même; l'émotion par exemple peut tellement me ravir à mon propre empire que je deviens par rapport à moi-même comme la chute d'une pierre, une explosion ou une tempête. Alors ma décision de faire face s'énonce comme un voeu: "ah! Puissé-je être à la hauteur de l'événement! Si seulement je pouvais tenir! " L'aliénation de mon propre corps a abattu les frontières qui séparaient la décision du voeu. La possibilité de cette confusion est inscrite dans la condition corporelle elle-même: mon corps a toujours de quoi me surprendre, m'échapper et me décevoir; il est à la frontière des choses qui ne dépendent pas de moi, comme la santé, la fortune et le beau temps, et des choses qui dépendent de moi, comme le jugement pur.

Pour des raisons voisines, le commandement et la décision peuvent être confondus. L'un et l'autre sont des affirmations catégoriques. De plus la décision peut être considérée comme un ordre que je me donne, dès que mon corps prend à mes yeux non plus l'anonymat d'une force étrangère mais l'autonomie d'une personne qui a ses propres intentions et sa propre initiative; alors je dialogue avec lui; il est devenu la deuxième personne: "tu trembles, vieille carcasse, mais si tu savais...". Si l'on réserve la part d'artifice oratoire qui se glisse dans de telles expressions, il faut admettre aussi que la conscience de soi comporte de façon permanente la possibilité d'un tel dédoublement, d'un tel dialogue avec soi-même; je suis par rapport à moi-même comme le

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frère cadet confié à son aîné; je réponds de moi-même comme d'un autre qui écoute, imite, obéis; en présence d'une valeur je me sens plutôt le cadet; en face de l'action où mon corps regimbe, je me sens plutôt l'aîné. Cette situation est beaucoup plus fondamentale et permanente que l'aliénation que nous invoquions plus haut à propos du voeu. Penser c'est se parler à soi-même, vouloir c'est se commander à soi-même. C'est en ce sens que nous parlons de l'empire sur soi et que l'impératif employé à la deuxième personne du singulier ou même à la première personne du pluriel sert à exprimer la décision; "allons, mon vieux P, il s'agit de te lever! " C'est la raison pour laquelle la philosophie médiévale et même classique décrivait la décision comme un imperium. Il reste pourtant que la décision n'est pas un vrai commandement, mais un commandement par analogie. La description pure doit partir des différences de principe entre les actes de pensée et montrer secondairement les situations qui favorisent l'analogie ou même la confusion. Mon corps n'est pas une autre personne. La dualité naissante dans la conscience est une dualité au sein de la première personne elle-même; c'est pourquoi le sujet de l'action visée dans le projet est le même sujet qui est implicite ou explicite dans l'acte même de décider et de viser le projet: moi qui décide, c'est moi qui ferai.

C'est ici qu'il faudrait réintroduire le sentiment de pouvoir, qui accompagne la visée de la conscience. C'est ce sentiment qui fait le lien projeté comme sujet de l'action à faire et du moi aperçu en sourdine comme celui qui projette. Moi qui veux, je peux. Moi qui décide de faire, je suis capable de faire; et c'est cette capacité que je projette dans le sujet de l'action. Il est de l'essence de la capacité éprouvée maintenant d'être objectivée de façon originale comme le sujet de l'action, mais elle est objectivée à vide comme le projet lui-même. Nous ne pouvons ici que marquer la place du sentiment de pouvoir qui sera analysé dans le cadre d'une description de l'action elle-même.

Ce rapport du projet à une action propre donne à la décision une position exceptionnelle parmi tous les jugements pratiques: la décision me pose comme agent dans ma visée même sur l'action à faire. Dès lors sa portée dans l'existence est considérable: c'est moi que je projette et fais, en projetant ou faisant quelque chose.

La temporalité future du projet le trait le plus important du projet est sans doute son indice futur. Cette structure temporelle soulève des difficultés au moins

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aussi complexes que sa structure intellectuelle; les deux problèmes, on le verra, sont même étroitement solidaires. Voici la difficulté: le futur ouvert par la décision suppose-t-il un rapport préalable de la conscience au futur, révélé par exemple par la conscience théorique? Ou bien le futur voulu est-il le fondement du futur connu? Ou bien la conscience se rapporte-t-elle à un futur d'elle-même et du monde plus fondamental que toute anticipation par la volonté ou la connaissance? On devine que ces problèmes doivent nous ramener aux racines de la conscience et peut-être encore une fois nous conduire aux limites de la description pure.

Tentons d'abord de décrire directement ce futur du projet.

Le projet est jeté en avant, c'est-à-dire que je décide pour un temps à-venir, aussi prochain et imminent qu'on le veut. Décider c'est anticiper. C'est pourquoi le type le plus remarquable de la décision est celui où un délai sépare l'exécution du projet; mais la possibilité d'avoir pu être anticipés rattache encore les automatismes surveillés à cette structure. Le projet est donc la détermination pratique de ce qui sera. Mais ce futur n'est que visé; ce que je fais est à mesure action présente. C'est pourquoi ce futur visé n'est pas astreint à l'ordre continu et réversible du temps vécu: de projet en projet je bondis par-dessus des temps morts; je reviens sur des moments antérieurs; je dessine les axes les plus intéressants de l'action future, enserre des lacunes, pose des fins avant les moyens qui les précèdent, insère des projets secondaires dans des projets primaires par truffage graduel ou intercalation, etc. C'est là le type de la finalité humaine, organisant le temps en avant du présent. La discontinuité et la réversibilité sont la loi de ce temps désigné à vide où sont seules signifiées les relations pratiques des échéances les plus remarquables de l'action (la durée même de l'action projetée peut être d'ailleurs elle-même signifiée, par exemple pour autrui, à titre de renseignement, de modèle à imiter, ou d'ordre à exécuter). L'action par contre est sans lacune, elle contribue à faire la plénitude du temps présent, l'avance de l'existence. L'ordre du signifié n'est pas celui du vécu et si l'on peut dire de l'agi. Mais le futur est visé par un grand nombre d'actes qui ne l'atteignent pas comme étant en mon pouvoir: commandement, souhait, désir et crainte forment un dégradé dont la limite inférieure est le futur de la prévision: déjà dans le désir et la crainte le futur pèse comme une menace ou une grâce qui viendra me blesser ou me réconforter: il ne peut être que rencontré, accordé. Avec la prévision, le futur ne tient pas compte de moi; il n'est plus inventé mais découvert.

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Ces deux manières extrêmes de viser le futur sont-elles donc irréductibles? De bonnes raisons suggèrent alternativement la réduction de l'une à l'autre. Cette équivoque sera précisément l'indication d'une autre issue. Il semble d'abord que je ne puisse faire de projets que sous la condition de disposer au préalable d'un canevas de dates, d'échéances, de situations à-venir qui ne peuvent être que prévues, parce qu'elles sont pour l'essentiel des événements hors de mes prises. Je loge mes projets dans les interstices d'un monde déterminé dans ses grandes lignes par le cours des astres, par l'ordre du tout. De plus mes projets même anticipent une action qui met en oeuvre des moyens divers; or la subordination des moyens les uns aux autres et à leurs fins suppose une connaissance de la succession et de la causalité; une fin n'est jamais qu'un effet pensé comme règle de construction de sa cause. C'est ce que nous rappellent les vieilles maximes sur savoir, prévoir et pourvoir. Il faudrait donc dire que je ne veux pas le futur, mais dans le futur entendu comme futur prévu. C'est à peu près ainsi que raisonne un esprit à tournure intellectualiste, peu attentif aux structures plus primitives que la connaissance elle-même.

Or un examen plus serré nous invite à renverser le rapport des fonctions. Je ne prévois pas non plus le futur mais dans le futur. Souvent prévoir n'est qu'extrapoler une relation établie dans le passé et attendre qu'une série causale, ou un faisceau de séries causales, ramène dans l'avenir un effet connu dans le passé. Mais qu'est-ce qui permet de dire qu'il y aura un futur? Les relations connues dans le passé ne l'autorisent pas, car le futur d'un passé plus ancien n'est qu'un passé plus récent, et si dans le passé il a été anticipé, cela n'a été possible qu'à partir d'un passé connu. Généralisons cette remarque qui ne convient pas à tous les cas: la prévision peut en effet porter sur un phénomène nouveau; mais alors la relation est d'abord connue comme nécessaire, c'est-à-dire comme intemporelle, la question reste entière de savoir comment la conscience procède de la nécessité intemporelle à l'attente temporelle. La pré-vision suppose un futur du monde qui la rend possible; ou ce qui revient au même elle suppose que la conscience se porte en avant d'elle-même, qu'elle soit hors de soi de cette façon originale qui consiste à être pour un avenir, à avoir un avenir. C'est alors qu'on peut être tenté de chercher dans le désir, dans la crainte, dans le vouloir, bref dans la conscience pratique cet élan vers le futur que la prévision suppose. Allant plus loin, et pour souligner l'activité de la conscience et peut-être son pouvoir constitutif et fondateur de l'être, on est tenté de dire que le

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futur est le projet même de la conscience, que c'est tout un de se porter en avant de soi dans le futur et d'ouvrir du futur par projet. Le projet serait alors l'élan même de la conscience vers le futur; on remarquerait même que la conscience ne se constitue comme passé que parce qu'elle se constitue d'abord comme futur, c'est-à-dire comme projet, en éprouvant les limites de son pouvoir de projeter; le passé n'est aboli que parce que je ne peux plus le projeter, ni pour le retenir ni pour l'effacer; le regret et le remords sont comme un vouloir qui reflue après s'être brisé sur un obstacle; la contemplation réconciliée du passé dans une mémoire apaisée est le consentement à une impuissance. Se souvenir, c'est échouer à s'élancer. Ainsi la prévision avait paru être l'extrapolation de la mémoire; la mémoire paraît être maintenant la limite du projet, pour une analyse qui donne au projet le primat dans la conscience du futur et à celle-ci la préséance sur toute autre conscience.

En réalité cette seconde analyse ne supprime pas la précédente. Je ne projette pas le futur, mais dans le futur. C'est par un coup de force que je réduis le futur au projet. Dans l'ordre pratique même, le désir, la crainte ne sont pas des formes déguisées du projet. D'autre part la subordination du projet à la prévision ne peut être levée par aucun artifice. On peut alors penser que la conscience est pour le futur d'une façon plus fondamentale que selon les structures partielles de la prévision et du projet. La place de l'anticipation dans tous les modes de la conscience nous avertit déjà qu'aucun de ces modes ne constitue et n'épuise cette aptitude de la conscience à désigner le futur: on retrouverait l'anticipation dans la perception, dans la conscience cénesthésique et même dans le réflexe. Une totalité temporelle inachevée suscite un sentiment d'incomplétude et d'imminence, - une protention comme dit Husserl, - qu'une discordance ou un retard dans la résolution de la dissonance peut porter jusqu'à l'anxiété. Dira-t-on que la mélodie, par exemple, ne développe cette attente que par la médiation du désir? Mais le cas des totalités temporelles n'est pas une exception: toute perception se fait dans le temps par touches, esquisses, profils; percevoir telle couleur comme couleur de l'arbre, c'est anticiper les esquisses à venir autant que retenir les esquisses passées. Je perçois ce monde comme ouvert sur l'avenir. Je pressens l'avenir jusque dans la douleur et son imminence, dans le plaisir et sa promesse de satiété, jusque dans le réflexe dont le déchaînement se précède lui-même (on le vérifie dans l'éternuement sur lequel Pascal ne dédaignait point de méditer).

Il apparaît alors que la temporalité future de chaque mode de conscience est rendue possible par les autres aspects du futur que ce mode ne constitue pas. C'est ce qui explique le cercle vicieux

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de la prévision et du projet. C'est aussi pourquoi chaque type d'anticipation apparaît dans le futur, bien que le futur ne soit pas un cadre, une boîte, un contenant. La préposition " dans " indique que si la conscience est à-venir pour elle-même et le monde futur pour elle-même, cette direction future n'est pas un acte au sens où percevoir, imaginer, douter, vouloir sont des actes tournés vers un objet déterminé, mais plutôt une situation fondamentale qui rend possible la dimension future du projet, celle de la prévision et celle des autres actes. Par cette expression nous soulignons que la direction future est moins un élan que la condition d'un élan, puisqu'aussi bien elle est la condition de la crainte et que par principe toute crainte débouche sur ma mort. On ne saurait trop souligner combien la conscience est désarmée et sans pouvoir devant son propre glissement vers l'avant et l'on aurait grand tort de considérer que seul le passé est hors de mes prises. Le futur est ce que je ne peux ni hâter, ni retarder; il conditionne l'impatience du désir, l'anxiété de la crainte, l'attente de la prévision et finalement subordonne l'échéance du projet à la grâce de l'événement. Le passé paraît être plus fondamentalement hors de mes prises parce qu'il exclut que je le change; il rend possible une rétrospection, non une action; mais qu'il y ait un futur qui rende possible une prévision et une action n'est pas moins hors de mes prises; le futur est la condition d'une action; il n'est pas une action.

On dira: la description phénoménologique doit ici se hausser au niveau d'une phénoménologie transcendantale où ce qui paraît le moins voulu est constitué par un ego pur et transcendantal, obtenu par réduction de l'ego empirique. Nous ne sommes pas encore en état d'apprécier cette philosophie transcendantale. Mais nous tenons à désolidariser la description pure, qui procède du serment de prendre les choses comme elles se donnent, d'une théorie de la constitution transcendantale du donné. La genèse idéale de la dimension future de la conscience n'est pas contenue dans la description pure: pour la description pure, le projet au sens strict du corrélat de la décision n'est pas constitutif du futur; la temporalité future de la conscience n'est pas réductible à son aptitude à faire des projets. Il est important de dissiper cette équivoque qu'entretient un usage mi-descriptif, mi-transcendantal des expressions telles que: la conscience " comme " projet, la conscience " comme " élan etc... elle appartient plutôt, avec la temporalité en général, à l'ordre de l'involontaire absolu, à l'ordre de l'inévitable; elle relève du consentement, comme étant la condition que je ne peux vouloir de tout ce que je peux vouloir sous forme de projets et dont l'exécution à venir dépend de moi. C'est la même conscience qui projette dans le futur et consent au " tempo " de la durée et au bon plaisir de l'échéance. À

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supposer qu'une genèse idéale de la temporalité future par une conscience transcendantale ne soit pas un pur jeu d'esprit, elle est essentiellement vaine aux yeux d'une sagesse qui se tient au niveau de la conscience telle qu'elle se donne; cette sagesse est celle d'une conscience qui agit sous la condition d'une direction future qui n'est pas son oeuvre. On peut même estimer que le recours prématuré à l'idée de constitution transcendantale nuit à la compréhension de la conscience et des nécessités absolument invincibles qu'elle rencontre au coeur même de son intimité. Le projet, le possible et le pouvoir il nous reste à réintroduire dans l'analyse un élément important que nous avons tenu en suspens: le sentiment de pouvoir. Nous ne l'aborderons pas directement, aussi bien ne pourrons-nous qu'en amorcer l'analyse qui empiète déjà sur la description du mouvoir. Nous l'introduirons par l'idée de possible, qui a l'avantage de se donner d'abord comme une application de la discussion précédente sur le futur; aussi bien les anciens liaient-ils l'étude de la possibilité à celle des "futurs contingents".

En quel sens peut-on dire que la volonté ouvre des possibles au sein même du réel? Le sens du possible comporte la même ambiguïté que celui du futur: il y a un possible ouvert par la conscience pratique et un possible offert à la conscience théorique. Le dernier est plus facile à bien entendre: le possible c'est ce que permet l'ordre des choses; il est possible que je prenne le train demain, parce qu'il y a un train ce jour-là. La possibilité de mon action est déterminée par tout un ordre réel d'événements qui offrent un point d'application à mon action, c'est-à-dire par un ensemble d'interdictions et d'occasions, d'obstacles et de voies praticables; ainsi est le monde pour l'agent volontaire: un ensemble complexe de résistances et de points d'appui, de murs et de chemins (des expressions telles que: saisir au vol, manquer le coche etc sont tout à fait révélatrices). Ces permissions du réel sont elles-mêmes affectées d'un indice variable de certitude: elles sont alors certaines, probables ou simplement possibles, en ce sens que la permission est, quant à sa modalité, simplement supputée très hypothétiquement en fonction de conditions qui sont requises pour qu'un certain événement se produise. La possibilité comme permission pour... peut ainsi être modalement possible, c'est-à-dire subordonnée à des conditions plus ou moins inconnues ou probables. Ce sens déjà complexe du possible, puisqu'il s'analyse en une permission et une modalité de la prévision, est le seul sens du possible pour la conscience théorique. Ce possible n'est pas antérieur,

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mais logiquement postérieur au réel. C'est toujours à partir du réel ou par rétrospection sur le réel que le possible doit être conçu. C'est la part de vérité que contient la critique bergsonienne du primat du possible sur le réel. Mais l'aptitude de la conscience au projet nous contraint à renverser la préséance du réel sur le possible. Un événement devient possible-d'une possibilité spécifique-parce que je le projette. La présence de l'homme dans le monde signifie que le possible devance le réel et lui fraye la voie; une partie du réel est une réalisation volontaire de possibilités anticipées par projet. Pour une conscience entièrement créatrice, le possible serait antérieur au réel qui en procéderait par réalisation, même si l'annulation du délai, ordinairement imputable à un réel importun ou défavorable, devait rendre indiscernable la réalisation de son intention. Mais parce que la volonté est en proie à des nécessités, par le fait primitif de sa situation corporelle, elle est contrainte d'accorder sans cesse ces possibles qu'elle projette avec les possibles qu'elle prévoit, et elle ne peut intégrer ces derniers à sa liberté que par consentement et non plus par projet.

C'est ici qu'un fait nouveau s'ajoute à cette double détermination du possible: ce que je projette n'est possible que si le sentiment de pouvoir donne son élan et sa force à la pure désignation à vide de l'action à faire par moi; le possible complet qu'ouvre le vouloir, c'est le projet plus le pouvoir. Nous ne pouvons donc nous contenter de transposer au possible l'analyse du futur. En effet l'accord de mes possibilités propres avec les possibilités du monde serait incompréhensible si les oeuvres de l'homme et l'ordre du monde ne devaient être pétris dans une même pâte d'existence par le truchement de la motion volontaire; le possible que je projette et celui que je découvre sont cousus ensemble par l'action. L'homme qui monte dans le train unit la possibilité ouverte par son projet à la possibilité offerte par la compagnie de chemin de fer. Or au sein même du projet l'action est dessinée comme pouvoir de mon corps; le possible n'est plus absolument vide; c'est si l'on peut dire une possibilité "effective " et non plus " en l'air". Ici la parenté verbale des mots pouvoir et possible est suffisamment éclairante: est possible ce que je peux et non pas seulement ce que je veux; le possible acquiert une consistance et comme une épaisseur charnelle; il est sur le chemin du réel; il est la capacité de la réalisation du projet par le corps. Nous étudierons plus tard ce sentiment de pouvoir dans le cadre de la motion volontaire.

Ajoutons seulement que le pouvoir de mon corps est lié à un contexte d'impuissance; toute permission est un défilé entre des murailles d'interdictions; ces interdictions sont en moi selon les modalités que nous étudierons dans la troisième partie-caractère, inconscient, organisation, naissance; ainsi projet, pouvoir

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dans un monde non-résolu, impuissance dans un monde qui a un ordre inflexible sont étroitement enchaînés et les trois moments du possible sont contemporains: c'est le pouvoir dont le corps est chargé qui médiatise le possible ouvert par le projet et le possible permis par le monde comme un chemin à travers l'impossible. La liaison des trois formes du possible annonce déjà celle du décider, du mouvoir et du consentir.

Et pourtant la notion de possible n'est pas épuisée par cette triple détermination dont les deux derniers termes sont à peine esquissés. La possibilité évoquée reste chaque fois dans le registre du faire: le projet est à-faire; le pouvoir est pouvoir-faire (comme le mouvoir est le faire lui-même), le consentement va au non-pouvoir-faire. Or le possible concerne en outre l'être même de celui qui projette de faire, le sujet et non seulement l'action. Parce qu'en faisant quelque chose je me fais-être, je suis mon propre pouvoir-être. Ce thème insolite nous propose un rebroussement de l'analyse: quittant la direction intentionnelle-selon laquelle décider c'est décider quelque chose-il nous faut décrire la direction réfléchie de la décision: je me décide. C'est à la fin de cette analyse que nous pourrons élucider ce dernier sens du possible comme pouvoir-être du vouloir lui-même.

L'imputation du moi: "se " décider: je me décide cette référence de la décision au moi pose de difficiles problèmes. En quel sens puis-je me désigner moi-même en désignant le projet, et dire: c'est moi qui ferai, fais, sait fait?

1) Il faut bien avouer que cette référence n'est pas toujours aperçue: le plus souvent même je suis tellement dans ce que je veux que je ne me remarque pas moi-même voulant; je n'ai ni le besoin, ni l'occasion de revendiquer mon acte et de réclamer en quelque sorte des droits d'auteur. Cette référence à soi n'est-elle pas alors surajoutée à l'acte volontaire et même ne l'altère-t-elle pas profondément, en inversant la direction centrifuge de la conscience tournée vers le projet et en lui substituant un acte tout différent, de caractère réflexif, qui détend l'élan de la conscience?

2) Cette incertitude nous contraindra à remonter du jugement réflexif: "c'est moi qui... "à une référence à soi plus fondamentale que tout jugement; du regard sur soi à la détermination de soi.

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Comment la réflexion est-elle impliquée dès lors dans cette action de soi sur soi, contemporaine de la décision? 3) Ces difficiles analyses doivent nous ramener aux confins des plus obscures questions métaphysiques sur le pouvoir-être, questions que le pouvoir-faire nous avait paru susciter inévitablement. Le jugement de réflexion: c'est moi qui... Descartes ne doutait point que la conscience de soi ne fût inhérente à la pensée: "il est de soi si évident que c'est moi qui doute, qui entends et qui désire qu'il n'est pas besoin de rien ajouter pour l'expliquer " (2 e méditation). Descartes n'a sans doute pas tort en dernière analyse: une certaine présence à moi-même doit accompagner en sourdine toute conscience intentionnelle; on se ferait une idée simpliste de cette visée objective de la conscience si on tenait la réflexion comme un acte étranger et second. Mais d'autre part le jugement explicite ": c'est moi qui... " n'est pas cette présence à moi sans distance qui adhère à l'élan même de la conscience. Quel est donc ce caractère du projet qui le tient prêt pour cette aperception développée par laquelle je m'impute l'acte? Partons donc des situations où l'affirmation de soi est explicite et tentons de remonter à ses conditions de possibilité, telles qu'elles sont contenues en toute décision. C'est principalement à l'occasion de mes rapports avec autrui, dans un contexte social, que je forme la conscience d'être l'auteur de mes actions dans le monde et, d'une façon plus générale, l'auteur de mes actes de pensée; quelqu'un pose la question: qui a fait cela? Je me lève et je réponds: c'est moi. Réponse: responsabilité. Être responsable, c'est être prêt à répondre à une telle question. Mais je peux aller au-devant de la question et revendiquer cette responsabilité que l'autre pourrait ne pas remarquer ou contester. L'affirmation de soi peut alors porter l'accent vaniteux de la complaisance, l'autre étant invoqué pour attestation et applaudissement; c'est l'autre qui me consacre comme moi. La rivalité, la jalousie, la comparaison aigre etc font à la conscience du moi une orchestration passionnelle dont nous aurons plus tard à faire la difficile exégèse.

Et pourtant nous pressentons que l'autre n'a point introduit en moi du dehors, mais seulement suscité, comme un révélateur privilégié, cette aptitude à m'imputer mes actes qui doit être inscrite dans mes actes les moins réfléchis. Aussi bien la vie avec l'autre peut-elle être notre commun sommeil, notre similaire abolition dans le " on " anonyme. L'affirmation de soi est alors le

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geste de sortir, de se montrer, de se porter en avant et d'affronter. Le " on " ne répond pas à la question: qui pense ainsi, qui fait courir ce bruit? Parce que " on " n'est personne. Il faut que quelqu'un sorte de la foule où chacun-où tout-le-monde-se cache. Contre le " on", "je " prends sur moi l'acte, je l'assume.

Toutes ces expressions-se réveiller, se reprendre, sortir, se montrer, affronter-font apparaître la conscience de soi comme un arrachement: mais je ne m'arrache aux autres, en tant qu'ils ne sont personne, que si je m'arrache à moi-même, en tant que je me suis aliéné, c'est-à-dire livré à d'autres qui ne sont personne. Il faut donc chercher dans la conscience même les sources de la conscience de soi, au regard de laquelle les autres ne sont qu'une occasion, une chance, mais aussi un péril et un piège.

Or en me réveillant de l'anonymat, je découvre que je n'ai pas d'autres moyens de m'affirmer que mes actes mêmes." Je " ne suis qu'un aspect de mes actes, le pôle-sujet de mes actes. Je n'ai aucun moyen de m'affirmer en marge de mes actes. C'est ce que me révèle le sentiment de responsabilité. C'est d'abord après-coup, et dans une situation de culpabilité, que la réflexion s'apparaît à elle-même comme l'explicitation d'une liaison, plus fondamentale que toute réflexion, entre l'agent et l'acte. C'est moi qui ai fait cela. Je m'accuse et en m'accusant je repasse sur les traits de ma signature au bas de l'acte; accusare: désigner comme cause. Négligeons ici la tonalité mineure de cette conscience blessée par soi-même; oublions la morsure, la conscience de chute et de dette; une certitude éclate au coeur de ma détresse: le moi est dans ses actes. Comme l'a magistralement analysé M Nabert, la conscience de faute " illimite " mon acte et me montre un moi mauvais à la racine d'un acte mauvais.

Mais ce même sentiment de responsabilité qui se mire après-coup dans une conscience coupable de soi-même peut être surpris directement dans son élan vers l'acte. Dans certaines circonstances graves, quand tout le monde se dérobe, je m'avance et dis: c'est moi qui me charge de ces hommes, de cette oeuvre. Ici le sentiment de responsabilité, au moment de l'engagement, cumule la plus haute affirmation de soi et l'exercice le plus décidé d'un empire sur une zone de réalité dont le moi répond. Il porte le double accent du moi et du projet. L'être responsable est prêt

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à répondre de ses actes, parce qu'il pose l'équation de la volonté: cette action, c'est moi.

Nous sommes sur le point de surprendre un rapport original à soi qui n'est pas un jugement de réflexion, qui n'est pas un regard rétrospectif, mais qui est impliqué dans l'intentionnalité, dans le jet du projet. Essayons donc de reprendre l'analyse du projet et d'y apercevoir l'amorce d'une possible réflexion.

L'imputation pré-réflexive du moi l'enjeu de l'analyse est l'affleurement d'un aspect du projet que nous pourrions appeler l'imputation pré-réflexive du moi; il doit y avoir une référence à soi qui n'est pas encore un regard sur soi, mais une certaine façon de se rapporter ou de se comporter par rapport à soi-même, une façon non spéculative, ou mieux non spectaculaire: une implication de soi-même rigoureusement contemporaine de l'acte même de la décision et qui est en quelque façon un acte à l'égard de soi-même. C'est cette implication de soi-même qui doit tenir en germe la possibilité de la réflexion, tenir le vouloir prêt pour le jugement de responsabilité: c'est moi qui... la langue exprime ce double et indivisible rapport à soi et à l'objet d'une visée par des verbes transitifs de forme pronominale: je me décide à..., je me représente..., je me souviens de..., je me réjouis de... négligeons pour l'instant la diversité du rapport à soi impliqué dans ces expressions elles-mêmes diverses; elle doit être en liaison avec la diversité du rapport intentionnel. Il apparaît déjà que cette référence à soi, quelle qu'elle puisse être, n'est pas isolable de la référence au projet, au représenté, au souvenu, au joyeux. Le soi ne fait pas cercle avec lui-même. En particulier il ne se veut pas " en l'air", mais dans ses projets. Je m'affirme dans mes actes. C'est précisément ce qu'enseigne le sentiment de responsabilité: cette action c'est moi. Comment cela est-il possible? Il faut prendre pour point de départ un caractère du projet souligné plus haut: décider c'est désigner une action propre. Le moi figure dans le projet comme celui qui fera et qui peut faire. Je me projette moi-même dans l'action à faire. Avant toute réflexion sur le moi qui projette, le moi se "met " lui-même " en cause", il s'insère dans le dessein de l'action à faire; au sens propre il s'engage. Et en s'engageant, il se lie: car il arrête sa figure à venir. Il se jette en avant de lui en se posant à l'accusatif dans le complément direct du projet. Ainsi en me projetant, je m'objective

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d'une certaine façon, comme je m'objective dans une signature que je pourrai reconnaître, identifier comme mienne, comme signe de moi. Il est clair alors que la toute première implication de moi-même n'est pas un rapport de connaissance, un regard. Je me comporte activement par rapport à moi, je me détermine. Le langage ici encore est éclairant: déterminer sa conduite, c'est se déterminer soi-même. L'imputation pré-réflexive de soi-même est agissante et non spectaculaire. Mais, par ce caractère, la décision n'est pas à proprement parler prête pour la réflexion explicite. En effet il y a toujours un " je " sujet, projetant et non projeté; et on pourrait dire que plus je me détermine à l'accusatif comme celui qui fera, plus je m'oublie comme celui qui, hic et nunc, au nominatif, émet la détermination même du soi projeté comme agent de réalisation du projet.

Cette première analyse du moi pré-réflexif doit être complétée par une seconde dont elle ne pourra être détachée: tout acte comporte la conscience sourde de son pôle-sujet, de son foyer d'émission. Cette conscience ne suspend pas la direction vers l'objet du percevoir, de l'imaginer, du vouloir. Précisément dans les actes qui s'expriment sous forme pronominale, une jonction, antérieure à toute dissociation réflexive, se fait entre la conscience sourde d'être sujet-nominatif et ce sujet-accusatif, impliqué dans le projet. Une identification primordiale résiste à la tentation d'exiler le moi en marge de ses actes: l'identification du moi projetant et du moi projeté. Moi qui veux maintenant (et qui projette) je suis le même que celui qui fera (et qui est projeté)." Cette action c'est moi " signifie: il n'y a pas deux moi, celui qui est dans le projet et celui qui projette; précisément je m'affirme sujet dans l'objet de mon vouloir. Cette dialectique difficile peut être éclairée autrement: la présence du sujet à ses actes n'est pas encore un contenu de réflexion en ce qu'elle reste une présence de sujet. La réflexion développée tend à en faire un objet de jugement: le sentiment de responsabilité oriente cette objectivation, à certains égards inévitable, dans le sens de cette objectivation spécifique du projet. Je me rencontre moi-même dans mes projets, je suis impliqué dans mon projet, projet de moi-même pour moi-même. La conscience de moi-même est ainsi à l'origine l'identité, elle-même préjudicielle, préjudicative, d'une présence comme sujet projetant et d'un moi projeté. C'est à partir de cette imputation pré-réflexive du moi dans mes projets que le jugement de réflexion peut être compris.

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On se représente volontiers la réflexion comme une conversion de la conscience qui, d'abord hors de soi, rentre ensuite en soi et suspend son intention centrifuge. On est alors contraint de tenir la conscience tournée vers l'autre comme inconsciente de soi et le conscience de soi comme corrosive de la conscience intentionnelle de l'autre que soi. Ré-flexion serait rétro-spection, ruineuse du pro-jet. Ce schéma laisse échapper l'essentiel, à savoir cette référence pratique à moi-même qui est la racine même de la réflexion. La réflexion exprès, sous la forme développée du jugement: c'est moi qui..., ne fait qu'élever à la dignité du discours une affirmation plus primitive du moi, qui se projette elle-même dans le dessein d'une action. Elle " thématise " une affirmation pratique pré-réflexive. La réflexion prend dès lors tout son sens comme moment d'une dialectique intérieure par laquelle j'accentue tour à tour le moi et le projet, exaltant l'un par l'autre. La méditation de la responsabilité n'est pas autre chose. Il est faux que la conscience de soi par principe soit perturbatrice. A Comte en particulier s'est mépris sur le sens de l'introspection; pour un grand nombre d'actes, la conscience de soi est impliquée comme un ferment actif de l'élan même de la conscience vers son complément. Tous les actes où je "prends position " (par rapport à une réalité, une fiction, un souvenir, un projet) sont susceptibles d'être confirmés et non altérés par une conscience de soi plus explicite. Ce sont ces actes que la langue exprime par un verbe pronominal: se souvenir, se représenter, se décider. En tous ces actes une action sur soi est déjà impliquée dans le mouvement qui porte la conscience vers le passé, l'irréel, le projet; elle est seulement soulignée dans le jugement explicite, dont le jugement de responsabilité est le type. On a tort de raisonner uniquement sur des actes où la conscience est dissipée et aliénée, comme la colère et en général les passions; dans le moment où elles se relancent dans l'émotion, je suis hors de moi, non point en ce sens que je me tourne vers autre chose, mais en outre en ce sens que je suis dépossédé de moi-même, la proie de... la conscience de soi est le moment décisif d'une reprise sur soi, elle amorce un sursum de la liberté: dans un bref éclair, cette aliénation est suspendue. L'émotion ou la

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passion ne sont d'ailleurs pas les seuls exemples de conscience possédée ou fascinée que la conscience de soi rendrait à elle-même si elle pouvait y poindre: la conscience inauthentique, perdue dans le " on", fournit un autre exemple. Ainsi la conscience de soi constitue une dialectique révulsive, lorsque la conscience est relativement aliénée comme dans la passion ou dans le " on "; par contre elle constitue une dialectique, quand la conscience est relativement maîtresse d'elle-même, comme dans les actes de " prise de position". Il reste vrai toutefois que, séparé de cette dialectique intérieure, le jugement réflexif se déracine de l'affirmation pratique et vivante et se fait pur regard et complaisance; c'est le destin de la conscience de soi de se corrompre toutes les fois qu'elle devient pur spectacle. Il devient vrai dès lors qu'elle suspend la conscience tournée vers l'action et, d'une façon générale, vers l'autre. C'est par contraste avec cette conscience déracinée que la conscience considérée dans son élan vers l'autre est oubli de soi. Descartes appelait " générosité "ce bond en avant. Nous aurons à méditer plus tard sur ce glissement par lequel l'affirmation de soi se fait regard complaisant. Fidèle à notre règle de méthode, nous suspendons ici les démarches de la conscience fascinée par le soi et par le rien, et nous concevons une affirmation de soi, prête pour la réflexion, qui est le clavier commun de l'amour innocent de moi-même et de cette conscience de soi fascinée. La description pure se tient en-deçà des discours du serpent: "qui que tu sois, ne suis-je point-cette complaisance qui point-dans ton âme, lorsqu'elle s'aime? - Je suis au fond de sa faveur-cette inimitable saveur-que tu ne trouves qu'à toi-même! ". Le pouvoir-être de la conscience la détermination de soi impliquée dans la détermination du projet nous ramène à ce sens du mot possible que nous avons réservé à la fin de notre analyse de la possibilité visée dans le projet. Ne suis-je pas primordialement possible moi-même, moi qui inaugure des possibles dans le monde?

Ce problème du pouvoir-être inhérent à l'être qui veut sera abordé de biais, à partir des analyses antérieures; il ne pourra

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d'ailleurs être conduit bien loin dans le cadre de la description pure et devra être repris à d'autres frais quand tous les autres éléments de la doctrine du choix auront été mis en place.

Deux règles de méthode vont nous guider: d'abord il nous faut partir de cette imputation pré-réflexive et active de nous-mêmes et non de la réflexion explicite: en particulier une méditation non préparée qui partirait du vertige ou de l'angoisse du pouvoir-être paraît plutôt de nature à égarer l'analyse qu'à la faire progresser. Deuxième règle: il faut d'abord surprendre la possibilité la plus simple de moi-même, celle que j'inaugure en moi en me déterminant. Cette analyse est la plus facile, parce qu'elle prend encore appui sur l'analyse du projet: en effet pour l'être responsable, c'est-à-dire qui s'engage dans le projet d'une action dont il se reconnaît être en même temps l'auteur, c'est tout un de se déterminer et de déterminer son geste dans le monde. Nous pourrons alors chercher quelle possibilité de moi est ici contemporaine de la possibilité de l'action même ouverte par le projet. Nous éviterons ainsi, par ce deuxième moyen, toute évocation prématurée de l'angoisse qui se tient non seulement au plan de la réflexion, mais en-deçà de l'engagement, au bord vertigineux de la détermination de soi et du projet. Nous nous situerons ainsi au niveau pré-réflexif d'une volonté qui fait le saut, le jet du projet.

On peut se demander néanmoins si la possibilité s'applique encore à moi-même en tant que je me détermine à quelque chose? Le jet du projet ne m'arrache-t-il pas à la puissance en m'élevant à l'acte? L'expression: se déterminer n'est-elle pas éclairante? En me liant, par exemple par serment ou promesse, toute indétermination n'est-elle pas éteinte et avec elle toute possibilité? Et pourtant, comme nous l'apprendra tout à l'heure l'analyse de l'angoisse, la possibilité de l'indécision ne s'éclaire que par la possibilité plus fondamentale, celle que j'inaugure par la décision même. C'est pour prévenir une grave illusion que nous avons inauguré la description de la décision par celle du projet, c'est-à-dire de l'objet de la décision, et non par la réflexion sur moi qui décide, afin de ne pas perdre l'assurance que le vouloir est d'abord élan, jet, saut, c'est-à-dire acte, "générosité". Or le projet, nous l'avons vu, ouvre des possibilités dans le monde par l'engagement même qui le lie. Tant que je ne projette rien, je ne laboure le réel d'aucune possibilité. Notre description du projet nous invite donc à chercher d'abord la possibilité de moi que j'ouvre en me décidant et non celle que je perds en me décidant.

En me déterminant, non seulement je mets fin à une confusion préalable, mais j'inaugure une voie pour l'être que je suis; cette voie est mon à-venir, et mon possible, le possible impliqué par le projet de moi-même. Sous quel rapport suis-je donc possible à partir de mes propres décisions? D'abord sous le rapport des

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gestes du corps qui rempliront cette possibilité. Se décider c'est se projeter soi-même à vide comme thème de conduite proposé à l'obéissance du corps. Le possible que je suis, en tant que je projette une action possible, est dans l'avance que je prends sur mon corps. Cette possibilité de moi-même est alors en rapport avec le pouvoir que le projet tout à la fois éveille et rencontre dans le corps. Elle est puissance d'agir, en tant que l'avenir de mon corps est d'abord possible avant d'être réel (en même temps que sous un autre rapport le réel précède toujours le possible, comme l'intelligence de l'involontaire le fera comprendre).

Mais je suis encore possible en un autre sens: par rapport à une réalité à-venir non seulement de mon corps mais de ma durée et des décisions que je prendrai éventuellement. Chaque décision prise dévoile un avenir possible, ouvre telles voies, en ferme d'autres, détermine les contours de nouvelles zones d'indétermination, offertes comme une carrière possible pour des décisions ultérieures. La puissance instituée en moi par le projet est donc toujours en avant de moi comme pouvoir corporel de réaliser et pouvoir ultérieur de décider. Telle est la possibilité de moi-même, non-explicitement réfléchie, qui est mise en jeu chaque fois que je forme un projet. Elle signifie: ce que je serai n'est pas déjà donné, mais dépend de ce que je ferai. Mon pouvoir-être est suspendu à mon pouvoir-faire. Il apparaît alors que la puissance dont il est ici question n'est pas la puissance nue des métaphysiciens qui, au moins logiquement, précède l'acte, bref la " hylé "indéterminée; la première puissance que nous rencontrons c'est celle qu'inaugure l'acte en avant de soi. Au regard de cette puissance, l'indétermination comprise comme indécision est impuissance. Intervient la réflexion et, de proche en proche, la montée de l'angoisse.

La réflexion, disions-nous, peut être d'abord un moment dans une dialectique de va-et-vient du projet au moi. Que devient mon pouvoir-être quand je réfléchis ainsi sur ma responsabilité? Il ne change pas encore de sens: il est seulement accentué simultanément au possible du projet. Moi qui peux faire, je peux être. Moment de recueillement qui ramène à une conscience plus ferme de l'action projetée. Plus je me lie, et plus j'ai de puissance, plus je suis possible. Je n'affirme mon pouvoir-être qu'en le confirmant par des actes. Ma possibilité est d'abord ma puissance exercée. Il me paraît qu'on se trompe entièrement quand on lie au vertige et à l'effroi l'expérience de la liberté; l'expérience de la liberté exercée est sans angoisse; c'est sous la condition d'une altération profonde (que nous examinerons plus tard) que cette expérience prend le caractère dramatique que la littérature contemporaine

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lui a souvent accordé. La " générosité "que Descartes enseigne est sans angoisse. L'opposition de mon être à l'être des choses, qui vient renforcer d'un puissant contraste cette assurance de pouvoir-être par moi-même, peut très bien demeurer dans la tonalité joyeuse que Descartes évoque dans le traité des passions et dans ses lettres. La chose est là, se trouve là, déterminée par l'autre que soi; la liberté ne se trouve pas là, ne se constate pas, ne se découvre pas comme étant déjà là avant que je la regarde; elle se fait et s'affirme en tant qu'elle se fait; elle est l'être qui se détermine soi-même. Son pouvoir-être n'est point un abîme béant, c'est l'oeuvre même que la liberté est pour elle-même dans l'instant où elle se fait par la décision qu'elle prend. Bref, tant que la réflexion sur le pouvoir-être reste gagée par l'exercice même de la décision, elle est une réflexion non-angoissée. C'est pourquoi l'opposition de l'être de la conscience, comme pouvoir-être, à l'être des choses, comme être constaté, ne me paraît pas ressortir au même plan d'analyse que le thème de l'angoisse de la liberté. Cette opposition peut être faite toute entière dans le cadre d'une réflexion sur la liberté engagée, sur le pouvoir-être en exercice dans la détermination de soi. C'est pourquoi nous ajournons l'étude de l'hyperréflexion angoissée que met en jeu la temporalité du choix et la dimension proprement existentielle de la liberté. Mais l'analyse de l'imputation du moi, telle que nous l'esquissons dans le cadre de la description pure, est seulement l'amorce de problèmes difficiles qui ne pourront être abordés qu'au prix d'un remaniement de la méthode. La description pure ne tient pas compte de l'histoire du projet, des conflits alimentés par le corps d'où l'hésitation procède, de la maturation de tout débat dans la durée et donc de l'enfantement même du choix comme événement. C'est pourquoi des mots comme élan, bond, jet, acte, restent des mots incompréhensibles hors d'un effort de coïncidence avec cette histoire vécue. C'est pourquoi aussi nous avons pris garde de ne pas prononcer de jugements définitifs sur la liberté à propos de pouvoir-vouloir et du pouvoir-pouvoir; comprendre la liberté, c'est comprendre précisément cette histoire que nous avons tenue en suspens. Or l'histoire de la conscience introduit l'hésitation et le choix. Une nouvelle espèce d'indétermination, une possibilité vivante liée à l'attention nous apparaîtra alors, à la limite de la compréhension des essences ou des structures; il n'est pas possible de dire encore jusqu'à quel point ces nouvelles analyses remettront en question les premières conclusions de la description pure.

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III la motivation du vouloir: pas de décision sans motif. Cette relation originale conduit aux frontières du problème central du volontaire et de l'involontaire. C'est en effet sous ce premier rapport que le corps rentre dans la synthèse volontaire, tandis qu'il s'offre comme organe au mouvoir et comme nécessité invincible au consentement. Anticipant sur l'interprétation générale des racines corporelles de la motivation, on peut dire que c'est pour une part à cause du corps qu'il n'y a pas de liberté d'indifférence. La description du projet comme ouverture de possibles dans le monde et surtout celle de l'imputation du moi comme autodétermination pourrait en effet insinuer le sentiment que la volonté est un décret arbitraire. Le rapport aux motifs, qui donne sa troisième dimension à la description pure de l'acte de décider, fait échec à cette opinion précipitée: la plus haute volonté est celle qui a ses raisons, c'est-à-dire qui porte à la fois la marque d'une initiative du moi et celle d'une légitimité.

Notre tâche est alors 1) de distinguer ce rapport de motivation de tout autre, en particulier de toute notion de style naturaliste 2) de déterminer la recherche du côté de la morale: si un motif est une valeur, la description du vouloir doit-elle se surcharger d'une philosophie des valeurs et impliquer une éthique? 3) De composer ce nouveau trait de la décision avec les deux précédents: comment puis-je à la fois me déterminer à quelque chose et décider parce que cela est apparemment le meilleur? L'essence de la motivation le rapport de la décision aux motifs contient un piège, et même une invitation à trahir la liberté. Par ce côté, le vouloir prête le flanc à une interprétation naturaliste qui le dégrade. Ne dit-on pas: je veux faire ceci parce que..., à cause de...? Le mot même de motif évoque une motion, un mouvement observable, en droit dans le monde des objets comme un phénomène naturel. Tout le langage conspire à confondre une raison d'agir avec une cause, comme d'ailleurs l'effort avec un effet. L'action semble un ensemble d'effets dont les motifs sont les causes.

Nous avons donc à reconnaître le rapport original des motifs à la décision au sein du cogito et à le distinguer du rapport institué sur le plan des objets entre la cause et l'effet.

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Sans revenir sur les raisons générales, énoncées dans l'introduction, d'opposer l'ordre de la conscience à celui des objets, nous pouvons opposer directement motif et cause. Le propre d'une cause est de pouvoir être connue et comprise avant ses effets. Un ensemble de phénomènes peut être intelligible hors d'un autre ensemble de phénomènes qui en résultent. C'est la cause qui confère son sens à l'effet; la compréhension procède de façon irréversible de la cause à l'effet. C'est au contraire l'essence d'un motif de n'avoir pas de sens complet en dehors de la décision qui l'invoque. Il ne m'est pas donné de comprendre d'abord et en eux-mêmes les motifs, et d'en dériver secondement l'intelligence de la décision. Leur sens final est lié de manière originale à cette action de soi sur soi qu'est la décision; d'un même mouvement une volonté se détermine et détermine la figure définitive de ses arguments affectifs et rationnels, impose son décret à l'existence future et invoque ses raisons: le moi se décide en s'appuyant sur... en sens inverse, il ne faudrait pas dire que la décision est la cause de ses propres motifs: nous distinguons fort bien un motif d'un prétexte, c'est-à-dire d'une raison-postiche que le moi offre à autrui-ou à lui-même considéré comme un autre susceptible d'être dupé; le prétexte n'est précisément compris que par contraste avec le véritable motif et comme index d'un vrai motif qu'il cache et qui fonde la décision. Le rapport est donc réciproque: le motif ne fonde la décision que si la volonté se fonde sur lui. Il ne la détermine qu'autant qu'elle se détermine.

On remarquera l'imagerie naissante dans ces expressions: s'appuyer sur..., se fonder sur... (sur quoi vous basez-vous? Votre décision ne repose sur rien). C'est la métaphore de l'appui. Chose curieuse, pour lutter contre la conceptualisation abstraite du naturalisme, le langage ne nous offre que le secours de l'image, comme le savait Bergson. L'image conserve le halo de signification par lequel le langage reste capable de désigner l'ordre du cogito.

Or cette métaphore de l'appui est solidaire de celle de l'élan. Je m'appuie pour autant que je m'élance. Tout motif est motif de..., motif d'une décision.

Ce rapport rigoureusement circulaire, comme tout le rapport du volontaire à l'involontaire, de la motion à ses organes, du

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consentement à la nécessité même, nous assure que, pour un motif, déterminer n'est pas causer, mais fonder, légitimer, justifier. Il apparaît dès lors qu'il est vain de vouloir unifier le langage de la psychologie et celui de la physique et de les intégrer dans une cosmologie générale de type causal. En effet, sur le plan des objets empiriquement considérés, l'explication causale ne connaît pas de limites; le déterminisme est sans lacune; il est total ou il n'est pas; son règne est coextensif en droit à l'objectivité empirique. Penser quoi que ce soit comme objet empirique, c'est le penser selon la loi. Il faut donc renoncer à loger les structures fondamentales du vouloir (projet, auto-détermination, motivation, motion, consentement etc) dans les interstices du déterminisme, c'est-à-dire dans une cosmologie générale qui prendrait pour première assise l'ordre phénoménal de la causalité physique. C'est pourquoi il ne faut pas chercher si la motivation est un aspect, une complication, ou au contraire une limitation, une rupture de la causalité empirique: le problème lui-même est dénué de sens et suppose l'objectivation et la naturalisation préalables du cogito. Ainsi naît une physique de l'esprit et le faux dilemme qu'elle comporte: ou bien on imaginera une hiérarchie de causalités superposées, où la plus élevée achève la plus basse, sans être capable de montrer comment elle s'insère en fait dans la biologie et dans la physique; ou bien on sacrifiera la conscience à un monisme naturaliste. La description pure commence par restaurer l'originalité de la conscience par rapport aux structures objectives qui d'ailleurs se rapportent à leur tour au cogito, comme peut le montrer une description pure de la perception et des structures édifiées sur la perception.

Cette distinction de principe du motif et de la cause peut nous donner un fil conducteur parmi les psychologies récentes de la volonté: 1) elle nous autorise d'abord à faire des réserves sur les psychologies dites de la synthèse ou de la totalité qui s'opposent à l'atomisme psychologique, mais à l'intérieur du même préjugé naturaliste; il ne suffit pas d'opposer la totalité psychique à une composition par atomes ou éléments simples pour sauver l'originalité de la volonté: cette totalité reste dans le registre d'une physique mentale; c'est une notion ambiguë qui transporte sur le plan de la nature un halo de signification empruntée à l'aperception de soi; la description s'embarrasse dans de faux problèmes tels que ceux du rapport du tout à la partie. Un motif n'est pas une partie; la décision n'est pas un tout: comment pourrait-elle s'opposer à une partie du moi et engendrer le moi? Il faut sauver l'originalité

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du rapport des motifs à la décision que la psychologie dite des tendances risque d'altérer au profit d'un processus de composition ou de totalisation de forces psychiques qui reste esclave des modes de pensée naturaliste. 2) La psychologie bergsonienne du moins celle de l' essai, partage avec l'atomisme bien des préjugés: il est illusoire d'interpréter le déterminisme psychologique comme une erreur sur la succession des états de conscience, comme si l'identité des mêmes motifs à travers le temps était le postulat fondamental de ce déterminisme. Bergson croit le dépasser en assouplissant et en diluant les états de conscience dans la durée mais ne remonte jamais à la racine de la naturalisation de la conscience; il ne le peut pas, parce que sa vue continuiste de la vie mentale ne rompt pas avec le préjugé selon lequel l'état de conscience est une réalité dans la conscience. La critique radicale du déterminisme psychologique tient toute entière dans la redécouverte de l'intentionnalité des actes de conscience. La conscience n'est pas un phénomène naturel. Dès lors, une certaine multiplicité, non des états mais des actes de conscience dans le temps, est parfaitement compatible avec le rapport de motif à décision; le sens de tel motif peut se distinguer de tout autre et se conserver dans la durée; des motifs multiples et identifiables ne sont pas pour autant tributaires du déterminisme parce qu'ils ne sont pas dans la nature; ils entrent dans l'acte de la décision selon des rapports absolument originaux. Cette originalité n'exige même pas encore, pour être comprise, que soit réformée la compréhension de la durée. Une coupe instantanée permet de faire apparaître à un moment donné de la maturation volontaire le rapport tour à tour naissant, croissant, décroissant du motif à la décision. Une décision qui s'esquisse est relative à des motifs qui s'esquissent; l'hésitation qui divise le vouloir et le tient en suspens est aussi une motivation partagée et évasive. À chaque moment de la recherche du choix s'amorce le geste intérieur de s'appuyer sur des raisons. C'est la même chose de dire que le choix n'est pas arrêté et que le motif n'est pas déterminant: l'histoire d'une décision est aussi l'histoire d'une motivation à travers esquisses, amorces, rebroussements, bonds, crises et décret. C'est d'un même geste que je me détermine et me justifie. Le " parce que " de la motivation se cherche en même temps que le possible du projet. C'est pourquoi on ne peut totalement corriger l'atomisme psychologique par une psychologie de la durée si l'on n'a pas reconnu l'essence originale de la motivation.

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Mais si l' essai de Bergson ne nous est d'aucun secours pour corriger les préjugés de la psychologie classique concernant l'essence même de la motivation, c'est cet essai qui, en retour, nous donne les moyens de faire éclater les limites d'une description pure liée à une coupe instantanée dans la durée. Le conflit, la maturation, le choix sont inséparables du temps; Bergson nous a enseigné que la durée est la vie même de notre liberté. Nous ne l'oublierons pas quand nous tenterons de donner un souffle de vie à ce squelette de notions que notre premier chapitre tente de dresser. 3) Une dernière confrontation nous permettra de préciser le sens de ce rapport de motif à décision. Une certaine tradition intellectualiste croit devoir sauver l'originalité de la volonté en opposant les motifs aux mobiles; les mobiles seraient affectifs et passionnels, les motifs rationnels et assagis. La motivation volontaire serait une espèce de raisonnement pratique où la décision jouerait le rôle de conclusion et les motifs de prémisses. Le sentiment d'obligation qui accompagne fréquemment ce raisonnement ne serait pas d'une autre nature que la nécessité intellectuelle qui accompagne le raisonnement scientifique. Nous ne recourrons pas à ce genre d'opposition; elle suppose qu'en dehors du jugement rationnel la vie mentale est seulement tributaire d 4 une explication naturaliste et causale? Cet intellectualisme partage avec l 4 empirisme ce pr 2 jug 2 qu 4 un mobile est une cause! Et que nous ne nous soustrayons â l 4 empire des choses que par la clart 2 d 4 un raisonnement. Il faudra pourtant se convaincre que la plupart de nos motifs ne sont pas faits d'une autre étoffe que notre vie affective; toute notre conception du corps, de l'involontaire corporel offert au magistère du " je veux", reposera sur cette conviction que c'est l'élan même de l'involontaire corporel qui meut notre vouloir, mais d'une motion sui generis que notre arbitre adopte en se décidant. Le rapport motif-décision est plus vaste que le rapport de prémisses à conséquence dans un raisonnement pratique. Le raisonnement pratique n'en est qu'une forme dépourvue de tout caractère exemplaire; la vie réelle n'en offre que peu d'exemples, comme nous le verrons plus tard; le type de la décision rationnelle est une sorte de cas-limite où se dégradent même certains traits fondamentaux de la décision. Descartes assurément serrait de plus près la vérité quand il liait la décision pratique à l'impossibilité d'épuiser l'analyse rationnelle d'une situation dont l'urgence d'ailleurs ne permet pas de pousser bien avant la clarification. Si l'intellectualisme rétrécit arbitrairement la motivation au cadre étroit du raisonnement pratique, c'est faute d'avoir considéré

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l'essence de la motivation, à la fois dans sa rigueur exclusive de la causalité et dans son amplitude accueillante pour l'infinie diversité de l'expérience.

Il faut et il suffit pour qu'une tendance soit un motif qu'elle se prête au rapport réciproque des tendances affectives ou rationnelles qui inclinent le vouloir et d'une détermination de soi par soi qui se fonde sur elles. Le rapport circulaire des motifs et de la décision est la mesure éidétique de toute observation empirique. Nous pourrions en ce sens répéter la formule antique: le motif incline sans nécessiter. Mais le mot nécessiter a des sens trop nombreux qu'il faut distinguer. 1 Si la nécessité est synonyme du déterminisme naturel la formule se traduit ainsi: motif n'est pas cause. 2 Si la nécessité désigne le fond invincible du caractère, de l'inconscient et de la vie sur lequel se détache un motif déterminé, et tout ce que Jaspers appelle les situations-limites de l'existence humaine, la formule prend un autre sens: elle souligne la différence entre un involontaire susceptible d'être cerné, affronté et changé, qui est précisément le motif, et un involontaire diffus, investissant et incoercible, qui ne peut plus être motif de... mais cette nécessité en première personne relève encore d'une autre dimension du libre vouloir: le consentement. 3 Enfin, le mot nécessiter pourrait désigner improprement l'esclavage des passions, la captivité par le rien. Cet esclavage est mis ici entre parenthèses. La formule prend alors un troisième sens: la motivation d'un libre vouloir est plus fondamentale que l'aliénation de la conscience fascinée.

Motif et valeur: la limite entre la description pure et l'éthique délimitée du côté de la physique, la description de la motivation doit l'être du côté de la morale. Or, s'il est aisé de montrer la naissance du problème moral dans une réflexion sur les motifs du vouloir, il est plus malaisé de tracer la ligne de démarcation entre les deux disciplines. Un motif figure et, si l'on peut dire, " historialise " une valeur et un rapport de valeurs: invoquer une raison c'est non expliquer,

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mais justifier, légitimer; c'est invoquer un droit. Mais la valeur impliquée dans l'élan du projet ne prend pas nécessairement la forme du jugement de valeur, comme l'imputation du moi par lui-même, enveloppée dans la décision, était seulement prête pour une réflexion qui l'explicite en forme de jugement de responsabilité. Cette réflexion qui élève le motif au rang de valeur jugée prend elle aussi pour occasion les rapports du moi avec autrui: je me justifie devant..., aux yeux de...; je cherche une approbation, je conteste ou préviens une désapprobation; à mon tour j'apprends à évaluer mes actes en évaluant ceux des autres; bref, c'est dans un contexte social de louange et de blâme que je réfléchis sur la valeur. Mais une méditation sur le " on " et ses évaluations inauthentiques, semblable à celle que nous avons amorcée à propos du jugement d'imputation, nous conduirait à des considérations voisines: l'évaluation sociale n'est que l'occasion, parfois la chance et souvent la dégradation, d'un pouvoir plus primitif d'évaluation constitutif de la volonté individuelle. Il est de l'essence d'une volonté de se chercher des raisons; c'est par elle que passe l'évaluation sociale, c'est en elle qu'elle trouve des racines et un médium.

Le caractère réflexif de l'évaluation confère donc au jugement de valeur une signification comparable au jugement de responsabilité; l'évaluation implicite, quand elle est emportée par le mouvement en avant de la conscience, reste un sentiment enveloppé dans le projet lui-même: c'est le projet qui vaut. Quand je réfléchis sur la valeur du projet, j'en détends quelque peu l'élan; l'évaluation est alors un mouvement de recueillement pendant lequel j'interroge la légitimité de mes projets et mets en question ma propre valeur, puisque mon projet, c'est moi: ce recueillement, ce retour sur la valeur, peut rester un moment enveloppé dans une dialectique plus vaste de l'élan et de la réflexion. Mais que le retour sur la valeur soit durable, que l'élan de la décision soit longuement suspendu, que le rapport de l'évaluation à quelque projet soit même entièrement aboli, l'évaluation s'isole de l'élan de la conscience vers l'action. C'est pourquoi les jugements de valeur ne portent pas la marque future du projet mais s'énoncent au présent de valeur: ceci est bon; et comme ils perdent plus généralement toute référence à une insertion imminente

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ou ajournée du projet dans le monde, leur mode grammatical n'est plus l'impératif ou le gérondif, mais l'indicatif de valeur.

Quelle est, dans ces conditions, la frontière entre la description pure du vouloir et l'éthique? Il apparaît d'abord clairement que l'éthique commence par faire abstraction de l'élan du projet dans lequel est enveloppée l'évaluation pré-réflexive. La conscience se constitue en conscience morale lorsqu'elle se fait toute entière évaluation, réflexion sur ses valeurs. Cette évaluation développée est sans doute un jugement, plus précisément de comparaison: ceci est meilleur que cela; celi est hic et nunc le meilleur; ce jugement, à l'échelle réduite d'une situation, a pour horizon ou pour arrière-plan des repères ou des références de valeur qui ne sont pas chaque fois activement ré-évaluées mais plutôt forment, pour une conscience donnée, à une époque donnée de son développement, une table concrète plus ou moins ordonnée, ou mieux une configuration ou une constellation d'astres fixes; ces valeurs non ré-évaluées forment, si l'on peut dire, son ciel éthique, son " habitus " moral; le terme d'horizon de valeur suggère bien ce qu'est une conscience éthique: c'est une conscience qui, à l'inverse de la conscience voulante, remonte des raisons de son projet aux raisons de ses raisons, remet en question ses références de valeur et s'interroge sans fin sur ses valeurs prochaines, puis lointaines, puis avant-dernières, puis dernières, et réévalue son ciel éthique. À mesure qu'elle prend ainsi de la distance par rapport à son projet présent, elle radicalise tous ses problèmes et évalue sa vie et son action dans leur totalité. L'éthique est cette radicalisation. Or cette épreuve ne va pas sans une autre espèce d'angoisse, qui n'est plus l'angoisse du pouvoir-vouloir ou du pouvoir-pouvoir mais l'angoisse des fins dernières. En effet, chaque projet ne met jamais en jeu qu'un secteur de valeurs par rapport auquel tout le champ de valeur sert de référence. Dans une situation donnée, je cherche un point d'appui: je le trouve normalement dans la totalité des valeurs non réévaluées à ce moment et qui au cours du débat avec moi-même révélèrent leur puissance de motivation dans cette situation. Toutes mes autres valeurs fonctionnent comme volant dans une évaluation partielle; c'est ce que Bergson a décrit dans les deux sources sous le nom du tout de l'obligation. Mais dans les grandes crises, à l'occasion d'une épreuve qui me radicalise, en face d'une situation bouleversante qui m'attaque dans mes raisons dernières, ce sont mes étoiles

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fixes que j'interroge. Tout est changé. Je ne puis plus demander quel est l'horizon de valeur de telle évaluation. Les dernières valeurs sont soudain dévoilées comme celles qui ne se réfèrent plus à... mes étoiles fixes sont-elles fixes? Comment tracer les derniers axes de référence? Que signifie dernier? L'angoisse du fondement de valeur m'étreint; car cette question: que signifie dernier? Se mue nécessairement dans une autre: y a-t-il un dernier dans la valeur? (L'anagkê stênai) me devient suspect. Le grund devient abgrund. Cette angoisse, elle aussi, est une angoisse dans la réflexion, et il n'est pas certain qu'elle puisse se dénouer dans la réflexion. Elle le pourrait s'il existait quelque chose comme une intuition platonicienne des valeurs et si le recueillement de la réflexion dessinait le champ clos d'une aperception absolument pure où des valeurs absolues se montreraient. Cette intuition viendrait en quelque sorte aveugler l'abîme, se dilatant et se radicalisant à mesure que la question de mes fins s'enflerait elle-même et se hausserait au niveau des questions dernières.

Je crois, pour ma part, qu'il existe une certaine révélation émotionnelle des valeurs dans une situation donnée; Max Scheler a orienté l'éthique dans une direction satisfaisante par sa conception des à priori émotionnels; mais je crois qu'il s'est fait illusion sur l'autonomie de cette intuition émotionnelle par rapport à l'élan de mon dévouement, c'est-à-dire par rapport à un projet en acte; par là-même il s'est fait illusion sur la possibilité d'une éthique pure. Cette intuition émotionnelle, sur laquelle nous reviendrons tout à l'heure, paraît soumise à une étrange condition qui la rend insolite. Les valeurs ne m'apparaissent qu'à la mesure de mon loyalisme, c'est-à-dire de mon active consécration. Dans notre langage de description pure: toute valeur vaut par rapport à un projet éventuel; ce qui signifie: les valeurs ne m'apparaissent que dans une situation historique qualifiée où je m'oriente et cherche à motiver mon action. La motivation d'un projet précis est le rapport fondamental où s'insèrent des jugements moraux. C'est pourquoi nous disions plus haut: un motif " figure " ou, si l'on peut dire, "historialise " une valeur ou un rapport entre valeurs: après J Royce et G Marcel je dirai que les valeurs ne sont pas des idées intemporelles mais des exigences suprapersonnelles, soulignant par là que leur apparition est liée à une certaine histoire à laquelle je collabore activement de toute ma puissance de dévouement, bref à une histoire que j'invente. Oui, c'est cela le paradoxe de la valeur: elle n'est pas absolument un produit de l'histoire, elle n'est pas inventée, elle est reconnue, saluée, découverte, mais à la mesure de ma capacité de faire de l'histoire, d'inventer l'histoire. Royce a particulièrement souligné que seul un dévouement de caractère collectif

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(ou plutôt communautaire) à ce qu'il appelle une cause peut faire affleurer les valeurs qui confèrent un sceau à cette cause; et plus cette cause sera elle-même la cause de l'humanité toute entière, plus nous accéderons à des valeurs universelles. Il n'est pas certain que ce dévouement soit le seul mode selon lequel s'historialisent les valeurs ou plutôt selon lequel nous les faisons figurer historiquement en faisant l'histoire. Il nous suffit de dire, au niveau d'abstraction que nous avons adopté: c'est en motivant un projet (ce projet étant lui-même un moment dans une conscience militante) que je rencontre des valeurs. S'il est quelque contemplation du bien, elle ne se soutient que par l'élan de la conscience qui incorpore ses valeurs à un projet. Détaché de cette dialectique vivante de contemplation et de décision, de légitimation et d'invention, le jugement de valeur perd non seulement sa fonction mais même sa possibilité. Il est de l'essence de la valeur de n'apparaître que comme le motif possible d'une décision. Je ne suis le témoin des valeurs que si j'en suis le chevalier. Là est la source d'une déception certaine qui paraît bien s'attacher à toute théorie des valeurs. Je ne vois pas les valeurs comme je vois les choses. Je ne vois que ce que je suis prêt à servir. La nature même de la valeur et du voir qui lui paraît approprié semble enfermer toute théorie des valeurs dans un cercle. D'un côté la volonté cherche en elles sa légitimité, se tourne vers elles pour en recevoir la consécration du bien; d'autre part l'évaluation n'est qu'un moment d'une initiative de la volonté qui s'enrôle à son service. Je ne veux que si je vois, mais je cesse de voir si je cesse absolument de vouloir. C'est la différence de principe qui sépare la vérité du bien de la vérité de la chose; l'attention que requiert la seconde ne met en jeu que le pur entendement émondé de passions; l'attention qu'exige la première mobilise tout mon être; les valeurs ne sont jamais données à une conscience spectaculaire; impartialité et objectivité n'ont plus le même sens en face de la valeur qu'en face des objets empiriques. Cela explique les intermittences et la cécité plus ou moins durable qui affligent notre perception du bien. Peut-être comprenons-nous maintenant pourquoi la pure réflexion sur les valeurs, en marge de tout engagement, doit être une angoisse sans retour. Pour la seconde fois la réflexion apparaît comme la subversion d'un certain rapport vivant qu'il me faut toujours retrouver, parce que toujours la réflexion tend à l'annuler. De même que l'imputation de moi-même dans le projet ne peut s'exiler du projet sans se perdre dans le mauvais infini de la réflexion, de même l'évaluation déliée du dévouement ne peut que s'abîmer dans une question sans fin. Il faut toujours revenir à une seconde naïveté, suspendre la réflexion qui elle-même suspendait le rapport vivant de l'évaluation au projet.

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C'est à cette condition que l'on peut rejoindre l'interprétation schélérienne des à-priori émotionnels; elle est sans défense contre une critique qui d'abord les exile de l'histoire et de l'action, et les soumet à l'action dissolvante de la réflexion qui doit véritablement sombrer dans un doute meurtrier. Mais, replacée dans son contexte de dévouement, retrouvée comme une nouvelle immédiateté, l'évaluation pré-réflexive est bien en effet une espèce de découverte d'à-priori qui transcendent le vouloir et qui d'ailleurs ne sont aperçus que par masse, la véracité liée à l'amour, l'amour à la justice, la justice à l'égalité etc..., sans que jamais une valeur ait une signification isolée; ces à-priori ne peuvent non plus être détachés de l'histoire ou de la civilisation qui a présidé à leur accouchement: l'honneur conserve son " aura " féodale, la tolérance son accent du xviiie siècle, l'hospitalité sa résonance homérique etc...; et pourtant ce sont des à-priori inépuisables, illustrés très partiellement par un siècle ou une classe sociale, qui donnent une noblesse et un style à ce siècle ou à cette classe. La tâche de l'éthique est alors de rendre explicite les actes émotionnels originaux par lesquels la conscience se sensibilise à des valeurs: Kant lui-même a inauguré cette description avec l'étude du respect et du sublime; mais cette sensibilité à la fois humiliée et exaltée n'est qu'un des modes possibles de l'évaluation qui peut moduler sur une infinité d'autres tons affectifs selon qu'elle s'accorde sur le noble, l'héroïque, le juste etc... chaque mode émotionnel représente un tropisme différent de la conscience évaluante qui se tourne vers un secteur de valeurs aux frontières indéterminées, lesquelles en retour rendent possible, au sein de la motivation, la légitimation d'un secteur de projets.

Quelle est alors la frontière entre la description pure du vouloir et l'éthique? Il est plus facile de montrer le passage de l'une à l'autre que de désigner le moment où la frontière est franchie. La description pure du vouloir appelle une réflexion spécifiquement morale sur l'évaluation: quels sont les rapports de l'évaluation avec l'à-priori d'une part et avec l'histoire d'autre part? Comment peut-elle être liée d'un côté avec la révélation affective d'à-priori matériels et d'un autre côté avec les critères formels d'universalisation que Kant a si heureusement mis en lumière et qui gardent un rôle subordonné mais fondamental dans l'évaluation? Comment respecter le lien de l'évaluation à des problèmes finis, à des situations historiquement déterminées, à des personnes dont la destinée, la vocation et l'expérience sont limitées, sans ruiner sa référence d'autre part à un mystère infini de sainteté qui illimite toute valeur et luit dans la transparence de son appel et de son exigence? Cette réflexion sur l'évaluation, qui est l'éthique, est donc appelée par notre description pure; mais celle-ci en dénonce en

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même temps la fragilité en marge de la vie. Si l'éthique et la pratique cessent de faire cercle, l'une et l'autre se corrompent. L'éthique n'est donc possible que comme réflexion sur l'évaluation impliquée dans l'élan du projet et pourtant cette réflexion cesse d'être possible et s'abîme dans l'angoisse sans fond si elle coupe le lien ombilical qui la rattache à l'élan, à la générosité même de la liberté. C'est cette " situation menacée des valeurs éthiques " qui rend toujours précaire la réflexion éthique; cette réflexion doit tour à tour s'esquisser en marge de l'action et s'annuler elle-même par ce mouvement de décollement à distance de l'action.

Motivation, détermination par soi, projet le cercle de l'éthique et de la pratique répète le cercle plus fondamental du motif et de la décision. Tout motif qui " historialise " une valeur est motif de... et toute décision qui " dévoue " le vouloir à une valeur est décision à cause de... ce cercle, à son tour, s'enracine dans la plus élémentaire des réciprocités, celle de l'involontaire et du volontaire, l'involontaire corporel étant la source existentielle de la première couche de valeurs et le résonateur affectif de toutes les valeurs même les plus fines. Ce cercle figure donc la difficulté centrale de la description pure: comment se nouent dans la décision la détermination par le motif et la détermination par soi?

C'est encore à partir du projet qu'il faut comprendre ce nexus. Ces deux déterminations qui ne sont ni l'une ni l'autre une détermination causale de type empirique ou naturaliste sont deux dimensions compatibles et cohérentes du projet. L'une désigne l'initiative de l'élan et l'autre son point d'appui.

Plus exactement l'imputation du moi et la motivation désignent la liaison au coeur du décider d'une activité et d'une réceptivité spécifiques. On se tromperait totalement sur l'homme-et nous découvrirons progressivement que la condition d'homme a pour index limitatif l'être de la transcendance-si on tenait le vouloir pour un acte pur. L'activité n'a pas seulement un contraire mais aussi un complément: un contraire de passivité dont le type est l'esclavage des passions, un complément de réceptivité dont les motifs nous offrent le premier exemple et que les organes de la motion volontaire et la nécessité d'une condition non-choisie illustreront encore de façon différente. Je fais mes actes dans la mesure où j'en accueille les raisons. Je fonde l'être physique de mes actions pour autant que je me fonde sur leur valeur, c'est-à-dire sur leur être moral. On ne peut guère éclairer cette liaison fondamentale que par l'exégèse de quelques métaphores révélatrices; nous avons déjà

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souligné le pouvoir de suggestion des métaphores lorsqu'elles s'annulent mutuellement comme image et se délivrent mutuellement de leur signification indirecte.

Ce n'est pas par hasard que la réceptivité du vouloir s'exprime par des métaphores sensorielles: la perception est le modèle même de la réceptivité; elle est la toute première disponibilité de la conscience. Entendre-entendement-voix-parole - logos: on prête l'oreille à la tentation, on lui fait la sourde oreille pour n'écouter que son devoir. L'image du tribunal développe cette métaphore de façon d'ailleurs rigide: le vouloir est un arbitre (libre ou serf-arbitre) qui écoute et consulte; les éclectiques ont pris au mot la métaphore et canonisé la délibération en forme de procès, avec sa pompe, sa procédure et, si l'on peut dire, sa liturgie. L'argumentation complexe du procès est, on le verra, une complication, issue de l'obstacle et de l'échec, d'une attitude plus primitive, plus enveloppée: à savoir un bref recul, une informe question, une consultation sans discours. Voir-intuition-respect-lumière: video meliora, deteriora sequor.

Le goût: l'amer devoir. Par tous ses sens la conscience accueille ce qu'elle n'engendre pas, du moins aux yeux d'une description fidèle au donné et réserve faite d'une production transcendantale des objets et des valeurs que l'on ne saurait en tout cas considérer comme une donnée pure de la description.

L'acte sensoriel essentiel consiste à s'ouvrir ou se fermer, se tourner ou se détourner: cette mise en direction du sens qui s'offre à son objet est la figure même de l'évaluation. Mais, en retour, comme le suggère la relation intersubjective de l'accueil sous la forme développée de l'hospitalité, il n'est point d'accueil sans la maturité d'un moi qui reçoit dans son aire, dans son ambiance, bref dans une zone qu'il qualifie activement et qui est son chez soi. L'accueil est toujours l'autre face d'une générosité qui irradie et embrasse l'être reçu. C'est ce que suggère un autre cycle de métaphores de caractère plus dynamique: je me rends à des raisons, j'adhère à un parti, je me range à une opinion (on disait au xviie siècle " se joindre de volonté "), j'adopte une position, comme un enfant étranger accueilli chez son père adoptif. Ces métaphores de l'adhésion, ou mieux de l'adhérence, insistent sur

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le mouvement qui annule une distance, la distance humble du respect et la distance souveraine de l'arbitre; ainsi est corrigée l'intention impropre des métaphores sensorielles: le voir reste spectaculaire; ce que je regarde reste devant moi; ce que j'adopte pénètre chez moi; le vouloir et la valeur sont confondus et unis. C'est cette union qui fait d'une valeur un motif de...: je reçois la valeur au foyer de ma conscience. Elle est chez moi, et moi je vis de ses dons.

Ces premières réflexions permettent d'interpréter la périlleuse métaphore du commandement et de l'obéissance. Elle est empruntée à la communication des consciences, mais elle est l'analogue de ce rapport plus intime entre la valeur et le projet. La valeur n'est pas nécessairement un ordre reçu d'autrui; le respect de la valeur n'est pas nécessairement issu de l'obéissance à l'autorité sociale hors de moi; mais l'obéissance est l'occasion, la chance, - et encore une fois le piège, - où il m'est offert de rencontrer le problème de la légitimité; le commandement d'autrui me pose la question de la légitimité de son ordre, mais aussi celle de la légitimité de ma soumission. L'obéissance authentique est celle qui est consentie, c'est-à-dire qui suscite en moi des raisons d'obéir. Or une raison d'obéir est un motif personnel de décision. Nous dirons donc qu'il est de l'essence de l'acte volontaire de pouvoir être à la fois quelque chose comme un commandement-sur le possible, sur le corps, sur le monde-et quelque chose comme une obéissance-à des valeurs reconnues, saluées et reçues. C'est pourtant avec précaution que nous devons user de cette métaphore; non pas tant en raison de l'équivoque qu'elle crée entre une relation sociale et une relation fondamentale au sein de la conscience que pour sa résonance morale et même kantienne; l'obéissance à l'impératif de l'obligation n'est pas toute la motivation volontaire; les mobiles affectifs ne peuvent être exclus de la motivation volontaire pour des raisons descriptives; c'est un argument étranger à la description pure qui a conduit Kant à constituer le rapport de la liberté à la loi dans sa pureté en quelque sorte chimique; il cherche quel rapport peut être nécessaire et à priori entre la maxime d'une action et un vouloir libre; or cette exigence de méthode nous est ici étrangère; nous cherchons au contraire à surprendre dans toute son ampleur le rapport projet-motif, antérieurement à toute restriction imposée par une exigence éthique à priori. À cet égard les remarquables analyses de Rauh, trop oubliées de nos jours, peuvent nous aider à restituer à la motivation volontaire toute son envergure; rien n'interdit à priori de considérer un désir comme un motif et même comme une valeur, pourvu que dans l'accueil du désir le vouloir s'appuie sur lui en se déterminant soi-même; par principe toute spontanéité, corporelle ou non, peut incliner sans nécessiter et fonder

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une décision souveraine. Si donc nous voulons restituer à la motivation toute l'ampleur compatible avec la rigueur de sa notion, nous ne pouvons comprendre l'obéissance que comme l'index de cette réceptivité à des valeurs où nous faisons tenir l'essence de la motivation et que cernent toutes les autres métaphores de l'ouïe, de la vue, de l'adhésion, de l'accueil. C'est la convergence de toutes ces métaphores qui oriente l'esprit vers la signification de la motivation, dont l'analyse doit respecter l'ampleur.

Une dernière métaphore peut être introduite, la plus importante puisqu'elle donne son étymologie au mot motif, la plus dangereuse puisqu'elle invite à une interprétation naturaliste du vouloir. Le motif est comme une motion, une impulsion. La volonté ne meut que sous la condition d'être mue. Cette métaphore, de tonalité aristotélicienne, prêtait à moins d'équivoques au temps où la notion de mouvement n'était pas épuisée par l'expérience empirique du mouvement dans l'espace, du " mouvement local", mais englobait tout changement d'un contraire en l'autre. Sous l'influence des sciences exactes, cette marge de signification s'est rétrécie et le surplus de sens s'est réfugié dans la métaphore: quel motif l'a poussé? ... J'incline à penser que... le motif est le clinamen du vouloir. Certes, et nous l'avons assez dit, la motion par la valeur diffère de la motion physique comme la raison de la cause et reste l'autre face d'une détermination de soi par soi. Mais, par delà la distinction des significations, l'analogie réside en ceci que la décision volontaire et l'effet physique sont tous deux réceptifs, l'un par rapport à ses motifs et l'autre par rapport à sa cause. Nous sommes arrivés à un point où la description pure permet déjà de prendre parti contre la fameuse liberté d'indifférence; celle-ci répugne à l'essence même de la motivation. Mais en même temps la description pure nous autorise à refuser le dilemme: ou la liberté d'indifférence ou le déterminisme. Le second confond le motif et la cause et d'une façon générale la conscience et la nature; la première manque le rapport fondamental du projet au motif.

Pouvons-nous du moins surprendre ce rapport par delà les métaphores, au noeud de l'activité et de la réceptivité, de la possibilité inaugurée et de la légitimité accueillie? Quelques expériences privilégiées conduisent la réflexion au voisinage de ce rapport; au premier rang se place le sentiment de responsabilité dont nous avons commencé plus haut l'analyse; en lui se nouent le sentiment de pouvoir et celui de valoir; si en effet j'assume la charge des choses et des êtres dont je réponds, c'est dans la mesure où je m'en sens chargé, c'est-à-dire où j'en reçois la charge. Il n'est pas de responsabilité authentique sans la conscience d'une mission confiée, d'un pouvoir légitimé par une délégation qui peut d'ailleurs rester virtuelle (de la part de mon pays, d'une communauté, de l'humanité toute entière). L'acte responsable

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se distingue de l'acte gratuit et mieux encore du pari stupide-qui est pour rien, pour rire, pour personne-par ce sacre, cette onction que la valeur confère à l'action et par la prise qu'elle exerce sur moi et à laquelle je réponds. C'est par ce biais de la valeur légitimante que je puis être non seulement responsable de..., mais responsable devant...; car la valeur, dans la situation historique périlleuse où je l'appréhende, est le lien transpersonnel d'un groupe d'hommes auquel je me dévoue. Je suis responsable devant ceux qui m'envoient en quelque sorte en mission, - devant ceux en particulier qu'une certaine différenciation sociale érige en gardiens particulièrement vigilants de ces valeurs menacées et militantes; c'est dans cette légitimation de ma responsabilité qu'est inscrite la possibilité de principe d'un jugement prononcé sur mon action, du blâme et de l'approbation, bref de la sanction: il suffit que mon juge ait été en quelque façon consacré garant de ces valeurs dont je suis le militant. Si donc je puis être responsable devant..., c'est d'abord parce que ma souveraineté a pour mesure un ordre de valeurs qui l'a motivée ou qui devrait la motiver. Dans cette mutuelle implication de la valeur et du pouvoir, l'initiative procède alternativement de l'une ou de l'autre. Tantôt c'est mon pouvoir qui m'apparaît dans une disponibilité exaltante qui se cherche une cause digne de son dévouement, tel le loisir de l'esclave libéré, encore ignorant de l'usage qu'il fera de ce talent déterré. Un trou se fait dans l'histoire, une place est béante pour du possible, du non-résolu se découvre à quoi quelque valeur peut être imposée. Tantôt au contraire, c'est le sentiment d'une mission qui s'empare d'une vie éteinte et peut-être d'un corps débile, et éveille en moi des pouvoirs que je ne connaissais pas. Les guerres, les révolutions, les malheurs domestiques, les vocations philantrophiques ou religieuses révèlent ces situations extraordinaires où la valeur fraie la voie à la possibilité même. Tu dois, donc tu peux, dit la vocation. Alors il faut tailler à la hache dans un monde qui ne semblait pas avoir prévu la place de ce grand dessein. Peut-être même, par son intransigeance - l'intransigeance de l'Électre de Giraudoux -, la valeur devra-t-elle paraître destructrice d'une réalité historique obstinément non-poreuse. Ainsi tour à tour la possibilité se cherche une légitimité et la légitimité se suscite une initiative à sa dévotion.

Que maintenant se rompe ce pacte primitif du projet, de la détermination de soi par soi et de la valeur motivante, l'acte même du vouloir qui les rassemble vole en éclats: les débris méconnaissables se nomment acte gratuit, angoisse, scrupule.

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Nous connaissons déjà l' angoisse du pouvoir-pouvoir, sans projet qui le leste et l'engage; mais le pouvoir sans projet est aussi le pouvoir sans valeur; la même hyper-réflexion qui exténue le pouvoir de se déterminer le déracine en même temps de son humus de valeurs et suspend, avec le geste d'esquisser un futur déterminé, celui de se fonder sur... au fond de cette impasse il n'est plus que de faire demi-tour pour rallier le pays des projets et ensemble celui des valeurs. Si la vie commence au delà de l'angoisse, cet au delà est un retour à l'en deçà, à la naïveté, dût cette naïveté avoir été mûrie par l'expérience de l'angoisse.

C'est alors que l'acte gratuit peut paraître comme la réaction de santé au terme de cette réflexion quintessenciée sur le pouvoir-être; je fais quelque chose, quelque chose d'inutile, peut-être de vain qui, sans avoir la densité des actes responsables, fait du moins cristalliser une intention déterminée dans le brouillard de la possibilité informe. Mais si l'acte gratuit à son tour affleure au niveau de la réflexion meurtrière, il doit s'apparaître comme désespoir, désespoir de la liberté vile, c'est-à-dire sans valeurs; il est nécessaire que la réflexion s'enfonce dans ce tunnel; car, par un mouvement admirable, comparable à la découverte du cogito au fond du doute, l'acte gratuit fait encore briller l'invincible rapport du décider au motif; la liberté s'affirme passionnément elle-même à cause d'elle-même, par respect pour elle-même, se saluant elle-même comme son ultime motif.

Le scrupule est la corruption du vouloir symétrique de l'acte gratuit: c'est aussi une espèce d'angoisse, issue d'une réflexion sans fin sur la valeur, dans l'impuissance de la décision; lui aussi a perdu la naïveté de l'élan et de l'appui; le ver rongeur de la réflexion s'y emploie à corrompre l'expérience de la valeur qui n'est plus une impulsion mais une stagnation. Sans cesse les raisons sont mises en question, tenues à distance et critiquées, dans une ratiocination qui demeure sur le mode problématique. Or cette angoisse de la valeur procède d'une autre exténuation de la générosité originelle: la volonté s'est dégradée en puissance de délai; elle s'est faite lacune intérieure, distance qui écoute, silence pour la valeur; mais cet armistice du pouvoir est une funeste perte de l'élan: le vouloir qui ne s'engage ni ne se dévoue est aussi un vouloir qui adhère à nulle valeur; car une valeur ne se révèle vraiment qu'au moment où je l'adopte, m'appuie sur elle, l'invoque comme motif de...; ainsi pouvoir et motif se corrompent ensemble, attestant encore, par leur solidaire dégénérescence, leur primitive mutualité. Absence d'acte, néant de pouvoir, ombre de valeur... toutes nos analyses, - qu'elles procèdent de l'élucidation directe des notions, de l'exégèse des métaphores révélatrices ou de l'effort pour éclairer quelques expériences fondamentales -

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concourent à la même définition de l'essence du décider. Décider c'est 1) projeter la possibilité pratique d'une action qui dépend de moi, 2) m'imputer moi-même comme l'auteur responsable du projet, 3) motiver mon projet par des raisons et des mobiles qui " historialisent " des valeurs susceptibles de le légitimer. En particulier le lien de l'activité à la réceptivité annonce la limite fondamentale d'une liberté qui est celle d'une volonté d'homme et non d'un créateur. L'entrée en scène du corps et de l'involontaire corporel doit maintenant, au prix d'un éclatement de méthode, nous proposer d'éclairer, à la limite de l'objectivité des essences, l'existence même de cette volonté d'homme, inclinée par un corps existant, et nourrissant de durée l'événement concret du choix.

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Chapitre II l'involontaire corporel et la motivation: introduction: l'existence corporelle aux limites de l'eidétique mon corps n'est qu'une source de motifs parmi d'autres; je puis évaluer ma vie et la mesurer à d'autres biens; mais il est la source la plus fondamentale de motifs et le révélateur d'une couche primordiale de valeurs: les valeurs vitales; préférer d'autres valeurs-" échanger " comme dit Platon, ma vie contre la justice par exemple - n'est point dès lors trancher un débat purement académique, c'est proprement mettre en jeu mon existence, me sacrifier. Toute autre valeur prend ainsi une gravité, une portée dramatique par comparaison avec les valeurs que mon corps "historialise".

Cette note d'existence c'est mon corps qui l'introduit; il est le premier existant, ingénérable, involontaire. Ainsi, soudain, s'anime le rapport tout abstrait du vouloir à ses motifs; la parenthèse qui protégeait la description pure est levée; le " je suis " ou " j'existe " déborde infiniment le " je pense".

Mais si, comme il a été montré dans l'introduction, la description pure qui restait encore au niveau d'une objectivation des structures du cogito doit être transcendée, elle ne peut être transgressée; la vocation de l'entendement reste de comprendre autant qu'il est possible. C'est pourquoi le rapport de l'involontaire corporel à la volonté doit être éclairé à la lumière des rapports compris entre motif et projet. Ma faim, ma soif, ma crainte de la douleur, mon envie de musique, ma sympathie se réfèrent à mon vouloir sous forme de motifs. Le rapport circulaire du motif au projet exige que mon corps soit reconnu comme corps-pourmon-vouloir et mon vouloir comme projet-qui-se-fonde (en partie) sur-mon-corps. L'involontaire est pour la volonté et la volonté est en raison de l'involontaire. La description pure nous arme donc contre les préjugés du naturalisme et contre son explication irréversible du supérieur par l'inférieur. Mais éclairer n'est pas comprendre, maîtriser une structure. L'involontaire corporel n'est pas seulement l'illustration des purs rapports que l'eidétique décrit, il transcende tout discours. Nos besoins, en tous les sens du mot, sont la matière de nos motifs. Or nos besoins sont non seulement opaques au raisonnement qui voudrait les déduire du pouvoir de penser, mais même à la clarté

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de la réflexion. Éprouver est toujours plus que comprendre. Non point que la faim ou la soif ne se prêtent à aucune clarté de la représentation; au contraire c'est en elle que le besoin s'achève et se signifie; c'est par elle qu'il entre dans le cycle de la volonté; mais en deçà de la représentation, l'affectivité reste insaisissable et proprement incompréhensible. L'affectivité est d'une manière générale le côté non transparent du cogito. Nous disons bien: du cogito. L'affectivité est encore un mode de la pensée au sens le plus large; sentir est encore penser, mais le sentir n'est plus représentatif de l'objectivité mais révélateur d'existence; l'affectivité dévoile mon existence corporelle comme l'autre pôle de toute existence lourde et dense du monde. Autrement dit c'est par le sentir que le corps propre appartient à la subjectivité du cogito. Mais comment atteindre le sentir dans sa pureté? Tout essai pour prolonger la conscience de soi dans les régions ténébreuses du besoin est décevant à quelque degré. Une introspection du corps est une gageure. Il faudrait pouvoir descendre en deçà du jugement sous toutes ses formes, à l'indicatif, à l'impératif, à l'optatif, etc. , C'est-à-dire en deçà du moi qui s'oriente dans l'existence et prend position, en deçà même de la représentation qui revêt le besoin de sa visée objective. Il faut avouer que cette régression ne peut être que feinte, suggérée par une sorte de torsion, de régression et même de reniement de la conscience claire qui tente de passer à la limite de sa propre exténuation.

C'est cette opacité de l'affectivité qui nous invite à chercher dans l'objectivation du besoin et de l'existence corporelle la lumière que le cogito se refuse à lui-même. Tout nous invite à traiter la vie involontaire comme un objet, au même titre que les pierres, les plantes et les animaux. Le fait même que la volonté se sente investie par le besoin, s'oppose parfois violemment à lui comme pour l'expulser de la conscience, le met à mi-chemin de la conscience et de la chose étrangère; le stoïcisme va jusqu'au bout de ce mouvement et traite le corps en étranger. Or le lien que le besoin institue entre mon corps et les choses confirme cette tentation; me nourrir c'est me situer au degré de réalité des choses dont je dépends; en même temps que je les transforme en moi-même, elles m'attirent sur le plan des objets et m'insèrent dans les grands cycles de la nature-cycles de l'eau, du carbone, de l'azote, etc. Cet aspect des choses s'impose non seulement au spectateur, mais à celui qui éprouve le besoin: les techniques par lesquelles je soigne mon corps l'assimilent à une machine qu'on répare. Le besoin souligne ainsi l'ambiguïté essentielle du corps:

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le sentir l'intègre à la subjectivité, mais il est notre intimité livrée en spectacle, offerte, exposée parmi les choses et exposée aux choses; là est la tentation du naturalisme, l'invitation à affranchir l'expérience du corps de son indice personnel et à traiter le corps comme les autres objets. Et si, de proche en proche, c'est toute la conscience qui est menacée par ce traitement objectif, c'est en dernière analyse parce que le corps y est mieux connu que dans l'intimité de la conscience de soi. Ainsi l'objectivation inévitable du corps contamine toute expérience de soi; le fait central et primitif de l'incarnation est à la fois le premier repère de toute existence et la première invitation à trahir.

Mais en retour, si l'opacité de l'affectivité invite à traiter l'involontaire corporel comme un objet, c'est l'échec de cette objectivation qui doit nous ramener au foyer de la conscience pour y tenter la gageure d'une introspection du corps propre à la limite de l'intelligibilité. Nous ne soulignerons jamais assez fortement combien la réalité du besoin est trahie par la psycho-physiologie. La description du besoin sera une excellente occasion pour mettre à l'épreuve les schémas courants et pour leur substituer ce rapport de diagnostic que nous invoquions dans l'introduction entre la connaissance objective du corps et l'expérience vive du cogito incarné. Je ne connais pas le besoin du dehors, comme événement naturel, mais du dedans comme besoin vécu, et, à la rigueur, par sympathie comme tien; mais j'en ai le diagnostic objectif dans l'appauvrissement du sang et des tissus, dans les réactions motrices ou glandulaires à cet appauvrissement. D'une part, le parallélisme tend invinciblement à expliquer la conscience par le corps; mais l'usage de la vie encore une fois nous y invite: le plus souvent il faut agir et il suffit d'agir sur le corps comme chose pour changer l'expérience que nous en avons; d'autre part le rapport de diagnostic, qui rapporte la connaissance objective du corps à l'aperception du cogito, opère une véritable révolution copernicienne: ce n'est plus la conscience qui est le symptôme du corps-objet, mais le corps-objet qui est l'indicateur du corps-propre auquel le cogito participe comme à son existence même. On comprendra ce langage si l'on remarque que le problème n'est jamais de relier la conscience (sujet) au corps (objet). La liaison de la conscience au corps est déjà opérée et vécue au sein de ma subjectivité et de ta subjectivité; elle est l'adhérence même de l'affectivité à la pensée; et même, comme nous le découvrirons peu à peu, tous les rapports de l'involontaire au " je veux", sous la forme de motifs, d'organes d'action ou de nécessité vécue, sont des aspects de cette liaison, de cette inhérence du corps propre au cogito. L'union de l'âme et du corps doit être poursuivie dans un unique univers du discours: celui de la subjectivité du " je pense " et du " tu penses". Dès lors le problème se pose des rapports,

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non de deux réalités, conscience et corps, mais de deux univers du discours, de deux points de vue sur le même corps, considéré alternativement comme corps propre inhérent à son cogito et comme corps-objet, offert parmi les autres objets. Le rapport de diagnostic exprime cette rencontre de deux univers du discours.

Telle est donc notre tâche: tenter d'éclairer l'expérience de l'involontaire corporel à la limite d'une eidétique de la motivation et en tension avec un traitement objectif et empirique du corps.

I le besoin et le plaisir: l'involontaire corporel n'est qu'une source de motifs parmi d'autres; le besoin en sens strict n'est à son tour qu'une partie de l'involontaire corporel. Notre enquête comportera donc trois cycles: 1) le besoin au sens strict, 2) l'empire de l'involontaire corporel, 3) la mise en place des valeurs illustrées par le corps parmi les autres valeurs motivantes. Cet élargissement progressif de l'analyse doit confirmer, par contraste avec la diversité matérielle des tendances, leur communauté formelle ou eidétique comme motif. Nature du besoin nous admettrons avec M Pradines que le besoin au sens strict se rapporte à l'activité d'assimilation alimentaire ou sexuelle. C'est l'appétit. Nous adoptons donc la distinction que M Pradines institue entre deux grandes formes de notre vie de relation: selon la première le vivant tend à s'approprier et à assimiler des choses ou des êtres qui complètent son existence et qui comme telles lui sont congénères (l'aliment, le liquide, l'autre sexe); selon la seconde, dans la fonction de défense, il tend à repousser de soi ce qui menace son existence et qui comme tel lui est étranger. Nous aurons à montrer plus loin pourquoi la langue courante parle du besoin en un sens plus large: besoin de lumière, de musique, d'amitié, etc. ; Il semble dès le début que cette extension de sens tient à deux raisons: les besoins au sens large ont une ressemblance matérielle avec les appétits par la note de manque qu'elles comportent et la révélation affective généralisée d'une lacune au coeur de l'existence; d'autre part le mot besoin tend à couvrir le champ même de la motivation et à désigner la forme commune à tous les motifs qui est d'incliner sans nécessiter.

Enfonçons-nous donc dans l'affectivité pure pour y éclairer les traits obscurs par lesquels le besoin (au sens strict) se prête à la motivation.

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L'appétit se donne comme une indigence et une exigence, un manque éprouvé de... et une impulsion orientée vers... manque et impulsion sont vécus dans l'unité indivise d'un " affect " (nous dirions affection, si le mot n'appartenait par ailleurs au langage des sentiments intersubjectifs; nous ne disons pas état affectif, le mot état impliquant repos et arrêt; seule la satiété serait en ce sens un état). Précisons: manque et impulsion sont vécus dans l'unité d'un affect actif, par opposé au plaisir et à la douleur qui sont au contraire des affects sensibles. Le besoin est un affect en ce qu'il est tout entier une indigence qui par son élan tend vers ce qui le comblera.

Mais de quoi est-il manque? Vers quoi est-il tendu? C'est ici que la réflexion doit se convertir au plus obscur et se faire pure épreuve de manque et d'impulsion, en deçà de toute prise de position du vouloir et même de toute représentation de la chose absente.

Dans cette régression vers la pure vie, nous pressentons un manque et une impulsion qui ne sont pas encore la visée en perception, en image ou en concept de quelque chose; ce n'est pourtant pas un manque quelconque, un élan quelconque, mais un manque spécifié, un élan orienté; je suis tourné vers l'autre, vers un autre spécifié, sans toutefois que cet ordre soit donné dans une représentation et soit même aucunement donné. Le manque dont je souffre, que je souffre, a un contour, comme le mot que j'ai sur le bout de la langue et que je reconnaîtrai quand, après avoir écarté les mots qui ne conviennent pas à ce manque, je rencontrerai celui qui remplit le creux de ma requête. Son objet n'est pas là, ni en chair puisqu'il doit être cherché, ni en portrait puisqu'il n'est aucunement donné, pas même " donné-absent", comme dit J P Sartre de l'imaginaire; imaginer c'est se figurer l'absent non en manquer. Une donnée (présente ou absente) est toujours relative à un don, c'est-à-dire à une rencontre qui est comme une grâce. On voit avec quelle prudence on peut dire que le besoin anticipe affectivement l'aliment, l'eau, etc... et en possède une " prénotion organique ": ces mots sont déjà dans le registre de la représentation. Il n'y a pas encore d'eau, de pain. Mais en deçà de la représentation il n'est guère possible que de parler négativement de cette anxiété élective; cette absence spécifiée, prise plus bas que la représentation de son objet, n'est autre que l'impulsion, et cette impulsion, prise en deçà du mouvement assumé par le vouloir, n'est autre qu'une absence inquiète et alerte, un manque orienté et actif.

Nous dirons donc négativement que le besoin n'est pas une sensation interne. D'abord l'expression "interne " ne rend pas compte de la direction vers l'autre qui est essentielle au besoin et

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qui atteste qu'il est, comme tout acte du cogito, conscience de... quand j'ai faim, je suis absence de... impulsion vers...; sans la représentation du pain, ma faim me porterait encore hors de moi. Ensuite l'expression " sensation " sacrifie le caractère tensif du besoin, bref ce qui fait l'originalité d'un effet actif. On peut expliquer aisément cette tendance de la plupart des psychologues à considérer le besoin comme une sensation interne; d'une part la décomposition du besoin en deux éléments, une sensation et un mouvement, permet d'appliquer au besoin le schéma commode " excitation-réaction "; on parlera d'une excitation interne comme on parle d'une excitation externe en donnant à la prétendue sensation une fonction de stimulus; mais c'est surtout l'hypothèse paralléliste qui suggère ce langage fautif: on imagine que la sensation est le doublet de certains processus physiologiques qui sont le véritable excitant de la réaction motrice; on dit volontiers que la faim " traduit " dans la conscience la carence organique, laquelle amorce des mouvements naissants ou tendances. Or il est faux que le besoin soit la sensation d'une carence organique complétée par celle d'un mouvement naissant, cet énoncé procède d'un pur préjugé de méthode selon lequel l'affectif serait la conscience du physiologique, à la façon d'une traduction en une autre langue. Les auteurs de ce langage avouent d'ailleurs que cette traduction est parfaitement inintelligible, d'une inintelligibilité bien différente de celle qui s'attache à l'affectivité comme telle, d'une inintelligibilité qui ne fait échouer la pensée aux confins d'aucune expérience vive: cette "traduction " en effet n'a pas de sens en langage objectif et elle n'est pas vécue par le sujet. L'absurdité du parallélisme est de chercher un passage quelconque entre la connaissance empirique du corps-objet et la conscience et de poser que ce passage est lui-même de nature objective quoiqu'inconnu. Il faut briser ce préjugé, non seulement en général, mais sur chaque cas particulier. Le besoin n'est pas une sensation qui traduit une carence organique et que suit une réaction motrice. Il n'est ni sensation, ni réaction; c'est un manque de... qui est une action vers... la description a donc pour tâche première de récupérer sur cette objectivation aberrante l'intentionalité du besoin que souligne l'expression manque de...; cette intentionalité exclut que le besoin traduise dans la conscience une carence organique. Le besoin de... ne me révèle pas mon corps, mais, à travers lui, ce qui n'est pas là et me manque; je ne sens pas les contradictions et les sécrétions; je m'apparais moi-corps comme globalement manque de... ni le trouble organique ni les

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mouvements ne sont ce dont j'ai conscience; ils sont le diagnostic objectif et empirique d'une expérience affective qui appartient à la pensée, c'est-à-dire au cogito intégral; cette expérience affective, comme toute cogitatio, a une visée; moi-corps y suis seulement impliqué comme pôle-sujet de l'affect.

La description a pour seconde tâche d'éclairer l'indivision du manque et de l'impulsion. De toutes façons le schéma " stimulus (externe ou interne)-réaction " est hors de cause: si le besoin est une action, il n'est pas une ré-action mais une pré-action, antérieure de droit à la sensation et au plaisir qui annonceront que le manque est en voie d'être comblé. Mais il faudrait même pouvoir surprendre le besoin comme affect actif en deçà de la disjonction naissante du manque et de l'impulsion. C'est ici l'intimité qu'il est le plus difficile de respecter. Cette disjonction naissante n'est pas sans raison: elle est soulignée par la dissociation à un niveau supérieur entre la représentation qui éclaire le manque sur son propre objet et le mouvement volontaire qui prend à son compte l'impulsion. En prenant position, la volonté achève de scinder l'expérience du besoin: si l'impulsion peut être maîtrisée par la volonté, le manque reste à tout jamais incoercible: je peux ne pas manger, je ne peux pas ne pas avoir faim. Mais, plus bas que ce clivage institué par la représentation et par la volonté, une faille se dessine dans l'expérience du besoin. En effet les sensations locales dolorifiques ou prédolorifiques se mêlent au besoin et le surchargent de sensations internes par rapport auxquelles l'impulsion du besoin paraît être une réaction seconde. Or il est fort difficile de situer correctement ces sensations par rapport au manque et à l'impulsion indivise qui affectent l'individu dans son intégrité. C'est moi tout entier qui suis appétit; mais en même temps un malaise se localise dans les régions qui seront affectées par la satisfaction finale ou par la rencontre qui préludera par le plaisir sensoriel à la jouissance profonde. Cette localisation du malaise et de la douleur qui complique l'appel du besoin ne doit pas masquer la nature illocalisable du besoin. Nous trouvons ici en surimpression deux aspects paradoxalement liés à l'existence corporelle: indivisible dans l'appétit, divisible dans la douleur et plus généralement dans les sensations internes; les sensations internes rapportent le besoin à un volume disparate du corps propre; elles ne sont que des affects sensibles qui illustrent la variété organique, à la différence de l'affect actif qui est ma vie non localisée et non divisée, ma vie béante comme appétition de l'autre.

Nous avons donc chance de serrer de plus près la nature du besoin en le distinguant de la douleur qui parfois le complique;

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l'affect actif est d'ailleurs doublé d'affects sensibles qui jouent sur tout le clavier de l'agréable et du désagréable depuis une certaine allégresse de l'appétit, jusqu'à l'extrême anxiété et frénésie (de la dipsomanie par exemple). Mais, même alors, cette angoisse n'est pas une douleur. M Pradines a vivement insisté sur cette disjonction qu'il interprète biologiquement et fonctionnellement de façon très sûre: la douleur est liée à une agression externe, c'est-à-dire à l'intersection du vivant et des forces de la nature; c'est pourquoi elle suscite une ré-action qui écarte ou expulse l'agent hostile. Au contraire le manque pénible est inhérent au besoin; il précède la rencontre de l'autre; il va vers cette rencontre; il est un manque qui pré-agit; c'est pourquoi il ne peut être aucunement assimilé à un réflexe à la douleur, à une aversion déguisée. En même temps que le besoin se distingue d'une sensation d'agression, il se distingue d'un réflexe à l'agression; cette distinction est capitale pour notre interprétation de l'involontaire. Nous ne répéterons jamais assez que le réflexe est inassimilable à la volonté et doit rester comme un corps étranger dans la conduite responsable de l'individu. Il est au contraire de l'essence de cette impulsion, indiscernable du manque, de ne pas être un réflexe, de ne pas se déchaîner de façon irrépressible, mais de pouvoir être " suspendue " (selon une expression de P Janet). C'est parce que l'impulsion du besoin n'est pas un automatisme réflexe qu'il peut devenir un motif qui incline sans nécessiter et qu'il y a des hommes qui préfèrent mourir de faim que de trahir leurs amis. Les besoins comme motifs livré à mon corps, soumis au rythme de mes besoins, je ne laisse point pourtant d'être un moi qui prend position, évalue sa vie, exerce son empire-ou se charme et se lie dans une servitude dont il tire de lui-même tous les prestiges.

Comment puis-je être, en face de mes besoins, une volonté?

Il faut bien que par quelque côté le besoin se prête à une relative intégration dans l'unité de la conscience. La description pure nous invite à poser ainsi la question: par quel trait le besoin peut-il être un motif sur lequel le vouloir s'appuie en se déterminant? Il faut donc situer notre étude à la croisée de cette double analyse, l'une de la forme du motif, l'autre de la matière affective du besoin telle qu'elle vient de nous apparaître.

L'usage de la vie nous assure que nous ne posons pas un faux problème; notre sagesse est pour une bonne part au carrefour de notre volonté et de nos besoins. L'homme est homme par son

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pouvoir d'affronter ses besoins et parfois de les sacrifier. Or cela doit être constitutionnellement possible, c'est-à-dire inscrit dans la nature même du besoin. Si je ne suis pas maître du besoin comme manque, je peux le repousser comme raison d'agir. C'est dans cette épreuve extrême que l'homme montre son humanité. Déjà la vie la plus banale esquisse ce sacrifice: ce que l'on a appelé la "socialisation des besoins " suppose que le besoin se prête à l'action corrective exercée sur lui par les exigences d'une vie proprement humaine (coutumes, règles de politesse, programme de vie, etc. ) Mais c'est l'expérience du sacrifice qui est la plus révélatrice; les récits d'expéditions au pays de la soif ou du froid, les témoignages de combattants sont la longue épopée de la victoire sur le besoin. L'homme peut choisir entre sa faim et autre chose. La non-satisfaction des besoins peut non seulement être acceptée mais systématiquement choisie: tel qui eut sans cesse le choix entre une dénonciation et un morceau de pain préféra l'honneur à la vie; et Gandhi choisit de ne pas manger pour fléchir son adversaire. La grève de la faim est sans doute l'expérience rare qui révèle la nature vraiment humaine de nos besoins comme, en un certain sens, la chasteté (monacale ou autre) constitue la sexualité en sexualité humaine. Ces situations extrêmes sont fondamentales pour une psychologie de l'involontaire. Le besoin peut donc être un motif parmi d'autres.

Mais l'adhérence du besoin à l'existence corporelle la plus ingénérable ne peut en faire un motif comme les autres. Il est la spontanéité primordiale du corps; comme tel il est un révélateur original et initial de valeurs qui le mettent à part de toutes les autres sources de motifs. Par le besoin des valeurs apparaissent sans que le moi, en tant que générateur d'actes, les ait posées: le pain est bon, le vin est bon. Avant que je veuille, je suis déjà sollicité par quelque valeur par cela seul que j'existe en chair; il est déjà par le monde quelque réalité qui se révèle à moi par le manque; cet appel qui monte de mon indigence est le signal d'une première levée de valeurs que je n'ai pas engendrées. La réceptivité du vouloir à l'égard des valeurs trouve ici sa première expression: le besoin signifie qu'un système de valeurs est indéductible à partir d'une exigence purement formelle de cohérence avec soi-même, ou à partir d'un pur pouvoir d'auto-position de la conscience. Le premier indéductible c'est le corps comme existant, c'est la vie comme valeur. Repère de tous les existants, il est le premier révélateur de valeurs. Le passage de la logique analytique à la dialectique synthétique ne peut combler l'écart qui sépare l'affirmation pure de soi de cette anxiété existante par laquelle le pain et le vin sont originairement bons. Le mystère du cogito incarné lie le vouloir à cette première couche de valeurs par laquelle la motivation commence.

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À quelles conditions le besoin peut-il être un motif, sinon comme les autres, du moins parmi les autres?

Nous nommerons d'abord une condition négative (qui ne pourra être développée ici parce qu'elle est à l'intersection du problème de la motivation et du problème de l'exécution motrice). Un besoin ne peut devenir un motif que si la conduite qui assure la satisfaction du besoin n'est pas un automatisme invincible.

Telle est précisément la conduite qui engrène sur le besoin: elle n'est pas un réflexe; cela est déjà vrai chez l'animal; mais chez l'homme ce caractère suspensible de l'action s'accentuera. Nous apprendrons dans la seconde partie que les conduites liées au besoin sont à double régulation, par des signaux perçus et par des tensions issues du besoin lui-même, et qu'elles ne sont pas des actions à montage rigide. Nous verrons comment ces caractères fondamentaux rendent disponibles pour le vouloir ces " savoir-faire". Ajoutons tout de suite que la suspension de l'action est favorisée par une certaine régression de ces savoir-faire de l'animal à l'homme; chez l'animal ils ont une complexité considérable, une adaptation spontanée, sinon infaillible, du moins suffisante dans un milieu normal caractéristique d'une espèce donnée; ces savoir-faire relativement parfaits et non-appris sont les instincts; ils ne laissent guère de problèmes vitaux non résolus et dispensent de l'invention; ils font de l'animal lui-même un problème sans cesse résolu (il n'est pas besoin pour l'affirmer d'accorder à l'instinct l'immutabilité et l'infaillibilité des anciens auteurs et une autre réalité que de description empirique). Ce sont ces conduites instinctives qui sont en régression chez l'homme. L'homme a en quantité plus d'instincts si l'on tient compte des nouvelles anxiétés et des nouvelles impulsions que l'homme invente, mais il est moins instinctif, si l'on souligne l'effacement de ces conduites non-apprises, spontanément adaptées au milieu. Il est typique que l'homme doive apprendre à peu près toutes les conduites fondamentales, à partir de savoir-faire préformés sans doute, mais qui resteraient évasifs s'ils n'étaient pas achevés par une technique apprise. Cette indigence motrice ouvre une carrière illimitée à l'invention, et d'abord à la connaissance, au langage et aux signes, qui orientent nos gestes selon le style d'une civilisation.

Cette plasticité des savoir-faire au simple point de vue moteur nous a en même temps révélé la condition positive de notre empire sur le besoin: c'est la représentation, le savoir appris qui règle la conduite proprement humaine issue du besoin. C'est elle d'abord qui éveille le besoin lui-même à la conscience de son objet et l'élève à la dignité de motif pour un vouloir possible.

Nous sommes donc invités à chercher dans l' imagination -l'imagination de la chose absente et de l'action en direction de la chose-le carrefour du besoin et du vouloir.

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Mais pour bien entendre comment une image peut achever l'épreuve aveugle du besoin, il faut d'abord comprendre le rôle de la perception elle-même que l'imagination relaye en l'absence de la chose; en effet si le manque précède en droit la perception, l'imagination lui est en droit postérieure: l'imagination ne peut surcharger l'intentionnalité du besoin que si la perception lui a appris son objet et le chemin pour l'atteindre. C'est en effet la perception qui montre l'aliment, le liquide, etc. Certes, comme on l'a dit, le besoin réduit à lui-même n'est pas sans intentionalité; le manque et l'élan sont spécifiés (la carence organique qui en est l'indice objectif est une lacune élective); mais, chez l'homme principalement, si la connaissance de l'objet et des moyens ne venait éclairer le manque, le besoin resterait une détresse vaguement orientée. L'expérience au moins une fois réalisée de la satisfaction du besoin est cette connaissance. Elle se situe non point à la fin du cycle du besoin, quand l'objet possédé et consommé se perd dans le corps, mais avant la fin, au moment de la rencontre sensorielle, quand l'objet est une présence encore distincte du corps. C'est ce moment précieux que l'imagination évoquera; mais le moment de la possession et de la jouissance, en comblant le besoin, supprime la représentation, car il n'est de représentation qu'à distance (cela est vrai même du tact qui garde une position périphérique et avancée par rapport aux viscères)." Comme le fruit se fond en jouissance-comme en délice il change son absence-dans une bouche où sa forme se meurt...". Quand l'objet du besoin est présent à nos sens, et principalement à distance de vue et d'ouïe, alors il est un excitant, c'est-à-dire qu'il est la promesse d'une jouissance et qu'en annonçant la prochaine plénitude de l'être, il porte le besoin au ton de l'action. La présence augmente le manque, parce qu'elle montre le terme du besoin sans le donner, puisque la jouissance ne sera plus ni manque ni absence, ni même présence, mais union. Or en même temps que la présence éveille le besoin, elle lui donne forme, forme d'objet. C'est là le fait décisif: le besoin qui a connu son objet et son itinéraire ne sera plus seulement un manque et une impulsion qui montent du corps, il sera un appel qui vient du dehors, d'un objet connu; je ne suis plus seulement poussé hors de moi à partir de moi-même, mais attiré hors de moi à partir d'une chose qui est là dans le monde. Désormais le besoin a vraiment un objet connu qui appartient à la configuration perceptible du monde. Le monde est peuplé de signes affectifs qui se joignent aux qualités proprement sensibles et en deviennent indiscernables. Ces " caractères d'appel " peignent sur les choses, sur la présence perçue les exigences du besoin. La présence devient la lumière du manque; il est

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désormais impossible de faire la part, dans la perception totale, de ce qui est affectif et de ce qui est proprement spectaculaire. C'est ainsi que le besoin trouve un langage: les adjectifs qui alimentent les propositions attributives (grand, léger, délicieux, etc. ) Sont indivisément l'expression de la perception et de l'affectivité. Le besoin de proche en proche est entré dans la sphère du jugement: on en peut dire quelque chose du côté de l'objet en même temps qu'on y éprouve, au pôle opposé du sujet, l'existence lourde et opaque du corps en détresse.

C'est à partir de ce mélange de la perception et du besoin qu'il est possible de comprendre le rôle capital de l'imagination à la charnière du besoin et du vouloir. Le motif affectif fondamental offert par le corps au vouloir c'est le besoin prolongé par l'imagination de son objet, de son itinéraire, de son plaisir et de sa satiété: ce que nous nommons couramment désir de..., envie de... si l'imagination peut jouer un tel rôle, c'est qu'elle est elle-même, contrairement à l'opinion psychologique courante, une visée intentionnelle sur l' absence, une issue de la conscience sur le rien de réalité, et non pas une présence mentale. Intentionnelle comme la perception, elle peut comme elle parfaire l'intentionnalité virtuelle du besoin: l'absence donne forme-vive et vaine-au manque.

Sur ce point l'imaginaire est l'héritier du perçu. Il en " présentifie", comme dit Husserl, les propriétés. C'est sur l'imaginaire qu'apparaissent les caractères d'appel du besoin. L'imaginaire éclaire ainsi le besoin sur sa signification, lui montre son objet comme autre que lui, le lui dépeint par une sorte de quasi-observation, comme dit J P Sartre. Bien qu'elle diffère de l'observation inépuisable d'une chose présente, et soit bornée par le savoir antérieur, la quasi-observation de l'objet absent est la lumière du besoin comme l'était la présence même de l'objet.

Or ce qui est remarquable c'est que l'imaginaire soit cette lumière en l'absence de l'objet, donc avant une nouvelle rencontre et possession. La faim se fait besoin de pain en l'absence du pain, dans l'indivision d'un manque éprouvé et d'une absence quasi observée.

On objectera il est vrai que l'imaginaire est le rien, l'absence pure, l'existence néantisée et qu'il ne saurait jouer le rôle prospecteur dans le souci si parfaitement intra-mondain du besoin. Mais l'imagination sans doute n'est pas entièrement résumée dans une fonction d'évasion et de démenti au monde. L'imagination est aussi, et peut-être d'abord, une puissance militante au service d'un sens diffus du futur par lequel nous anticipons le réel à venir, comme un réel-absent sur fond de monde. C'est par là qu'elle peut médiatiser le besoin et le vouloir, tous deux à leur

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façon tournés vers l'avenir du monde: le second pour y ouvrir des possibles nouveaux, le premier pour y attendre un fruit de conquête et de rencontre. Tout nous porte en avant de nous-même et dans un monde qui est tout à la fois non-résolu et plein de promesses et de menaces. L'imagination ponctue cette double anticipation du projet et du souci. L'imagination qui " néantit " parfaitement et nous transporte " ailleurs "-dans cet ailleurs que l'exotisme cherche au delà des océans lointains et qui est plus souvent figuré sur une scène de théâtre et évoqué par un personnage de roman-cette imagination est une imagination de luxe, une imagination esthétique conquise sur l'imagination besogneuse qui ne dépeint pas le pur néant de présence, mais une présence anticipée et encore absente des choses dont le manque nous fait souffrir. Elle est la lampe que nous tenons en avant de nous pour éclairer le manque par une absence toute mondaine, le besoin conférant en retour à l'imaginaire une couleur charnelle et soucieuse, très en deçà des créations esthétiques qui dépaysent.

On objectera encore que cette synthèse du besoin et de l'imagination dans le désir altère profondément le besoin: l'imagination en effet ne se borne pas comme la perception à montrer au besoin son objet absent, elle le charme et le séduit. Depuis Montaigne et Pascal, les moralistes ont souligné cette puissance trompeuse de l'imaginaire qui mime la présence et la satisfaction et fascine la conscience. Nous ne sommes pas encore en état de comprendre cette puissance de fascination issue de l'imagination; d'abord parce que nous n'avons pas encore fait état du plaisir et du caractère particulier que prend l'imagination quand elle anticipe non seulement une présence objective, mais un plaisir ou une douleur; et surtout parce que selon nous l'imagination est en outre le point d'application privilégié de ce que dans l'ouvrage suivant nous appellerons la faute; la faute est pour une part de se lier par le rien; la vanité "qui s'est étendue sur toutes choses " est cette captivité dont nous sommes à la fois les geôliers et les détenus: mais elle est projetée hors de nous, comme le rien qui amorce, séduit et enchaîne, comme un philtre de sorcellerie que nous buvons avec le monde. Le charme de l'imagination, la puissance magique de l'absence nous paraissent donc ressortir à une conscience coupable, à une conscience déjà tombée en tentation. Il n'y a pas de puissance en l'homme capable de l'enchaîner; tout l'involontaire est pour la liberté et la conscience ne peut être esclave que d'elle-même. Nous tenterons donc de mettre entre parenthèses cette fascination par l'image, non sans montrer au passage comment le besoin, gonflé par l'imaginaire, se prête à ce vertige: ce que nous ferons en introduisant tout à l'heure le trait décisif de l'analyse du désir: l'anticipation du plaisir.

Si donc nous remontons à la racine de l'imaginaire, en deçà de

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sa magie, jusqu'à son pouvoir de montrer l'objet dont l'appel n'est que l'écho de nos besoins répercuté par le monde, nous atteignons la pure représentation de l'absence. Or l'absence n'est représentée que sur la base d'un savoir qui donne une armature intellectuelle à l'imaginaire; je m'imagine que ce que je sais pour l'avoir appris ou inventé. Certes, à la différence de la pensée abstraite qui désigne à vide et qui peut être sans image, la représentation imaginative est une pensée qui désigne son objet d'une façon sensible, en habillant le savoir de mouvements naissants, d'esquisses affectives (dont nous parlerons à l'instant) qui figurent en effigie l'objet pourtant absent: ce caractère sensible de l'imagination ne doit pas être perdu de vue. Mais le noyau de sens de l'imagination reste le savoir; par là le désir du pain et de l'eau est entraîné dans la sphère des jugements virtuels, dans la région du discours sur la fin et les moyens et donc dans le champ clos de la motivation; c'est comme savoir que l'imagination qui gonfle nos désirs est susceptible de tomber sous l'empire de la volonté et d'abord que notre vie même peut être évaluée. Tout notre pouvoir sur nos désirs portera sur ce moment représentatif.

L'imagination du plaisir et la valeur toute notre analyse antérieure a tenu en réserve l'élément le plus important du désir; c'est l'anticipation du plaisir qui donne à l'image de l'objet sa nuance affective complète et enrichit de façon nouvelle la pure détresse du besoin. Comme tout à l'heure l'imagination de l'objet et des moyens pour l'atteindre, l'imagination du plaisir doit être comprise à partir de l'épreuve même du plaisir. Le parallélisme des analyses est d'autant plus étroit que le plaisir est contemporain de la perception.

Comme la perception en effet, le plaisir est postérieur en droit à la tension du besoin: l'activité est première par rapport à la sensibilité; il n'y a pas d'autonomie du plaisir; il est l'index d'un besoin sur la voie de la satisfaction; cela est bien connu et a été fortement dit par Aristote et doit être répété à quelques nuances près de l'expression; si donc l'homme est capable de poursuivre le plaisir pour lui-même et d'en faire un motif autonome, il n'est plus la fleur jointe à la jeunesse, c'est une fleur coupée et bientôt fanée. Il nous faudra ici encore reconnaître un point de moindre résistance dans l'activité humaine par où pourra s'insérer la faute: un des signes de l'homme en effet est son pouvoir de décoller l'affect sensible de l'affect actif dont il est par destination l'indicateur; ce sera précisément dans l'imagination que cette scission

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s'opérera. Mais, avant d'être l'invitation à la faute, l'imagination du plaisir est tributaire du plaisir effectif, lequel est second par rapport au besoin.

Comme la perception encore, le plaisir est une rencontre-la douleur aussi il est vrai; mais la douleur est un accident, le plaisir un achèvement. Plus exactement le plaisir est une rencontre dans une perception; il est remarquable en effet que le plaisir signale et acclame le moment où l'objet aborde notre frontière mais n'est pas encore perdu dans notre substance; le plaisir n'est que la phase avant-dernière du cycle du besoin; le terme dernier c'est la possession et la jouissance où l'objet s'évanouit en nous; cette jouissance au delà du plaisir encore sensoriel et diversifié est d'une déconcertante banalité, mais il est la plénitude. Le plaisir n'a de sens que par rapport à cette plénitude à laquelle le besoin tend à travers lui: il a cette ambiguïté de donner déjà l'objet en le faisant sentir dans l'anticipation de la jouissance reposée, et de porter à son comble la tension du besoin en exaltant la dualité défaillante du corps et de son bien; l'objet nous agrée encore, dans une sorte de pré-possession au niveau des sens, mais à distance de notre vie profonde, dans une position avancée par rapport à l'intimité de nos viscères. Aussi est-il difficile de fixer le statut du plaisir, à la flexion de la tendance et de l'état, du manque et de la plénitude où meurt l'intentionnalité. Seule la jouissance est sans ambiguïté, non militante et en outre illocalisable: la conscience de notre divisibilité profonde qui nous promet à la poussière et celle de notre périphérie exposée et menacée s'y effacent complètement devant la conscience paradoxale d'une intimité informe, dissipée et oublieuse de soi, - comme si le moi ne s'éprouvait qu'au contact de l'obstacle ou du moins dans le tact d'une rencontre qui donne l'alerte à ses frontières et désigne la diversité de ses parties menacées.

Le plaisir spécifié, localisé et diversifié à l'infini, le plaisir aux mille nuances, entretient en effet avec les sens des rapports complexes: il est le plaisir des sens, engendré dans une sensation, gratuit comme tout ce qui est rencontré et reçu; à cet égard nous n'en sommes pas plus artisans que de nos douleurs. Il est lié à la fortune autant qu'à notre propre corps qui n'engendre guère que ses propres privations. C'est ce plaisir des sens et non la satisfaction profonde-la jouissance ou fruitio - qui est, par l'imagination, l'objet des artifices humains; nous ne pouvons guère raffiner sur le rassasiement, mais sur les plaisirs du toucher, de l'odorat, du goût, de la vue, de l'ouïe. C'est pourquoi nous les appelons sensibles, comme sont aussi sensibles les qualités des sens; la sensorialité et l'affectivité hédonique et agréable sont d'ailleurs à peu près indiscernables (à la différence de la douleur

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qui est elle-même une espèce de sensation mêlée au tact). Aussi a-t-il fallu une longue et lente action corrective de la réflexion pour dissocier, dans l'impression, les significations relatives à notre corps, auquel elle promet satisfaction, et les significations relatives à une chose dont elle révèle la présence et la structure. Cette histoire de nos sens en marche vers l'objectivité ne concerne pas notre sujet. Par contre, en se dissociant, la sensorialité pure fait apparaître par contraste et à titre de résidu la fonction pure du plaisir qui est d'annoncer la chose comme bonne en même temps que réelle. C'est ce moment que l'imagination va accentuer.

Le plaisir, en effet, entre dans la motivation par l'imagination: il est alors un moment du désir. Le désir est l'épreuve présente du besoin comme manque et élan, prolongé par la représentation de la chose absente et l'anticipation du plaisir. Mais qu'est cette anticipation du plaisir? On croirait volontiers que le plaisir même ne peut être imaginé, mais seulement son décor géométrique, ses circonstances objectives. On connaît le fameux débat sur la mémoire affective: on a remarqué, non sans vraisemblance, que nous ne pouvons imaginer un plaisir, comme absent et non donné, sans en avoir l'avant-goût sous forme d'esquisses motrices et émotionnelles, de reviviscence affective qui le rendent en quelque façon présent et donné. Cela est vrai, mais on se trompe sur le rôle de ce sentiment présent: ce n'est pas du tout lui que je sens; c'est sur cet affect sensible ténu que j'anticipe le plaisir futur dans lequel je vis à l'avance, comme dans un plaisir irréel et absent; le sentiment présent est " l'effigie affective", le représentant, l'analogon (ou comme on voudra l'appeler) du plaisir futur.

On peut penser que cette effigie affective du plaisir futur est l'élément le plus important du désir et transforme profondément la pure épreuve du manque et même la représentation de la chose absente. Elle donne une chair et même une espèce de plein au désir. L'image de l'absent est nourrie de cette étrange présence qui vaut pour une absence mais qui en est comme l'émissaire avancé; cette effigie affective vaut pour cet affect sensible lui-même paradoxal, au tournant de la tension et de la possession, besogneux et comblé, militant et triomphant; elle en " présentifie " l'énigmatique ambiguïté.

Mais cette effigie présente du plaisir absent n'est que la matière affective que traverse la visée imaginative; l'anticipation du plaisir comporte un aspect formel qui est du même ordre que le savoir. Nous avons déjà évoqué plus haut ces savoirs brassés par l'imagination; mais alors que l'imagination de la chose comme existant ailleurs, comme ayant telle et telle propriété perceptible et ultérieurement telle et telle structure physico-chimique, implique un savoir sur la réalité, l'imagination du plaisir implique un savoir sur la valeur; anticiper un plaisir c'est être prêt à dire: cela est bon.

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Voilà pourquoi une théorie de l'imagination affective qui l'identifie à des sentiments présents figurant le plaisir en son absence est à la fois irrécusable et insuffisante; ces sentiments présents sont des produits d'abstraction, de cette abstraction spéciale qui dissocie une matière d'une forme. Il manque à cette effigie affective, pour être un acte concret, la visée, "l'appréhension " qui l'anime. Disons-nous pour autant que cette visée affective sur le plaisir à-venir soit déjà un jugement de valeur explicite? Non point. Le jugement de valeur est lui-même un produit d'abstraction; il naît par réflexion sur la forme de la visée; cette réflexion est d'ailleurs fort ordinaire; toutes les fois que nous apprécions les objets de nos besoins, nous explicitons l'appréhension affective enveloppée dans l'imagination du plaisir; nous jugeons la bonté du pain et du vin sur l'effigie affective du plaisir anticipé; mais l'imagination était prête pour cette abstraction qui l'élève au niveau du jugement de valeur.

C'est à partir de cette fonction d'anticipation affective et d'évaluation latente qu'il faut comprendre ce pouvoir qu'a l'imagination de fasciner, de duper et de décevoir auquel il a déjà été fait allusion. Cette même imagination où se noue le pacte de notre liberté avec notre corps est aussi l'instrument de notre esclavage et l'occasion de la faute; pour la conscience coupable l'imagination ne montre pas seulement la chose et la valeur; elle la fascine par cette absence même, ou plutôt par l'effigie de l'absence qui opère désormais comme le piège d'une fausse présence. Il y faut un mensonge préalable installé au coeur de la conscience. Nous sommes ici aux sources d'une psychologie de la tentation: l'imagination tente et séduit par l'absence qu'elle figure et dépeint. À travers elle le besoin lui-même non seulement exige, mais à son tour tente et séduit. À partir de cette séduction, le plaisir imaginé peut être déraciné du besoin et poursuivi pour lui-même, raffiné sans fin en quantité, en durée, en diversité, etc. La fascination dès lors s'accélère elle-même; mais c'est toujours à travers l'imagination qu'elle opère, car la carrière du plaisir délié de la mesure du besoin procède d'une invention, qui mériterait le nom de création si elle n'opérait en pleine vanité. C'est de cette imagination fascinée que procèdent les traits les plus remarquables de la conduite humaine par rapport à ses besoins. Par eux-mêmes ceux-ci ont un niveau fini d'exigence dont l'image est le cycle fermé. C'est la mesure de la sobriété qu'enseignent les sagesses les plus diverses, épicurienne, stoïcienne, chrétienne. Mais le désir humain est démesuré, infini. Même dans l'ordre alimentaire, mais plus évidemment dans l'ordre sexuel, un désir humain a une allure qui le distingue radicalement d'un simple rythme biologique; son point réel de satisfaction est masqué par des exigences fictives qui font du bonheur physique lui-même un horizon

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fuyant; le besoin est affolé, trompé sur sa véritable exigence. Toute la civilisation humaine, depuis son économie jusqu'à ses sciences et ses arts, est marquée par ce trait d'inquiétude et de frénésie. Le " mauvais infini " du désir est le moteur de l'histoire, par delà même les déterminismes techniques qui n'en donnent que les moyens et jamais les fins. Peut-être que le sens du plaisir ne peut être retrouvé qu'au terme d'une sagesse, par delà le faux dilemme de l'hédonisme ou du rigorisme, lequel est une solution de peur et de fuite devant le plaisir et le corps.

Nous avons ici la tâche de retrouver la destination du plaisir et en général du corps par rapport au vouloir; c'est pourquoi il fallait remonter de l'imagination séductrice et séduite à la tentation qui n'est pas encore la faute mais l'invitation à la faute; la tentation n'est que le point de moindre résistance offert par l'affectivité humaine à l'irruption du vertige. L'imagination n'est pas constitutionnellement le siège des fatalités; par destination, la volonté est plus grande que le besoin éclairé par l'imagination du plaisir. Refermons donc la parenthèse, un moment entr'ouverte: nous ferons désormais abstraction de ce faux-pas de la conscience, de cette imagination fascinée et de ce plaisir érigé en fin autonome et suprême; il faut en effet plutôt comprendre comment l'imagination médiatise le besoin et le vouloir avant d'en rompre le pacte par de faux prestiges. C'est pourquoi nous avons considéré l'imagination seulement comme pouvoir de figurer affectivement et d'évaluer implicitement le plaisir à venir. Nous avons désormais les éléments principaux d'une analyse du désir: le désir est l'épreuve spécifiée et orientée d'un manque actif-c'est le besoin ou affect actif -, éclairée par la représentation d'une chose absente et des moyens pour l'atteindre, nourrie par des sentiments affectifs originaux: par leur matière, qui est l'effigie affective du plaisir, ces affects sensibles figurent le plaisir à venir; par leur forme, qui est l'appréhension imageante du plaisir, ils tiennent le besoin prêt pour un jugement qui désigne l'objet du besoin comme bon, c'est-à-dire prêt pour un jugement de valeur. C'est donc l'anticipation du plaisir qui donne l'accent de la valeur à la pure représentation de l'absence. C'est elle qui introduit le besoin dans la sphère de l'évaluation; mais de même que le manque du besoin est un involontaire que l'on ne peut déduire du pur pouvoir de penser, de même le plaisir anticipé révèle une valeur spontanée qui ne peut être déduite d'aucun principe formel d'obligation; l'anticipation qui valorise ou évalue est enracinée dans l'expérience préalable du plaisir, dans l'épreuve effective de la satisfaction du besoin. L'imagination ne peut exercer sa fonction de médiation qu'à partir de cette expérience vive du

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plaisir: c'est en anticipant un plaisir déjà éprouvé qu'elle en fait un savoir virtuel sur la valeur. Mais en retour l'imagination du plaisir donne au besoin la forme de la valeur; cette forme est inséparable-sinon en idée-de sa matière, en ce sens que c'est dans l'effigie du plaisir corporel que le plaisir imaginé révèle à la conscience l'objet du besoin comme bon et prépare le plus élémentaire des jugements de valeur. Ainsi par sa matière l'imagination affective tient à la chair du plaisir dont elle est l'effigie et à la chair de l'existence corporelle; par sa forme elle recèle une évaluation latente, à l'orée du jugement, à ce point où le sentiment pré-réflexif est une croyance spontanée sur le bien du corps; c'est cette forme qui lui confère, comme aux autres sources de la motivation, le statut de motif et le tient prêt pour la comparaison avec d'autres motifs. II motifs et valeurs de niveau vital: la limitation rigoureuse que nous avons imposée à notre analyse du besoin pourrait insinuer cette idée facile que la vie se réduit à un système simple de motifs, à partir du faisceau des besoins d'assimilation, et que la seule révélation de valeur positive est le plaisir: "est bon ce qu'il fait plaisir". On croirait volontiers qu'il suffit d'ajouter: "est mauvais ce qui fait souffrir", pour avoir une vue d'ensemble des motifs et des valeurs du niveau vital.

1) Une analyse plus soigneuse de la douleur nous apprend déjà que la douleur n'est pas le contraire du plaisir à l'intérieur d'un même genre mais qu'il lui est hétérogène. 2) Le couple du plaisir et de la douleur n'est pas lui-même le dernier mot du souci vital: d'autres tendances souvent discordantes entre elles, viennent compliquer le schéma assez clair du plaisir et de la douleur. Si l'utile et le nuisible ne posent pas de questions bien nouvelles par rapport au plaisir et à la douleur-ni même l'agréable et le désagréable -, il semble bien que le goût du facile constitue une dimension originale de la motivation portée par le corps: l'examen des fonctions entravées et surtout des tendances issues de l'habitude donnera quelque crédit à cette interprétation.

3) Mais, chose curieuse, une autre série d'observations nous conduira à donner une valeur positive au difficile : ici la psychologie sensualiste est mise en échec par certaines intuitions selon nous difficilement récusables de la psychologie médiévale, classique et nietzschéenne. 4) Tout nous porte à penser qu'il n'y a pas de vouloir-vivre central dont les différentes tendances seraient les espèces subordonnées:

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au niveau humain la vie est sans doute un faisceau d'exigences hétérogènes et révèle des valeurs discordantes. C'est cette ambiguïté de la vie qui est proprement l'enjeu de cette analyse qui d'ailleurs prendra bien souvent l'allure d'un défrichage assez incertain; on voudra montrer en contre-partie que c'est toujours l'imagination anticipante qui transmute les multiples sources de motifs issus du corps et confère à leur matière hétérogène une forme parente, la forme du motif prête pour le jugement de valeur de forme canonique: ceci est bon, ceci est mauvais. En son sens large, le mot besoin, pris comme synonyme de désir (par exemple: le besoin d'exercice, de musique, le besoin issu de l'habitude, le besoin de lutter), exprime cette évaluation latente de la dépense, de la musique, de la conduite habituelle, de la lutte, etc. Comme bonnes et désirables.

La douleur comme mal le mal est le contraire du bien. Cela est clair: chaque valeur positive a un contraire avec lequel elle forme un genre. À l'abri de cette évidence se forme un jugement hâtif: la douleur est le contraire du plaisir. Le plaisir n'est-il pas en effet le révélateur du bien et la douleur celui du mal? Si néanmoins l'on veut descendre plus bas que la douleur imaginée et que la crainte qu'elle développe, jusqu'à l'épreuve de la douleur, toute symétrie s'efface soudain. Ici encore c'est le point de vue objectif, fonctionnel, qui sert de diagnostic à l'expérience si obscure de la vie affective. M Pradines, qui se place à ce point de vue, a souligné avec éclat " l'hétérogénéité fonctionnelle du plaisir et de la douleur". Premièrement le plaisir est subordonné à une activité d'assimilation qui tend vers une réalité congénère; le plaisir souligne la rencontre heureuse et annonce la fusion de la chose et du vivant dans l'intimité de la jouissance. Deuxièmement le plaisir succède, dans le cycle du besoin, à un manque qui naît de l'indigence profonde du vivant et qui est son vrai contraire; ce manque affecte le vivant dans son indivision et n'est que secondairement local. Troisièmement l'activité d'assimilation qui précède le plaisir est de caractère impulsif et non réflexe: elle peut être suspendue, contrôlée et assumée par la volonté.

La douleur est incomparable au plaisir et à aucun de ces trois titres n'apparaît comme son contraire. D'abord la douleur est première par rapport à une activité de défense qui a pour fonction de repousser ce qui est étranger et hostile à la vie; il n'y a rien avant elle qui puisse être comparé au besoin qui précède le

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plaisir. L'affectivité précède ici l'activité. Deuxièmement elle n'est aucunement comparable à un manque, à un vide: elle exprime une agression très positive, une menace pour l'organisme. Aussi est-elle par essence locale, différenciée comme le tact lui-même auquel elle est étroitement liée, tout en étant distincte de lui au point de vue anatomique et physiologique. Elle est donc sur une autre ligne d'expérience que le plaisir; elle a son propre contraire, la cessation de la douleur, qui n'est un plaisir que par contraste, un plaisir de relâche, qui se résorbe peu à peu dans la neutralité affective. Troisièmement l'action qui succède à la douleur est incomparable à l'action qui précède le plaisir; c'est une ré-action de type réflexe et non une pré-action de type impulsif; elle réalise pleinement le schéma excitation-réaction avec lequel on a souvent confondu l'action toute entière. C'est pourquoi la maîtrise du corps dans la douleur n'a plus le même sens que la maîtrise du corps dans le besoin: le même homme qui peut faire la grève de la faim ne peut s'empêcher de hurler si on le torture; il dépend de son vouloir qu'il suspende ou achève le mouvement naissant vers la nourriture; que la volonté fascinée par l'imagination cède, nous sommes en face d'une vraie défaite de la volonté (qu'il n'est d'ailleurs pas question de juger moralement). Par contre sous les coups, les piqûres, les brûlures, les blessures, les chocs électriques, etc. , La tâche de la volonté n'est pas de suspendre ou d'achever une impulsion, mais au plus de se superposer de son mieux à un réflexe étranger à son empire; elle peut parfois le freiner et le contenir, s'il se trouve sur le trajet ordinaire d'une action volontaire; ainsi une certaine répression du cri, de la gesticulation, de la mimique est possible dans la mesure où la mécanique neuro-musculaire permet encore à l'organe de répondre. Mais si le réflexe échappe et explose, nous sommes en face, non d'une volonté séduite, mais d'une volonté frustrée. L'homme y est moins vaincu que brisé. L'homme torturé n'est pas vraiment responsable de son hurlement. En ce sens il faut dire que la douleur subie n'est pas un motif ou un contre-motif du vouloir. Le besoin au contraire était virtuellement un motif, parce qu'il suscitait une action de type " suspensif " et permettait un délai pour édifier une action originale issue de la représentation. Mais l'imagination transforme profondément cette situation: c'est l'imagination qui institue une étroite similitude entre la douleur anticipée et le plaisir anticipé. Le plaisir imaginé s'appelait désir. La douleur imaginée s'appelle crainte. Mais alors que le désir prolonge le besoin qui lui-même anticipait le plaisir, la crainte renverse les rapports de préséance entre l'action et la rencontre douloureuse. La crainte peut précéder et prévenir la menace comme le besoin et le désir précédaient et quêtaient le

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plaisir. C'est ainsi que l'imagination assimile la crainte à un désir négatif et que la crainte révèle la douleur comme un mal, c'est-à-dire comme le contraire d'un bien.

Parcourons les divers éléments introduits par l'imagination de la douleur: 1) craindre de souffrir, c'est d'abord imaginer objectivement les choses et les êtres qui seront les agents ou les instruments ou les intermédiaires de la souffrance. Mais c'est aussi imaginer affectivement la douleur elle-même; cette imagination affective de la douleur, comme celle du plaisir, a une matière, une chair, qui est un sentiment présent à l'effigie de la douleur; en imaginant vivement une piqûre, une brûlure, une morsure, etc. , Je vise affectivement la douleur sur des sentiments présents qui d'ailleurs peuvent s'étaler et s'enfler en émotion viscérale et motrice qui leur donne un retentissement organique illimité. Et ainsi la douleur, avant d'être éprouvée, règne dans ma chair; l'imagination qui l'anticipe tend à imiter la plénitude affective du désir; bien que la crainte ne soit pas soutenue par la lourdeur de la détresse du besoin, elle développe une anxiété qui peut aller jusqu'à cette terreur qui précède les grandes épreuves corporelles de souffrance et de torture. Les objets représentés comme " porteurs " de douleur sont alors affectés d'un indice négatif, qui imite lui aussi l'appel que l'objet du besoin irradiait. L'instrument de torture repousse comme l'objet du besoin attire. Dès lors la puissance de fascination et de vertige qui peut se joindre à l'imagination de la souffrance est la même que celle qui se joignait à l'imagination du plaisir.

2) Or à partir de la crainte et de cette anticipation charnelle de la douleur se développent des mouvements répulsifs qui, à la différence des réflexes de la douleur, préviennent la rencontre douloureuse; ces conduites défensives et offensives ressemblent à cet égard aux conduites alimentaires et sexuelles: ce sont des mouvements souples et variables, susceptibles d'être suspendus et assumés par la volonté comme on voit dans la fuite, l'attaque et ultérieurement le détour, le guet, la ruse, etc. ; Ces conduites rappellent la poursuite, la chasse, la mise à mort de la proie, la conquête sexuelle, etc. ; Ce sont des conduites non-réflexes, réglées par des perceptions à distance et éminemment disciplinables: alors que je puis difficilement m'empêcher de crier sous les coups, je puis m'empêcher de fuir sous la menace des coups. Là est la véritable carrière pour la volonté en face de la douleur; c'est la crainte de la souffrance, plus que la souffrance subie, qui est le motif à intégrer, à repousser ou accepter; la souffrance qui vient, acceptée et parfois voulue, joint son témoignage à celui que le besoin sacrifié rend à la gloire du vouloir humain. La fuite peut être une faute, quand le cri dans la souffrance ne le sera pas,

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parce que la volonté ne succombe pas à l'un et à l'autre de la même façon; frustrée par le réflexe, elle n'est vaincue que par elle-même, c'est-à-dire par sa propre fascination, dans le cas du désir et de la crainte. On peut même dire que s'il est un problème pour la volonté dans la souffrance subie, c'est moins celui de tenir son corps, de retenir la crispation, le cri, que d'affronter la souffrance qui vient, c'est-à-dire la souffrance représentée en avant de la souffrance subie: l'endurance est de continuer à souffrir si l'idée l'exige. Ainsi s'unifient le désir et la crainte, du côté même de l'action qu'ils déploient respectivement; ainsi aussi s'unifie le courage: la lutte contre le froid, le chaud, la faim, la soif, la fatigue, le sommeil, en dépit de la différence profonde de l'épreuve au point de vue physique, est un seul et même combat, où la lutte contre les réflexes tient une faible place et où l'acceptation des contre-motifs issus de l'imagination tient la place principale. Les martyrs du devoir, de la science, de la foi, les pionniers des pôles, des déserts, des glaciers, de la stratosphère, les combattants et les héros de la liberté affrontent à la fois un corps qui n'est pas un paquet de réflexes mais d'impulsions et une imagination qui est à la couture du vouloir et du corps. Endurer: regarder l'idée, la mission, la cause commune, ne pas considérer l'image fascinante du plaisir possible et de la souffrance qui vient. Ces mouvements répulsifs qui forment les conduites de la défense sont donc à double commande, comme les mouvements impulsifs liés au manque: ils ont dans des signaux perçus leur régulation externe et dans l'affect représentatif de la douleur leur régulation interne.

3) Sur cette effigie représentative de la douleur, j'appréhende la douleur éventuelle ou imminente comme un mal. Cette appréhension, qui donne forme de pensée à la matière affective, est proprement le moment d'évaluation latente de la douleur. C'est à ce niveau que la douleur représentée devient vraiment un motif susceptible d'être apprécié et éventuellement accepté comme le dur chemin du bien. C'est à ce niveau aussi que s'institue la véritable symétrie du plaisir et de la douleur, qui est une symétrie de valeur et non d'épreuve vécue." L'hétérogénéité fonctionnelle

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du plaisir et de la douleur " est ici surmontée dans un couple d'évaluations contraires, à l'intérieur d'un genre commun, celui de la valeur de niveau vital. Bien entendu la contrariété du bien et du mal organique n'est pensée comme contrariété qu'à un plan de réflexion avancée; elle est appréhendée de façon pré-réflexive dans l'opposition des deux imaginations affectives du plaisir et de la douleur. Mais par leur forme d'appréhension, ces deux imaginations sont prêtes pour un savoir explicite portant sur les valeurs contraires du plaisir et de la douleur.

Mais l'hétérogénéité profonde du plaisir et de la douleur subsiste à la racine de ces deux motifs contraires. Finalement un plaisir et une douleur restent incomparables dans leur épaisseur affective. Le désir est sous-tendu par un besoin vécu qui monte du corps et qui n'est pas assimilable à une douleur; c'est une privation qui appelle une plénitude et un plaisir positif. Que le besoin soit assouvi, le désir est vidé de sa substance et s'évanouit; un désir nourri par la seule imagination est artificiel, frelaté, sophistiqué; c'est le désir vain de la conscience malheureuse. La crainte au contraire n'est pas portée par le corps de la même façon que le désir; il n'y a pas de besoin négatif qui donne à la répulsion la densité organique de l'appétition; c'est l'imagination, - imagination il est vrai elle-même charnelle par sa matière, - qui porte tout le poids de la crainte; ce caractère purement imageant est la condition naturelle de la crainte, alors qu'il annonce une altération du désir, par décollement du besoin effectif. Cette hétérogénéité profonde du plaisir et de la douleur est essentielle à une psychologie de la volonté: car bien que contraires ces deux motifs restent incomparables; le plaisir a son propre contraire qui est la privation; la douleur a son propre contraire qui est le zéro de douleur: c'est pourquoi je puis éprouver en même temps le plaisir et la douleur:-qui n'a joui d'un bon repas ou d'un spectacle agréable en souffrant d'un furoncle, d'un mal de dent ou d'un cor au pied? Le plaisir et la douleur ne sont pas des contraires à l'intérieur du même couple affectif homogène; aussi nulle arithmétique affective ne peut me dire si le plaisir qui mettra fin à telle privation vaut la peine que coûtera son obtention. Le plaisir négatif de cesser de souffrir d'une dent que le froid irrite vaut-il la peine de renoncer au plaisir positif de prendre une boisson glacée par une chaude après-midi d'été? Le plaisir et la douleur ne font pas partie de la même sériation qui permettrait un classement homogène. Ils sont qualitativement autres. La quantification relative d'une échelle d'intensité dont ils représenteraient les deux pôles est elle-même exclue.

Ainsi l'opposition de valeur positive et négative reste purement une forme: elle signifie seulement que le plaisir et la douleur peuvent participer à la même évaluation, se prêtent à la même

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opération de motivation affective avec des signes contraires. Mais l'hétérogénéité du plaisir et de la douleur, quant à leur matière affective, annonce déjà que la vie comporte elle-même plusieurs dimensions de valeur et introduit à la racine du choix une essentielle ambiguïté qui est au principe de l' hésitation. Complexité des valeurs de niveau vital cette complexité des tendances vitales-et cette hétérogénéité des biens et des maux qu'elles font apparaître-doivent être soulignées avec plus de vigueur encore: il semble bien que l'existence corporelle révèle d'autres valeurs que celles du plaisir et de la douleur; ces valeurs se cachent souvent sous le nom équivoque du plaisir et de la douleur qui perdent dès lors leur sens précis de satisfaction organique (liée à une privation organique) et de douleur physique (liée à une agression contre le corps). Le plaisir, et surtout l'acte de se plaire, ont l'extension même des valeurs de niveau vital et désignent le champ total de l'évaluation affective à ce niveau; bien plus, l'émotion donne un retentissement organique à toute évaluation appartenant à d'autres couches de valeur et, de proche en proche, toute la sensibilité peut adopter par analogie ou par résonance le langage du plaisir et de la douleur. Il y a un plaisir et même une jouissance du beau, des nombres, voire de la présence divine... l'agréable et le désagréable couvrent également une aire de signification très indéterminée; ce qui agrée c'est au sens large tout ce qui éveille et touche l'affectivité positive. Agréer et se plaire sont alors indiscernables et le plaisir au sens organique est la couche inférieure de l'agréable. Il arrive aussi qu'on donne à l'agréable un sens plus restreint et qu'on l'oppose au plaisir pour désigner l'affectivité qui ne se rapporte pas au besoin mais à l'exercice heureux de la sensorialité, de l'activité et de l'intelligence. Mais même en ce sens l'agréable ne désigne pas une valeur spéciale mais une masse confuse de valeurs de niveaux différents.

Nous allons tenter de reconnaître quelques valeurs spéciales du niveau vital qui ne se réduisent pourtant pas au plaisir et à la douleur au sens précis que nous avons donné à ces affects sensibles ni à l'imagination affective qui se greffe sur eux. Ne nous attardons pas à l'examen de l'utile et du nuisible (de l'inutile et de l'indifférent): ces valeurs sont pour une grande part subordonnées-et non coordonnées de façon hétérogène-au plaisir et à la douleur; l'utile est la valeur positive de l'ustensile (outil, bien d'usage et de consommation, oeuvre d'art) considéré comme moyen du plaisir et du zéro de douleur; le nuisible est la valeur négative de l'ustensile considéré comme moyen de la douleur et de la privation. L'utile et le nuisible sont donc des

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valeurs attachées au moyen comme tel. L'utile peut se rapporter à d'autres fins que les fins vitales. Toutefois, sans se rapporter à d'autres fins que la satisfaction du besoin ou la cessation de la douleur, l'utile peut entrer en conflit avec le plaisir et la douleur, et sur le plan même de la vie: il suffit qu'un bien pour le corps soit évalué, non pas subjectivement en fonction du plaisir et du zéro de la douleur, mais objectivement du point de vue fonctionnel de la biologie: c'est l'attitude de l'hygiéniste et du médecin qui considéreront par exemple la ration alimentaire du point de vue des carences organiques scientifiquement déterminées; le conflit de l'utile et de l'agréable reflète, par exemple dans le cadre de l'art culinaire et en général des moeurs, la dualité des points de vue sur le corps et sur la vie. Mais à vrai dire cette utilité biologique se ramène lointainement à une utilité proprement instrumentale par rapport à un ultime plaisir ou une cessation de douleur. L'utile est une valeur-diagnostic du plaisir, comme le corps-objet est le diagnostic théorique du corps propre.

Nous nous arrêterons par contre aux valeurs du facile et du difficile qui ont ceci de remarquable qu'elles présentent quelque originalité par rapport au plaisir et à la douleur et qu'elles sont en outre hétérogènes entre elles: le facile est désirable à certains égards, mais le difficile l'est aussi, à d'autres égards incommensurables avec les premiers; le facile et le difficile ne semblent être ni des promotions du plaisir et de la douleur, ni entre eux des contraires à l'intérieur d'un même genre affectif.

Le facile comme bien le facile est lié à l'absence ou mieux à la cessation de l'obstacle ou de l'entrave. Or l'obstacle ou l'entrave représentent une situation très générale qui ne se réduit ni à la privation ni à l'agression génératrice de douleur. Mais pour des raisons que l'on va dire, une fonction entravée est exprimée dans le langage du besoin: besoin d'uriner, de respirer, besoin de mouvement et en général d'activité et de liberté. Partons du cas le plus simple: le réflexe d'évacuation (urinaire ou excrétoire) inhibé par moi-même. L'effort volontaire opère comme frein (une ligature opératoire ou un trouble fonctionnel peuvent d'ailleurs jouer le même rôle): bien que le mécanisme d'expulsion soit absolument original par rapport à l'impulsion qui procède d'un manque et par rapport aux réflexes de la douleur, le mouvement retenu imite l'impulsion du besoin et la tension subjective celle du manque; en effet l'imagination prolonge la sensation spécifique de réplétion par une anticipation représentative et affective de l'action qui libérera la fonction, des lieux propices, du plaisir

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spécifique attaché à cette satisfaction; la forme commune du désir-y compris celle de l'évaluation positive (ce serait tout de même bon de pouvoir...)-est imposée à cette impulsion spécifique qui dès lors prend le nom de besoin d'élimination. Le facile est alors la valeur du laisser-passer accordé à la fonction empêchée. Ce schéma peut être vérifié sur un certain nombre de fonctions réflexes dotées de significations physiologiques très différentes: le cas de la respiration est le plus remarquable. L'air est apparemment l'objet d'un besoin d'assimilation; comme l'air est partout, ce pseudo-besoin est satisfait continument sans un manque préalable; de plus l'assimilation est réglée par un réflexe finalement incoercible (un homme peut faire la grève de la faim, non de la respiration); ce n'est pas une conduite réglée à la fois par des signaux perçus et par un manque organique. Mais la respiration empêchée se révèle comme un besoin, soit quand la volonté l'inhibe (traversée d'un lieu nauséabond, plongée, etc. ) Soit quand l'air se raréfie ou se corrompt; l'imagination s'empare alors de la gêne et de l'impulsion à chercher l'air, elle représente les lieux où il fait bon respirer, suggère la qualité agréable de l'air des champs ou de la montagne et empreint dans l'esprit la croyance en la valeur d'un séjour au pays de l'air pur; c'est ici que l'agréable confine au facile; est facile dans ce premier cas ce qui est sans entrave. Ces exemples de réflexes empêchés nous permettent d'interpréter le groupe plus important des quasi-besoins issus des fonctions de relation: exercice sensoriel, dépense de mouvement, activité de l'esprit, mise en oeuvre des innombrables aptitudes et talents créés par la civilisation et la culture. L'inactivité opère comme entrave: il y a une lassitude de la nuit polaire ou du silence, du travail sédentaire, de la claustration; la fonction contrariée se prolonge en imaginations heureuses qui permettent de parler d'un besoin d'exercice ou de dépense: pour le malade immobilisé dans une position incommode, se tourner dans son lit peut figurer le bien suprême à un moment donné; pour le prisonnier au régime cellulaire, ouvrir une porte, traverser une rue, allumer et éteindre l'électricité à toute heure, s'affirmer par l'activité la plus arbitraire et la plus saugrenue sont dépeints par l'imagination comme un plaisir sans égal, qui d'ailleurs à l'usage se dissipe à la façon du plaisir négatif qui correspond à la cessation de la douleur. L'excès d'activité peut d'ailleurs être éprouvé comme une contrainte: le travail forcé du bagnard, de l'esclave ou du travailleur exploité, le surmenage par nécessité sociale ou morale font apparaître le repos comme un bien suprêmement enviable; la lutte pour la libération du travail est soutenue par une expérience assimilable à la lutte pour le pain.

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C'est ainsi qu'un exercice modéré de toutes les fonctions, rythmé par un repos lui-même modéré, apparaît comme un aspect fondamental du bonheur de vivre, entre les deux excès de l'inaction forcée et du surmenage. Cet exercice modéré est la seconde forme que revêt le facile.

Nous sommes conduits de là, comme par la main, aux quasi-besoins issus de l'habitude. Disons d'abord qu'il est faux que l'habitude crée universellement des besoins, c'est-à-dire un désir de l'exercer. Il n'est pas rare que l'habitude crée non le besoin mais la répulsion; d'autre part beaucoup d'habitudes techniques ou professionnelles sont affectivement neutres. Le besoin du geste habituel est un effet secondaire de l'habitude; cet effet est tantôt présent, tantôt absent. Ces effets contradictoires ne s'expliquent pas par l'habitude mais par son incidence sur la vie profonde des besoins et des sources d'intérêts: je ne me sens pas privé de taper à la machine, de faire l'acrobate ou de résoudre des équations par la seule raison que j'ai acquis la maîtrise de ces activités et que l'occasion me manque de les exercer; ce sont des outils inertes qui n'ont pas en eux leur source d'intérêt: mais le besoin de gagner ma vie, le goût d'étonner mes familiers, etc. Peut soudain animer ces habitudes et leur prêter une exigence dont elles sont par elles-mêmes dépourvues. Si parfois l'habitude paraît créer le besoin, c'est en donnant une issue facile à des besoins préexistants qui sommeillaient auparavant. En effet l'habitude en donnant forme à des pouvoirs, donne aussi forme à la tension du besoin. L'usage révèle le besoin à lui-même; son intentionnalité vague se précise par le seul frayage de ses voies usuelles; il se fixe dans sa périodicité et son niveau d'exigence, se pose sur une catégorie précise d'objets; bref il prend forme usuelle et ainsi se connaît lui-même dans sa fin. Une dialectique très complexe de la fin et du moyen s'établit: le besoin se cherche une issue et la connaissance d'un chemin praticable exalte la tension du besoin. Ce qu'on appelle souvent la force de l'habitude n'est autre que la tendance d'un besoin préexistant à adopter une forme usuelle qui est plus facile à satisfaire. En prolongeant le besoin par une conduite facile, en lui montrant qu'il peut et comment il peut se satisfaire, le schéma de l'action disponible contamine en quelque sorte le besoin lui-même. Les objets qui nous entourent deviennent ainsi des suggestions d'action: ils montrent à la fois l'objet convoité et la forme de l'action par laquelle nous saurons le manier. Ainsi les objets cumulent à la fois une physionomie désintéressée, un caractère d'appel et un schéma d'action, tout cela étroitement mêlé dans l'expression, l'allure, l'air qu'ils offrent au regard: ce fauteuil nous rappelle que nous sommes fatigués, il nous montre

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la forme accueillante qui nous donnera le repos et dessine comme à l'oeil le geste de s'asseoir. L'attrait et le schéma de l'action facile se fondent si bien dans la chose que notre univers de perception est gonflé de valeurs affectives et sillonné de tracés d'action. C'est par ce biais que l'usage ne cesse de remodeler la figure même de nos besoins; c'est la même chose de dire: "j'ai faim " et: "j'ai bien envie de me tailler une tranche du pain qui est dans le buffet". Le désir enveloppe l'objet du besoin et le schéma moteur familier.

Si donc l'habitude affecte le besoin au point de sembler l'inventer, c'est par choc en retour de la forme usuelle acquise sur des besoins latents. Ce sont toujours les sources mêmes du besoin qui s'épanchent dans ces quasi-besoins; il n'est jamais vrai que l'habitude crée le besoin; les besoins les plus artificiels comme les besoins de stupéfiants et d'excitants communiquent toujours à d'authentiques nappes de besoin dans lesquelles l'exercice a opéré une sorte de saignée dérivative. L'usage n'est jamais qu'un révélateur de sources primitives de la motivation qui travaillent désormais selon des lignes de moindre résistance. Que le besoin s'éteigne, que nul autre besoin ne soit apte à reprendre en charge l'habitude, celle-ci nous paraîtra créer non plus le besoin mais le dégoût, si par exemple une obligation quelconque-professionnelle ou autre - nous contraint d'exécuter l'action considérée au delà du point de saturation des besoins authentiques qui l'alimentent.

Mais, à travers ces effets secondaires variables, subsiste le privilège de l'habitude: sa disponibilité, sa facilité. L'usage d'un geste familier peut être accompagné de plaisir ou de dégoût, il reste par sa forme une disposition du vouloir à agir selon un schéma privilégié, à penser et à sentir selon certains modes usuels et commodes; même si je répugne à l'action, si je suis contraint d'agir-de corriger des copies au delà de la curiosité, du plaisir de lire, de comprendre, de communiquer avec autrui, de travailler, de m'occuper-c'est encore le geste usuel, le geste le plus facile qui s'offre spontanément; il résiste si je veux l'infléchir, lors même qu'il me répugne affectivement.

Ainsi le cas des habitudes neutres et surtout celui des habitudes fastidieuses met à nu le motif de la facilité qui ordinairement coïncide avec celui du plaisir. L'imagination se saisit de cette représentation du moyen facile, en anticipe l'aisance d'exécution au moyen d'une effigie affective originale et en appréhende la valeur de facilité. À un niveau plus élevé de réflexion, la facilité comme telle est pensée explicitement comme désirable; elle se constitue en motif autonome lorsqu'elle entre en conflit avec le plaisir, lui-même clairement évalué. Un nouveau principe d'hésitation apparaît ainsi à la racine du choix; lequel vaut le mieux:

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l'agréable au terme d'un chemin pénible, le chemin facile en direction d'un plaisir dérisoire? Lorsque ce motif de la facilité tend à devenir le centre d'évaluation de la vie, il prend la forme plus systématique du principe d'économie dont M Jankélévitch a montré les multiples ramifications. Peut-être constitue-t-il un nouveau point de moindre résistance dans la structure affective de l'homme, par où peut s'insinuer le vertige passionnel; aussi paradoxal qu'il paraisse, il existe peut-être des passions de l'inertie et de la paresse dans la ligne du motif de facilité, comme il existe des passions du plaisir dans la ligne des motifs issus du désir et de la crainte, et des passions de la puissance dans la ligne des motifs de difficulté et de lutte que nous allons maintenant élucider.

Le difficile comme bien à mesure que nous nous éloignons du cercle bien dessiné du besoin et du plaisir et que nous tentons de reconnaître le tracé d'autres ondes plus larges du vouloir-vivre, les difficultés et les incertitudes s'accumulent. Il semble bien pourtant que l'analyse du souci vital doive subir un éclatement décisif: plaisir, douleur, utile, agréable, facile ont encore, malgré leur hétérogénéité, un air de famille que rassemble le terme de bien-être. Le bien-être est la fin composite de l'homo oeconomicus. Pour lui on produit, transforme, échange et fait des plans. Est-il sûr néanmoins que les plaisirs positifs en liaison avec les besoins, que la cessation de la douleur sous toutes ses formes, que la facilitation de toutes les fonctions (primitives, acquises ou artificielles) épuisent l'empire du désirable? On connaît la critique que Nietzsche a faite de cette interprétation sensualiste et empiriste de la vie: la vie, dit-il, tend non seulement à la conservation mais à l'expansion et à la domination. Elle recherche la puissance, elle désire l'obstacle, elle tend positivement au difficile. Cette interprétation de la vie a eu ses répercussions en psychologie, en particulier dans certaines formes non-freudiennes de la psychanalyse: alors que Freud tente de systématiser toutes les énergies vitales dans la notion unique de libido, qui, bien que centrée sur l'énergie sexuelle, tend à couvrir tout le champ de l'activité hédonique, Adler, par exemple, distingue un groupe irréductible d'instincts qu'il appelle " ichtriebe".

Cette question est fort troublante: la psychologie d'inspiration nietzschéenne englobe sous le nom de volonté de puissance des

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aspects très différents de la vie de conscience qu'il est fort difficile de dissocier: on y reconnaît d'une part un pouvoir d'affirmation pratique et d'auto-détermination que nous développons ici sous le nom de vouloir proprement dit (décider, mouvoir, consentir), d'autre part une complication passionnelle de la volonté et de la vie dans le sens des passions de puissance, illustrées par l'homme de la renaissance cher à Nietzsche; il est fort difficile dès lors de reconnaître le résidu affectif et actif qui appartient incontestablement au plan vital. En vérité l'analyse nietzschéenne ne peut être superposée à notre schéma du volontaire et de l'involontaire; elle exclut la distinction de la volonté et de la vie qui est la pierre angulaire de cette étude de la motivation, et ignore le problème de la faute qui est à la base de notre théorie des passions. En notre langage la volonté de puissance est à la fois volonté, vie et passion. Si dès lors on distingue la volonté, comme pouvoir d'évaluer la vie, et le " mauvais infini " des passions de violence et de guerre, reste-t-il, au niveau de la vie, des tendances irréductibles à la recherche du plaisir et à l'élimination de la souffrance? Reste-t-il un " irascible", un goût original pour le difficile? Une réponse positive à cette question n'exclut pas que cet " irascible " ne se révèle empiriquement qu'à travers les passions d'ambition, de domination, de violence, de même que le concupiscible " se révèle empiriquement à travers les passions du plaisir et de la facilité. Ces passions trouvent précisément dans l'irascible le point de moindre résistance, la tentation que la conscience fascinée achève en faute.

La biologie nous donne-t-elle quelque indice objectif, quelque diagnostic de cette tendance au difficile? Cela précisément est obscur; le témoignage de la biologie est douteux sur ce point. La raison principale en est que la biologie ne nous met jamais en face d'un vouloir-vivre central mais plutôt d'un faisceau de fonctions tendant à un équilibre du milieu interne en rapport avec un milieu externe. Les notions d'équilibre et d'adaptation, qui ont toujours pour le biologiste une signification précise, ne vont guère dans le sens d'une interprétation nietzschéenne de la vie. On peut penser il est vrai que la physiologie ne nous montre que rarement le vivant dans son unité et l'éparpille dans une diversité d'équilibres fonctionnels; seul l'examen du comportement pourrait fournir le diagnostic décisif. Darwin avait déjà montré que la lutte est essentielle à la vie, que la vie comporte une composante agressive; mais la signification fonctionnelle de cette lutte ne paraît pas favorable à l'idée de volonté de puissance: c'est une lutte pour vivre, c'est-à-dire pour manger, pour se reproduire, pour ne pas être dévoré, ne pas périr de froid, etc. La lutte paraît tenir au besoin comme le moyen à la fin; c'est une lutte des forces vitales coalisées contre la mort pour rétablir un équilibre

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sans cesse défait; c'est une lutte pour l'équilibre et non, semble-t-il, pour le trop-plein ou le surplus.

Et pourtant divers aspects du comportement plaident en faveur d'une tendance au difficile qui ne serait pas subordonnée au besoin et qui à cet égard serait relativement désintéressée.

L'exemple du jeu est déjà assez troublant: le jeu semble révéler dans la vie un surplus d'activité, une dépense gratuite, un exercice pour rien. En voyant jouer de jeunes animaux, ou de jeunes enfants, on se prend à penser que la vie commence au delà du danger, au delà de l'équilibre: la vie est généreuse. Peut-être est-il pour le vivant une manière d'être qui dépasse le non-mourir. Peut-être la vie est-elle positivement cet enclos de loisir auquel accède le vivant quand il n'a plus faim ni soif, quand il est hors de danger et sans entraves. Cette remarque que nous hasardons nous ramène à considérer certains aspects du plaisir lui-même que nous avons dû laisser dans l'ombre; le plaisir recèle, semble-t-il, dans sa positivité cet élément de loisir et de jeu qui dépasse la simple signalisation du besoin, mieux: une nuance de lutte non pour vivre mais pour vaincre; le plaisir, disions-nous avec M Pradines, est une dualité vaincue, mais il goûte l'obstacle en même temps qu'il anticipe la jouissance: "la difficulté, disait Montaigne, donne prix aux choses " (essais II, 15).

La psychologie du combat et des instincts combattifs apporte à cette discussion un témoignage qui est peut-être décisif. Ils semblent représenter la pointe d'agressivité de la vie, son voeu de puissance au delà de son voeu de survie. Le jeu marquait la générosité à laquelle le vivant accède quand il atteint à cette clairière de loisir vital au delà du manque et de la douleur. La lutte exprime le côté destructeur, impérialiste de cette expansion. Elle atteste que la guerre est dans le prolongement d'une tendance vitale inquiétante, avec laquelle se coalise naturellement une affirmation passionnelle de soi-même, une frénésie d'auto-affirmation. La paix est toujours une conquête éthique sur le vouloir-vivre violent; elle procède de l'affirmation d'autres valeurs supra-vitales de justice et de fraternité. C'est pourquoi il n'y a pas de morale purement biologique; car la vie tend à l'effusion et à la destruction avec une étonnante indistinction.

Mais le témoignage le plus décisif en faveur d'une tendance agressive de la vie, c'est le cours même de l'histoire qui le porte: si la recherche du plaisir et du facile, et la crainte de la douleur étaient les seuls ressorts vitaux de l'activité, l'histoire ne serait pas ce développement terrible, sans cesse alimenté par un tragique d'ambition, de puissance, de catastrophe et de destruction. L'histoire serait l'histoire économique, l'histoire faite par l'homo oeconomicus, - et non l'histoire politique, l'histoire faite par l'homme de proie; l'histoire serait l'histoire du bien-être et du

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mal-être et non l'histoire du pouvoir et de l'échec. L'écart entre le cours effectif de l'histoire et les schémas théoriques de la psychologie sensualiste doit être comblé, déjà sur le plan de la psychologie, par la considération d'une racine agressive de la vie. Le goût pour le terrible, avec son mépris latent pour le plaisir et pour le facile, son accueil inquiétant pour la souffrance, semble bien être une des toutes premières composantes du vouloir-vivre. Il paraît donc que le goût de vaincre des obstacles soit hétérogène à la recherche du plaisir d'assimilation, à la crainte de la souffrance et à la recherche de la facilité; soutenue par l'imagination cette tendance serait aperçue comme besoin; mais ce besoin ne serait amorcé par aucune privation, par aucune agression, par aucune entrave; n'ayant pas pour pôle opposé la souffrance sous aucune forme, le plaisir de l'obstacle ne prendrait jamais la forme de la plénitude, de l'annulation de la douleur, de la libération de l'entrave, bref du repos; il serait le véritable plaisir en mouvement qui seul révélerait l'authentique tension de la vie par delà l'avarice du désir et de la crainte; seul il attesterait la dimension héroïque, et si l'on peut dire don quichottesque, de la vie contre Sancho Pança amorcé par le seul plaisir de la possession, de la non-souffrance et de l'aisance. Si nous suivons jusqu'au bout les suggestions de cette analyse nous serons amenés à corriger l'interprétation antérieure des besoins de dépense et d'exercice. Ces besoins-ou quasi-besoins-sont essentiellement ambigus: ils sont attirés par les deux pôles du facile et du difficile. La vie comporte, semble-t-il, un attrait pour l'obstacle; cet attrait paraît être la racine primitive de la volonté de puissance; mais avant de dévier vers les mythes nietzschéens de l'impérialisme et de la guerre, l'imagination exerce sa fonction de médiation entre les tendances vitales et le vouloir: elle représente l'obstacle et son décor physique, elle figure dans un sentiment original le plaisir lui-même original de la lutte et ainsi suggère la valeur de l'énergie.

Une nouvelle source d'hésitation sourd à la racine de la liberté: en effet le goût de l'obstacle incline à choisir la souffrance elle-même et à sacrifier le plaisir de posséder au pur plaisir de vaincre; ce plaisir ajouterait donc aux valeurs plus élémentaires de l'aliment et du sexe complémentaire, les valeurs encore vitales et spontanées, mais en quelque sorte désintéressées et utopiques de la lutte.

La confusion affective et l'hétérogénéité des valeurs vitales c'est comme affectivité, disions-nous au début de ce chapitre, que l'existence corporelle transcende l'intelligibilité à laquelle prétendent les essences du cogito. L'étude du plaisir, de la

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douleur, de l'attrait du facile et du goût pour le difficile donne un sens précis à ce thème de la confusion affective.

L'épreuve des différentes situations fondamentales dans lesquelles le vivant est engagé-privation, agression, entrave et obstacle-comporte, même au plan élémentaire de la vie, une révélation composite et hétérogène des valeurs. Non seulement la position du corps ne peut être déduite d'un acte éventuel d'auto-position du cogito, mais la position du corps n'est pas une position simple. L'affectivité ne forme pas système; elle illustre des valeurs disparates dans des plaisirs et des souffrances disparates. À la place d'un unique couple du plaisir et de la douleur, nous avons énuméré plusieurs séries affectives, sans prétendre d'ailleurs avoir fermé le cycle des valeurs de niveau vital. Chaque série affective représente une échelle d'intensité de valeur qui permet chaque fois une comparaison homogène par sériation entre le pôle négatif et le pôle positif, par exemple entre la privation et la jouissance, entre la douleur externe et le plaisir à peine positif de la sécurité, etc. Il semble dès lors que la notion de vouloir-vivre ne saurait être une notion simple. Elle définit seulement un niveau de valeur, non une valeur ou un couple de valeurs. À ce niveau, "l'historialisation " des valeurs figure une sorte (de chaos indéfini), à la racine du cogito. Il n'y a pas de tendance centrale qu'on pourrait appeler vouloir-vivre et dont les tendances énumérées ci-dessus seraient des formes dérivées; en effet il n'y a pas d'affect sensible dont les diverses effigies affectives du plaisir (lié à l'assimilation), de la non-douleur, du facile et du difficile seraient les espèces; c'est pourquoi il n'y a pas non plus de valeur de la vie que l'imagination affective puisse viser sur une matière affective simple. La vie, du moins au stade humain, est une situation complexe non dénouée, un problème non-résolu, dont les termes ne sont ni clairs ni concordants. C'est ainsi qu'elle est une question ouverte posée au vouloir; c'est pourquoi finalement il y a un problème du choix et un problème moral. Dans l'unité du cogito, l'expérience du niveau vital ne forme pas un état dans l'état, avec son ordre propre; il n'y a pas d'ordre vital; elle est plutôt une multiplicité à clarifier et à unifier par le tranchant de la dé-cision.

Cette conclusion peut paraître étrange: la vie serait-elle une pseudo-notion? Dans telle situation extrême n'ai-je pas à choisir entre d'une part ma vie et d'autre part mes amis, la vérité, ma

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foi? Précisément si à certains moments ma vie m'apparaît rassemblée en une valeur globale, ce n'est pas de l' intérieur de l'expérience affective indéfinie et bariolée, mais de l'extérieur, à partir de la mort. C'est la mort qui donne son unité à la vie, en ce sens que seule une situation de catastrophe, en m'acculant à choisir entre ma vie et celle de mes amis, a le pouvoir de mettre globalement en question mon existence. L'éventualité de cet événement simple, ma mort, mon mourir, rassemble soudain tout ce que je suis comme corps dans une accolade également simple. Du mourir, le vivre reçoit toute la simplicité dont il est capable; face au " danger-de-mort", "l'être-en-vie " apparaît alors comme une situation totale qui a la simplicité, sinon d'un acte que je pose, du moins d'un état qui est l'état même d'exister corporellement. Cette révélation de l'unité du vivre par le sacrifice, - dont on ne soulignera jamais assez la richesse d'implications philosophiques, - serait elle-même trahie si l'on ne discernait pas, derrière le mourir qui unifie le vivre, l'affirmation des valeurs par lesquelles ma mort est impliquée comme éventualité et pour lesquelles ma vie est en danger. À la différence du suicide, qui est pure négation et destruction, le sacrifice est tout entier affirmation-affirmation de valeur et d'être-mais par delà ma vie. Nous dirons donc: ma vie ne m'apparaît comme valeur que tout à la fois menacée et transcendée, menacée par la mort et transcendée par d'autres valeurs. Le sacrifice rassemble dans une unique situation cette menace et cette transcendance. C'est pourquoi nous pouvons dire que la vie est elle-même rassemblée par la mort et par d'autres valeurs; c'est à la lumière du sacrifice que nous avons pu dire que la vie définit non une valeur simple, mais un niveau simple de valeurs. Il importe donc de comprendre maintenant les valeurs du plan vital par le contraste des autres valeurs de niveau différent, afin d'appréhender dans toute son ampleur la confusion de l'affectivité et l'hétérogénéité des motifs qui alimentent un vouloir.

III, le corps et le champ total de motivation: le plan de l'histoire et le plan du corps qu'il y ait d'autres sources de la motivation volontaire que le souci de ma vie, d'expérience-limite du sacrifice le souligne assez. Plus difficile est d'esquisser un dénombrement même approximatif de ces sources originales de motifs. Ce dénombrement

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ne nous intéresse qu'indirectement puisque notre dessein est de comprendre le rapport du corps au vouloir. Mais nous ne pouvons faire l'économie d'une réflexion, aussi brève qu'elle soit, sur les autres motifs; d'abord c'est elle qui peut éclairer le vouloir lui-même; si en effet le vouloir est l'évaluation de la vie, c'est en opposant d'autres valeurs à ma propre vie que j'ouvre l'éventail de ma motivation; mais l'intelligence des autres motifs est essentielle à la compréhension même de l'involontaire corporel: en effet le corps n'est pas seulement une valeur parmi d'autres, il est impliqué en quelque manière dans l'appréhension de tous les motifs et à travers eux de toutes les valeurs. Il est le médium affectif de toutes les valeurs: nulle valeur ne m'atteint qu'elle ne donne dignité à un motif et nul motif ne m'incline qu'il n'impressionne ma sensibilité. J'accède à toute valeur à travers la vibration d'un affect. Ouvrir l'éventail des valeurs c'est en même temps déployer l'affectivité selon sa plus grande envergure.

L'école sociologique française nous a habitués à chercher dans le rôle des représentations collectives la différence entre le vouloir et le désir. On sait aussi quel éclat Bergson a donné à ces vues, dont il montre ensuite l'insuffisance, dans les deux sources de la morale et de la religion. Les réflexions des sociologues ont une force invincible contre les théories de toutes sortes qui tentent de dériver le vouloir des intérêts vitaux diversement raffinés, systématisés ou sublimés. Sous le nom de représentations collectives ils ont rappelé, face au vieil empirisme, que des exigences étrangères au souci vital donnent à l'homme sa qualité même d'humanité; le plan organique n'est pas le plan humain; il était tout naturel de chercher du côté du " milieu social " ce que le " milieu biologique " ne suffit pas à expliquer, dans l'espoir de retrouver par delà l'agnostiscisme philosophique et religieux hérité d'a. Comte et de Spencer, le dualisme éthique de la grande tradition philosophique.

Il n'est plus besoin aujourd'hui de répéter les excellentes analyses que les sociologues ont faites de l'influence des représentations collectives sur la pensée abstraite, la mémoire et jusque sur les besoins organiques. Ce qu'il nous faut souligner ici c'est la contribution de ces analyses à la psychologie de l'involontaire; l'intérêt principal de ces réflexions est d'attirer notre attention sur la sphère originale de sentiments par lesquels une conscience individuelle se trouve affectée par des représentations collectives. Les sociologues, il

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est vrai, ont tendance à réduire le plan psychologique à une simple fusion du social et de l'organique, à un lieu de passage des représentations collectives; ils manquent ainsi le moment essentiel de la volonté; nous le dirons assez tout à l'heure; du moins ils ont bien vu que ce sont des sentiments spécifiques qui insèrent les représentations collectives dans le cycle des représentations et des tendances de l'individu. En effet il faut bien que ce soit finalement dans les consciences individuelles que la société joue son destin. C'est dans les consciences individuelles et principalement dans une affectivité originale que sont empreints les impératifs sociaux. Une crainte, un respect spécifiques inclinent notre sensibilité dans le sens des commandements, et l'émotion, conformément à sa fonction ordinaire, associe toute la vibration du corps à l'emprise affective de nos impératifs. C'est à travers des affects que la société pénètre dans l'individu et peut entrer en compétition avec les besoins vitaux à l'intérieur de la même enceinte psycho-organique. Mais si l'école sociologique a eu le mérite de souligner à quel point les représentations collectives sont une source distincte des besoins organiques, elle a complètement manqué le rapport entre les sentiments attachés à ces représentations et la volonté. Faute d'une analyse préalable des notions de vouloir et de motifs, faute par conséquent d'une eidétique de la motivation, la volonté risque d'apparaître comme un épiphénomène de ses propres représentations collectives. À cet égard le langage des psychologues d'inspiration sociologique est particulièrement équivoque. La volonté "traduit " une " influence " exercée par des représentations qui "pénètrent " la conscience. Les impératifs "s'imposent "; le fiat est tantôt identifié à l'impératif lui-même en tant qu'il domine les tendances vitales, tantôt à l'obéissance de la conscience, "obéissance consentie si l'on veut, mais néanmoins obéissance, puisque la conscience reçoit sa loi du dehors." L'autonomie de la conscience devient "une hétéronomie qui s'ignore", "la conscience du groupe installée en nous".

En réalité, par faiblesse phénoménologique, la psychologie sociologique a simplement inséré sa notion des représentations collectives dans une psychologie naturaliste: ces représentations sont des forces, des tendances qui luttent mécaniquement, avec les tendances vitales.

Ainsi quand on oppose l'élite à la masse, on est sans ressource pour comprendre comment un individu se hausse au-dessus de ses propres représentations collectives. Finalement on est condamné à en chercher la raison plus bas que ces représentations collectives, dans la perméabilité organique de l'individu à la poussée,

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auto-créatrice, semble-t-il, des représentations collectives. Ainsi arrive-t-on à dire que " la seule présence de représentations collectives à la conscience suffit à faire de notre activité une activité volontaire." En face de cette conscience " siège", "reflet", il ne faut jamais se lasser de refaire le chemin de Descartes du doute au cogito. Je pense signifie d'abord: je m'oppose pour évaluer. Je suis celui qui évalue les impératifs sociaux. Cette redécouverte incessante du cogito ne m'installe point dans une hargneuse solitude; elle m'apprend plutôt à consulter comme motif ce que je subissais comme suggestion. Évaluer n'est pas autre chose. Le tort de la psychologie sociologique est d'avoir souvent choisi comme étalon les consciences inauthentiques " qui veulent par volontés toutes faites " et d'avoir tenté de comprendre le vouloir authentique comme un raffinement de cette conscience aliénée, comme une aliénation géniale. Sur la voie de cette redécouverte et en vue de ce sursum du vouloir, l'eidétique est un palier indispensable; en même temps qu'elle me dit: vouloir n'est pas subir, elle me répète: motif n'est pas cause. Mécaniste ou dynamiste, la psychologie implicite des sociologues dürckheimiens est toujours pensée en termes de physique mentale. L'eidétique m'enseigne que si l'affectivité qui se rapporte aux représentations collectives diffère "matériellement " de l'affectivité du plan vital, elle lui ressemble " formellement " comme motif de... cette ressemblance formelle est précieuse: elle m'autorise à comprendre selon une analogie mutuelle les rapports de moi à mon corps et les rapports de moi à mon histoire. L'histoire et mon corps sont les deux plans de la motivation, les deux racines de l'involontaire. De même que je n'ai pas choisi mon corps, je n'ai pas non plus choisi ma situation historique; mais l'une et l'autre sont le lieu de ma responsabilité. Entre mon corps et moi s'institue un rapport circulaire dont une des formes est précisément le rapport de motivation: de même entre mon histoire et moi; l'histoire " historialise " des valeurs à un moment donné et elle sollicite mon adhésion d'une manière analogue à ma faim, ma soif, ma sexualité. L'histoire m'incline comme mon corps. C'est pourquoi l'histoire n'est pas tout à fait un objet; elle ne le devient que si je m'en évacue moi-même, à la façon dont le corps propre devient corps-objet pour un spectateur pur et désincarné, pour un spectateur non-situé. Comme l'affectivité du plan vital, la crainte et le respect me révèlent les valeurs qu'illustrent mon

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siècle. Mais en retour si l'histoire a une spontanéité propre de déroulement et lève sur son passage des valeurs, comme ma faim lève la valeur du pain, je suis celui qui évalue, compare et décide. La réceptivité du vouloir aux valeurs sociales, comme la réceptivité aux valeurs organiques, est réciproque de la décision souveraine qui invoque les valeurs reçues. Cette réceptivité ne devient passivité et esclavage que par démission et aliénation.

Ces vues en apparence abstraites ont une application politique immédiate: l'objection de conscience à l'égard du tyran-homme, parti ou foule-est inscrite dans la structure même du vouloir individuel; la motivation sociale comme la motivation corporelle peut être jugée et critiquée. Je suis en face de l'état comme en face de mon corps. Il n'y a pas deux libertés, une liberté "civile " et une liberté "intérieure". Il n'y a qu'un libre-arbitre. Obligation et attrait quelle est donc cette affectivité selon laquelle la conscience se sensibilise aux impératifs sociaux? La grande nouveauté affective est la rencontre d'une supériorité, d'une transcendance, non point seulement au sens impropre et horizontal d'une altérité qui me déborde, mais au sens propre et vertical d'une autorité qui me surplombe. Le bien des communautés auxquelles je participe est représenté à ma sensibilité par un prestige spécifique. Il apparaît que ce prestige comporte deux aspects contraires: un attrait et une obligation qui sans doute figurent déjà à ce niveau le rapport équivoque du moi à toute transcendance, laquelle tour à tour le surélève et le domine, le comble et l'écrase. Considérons une valeur comme la justice, dont les formes historiques varient, en partie en fonction des situations techniques où elles s'insèrent, en partie en fonction de la capacité d'invention et de générosité des consciences qui en prolongent sans cesse les exigences dans des secteurs toujours nouveaux de la vie en commun. L'exigence de justice, qui s'incarne historiquement dans des formes essentiellement variables, a sa racine dans l'affirmation radicale que l'autre vaut en face de moi, que ses besoins valent comme les miens, que ses opinions procèdent d'un centre de perspective et d'évaluation qui a la même dignité que moi. L'autre est un toi: telle est l'affirmation qui anime souterrainement la maxime de la justice, aussi bien sous sa forme antique: neminem laedere, suum cuique tribuere, que sous sa forme kantienne: traiter la personne comme une fin et non comme un moyen. L'exigence de justice consiste donc, dans son principe, en un décentrement de perspective par lequel la perspective d'autrui-le besoin, la revendication d'autrui-équilibre ma perspective.

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C'est ce décentrement que ma sensibilité éprouve différemment comme obligation et comme attrait. D'un côté ce décentrement ne peut pas ne pas être une obligation: en effet ma propre vie est humiliée par les valeurs mises en jeu par les institutions et les structures que composent entre elles les exigences diverses des individus; en dernier ressort c'est la valeur d'autrui qui humilie ma propre vie. Le sentiment d'être obligé par... exprime affectivement le dénivellement de valeur entre la valeur de ma vie et la valeur des communautés qui rendent possible sous toutes ses formes la vie d'autrui. L'obligation signifie que le décentrement de perspective que autrui inaugure est un dénivellement de valeur.

Mais ce sentiment tend à se dégrader en contrainte; c'est à tort qu'on confond si aisément obligation et contrainte. L'obligation concerne une liberté. La contrainte est un aspect de l'esclavage. L'obligation motive; la contrainte enchaîne; elle concerne un vouloir inauthentique, une liberté aliénée; peut-être figure-t-elle la plus redoutable des passions, la passion d'inertie dont nous avons repéré un autre affleurement, au niveau vital, dans le goût du facile. Mais cette contre-façon de l'obligation attire notre attention sur un aspect fondamental de l'obligation: la pression sociale tend vers sa limite inférieure dans la mesure où elle reste diffuse et anonyme et s'identifie au " on " sans visage des préjugés morts: "on " pense ainsi, "on " fait cela et " on " ne fait pas cela. L'obligation cesse d'être une contrainte quand les valeurs illustrées par les moeurs prennent le visage de quelqu'un, sont portées par l'élan de décisions vivantes, bref sont incarnées par des personnes authentiques. Bergson a apporté sur ce point dans les deux sources une contribution décisive en dépit des graves incertitudes que nous soulignerons par la suite; il paraît bien que la contrainte des impératifs sociaux soit liée à leur anonymat.

Or cette remarque nous permet de passer à l'autre limite: plus au contraire une valeur comme la justice est incarnée par une conscience militante qui lui confère l'élan de son indignation et de sa générosité, plus la contrainte se convertit en appel. La contrainte est le signe d'une déshumanisation des valeurs qui pèsent comme des poids morts sur la conscience; l'appel est le signe d'une création, d'une " historialisation " vivante des valeurs par des hommes eux-mêmes vivants. Contrainte et appel sont la limite inférieure et la limite supérieure des "représentations collectives". Mais on se tromperait grandement si l'on pensait que le moment d'obligation peut être levé avec la contrainte: c'est un des périls de l'analyse bergsonienne, comme de la psychologie d'inspiration sociologique, de prendre pour étalon les formes inauthentiques des rapports du vouloir aux valeurs; nous y reviendrons tout à

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l'heure quand nous essaierons de rendre justice à l'analyse kantienne de l'obligation: "l'appel du héros " ne supprime pas l'obligation; le sentiment d'obligation ne tient nullement à l'anonymat du "on", il procède de la transcendance des valeurs communautaires par rapport aux valeurs vitales. Par contre si la contrainte est la limite inférieure de l'obligation, l'appel est la limite supérieure de l'attrait qu'exerce sur le vouloir le bien de communautés qui cherchent la justice: "heureux ceux qui ont faim et soif de justice "; car l'exigence de justice est comme une faim et comme une soif. Cela signifie que la faculté de désirer est plus vaste que le souci vital. Je suis lacune et manque d'autre chose que de pain et d'eau. De quoi? D'entités? De formes idéales qui auraient nom justice, égalité, solidarité? Parlerons-nous " d'inclinations idéales " que nous opposerions à des inclinations vitales? Nous risquons ici de tomber dans le piège des abstractions mortes. La justice, l'égalité ne sont jamais que des règles vivantes d'intégration des personnes dans un nous. En dernière analyse, c'est l'autre qui vaut. Il faut toujours en revenir là. C'est donc bien de l'autre que je manque. Le moi est lacunaire par rapport à l'autre moi. Il me complète comme l'aliment. L'être du sujet n'est pas solipsiste; il est être-en-commun. C'est ainsi que la sphère des relations intersubjectives peut être l'analogue de la sphère vitale et que le monde des besoins fournit la métaphore fondamentale de l'appétit: l'autre moi, comme le non-moi-comme par exemple l'aliment -, viennent combler le moi. C'est à partir de cette structure fondamentale de l'intersubjectivité, que les valeurs qui la rendent possible peuvent être attrayantes et non pas seulement obligatoires. La communauté est mon bien parce qu'elle tend à m'achever dans le nous où la lacune de mon être serait comblée. À certains moments de communion précieuse, je pressens que le moi isolé n'est peut-être qu'un arrachement d'avec tels autres qui eussent pu devenir pour moi un toi. Mais en retour cette même communauté qui m'achève m'oblige, parce qu'elle ne tend à m'achever qu'en me dépassant comme vouloir-vivre. L'attrait sans doute est plus fondamental que l'obligation car l'obligation n'est que l'idée d'un attrait supérieur au vouloir-vivre jointe à celle de l'obstacle du vouloir-vivre. Le décentrement de perspective du moi au toi et au nous est tout à la fois ce que je désire et ce que je crains, ce qui me complète et ce qui m'oblige. C'est pourquoi l'affectivité de niveau social reste foncièrement équivoque. En quel sens dès lors peut-on dire que la limite supérieure de l'attrait est l'appel? En ce sens que l'appel n'est peut-être déjà plus de l'ordre de la motivation; il l'excède comme la contrainte

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en était le défaut. Il est certaines rencontres qui ne m'apportent pas seulement des raisons de vivre que je puis évaluer, approuver, mais qui vraiment opèrent comme au coeur du vouloir une conversion qui a la portée d'un véritable engendrement spirituel. Ces rencontres sont créatrices de liberté. Elles sont libératrices. Telles peuvent être l'amitié ou l'amour du couple; dès lors le lien du moi au toi change profondément de nature: il n'est plus un rapport social, public, mais un rapport essentiellement privé qui excède la règle de justice. Du même coup l'autre n'est plus l'analogue de mon corps: son vouloir n'est plus en face de moi comme une source d'opinions qui peuvent motiver mon vouloir. Le rapport de motivation est transcendé et se rapproche d'un rapport de création. L'action en quelque sorte " séminale " que l'ami exerce au coeur même du vouloir ressortit déjà à cet ordre de la "poétique " du vouloir que nous tenons ici en suspens. Ainsi l'obligation et l'attrait que nous décrivons ici se tiennent dans cette zone médiane des rapports publics ou civils avec autrui: c'est la zone du " social " : elle a pour limite inférieure la contrainte ou l'esclavage où il n'y a plus de société ni de droit et où le vouloir est aliéné; elle a pour limite supérieure l'amitié où il n'y a plus de société ni de droit, mais un appel libérateur, et où le vouloir n'est plus motivé, conseillé, mais créé. Il est sans doute de l'essence de l'intersubjectivité d'être un rapport instable entre le rapport maître-esclave et le rapport de communion. La responsabilité politique est pourtant cette zone où la liberté n'a jamais d'alibi ni dans la tyrannie du prince, ni dans la dictature du on, et où la transformation de tout lien civil en amitié est une utopie.

Dans cette zone médiane, où l'autre n'est pas encore le " toi " de l'amitié, mais le " socius", le citoyen-ou mieux le concitoyen -, le sujet de droit, il ne faudrait pas croire que l'autre figure une valeur simple en face de ma vie. Il est apparu plus haut que ma vie non plus n'est pas elle-même une valeur simple mais plutôt un plan de valeurs nullement unifiées; la place du choix était déjà inscrite dans la discordance des motifs affectifs qui gravitent autour de ma vie; la nécessité de choisir est encore marquée par le conflit des valeurs vitales prises globalement avec l'ordre également global des valeurs sociales; ce conflit est illustré par le sacrifice; mais le choix est encore suscité par le conflit interne des valeurs sociales. On peut bien dire radicalement que c'est l'autre qui vaut, mais cette valeur de l'autre est toujours indirectement visée à travers un labyrinthe de situations sociales où elle se réfracte dans des valeurs incommensurables: égalité et hiérarchie, justice et ordre etc... ce n'est pas

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notre tâche même d'esquisser simplement ces conflits qu'il faudrait lire " sur " l'histoire et ne jamais traiter de manière abstraite, idéologique. Qu'il suffise d'indiquer que la situation historique du libre-arbitre est moins simple encore que sa situation corporelle. On n'a jamais fini d'ouvrir le champ de la motivation du vouloir humain. Finalement l'incommensurabilité des valeurs se révèle essentiellement dans la confusion affective des motifs: c'est par là que toute l'histoire se tient en raccourci dans la vie involontaire de chaque sujet et affecte un vouloir personnel. Valeurs " matérielles " et valeur " formelle " il est difficile d'achever l'examen de la motivation involontaire sans avoir envisagé la difficulté que suscite, même pour la psychologie de la volonté, l'interprétation kantienne de l'obligation morale. Nous ne pouvons envisager ici cette difficulté que du point de vue strictement limité d'une phénoménologie du volontaire et de l'involontaire et non du point de vue d'une éthique à priori comme la suppose Kant. Mais il n'est pas possible d'éluder cette difficulté car l'éthique kantienne implique une phénoménologie implicite du volontaire et de l'involontaire et en retour notre phénoménologie explicite de la motivation met en cause, comme on l'a dit plus haut, une théorie des valeurs.

La phénoménologie implicite du kantisme est que la volonté n'est digne de ce nom que quand elle obéit à un principe à priori distinct de la faculté de désirer, à la raison comme puissance pratique. Il semblerait donc qu'hors du lien à la raison il n'y ait pas de volonté et que ce lien doive exclure tout rapport avec la sensibilité; le kantisme est dominé par le problème d'une volonté " pure", indépendante de toute condition empirique, c'est-à-dire de toute motivation affective. La volonté "pure " est déterminée par la seule raison en tant que puissance pratique qui commande. Laissons de côté pour l'instant la thèse kantienne selon laquelle le seul commandement purement rationnel qui puisse déterminer une volonté pure est " formel " et non point " matériel." Mais l'exclusion de la " faculté de désirer " hors du champ de la volonté "pure " suppose une conception plus large de la volonté humaine qui nous ramène précisément à une théorie générale de la motivation. En effet les penchants de la sensibilité ne peuvent entrer en compétition avec " le principe à priori du vouloir " qu'à l'intérieur d'une même enceinte psychologique, à l'intérieur d'un même champ de motivation; la morale kantienne elle-même suppose une commune mesure entre les mobiles résumés dans

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l'idée du bonheur et le " principe du vouloir, d'après lequel l'action est produite sans égard à aucun des objets de la faculté de désirer". Le conflit du devoir et du bonheur suppose la commune mesure de la motivation. Cela signifie deux choses: il faut bien d'une part que les mobiles affectifs n'entraînent pas nécessairement le vouloir, sinon le vouloir ne pourrait jamais échanger les mobiles affectifs contre les motifs rationnels; autrement dit le déterminisme psychologique doit déjà être rompu au niveau de la faculté de désirer. La raison pratique ne peut déterminer le vouloir que si la sensibilité ne le détermine pas nécessairement." Mobiles à posterori " et " principes à priori " doivent donc revêtir la commune livrée du motif. L'opposition kantienne du devoir et de la sensibilité sur le plan éthique suppose donc une phénoménologie plus large de la motivation et de la décision qui englobe les termes même de l'opposition.

Mais il faut aller plus loin: non seulement la sensibilité doit pouvoir être rapportée au vouloir comme un motif qui incline sans nécessiter, mais en retour un principe rationnel quel qu'il soit doit me "toucher " d'une manière analogue aux biens sensibles. Au reste Kant l'accorde expressément: le respect est ce sentiment sui generis " qui exprime simplement la conscience que j'ai de la subordination de ma volonté à une loi sans l'entremise d'autres influences sur ma sensibilité". Certes Kant oppose le plus possible ce sentiment à tous les autres: il ne serait pas " reçu par influence comme les sentiments de désir et de crainte, mais spontanément produit par un concept de la raison"." À proprement parler, dit-il, le respect est la représentation d'une valeur qui porte préjudice à mon amour-propre". Mais cette opposition ne peut annuler l'analogie profonde qui demeure entre le respect et le couple affectif de l'inclination et de la crainte. En tant que la loi est l'oeuvre de la raison, donc mon oeuvre, bref en tant que je suis autonome, je lui suis spontanément accordé comme l'est mon désir avec le plaisir; en tant qu'elle s'oppose à mon amour-propre elle a de l'analogie avec la crainte. Ainsi faut-il dire, pour rendre intelligible le kantisme, d'une part que tous les sentiments humains, y compris les sentiments du désir et de la crainte, sont proportionnés au vouloir, d'autre part que la loi la plus rationnelle " m'affecte " à travers un sentiment analogue aux sentiments vitaux. Le kantisme comme morale s'inscrit donc nécessairement à l'intérieur d'une phénoménologie qui dépasse l'opposition de la raison et de la sensibilité. Mais si le kantisme ne nous contraint pas de renverser les

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principes de notre description du volontaire et de l'involontaire, n'introduit-il pas une dimension absolument nouvelle dans la motivation, qui fait en quelque sorte éclater du dedans le cadre dans lequel il a semblé un moment qu'on pourrait l'inclure? Le respect, a-t-il été dit, est un sentiment non reçu mais spontané, parce que la loi est la législation même de la raison. Cette législation de la raison serait tellement homogène au vouloir lui-même que le principe de l'obligation ne serait plus un involontaire qui incline mais l'auto-détermination d'un être rationnel. Le devoir ce serait moi comme raison qui commande à moi comme volonté. Au delà de la motivation qui incline serait non l'appel mais l' autonomie. Il paraît raisonnable d'aborder cette difficulté en essayant de situer cette législation rationnelle par rapport à la valeur de l'autre. C'est l'autre, le droit de l'autre, a-t-il été dit plus haut, qui m'humilie et me comble. Nous avons d'ailleurs parlé du respect de l'autre dans les termes même dont Kant use pour décrire le respect de la loi. Précisément Kant nous avertit que " tout respect pour une personne n'est proprement que respect pour la loi (loi de l'honnêteté etc. ) Dont cette personne nous donne l'exemple". C'est bien ici le coeur de la difficulté: Kant n'a-t-il pas majoré indûment la valeur toute " formelle " d'universalisation de nos maximes? En particulier le prestige de cette fameuse règle " formelle " d'universalisation n'est-il pas emprunté, soustrait à la valeur " matérielle " de l'autre? On peut même se demander, une fois restituée à l'autre sa valeur directe et non point dérivée de la loi, si ce principe tout formel garde une autre fonction que de soumettre à une épreuve critique l'authenticité de nos sentiments. Il ne se peut pas qu'un projet soit nuisible à autrui quand il est universalisable. Mais sans la valeur " matérielle " de l'autre, et hors de cette fonction critique, la valeur "formelle " de non-contradiction perdrait toute signification. Ce critère formel est un critère de contrôle. Il est subordonné à cette irruption au sein de ma vie du souci de l'autre en tant qu'autre; il suppose le surgissement du mitsein dans le selbstsein, surgissement révélé dans un sentiment spécifique d'effacement et d'élancement. Outre cette fonction de contrôle, la règle formelle d'universalisation paraît avoir une autre fonction de substitution, d'interrègne. Comme Rauh l'a magistralement montré, je me réfugie dans une volonté toute formelle de non-contradiction, quand je cesse de vivre spontanément, "passionnément " les valeurs "matérielles " de la vie en société. Dans l'intermittence du sentiment, je me replie sur la loi. Faute d'être fidèle à l'autre, je tente de rester constant, de demeurer en accord avec moi-même.

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Il reste que ramenée à cette fonction subordonnée, la règle formelle d'universalisation de nos maximes est irréductible. Il faut renoncer à la réduire à la pression des impératifs collectifs ou même à la valeur de l'autre en tant qu'autre. Elle est une règle du bien penser, appliquée à l'action. Elle est l'arme critique de l'individu. Comme telle, la règle "formelle " est irréductible aux valeurs "matérielles". Elle pose alors un problème au premier abord insolite; en effet elle ne motive pas mon action au même titre que les valeurs "matérielles ": une telle règle du bien penser est en quelque façon consubstantielle à la volonté qui délibère; elle coïncide avec la spontanéité du vouloir. En ce sens Kant a bien raison de dire qu'elle exprime l'autonomie de la législation rationnelle. Mais cette autonomie n'est pas autre chose que l'autonomie critique d'un vouloir qui essaie rationnellement ses projets et qui, par cette épreuve rationnelle, s'élève d'une motivation ingénue à une motivation mûrie. À strictement parler, l'autonomie formelle n'est que la spontanéité du vouloir, liée par sa propre rationalité. L'autonomie formelle n'est que l'obligation rationnelle de rester en accord avec soi-même dans la délibération. En ce sens elle n'exprime pas un apport de valeur, un bien sur lequel on délibère, mais la valeur même de l'opération de délibération. En un sens étroit, où la motivation se réduit au jeu des valeurs "matérielles " à travers les sentiments qui les illustrent, on peut dire que la règle kantienne d'universalisation n'est pas un motif, mais le devoir même de délibérer rationnellement. Mais en un sens large du mot motif, on peut dire que le souci même d'examiner rationnellement une situation et les valeurs en jeu dans cette situation peut être un motif, une raison invoquée: "voyons! Réfléchissons posément! " Le respect de la forme même de la délibération rationnelle s'adresse, comme l'a bien dit Kant, non pas à une chose ou à une personne, mais à une loi.

Il est bien vrai aussi qu'en respectant sa propre rationalité la volonté ne reçoit rien, mais produit spontanément en elle-même ce sentiment de respect. C'est même le seul cas où elle produise en elle-même un sentiment; mais elle ne produit pas ainsi de raisons de choisir et de faire ceci ou cela; la volonté n'y est inclinée ni par son corps ni par autrui, ni par sa vie ni par l'histoire; elle ne produit qu'une raison de raisonner et cette raison lui apparaît encore dans un sentiment spécifique, le respect de sa propre rationalité. Et finalement qu'est-ce que respecter sa propre rationalité, sinon concrètement créer une zone de silence pour que le respect de l'autre puisse parler aussi fort que l'attachement à ma vie? C'est quand je laisse parler la justice et non pas seulement mon intérêt, bref quand j'accède à la valeur "matérielle " de l'autre, que je respecte le plus la valeur " formelle " de ma propre rationalité. Je dirais volontiers, pour parler une

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langue moins abstraite que Kant, que le seul devoir "formel " qui entre dans le champ de la motivation est de ne point consentir à ce que l'éventail de la motivation se referme sur les seules valeurs "matérielles " que me dépeignent le désir et la crainte, et de le tenir ouvert selon sa plus grande envergure: "quand tu délibères en toi-même, accueille les valeurs les plus hautes, celles dont autrui est le foyer."

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Chapitre III l'histoire de la décision: de l'hésitation au choix: introduction: l'existence temporelle aux limites de l'eidétique la description pure qui inaugure l'étude de la décision propose seulement une règle de pensée; l'existence jaillit à la limite des essences; l'existence du corps est le fait décisif qui nous a contraint à dépasser le point de vue des essences et à éclairer la vie concrète à l'extrême de l'intelligibilité; c'est ainsi que l'idée toute pure de motif a trouvé en quelque sorte une matière dans le besoin et le plaisir, dans la douleur, bref dans l'affectivité. Ce premier dépassement de l'eidétique en appelle un second: l'existence non seulement est corps, mais choix. L'eidétique de la décision a tenu en suspens la naissance même du choix: le triple rapport au projet (" je veux ceci "), à soi-même (" je me détermine ainsi "), au motif (" je décide parce que... ") est sans allusion à l'histoire d'où surgira le choix; le choix est cette avance, cet enfantement, cette croissance par quoi existe et le rapport au projet, et le rapport à soi, et le rapport au motif. À vrai dire, la description pure ne supprimait l'histoire existante qu'en procédant par coupe instantanée et en fixant dans l'intemporel un choix déjà opéré; en cet instant la conscience simplifiée se dirige sur un unique projet; en même temps elle se détermine elle-même comme une et nvoque dans un geste éternellement pétrifié une constellation invariable de motifs. Certes ce triple rapport concerne aussi la conscience hésitante: tout le long de cette histoire laborieuse, je suis une conscience qui décide; mais toujours la description pure manque l'histoire dont le choix est le dénouement, l'histoire au cours de laquelle un choix se cherche, se perd et se trouve par conflits esquissés, points morts, coups de théâtre ou lente gestation. Cette méditation sur la durée du choix est intimement liée à la méditation sur l'involontaire corporel; d'un côté l'union du volontaire et de l'involontaire par intégration des motifs corporels au sein d'une décision concrète ne peut apparaître que dans une histoire où la commune mesure du corps et du vouloir est essayée et inventée. La durée est le médium de l'unité humaine; elle est la motivation vivante, l'histoire de l'union de l'âme et du corps; cette union est un drame, c'est-à-dire une action intérieure qui

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coûte du temps. Il importe donc de surprendre cette durée où les rapports fondamentaux s'esquissent et se déclarent. En retour la durée ne peut être comprise que comme drame; l'existence n'avance que par le double mouvement de la spontanéité corporelle et de la maîtrise du vouloir; la durée a une double face: elle est subie et conduite, temps vital qui me pousse dans l'être et art de conduire le changement des pensées. Pour un être incarné, la liberté est temporelle; incarnation et temporalité sont une seule et même condition humaine. Mais si l'histoire du choix prolonge la découverte du corps, cette péripétie nouvelle demeure comme la précédente sous le signe de l'eidétique; la durée ne peut être éclairée qu'à la lumière des rapports intemporels que la description pure a établis. Certes la durée jaillissante demeure en son existence absolue ingénérable par idées, mais la moindre intelligibilité de la condition temporelle de la liberté procède des essences intemporelles, au point d'exténuation de la description pure. Ainsi la durée que je suis transcende sans les transgresser les purs rapports de la décision au projet, au moi et aux motifs. C'est la décision formée qui rend intelligible l' informe d'où procède le choix et le progrès même de sa formation. À la lumière de ces rapports compris, l'histoire même apparaît comme l'éveil, la naissance, le mûrissement d'un sens, (essence ou sens n'impliquant nulle hypostase platonisante). En particulier la description pure peut seule garder une méditation sur la durée de régresser vers une physique de l'esprit où la succession des moments serait pensée sous l'idée de causalité. Or ce péril n'est jamais conjuré, car nous n'avons, pour lire une genèse, que des concepts inadéquats qui dépassent difficilement le niveau des métaphores: éveil, croissance, mûrissement, mouvement, voyage, bond, déroulement, développement, etc... ces métaphores ne sont point périlleuses si elles sont protégées contre elles-mêmes par des rapports purs tels que projet, détermination de soi, motivation; elles apparaissent alors, aux confins de l'intelligible et de l'existence éprouvée et opérée, comme les index évanouissants d'une expérience intérieure qui est en même temps une action.

I l'hésitation: l'histoire du choix vérifie une première exigence de la description pure: la volonté qui décide ne se réduit pas à un acte terminal, à un fiat ultime qui surgirait soudain au sein d'une situation intérieure qui ne la comportait pas. Quels que soient le chaos de l'indécision et la soudaineté du choix, celui-ci ne fait pas apparaître un type nouveau de conscience; même s'il fait irruption comme un coup de théâtre dans l'indécision, ce bond est à l'intérieur

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même d'une conscience voulante, son surgissement ne fait point qu'avant lui la volonté ait été absente ou nulle. Je ne cesse point d'exister comme corps et comme vouloir, vouloir hésitant, vouloir vaincu, vouloir indisponible, vouloir qui décrète. Le fiat, s'il est une discontinuité, surgit à l'intérieur d'une certaine continuité d'existence volontaire. C'est pourquoi notre première tâche sera de reconnaître dans l'hésitation une certaine manière d'être du pouvoir de choisir.

Notre seconde tâche sera de comprendre comment, de l'hésitation au choix, la décision avance et vit de durée.

Notre troisième tâche sera d'éclairer l'événement même du choix comme dénouement d'une histoire qu'il brise et accomplit tout à la fois. Il restera à réfléchir sur les difficultés philosophiques que comporte une doctrine de la liberté suscitée par l'étude du choix à la limite et sous l'égide de la description primitive. La manière d'être du vouloir dans l'hésitation l'hésitation est un choix qui se cherche. Ce rapport de l'hésitation à un choix éventuel se remarque de deux façons. L'hésitation se donne à la fois comme un défaut de choix et comme une amorce, une esquisse du choix; mais c'est toujours au choix que je pense comme absent, impossible, désiré, retardé, redouté.

D'un côté je nomme l'hésitation une in-décision. Cette imperfection du vouloir est parfois douloureusement ressentie; j'y pressens comme une perte de moi-même; je m'angoisse de n'être point encore, faute d'être un. Dans l'hésitation je suis plusieurs, je ne suis pas. On se tromperait grandement si l'on identifiait la découverte de la possibilité qui est mon être même à celle de cette indécision; la possibilité radicale n'est pas l'indécision que ruine le choix, mais le pouvoir qu'inaugure le choix lui-même (cf chap I, II); la véritable possibilité est celle que j'ouvre en moi en décidant, c'est-à-dire en ouvrant, par un projet effectif, des possibilités dans le monde; le signe de cette possibilité projetée en avant de moi est ce sentiment de pouvoir et de puissance qui contient toute l'alerte du corps, tous les pouvoirs retenus au bord de l'action réelle et que le projet éveille ou rencontre dans l'épaisseur du corps. L'hésitation illustre par l'absurde ces vérités de droit: dans le chaos de mes intentions rampe la conviction de mon impuissance; j'éprouve non ma possibilité, mais mon impossibilité: "je ne suis pas à la hauteur", "je perds pied", "je suis perdu, noyé "; je me sens impuissant.

Il est vrai que ce déficit de l'hésitation comporte aussi la possibilité d'un sentiment raffiné d'hyper-puissance et de jouissance qui naît précisément de cette fécondité indécise et toujours

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retenue en deçà du choix; mais cette expérience procède d'une situation fort différente de l'hésitation en quelque sorte naïve où le choix se cherche; le refus du choix ou du moins son ajournement érigé en style de vie suppose un rebroussement de la conscience qui se complaît dans la réflexion sans fin; elle n'est point tournée vers un projet éventuel mais vers une possibilité de second degré: la possibilité de devenir possible en choisissant; cette expérience du pouvoir-pouvoir issue d'une suprême lucidité est reprise sur une volonté naïve qui veut sans se regarder vouloir et qui hésite en vue du choix sans se regarder hésiter. C'est à cette hésitation-pour-le-choix qu'elle renvoie. Nous essayerons ailleurs de retrouver le principe de cette possibilité de second degré où nous pressentons une corruption de la réflexion et, si l'on peut dire, une concupiscence réflexive dont le mythe de Narcisse est une autre manifestation. D'autre part l'hésitation est positivement un vouloir embarrassé et qui s'oriente. En elle s'esquissent les trois traits fondamentaux de la décision formée; ce sont ces esquisses même qui montrent le déficit de l'in-décision. 1) Incapable de projet ferme, je ne laisse point d'être une conscience absorbée dans une diversité de visées pratiques où se profilent des actions qui dépendent de moi; c'est par rapport à ces projets essayés que des motifs sont examinés. La structure intentionnelle de la conscience qui hésite ne diffère à cet égard de la conscience qui décide que par la modalité des projets entre lesquels la conscience se partage; hésiter c'est douter; "je me demande si...", "que ferai-je? "... L'impératif de la décision est essayé sur le mode problématique, sans que cette modalité ruine le type fondamental de structure du projet et annule le caractère volitionnel général de l'hésitation. Cette note dubitative qui affecte les projets naissants contamine tous les éléments du projet; l'indice " à faire " qui marque d'un signe pratique telle ou telle action suggérée est lui-même dubitatif; si le futur et le possible qu'engendre la décision étaient absents au lieu d'être " modifiés " d'une manière dubitative, je ne me sentirais pas dans un monde où je suis embarqué pour y choisir, dans un monde où il y a quelque chose à faire, de l'embrouillé à dénouer, du non-résolu à déterminer; si la volonté surgissait seulement au terme de la délibération, telle l'épée du gaulois tombant au dernier acte dans la balance, le futur offert à la conscience qui hésite serait le seul futur de la prévision, obstrué de nécessité, fermé à l'action, bref un futur qui dispenserait de l'hésitation elle-même. J'hésite précisément parce que le monde est une question ironique: et toi que fais-tu? Chaque projet essayé est comme une réponse balbutiante dont le cheminement est dessiné par un tracé de voies fermées et ouvertes, d'aspérités et d'ustensiles, d'occasions et de

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murs. Mais cette réponse est aussitôt effacée par une autre. Le malaise de l'indécision est un contraste entre une prévision certaine et une décision incertaine; le cours du monde continue et moi je piétine; de là naît l'impression d'être submergé, roulé par le flot: la rigueur de la prévision accable la débilité du futur projeté. On voit dès lors en quel sens est possible tel ou tel parti que je n'ai pas encore adopté: comme le projet arrêté, il est d'abord possible de cette possibilité de prévision qui est la permission même des choses; cette possibilité "théorique " se compose en outre avec la possibilité "pratique " du projet lui-même; mais celle-ci est à son tour affectée de son indice problématique; la possibilité comme " modalité "de tout jugement théorique ou pratique, comme modification de la modalité catégorique (donc comme concept formel) vient donc compliquer la possibilité réelle, si l'on peut dire, ouverte par tout projet; quand je dis: "il est possible, tout compte fait, que je ne quitte pas Paris "; je désigne particulièrement le caractère problématique de mon projet inconsistant; du même coup la possibilité corporelle, le pouvoir physique à demi éveillé est lui-même comme indécis et informe, et mon vague projet flotte à distance du réel, sans mordre sur la réalité; aucun pouvoir ferme évoqué dans mon corps ne suture les possibilités projetées aux possibilités offertes par le cours du monde; mes intentions sont comme désincarnées, cérébrales et menacent sans cesse de virer à l'irréel, à cet imaginaire qui annule la réalité au lieu d'annoncer sa transformation.

2) Mais ce n'est pas seulement loin des choses que flottent mes intentions informes, mais en quelque façon loin de moi, sans que je puisse proclamer: "cette action c'est moi "; l'imputation du projet est elle-même dubitative; une conscience spectaculaire et irresponsable qui joue avec l'avenir est toujours prête à dégrader et abolir la volonté en travail. Cette modification du rapport à soi est solidaire de la modification du projet: en effet, dans le projet, je m'implique moi-même; l'action anticipée est " à faire par moi "; je me projette moi-même comme celui qui fera; je m'impute l'action future en identifiant ce moi projeté au moi qui projette. Or dans l'hésitation l'inconsistance du sens projeté affecte le moi qui fera; je ne sais quel moi je serai; chaque projet éventuel propose un moi incertain; ainsi le jeune homme qui n'a pas encore choisi sa carrière, se voit vaguement derrière un bureau ou sous la blouse du médecin sans affirmer encore: cet homme c'est moi; je m'esquisse moi-même plusieurs sur le mode du " peut-être "; le projet dubitatif me paraît étranger à moi-même parce que le moi qu'il implique n'est pas catégoriquement moi; je ne me suis pas encore joint à l'un de ces " moi-même " qui flottent devant moi; hésiter c'est essayer divers moi-même, c'est esquisser l'imputation. Il n'y a pas deux " moi", celui qui fera et celui qui

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maintenant veut; de même que par une sorte de récurrence l'affirmation de quelque projet implique l'affirmation de moi qui fera, de même le doute sur quelque projet est aussi le doute sur moi-même. Je ne donne prise à aucune accusation, à aucune contestation avec autrui; et pourtant je ne suis pas rien, je suis un moi sur le mode dubitatif; je suis prêt à prendre sur moi un acte qui m'engendrera comme moi déclaré; hésiter c'est déjà affronter le " on", m'arracher à la foule; l'isolement perplexe dans lequel l'hésitation me recueille est déjà le signe de ma vocation volontaire; tel un roi sans royaume, je suis une conscience inchoative qui n'a point encore adopté sa sphère de responsabilité. Ce statut indécis du moi appelle quelques remarques critiques: ce mode inchoatif, problématique du moi doit être pris comme il se donne; nous n'avons pas le droit de lui substituer l'image triomphante d'un moi invariablement un que l'on dresserait au delà de ses propres hésitations; ce préjugé est un préjugé cosmologique; le moi est objectivé, posé dans l'abstrait comme une entité invariable, ornée d'attributs souverains: non spatialité, unité, identité etc...; cette représentation abstraite n'est qu'une image hypostasiée, telles les berges immobiles du fleuve ou le foyer immuable d'où jaillissent des rayons multiples et intermittents; je subsiste dans une identité intemporelle intacte au delà du temps où j'hésite, cherche et choisis. Il faut prendre au sérieux la signification radicale de l'hésitation; je me fais à partir de l'existence informe de ma subjectivité même. Dans l'hésitation je ne suis ni une absence de conscience-comme si je pouvais m'absenter de moi-même et laisser la scène vacante pour un autre mode d'existence que l'existence comme volonté -, ni une conscience triomphante - comme si le temps était un simulacre, un temps pour rire. Je suis une conscience militante, c'est-à-dire capable de moduler sur les divers modes du catégorique et du problématique. Je dois tenir avec une égale fermeté ces deux aspects de la situation: d'un côté dans l'hésitation j'existe déjà comme volonté par cette vocation même d'unité, d'affirmation catégorique, qui me sauve comme sujet d'affirmation dans ma perplexité même et qui me fait conscience malheureuse; d'autre part dans l'hésitation je n'ai pas d'autre façon d'exister que ce doute même et que cette incohérence. Je suis alors ma propre indécision; je n'ai pas le droit, ni le moyen de " substantifier " l'existence, la conscience, la volonté hors de son propre déficit, ni même " d'hypostasier " cet appel du choix, cette vocation à l'unité, en marge de la multiplicité intérieure dont elle ne réussit pas à déboucher. La conscience qui hésite n'exprime sa vocation d'unité qu'en se dépassant dans une conscience de soi douloureuse, dans une présence à soi aiguë et solitaire; refluant vers moi-même, je me sens terriblement exister, à la façon d'une plaie vive. Mais cette

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conscience blessée de moi-même où je me rassemble n'est pas autre que la conscience intentionnelle partagée entre ses esquisses de projet; l'unité d'aperception de ma division intime ne tient pas lieu de l'acte de choix qui seul m'unifierait dans l'acte; elle s'épuise à faire apparaître ma propre dissémination.

3) L'indécision du moi est finalement l'indétermination des motifs; cette indétermination doit être surprise elle aussi entre les deux limites claires de l'absence et de la pleine détermination. D'un côté on serait tenté de dire: je suis indéterminé parce que le rapport à des motifs n'existe pas encore, et n'existera que dans l'éclair du choix; seul le choix fait que j'ai des raisons; tant que je n'ai pas choisi, je n'ai pas de raisons du tout. À quoi il faut répondre: dans l'hésitation je suis en réalité un essai de projet en rapport avec un essai de motifs; le pur rapport du projet au motif éclaire ici l'informe. L'élaboration du choix est une élaboration des motifs eux-mêmes; la motivation fait paraître une diversité de côtés ou d'aspects dans la situation, dans les valeurs proposées, dans le rapport des valeurs entre elles et avec la situation; arrêter le sens de ces valeurs et arrêter son choix, c'est la même chose; jamais le choix ne fait la valeur; toujours il l'invoque; un projet dubitatif " s'appuie sur " des motifs inconsistants; à vrai dire je ne puis compter sur rien, m'appuyer sur rien de solide; l'hésitation est l'expérience de l'appui qui se dérobe; en cela le rapport à des motifs n'est pas absent mais naissant. Mais en sens inverse on pourrait penser que l'indécision procède du conflit de motifs tout constitués, invariables comme des choses, dont chacun, s'il était seul, emporterait la décision; l'indécision serait une décision inhibée par une autre décision elle-même inhibée. Cette erreur, exactement opposée à la précédente, nous fait également manquer le sens de la conscience problématique de décision; la première procédait d'une méconnaissance du rapport primitif de la décision à des motifs, la seconde assimile le motif à une cause; or la cause existe toute faite avant l'effet, tandis que le motif n'existe que dans son rapport au choix; si le choix est " en raison du " motif, le motif est motif " du " choix. Cette règle eidétique éclaire le sens de l'hésitation: là où le choix n'est point arrêté, un instinct, un désir, une crainte, n'ont pas encore reçu leur sens définitif, mais font apparaître des " côtés " variables: la motivation est encore elle-même en suspens. Dans l'indécision je suis immergé dans la confusion des motifs.

Ainsi l'hésitation propose la tâche impossible pour l'entendement de penser un vouloir qui est et qui n'est pas encore. En particulier l'arithmétique me trahit; la multiplicité des projets et du moi lui-même n'est pas une multiplicité "exacte", puisqu'elle

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affecte l'unité d'une vocation de choix et se dépasse dans l'unité de ma présence à moi-même; et l'unité sous laquelle je pense cet appel, ce recueillement, cette solitude n'est pas une unité "exacte", puisqu'elle est la révélation d'une multiplicité spécifique où l'existence est blessée. D'une façon générale, l'existence naissante et informe oppose à la clarté une résistance tenace; certes c'est la description pure qui permet de reconnaître la forme dans l'informe et de dire que l'informe est l' éveil de la forme; elle nous avertit que la conscience ne peut naître que d'elle-même, quoique en sa propre enfance elle ne soit pas encore elle-même; mais à son tour l'eidétique suppose son propre dépassement dans un certain tact, dans un certain esprit de finesse qui surprend naissance, éveil et croissance à la limite des formes adultes; ainsi l'exige l'existence comme histoire.

L'indétermination par le corps pourquoi faut-il que la volonté commence et recommence sans cesse par l'indétermination? Pourquoi l'homme est-il une histoire qui développe tout sens à partir d'une primordiale confusion, toute forme à partir de l'informe? C'est du côté de la motivation qu'il faut regarder, ou plus exactement du côté du corps qui donne une matière à l'idée formelle de motif. C'est parce que l'existence corporelle est un principe de confusion et d'indétermination que je ne puis être du premier coup projet déterminé, détermination de moi-même, aperception de raisons déterminées. Le projet est confus, le moi informe, parce que je suis embarrassé par l'obscurité de mes raisons, enfoncé dans cette passivité essentielle de l'existence qui procède du corps; le corps va devant comme "passion de l'âme "-ce mot étant pris en son sens philosophique radical: la passivité de l'existence reçue.

C'est donc l'incarnation qui commande une méditation sur la temporalité; à cause de la confusion des motifs, la motivation coûte dutemps, et le choix doit être conquis sur une conscience hésitante. Si l'on dépeignait la liberté comme intégrale, comme pleinement créatrice d'existence, non seulement on manquerait le rapport à des motifs en général et à des motifs corporels en particulier, mais encore on ne pourrait justifier le temps comme essai de la liberté, faute d'apercevoir le lien de la temporalité et de l'incarnation; par là même le sens fondamental de la liberté humaine serait détruit, à savoir que le choix n'est pas une création. Éclairons à la lumière de nos remarques antérieures sur les valeurs vitales cette indétermination que le corps impose à la naissance du choix. La vie, l'involontaire corporel et en général le champ de motivation ne forment pas système; ou pour dire la même chose autrement: il n'y a pas, à un moment donné, une

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totalité présente des tendances qui autorise à faire un bilan des besoins, des désirs, des idéaux suscités par une situation donnée; il n'y a pas non plus entre les valeurs appréhendées une hiérarchie évidente qui arrête par épuisement l'enquête sur le bien. Interrogeons successivement ces deux idées de totalité présente et de hiérarchie évidente. Que l'on prenne un désir isolément ou la constellation mentale à un moment donné, je suis toujours en face d'une symphonie inachevée. Cette idée est la suite rigoureuse de nos réflexions sur l'affectivité; par essence l'affectivité est confuse; devant une impression affective, je peux indéfiniment demander: qu'est-ce que c'est? Tout sens, recueilli dans des mots, doit être déterminé, défini, c'est-à-dire comprs à partir d'un faux infini, d'un indéfini, l'affect. Qui pleure là, sinon le vent simple, à cette heure seule avec diamants extrêmes? ... Mais qui pleure, si proche de moi-même au moment de pleurer? cette main, sur mes traits qu'elle rêve effleuer, distraitement docile à quelque fin profonde, attend de ma faiblesse une larme qui fonde, et que de mes destins lentement divisé, le plus pur en silence éclaire un coeur brisé. C'est la part de vérité du principe stoïcien selon lequel le bien et le mal du corps sont des opinions; chaque besoin, chaque désir est problématique, tant que le soi ne s'est pas orienté par rapport à lui. Certes il m'est présent d'une façon immédiate, mais cette présence immédiate est informe et se prête à une inquisition sans fin. C'est pourquoi le temps importe à la connaissance de soi; mes désirs questionnés ont sans fin des aspects nouveaux qui se prêtent à une élucidation et à une confrontation mouvantes. Seul le temps clarifie. À cette imprécision de chaque désir en particulier il faut ajouter l'inachèvement de la totalité: la position réciproque de deux ou plusieurs désirs est confuse et demande du temps pour être déterminée; comme nous le dirons plus tard à la suite des classiques, il est bien vrai que le dernier jugement pratique de préférence emporte le choix; mais par principe le champ de la motivation est illimité et comporte toujours un horizon indéterminé dont la détermination progressive suscite sans fin de nouveaux horizons indéterminés; il n'y a pas de somme de l'existence.

Or cette idée du moi comme totalité ouverte, comme champ d'enquête cerné d'horizon est sans cesse dégradée par les préjugés d'une physique mentale; nous formons l'image d'un champ total susceptible de représentations quasi-géométriques; la gestalttheorie, on le sait, use sans discrétion de ce genre de métaphores.

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Prétextant que le corps perçu dans l'espace objectif est une totalité spatiale, le psychologue s'autorise en outre du précepte de l'isomorphisme pour construire une dynamique de tensions orientées à l'intérieur de cette totalité fermée et finie. Cette totalité fermée et finie n'a aucun sens pour une description pure de la subjectivité. Elle suppose: 1) que chaque système de tensions est déjà déterminé objectivement; le temps demandé pour la résolution de ces tensions et la production d'une résultante dynamique est seulement le temps physique d'un processus cosmique, c'est-à-dire un temps qui n'invente rien; la résultante est déjà contenue dans les tensions; l'indétermination de la résultante est dominée dès le début par la détermination des tensions elles-mêmes; bref le type original de l'indétermination affective est totalement trahi. 2) Qu'il existe une somme finie de ces systèmes de tensions non-résolue ou en voie de résolution; le champ total est cette somme finie; on manque ainsi le type original de l'indéfini de la conscience, cette "mer de la réflexion " dont Kierkegaard et Nietzsche ont fait l'amère expérience, et dont Maine De Biran avait déjà si cruellement souffert. On ne saurait trop mettre en garde contre le danger de ce genre de topographie et de dynamique qui est d'ailleurs à certains égards la plus approximative des objectivations de la conscience. Elle ruine les caractères fondamentaux de la conscience: elle dégrade sous forme de tension orientée l'intentionalité par laquelle la conscience transcende l'enceinte même du champ dessiné par le corps et elle annule le rapport spécifique au moi qui vit au coeur même de cette intentionalité, en le réduisant à un système particulier de tensions à l'intérieur du champ total; nous voyons maintenant qu'elle manque l'indétermination originale que la condition corporelle impose au vouloir. Il n'y a pas d'équivalent objectif de la confusion première à partir de laquelle je me choisis. La totalité n'est jamais donnée; elle est seulement une idée, régulatrice et non constitutive, par laquelle je pense la possibilité de me chercher sans fin moi-même d'horizon en horizon. Mais si la physique peut me faire manquer la condition originelle du vouloir, la morale peut conduire à une méprise semblable: on pourrait en effet objecter à la critique de l'idée de totalité qu'il n'est pas nécessaire pour se décider d'avoir fait le bilan, la somme des besoins et des désirs impliqués par la situation; il suffit que " sur " l'affectivité je lise des valeurs dont la hiérarchie apparaît clairement. Mais une théorie des valeurs à priori-dont

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la vérité ou l'erreur ne sont pas ici en cause-peut nous faire méconnaître la confusion d'où le choix émerge. À supposer en effet qu'il y ait une telle hiérarchie absolue, la recherche du choix est tout autre chose que cette éventuelle intuition des essences morales et de leur ordre. C'est en dehors de tout choix concret que le moraliste procède à une évaluation systématique des biens. Le problème du choix reste celui du bien apparent, c'est-à-dire du bien tel qu'il apparaît ici et maintenant à moi un tel, dans telle situation unique.

Or le problème du bien apparent résume toutes les difficultés précédentes et en ajoute de nouelles. Que signifie le bien qui apparaît? C'est le bien qui apparaît dans une gangue affective et corporelle, qui n'est pas perçu en soi, délié de toute référence à moi, mais lu précisément " sur " un désir, un élan, une tendance. La valeur doit être "essayée " comme le sens même de l'affect: arrêter le sens d'un désir c'est fixer son accent de valeur; l'application d'un à priori de valeur à l'affectivité n'est pas instantanée, elle est lentement essayée. Autre chose est donc la valeur en soi et la valeur de ce désir, cette valeur singulière; son essai est la motivation même. Si maintenant on remarque que toute valeur est comparative, que tout " bien " est un " meilleur", on devine que les difficultés concernant l'idée de totalité se répercutent dans l'idée de hiérarchie: la comparaison de deux ou plusieurs valeurs est toujours mouvante et inachevée, de nouveaux points de vue peuvent toujours être considérés, la hiérarchie apparente dépend en partie de savoir quels "horizons " seront déterminés, c'est-à-dire quelles valeurs laissées dans l'ombre seront portées au centre de la conscience; l'inachèvement de la totalité fait la précarité de la hiérarchie. La recherche d'une hiérarchie reste toujours un processus indéfini. Mais à ces difficultés qui prolongent les considérations précédentes sur l'indéfini de la conscience s'en ajoutent de nouvelles qui mettent plus directement en échec la découverte d'une hiérarchie évidente. Certaines tiennent aux exigences de l'action, c'est-à-dire aux conditions que l'insertion du projet dans le monde impose à la genèse même du projet. Une action est concrète, exclusive de son contraire, urgente. Cela signifie 1) qu'entre la règle acceptée et la décision concrète il reste toujours un écart comparable à celui que la pensée théorique découvre entre l' infima species qui monnaye les abstractions et la présence réelle d'un individu existant; il faut toujours inventer quelque cheminement original pour incarner un principe dans une action à quelques égards sans précédent, et cette invention garde un caractère irréductible d'inexactitude; 2) la situation qui sert de contexte à nos choix détermine le plus souvent l'échéance même

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de nos décisions; toute occasion est à terme alors qu'en droit la réflexion est sans fin. 3) L'urgence impose une improvisation; la réalisation matérielle d'un projet exige le sacrifice de points de vue que nous pouvons composer en pensée et que nous sommes condamnés à disjoindre dans le geste; quand la pensée spectaculaire dit " et... et...", la loi de l'action dans le monde dit " ou bien... ou bien... "; les options sont cruelles; et les compromis eux-mêmes ont une partialité qui fait pauvre figure auprès des belles synthèses où toutes les valeurs mises en place sont sauvegardées; mais ces belles synthèses possibles selon la loi de la pensée ne sont pas compossibles selon la loi de l'action. Inexactitude, improvisation, partialité, telles sont les servitudes que l'action impose à la genèse du projet: ces servitudes rappellent encore la condition corporelle du vouloir. Enfin l'évidence de la hiérarchie des valeurs est tenue en échec par une dernière circonstance inhérente à la condition corporelle: les valeurs vitales lues sur l'affectivité sont incomparables entre elles et avec les autres valeurs; tant que je compare dans l'abstrait le plaisir et le devoir, la vie de mon corps et le salut de la cité, la faim et l'honneur, une subordination évidente peut apparaître; mais quand je fais face à une situation donnée, un doute obscurcit tout; ma vie n'est-elle pas une valeur hors série, puisque pour moi les valeurs les plus hautes rentreront dans la nuit si pour elles je perds ma vie? Ces valeurs n'existeront plus que pour les autres, elles seront perdues pour moi; subordonner ma vie à d'autres valeurs c'est risquer de me perdre et de tout perdre en quelque façon; cette ombre de la mort donne à la hiérarchie théorique un sens dramatique et transforme en sacrifice ce qui pour le moraliste n'était que la mise en place sereine d'une idée par rapport à une idée. L'attachement primordial à la vie interfère sans cesse avec cette impassible hiérarchie et tend à rendre incommensurables les valeurs entre elles. Et en effet la commensurabilité des valeurs n'apparaît que sous la condition d'une abstraction, d'un oubli du choix concret qui est, nous le savons, au principe même d'une réflexion morale; quand je suis en quête du bien apparent, les valeurs relatives que je compare sont comme masquées sous l'incognito de signes affectifs incommensurables: la pointe de la faim est incomparable à l'émotion fine sous laquelle je ressens la forte parole de l'honneur; et l'angoisse de la mort est absolument hétérogène à l'appel de la communauté en danger. C'est donc " sur " des signes affectifs incommensurables, sur le plaisir, l'agréable, le sublime etc. Que je dois lire une hiérarchie souveraine de valeurs. Toutes ces sources de confusion à l'origine du choix se composent ensemble. L'histoire sociale de chaque conscience individuelle ajoute encore à cette confusion affective; des valeurs essayées par les autres, illustrées par des époques historiques différentes,

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se sont nscrites en nous et font, de nos idéaux même, un chaos de valeurs, sur le plan même le plus abstrait de notre conscience morale. Les valeurs s'accumulent en nous par couches sédimentaires; il y a en nous une conscience de style féodal gravitant autour de l'honneur et de l'héroïsme chevaleresque, une conscience de style chrétien centrée sur la charité et le pardon, une conscience de style bourgeois et encyclopédiste amorçée par les idées de liberté et de tolérance, une conscience moderne éprise de justice et d'égalité; tous les âges de l'humanité sont figurés dans le raccourci de la conscience.

De plus la conscience individuelle reflète à sa façon la topographie sociale contemporaine, comme elle concentre l'histoire humaine: or la société n'est pas un milieu homogène, mais disjoint et divisé contre lui-même; du dehors elle paraî figurer des cercles concentriques-humanité, nation, métier, famille - au centre desquels l'individu viendrait se loger comme un point de mire; vécus par une conscience, ces multiples cercles représentent des prétentions, des obligations, des pressions, des appels qui empiètent les uns sur les autres et exigent de nous des actions incompatibles: la topographie sociale se projette en signes affectifs contraires et en alternatives douloureuses. Groupements familiaux, professionnels, culturels, sportifs, artistiques, religieux etc... nous déchirent tellement qu'il appartient à la personne de créer son unité, son indépendance, son originalité et de risquer son style propre de vie. La personne naît de son écartèlement dans les conflits de devoirs. D'autres conflits procèdent de la pureté même de la conscience: ce sont d'abord les conflits entre moyens et fins. Combien de fins légitimes ne peuvent être atteintes que par des moyens que la conscience refuse! Puis-je dérober un document pour faire éclater l'innocence d'un accusé? Puis-je accepter que l'on restreigne la liberté de pensée et d'action pour accroître la justice sociale? Que l'on exerce la violence pour assurer l'ordre? Mais les conflits les plus intimes naissent dans cette région de l'âme où s'affrontent l'intransigeance de nos principes et ce tact, cette tendresse que nous devons à ceux que nous aimons; quiconque a autorité rencontre ce cruel conflit de la personne et de la règle, de l'amour et de la justice. Ce n'est plus le conflit bien carré que suscite la diversité sociale, mais un subtil tiraillement, une fine déchirure d'où dépendent la sûreté d'une amitié ou l'harmonie d'un foyer.

Tous ces conflits, même les plus spirituels et les plus raffinés, se peignent finalement dans la confuse cénesthésie. La hiérarchie des biens apparaît toujours sous l'obscure livrée du désir et sous les espèces de l'affectivité problématique aux horizons sans fin. Le principe de l'hésitation est dans la confusion corporelle à laquelle est soumise l'existence humaine; de cette hésitation procède toute l'histoire du choix.

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II la durée de l'attention: de l'hésitation au choix, la décision avance et vit de durée.

L'analyse précédente nous a fait entrevoir la liaison fondamentale de la temporalité et de l'incarnation; il reste à apercevoir la liaison de la décision elle-même à la temporalité, c'est-à-dire à découvrir quel empire est le mien sur la croissance même du projet dans le temps. Cette recherche qui semble toujours ajourner l'étude du choix est en réalité la seule introduction possible à l'intelligence de cet acte terminal: le choix achève quelque chose, il dénoue une histoire. Bien plus, nous avons la conviction que nous aurions résolu implicitement le problème du choix, si nous arrivions à comprendre comment nous conduisons un débat intérieur dans la durée. L'hypothèse de travail que nous allons mettre à l'épreuve est que le pouvoir d'arrêter le débat n'est pas autre chose que le pouvoir de le conduire et que cet empire sur la succession est l'attention. Autrement dit: l'empire sur la durée, c'est l'attention en mouvement; le choix, c'est en un sens l'attention qui s'arrête. La suite montrera néanmoins que cette assimilation du choix à une attention qui s'arrte ne constitue qu'une face de ce que nous appellerons le paradoxe du choix.

L'entrée en scène de l'attention est décisive à nos yeux; ce thème tient tout un écheveau de notions qu'il faudra ultérieurement déployer et que nous esquisserons d'abord par masse. 1) On ne peut pousser bien loin une réflexion sur la durée sans l'éclairer par l'attention. L'idée de la durée comme ordre de succession ne fait apparaître que la condition à priori d'un développement personnel. Cette condition à priori constitue une structure universelle où n'apparaît pas l'indice personnel d'une aventure. Or la durée, entendue comme une aventure, comme un développement personnel, est tour à tour subie et conduite. L'indice d'activité de la durée est l'attention; l'attention est la succession conduite. En retour, l'attentio ne peut être comprise que comme art de changer d'objet, que comme mouvement du regard, bref comme une fonction de la durée. Durée et attention s'impliquent donc mutuellement.

2) La théorie de l'attention, qu'il est facile d'esquisser d'abord dans le cadre d'une réflexion sur la perception, doit pouvoir être élargie à l'ensemble du cogito. C'est dans l'attention que réside tout mon pouvoir quand je débats avec moi-même. Si tout mon pouvoir est dans la succession et si ce pouvoir est l'attention,

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nous pouvons dominer le débat classique sur la délibération et refuser le dilemme du rationalisme et de l'irrationalisme. La liberté n'est pas exclusivement là où des motifs rationnels l'emportent sur des motifs affectifs (ou mobiles); réciproquement elle n'est pas exclusivement là où une vague de fond brise des raisons intellectuelles anonymes et mortes; elle est là où je commande la succession, où le mouvement du regard est en mon pouvoir.

3) L'attention et la durée comprises l'une par l'autre doivent nous donner une intelligence plus complète du rôle fondamental de l'imagination dans l'invention de la décision. Ce fut en effet une idée fondamentale de l'analyse des motifs que toutes les formes de l'involontaire viennent se réfracter dans l'imagination. Cet essai des valeurs dans l'imagination se comprend ici par le caractère universellement imageant de l'attention. Faire attention c'est voir en un sens très large, non intellectualiste, c'est-à-dire d'une certaine façon développer intuitivement toutes les relations et toutes les valeurs; l'attention opère dans cette ambiance intuitive où sont essayées les valeurs les plus abstraites. Ainsi se nouent ces trois idées de durée, d'attention et d'imagination. Mais celle qui fait comprendre les autres est l'attention. La succession subie et dirigée: l'attention le progrès de la décision à travers méandres, stagnations, bonds, retours en arrière est une succession. La qualité volontaire du choix reflète la qualité volontaire du débat d'où il procède d'une façon ou d'une autre. Comment la forme de succession peut-elle être dite volontaire? Toute l'analyse antérieure au plan de la description pure a tenu en suspens ce rôle de la succession; jusqu'à présent on n'a considéré le temps que comme la dimension future du projet; mais cette dimension temporelle de l'anticipation n'est point le temps lui-même; chaque acte instantané a un tel horizon futur; même dans l'hésitation le projet le plus naissant, le plus dubitatif, est lui aussi une visée incertaine sur un futur vague, une visée adossée à l'instant présent. Nous en sommes toujours à aujourd'hui. C'est toujours maintenant. Le temps est la forme selon laquelle le présent change incessamment quant à son contenu, c'est-à-dire qu'il est l'ordre de succession de moments chaque fois présents, ce que nous exprimerons par une métaphore: le temps est le flux du présent. Or chaque moment présent a par essence un horizon d'anticipation (ou comme dit Husserl, de protention), et un horizon de mémoire ou mieux, au sens le plus large du mot, de rétention." Le présent devient sans cesse un autre présent",

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cela signifie: "chaque futur anticipé devient présent " et " le présent devient passé retenu". Dans ces trois formules tient le sens du mot devenir. En effet elles ne sont pas disparates mais solidaires; la mémoire s'enfle, parce qu'il y a toujours du présent qui devient passé et il y a toujours le présent parce qu'il y a toujours du futur qui point à l'horizon.

Mais cette triple formule du devenir n'exprime qu'une forme; les mots: chaque moment futur, chaque moment présent, chaque moment passé n'expriment point que cette forme soit une subjectivité, soit moi-même. À quelle condition la forme de devenir sera-t-elle la croissance d'une personne, le développement d'un sujet?

Posé en ces termes, le problème a quelque chose de singulier: il est surprenant de ne point trouver le signe de la subjectivité dans le temps qui est pourtant le mode de liaison typique d'une subjectivité comme Kant et Bergson l'ont montré de façon différente. Faut-il dire que le signe de la subjectivité soit seulement attaché aux actes que lie la succession? Que le temps soit la forme de la subjectivité parce qu'il est l'ordre de succession des perceptions, des imaginations, des souvenirs etc... bref des opérations susceptibles d'être atteintes immédiatement par réflexion? Le signe de la subjectivité doit être cherché dans certains aspects du changement lui-même, dans les aspects dont nulle physique mentale ne peut rendre compte, dans la forme même de la succession: à savoir que la succession peut être vécue sur le mode actif ou sur le mode passif. La succession présente la bipolarité fondamentale de l'existence humaine dont cet ouvrage est le commentaire: elle est subie et conduite. Si la durée est une aventure personnelle c'est parce que le maintien ou le changement d'une perception, d'un souvenir, d'un désir, d'un projet etc... pour une part dépendent de moi, pour une part ne dépendent pas de moi. Ce qui radicalement ne dépend pas de moi c'est que le temps s'écoule: nous avons déjà fait allusion à cet aspect radicalement involontaire du glissement d'avant en arrière, à propos de la prévision et du projet; nous y reviendrons systématiquement dans le cadre d'une méditation sur la nécessité en première personne. Mais en retour la spontanéité du cogito et plus précisément l'allure volontaire d'un débat intérieur consistent en ceci que nous nous orientons dans la durée, que nous conduisons le débat en faisant paraître ou comparaître les témoins. Nous sommes ainsi amenés à chercher l'indice volontaire de la durée comme telle et à confier le destin de notre liberté à un certain art de maintenir ou de changer nos motifs et ainsi de maintenir ou de changer nos projets. Nous venons de prononcer le mot de liberté: en effet l'introduction de la durée est aussi celle du problème de la liberté;

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jusqu'à présent nous ne connaissions que l'acte instantané du vouloir (qu'il soit inchoatif ou déterminé), caractérisé par le projet, la détermination de soi et l'invocation des motifs. Le libre concerne l'activité temporelle où s'engendre l'acte, l'émission, l'avance de la durée qui fait l' existence même de l'acte. C'est un adjectif qui exprime le mieux cette naissance temporelle qui n'est pas un acte, mais le caractère d'un acte, - d'un pouvoir, d'un désir, d'un vouloir -. C'est pourquoi nous parlons sans pléonasme de vouloir libre. Le substantif vouloir désigne la structure de l'acte instantané dont nous avons fait l'analyse eidétique en tête de ce chapitre; l'adjectif libre désigne le mode de sa naissance dans le temps; le mot liberté n'est lui-même qu'un adjectif substantifié. Nous pouvons aussi employer l'adjectif volontaire pour caractériser la naissance temporelle du vouloir. Il est alors synonyme de libre. En quoi consiste le libre, le volontaire, dans la croissance de nos motifs et dans la naissance de nos choix? L'attention est cet art de maîtriser la durée dont le flux lui-même est radicalement involontaire. En elle s'accomplit le libre ou le volontaire; elle est elle-même l' attentif, c'est-à-dire non une opération distincte mais le mode libre de toutes les congitationes. L'attention n'apparaît pas d'abord comme la clef du problème de la délibération (pour reprendre une expression classique un peu trop intellectualiste à notre gré, comme il sera dit plus loin). L'attention se donne d'abord comme un mode de la perception. C'est par généralisation que nous pourrons extraire de l'attention perceptive (ou mieux de l'attentif comme mode du percevoir) les caractères universels qui en font un art de produire la permanence ou le changement des pensées en général, au sens large que Descartes donne à ce mot. Nous comprendrons un peu plus loin pourquoi l'attention retient dans ses formes affectives ou intellectuelles certains caractères de la perception et reste toujours un percevoir en un sens très large qui reste à déterminer; la nécessité de parler de l'attention perceptive, qui pour l'instant paraît un détour, sera alors justifiée.

L'attention dans la perception est comprise comme un libre déplacement du regard; dès lors l'analyse de l'attention supprime son propre objet, si elle en omet le caractère temporel fondamental; les caractères statiques de l'attention, tels qu'ils apparaissent dans une coupe instantanée de la conscience, ne se comprennent que par référence à un certain mouvement du regard. La langue marque la place de l'attention en distinguant voir et regarder, entendre et écouter, etc... non point comme deux actes différents, mais comme les deux aspects de la même perception: voir c'est recevoir les qualités de l'objet, regarder c'est les extraire activement d'un fond. L'attention est donc premièrement inséparable

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de cette réceptivité du sens, autrement dit de l'intentionalité en général qui est la structure de toute cogatatio. L'attention est attention à..., - non point attention à la représentation, comme si elle repassait sur la perception pour la réfléchir; l'intentionalité de l'attention, c'est l'intentionalité première, directe, transcendante du percevoir, par quoi je deviens en quelque façon toutes choses: je fais attention à la chose perçue elle-même. L'attention est secondement le caractère actif de la perception elle-même. En effet la même réceptivité du sens peut être vécue sur le mode passif de la fascination, de l'obsession, etc. , Ou sur le mode actif de l'attention.

Or à quoi se reconnaît ce mode actif de l'attention? D'abord à une manière très particulière d'apparaître de l'objet: celui-ci se détache sur un fond dont je ne m'occupe pas, mais qui est impliqué comme contexte de l'objet remarqué, "co-perçu". Husserl exprime ainsi cette sélection: das erfassen ist ein herausfassen, jedes wahrgenommene hat einen erfahrungshintergrund (ideen, p 62): l'objet prend un relief et une clarté spéciale, non point un relief dans l'espace, ou une clarté quant à la luminosité: ces deux mots sont les métaphores de l'attention; le plat et l'obscur comme qualités des choses, comme moments dans le noyau de sens de l'objet, peuvent être remarqués et prendre ce relief et cette clarté "attentionnels"." La grande attention de l'esprit, disait Malebranche, approche pour ainsi dire les idées des objets auxquels elle s'applique." Cette clarté et ce relief ne sont pas des qualités de l'objet mais des caractères de son apparaître. C'est là le secret de l'attention: qu'un objet se détache du fond ou y rentre, il reste le même quant à son sens; je ne connais pas un autre objet, mais le même plus clairement. C'est en effet une étrange action, une action qui accentue, mais fait apparaître ce qui était déjà là. En faisant attention à la partie de contre-basse, je ne change pas le sens de la symphonie, non pas le sens qu'elle peut avoir en soi (si cela signifie quoi que ce soit), ou pour l'auteur, ou pour l'exécutant, ou pour un autre auditeur, mais le sens qu'elle a pour moi: j'entends mieux la partie que j'entendais moins bien. On devine que cette signification remarquable de l'attention commande toute réflexion ultérieure sur la portée de l'attention dans les grands problèmes de la vérité et de la liberté.

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Or on ne peut comprendre cette action étrange sans considérer le temps; cette distribution du fond et de l'objet remarqué implique par principe que je puisse laisser glisser l'objet dans le fond et faire émerger un autre objet-ou un autre aspect du même objet-de l'arrière-plan. L'arrière-plan signifie qu'il peut devenir premier plan, qu'il est prêt pour l'attention. L'attention est ce mouvement même du regard qui, en se déplaçant, change le mode d'apparaître des objets et de leurs aspects. En effet le monde, ni même le moindre objet, ne peuvent être donnés d'un seul coup. Tout objet déborde la perception actuelle, il est inépuisable. Mais les multiples esquisses, les diverses faces ou profils que je dois parcourir et nommer pour poser un objet dans son unité ne forment pas une succession décousue; chaque esquisse, chaque face remarquée, impliquent quelques autres aspects dans leur aire d'inattention; et ainsi chaque regard attentif enveloppe dans son contexte de nouveaux aspects prêts à être remarqués avec attention. C'est ainsi que l' objet lui-même me guide par les sollicitations de son contexte; et pourtant je m'oriente parmi les apparences, je déplace l'accent principal, je fais tourner l'objet ou bien je développe le même côté pour en déployer les multiples détails ou je le saisis dans un ensemble plus large.

On remarque dès lors que l'attention est d'autant plus pure que le regard est plus interrogatif et docile. Le plus bas degré de l'attention est constitué par ces schémas anticipants avec lesquels nous abordons l'objet pour y reconnaître une figure attendue, à laquelle nous sommes par avance accordés, tel l'enfant qui cherche la tête du loup dans les nuages et les branches d'une image d'Épinal. Je suis d'autant plus attentif que je cherche moins à "remplir " intuitivement une intention vide et que j'explore plus ingénument le champ de perception; ce n'est pas la pré-perception ni le désir qui font l'attention, mais la naïveté du regard, l'innocence du regard, l'accueil de l'autre en tant qu'autre. Par cette active disponibilité, je m'inscris au compte de l'objet. Le vrai nom de l'attention n'est pas anticipation mais étonnement; elle est le contraire de la précipitation et de la prévention. L'erreur, nous rappelle Descartes, est d'abord mémoire, souvenir d'intuition et non intuition, et Malebranche ajoute que les idées préconçues offusquent la vérité à proportion de notre inattention. Peut-être n'y a-t-il jamais eu un acte d'attention, au sens où Kant disait qu'il n'y a peut-être jamais eu un acte de bonne volonté; c'est une limite, mais dont nous comprenons le sens; et ce sens éclaire les formes dégradées du regard fasciné, qui sont dès lors pensées comme un déficit d'attention, comme une liberté

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aliénée. Cette compréhension suffit à une ontologie fondamentale du vouloir: elle annonce que la plus haute activité réalise la plus grande réceptivité. L'erreur de la psychologie empiriste est d'avoir expliqué l'attention libre par une attention esclave; association des idées, principe d'intérêt, lois d'organisation du champ etc... sont autant d'expressions qui annulent l'essence même de l'attention. Quand une idée en pousse une autre selon la nécessité de la contiguïté ou de la ressemblance, quand l'objet de mon désir non seulement appelle mon regard mais l'attire, l'occupe, le capte, l'absorbe, quand la forme et le fond se distribuent et se réorganisent selon des lois d'accent imposées par la distribution et la réorganisation des tensions issues des formes mêmes des besoins et des quasi-besoins qui constituent le champ total, il n'y a plus de moi qui s'oriente; le "regarder " s'est évanoui, s'est mué en son contraire; je suis la proie de l'objet. L'essence de l'attention est donc ce mouvement temporel du regard qui se tourne vers... ou se détourne de... et ainsi fait apparaître l'objet tel qu'il est en lui-même, c'est-à-dire tel qu'il était déjà en sourdine à l'arrière-plan.

Ainsi la distinction complète du volontaire et de l'involontaire n'apparaît qu'avec le caractère temporel de l'attention. En effet l'attention pure et la fascination sont l'une autant que l'autre caractérisées par la distribution du champ, à un moment donné, entre un premier-plan éclairé et un arrière-plan obscur. Une coupe instantanée dans la vie mentale ne permet pas de distinguer le caractère volontaire ou passif du regard. Ce qui est volontaire ou non, c'est le devenir de cette distribution. Dans la fascination, j'ai perdu mon pouvoir de changer d'objet: le flux de conscience est comme figé, congelé; peut-être que toute conscience fascinée garde la nostalgie de ce libre mouvement, tel le " cygne " de Mallarmé. L'attention est donc une maîtrise sur la durée, ou plus exactement le pouvoir de faire apparaître, selon la règle de succession, des objets ou des aspects de l'objet, en les tirant du fond ou en les laissant s'effacer dans le fond qui pour chaque regard constitue l'arrière-plan d'inattention.

Attention et délibération: le faux dilemme de l'intellectualisme et de l'irrationalisme l'attention dans la perception est seulement l'illustration la plus frappante de l'attention en général qui consiste à se tourner vers... ou à se détourner de... l'acte de regarder doit être généralisé selon la double exigence d'une philosophie du sujet et d'une réflexion sur la forme de la succession. D'un côté en effet

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l'attention est possible partout où règne le cogito au sens large, conformément à l'énumération cartésienne: "non seulement entendre, vouloir, imaginer mais aussi sentir est la même chose ici que penser". Elle est le mode actif selon lequel toutes les visées du cogito sont opérées, de telle façon que sentir même puisse être en quelque façon une action. C'est l'attention qui rattache au moi toutes ces visées, comme les rayons lumineux au foyer d'où ils jaillissent. C'est l'attention qui dévoile le " je " en ses actes et autorise à ajouter à la définition du cogito: "car il est de soi si évident que c'est moi qui doute, qui entend et qui désire, qu'il n'est pas ici besoin de rien ajouter pour l'expliquer". Je, c'est mon regard jusque dans le sentir.

D'autre part l'attention est possible partout où le temps est la forme de la subjectivité. Elle est le mode actif de la forme temporelle; elle est le temps en première personne, le temps actif. Je, c'est la mobilité de mon regard jusque dans le sentir. Appliquons cette idée à notre problème: comment, demandions-nous, de l'hésitation au choix la décision vit-elle de durée et comment cette durée peut-elle dépendre de nous? L'étude de l'attention dans la perception contient en germe la réponse. C'est l'attention qui développe dans le temps, accentue et éclaire tour à tour les divers " côtés " d'une situation confuse, les divers " aspects de valeur " d'une énigme pratique.

L'étude de l'hésitation nous avait révélé que la confusion du projet était liée à la confusion des motifs en général et à la confusion des motifs affectifs en particulier. C'est donc à une certaine passivité, à la passivité essentielle de l'existence corporelle que l'hésitation est liée. Nous disons maintenant: c'est d'une certaine activité, de l'activité essentielle du libre regard de l'attention, que dépend la clarification de nos motifs à la faveur du temps. Le temps que coûte cette clarté est donc à la fois la suite et la contrepartie de l'incarnation. Dès lors le caractère problématique de l'affectivité s'enracine d'une part dans la confusion corporelle et d'autre part est offert à l'interrogation attentive. La clarification consiste dès lors d'un côté à dé-mêler les valeurs confondues dans l'affectivité, d'un autre côté à rassembler les esquisses successives d'une valeur dans une idée qui s'affirme progressivement. L'attention aux valeurs ressemble en cela à l'attention aux choses: l'attention sépare de son contexte les aspects de la même valeur, pour la confirmer par touches successives et par sommation d'esquisses. Une valeur commence à poindre; on la quitte; on considère autre chose; on revient au premier profil de valeur;

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il prend du relief par contraste; un autre aspect de la situation surgit qui révèle une confusion dans l'idée, etc. ; Nul motif, nulle valeur qui soient donnés d'un seul coup; une idée de valeur unifie sous une règle simple de signification une succession multiple d'esquisses. L'attention procède ainsi à un départage d'aspects confondus qu'elle rapporte à des valeurs différentes et à une unification d'aspects épars qu'elle rapporte à des valeurs simples. C'est par ce double travail de l'attention que le temps clarifie la motivation. L'attention dans la motivation naissante et mûrissante marque définitivement la différence du motif et de la cause. Quand nous disions: le désir incline sans nécessiter, nous énoncions négativement ce que maintenant nous formulons en termes positifs: la forme définitive de mon désir dépend de mon attention. La mauvaise foi consiste à se cacher derrière un déterminisme. Seule l'omission de l'attention fait la fatalité de la passion. Par delà toute théorie de la faute je m'affirme comme libre regard dans la faim, la soif, le désir sexuel, la volonté de puissance et le voeu d'inertie, l'impulsion à imiter et à obéir, l'obligation et l'appel issus des valeurs de vérité, de justice et d'amour. Cette assurance que je suis ce libre regard dans le temps, je dois sans cesse la redécouvrir comme le cogito dont elle ne se distingue pas. Personne ne peut me la donner ni me la ravir. Elle est sans garantie objective.

Le recours à l'attention, en radicalisant le problème de la liberté, nous permet de dominer le débat classique de l'intellectualisme et de l'anti-intellectualisme et d'en refuser le faux dilemme.

Il est faux d'une part que la détermination par des raisons plutôt que par des impulsions ou des désirs suffise à nous faire libres. Un développement rationnel d'idées, une méditation liée selon une nécessité apparentée à celle du raisonnement mathématique n'est pas par droit une libre activité. Il ne suffit pas en effet d'opposer l'action du jugement à la tyrannie du désir, de célébrer cette création de vérité où les conséquences extrêmes sont aperçues, les implications morales étalées, les partis en présence rattachés à tout l'édifice de notre bonheur et de notre honneur: il faut encore dire par quoi le jugement est une action et non un déterminisme d'idées. On voudrait que la décision la plus haute et la plus digne du nom de liberté soit celle qui s'égale à l'ensemble le plus clair et le plus compréhensif de nos raisons déterminantes: mais on n'a pas encore envisagé la liberté tant qu'on a seulement considéré l'implication des objets de pensée les uns par les autres; cette implication, fût-elle parente de la nécessité géométrique et

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très opposée à la liaison fortuite et mécanique de l'association des images, ne caractérise pas par elle-même la pensée comme nôtre. Ce qui fait que la pensée est notre acte, c'est l'attention par laquelle nous l'accueillons et la faisons nôtre. Adopter le niveau de la clarté, accepter de méditer plutôt que se jeter sans réflexion dans l'action, c'est la liberté non seulement au terme mais à la racine de la raison, par un premier acte d'attention qui maintient dès le commencement du débat la dignité même du problème à résoudre. L'attention est à la source de l'idée comme une première interrogation lancée dans la direction la plus haute. Ainsi c'est le défaut de liberté dans l'attention, qui en certains moments rend toute dialectique d'idées inefficace, ennuyeuse, voire même inaccessible, et nous exile de la raison. La pureté du verbe, comme dirait Malebranche, est toujours la réponse à la prière de l'attention.

Mais l'attention n'est pas seulement l'accueil qui soutient l'idée à un moment donné, elle est d'instant en instant la mobilité du regard qui conduit le débat. La force propre des idées ne cesse de nous porter que si nous continuons d'aiguiller notre attention selon les multiples inflexions suggérées par le champ d'inattention de chaque idée claire. L'intellectualisme affecte de croire qu'une seule série de pensées déroule ses implications dans un intervalle de durée considéré: à la vérité il nous faut sans cesse nous orienter dans un dédale de carrefours et de voies mal jalonnées; les problèmes pratiques sont rarement justiciables de l'évidence; l'ordre de l'action est l'ordre du vraisemblable. L'hétérogénéité des valeurs en jeu, l'enchevêtrement des aspects d'une situation rendent les problèmes d'aiguillage plus importants que les problèmes d'enchaînement, les passages discontinus plus nombreux que les liaisons logiques. Dès lors la rationalité d'une méditation non seulement ne suffit pas à caractériser la liberté, mais n'est pas nécessaire. Il est toujours vrai que délibérer c'est élever nos motifs à la clarté et à la distinction; mais il n'est pas toujours vrai que celles-ci soient conformes à ce qu'il est convenu d'appeler la rationalité. Une idée est claire quand elle est au centre du regard, quand elle est présente à l'esprit; l'attention fait qu'elle soit présente. Et si la distinction est le comble de la clarté, les dissociations qu'elle opère intéressent autant l'empire des sentiments que celui des idées. La distinction n'est pas toujours, ni même principalement, une opération rationnelle au sens d'un enchaînement de raisons selon la logique déductive ou dialectique; il n'y a peut-être que le calcul de l'intérêt personnel, des moyens, du rendement et de l'efficacité selon la règle d'économie (le maximum d'effet pour le minimum de moyens) qui prenne l'allure d'une argumentation rationnelle. Dès que des fins sont elles-mêmes mises en question,

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des qualités incomparables d'existence s'offrent à nous, dont chacune développe une ambiance, suscite des attitudes par affinité et assonance, selon un tact qui n'a pas de mesure rigoureuse. Par conséquent la détermination par les raisons les plus logiquement enchaînées et la détermination par les sentiments les plus irréductibles à des maximes intellectuelles sont l'une et l'autre suspendues à la liberté du regard qui considère tantôt ceci, tantôt cela, qui rassemble les aspects divers dans une valeur unique et qui dissocie les éléments confus en valeurs distinctes; dès lors c'est la communauté d'une même opération, l'attention, qui confère une commune liberté aux formes les plus disparates de la motivation: par sentiment et par raison.

C'est la même conviction qui nous permet en retour de débouter les prétentions d'un irrationalisme de style bergsonien tel par exemple qu'il s'exprimait à l'époque de l'essai sur les données immédiates de la conscience. Nous devons trop à Bergson pour ne pas affirmer notre dette de reconnaissance à son égard. Bien des éléments critiques du bergsonisme demeurent admirables, telle la critique du déterminisme comme spatialisation (et celle de la prévision qui en résulte) qui est si proche parente de la critique de l'objectivation commune à notre travail et à d'autres pensées contemporaines. Et avant tout il nous a enseigné à penser l'une par l'autre la liberté et la durée. Par contre l'anti-intellectualisme et le pragmatisme nous paraissent les aspects les plus vieillis de l'oeuvre bergsonienne. La raison n'apparaît à Bergson que comme un cours de pensées mortes et étrangères à la vie; à ses yeux nos raisons sont le plus souvent une légitimation posthume de nos choix. Adoptant un moment le langage du déterminisme pour en ruiner le fondement, il évoque cette " psychologie plus attentive " qui " nous révèle parfois des effets qui précèdent leurs causes". C'est ainsi que la motivation rationnelle, rapidement discréditée, renvoie à ce moi profond d'où toute décision authentique procède. Mais on peut se demander si Bergson n'a pas omis le rôle essentiel de l'attention et ne s'est pas ainsi attardé à une opposition qui ne reprendrait un sens que dans la perspective d'une réflexion sur l'attention: l'opposition du vif et du mort, du superficiel et du profond. En effet, par un curieux renversement, la tyranie des raisons mortes semble bien céder la place à une nécessité toute vitale et passionnelle: "c'est le moi d'en bas qui remonte à la surface. C'est la croûte extérieure qui éclate, cédant à une irrésistible poussée...". Mais qu'a-t-on gagné à remonter ainsi à des motifs indistincts et de coloration vitale? Il faut affirmer hautement que par elle-même cette " irrésistible poussée " ne nous

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fait pas libres. Rien ne sert à un enthousiasme d'être imprégné par toute notre mentalité; rien ne sert que la juxtaposition en quelque sorte spatiale d'idées estampillées par le langage et par la société cède la place à l'interpénétration vivante d'un flux continu; rien ne sert même que je sois tout entier dans un acte: l'essentiel est que je sois maître de ce flux au lieu de le subir, bref que je le soutienne par l'attention, que j'adopte le niveau même où je me situe; car ma faute est précisément de rester au niveau du moi superficiel; sinon comment pourrions-nous dire avec Bergson lui-même " que nous abdiquons souvent notre liberté dans des circonstances plus graves, et que par inertie ou mollesse, nous laissons ce même processus local s'accomplir alors que notre personnalité toute entière devrait pour ainsi dire vibrer "? Comment parlerions-nous de cette "inexplicable répugnance à vouloir " par laquelle nous " repoussons dans les profondeurs obscures de notre être " ces sentiments profonds qui au jour de la liberté éclatent à la surface de notre vie? Selon nous le moi superficiel c'est l'attention omise. Notre moi profond c'est notre pouvoir d'attention aux valeurs les plus graves et les plus rares. C'est ce pouvoir d'attention qui engendre notre révolte contre les valeurs qui nous apparaissent oblitérées comme de vieux timbres.

Si nous cherchons à comprendre les raisons proprement de méthode qui ont infléchi la pensée profonde de Bergson dans le sens d'un irrationalisme suspect nous rencontrons un certain nombre de préjugés qu'il partage avec ses contradicteurs associationnistes et qui viennent d'un défaut d'eidétique préalable; on dirait que pour lui comme pour eux un motif ne saurait se distinguer d'une cause et qu'il faut noyer les contours des motifs les plus clairs et les plus distincts dans une fluidité inconsistante pour sauver l'invention du moi. Si nous gardons présente à l'esprit la distinction du motif et de la cause et si nous retrouvons la liberté de l'attention à la racine des motifs les plus distincts nous ne sommes plus tenus de lier la liberté à une psychologie continuiste qui à la limite élimine purement et simplement l'idée même de motif en même temps que celle de la distinction des motifs. Bergson affirme que la pluralité des motifs procède de la reconstruction de la réalité mentale dans une sorte d'espace intérieur où les partis et leurs motifs seraient juxtaposés, tels deux chemins sur une carte idéale, telles des " choses inertes, indifférentes et qui attendent notre choix; "ces " partis inertes et comme solidifiés " ne sont, dit-il, que des représentations symboliques: "le temps n'est pas une ligne sur laquelle on repasse "; il n'y a pas deux partis mais " une multitude d'états successifs et différents au sein desquels je démêle par un effort d'imagination

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deux directions opposées... et un moi qui vit et se développe par l'effet de ces hésitations même jusqu'à ce que l'action libre s'en détache à la manière d'un fruit trop mûr".

Cette analyse n'est pas convaincante, parce que Bergson n'a jamais distingué les actes et les corrélats qu'ils visent intentionnellement; il les confond sans cesse sous le nom d'états de conscience; aussi la succession vécue des actes d'hésitation qu'il a magistralement analysée ne lui permet pas de comprendre que ces visées multiples puissent constituer par touches successives un petit nombre de partis à prendre et de motifs dont les significations se départagent et s'unifient progressivement. La critique si profonde qu'il fait de la spatialisation du vécu lui-même n'empêche point qu'à travers une infinité d'actes continus se constitue une réelle pluralité de motifs visés; mais cette pluralité n'est pas mentale; ce n'est pas une pluralité dans la conscience même comme foyer d'actes: c'est une pluralité intentionnelle. Cette grave confusion entache toute la psychologie bergsonienne qui toujours cherche à éluder le problème des clairs conflits et des alternatives rationnellement énumérées et se réfugie dans le clair-obscur des métaphores organiques. Il n'était pas besoin selon nous de critiquer la multiplicité des raisons distinctes pour sauver la liberté. Car cette distinction des raisons, des sentiments, des motifs peut-être elle-même oeuvre de liberté par l'attention qui la conduit.

Mais plus fondamentalement encore la pensée de Bergson répugne d'instinct à nommer ce pouvoir de l'attention, parce qu'il serait un pouvoir indéterminé, une puissance de faire attention à ceci ou à cela, de se situer à ce niveau ou à cet autre niveau. Bergson, trop fidèle ici encore à l'empirisme, veut que la liberté soit un fait et non une puissance, une capacité. C'est sans doute la clef de cette critique tenace contre l'idée de possibilité qui se poursuit tout au long de son oeuvre. Pour lui un pouvoir actuellement indéterminé est toujours une illusion rétrospective. L' essai cherche à éliminer cette idée de " l'égale possibilité de deux actions ou de deux volontés contraires". La puissance d'opter pour le parti contraire n'est que l'impression rétrospective d'avoir pu choisir autre chose; c'est ici précisément qu'intervient la critique de l'alternative comme une spatialisation posthume. Or nous ne croyons pas que l'on puisse éliminer de la liberté cette potestas ad opposita qu'est l'attention même. Nous venons de voir déjà que la critique de la spatialisation de la conscience laisse intacte la pluralité intentionnelle des motifs visés; d'autre part, il apparaît bien que l'impression d'avoir pu choisir l'autre parti n'est pas solidaire de l'illusion spatialisante; elle est elle-même

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une donnée immédiate de la conscience; il est bien vrai que nous ne la formons souvent qu'après coup; mais les grandes révélations sur la liberté n'éclatent qu'après coup: l'expérience de la faute, comme l'a montré M Nabert, n'appartient pas à l'explication, mais à la révélation la plus primitive de nous-même que Bergson invoque par ailleurs. La rétrospection n'invente pas un pouvoir qui n'existait pas au moment de l'acte; elle le découvre, parce qu'après l'acte il n'est plus possible de le cacher et de se mentir; cette possibilité gâchée, perdue, se dresse devant moi comme un reproche vivant: l'attention inemployée m'accuse. Une doctrine de l'attention nous paraît ainsi être la plus accueillante et la plus respectueuse de l'infinie richesse de la motivation. L'ampleur de la motivation que nous avons maintes fois défendue trouve ici sa source subjective la plus radicale. D'un côté la rationalité des motifs n'est que la forme privilégiée qu'adopte, dans certains cas favorables, le cours de la motivation; de l'autre la chaleur affective, la masse indivisible de notre personnalité apporte un enthousiasme et une gravité que nul calcul, nulle dialectique ne peuvent égaler.

Mais la liberté reste toujours ce regard, ce silence où résonnent toutes les voix. Toujours l'attention crée du temps, gagne du temps, pour que toutes ces voix parlent distinctement, c'est-à-dire dans une succession.

III le choix: l'événement du choix: l'arrêt de l'attention et le surgissement du projet dans la description pure du projet, telle qu'elle a été esquissée dans le premier chapitre, le véritable caractère de la décision restait masqué. Tant qu'on la définit, dans une coupe instantanée, comme l'acte de désigner à vide une action future qui dépend de moi et qui est en mon pouvoir, on manque le trait fondamental de l'acte lui-même comme avance de mon existence. La description pure reste une statique des actes. Le jet du projet, l'active détermination de l'action et de moi-même, prise en tant que passage à la détermination, bref la dynamique de l'acte, ne peuvent être éclairés que dans une perspective temporelle. Même si l'acte fait irruption dans la durée comme l'instant jaillissant-ce qui, on le verra, n'est jamais que la moitié de la vérité-l'instant est encore une qualification de la durée. Le passage à l'acte du moi qui se montre pour affronter et qui s'impute lui-même

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de façon pré-réflexive et agissante, l'élan généreux de la conscience qui fait le saut du projet, concernent véritablement l'enfantement même du choix comme événement. C'est pourquoi nous avons pu dire plus haut qu'en dehors d'un effort pour coïncider avec une histoire vécue, les mots élan, bond, jet, acte restent incompréhensibles. Replacé au terme de la croissance d'où il procède, le projet se montre comme choix. En effet la description du projet dans l'instant tenait en suspens l'histoire antérieure du projet et la confusion à laquelle elle met fin. Le choix est l'événement qui résout en projet univoque cette confusion préalable qui, dans les cas les plus favorables, est élevée à la dignité d'alternative par le travail de clarification des motifs. Or l'événement du choix a un rapport insolite avec la durée qui le précède: il l'achève et tout à la fois la rompt. Nous ne cesserons d'être renvoyé, par une dialectique vivante, de l'un à l'autre aspect du choix: comme comble de la maturation préalable et comme surgissement de nouveauté.

Cette temporalité paradoxale de l'acte de choisir doit nous permettre d'éclairer d'un jour nouveau le paradoxe fondamental autour duquel gravite toute cette première partie, le paradoxe d'une initiative et d'une obéissance, d'une activité et d'une réceptivité, d'une possibilité inaugurée et d'une légitimité accueillie. C'est en effet ce paradoxe, qui lui-même redouble celui de l'existence choisie et de l'existence subie, qui se reflète dans le paradoxe temporel d'un acte qui achève une durée et qui la rompt. Voici en effet comment ce paradoxe temporel, que nous examinerons longuement, rejoint celui de l'activité et de la réceptivité. L'événement du choix permet toujours deux lectures: d'un côté il se rattache à l'examen précédent dont il est la fin, ou plus exactement l'arrêt; d'autre part il inaugure véritablement le projet comme visée simple sur l'action à venir. Or il est aisé de reconnaître dans cet arrêt de l'examen, l'arrêt de cette même attention que nous avons considérée en mouvement dans le débat intérieur qu'elle conduisait. C'est donc cette face du choix que toute notre analyse antérieure permet d'éclairer. L'attention qui se fixe sur telle constellation de motifs est le côté réceptif de la liberté; elle est, jusque dans le choix, l' envers de ce jaillissement de nouveauté qui fait l'avance de la liberté. Cette double face du choix est déjà suggérée par les métaphores que l'on peut dégager de l'étymologie des mots abstraits apparentés à l'idée de choix. Choisir c'est fermer, clore un débat: con-clure, ent-schliessen; c'est aussi couper, trancher le noeud gordien de l'hésitation; dé-cider. Alors que le mot pro-jet renvoie à l'intentionalité future, ces deux images font allusion à l'histoire antérieure à laquelle le choix met un point final. La visée future

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n'est donc pas tout; il semble même que le plus remarquable ne soit pas ici l'élan mais l'arrêt de l'hésitation. On comprendra mieux cette nuance si l'on considère que toute hésitation, toute alternative se détache sur un fond de vouloir sans alternative qui entretient l'élan futur de la conscience; ainsi pour les décisions anodines que les psychologues de laboratoire proposent à leurs élèves: "voici deux nombres: choisissez pour des raisons sérieuses l'addition ou la multiplication." L'alternative est comme un noyau creux à l'intérieur d'une décision plus vaste et présente sous forme d'habitus: le sujet accepte l'expérience, accepte de faire une opération arithmétique et de faire celle des deux qui lui est offerte et qu'il choisira. C'est ce complexus volontaire qui donne son élan à l'ensemble du débat et confèrera au choix, dès qu'il sera émis, l'indice futur, le signe: "à faire par moi " que l'acte pur d'attention aux dernières raisons ne comporte pas. On en dirait autant de ces décisions peu importantes de la vie courante: que ferai-je de mes vacances? Irai-je à la campagne ou à Paris? Mais il est certain que je veux changer d'occupation et rompre le rythme du travail: l'alternative est toujours logée au coeur d'un projet plus vaste qui est univoque par quelque côté. Peut-être n'est-il pas d'alternative absolument radicale, de la forme être ou ne pas être. Ainsi le moment de l'attention qui s'arrête c'est le geste de désigner le parti qui sera pris, de constituer le sens de l'action tenue en suspens par l'hésitation; par une sorte de geste mental, je montre, comme avec l'index, à un spectateur fictif qui est aussi bien moi-même, le " quid " de l'action; ce " quid " est dans le même temps revêtu par l'esprit de décision des caractères fondamentaux de l'élan, du " à faire par moi dans l'avenir". Ainsi ce geste libère l'élan du vouloir qui en même temps le précède et l'enveloppe. Par lui-même il appartient non à la dimension prospective de l'élan vers le futur, mais à cette quasi-réminiscence constituée par l'attention qui considère la dignité "antérieure " de ses valeurs, comme si la recherche de valeur était une

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sorte de mémoire par rapport à l'élan de l'action tendue vers l'avenir. Mais en retour cette fin de l'examen est le commencement de l'action: l'arrêt de l'attention est l'inauguration du projet. La seconde image-choisir c'est trancher-confirme le rapprochement du choix et de l'attention qui s'arrête, suggérée par l'image de la clôture. L'arrêt du débat que l'on clôt est bien l'arrêt d'une opération de ségrégation apparentée à l'attention perceptive. J'arrache un parti au tissu de mes perplexités. Je le " porte en tête ": je le " préfère". Par cette disjonction je me simplifie et me rassemble dans un projet univoque; cette ségrégation pratique est la contre-partie de l'acte essentiel de la conscience théorique qui au contraire met en relation; quand deux idées sont encore compossibles, les deux actions qui leur correspondent sont déjà incompatibles pratiquement; la loi de la pensée théorique est la conjonction: et... et...; la loi de l'action est la disjonction: ou bien... ou bien... comment maintenant ne pas rapprocher la disjonction de ce geste d'ex-traction, d'ex-ception où nous avons déjà reconnu l'essence de l'attention? Si en effet nous éliminons du choix l'effort qui le complique et que nous retrouverons plus tard, et si nous faisons abstraction de l'élan futur du projet, il reste un regard qui s'arrête. C'est la même essence du regarder qui est engagée dans des contextes différents, selon que l'on regarde une chose, une valeur ou un parti à prendre. Sans doute nul regard ne fait que la conscience soit tendue vers le futur et s'élance vers une action qui dépend d'elle; c'est pourquoi nous n'avons pas dit que vouloir soit faire attention; le vouloir est bien la structure du projet, de la détermination par soi et de la motivation; mais la naissance volontaire du projet comporte le mouvement et l'arrêt du regard; ce même pouvoir de préférer, quand il est inclus dans l'interrogation des choses, s'appelle proprement regarder (avec les yeux); inclus dans l'interrogation des valeurs il s'appelle délibérer; enfin cesser de délibérer c'est choisir. Et pourtant le choix non plus n'est jamais seulement cet arrêt; mais cet arrêt, en résolvant l'ambiguïté du projet divisé, le fait paraître comme élan simple. C'est pourquoi le choix semble masquer ce moment de l'attention et ne paraît plus rien retenir de l'interrogation sur les valeurs, de l'inspection du bien; l' arrêt de l'attention qui se fixe sur tels et tels motifs est comme englouti dans le jet du projet; mais la délibération s'achève dans le choix, comme le projet se cherche dans l'hésitation et le débat préalable; d'un côté la décision ne surgit pas de rien: dans l'hésitation j'étais déjà un être prêt pour la décision; dans le choix le regard qui

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é-lit un parti libère de l'embarras l'élan préalable et radical du décider qui me constitue comme existence.

Il paraît donc que le mouvement et l'arrêt soient les deux armes d'une seule et même liberté temporelle d'attention qui peut considérer ceci ou cela, ou cesser de considérer et élire.

Ce paradoxe d'une attention qui s'arrête de considérer ses raisons et d'un projet qui jaillit domine les plus classiques difficultés attachées à la psychologie du choix: si le choix ne sort pas de l'examen, à quoi sert-il de délibérer? Si le choix n'est pas un acte original, comment déboucher du marais de la réflexion? Peut-être la continuité et la discontinuité, la maturation et le surgissement sont-ils paradoxalement inscrits en tout processus volontaire, et peut-être est-il possible, à partir de ce paradoxe, d'embrasser dans une unique vue d'ensemble les cas les plus disparates, ceux où le choix semble tomber comme un fruit mûr de la fécondité même du débat intérieur et ceux où il semble éclater comme l'éclair dans la nuit. Cette dialectique temporelle de la durée et de l'instant, qui déborde la description pure, conduit à son tour aux abords d'un problème véritablement métaphysique, que nous réservons pour le chapitre suivant: celui de l' indétermination qui convient à la liberté et qui ne se ramène pourtant pas à une absence de " raisons". Nous serons sur le bord de comprendre que l'indétermination sui generis de l'attention est l' envers de l'auto-détermination de l'acte comme bond, comme surgissement. Nous tenant délibérément en deçà de cette ultime difficulté, nous allons esquisser les deux " lectures " du choix, la " lecture en continuité "et la " lecture en discontinuité", dont l'une respecte le rôle de la délibération antérieure et l'autre la nouveauté du choix. Nous montrerons à la fois la nécessité et l'échec de ces deux lectures unilatérales; l'échec de la synthèse elle-même des deux lectures constitue le paradoxe. Cette double lecture nous donnera l'occasion d'examiner les théories du choix dont la faute, nous le devinons, est d'être unilatérales et de vouloir échapper au paradoxe. Nous ne perdons pas de vue que ce paradoxe temporel et, si l'on peut dire, horizontal de la continuité et de la discontinuité dans la durée résume le paradoxe vertical de la motivation et du projet, c'est-à-dire finalement de l'involontaire et du volontaire. L'événement du choix est précisément la conciliation pratique du paradoxe dans un instant qui tout à la fois accomplit la durée et surgit. Lecture en continuité: le choix comme arrêt de la délibération la première lecture est celle de la philosophie classique de tendance intellectualiste; elle peut se ramener à deux propositions:

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1) arrêter un parti c'est arrêter la motivation: choisir n'est pas autre chose que cesser de délibérer; 2) l'arrêt de la motivation n'est rien: l'extinction d'un mouvement ne pose pas de problème particulier.

La première proposition, - qui est une affirmation - est vraie et nous la défendons contre les négations suggérées par la seconde lecture. La deuxième proposition-négative-est fausse: elle nous ramènera à l'autre face du paradoxe. La proposition affirmative peut être aisément comprise par tout ce que nous avons dit plus haut sur l'hésitation et la délibération; le projet, s'il est un événement nouveau, n'est pas une structure nouvelle qui apparaît soudain au terme d'un procès intérieur qui ne la comportait pas; l'hésitation est une esquisse de projets multiples. Par conséquent le choix n'est pas créé par le surgissement d'une conscience qui projette mais par la simplification de la conscience qui hésite. Or comment le projet avance-t-il? Par le progrès de la motivation. Je suis toujours une conscience qui esquisse un projet parce que... hésiter c'est avoir des raisons confuses, délibérer c'est débrouiller et clarifier ces raisons, choisir c'est faire apparaître une préférence dans les raisons. On manque la nature du vouloir si l'on imagine qu'avant le choix, je vis dans des raisons sans projet et au moment du choix je vis dans un projet sans raisons. Le projet mûrit lentement avec ses raisons: à raisons confuses, projet équivoque; à raisons clarifiées, projet univoque. Dès lors on peut bien dire que choisir c'est cesser d'hésiter, c'est arrêter l'attention sur un groupe de motifs; le jugement de préférence qui se trouve ainsi être le dernier détermine ipso facto le choix; non pas que ce jugement de préférence pèse du dehors sur le choix à la façon d'une nécessité physique; nous le savons, le côté motif et le côté projet ne se distinguent qu'abstraitement dans la décision: en vertu du rapport du projet au motif, la détermination du dernier jugement pratique est indissociable de l'émission du choix. Le choix est donc l'arrêt de la délibération. Cette lecture triomphe dans tous les cas où la délibération tend vers un complexe de raisonnements et où le choix tend vers une conclusion logique. Le parti éliminé s'évanouit de lui-même parce qu'il paraît incompatible avec les règles invoquées dans le débat. Cette limite est désignée par les décisions que Kant eût rapportées aux règles de l'habileté; plus un débat porte sur des moyens relatifs à des fins précises et non remises en question au moment de la décision, plus le débat tend vers une discussion technique et une solution d'économie. C'est aussi le cas, mais plus rarement, lorsque le débat, portant sur des fins, ne met en jeu que des fins homogènes et déjà fortement systématisées dans un idéal cohérent de vie; la délibération ne conduit pas à ces conflits profonds de

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valeurs, comme ceux dont nous reprendrons tout à l'heure l'analyse. La délibération s'arrête lorsqu'un parti est clairement relié aux maximes générales d'une vie habituellement confiée à la forte main des principes. Je reconnais ma ligne de conduite dans la nouvelle décision; je me reconnais moi-même; je suis d'accord avec moi-même. Le choix est la reconnaissance rationnelle de cet accord. Mais cette lecture reste fondamentalement tributaire d'une construction-limite, qui est plutôt une idée au sens kantien qu'une abstraction au sens aristotélicien: on repère la réalité par rapport à un schéma dont elle n'est jamais qu'une approximation lointaine; on verra que l'événement du choix suscite précisément deux constructions-limites contraires; les classiques ont le plus souvent orienté la psychologie de la volonté par rapport à l'idée d'une volonté intégralement éclairée; à la mesure de cet idéal ils comprenaient les situations complexes de la vie quotidienne comme un défaut par insuffisance de raisons. Ainsi tenaient-ils en faible estime ce que les modernes appellent volontiers la grandeur du choix conçu comme audace, comme risque, voire même comme angoisse; dès lors ils nous invitent à chercher l'essentiel de notre liberté, non point dans le choix risqué au milieu des ténèbres, mais dans la maîtrise même que nous exerçons sur notre jugement lorsqu'il est le plus éclairé. La perfection de la liberté est celle du jugement.

Ce message permanent de l'intellectualisme, la philosophie contemporaine ne doit pas l'oublier, même si elle doit le compléter par un autre message. Il se résume en quelques formules: le choix est conforme au dernier jugement pratique; la liberté d'indifférence, vers laquelle tend un choix risqué faute de raisons suffisantes, est le plus bas degré de la liberté; elle est un défaut par rapport à la décision parfaitement éclairée, dont la liberté est proportionnée à la lumière qui l'éclaire. La nécessité de recourir néanmoins à une autre lecture et à une autre construction-limite est soulignée par l'échec que subit toute tentative d'éliminer du choix tout élément nouveau par rapport à la délibération antérieure. Est-il donc vrai que l'arrêt de la délibération n'est rien? C'est ici que nous pouvons retirer les fruits de la critique de l'intellectualisme amorcée plus haut à la lumière d'une méditation sur l'attention: le geste même de s'arrêter d'examiner est une réalité positive, parce qu'il est une opération de cette attention dont le libre mouvement fait toute la liberté du débat le plus

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intellectuel. Penser est un acte, raisonner est un acte par l'accueil attentif des raisons. Si donc la succession des actes de pensée pose un problème irréductible à celui de l'enchaînement des contenus de pensée, il est compréhensible que l'arrêt de l'attention constitue un problème également irréductible; même s'il est vrai que le choix soit acquis avec le dernier jugement pratique, même si ce dernier jugement tend vers le type d'une conclusion rationnelle, conclure est une avance de la pensée qui prend position par rapport aux prémisses; je peux ne pas conclure; si je conclus, la conclusion, certes, est nécessaire: mais cette nécessité même, je la fais apparaître en ajoutant un pas à ma démarche. C'est ainsi que l'on peut comprendre ce jugement de la psychologie thomiste: le choix procède du dernier jugement pratique, mais faire qu'un jugement soit le dernier, cela est l'oeuvre de la liberté. La pensée inspirée par le stoïcisme, par Spinoza ou même par Leibniz, tend à omettre la considération des actes et à la sacrifier à celle des contenus de pensée et de leur enchaînement. Ainsi manque-t-elle l'attention, son mouvement et son arrêt. À partir de cette omission, elle veut enfermer la philosophie de la liberté dans le faux dilemme de la liberté d'indifférence qu'elle proscrit et de la détermination rationnelle dont elle fait l'éloge; ignorant l'attention qui soutient les raisons elles-mêmes, elle ne peut rencontrer la véritable indétermination des actes qui est à la racine de la décision la plus éclairée, c'est-à-dire la moins indifférente à des raisons et la plus déterminée par ces raisons quant à son contenu.

C'est cette indétermination, à laquelle nous consacrerons les dernières réflexions de cette première partie, que la seconde lecture nous prépare à comprendre; mais celle-ci l'aborde par l'autre face, en prenant pour thème de réflexion le choix comme événement nouveau, comme acte original. Lecture en discontinuité, le choix comme surgissement du projet la seconde lecture est celle des philosophies dites volontaristes et existentielles; elle comporte une affirmation qui répond aux défauts de la négation précédente: s'arrêter est quelque chose; c'est même le moment le plus remarquable de la liberté, le moment du saut, du bond, du jaillissement, du surgissement. Mais cette affirmation s'oriente à son tour vers une négation; on dira

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volontiers que c'est le choix qui donne leur figure définitive aux motifs; autant dès lors la première lecture, soulignant le rôle conducteur de la motivation, tendait à faire du choix un rien, autant la seconde lecture, partant de la positivité du choix, tend à annuler la réceptivité de l'attention et, à travers elle, sa docilité aux valeurs. Ce glissement nous ramènera à la première lecture, celle des classiques, qui mesurait la liberté arbitraire à la liberté éclairée.

Cette seconde lecture est amorcée par toutes nos réflexions antérieures sur le projet comme jet de l'action et jet de soi en avant de soi-même. Plus précisément, la nouveauté du choix est l'apparition de la modalité catégorique au sein d'une conscience qui se déroulait sur le mode problématique; la discontinuité concerne donc le changement de modalité: par le choix les trois dimensions de la décision, - le triple rapport au projet, à soi, aux motifs-surgissent sur le mode catégorique. Le projet, d'une part, devient un authentique impératif: je commande à vide à l'événement; l'indice " à faire par moi " devient lui-même catégorique. Le possible que j'ouvre mord déjà sur les choses par le pouvoir éveillé dans mon corps, au lieu de flotter à distance du réel. En même temps que le projet devient catégorique, je me détermine catégoriquement; je me choisis en déterminant quel je serai en faisant; le moi projeté me donne consistance, à moi qui maintenant projette. Je n'étais, avant le choix, que l'unité d'un voeu de choix et l'unité d'aperception douloureuse de ma division intime. Je me fais unité actuelle et vivante comme mon acte: en cet instant du choix, je viens à moi, je procède des ténèbres intérieures, je surgis moi-même, j'ex-siste. Enfin, avec le choix, la constellation des motifs est elle-même fixée dans son ordre définitif; la motivation devient elle-même catégorique; je choisis parce que...; une préférence est consacrée sans retour; les " mais " s'évanouissent, les raisons contraires s'effacent dans l'arrière-plan d'inattention, désormais inconvertible en premier plan, du moins tant que le projet considéré ne sera plus remis en question.

Telle est la nouveauté du choix: soudain mon projet est déterminé, je me détermine, mes raisons sont déterminées: cette triple détermination - ou résolution-est le surgissement du choix. Cette lecture triomphe dans tous les cas où la discontinuité est soulignée par quelque échec de la motivation. On remarque déjà une brusque inflexion du cours de la pensée toutes les fois qu'il faut inventer une solution neuve à un problème insolite; la marche de l'intelligence, comme l'a souligné la psychologie de l'invention, fait déjà apparaître cette soudaineté; on cherche longtemps, on essaie des clefs, on esquisse des recettes opératoires

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et soudain l'ensemble des données se regroupe selon une figure nouvelle: c'est le moment de la découverte et de l'invention. Si la compréhension intellectuelle comporte une telle rupture, comment s'étonner que le choix volontaire, dont les données sont plus affectives, plus disparates, plus indéfinies, soit toujours à quelque degré une nouveauté? Il faut oser: la liberté est toujours un risque. Si la lecture précédente convenait aux situations plus sereines où la réflexion peut montrer l' accord du parti adopté avec un faisceau de valeurs non-contradictoires et non contestées, avec ce fond de valeurs qui donne sa consistance et sa stabilité à la conscience, cette nouvelle lecture convient aux circonstances où des fins incommensurables sont affrontées, où notre fond même de valeur est remis en question, bref où notre choix est plus éthique que technique. Vivre en accord avec soi-même était la maxime de ces choix cohérents avec nos raisons permanentes de vivre; oser, risquer est la maxime de ces choix qui sont une riposte à l'incommensurabilité des valeurs produites au cours de la délibération. Quoi qu'on pense de l'objectivité à priori des valeurs, l'ordre en soi-si cette expression a quelque sens-n'apparaît que dans l'histoire confuse d'une conscience en liaison avec l'histoire morale de l'humanité. Il n'y a pas de conscience morale sans ces conflits de devoirs sur lesquels nous avons déjà réfléchi. Or ces conflits ne comportent pas d'autre solution que le choix; une longue rationalisation les a durcis en alternatives rigides; la méditation personnelle les consacre en impasses; il est un point où il n'existe plus de règles pour résoudre un conflit de règles; du moins le conflit a-t-il pour vertu d'éveiller à elle-même la conscience socialisée et de secouer l'automatisme rationnel; il appelle une initiative, une invention personnelles, susceptibles tout au plus de constituer une jurisprudence privée, une morale provisoire toujours révocable. La générosité, au sens que Descartes donnait à ce mot, n'est pas seulement d'aimer le bien, mais de décider, dans la confusion et le conflit, ce qui est hic et nunc le meilleur pour moi. C'est en ce sens que l'indécision est un vice. Il est des âmes partagées que les énigmes et les conflits de l'action trouvent désemparées: ce sont les scrupuleux. Ils ne savent pas déboucher

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de la perplexité. Ce sont pour une part des cérébraux qui raffinent sans fin sur les raisons et ne peuvent réussir cette conversion qui conduit la conscience de la réminiscence du bien à l'anticipation de l'action, de la multiplicité des raisons à la simplicité du projet. Ce sont aussi des consciences intégrales qui ne peuvent se résigner à éliminer les autres possibles, les autres aspects du bien, et qui voudraient que la loi de l'action soit toujours la synthèse et jamais l'alternative. Ce sont enfin des consciences pures qui ont horreur des compromis et des compromissions et préféreraient le désastre de la cité à une injustice. Tous sont dépassés par l'événement qui choisit pour eux et leur inflige le spectacle du fait accompli plus douloureux que le doute même, à moins qu'ils ne se laissent finalement emporter dans le sillage de la conscience collective. Peut-être le scrupule est-il une erreur sur le sens de la liberté humaine en tant qu'humaine, une sorte d'angélisme de la liberté. La condition humaine est de choisir parce que la conscience ne peut être totalement unifiée, totalement rationnelle. Il ne nous est pas donné de convertir en vue les équivoques de la foi. Le risque est la forme humaine et non divine de la liberté. Il va sans dire que nous ne confondons pas le risque avec les valeurs toutes vitales d'agressivité qui compliquent le risque et qu'on rencontre dans ces formes exaltées du choix qu'on nomme héroïsme. Il y a une façon simple, calme, détendue de risquer, qui convient à la modestie d'une conscience qui n'a point tracé l'alpha et l'oméga du monde et qui appréhende les valeurs du sein d'une condition corporelle confuse et à partir d'une histoire bornée et partiale. Il apparaît alors que les " conflits de devoirs " qui semblaient d'abord n'être qu'une exception et une sorte de cas-limite expriment la condition normale de la volonté. Ce qui au contraire reste l'exception c'est la cohérence du bien apparent dans une situation donnée. Et quand même les valeurs apparaîtraient dans une hiérarchie indiscutable pour un homme théorique, étranger au choix, le sacrifice d'une valeur inférieure apparaît toujours à l'agent comme un acte discutable et même absurde: les valeurs vitales sont incomparables aux autres pour la seule raison que leur sacrifice entraîne l'écroulement pour moi de toutes les autres valeurs; entre la vie et les valeurs supérieures le débat n'est jamais clair. C'est en choisissant que je consacre la hiérarchie des valeurs. Enfin entre la règle la moins contredite et son application il demeure toujours un hiatus: seul le jaillissement de la décision concrète, unique, inimitable, adapte la règle à la mesure d'une situation elle-même unique. Cette seconde lecture paraît au premier abord se passer d'hypothèse-limite; loin d'avoir, semble-t-il, un caractère canonique et idéal, elle paraît serrer de plus près la condition véritable de l'homme; parce qu'il est en situation historique et corporelle,

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parce qu'il n'est ni au commencement ni à la fin, mais toujours au milieu, in medias res, l'homme doit décider au cours d'une vie brève, dans le cadre d'une information bornée et dans des situations d'urgence qui n'attendent pas. Le choix surgit dans un contexte d'hésitation radicale qui est un signe de finitude et d'infirmité, le signe de l'étroitesse de l'existence humaine; je ne suis pas l'entendement divin; mes clartés sont bornées et finies. Mais si les modernes ont un souci plus manifeste de cette condition véritable de l'homme, ils ripostent à cette condition par une autre construction-limite qui fait pendant à la précédente: cette seconde lecture se réfère plus ou moins explicitement à une construction-limite que l'expérience ne peut qu'approcher. À l'idée d'une volonté intégralement éclairée, nous opposons maintenant l'idée d'une volonté qui décide souverainement sur le sens de son existence; à la mesure de cet idéal, tout automatisme, fût-il rationnel, apparaît comme une forme inauthentique et comme le plus bas degré de la liberté; l'individu authentique invente au jour le jour une existence toujours neuve; nul modèle à copier ne peut tenir lieu d'un choix chaque fois unique pour un individu unique. Autant donc les formules de l'intellectualisme universalisaient le choix du côté de ses raisons les plus claires, autant celles du volontarisme l' individualisent du côté de son audace la plus souveraine. L'idée-limite clairement posée serait ici celle d'un individu qui ne serait pas l'individuation secondaire d'une forme, d'un type, d'une essence primaire, mais celle d'un individu qui " s'individue " lui-même en choisissant à chaque instant son existence; selon la formule contemporaine: l'existence prime l'essence.

Mais l'impossibilité d'exclure l'autre lecture-et même la nécessité de les tenir toujours conjointement l'une et l'autre-apparaît quand on considère comment à partir de cette affirmation du choix comme surgissement on passe à la négation du rôle conducteur de la motivation. Comment ne pas conclure, en suivant, semble-t-il, la pente naturelle de l'analyse, que le choix détermine les raisons du choix, que je choisis mes motifs, que le choix est une création de valeurs? Le volontarisme comporte cette tentation d'annuler comme inauthentique l'attention aux valeurs, d'engloutir l'évaluation dans la décision, la réceptivité de la liberté dans son activité et, à la limite, l'involontaire dans le volontaire.

Cette tentation trouve une base descriptive dans l'analyse du prétexte-ou " mauvaise raison "-auquel on s'efforce de réduire le motif. Il est bien vrai que la mise en ordre de nos raisons n'est

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souvent qu'une petite comédie que nous jouons aux autres et à nous-même. Mais précisément nous savons bien, au même moment, que cette comédie est secrètement dénoncée par une idée plus vraie de la motivation qui la juge de haut: un prétexte est une fausse raison, un motif-postiche; le prétexte c'est la mauvaise foi au sens strict; et c'est encore la bonne foi qui la qualifie comme mauvaise foi; or qu'est la bonne foi sinon l'idée même d'un choix qui invoque vraiment la conviction de ses propres motifs et s'appuie sur cette conviction? Tout prétexte simule un motif authentique. Ne croyons pas que cette discussion soit de mots; lorsque nous essayons de comprendre la condition concrète de la liberté, nous la mesurons nécessairement à un modèle; ce modèle a pour thème central une idée à priori: à savoir le rapport eidétique du choix au motif tel que nous l'avons décrit au début de ce livre. Je décide parce que... cette idée à priori est complétée par un idéal implicite en tout homme que les classiques ont identifié à l'homme lui-même: l'idéal d'un choix parfaitement éclairé, au regard duquel tout autre choix est un défaut. Nous ne pouvons pas séparer l'expérience du risque de cette conscience déficitaire que nous donne la construction idéale et, si l'on peut dire, canonique du choix délibéré. Mais l'analyse moderne invoque d'autres situations où le choix apparaît, de façon plus authentique que dans le prétexte, comme une élaboration plus ou moins rétrospective de ses propres motifs; nous trouvons une forme atténuée de cette interprétation chez William James: le choix y apparaît comme une force additionnelle qui par conséquent fausse à quelque degré, c'est-à-dire rend fausse la valeur spontanée de nos motifs et de nos mobiles; toutefois il est possible de dissocier chez William James l'admirable description du fiat de l'interprétation qui la défigure. Le défaut de l'analyse de James nous paraît beaucoup plus de langue que de doctrine. Le fiat est opposé aux autres formes d'action délibérée (celles-ci étant globalement opposées à l'action indélibérée ou idéo-réflexe dont elles ne sont d'ailleurs que la complication). William James ne cherche aucune commune mesure entre la décision raisonnable (type n 1) qui est à peu près celle que nous avons décrite sous le titre de la délibération rationnelle et le fiat où le sujet a conscience "que la décision est l'oeuvre personnelle et directe de la volonté qui intervient pour faire pencher le fléau". Ce type de décision apparaît " partout où des motifs non-instinctifs requièrent un supplément de force additionnelle pour réussir à déterminer la décision". La situation privilégiée pour William

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James est donc fort authentique: c'est l'expérience de la victoire sur soi; l'ivrogne ou le paresseux ne disent point qu'ils ont vaincu la sobriété ou le courage. La victoire est là où la volonté suit la ligne de plus grande difficulté; le fiat est "l'action dans le sens de la plus grande résistance". Mais une imagerie fâcheuse se saisit aussitôt de cette expérience que James transcrit ainsi: le fiat est l'appoint de l'effort à l'idéal, "la forme additionnelle ou surajoutée aux motifs qui finissent par prévaloir". Une notation quasi-arithmétique s'offre aussitôt.

Il est visible que ce langage est celui d'une physique de l'esprit, où les motifs sont des forces et non des motifs de..., le choix une addition de forces et non la décision de faire ceci parce que... il restait alors à insérer l'élément volontaire comme une force supplémentaire, quitte à préciser qu'elle n'est nullement sur le type des forces physiques.

Or James nous donne lui-même le moyen de nous évader de cette imagerie qu'il croit être purement descriptive, lorsqu'il identifie le fiat à l'attention." Le vouloir le plus volontaire qui soit se trouve essentiellement réalisé dans l'attention que nous donnons à une représentation difficile pour la maintenir énergiquement sous le regard de la conscience. C'est cela même qui constitue le fiat... l'effort d'attention est donc l'acte essentiel de la volonté... "le difficile en effet est de faire silence: la passion étouffe la voix austère de la raison, de l'honneur, du devoir: "l'homme de volonté forte est celui qui entend sans se détourner la voix encore faible de la raison... "c'est l'attention qui travaille à contre-courant: "laissée à elle-même (l'idée) glisserait hors de la conscience, mais nous ne voulons pas la laisser glisser; la seule efficacité de l'effort est de réaliser un consentement à la présence exclusive de l'idée... "" en résumé, qu'il s'agisse de triompher d'impulsions ou d'inhibitions, que l'on soit sain ou malade d'esprit, tout l'effort moral revient exclusivement à soutenir des représentations, à penser".

Ainsi tout l'effort est de faire silence: le fiat qui soi-disant s'ajoute aux motifs consiste à écouter les motifs les plus rares. En quel sens peut-on dire dès lors que l'attention s'ajoute à ces

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motifs? En ce sens qu'elle pourrait ne pas être accordée, qu'on pourrait laisser faire. L'attention s'ajoute, si l'on peut encore parler ainsi, à son omission possible. C'est là sa véritable indétermination qu'on ne peut plus comparer à celle d'une grandeur variable. La force additionnelle, c'est l'empire même sur notre regard qui peut se porter ou non, sur ceci ou sur cela. Dès lors le fiat n'est pas opposé à la "décision raisonnable ": ce qui fait de celle-ci une décision et non une mécanique d'idées, c'est l'attention qui soutient la clarté même des raisons. Considérons même les trois autres cas: en l'absence de " raison majeure", la décision est emportée par une circonstance accidentelle d'ordre extérieur (type numéro 2) ou d'ordre intérieur (type numéro 3), ou enfin par une conversion instantanée de notre humeur et de notre optique (type numéro 4); ces types de décision se rattachent au fiat par l'omission ou la démission même de notre attention qui nous fait encore responsables de nous-même et du cours de nos pensées. Dans tous les cas le choix ne bouleverse pas la motivation comme une force étrangère, mais la suit: il est inséparable de cette attention qui soutient les raisons du parti choisi. L'analyse de William James se réfère encore à une situation classique; elle a pour thème le choix difficile, la victoire du devoir sur le désir; aussi la liberté pouvait-elle apparaître, à la faveur d'une maladresse verbale, comme une force additionnelle étrangère à la vie même du moi. Mais déjà Bergson oriente notre attention du côté de ces choix éruptifs où un flux d'existence plus profonde vient rompre un cours de pensées mortes qui sont les véritables forces étrangères à la vie; l'idée s'insinue que l'étranger, c'est non la liberté mais le motif. C'est dans ce climat privilégié de convalescence, d'éclatement juvénile que se meut l'analyse bergsonienne à l'époque de l' essai. Ce que nous avons à dire ici de Bergson est grandement préparé par la critique de caractère plus technique que nous avons faite plus haut. Si, comme nous le croyons, la liberté bergsonienne ne se comprend pas sans une attention à des valeurs plus graves et plus rares, celles même que plus tard Bergson nous enseignera à écouter à travers l'appel prophétique des sages et des saints, il apparaît que la liberté n'est une révolte authentique contre des valeurs mortes, celles de la foule, que dans la mesure où elle invoque des valeurs plus neuves et plus profondes, celles des héros. Loin que la liberté règne là où la motivation est en déroute, c'est encore une motivation naïve et vierge qui affleure avec le moi profond. Toute révolte procède d'une obéissance plus profonde qu'elle-même, qui l'élève au ton de l'indignation éthique. C'est l'erreur d'un certain romantisme de la vie de ne pas savoir reconnaître la nappe des valeurs à laquelle la liberté vient boire quand elle a creusé le sable des idées désséchées. Cette équivoque du bergsonisme nous rend attentifs

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à l'avertissement de Kant qu'il n'est pas de liberté sans loi et sans respect. C'est précisément la racine de toute loi, à savoir la valeur et le respect de la valeur, qui est sapée par une partie de la littérature contemporaine: il semble qu'invoquer des valeurs que le vouloir n'institue pas mais reconnaît soit le principe de l'aliénation. La liberté ne peut plus apparaître que comme une rupture et un refus, une rupture de toute fidélité naissante jusque dans l'indignation et la révolte, un refus de la condition même de la liberté liée par la motivation à un ordre possible de valeurs. Kierkegaard, qui par ailleurs a donné à la philosophie moderne le sens aigu de l'existence individuelle, est en partie responsable de cette illusion que la subjectivité puisse se poser en marge de l'objectivité sous toutes ses formes et en particulier sous sa forme axiologique. Son influence rejoint ainsi celle de Nietzsche et son procès des valeurs établies. Leur influence conjuguée contribue à entretenir dans la pensée moderne de graves confusions sur les rapports de la liberté à un ordre quelconque de valeurs; c'est à la fois l'idée de valeur et celle de loi morte qui succombe à la critique, comme si la liberté était incompatible avec un ordre quelconque de valeurs. C'est finalement à l'eidétique du vouloir qu'il faut revenir pour corriger les erreurs de la philosophie de la liberté; même si nous ne savons pas encore quelle objectivité convient aux valeurs, nous lisons du moins, dans la subjectivité même, le rapport primitif de la décision à des motifs; ce rapport est compris d'un seul coup, sur un exemple même fictif; c'est ce rapport qui juge toutes les situations et dénonce leur inintelligibilité à la lumière de son intelligibilité primordiale. En particulier il dénonce comme superficielle la définition de la liberté par la rupture de la légalité et de la subjectivité par l'explosion de l'objectivité. C'est lui qui nous invite à chercher avec patience une liaison plus fondamentale de la liberté à des valeurs, et à la trouver jusque dans la révolte et peut-être même jusque dans l'arbitraire de l'acte gratuit: quand la liberté répudie toute valeur et produit un geste vain, c'est elle-même qu'elle invoque comme l'ultime valeur qui légitime son arbitraire. La liberté devient à elle-même son propre motif où se réfugie le souci exténué de la valeur; aussi évanouissante que soit cette légitimité, elle institue une sorte de division intime par laquelle la liberté, donnant un appui à son élan, se scinde en pouvoir et en valeur. L'acte gratuit caricature par la pauvreté d'une trop mince raison l'attention aux valeurs de vie et de communauté qui donnent sa densité à la liberté; une liberté est d'autant plus chargée de substance qu'elle s'éloigne davantage de

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cet avare souci de prouver à elle-même son indépendance et qu'elle invoque des raisons de se dévouer qui transcendent plus radicalement sa subjectivité.

Nous sommes ainsi renvoyés d'une lecture à l'autre: le surgissement du choix est finalement, sous sa forme la plus authentique, une discontinuité au sein même de la motivation, parfois même un renversement de valeurs, une révolution dans l'évaluation. C'est sous cet angle qu'il nous faut interpréter pour finir le cas le plus favorable au volontarisme, le cas des conflits de devoirs: l'objectivité des valeurs n'est pas refusée; elle s'exténue elle-même et échoue par la contradiction invincible. Nous sommes ramenés ainsi des cas excentriques-prétexte, effort additionnel, irruption du moi profond, révolte, liberté sans valeur, - au cas le plus authentique, celui où le choix procède non de la nullité mais de la surabondance même de la motivation. Il apparaît bien que le jaillissement du choix n'est pas ici autre chose que l'émission du dernier jugement pratique; le risque, l'audace, c'est l'arrêt de la motivation. Ainsi le débat avec soi-même n'est pas vain: la gravité du choix mesure la profondeur des raisons mises en jeu; le choix authentique suppose un débat lui-même authentique entre des valeurs non pas inventées mais rencontrées. C'est le pouvoir d'accueillir et d'écouter le bien qui élève la conscience à ce point de tension dont le choix la délivrera. Dès lors le saut de l'option a pour envers l'apparition soudaine d'une préférence au sein des motifs en conflit. Choisir un parti, c'est préférer les raisons de ce parti aux raisons de l'autre. C'est pourquoi il n'a pas été vain de discuter: le parti choisi n'a pas d'autre valeur que celle que la motivation a fait apparaître. Risquer est tout autre chose que parier: on parie sans raison; on risque avec des raisons insuffisantes. Le surgissement du choix et l'arrêt de l'attention sur un groupe de motifs qui donnent valeur au choix sont paradoxalement identiques. Continuité, discontinuité, - conformité au dernier jugement pratique, surgissement de l'événement, - tel est le paradoxe de la durée conduite où chaque moment d'existence inventée se fonde dans le précédent et jaillit comme nouveauté. Le geste de se fonder sur..., qui est l'essence de la motivation, entretient la continuité de la conscience avec elle-même: il est la possibilité permanente de l'accord avec soi-même. Le geste de surgir de... institue la discontinuité de la conscience qui avance: il est la possibilité permanente du risque. La lecture en continuité souligne le rôle conducteur de la motivation, mais ne peut montrer la nullité de l'acte de choisir; la lecture en discontinuité met en relief le saut de l'événement, mais ne peut annuler le rôle nourricier de la motivation. Il faut donc dire à la fois: "le choix suit le dernier jugement pratique " et: "un jugement pratique est le dernier

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quand le choix surgit". L'acte reconcilie pratiquement la discordance théorique des deux lectures.

Cette réconciliation dans l'acte domine le dialogue du volontaire et de l'involontaire, du moins selon sa première dimension. Le geste de se fonder qui fait la continuité de la liberté dans la durée est l'accueil attentif du bien que l'involontaire décrit et transmet; par cet accueil la subjectivité accepte d' être transcendée dans son corps et, à travers son corps, par autrui. Le geste de surgir et de risquer, qui fait la discontinuité de l'instant, est l'existence volontaire qui transcende les motifs issus de son existence involontaire ou médiatisés par elle. Le paradoxe de la continuité et de la discontinuité éclaire ainsi celui de l'involontaire et du volontaire; et la même conscience pratique et préréflexive-qui réconcilie le surgissement du choix et la méditation continue sur les motifs-réconcilie l'existence voulue et l'existence reçue.

IV détermination et indétermination: le paradoxe d'un arrêt de l'attention et d'un surgissement de l'acte annonce un noeud de difficultés dont la plus grave doit nous conduire aux limites même d'une philosophie de la subjectivité. Une certaine indétermination semble devoir être introduite dans la définition de la liberté par la philosophie de l'attention. Mais: 1) introduire l'indétermination dans la liberté, et donc une potestas ad opposita, n'est-ce pas revenir à la liberté d'indifférence et contredire notre refus d'un choix sans raison? 2) Si l'on met la liberté dans le pouvoir, comment la mettre en même temps dans l' acte, comme l'exige l'analyse du surgissement? 3) Est-il possible de formuler une théorie de la détermination et de l' indétermination dans le cadre d'une phénoménologie de la subjectivité sans se référer à une théorie de l' être et plus précisément à un système de la nature, à une cosmologie dont la théorie de la liberté ne serait qu'un chapitre subordonné? L'indétermination du vouloir l'indétermination qu'il importe d'introduire dans la liberté n'a, selon nous, rien de commun avec cette autre indétermination qui caractériserait une liberté d'indifférence, c'est-à-dire un choix sans raison, un vouloir sans motifs.

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Trois sens différents s'attachent aux mots détermination et indétermination du vouloir. Le premier, qui commande les deux autres, procède directement de l'eidétique du vouloir; les deux autres se réfèrent respectivement aux deux hypothèses-limites invoquées plus haut pour éclairer la description du choix.

1) En un premier sens nous dirons que tout choix est déterminé par ses motifs. En ce sens très large et commun aux deux hypothèses envisagées, le choix suit toujours le dernier jugement pratique, que celui-ci soit dernier par extinction du débat ou par un arrêt brutal; changer de décision c'est changer de raisons. L'important est de ne pas interpréter causalement les mots: dépendre de..., suivre..., être déterminé... la détermination du vouloir n'est pas autre chose que la motivation elle-même. Dire que le choix est déterminé par des motifs c'est dire que tout choix est motivé; entre le dernier jugement pratique et le choix il n'est aucune distance, aucune extériorité; c'est pourquoi cette relation avait pu être aperçue avant la réaffirmation de la durée existante; le choix ne succède pas à ses raisons; il est motivé dans l'instant; le choix déterminé par des raisons déterminées succède, non pas à ses raisons, mais à un choix indéterminé qui est lui-même dans un rapport instantané à une constellation de motifs confus. La conscience progresse simultanément vers un jugement de préférence et vers un acte d'élection, parce que l'un et l'autre ne sont que deux dimensions différentes d'un même acte concret; le rapport entre ces deux dimensions, la liaison sui generis entre l'impératif de la décision et l'indicatif de l'évaluation est si étroite qu'il est équivalent de dire: "que ceci soit " et: "ceci est le meilleur pour moi hic et nunc".

L'indétermination exclue par la détermination prise dans ce premier sens est donc celle d'un choix sans motif: je ne puis décider autrement que je ne préfère; ce n'est pas là une contrainte, c'est un fait de constitution; je ne puis pas avoir ou être une liberté dont le sens soit autre que celui d'un vouloir motivé. Une autre indétermination, celle de l'attention qui considère, n'est pas exclue par cette structure du vouloir: ce sera elle au contraire qui la qualifiera comme vouloir libre.

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2) En un second sens la détermination du choix par des raisons claires représente, non une idée dégagée de l'expérience par abstraction, comme la précédente qui appartient à l'eidétique de la volonté, mais formée par idéalisation; elle représente une forme-limite de liberté, une liberté accomplie par une motivation parfaitement claire et rationnelle. De cette liberté seraient exclus tout équilibre, toute indifférence dans les motifs. La détermination du vouloir signifie désormais que l'évidence pratique qui habite une évaluation rationnelle détermine ipso facto l'univocité de l'impératif du choix. Ce sens nouveau n'est qu'un cas particulier de la règle précédente: s'il n'est pas de choix sans motif, la clarté des motifs fait la préférence du choix. Seule est introduite une mesure idéale du vouloir humain, selon laquelle la perfection du choix est proportionnée à la rationalité de la motivation. Aucun problème nouveau n'est introduit en ce qui concerne l'indétermination qui convient à la liberté: si en effet la clarté des raisons met fin nécessairement à l'hésitation, c'est encore une fois en vertu de l'axiome qui lie le projet à ses motifs et qui interdit de distinguer, autrement que par abstraction, le sens de la décision du sens de l'évaluation. La seule nécessité qui apparaisse ici n'est pas la nécessité d'une succession d'actes, mais la nécessité d'un enchaînement de contenus, de significations intellectuelles, à supposer qu'on les considère attentivement. Le principe de l'intentionalité peut seul nous garder de toute erreur: autre chose en effet est de tirer une conséquence nécessaire et de tirer nécessairement une conclusion; l'ordre des idées n'est pas celui des opérations elles-mêmes. En revanche l'intérêt de cette hypothèse-limite est considérable: c'est elle qui nous permet d'isoler par contraste la véritable indétermination qui convient à la liberté, celle qui subsiste lors même que toute indifférence a disparu de la motivation; l'exemple fameux de Buridan a précisément le défaut de mêler deux indéterminations, celle du sens d'une motivation équivoque et celle que nous cherchons à la racine même des opérations qui animent la motivation. C'est dans le comble de la nécessité regardée qu'il faut chercher la liberté du regard lui-même.

3) Un troisième sens du mot indétermination est introduit par la description du choix comme surgissement et par la seconde construction-limite, celle de l'individu qui se choisit souverainement dans l'insuffisance de ses raisons: c'est la détermination par soi-même qui riposte à l'indétermination du côté des raisons, c'est-à-dire du côté du contenu intentionnel des jugements d'évaluation qui animent la motivation. Cette nouvelle détermination

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diffère sensiblement de la précédente, car elle ne concerne plus le rapport eidétique instantané du choix à ses motifs, mais l'événement existant du surgissement. Cette détermination par soi succède à l'indétermination antérieure et marque l'initiative positive de la liberté qui sans cesse transcende sa propre confusion par un sursum inaugural. Or cette détermination de l'existence ne remet pas en question la règle eidétique de détermination du sens du choix par celui de ses motifs, puisque, selon l'analyse antérieure, je ne peux me déterminer qu'en déterminant mes raisons de choisir et que l'arbitraire même d'un choix catégorique serait encore réciproque de l'arbitraire d'une évaluation soudain catégorique. La détermination de soi par soi est donc la détermination existante, dans la durée existante, qui est homogène à l'indétermination existante de l'attention. C'est cette indétermination qui se résout en cette détermination dans le surgissement. Cette détermination temporelle de l'acte restait masquée par la première lecture du choix; la maîtrise sur la décision était éclipsée par l'empire sur moi de mes raisons dans l'hypothèse-limite de la décision pleinement rationnelle; on était dès lors tenté de définir la liberté par l'absence de contrainte et non par la positive puissance de se décider par soi. Il dépend de moi que je me décide. Cette indétermination qui se détermine c'est l'indétermination d'un regard qui peut considérer ou non ceci ou cela. Elle est bien une puissance des contraires. C'est cette puissance des contraires que Saint-Thomas, Descartes et Malebranche trouvaient à la racine du jugement lui-même: nos actes dépendent de nos jugements, mais nos jugements dépendent de notre attention; nous sommes donc maîtres de nos actes parce que nous sommes maîtres de notre attention. C'est la libertas judicii qui dans l'examen des motifs se meut et dans le choix s'arrête. Mais les deux lectures du choix doivent ici collaborer: c'est la seconde lecture qui enseigne de quelle détermination la liberté est l'indétermination et qui conduit à cette indétermination existante dans la durée de l'attention; c'est la première lecture qui en retour enseigne que cette indétermination de l'attention n'a rien de commun avec la liberté d'indifférence, c'est-à-dire avec l'indétermination que l'axiome de la motivation exclut. Elle n'est pas une absence de motifs, mais, dans la détermination du choix par les motifs, la liberté de considérer tel motif ou tel motif. Comment découvrir en effet cette indétermination aussi universelle que la détermination par des motifs, si on ne la cherche dans le cas en apparence le plus défavorable, dans le comble de la détermination par des raisons? L'indétermination de l'attention est cette indétermination qui accompagne universellement la détermination

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par des motifs et plus particulièrement la détermination par des motifs évidents. C'est le sens de la réponse de Descartes au p Mesland au sujet de la doctrine du p Petau: point d'évidence sans attention; je crois tant que je regarde les raisons de croire; et ainsi je peux suspendre mon jugement en présence de l'évidence même. C'est la potestas ad opposita du côté de l'acte qui soutient la determinatio ad unum du côté du contenu des motifs et donc aussi du choix. L'indétermination de l'attention se double tantôt d'indifférence d'élection, tantôt d'une invincible préférence; elle est commune aux deux hypothèses de la détermination du sens du choix par des raisons claires et de l'indétermination des raisons précédant la détermination par soi du projet; elle est l'indétermination dans le temps vécu d'un acte de visée et non d'un contenu ou d'une signification de visée, - d'un pouvoir d'agir dans la succession. Indétermination de l'attention et détermination de soi par soi dans le surgissement un nouveau scrupule nous arrête à ce point de notre difficile réflexion. Nous avons affirmé bien légèrement que cette indétermination convient à la détermination de soi par soi: or il paraît qu'on ne peut sans équivoque mettre tour à tour la liberté dans un pouvoir indéterminé et dans un acte d'auto-détermination. La description pure du chapitre I n'invite-t-elle pas à chercher la liberté dans la possibilité ouverte par le projet déterminé, plutôt que dans l'indécision qui laisse ouverte toutes les possibilités? Et maintenant l'indétermination de l'attention n'invite-t-elle pas à privilégier un autre moment de la croissance du projet, à mettre la liberté dans le moment de l'indécision? La liberté n'est plus dès lors l'acte de choisir mais la puissance du choix. La réponse à cette objection doit nous permettre d'embrasser une dernière fois le paradoxe de la liberté, le paradoxe de la motivation continue et du projet discontinu, le paradoxe de l'attention qui s'arrête et du choix qui surgit. Il nous faut en effet affirmer que l'indétermination de l'attention et la détermination par soi sont l'envers et l'endroit de la même liberté qui doit être lue comme pouvoir et comme acte.

La détermination de l'acte et l'indétermination du pouvoir ne concernent pas en effet deux moments différents: il n'y a pas de moment de la liberté. L'indétermination dont il s'agit n'est pas seulement dans l'indécision, la détermination de soi n'est pas seulement dans la décision. Il y a une indétermination de soi qui subsiste dans la décision et qui est le pouvoir de continuer de considérer autre chose; il y a une détermination de soi qui subsiste dans l'indécision et qui est l'avance même de l'acte qui se

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porte à considérer autre chose. Détermination et indétermination sont en ce sens rigoureusement contemporaines et concernent le surgissement même des actes d'évaluer et de choisir, de choisir en évaluant, d'évaluer en direction du choix. Détermination et indétermination s'appliquent aussi bien au moment problématique de l'hésitation qu'au moment catégorique du choix.

Ce qu'il faudrait arriver à comprendre c'est que se déterminer à choisir et être indéterminé à regarder sont une seule et même chose. Montrons une dernière fois que cette indétermination de l'attention et cette détermination par soi du choix s'impliquent mutuellement. Ce serait d'une part une grave illusion de croire qu'il est possible de penser la détermination par soi dans le choix sans recourir à l'indétermination du regard. Si en effet le choix est déterminé quant à son contenu par celui des motifs, je me détermine dans mon acte en ce que les termes opposés du choix, considérés quant à leur contenu et quant au contenu de leurs motifs, n'ont pas de quoi contraindre le regard à se tourner vers eux. Je me détermine signifie: mes motifs inclinent sans nécessiter; il dépend toujours de moi, en présence du motif le plus évident, de le regarder ou non, lui ou un autre. Si je le regarde, il détermine mon choix au premier sens du mot déterminer, c'est-à-dire quant à son contenu; les actes sont indépendants comme actes des contenus; il n'est pas d'objet déterminé de pensée qui puisse capter la capacité de mon regard. C'est en ce sens que la détermination par soi implique l'indétermination de l'attention comme acte par rapport aux motifs comme contenus. Toute doctrine qui n'en vient pas à distinguer l'indétermination des actes successifs par rapport à leurs contenus de la prétendue liberté d'indifférence qui n'est que l'impossible indétermination du contenu du choix par rapport au contenu des motifs, reste emprisonnée dans un faux dilemme: le dilemme de la liberté d'indifférence et d'un déterminisme quelconque, rationnel de style leibnizien, vitaliste de style bergsonien, sociologique à la façon de Ch Blondel. C'est l'indétermination de l'attention qui fait la spontanéité même de l'auto-détermination du choix. Jusque dans la démission de ma liberté, je m'aperçois encore comme acte de mon non-acte, comme active démission, parce que je sais n'être déterminé par rien comme acte; dans le pire esclavage je sais que je pouvais regarder autre

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chose, à un niveau plus radical de moi-même que la fascination de ma conscience; l'indétermination est cette indépendance des actes qui les fait vraiment actes. Cette indépendance de l'acte quant à sa détermination comme opération ne contredit pas la portée intentionnelle de l'acte d'attention qui accueille des valeurs et ainsi reçoit au coeur de la liberté la vie même de l'involontaire. Précisément l'acte doit être indépendant pour accueillir ce qu'il ne fait point. Ainsi la détermination par soi implique l'indétermination de l'attention comme potestas ad opposita. Mais il n'est pas moins important d'affirmer que le pouvoir n'est rien hors de l'acte qui le met en oeuvre; il est aussi difficile de constituer une philosophie de la liberté sur la seule expérience du pouvoir que d'éliminer cette expérience de la considération des actes. C'est en réfléchissant sur mes actes que je les reconnais comme la résolution d'un pouvoir plus vaste. Le remords en particulier repose sur la douloureuse certitude que j'aurais pu être autre; un reproche monte du pouvoir inemployé qui eût pu être voué à la valeur trahie; il cerne l'acte qui a gâché la liberté et, plus loin que l'acte, appelle à l'expiation le moi dont cet acte est le porte-parole dans le monde. Et toujours le pouvoir est l'ombre simultanée de l'acte. D'abord est le surgissement, ensuite est le retour réflexif sur le pouvoir employé et sur le pouvoir inemployé. Ces remarques prolongent nos toutes premières analyses sur le pouvoir-être de la conscience. Nous nous demandions alors en quel sens la conscience, non seulement ouvre des possibles, mais s'apparaît elle-même comme pouvoir-être. Nous avions tenté d'aborder cette difficulté à partir du projet effectif qui ouvre des possibles dans le monde. La possibilité que je suis, disions-nous alors, c'est celle que j' inaugure en moi, - c'est-à-dire dans mon corps et dans mon avenir comme liberté -, en faisant le saut du projet. L'analyse de l'attention nous autorise à remonter, par delà cette puissance d'agir qui procède de l'acte même du projet, jusqu'à cette puissance des contraires qui est à la racine même de la motivation. Mais il est remarquable que la réflexion, lorsqu'elle s'empare de ce pouvoir radical et suspend la générosité de la conscience qui avance en exerçant son pouvoir, s'enfonce dans la stérile angoisse du pouvoir appréhendé en marge de l'élan joyeux; la réflexion sur l'indétermination de l'attention nous permet de prolonger et de comprendre cette dialectique. Il n'est pas possible que la conscience ne s'étrangle pas elle-même dans cet empiètement sans fin sur un pouvoir qui toujours se précède lui-même. Dès que je pose en marge des pouvoirs qu' inaugure le vouloir ce pouvoir même du vouloir, il ne cesse de se redoubler lui-même comme pouvoir-pouvoir; plus radicalement encore il se découvre comme pouvoir-pouvoir-être, caché dans le pouvoir-vouloir-faire. Ce

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pouvoir, qui est proprement celui qui m'angoisse, est une puissance réservée, non engagée, tenue en suspens, au point mort de l'indétermination. Que signifie cette aventure? Je sais bien d'un côté qu'elle me fait homme; elle n'est pas sans ressemblance avec l'aventure cartésienne du doute: (l'epokê) du jugement d'existence porté sur le monde attestait à Descartes la certitude immanente de l'existence de soi; de même l'aperception de mon pouvoir-regarder, derrière mon pouvoir-choisir, et celle de mon pouvoir-être, derrière mon pouvoir-regarder: je suspends, je mets entre parenthèses les possibles ouverts par la décision et le monde lui-même comme lieu des projets; je réalise (l'epokê) du jet de tout projet et j'atteste le vouloir lui-même comme existence possible. Dans cette hyper-réflexion, où je suis moi-même pour moi-même "le creux toujours futur", je fais indéfiniment cercle avec moi-même, dans la stérilité d'un retour sans fin sur moi-même.

C'est alors que je soupçonne que si d'un côté cette aventure me fait homme, d'un autre côté, et plus profondément, elle est la perte d'un élan, la perte d'une naïveté et d'une enfance. Oui, une certaine enfance du vouloir exultait en s'engageant et par pudeur ne se surprenait que dans la foulée du projet d'agir dans le monde et au coeur du projet de soi qu'enveloppe le projet de l'action. L'angoisse est sans issue parce que la réflexion déracinée du projet est devenue une insurrection du pouvoir contre l'acte. Mettant en scène l'argument de Zénon d'Élée, elle s'est faite " cette flèche ailée-qui vibre, vole, et qui ne vole pas". Dans le tourbillon qui l'agite sur place, le pouvoir-vouloir est devenu le nouvel Achille qui ne rejoindra jamais la tortue de la lente mais efficace décision: l'acte n'est plus qu'une ombre dont la sépare sans fin une distance spirituelle indéfiniment divisible, le mauvais infini de la réflexion: "ah! Le soleil... quelle ombre de tortue-pour l'âme, Achille immobile à grands pas! " L'angoisse est la fleur corrompue de la réflexion; si la liberté est, selon le mot de Nietzsche, la maladie de l'être-là, ce n'est pas son élan généreux qui la fait malade, mais la mourante réflexion qui la déracine de l'acte. Ô morts " le vrai rongeur, le ver irréfutable-n'est point pour vous qui dormez sous la table, - il vit de vie, il ne me quitte pas". Seul un bond, celui par lequel Achille d'un seul coup dépasse la tortue, un bond effectif et non pensé ni sans cesse divisé par la réflexion, peut rompre la marche immobile de la réflexion et sa tristesse. Mais ce bond n'est pas le fruit de l'angoisse, il est repris sur elle comme la seconde immédiateté du vouloir; or l'angoisse n'était pas première, mais elle-même reprise sur la générosité de l'élan. Je suspends la parenthèse qui suspendait l'acte. Bergson enseignait qu'avec des arrêts virtuels on ne fait pas un mouvement: avec l'angoisse de la réflexion indéfinie on ne fait pas un acte.

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Je dénonce le pouvoir-pouvoir comme castration d'un premier vouloir qui découvrait son propre pouvoir dans son exercice même. Telle est cette réflexion seconde qui révèle que la réflexion première était elle-même seconde par rapport à une ingénuité primordiale du vouloir. Seul le vouloir en acte est le révélateur du pouvoir-vouloir.

Possibilité d'une définition de la liberté en marge de toute cosmologie comme on peut le remarquer, nous n'avons pas tenté de démontrer à priori l'indétermination de la liberté à la façon thomiste; comme Descartes nous avons cherché directement, dans le sujet lui-même, l'expérience vive de la détermination par soi et de l'indétermination qui procède de l'indépendance du cogito à l'égard de ses contenus objectifs. Il est nécessaire de justifier notre abstention à l'égard de cette doctrine célèbre qui subordonne l'indétermination à l'égard du fini à la détermination à l'égard de l'infini. La démonstration de l'indétermination du vouloir au regard des biens finis comporte un certain nombre de moments qui tous sont entachés, selon nous, d'un vice fondamental au regard d'une eidétique et d'un éclairement existentiel du sujet. 1) Il faut d'abord admettre que la volonté est une espèce du genre désir. Comme tout désir, elle tend naturellement vers sa fin, c'est-à-dire vers la forme ou l'acte qui la rend parfaite. Ce premier thème suppose le contexte général d'une cosmologie, d'une doctrine fondamentale de la nature qui étend un système commun de déterminations aux sujets et aux choses, mêlant des déterminations de choses, comme l'idée de nature, et des déterminations de sujet, comme l'idée d'appétit. Une finalité vaguement auréolée de signification humaine est projetée dans les choses et en retour la finalité naturelle engloutit les significations fondamentales de la conscience. C'est ainsi qu'un élément de nécessité est introduit dans la volonté considérée comme nature; le sujet a perdu son privilège de sujet; il est devenu une partie de la nature, une efflorescence dans la hiérarchie des appétits qui ne supposent par eux-mêmes aucune liberté et sont mus par leur objet. 2) On pose ensuite que le degré du désir est fonction du degré de connaissance; ainsi la volonté est nommée un désir rationnel et rangée parmi les puissances raisonnables. Ce second thème commande le rapport général de la volonté et de l'entendement conçus comme facultés

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distinctes; la volonté "suit " l'entendement et lui " obéit". Nous reconnaissons aisément dans cette doctrine le rapport fondamental du projet au motif, mais transplanté dans un contexte cosmologique: d'un côté la volonté est une forme d'appétit naturel, de l'autre les déterminations de l'entendement sont interprétées selon l'esprit général de la cosmologie du connaître; enfin un rapport de causalité est institué entre les deux facultés: ainsi le pur rapport entre l'impératif de la décision et l'indicatif de l'évaluation, qui ne doit rien à la cosmologie, est entièrement altéré par la cosmologie. 3) L'appétit rationnel est caractérisé comme rationnel en tant qu'il est " capax omnium "; la volonté tend donc naturellement vers le bien général (universale bonum): le désir invincible, implicite à tout désir particulier, fait que nous ne voulons rien, nisi sub ratione boni. Un seul objet serait donc proportionné à la voluntas ut natura; ce serait celui où toutes les formes du bien à tous égards seraient comprises: seule la vision intuitive de Dieu aperçu en lui-même, per essentiam, nous comblerait. Cette thèse qui sert de point de départ à la démonstration de l'indétermination du vouloir quant au bien particulier nous paraît trop entachée par la cosmologie des deux thèses précédentes pour pouvoir être admise dans ce contexte. Ce désir de Dieu, nous croyons qu'il faut avoir le courage de le biffer de la cosmologie objective pour en retrouver la vraie dimension, incaractérisable, inobjectivable, métaproblématique. Il fera l'objet de la " poétique " de la volonté. Mais tant que nous tenons en suspens la " poétique " de la volonté et son mystère ontologique, nous perdons le moyen de démontrer l'indétermination de la volonté à partir de la détermination de la voluntas ut natura par le bien général." L'eidétique " de la conscience ne peut compter que sur les seules notions qui peuvent être lues sur les actes d'un sujet. Or sans que l'on invoque le désir de Dieu, l'indétermination du vouloir peut être lue directement sur le cogito comme acte. À cet égard le cogito est, pour une certaine description de la subjectivité, un terminus, un dernier requisit, un absolu à un certain point de vue. La conséquence extrême de la révolution cartésienne nous paraît être ici: la découverte de l'originalité de la conscience par rapport à toute nature pensée objectivement est telle que nulle cosmologie ne peut plus englober cette conscience. La " poétique " de la volonté ne pourra dès lors retrouver le désir de Dieu qu'à la faveur d'une seconde révolution qui fera éclater les limites de la subjectivité, comme celle-ci avait fait éclater les limites de l'objectivité naturelle. La deuxième révolution n'est pas faite dans le thomisme, parce que la première ne l'est pas. Dieu, la conscience, les choses se prêtent à un unique univers du discours, à une cosmologie totale qui dissimule les bonds entre l'objectivité, le cogito et la transcendance et évite ainsi les mystères qui sous-tendent les passages paradoxaux.

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4) La démonstration proprement dite de l'indétermination de la volonté au regard des biens finis consiste en ceci qu'il n'y a pas de lien nécessaire entre la fin supérieure et la fin particulière; le domaine du contingent n'est pas celui de la démonstration; c'est cette thèse toute logique de l'aristotélisme qui supporte l'édifice. Nous pensons au contraire que le hiatus est d'une autre dignité entre la transcendance et un bien terrestre, ce bien serait-il la liberté elle-même prise comme bien suprême à incarner dans le monde: le passage à la " poétique " est déjà une conversion. On remarquera qu'à ce point de l'argumentation l'indétermination de l'appétit rationnel au regard des biens finis n'apparaît nullement comme l'envers de la détermination par soi: elle est tout entière démontrée par le défaut de l'objet fini qui se propose à mouvoir la puissance de désirer, donc a parte intellectus; la liberté n'est pas encore la puissance positive des contraires; l'originalité de Descartes est d'avoir défini l'indétermination par la détermination par soi, ce qui est naturel à une doctrine du cogito qui part de l'acte même du sujet, comme étant le premier et le dernier mot de la subjectivité. 5) La cinquième thèse concerne précisément la détermination par soi que n'a pas ignorée le thomisme, bien qu'elle ne commande pas l'édifice; elle est pour une part subordonnée à la précédente, pour une part attachée à une autre ligne de réflexion; d'un côté en effet la détermination de la volonté par elle-même répond au déficit de la détermination par l'objet. Quand la volonté se porte vers un objet, le principe de sa détermination est en elle-même, faute d'un objet capable, par sa virtus activa comme moteur, d'excéder ou d'égaler la virtus passiva du mobile. Ainsi cette gangue cosmologique de la théorie des mobiles et des moteurs, des vertus passives et actives, enveloppe l'intuition royale du pouvoir de l'homme de dominer positivement sur ses propres actes. Or il est remarquable d'un autre côté que l'indétermination comme puissance des contraires pouvait être démontrée directement, comme le montrent divers textes, à partir de cet empire de l'homme sur ses actes, c'est-à-dire à partir de sa nature propre comme volonté. Certes cette domination sur ses propres actes reste la réplique de l'indétermination que confère à la volonté la capacité d'universel de l'entendement, mais elle appartient en même temps à une autre dimension du thomisme, d'ailleurs nullement contradictoire à la précédente: c'est l'échelle même des puissances, et non pas seulement le type de détermination de l'appétit par son objet, qui constitue la dignité croissante des êtres aux différents degrés de l'univers. Mais, une fois encore, la cosmologie générale

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des " puissances " confond les règnes et trahit l'intuition centrale du pouvoir-vouloir. Il reste que dans les nombreux textes où est affirmé l'empire de la volonté sur ses actes, on est frappé par la positivité de ce pouvoir. Saint Thomas y paraît très près d'une psychologie qui prend vraiment le "je " et non pas une nature comme centre radical de perspective. Ainsi la réflexion, entendue comme pouvoir de juger son propre jugement, apparaît liée au pouvoir de se mouvoir soi-même pour juger. Finalement l'action sur soi, et de chaque puissance sur l'autre, fait apparaître le cercle même que la subjectivité fait avec elle-même. Si maintenant on considère la motion de la volonté sur l'entendement, c'est-à-dire le point de vue de " l'exercice " (quantum ad agere vel non agere), nous sommes en face d'une vraie action. Sans doute notre action est-elle empruntée à l'acte pur de la divinité à travers l'inclination naturelle vers le bien en général, mais l'originalité de la motion propre vers ceci ou vers cela est indiscutable; il s'agit bien d'une détermination de soi à vouloir. Nous avons rappelé ci-dessus quels sont les points d'application de ce mouvement: il faut que la volonté commence de considérer, considère ceci ou cela et élise le dernier parti.

En bref on peut dire que le thomisme tend vers la reconnaissance du pouvoir de penser sans en reconnaître l'originalité absolue; celle-ci reste noyée dans une théorie générale des causes secondes qui n'est pas à la mesure du cogito; toutefois cette doctrine intègre sans les reconnaître des éléments d'une eidétique autonome du sujet. Cette ambiguïté d'une psychologie mêlée à une cosmologie est particulièrement visible quand on considère comment l'élan naturel vers le bien en général se résoud à former un projet concret qui n'engage que des biens particuliers; si on souligne la dépendance des biens particuliers au bien en général, en les rattachant comme des moyens à leur fin, la volonté apparaît comme mue par le bien en général; ainsi on fait l'économie de la détermination de soi par soi; une volonté mue n'est pas un " soi " dans l'esprit de la cosmologie. Par contre si on souligne le hiatus qui sépare le bien infini des biens finis, on fait apparaître l'indétermination de l'élan vers ces biens finis; dès lors il faut mettre en relief la détermination de soi par soi dans le premier mouvement de la délibération, dans le cours même et dans l'arrêt de la délibération. Saint Thomas va même jusqu'à évoquer ce vertige qui s'empare de la réflexion quand elle prend pour thème de délibération le fait même de délibérer. Il est bien clair alors que le désir du bien général apparaît comme un motif vain dont on peut dériver n'importe quoi selon des syllogismes probables; la liberté pure est replacée à l'origine même de la délibération: " quod deliberet vel non deliberet,... hujus modi etiam est homo dominus " . Ainsi tour à tour le premier mouvement de la volonté qui se détermine apparaît enveloppé dans l'élan reçu

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vers le bien en général ou comme autre que ce premier mouvement, selon que l'on insiste sur l'enveloppement de toute fin comme moyen dans la fin suprême ou sur l'impossibilité de dériver un bien fini d'un bien infini: seul ce dernier point de vue souligne l'initiative du vouloir qui " se habet ad diversa " . Ce recours à la détermination de soi, s'il était vraiment pris au sérieux et se rattachait vraiment à une réflexion radicale sur le cogito, ferait éclater tout l'édifice de la cosmologie qui ne peut contenir un vrai sujet: toutefois le thomisme invoque suffisamment cette détermination de soi par soi pour faire de la bonne psychologie, mais aussitôt il la rattache suffisamment à tout l'ordre de la nature pour se dispenser de pousser cette bonne psychologie jusqu'à une vraie métaphysique de la subjectivité. Toujours le sujet est masqué par quelque dérivation à partir d'une puissance reçue. C'est pourquoi nous ne croyons pas que les conditions soient remplies pour parler d'une psychologie de l'attention chez Saint Thomas; la préoccupation du système dans lequel s'insère la volonté étouffe trop la subjectivité pour que celle-ci y accomplisse son ravage et ruine la somme cosmologique dont on voudrait qu'elle ne soit qu'un moment. Dans la somme la subjectivité est facilement dépassée parce qu'elle n'est jamais pleinement affirmée. Nous pensons qu'il faut faire le chemin inverse: s'assurer de la subjectivité du sujet lui-même, lui rapporter tout l'involontaire, en dilatant la subjectivité jusqu'aux limites de l'incarnation. Alors seulement pourraît être abordé l'étrange lien qui joint le pouvoir subjectif et l'acte créateur et qui les fait tout à la fois un et deux, le même et l'autre, selon le rapport hors série que Jaspers appelle " chiffre".

Tel est l'ensemble des raisons de méthode qui nous interdisent de dériver l'indétermination à l'égard de biens finis d'une détermination plus fondamentale par le bien absolu. Cette démonstration est liée à une cosmologie générale inacceptable. L'indétermination de l'attention nous a paru être l'envers de la détermination par soi qui est le premier et le dernier mot de la doctrine de la subjectivité. Il faut qu'à certains égards la responsabilité apparaisse sans appui et seule. Il faut que la découverte d'une autre présence que soi reste bouleversante au regard de cette solitude, comme si le cogito faisait explosion. Est-ce à dire qu'en renonçant à une cosmologie de la liberté, qui la ferait apparaître comme un moment de la nature, nous renoncions à toute " notion " de la liberté? Nullement. C'est précisément ici que la phénoménologie husserlienne nous a paru capable de faire la relève des cosmologies anciennes. Nous avons adopté les vues de Husserl sur la pluralité des " régions " d'être et des ontologies régionales; la région conscience et la région nature comportent des notions propres, "primitives " pour parler comme Descartes. L'eidétique de la volonté que nous avons élaborée en

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tête de ce livre supposait une telle ontologie régionale; cette ontologie n'implique aucun platonisme, elle est le champ des significations comprises sur quelques exemples ou même sur un seul exemple, fût-il imaginaire; il n'est nullement supposé que ces notions aient une existence analogue à l'existence dans le monde et s'organisent en cosmos. Il faut remarquer en outre que les notions de la nature et les notions de la conscience, bien qu'appartenant à des régions différentes, participent à un champ de significations communes, telles que être, possible, objet, propriété, relation, etc... mais ces significations ne forment plus du tout une région d'être, mais une ontologie formelle, c'est-à-dire l'ensemble des déterminations de l'idée d'objet de pensée en général. Ces notions ne préjugent pas de la différence entre l'être comme nature et l'être comme conscience; elles ne préjugent pas du type de rapport entre ces êtres; en particulier elles n'exigent pas que ces deux modes d'être doivent être coordonnés et de même dignité, comme deux absolus en relation fortuite. C'est ainsi que la possibilité toute formelle a pu se fragmenter, dans notre premier chapitre, en plusieurs significations matérielles relatives l'une à la prévision objective, l'autre au projet volontaire; de même les mots détermination et indétermination appartiennent à cette sphère formelle et bifurquent tout de suite en détermination comme objet de nature et en détermination comme opération de l'acte de conscience; de même l'indétermination au sens physique du mot-s'il en est un-n'a pas le même contenu que l'indétermination comprise comme l'indépendance du pouvoir de penser. C'est cette communauté toute formelle de la sphère de conscience et de la sphère naturelle qui a servi de prétexte à un brouillage des notions régionales; la cosmologie aristotélicienne est à la fois un mélange des " régions " entre elles et avec l'ontologie formelle; c'est ainsi qu'est née une physique fantastique, chargée de notions "subjectives " dégradées, qui en retour engloutit la conscience dans une sorte de nature générale. Il faut au contraire comprendre que le développement scientifique appelle une purification des notions naturelles de toute notion allogène, tandis que l'approfondissement de la subjectivité depuis Descartes, Kant et Kierkegaard, impose une reconnaissance des notions primitives relatives à la conscience.

Grâce à ces notions formelles et matérielles, une certaine intelligibilité s'attache aux structures de la conscience; une philosophie de la liberté n'est pas purement ineffable et il n'est pas vrai, comme le prétend Bergson, que tout effort pour définir la liberté donne raison au déterminisme. Mais nous avouons sans peine que cette intelligibilité laisse échapper l'essentiel: nous nous sommes enfoncés progressivement

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dans le mystère de l'existence individuelle qui est incarnation, durée, surgissement. La philosophie de la volonté libre nous a paru être le va-et-vient entre cette expérience vive et l'objectivité supérieure que suscite la méthode husserlienne. Sans doute, et nous l'avons affirmé avec force dans l'introduction, cette expérience vive est elle-même obscurcie et comme enfouie; mais l'esclavage de la faute se dénonce lui-même comme liberté par la protestation d'une certitude plus profonde, celle d'avoir pu faire et être autrement; la faute annonce un pouvoir qui me fait responsable au coeur même d'une impuissance qui gémit et appelle la délivrance. C'est cette expérience aveuglée qui soutient la lecture notionnelle, en même temps qu'elle la prolonge en direction de l'existence vive du corps et de la liberté. Mais Husserl n'a pas suffisamment souligné combien les significations de la région conscience sont fragiles et évanouissantes; l'expérience de la liberté est en effet elle-même une expérience évanouissante qui doit être sans cesse reconquise par l' action de soi sur soi. Je peux me dissimuler ma liberté et me mentir à moi-même; par ce reniement, qui est un aspect de la faute, la conscience mime la chose et se cache derrière elle: en même temps l'ontologie régionale de la conscience se dissipe comme fumée, "l'attitude " qui rend possible la lecture de l'ontologie régionale de la conscience ayant été inhibée par le reniement de la liberté même. Au contraire les choses sont toujours là; je n'ai pas besoin d'agir sur moi, de respecter en moi l'humanité comme fin en soi, pour qu'elles continuent de m'apparaître comme choses; "l'attitude naturelle " qui conditionne leur apparition est facile et permanente. C'est pourquoi l'expérience fragile, et en réalité très voilée de ma liberté, ne soutiendrait pas la description pure de cette région où règne la liberté, si elle n'était complétée par les mythes exemplaires de l'innocence, par une sorte de réminiscence de la pureté, qui elle-même répond polairement à l'espérance de la pureté selon le royaume de Dieu. Nous avons évoqué dans l'introduction le lien de ces mythes avec une démarche proprement religieuse de délivrance et montré comment ils se rattachent à la description pure à titre d'illustration ou d'exemplification de l'ontologie régionale de la conscience.

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Chapitre I description pure de l'agir et du mouvoir: la volonté n'est une puissance de décision que parce qu'elle est une puissance de motion. Ce n'est que par abstraction, nous l'avons déjà dit au début de la première partie, qu'on peut séparer ces deux fonctions de la volonté. On ne doit pas être dupe de l'analyse classique qui distingue dans le temps plusieurs phases de l'activité volontaire: délibération, décision, exécution. La décision ne succède pas purement et simplement à la délibération, ni non plus l'action à la décision. Les actions différées, séparées par un blanc de la décision, ne sont pas canoniques; il y a des actions spontanées, opérées au fur et à mesure qu'elles sont conçues; nous les appelons encore volontaires; à la limite nous trouvons les " automatismes surveillés " (rouler une cigarette en marchant); ils ne renferment plus qu'une intention très implicite qui n'est souvent reconnue qu'après coup; je me dis: j'aurais pu le vouloir expressément. Cela suffit pour que je reconnaisse ces actions comme miennes et non comme m'ayant complètement échappé. La distinction de la décision et de l'action est donc de sens plus que de temps: autre chose est de projeter, autre chose de faire. L'adhérence de l'action à la décision peut être montrée avec plus de précision encore. Un vouloir qui projette est un vouloir incomplet: il n'est pas mis à l'épreuve et il n'est pas sanctionné; l'action est le critère de son authenticité; une volonté qui n'aboutit pas à mouvoir le corps et, par lui, à changer quelque chose dans le monde est bien près de se perdre dans les voeux stériles et dans le rêve. Qui ne réalise pas n'a pas encore vraiment voulu. La légitimité d'une intention séparée de l'efficacité de l'action est déjà suspecte. Il suffit de considérer que toute valeur enveloppe un devoir-être; en ce sens elle exige l'existence. Dès que la conscience se replie dans une intériorité méprisante, la valeur est frappée d'une stérilité qui l'altère profondément. Elle se rancit et s'irréalise, elle s'endurcit et fait écran entre le génie inventif de la volonté et la pâte d'existence où les valeurs doivent s'éprouver. L'incarnation

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des valeurs dans le monde ne s'ajoute donc pas du dehors à leur pure légitimité, elle y coopère du dedans. La dignité de l'action n'est pas secondaire; elle n'est pas seulement d'exécuter après coup des plans et des programmes, mais, en les éprouvant sans cesse aux aspérités du réel, c'est-à-dire des choses et des hommes, d'en mûrir l'authenticité.

Les vues les plus prophétiques, les utopies les plus anticipantes, demandent des gestes au moins symboliques, des esquisses en miniature, bref un dévouement pratique par lequel le corps en amorce la réalisation. Ce sont ces esquisses réelles qui, en rejaillissant sur l'idée naissante, en protègent à chaque instant la jeunesse; c'est en faisant que la conscience continue d'inventer; ainsi l'artiste, selon Alain, n'a pas l'idée de l'oeuvre d'art avant de l'avoir faite; son idée complète est le sens de l'oeuvre achevée; le projet et l'oeuvre s'engendrent mutuellement; l'éducateur, le politique n'échappent à l'idée fixe que par l'effort militant qui les conjure de recréer sans cesse leurs idéaux. L'échec de nos idées dans le monde ne doit pas nous enfermer dans une réflexion amère sur la méchanceté du réel, sur la déchéance que l'action inflige à la pureté des idées sublimes; cette rumination de l'échec ne nous laisserait plus d'autre choix que l'évasion idéaliste ou le réalisme cynique. L'échec visible doit plutôt nous rendre attentif à cet échec plus intime qui consiste dans le durcissement et le vieillissement de nos idées loin de l'épreuve du réel. L'échec matériel doit par là même réveiller en nous l'espérance d'une invention idéale et d'une incarnation réelle de nos idées qui seraient strictement contemporaines.

C'est donc seulement par abstraction que mouvoir et décider se distinguent: le projet anticipe l'action et l'action éprouve le projet. Ce qui signifie que la volonté ne décide réellement d'elle-même que quand elle change son corps et à travers lui le monde. Je n'ai encore rien voulu complètement tant que je n'ai rien fait.

Ces réflexions nous conduisent à cette idée centrale qui est selon nous le coeur de toute méditation sur la volonté. La genèse de nos projets n'est qu'un moment de l'union de l'âme et du corps. L'action, au reste, était déjà présente dans le projet le plus vide; le sentiment de pouvoir nous était apparu comme un moment essentiel du projet; décider, a-t-il été dit, consiste à viser à vide une action future qui dépend de moi et qui est en mon pouvoir; je me sens chargé de l'action à faire, je m'en sens la force en même temps que l'intention. Ce que je veux, je le peux. L'indice " à faire " qui distingue le projet du voeu ou du commandement fait déjà allusion à ma capacité de l'action considérée. Cette capacité n'est pas normalement remarquée comme telle, elle est elle-même projetée dans le thème de l'action; plus

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exactement, en me projetant moi-même comme sujet de l'action, je m'affirme capable de cette action; me décider, a-t-on dit, c'est me projeter moi-même à vide comme thème de conduite proposé à l'obéissance du corps. Ma capacité se masque dans l'imputation du moi au sein même du projet. Par là la possibilité ouverte par le projet n'est pas absolument vide; ce n'est pas une simple non-impossibilité; le pouvoir ramassé en mon corps oriente le projet en direction de l'action, c'est-à-dire en direction de la réalité, en direction du monde. La présence du pouvoir au sein du vouloir signifie que mes projetseux-mêmes sont dans le monde. C'est par là que la volonté se distingue de l'imagination, du moins de cette imagination qui s'exile et " s'irréalise "; par le pouvoir le projet est comme le serment d'une insertion du possible dans le réel. C'est l'union de l'âme et du corps qui se montre déjà dans le projet: je me sens capable, comme être incarné et situé dans le monde, de l'action que je vise à vide. Par sa liaison au pouvoir, le vouloir est sur fond de monde, visée dans le monde, bien que pensée à vide. Le pouvoir le recourbe vers le réel au lieu de le dériver vers l'imaginaire. Plus radicalement encore une action discrète accompagne le vouloir le plus indécis, le plus hésitant: nous ne pouvons faire valoir un motif que si nous possédons notre corps: "vouloir réfléchir, disait Hamelin, c'est maintenir le corps à certains égards dans l'immobilité." Il faut dire que la motion volontaire ne consiste pas seulement à lancer un geste, à produire un mouvement dans un muscle au repos qui l'attend en quelque sorte; il s'agit tout autant de le dénouer et de l'apaiser afin que le juge consulte. Si la volonté a pour effet de mouvoir un corps d'abord immobile, elle a d'abord pour tâche d'empêcher ce corps indocile de nous emporter, de trembler et de commencer à fuir; ou bien il lui faut l'arracher au sommeil de l'accoutumance; ces remarques prendront tout leur sens par la suite quand on aura compris que l'effort s'applique principalement à un corps déjà ébranlé par l'émotion et disposé par l'habitude: si donc mouvoir mon corps c'est d'abord l'apprivoiser, le domestiquer, le posséder, cette fonction du vouloir double constamment la motivation. Une motivation volontaire est conditionnée par un vouloir maître de son corps. Un besoin, une tendance quelconque ne proposent des valeurs que si déjà le troupeau des mouvements naissants qui leur fait cortège n'a point arraché le corps au lieu ou ne l'a pas rendu inaccessible à l'impulsion volontaire. Le corps ne motive le vouloir que si le vouloir possède le corps. Ainsi le problème de la motion volontaire accompagne à tous les moments celui de notre attitude en face des valeurs: après la décision, pour la réaliser; avant et pendant la décision, pour maîtriser et conduire le corps.

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Il faut même aller plus loin encore: par un certain côté, la motivation est une espèce d'action, et même de motion volontaire. Ce n'est pas seulement mon corps qui est le terme de mon action, mais aussi toutes mes pensées qui sont comme le corps de ma pensée. Ceci est assez difficile à bien entendre: tout ce que j'ai appris, tout ce que j'appelle mon expérience et qui m'accompagne lors même que je ne l'évoque pas présentement, bref tout ce qu'on peut appeler en un terme très large le savoir, doit être mû comme mon corps; ce sont des méthodes, des instruments, des organes de pensée dont je me sers pour former des pensées nouvelles; quand j'évoque un savoir, non point pour penser à nouveau le même objet, mais pour former une pensée nouvelle à l'aide de ces pensées anciennes non reconnues comme telles, je dispose de ce que je sais comme de mon corps. Ceci s'éclairera quand nous aurons parlé de l'habitude: ma pensée est, nous le verrons, une sorte de nature pour moi-même. Le même rapport ambigu est entre moi et mon savoir qu'entre moi et mon corps; cela est à première vue assez scandaleux pour une philosophie du sujet, mais le corps au sens le plus strict n'est pas seul à donner des gages à la tentation d'objectiver le cogito. On peut trouver au savoir, en tant que l'effort s'y applique, les caractères de résistance qui conviennent au corps. Il y a en un sens authentique un mouvement de la pensée et un effort pour penser. L'essence de la motion volontaire n'est pas altérée; elle est seulement plus étroitement mêlée à la motivation, et en quelque sorte fondue dans la représentation elle-même. C'est donc par une abstraction encore plus audacieuse, quoique fondée toujours dans l'intellection directe des actes du cogito, que nous pouvons distinguer dans la motivation la considération de la valeur et la mise en oeuvre plus ou moins aisée ou pénible d'un savoir antérieur: dans le chapitre précédent nous n'avons considéré qu'une motivation abstraite, détachée de l'effort qui accompagne le mouvement de la pensée comme celui du corps: nous n'avons connu dans le motif que la valeur et non la résistance; or tout peut résister, le corps et la pensée. C'est uniquement par son contexte d'effort que la volonté tend vers sa caractéristique complète. Je ne me représente le contenu de valeur que si je maîtrise le mouvement du corps et le mouvement de l'idée. La première fonction est dans le registre de la représentation pratique, la seconde constitue la relation originale du vouloir à la réalité qui est proprement l'agir. I l'intentionalité de l'agir et le mouvoir: la description de l'agir rencontre des obstacles extrêmes qui risquent de la réduire plutôt à un discours sur les difficultés de la description.

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Le présent de l'agir la première difficulté tient au caractère présent et plein de l'action. Le geste de prendre un livre, de l'ouvrir, est au delà de toute anticipation, de tout projet. Ce n'est plus une parole, un logos, c'est un acte tissé dans le plein du réel. L'action est l'événement même. Elle inaugure du nouveau dans le monde. Elle n'est plus un possible en route vers le réel, mais un aspect du réel même, la chair de la durée qui avance. L'indice temporel de l'action est le présent qui sans cesse se renouvelle. Alors que la durée future, signifiée par le projet ou la prévision, peut être discontinue et réversible-je bondis en avant de moi à un événement qui arrivera après-demain, je reviens sur mes pas et envisage une action que je ferai demain, etc. - L'action par définition participe à l'avance même de l'existence, de mon existence et de celle du monde: ce qui arrive est au présent, ce que je fais est au présent. Le présent a donc deux faces au moins: l'accident et l'oeuvre. Il est d'une part le présent de la présence irrécusable, pleine, d'un monde déjà-là, par delà toute attente, toute exigence, toute construction idéale. Mais, d'autre part, dans ce présent indéductible, j'oeuvre, j'opère des présences, je suis auteur d'événements: j'agis. De même qu'on ne peut rien dire de la pure présence, du plein de l'existence pour les sens qui l'accueillent-car tout discours reste en deçà de l'événement, du pur " ceci", et s'arrête à la possibilité ou à la nécessité, à la généralité du concept, à la loi -, de même de l'action en tant qu'événement: je ne dis pas mes actes mais l'intention qu'ils réalisent. La seule chose que je puisse dire de l'action, ce n'est point sa présence effectuée, mais son rapport à l'intention vide qu'elle remplit à mesure ou après délai. La " réalisation " - c'est-à-dire le passage de la possibilité du projet à la réalité de l'action-rentre dans la catégorie des " remplissements", qui englobe aussi l'accomplissement d'un voeu ou d'un ordre, le comblement d'un désir ou d'une crainte et, dans l'ordre de la représentation théorique, l'effectuation ou l'actualisation d'une présence pour le souffrir, le jouir, le voir. Deux aspects sont à considérer dans cette relation de remplissement: d'abord le sens de la présence ou de l'action qui " comble " le projet, le commandement, le désir, la crainte, etc. , Est le même que celui du projet. Je " reconnais " l'intention vide dans l'acte plein; il y a coïncidence, "couverture " entre le même sens plein et le même sens vide, sinon je ne pourrais déclarer que " c'est cela ou ce n'est pas cela que j'avais voulu". D'autre part cette coïncidence est celle d'un vide et d'un plein. Cette métaphore du vide et du plein est frappante. Elle convient également au

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rapport penser-voir et au rapport penser-agir. De la même manière que ce paysage que je vois remplit ce que je pense seulement par le moyen des livres de géographie et de voyage, de la même manière l'excursion que je fais remplit le vide de mon projet de voyage. Ainsi, au sens étroit du mot penser, où il désigne une visée de signification qui manque de présence, l'agir transcende le penser, de la même manière que le souffrir, le voir et toutes les formes d'intuition transcendent le penser. En ce sens, l'agir n'est pas parallèle au " pur penser", mais parallèle au jouir, au souffrir, au voir: ils sont tous à la limite du " pur penser", du " désigner à vide ": ils le remplissent.

Mais ce qui distingue la réalisation d'un projet et le remplissement d'une intention par une intuition, c'est que cette réalisation est mon oeuvre, elle est une opération corporelle qui joint le réel à la pensée. Peut-on décrire cette réalisation constituée par l'agir?

L'intentionalité pratique de l'agir c'est ici qu'une seconde difficulté se présente. S'il n'est pas de discours sur l'action mais sur le rapport de réalisation qui la joint à son projet, la nuance propre de la " réalisation " est à son tour difficile à surprendre en raison de son caractère pratique. Si l'agir est à la limite du penser, au sens étroit où penser signifie désigner à vide (se figurer, projeter, etc...), est-il inclus dans le penser au sens large, c'est-à-dire dans le cogito intégral? Autrement dit, peut-il figurer dans l'énumération cartésienne à côté du: je désire, je veux, je perçois, je sens? Cette question prend un sens précis: peut-on parler de l'intentionalité de l'agir? La question est grave, puisque nous avons prétendu identifier la psychologie phénoménologique avec l'empire même de l'intentionalité. Il faut avouer que le problème est obscur: à première vue il semble que l'agir s'oppose globalement au penser, non plus à titre d'accomplissement d'une représentation pratique vide, mais comme un vaste domaine qui s'exclurait de l'empire de l'intentionalité; marcher, prendre, parler seraient incomparables à voir, imaginer, désirer. Cette exclusion mutuelle du penser au sens le plus large et de l'agir se justifierait ainsi: l'intentionalité en tant que telle est adynamique: le penser est une lumière, l'agir est une force; les mots force, efficacité, énergie, empire, production, effort, etc. Appartiendraient donc à une toute autre dimension du sujet que la visée non-productrice de la perception, du souvenir, du

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désir, du voeu, du commandement, et par conséquent que la visée également non-productrice du projet. Cet argument paraît insuffisant; il faut plutôt élargir la notion d'intentionalité et celle même de pensée; dans la première partie nous avons déjà introduit dans la psychologie intentionnelle la notion d'affect actif (besoin et quasi-besoin) à côté des affects sensibles (plaisir, douleur, etc...); la notion dynamique de tension impliquait déjà cet élargissement. L'agir nous paraît pour plusieurs raisons un aspect du penser intentionnel en un sens élargi. La pensée intégrale, qui enveloppe l'existence corporelle, est non seulement lumière mais force. Le pouvoir de produire des événements dans le monde est une espèce de relation intentionnelle aux choses et au monde. La structure transitive du verbe faire (que fais-tu? Je fais ceci), et en général celle des verbes d'action (je suspens un tableau, je tiens un marteau, je plie les doigts), ne peut pas être absolument sans analogie avec la structure transitive des verbes qui expriment des actes de représentation (je désire un tableau, je vois un marteau, je regarde mes mains). Les verbes d'action eux aussi expriment une direction d'un pôle sujet vers un pôle objet. Le verbe a un sujet personnel et un complément d'objet. L'analogie va même plus loin: dans le langage courant nous appelons " objets " les "ustensiles " que nous manipulons. Il ne s'agit pas là seulement d'une équivoque verbale entre l'objet-ustensile et l'objet au sens grammatical de "complément d'objet " ou au sens phénoménologique de " corrélat intentionnel " (au sens où l'on parle de l'" objet " d'une requête, d'un souci, d'une perception). Il est vrai que cette structure transitive des verbes d'action exprime aussi les rapports d'objet à l'intérieur de la nature et en particulier la relation causale: la boule heurte la boule. C'est bien en effet ce qui obscurcit l'analyse: le terme d'action désigne à la fois ce que fait un sujet humain avec son corps et ce que fait un objet contre un autre objet. Cette duplicité du mot action s'explique assez bien: l'agent humain, considéré comme un objet parmi les objets, est la cause de changements; la causalité empirique est l'index objectif de la motion corporelle; en vertu du rapport de diagnostic que nous avons reconnu entre mon propre corps et le corps-objet, une certaine correspondance s'établit entre l'action volontaire et les relations objectives de causalité; cette correspondance, sur laquelle nous reviendrons longuement, justifie l'ambivalence de la terminologie. Mais cette ambivalence est devenue confusion; les mots action, efficacité, force, dynamisme, sont chargés désormais d'équivoque: le règne de la subjectivité et le règne de l'objectivité se contaminent

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mutuellement et ainsi la physique se charge d'anthropomorphisme. Les forces de la nature sont conçues comme des espèces d'énergies humaines; en même temps la psychologie se charge de physique: la force corporelle du vouloir est conçue comme une cause, dont le mouvement serait l'effet. Et ainsi la liaison continue et vécue de l'idée au mouvement et la relation externe et objective de la cause à l'effet déteignent l'une sur l'autre. Si l'on sépare le règne de la subjectivité, sans omettre d'y inclure le corps propre, la transivité de l'action volontaire doit apparaître dans sa pureté, sans mélange avec la causalité physique. C'est une relation originale de la subjectivité au monde. Agir est une certaine manière pour un sujet de se rapporter à des objets. En ce sens très large on peut bien appeler intentionalité pratique le rapport de l'agir au terme de l'action. Cette intentionalité pratique n'est plus celle de la représentation pratique qui va du décider au projet, elle n'est plus du tout et à aucun degré l'intentionalité d'une "représentation ": elle est le symétrique de l'intuition, qui remplit une intention théorique, elle est l'action qui remplit le projet. C'est cette intentionalité pratique qui permet de respecter le caractère subjectif de la notion de force. Nous avions évité dans la première partie de traiter le vouloir comme une force, afin de bien asseoir la description phénoménologique et d'éviter toute confusion avec la physique, fût-elle une physique mentale. Nous pouvons maintenant élargir le champ de la phénoménologie et donc de l'intentionalité et reconnaître que la force est un aspect du cogito. Mais il est singulièrement plus difficile de respecter le caractère subjectif de la force volontaire que celui de la décision; en effet on est tenté de croire que seule la " représentation " n'est pas un " fait " observé empiriquement dans la nature; or la force volontaire n'est aucunement une représentation; elle est la production d'un changement dans le monde " à travers " la motion du corps propre, sans que je me représente le mouvement comme objet de perception. Il ne faudra pas être étonné de ne pas rencontrer de représentation dans la relation pratique du vouloir au corps qu'il meut: par principe mouvoir mon corps n'est pas me représenter mon corps. Et pourtant il fallait comprendre que l'agir est une dimension originale du cogito, une " conscience de... "au sens husserlien. C'est une conscience non-représentative, non plus même une représentation pratique, comme le projet; c'est une conscience qui est une action, une conscience qui se donne comme matière un changement dans le monde à travers un changement dans mon corps. La "naturalisation " de cette force volontaire paraît

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inévitable en raison du caractère objectif du mouvement que cette force produit et en quelque sorte ex-pose parmi les objets. De plus la réflexion redouble difficilement le cogito non représentatif; elle tend donc à déserter les modes actifs de la conscience et à les livrer au processus d'objectivation, qui coïncide par ailleurs avec l'esprit scientifique.

Le " pragma " ou corrélat intentionnel de l'agir tout ceci, il faut l'avouer, n'est guère satisfaisant: à supposer que cette intentionalité de l'agir, symétrique de celle de l'intuition, ne soit pas une fausse fenêtre dans l'édifice de la phénoménologie intentionnelle, il est bien difficile de dire quel est l'objet de la " réalisation". On est tenté de dire que c'est un mouvement corporel: que fais-tu? Un geste, un mouvement de la tête; je meus mon corps. La réponse est doublement fautive: d'abord un mouvement du corps est un produit d'analyse. Je ne fais pas tel ou tel mouvement: je suspens un tableau. L'action est une forme d'ensemble qui a un sens global, qui peut être obtenue par des mouvements différents, c'est-à-dire à partir de postures initiales différentes et par une configuration variable de mouvements élémentaires. L'action n'est pas une somme de mouvements; le mouvement est issu de la décomposition d'une forme motrice par un observateur externe qui considère le corps comme un objet. Ceci a été fortement dit par la gestaltpychologie et même par certains behavioristes comme Tolman. Mais ce premier redressement de point de vue peut encore être opéré par une psychologie scientifique, objective au sens que nous avons donné à ce mot par rapport à la phénoménologie de la subjectivité. Il faut corriger d'une façon plus radicale cette opinion que "l'objet " de l'action, le terme de la " réalisation", c'est le mouvement. La forme motrice n'est pas encore l'objet véritable de l'action. En effet, quand j'agis, je ne m'occupe pas de mon corps. Je dirai plutôt que l'action " traverse " le corps. Nous essaierons tout à l'heure de reconnaître le sens du corps par rapport à ce terme de l'action quand nous l'aurons trouvé. Je m'occupe moins de mon corps que du produit de l'action: le cadre suspendu, le heurt du marteau sur la tête du clou. Ce qui est " agi " (dirons-nous en forgeant un terme symétrique au

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terme de perçu) c'est la transformation même de mon environnement, c'est le factum réciproque du facere, le " fait " comme parfait passif, le "étant fait par moi", le pragma. Si le mouvement complexe de la main qui manie le marteau n'est pas exactement l'objet de l'action, dirai-je que cet objet est le mur, le tableau, ou le clou, ou le marteau? Non plus. Ces choses sont impliquées elles aussi dans " l'agi en tant que tel", mais d'une autre manière que le corps et ne constituent pas intégralement le pragma.

Le pragma complet c'est " que je suspende ce tableau au mur". Il est exprimé par le complément global qui répond à la question: que fais-tu? Tout verbe d'action, de ce point de vue, peut être décomposé en un " faire plus une action-complément". Cette décomposition fait passer une partie du verbe (suspendre, tenir, plier) dans le complément: (je fais)-(moi-suspendre-le-tableau-au-mur). Le pragma est ce corrélat complet du faire.

Cette action-complément, considérée en elle-même, recèle un grand nombre de rapports qui constituent la structure complète de l'action. On trouve les éléments principaux de cette description dans les psychologies les plus diverses, dans la mesure où le souci de l'explication n'a pas étouffé la description. Les plus remarquables analyses se trouvent chez Lewin et ses élèves, chez Koffka (tous se rattachent à la gestaltpsychologie ) et chez Tolman.

Le pragma se détache d'abord comme une forme sur un fond: dans l'exemple cité, le mur est le fond du pragma. Chaque pragma apparaît comme la solution d'une difficulté locale dans le monde et ainsi le perçu et le connu servent en général de fond au pragma. Toute difficulté est un " noeud " à dénouer pratiquement.

Les articulations internes du pragma peuvent être analysées avec les concepts dont se sert Tolman. Ce sont tous des concepts téléologiques: le monde est un " means-end field "; le monde " agi " m'apparaît d'abord par les qualités et les formes perçues: on peut appeler discriminenda ces indices considérés dans leur fonction pratique, c'est-à-dire en tant qu'ils servent à différencier les instruments et les chemins de l'action. Les deux autres notions fondamentales dont se sert Tolman sont celles de manipulanda

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et d'utilitanda. Cette distinction est intéressante; ce sont tous deux des " means-objects " par rapport au " goal-object " (par exemple la nourriture qui fait cesser la faim); mais le manipulandum est la fonction maniable et praticable de l'objet considéré indépendamment de la fin: le bâton peut être pris, le chemin parcouru. L'utilitandum est la propriété du manipulandum de conduire à...; c'est la relation même de moyen à fin: le chemin parcourable conduit à la nourriture. Tolman a particulièrement souligné le caractère équivoque, ambigu de ces relations téléologiques de discrimination, de manipulation et d'utilité. Le monde de l'action est celui de la probabilité pratique et par conséquent celui où "l'attente " est souvent déçue et celui où il faut faire des " hypothèses", risquer des " essais". On trouve une analyse comparable chez Koffka et chez Lewin des "chemins " faciles ou difficiles de ce monde pratique. Ces auteurs insistent plutôt sur l'aspect dynamique que téléologique du champ de comportement au point de vue descriptif: quand je suis étendu paisiblement sur une plage, le champ est homogène, en équilibre, sans tension; un cri: au secours! Suffit à transformer le champ en un " cône d'appel", étiré du côté des cris. Les indices pratiques du monde se réfèrent à cette " praticabilité "de nos chemins: obstacles, mur, percée, scandale (pierre d'achoppement), brouillard, etc. Mais il y aurait sans doute bien d'autres articulations si l'on voulait tenir compte de la multitude des changements techniques possibles, considérés du point de vue de l'objet produit, du but à atteindre (spatial, social, etc. ), Du moyen principal employé, de la résistance à vaincre, de la matière à employer et enfin du style de la motion corporelle (nous reviendrons à l'instant sur ce dernier point). Notre milieu de civilisation est particulièrement complexe: il est peuplé des produits de l'action humaine; champs, poteaux, tables, livres, etc. , Sont à la fois des oeuvres et des ustensiles impliqués dans de nouvelles actions; le milieu de comportement de l'homme étant issu du comportement lui-même, l'homme réagit à ses propres oeuvres. Ce caractère éminemment technique du milieu humain et de l'action humaine tient, comme on le sait, au fait que l'homme travaille avec des outils pour produire les objets " artificiels " de ses besoins de civilisation et même de ses besoins vitaux. C'est pourquoi l'action de l'homme est typiquement " artificielle "; c'est la techné, mère des arts et des techniques. L'agir est ainsi tendu entre le " je " comme vouloir et le monde comme champ d'action. L'action est un aspect du monde lui-même. Une certaine interprétation du monde est désormas enveloppée implicitement dans tout projet: je suis dans un monde où il y a quelque chose à faire; j'y suis embarqué pour

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y agir; il est de l'essence de toute situation qui m'affecte de poser une question à mon activité; une situation appelle une tenue de la conscience et une oeuvre corporelle; il y a du non-dénoué; parfois c'est l'urgence de la situation qui sollicite mon projet et m'impose d'agir; d'autres fois c'est mon projet qui me fait produire l'occasion même où elle s'insérera en saisissant une autre occasion qui conduit à la brèche favorable. De toutes façons ce monde n'est pas seulement spectacle mais problème et tâche, matière à oeuvrer; il est le monde pour le projet et l'action; jusque dans le projet le plus immobile, le sentiment de pouvoir, d'être capable, me révèle le monde comme horizon, comme théâtre et comme matière de mon action.

Le mouvoir comme organe de l'agir si l'agir se termine non dans le corps mais dans le monde, que signifie le corps dans l'agir? Il n'est pas le terme de l'action, mais une étape le plus souvent non-remarquée dans cette relation aux choses et au monde. C'est par un mouvement de reflux de l'attention que je remarque mon corps et que je constitue son sens original: le corps est non l'objet de l'agir mais son organe. Le rapport organe-pragma est un rapport absolument spécifique. Nous disions plus haut que l'agir " traverse " le corps: c'est cette " médiation " originale de l'organe qui était ainsi désignée.

Le caractère non-remarqué de l'organe et de sa relation au terme de l'agir crée une nouvelle difficulté que la phénoménologie descriptive rencontre: il semble que sa principale tâche soit de distinguer cette relation des relations mieux connues et en particulier des relations objectives, intra-mondaines, qu'on est tenté de lui substituer. Ainsi on dirait volontiers que le corps est l'instrument de l'action. Je me sers de ma main pour écrire, pour prendre. Je prends " avec " ma main, au moyen de ma main. Et pourtant cette assimilation de l'organe à l'instrument est fautive. L'instrument est ce qui prolonge l'organe, il est hors du corps; il figure une médiation matérielle et non plus organique entre moi et l'action produite; cet intermédiaire surajouté caractérise une action proprement humaine, une action technique, artificielle. Agir, c'est en grande partie travailler avec des instruments. Quelqu'un qui sait se servir de ses mains, c'est quelqu'un qui sait manier des outils, qui a un métier en mains. Cette liaison "organe plus outil " suscite un problème nouveau qui n'éclaire aucunement, mais plutôt complique le rapport "organe-pragma", qui devient la relation organe-outil-pragma; cette relation est très ambiguë, elle a une face organique et une

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face physique. En effet d'un côté la pratique familière d'un outil incorpore en quelque sorte l'outil à l'organe: l'ouvrier agit au bout de son outil, comme un aveugle reporte son tact au bout de son bâton. Au point de vue de celui qui agit, l'outil en main, l'action traverse comme un unique médiateur organique l'organe prolongé par l'outil; l'attention est principalement dans le pragma, secondairement dans le couple indivisible organe-outil, aperçu comme une extension de l'organe. Mais d'autre part la relation outil-ouvrage est entièrement dans le monde, c'est une relation physique; l'outil " agit", "travaille", en tant que force de la nature, connue selon les lois de la physique; toute notion organique est exclue de la technique industrielle, qui est simple application de la science par transformation des rapports de cause à effet en rapports de moyen à fin. C'est alors que l'interprétation purement objective du rapport de l'outil à l'ouvrage peut remonter au rapport de l'organe à l'outil et finalement au rapport du vouloir à l'organe. La force musculaire est une force physique assimilable à celle du marteau; le rendement de l'ouvrier devient une partie du rendement de l'outillage. Ainsi le caractère physique et industriel de la relation de l'outil à l'ouvrage dévore le caractère organique de la relation de l'homme à l'outil.

C'est en cela que la série volonté-organe-outil-ouvrage est fort ambiguë, car elle peut être parcourue dans les deux sens: à partir de la volonté-et donc du point de vue de la phénoménologie-ou à partir de l'ouvrage-et donc du point de vue de la physique. L'outil est le point de croisement des deux lectures. Ce n'est pas lui qui éclaire la fonction de l'organe.

Au reste, si je traite l'organe comme un outil, je m'engage dans une régression sans fin; car l'outil a pour sens de prolonger l'organe; si l'organe était l'outil du vouloir, le vouloir devrait être lui-même organique, ce qui supposerait le problème résolu. Nous verrons d'ailleurs que le dualisme du vouloir-sujet et du corps-objet est grandement accrédité par cette tendance plus ou moins explicite à traiter l'organe comme un instrument; l'organicité du corps est perdue de vue et le corps tout entier, devenu machine, est devenu étranger au vouloir. Quand l'attention se déplace du pragma, qui est l'objet de l'agir, à la forme motrice, qui en est l'organe, le sens de l'action se modifie. C'est cette modification de l'agir que nous nommons le mouvoir. Le mouvoir est l'agir en tant qu'il s'applique à l'organe et non en tant qu'il se termine au pragma, c'est-à-dire aux choses et au monde. Cette modification de sens est d'ailleurs parfaitement naturelle et l'action elle-même l'exige. Je passe constamment d'un point de vue à l'autre; par exemple je puis dire: je suspens un tableau, je tiens un marteau, je plie les doigts. Comme il faut apprendre à se servir des outils et des objets

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usuels (eux-mêmes issus du travail humain), l'attention est sans cesse ramenée de la production de l'oeuvre ou pragma à l'utilisation de l'outil et à la motion de l'organe. Une partie de l'apprentissage moteur se fait même " à vide", sans outil ni ouvrage: c'est la gymnastique au sens le plus large. Ici je m'occupe uniquement de mon corps; je fais des mouvements, qui sont des mouvements pour rien, pour l'exercice du corps. Ils correspondent à une étude très artificielle et purement préparatoire, où le résultat ne compte pas, où le contexte moral, professionnel, social du travail disparaît; les attitudes de laboratoire que l'on fait prendre aux sujets dans la psychologie expérimentale du travail sont de cet ordre. Mais d'autres situations que l'apprentissage, que l'exercice, que l'enquête psycho-technique, nous amènent à prendre conscience du mouvoir. L'action complète rencontre des obstacles, des résistances qui exigent sans cesse un réajustement du mouvement; d'une façon générale, c'est l'indocilité du corps qui me rappelle à sa fonction de médiation. Cette situation propice à la réflexion sur le corps est ce qu'on appelle couramment l'effort; l'effort est le mouvoir lui-même compliqué par la conscience d'une résistance. Mais si l'effort tient le corps-organe prêt pour la réflexion, c'est en même temps l'effort qui peut fausser cette réflexion: on est tenté de réduire la description du mouvoir à une de ses formes, à savoir au rapport entre l'effort et la résistance organique. Le dualisme trouve ici encore des gages: on ne voit plus que l'opposition du corps et du vouloir; or l'essentiel du mouvoir c'est que le corps cède au vouloir; la résistance ne se comprend que comme une complication de la docilité même du corps qui, sous un autre aspect, répond au vouloir. Nous reviendrons longuement sur ce point dans le chapitre III. Enfin je réfléchis sur mon corps en dehors de l'action, quand je m'interroge sur mes capacités. Nous retrouvons ici la notion de pouvoir. Le pouvoir c'est le mouvoir lui-même, retenu en deçà de l'acte, le mouvoir en puissance. C'est à lui que je me réfère quand je dis que je sais ou que je peux (nager, danser, monter aux arbres etc. ). Je m'apparais à moi-même comme un complexe non seulement de projets, mais aussi de pouvoirs (en outre, comme on le verra dans la troisième partie, de données: caractère, santé, etc. ). Les pouvoirs sont à la fois des résidus d'action et des promesses d'action. Ils n'apparaissent qu'à la réflexion et en marge de l'action, avant ou après l'action. Ces pouvoir-faire peuvent d'ailleurs être appelés des savoir-faire, en un sens pratique du mot savoir qui recouvre exactement celui du mot pouvoir (en anglais et en allemand on dit: je peux nager, en français on dit: je sais nager). C'est dans le même sens que Tolman n'hésite pas à dire-dans un langage qu'il s'efforce de

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maintenir dans la ligne behavioriste-que le rat "connaît " le plus court chemin: toute habitude, dit-il, peut être appelée une " cognitive postulation " des aspects du milieu environnant. Nous emploierons fréquemment le mot savoir-faire au sens de pouvoir. Mais on peut penser que le mot savoir ne convient vraiment qu'à des pouvoirs humains qui ont été réfléchis, qui ont traversé la prise de conscience. Nous appellerons le savoir-faire un pouvoir-réfléchi. Telle est donc la réflexion sur le corps dans l'action: c'est une réflexion sur l'organe du vouloir favorisée par l'apprentissage, par l'exercice gratuit du corps, par la conscience de la résistance à l'exécution facile ou par la prise de conscience de mes capacités. Cette réflexion est toujours à quelque degré une modification de l'agir qui normalement traverse de manière irréfléchie le corps et se porte à son terme dans les choses mêmes. Sous cette forme modifiée de l'agir ou mouvoir, le contenu efficace est le corps-organe, l'organe-mû, non point le corps senti, imaginé, représenté, mais mon corps-mû-par-moi. Dans la conscience de mouvoir le sens du cogito est l'incarnation volontaire, non plus l'incarnation subie, comme dans la souffrance, ou implicitement sentie dans la perception, mais l'incarnation active, l'empire exercé sur mon corps, sur moi-corps. Toutes les raisons s'accumulent pour rendre quasi-impossible la réflexion sur la motion volontaire du corps; l'agir est déjà lui-même difficilement accessible à la réflexion; à plus forte raison le mouvoir qui n'est qu'une étape inaperçue de l'agir; la réflexion redouble naturellement les visées sur des objets de représentation, au sens le plus large du mot, qui comprend la visée du projet; elle ne redouble que difficilement encore le déploiement du " je veux " dans le pragma, plus difficilement encore son déploiement dans l'organe; je suis tellement engagé dans ce que je fais que je ne pense pas à mon corps-mû; je le meus; la conscience d'agir et la conscience encore plus assourdie de me mouvoir restent une conscience secondaire, marginale, par rapport à la conscience principale, focale. Quand j'agis, je pense aux buts de l'action, aux objets de perception et en général de représentation qui la règlent. La conscience d'agir est pour une grande part une décision continuée, un maintien, une correction, un renouvellement du projet. La conscience plus réfléchie, plus pronominale de " me " mouvoir adhère à cette intention principale comme une sorte de halo obscur. Alors que la décision était une conscience éminemment prête pour la réflexion, en raison de son caractère fondamentalement pronominal: "je me décide", la motion volontaire se

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dérobe à cette réflexion: la conscience qui s'exprime dans l'énoncé symétrique: "je me meus", est " traversée " par la conscience d'agir: je fais telle et telle action, - et celle-ci à son tour, en raison de son caractère non-représentatif, est difficilement réfléchie.

Voilà pourquoi il est si difficile de surprendre l'opération de la conscience occupée à agir organiquement. II le mouvoir et le dualisme: le dualisme d'entendement la réflexion sur le mouvoir étant ainsi reconquise à grand peine sur l'intentionalité de l'agir - elle-même si difficile à réfléchir-nous sommes au pied de l'abrupte difficulté. La dernière expression du paragraphe précédent, "l'opération de la conscience occupée à agir organiquement", est suffisamment choquante pour que nous soyons assurés que derrière la difficulté de la réflexion il y a le paradoxe et jusqu'à un certain point l'absurdité du mouvement volontaire. En effet la motion volontaire présente à la conscience immédiate une opération continue et indivisible que l'entendement ne peut penser que comme une suite de moments distincts et même hétérogènes. Or la conscience immédiate n'est rien sans l'entendement qui cherche à comprendre ce qu'elle éprouve globalement. L'effort est le déploiement de moi-même, qui ne suis pas objet, dans mon corps qui est encore moi-même mais qui est aussi objet. Or je ne pense pas véritablement ce déploiement qui constitue une sorte d'épaississement corporel, de spatialisation organique du " je veux". Et pourtant, pour moi qui meus mon corps et essaie de me surprendre dans l'acte même, c'est tout un de vouloir, de pouvoir, de mouvoir et d'agir; l'ordre adressé au corps, la disposition de l'organe à répondre à l'ordre, la réponse effective sentie dans l'organe, l'action produite par moi, tout cela constitue une unique conscience pratique que non seulement je réfléchis difficilement, mais que je ne comprends qu'en la brisant. Le dualisme est la doctrine même de l'entendement.

Nous avons critiqué globalement, dès l'introduction générale, le dualisme d'entendement tel qu'il est issu de Descartes; nous pouvons reprendre la critique en l'appliquant plus précisément au problème de la motion volontaire: le dualisme cartésien est invincible tant qu'on rapporte la pensée (projet, idée, image motrice, etc. ) À la subjectivité et le mouvement à l'objectivité. Ce dualisme est créé de toutes pièces par la méthode. Et pourtant Descartes lui-même enseigne que la continuité du "je veux "

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au mouvement ressortit encore à la pensée et même à une pensée claire à sa façon: "les choses qui appartiennent à l'union de l'âme et du corps... se connaissent très clairement par les sens." D'une certaine façon nous avons une connaissance certaine de ce passage du je veux au mouvement. Mais Descartes nous interdit d'introduire en philosophie ces évidences pratiques soutenues par " l'usage de la vie " et proposées en énigmes à la pensée distincte. Pour y réussir il nous faut réintroduire le corps dans le cogito intégral et récupérer la certitude fondamentale d'être incarné, d'être en situation corporelle. Nous avons toujours à reconquérir l'assurance d'être maître de notre corps sur les disjonctions de l'entendement; toute la philosophie du mouvoir est d'aiguiser cette pensée par le contraste de l'entendement diviseur. Il faut retrouver un unique univers du discours où la pensée et le mouvement soient homogènes.

Le naturalisme bien souvent professé par la psychologie scientifique s'imagine que la difficulté cartésienne est créée de toutes pièces par la structure métaphysique du cartésianisme et qu'un traitement plus empirique du problème la dissiperait: en effet la dualité de substances, outre qu'elle se situe sur un terrain ontologique où l'on s'interdit de pénétrer, est introduite et soutenue par une dualité de certitudes, la certitude du cogito et la certitude de l'espace. Tout devrait devenir plus simple pour une psychologie qui prétend traiter le cogito comme une espèce de faits empiriques qu'elle appelle " faits mentaux " ou " faits de conscience " et qu'elle déclare justiciables des méthodes d'observation et d'induction en usage dans les sciences de la nature. Or non seulement la difficulté n'a pas été réduite par l'avènement du naturalisme en psychologie, mais l'unité de méthode réalisée au bénéfice de la connaissance objective a chargé le problème d'une absurdité supplémentaire qui tient aux postulats invoqués; le divorce est apparu plus implacable entre deux types de physique: une physique de l'esprit et une physique de la matière; la certitude intime et indéchirable que je meus mon corps, transportée sur ce terrain, est devenue un problème absurde: comment une idée, qui est un fait mental, peut-il produire un mouvement, qui est un fait physique? On connaît les embarras du parallélisme psycho-physiologique: tantôt, pour satisfaire aux rigueurs de la méthode, il s'interdit de penser un rapport quelconque entre idée et mouvement, tantôt il postule un phénomène unique à double face pour serrer de plus près le sens de l'expérience intérieure qui montre une

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opération indivisible, orientée alternativement du corps vers la pensée (comme on voit dans l'émotion où je pâtis du fait de mon corps) et de la pensée vers le corps (comme dans le mouvement volontaire où la pensée montre son efficacité). Il faut rebrousser chemin, si l'on veut tirer de l'impasse le problème de l'effort; il faut renoncer à raccorder deux ordres de faits, des faits psychologiques et des faits physiques, des objets mentaux et des objets biologiques, et retrouver à partir du cogito cartésien l'indice subjectif du mouvement, la motion corporelle en première personne (et aussi, comme on l'a dit, en deuxième personne). C'est ici le lieu de rappeler que le cogito enveloppe une certaine expérience du corps; celui-ci figure deux fois, une fois du côté du sujet, une autre fois du côté de l'objet. D'une part mon corps-mû-par-moi est englobé comme organe dans l'expérience indivisible vouloir-mouvoir; la docilité et la résistance de mon corps font partie de l'expérience de mon vouloir comme force déployée: le "je veux " se déploie efficacement en mouvement vécu. Le cogito est l'intuition même de l'âme jointe au corps, tour à tour pâtissant du fait du corps et régnant sur lui. Sans doute allons-nous ainsi plus loin que Husserl lui-même, du moins dans sa deuxième période qui est celle des ideen; sa dernière philosophie et sa notion de lebenswelt nous encouragent à étendre l'intentionalité au delà de la représentation théorique et même pratique (celle du projet) et à inclure dans la conscience sa propre liaison au corps. Cet élargissement de la méthode descriptive menace assurément de la faire éclater; en effet les notions trop proches du corps sont sans clarté propre. Les concepts tels que sentir, souffrir, mouvoir servent plutôt d'index, de "signa " à une situation qui n'est jamais parfaitement maîtrisée par l'esprit et que l'entendement ne réfléchit qu'en la pervertissant. Les " essences " sont ici inexactes à l'extrême et " indiquent " un mystère que l'entendement transpose nécessairement en problème insoluble. J'éprouve, beaucoup plus que je ne sais par inspection directe du sens des mots, ce que sont pouvoir et mouvoir, et qu'il n'y a pas de vouloir sans pouvoir; je le comprends sur un seul exemple; mais cette proposition eidétique si claire en elle-même se réfère à une certitude pratique que Descartes nomme " l'usage de la vie " et qui met en déroute l'entendement. Les concepts qui gravitent autour du mouvoir désignent des fonctions qui sont toujours " agies", oserions-nous dire, et qui unifient pratiquement ce que l'entendement divise: la pensée du mouvement et le mouvement lui-même. La phénoménologie doit dépasser une eidétique trop claire, jusqu'à élaborer des " index " du mystère de l'incarnation.

Les plus importants de ces " index " sont précisément ceux qui

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orientent vers cette expérience primitive d'être une force volontaire, de pouvoir mouvoir mon corps et de le mouvoir en effet." L'entendement livré à lui-même " (intellectus sibi permissus) retombe au dualisme du cogito; il ne réfléchit clairement que les représentations et manque cette assurance indivisible d'être un vouloir qui a prise sur son corps. Cette assurance doit toujours être en tension avec la réflexion qui la décompose et se reconquérir sur elle; c'est la seule façon dont l'entendement peut l'éclairer: par contraste et paradoxe; car nous ne pensons les mystères que par les problèmes et à la limite des problèmes.

C'est ici que doit être mise à l'épreuve notre conception du diagnostic. Si en effet le mouvement corporel (mon-corps-mû-par-moi) est un moment inséparable de l'expérience du sujet, la dualité du mouvoir en première personne et du mouvement, considéré objectivement comme un événement qui tombe dans l'expérience externe, met en question la nature précise de ce dualisme des points de vue sur le corps. Nous avons dit en termes généraux qu'il n'y a pas de parallélisme entre le corps-propre et le corps-objet. En effet la motion volontaire, telle qu'elle est " agie", se donne comme un déploiement, un changement continu de plans, comme si le vouloir s'épanouissait d'un point qui ne serait nulle part à un volume qui est vécu comme mien, à un volume propre, à une extension charnelle en première personne; il va donc sans rupture d'une simplicité non spatiale au plan de la multiplicité et de l'organisation; le déploiement corporel du je veux est cela par quoi je deviens activement étendu et composé, par quoi je deviens est espace vécu qui est mon corps (remarquons que le rapport que j'entretiens avec le divers de mes idées, de mes souvenirs en tant que je les mets en oeuvre, que je les meus, est identique). Or ce mystère du déploiement de l'effort ne peut pas être rigoureusement comparé avec la connaissance du corps-objet. Tandis que le corps-propre se donne comme corps-mû-par-un-vouloir, c'est-à-dire comme le terme d'un mouvement qui descend du " je " à sa masse, le corps-objet est pensé comme corps tout court, comme espace d'abord et uniquement; il est un chaînon dans un système plat d'objets. L'idée que du non-spatial s'épaississe en spatialité n'a pas de sens objectif. Et cette impossibilité, qui tient à la constitution même d'un monde d'objets, est plus radicale que la loi de conservation de l'énergie, dont on peut toujours dire qu'elle tient à la structure d'un univers scientifique et qu'elle est un postulat limité dans son application. Dès lors le déploiement de l'effort n'a pas de répondant objectif qui lui soit exactement parallèle. La dépendance du corps-propre au moi qui veut n'a pour symétrique dans le plan objectif qu'un corps qui, par définition, s'explique par les autres corps. C'est là une raison

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plus impérieuse que la précédente pour que l'expérience de l'effort soit en scandale à l'entendement et à la science qui reste dans le cadre des lois générales de l'objectivité, c'est-à-dire du nombre et de l'expérience méthodique. Cette anomalie explique sans doute à quelles difficultés se sont heurtés les auteurs qui ont essayé de transporter sur le terrain objectif de la biologie un équivalent de l'imperium volontaire. On se rappelle l'exemple fameux de Maine De Biran: le grand philosophe a cru qu'il était possible de traiter le moi, tel qu'il est enveloppé et révélé dans l'aperception de l'effort, comme une force hyperorganique appliquée à l'organisation. La force hyperorganique lui paraît être au centre organique ce que celui-ci est aux organes. Un tel rapport de proportion manque totalement d'homogénéité; cette force hyperorganique n'est à aucun moment suggérée par l'examen direct de la série organique, elle reste une projection de l'expérience du cogito sur le plan des objets; l'idée même de chercher le signe ou le symbole physiologique du vouloir contient une absurdité intrinsèque.

Sans doute l'expérience de l'imperium ne peut manquer de poser un problème au biologiste; c'est ce qui reste intéressant de l'aventure de Maine De Biran; mais l'énigme que l'expérience intérieure propose au savant, celui-ci n'a pas de moyen de la résoudre sur son propre terrain. Il est naturel qu'on soit tenté de trouver un signe objectif du pouvoir de la volonté, soit un signe négatif dans quelque lacune du déterminisme, soit un signe positif dans une force supérieure à la vie qui appartiendrait en même temps à son plan. Mais si ces tentatives s'expliquent bien, il est nécessaire qu'elles échouent: le déterminisme a toujours raison sur son terrain qui est celui des " faits empiriques". Cet échec, dont le positiviste est dupe, appelle un changement d'attitude, le passage de l'attitude " naturaliste " à l'attitude " phénoménologique ": là seulement mon corps prend son sens, par sa docilité ou sa résistance à mon vouloir.

Le seul symbole objectif du vouloir est une certaine allure orientée du comportement, une " forme " spécifique de l'action; nous verrons de quelle manière les remarquables études de l'école "gestaltiste " peuvent nous aider à dégager cette fonction de " diagnostic " du corps-objet à l'égard du corps-propre. Cette fonction, nous l'avons dit, s'élabore de manière très empirique, par un apprentissage graduel des correspondances entre les concepts scientifiques de la biologie, de la psychologie de comportement, de la psychologie gestaltiste, et les données plus naïves de la réflexion que j'exerce sur moi-même ou de la "communication "

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(ou intropathie) que j'exerce sur autrui. L'effort d'autrui sur son corps, l'aisance du danseur, la tension de l'athlète qui travaille à la limite de ses forces, la lutte contre la fatigue extrême me "présentent " (ou me " présentifient ") un effort en seconde personne déployé dans un corps en seconde personne. L'expression de l'effort et d'une façon plus large l'expression de la force de la volonté me révèlent l'empire du " toi " sur son corps, d'une manière sans doute moins intuitive que la réflexion sur moi, mais du moins d'une façon immédiate et indubitable. C'est par rapport à cette expérience en première personne et en deuxième personne de la force du vouloir sur le corps que s'élabore la connaissance objective de l'homme. Il faut donc renoncer à raccorder un savoir physiologique du mouvement à l'expérience de l'effort: ce savoir et cette expérience appartiennent à deux univers différents du discours. Il faut même renoncer à établir un parallélisme terme à terme entre la phénoménologie de l'effort en première et en deuxième personne et la connaissance objective du mouvement. Celle-ci sert seulement de diagnostic aussi bien à la réflexion sur moi et sur mon corps qu'à l'intropathie par laquelle j'accède à ton corps et à toi.

"Compréhension " et " explication " de l'action il est nécessaire de donner quelques explications sur les rapports entre la phénoménologie de l'action que nous mettons en oeuvre et certaines formes de la psychologie du comportement ou de la gestaltpsychologie. Il est clair que nous ne pouvons nous satisfaire d'une psychologie du comportement comme celle de Watson, ne serait-ce qu'en raison de son caractère "moléculaire". La comparaison est plus intéressante à préciser avec des auteurs dont la description est voisine de la nôtre, tels que Tolman, Kohler, Lewin, Koffka, etc. Mais qui finalement passent de cette description à une explication de type objectif et causal de niveau physiologique. Tolman ne doute point que sa description " molaire " de l'action, qui est, comme on l'a vu, de style téléologique, ne doive se résorber dans une explication physiologique qui, selon lui, est de type " moléculaire". Plus précisément il déclare que les signes discriminants sont en dernier ressort les effets des stimuli physiologiques et les moyens à manipuler des causes par rapport à l'obtention de " l'objet-final " de l'intention. Mais on peut se demander avec Tilquin si la description n'ajourne pas l'explication

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plus qu'elle ne la prépare et si la portée de l'explication n'est pas de réduire les éléments originaux et proprement " émergents " suscités par la description. En réalité l'excellente description de Tolman ne procède pas elle-même du seul examen du comportement et emprunte beaucoup à l'introspection, ou plus exactement à une phénoménologie implicite que nous avons cherché à récupérer. Dès lors l'explication causale apparaît comme une destruction et un reniement des résultats atteints par la description.

Or les gestaltistes ont tenté une explication qui ne régresse pas à l'élémentaire, au " moléculaire", mais reste au niveau " molaire " de la description elle-même. Cette tentative doit nous arrêter plus longuement parce qu'elle prétend éviter les écueils du behaviorisme strict de Watson et même ceux du behaviorisme mitigé de Tolman. On a vu plus haut l'usage qui est fait par les gestaltistes de la notion de " milieu de comportement " comme champ phénoménal d'action, par opposé au " milieu géographique " défini en termes physiques. Ce champ phénoménal est réciproque du comportement lui-même qui le révèle comme monde des " manipulanda " (pour parler comme Tolman), en même temps que le comportement riposte à ce milieu. Le champ phénoménal est donc le milieu tel qu'il apparaît "behaviourally". Koffka n'ignore pas les énormes difficultés que soulève le passage à une science réaliste de la conduite: il note lui-même que le milieu de comportement de l'animal ne peut être qu' inféré à partir du comportement de l'animal dans notre " milieu de comportement " et qu'ainsi la conduite apparente de l'animal se situe par rapport à ma " conduite phénoménale " ou " vécue". Mais finalement la science doit englober et la " conduite apparente " de l'autre pour moi, et ma conduite phénoménale ou vécue, et le milieu de comportement relatif à cette conduite apparente dans un système objectif de relations; ce système objectif ne peut être en dernier ressort qu'entre le milieu géographique réel et l'organisme réel. La conduite phénoménale et ce que l'introspection appelle conscience sont donc de simples révélateurs de la conduite réelle d'un organisme par rapport au milieu géographique. On est ainsi amené à dire que le milieu de comportement et la conduite phénoménale sont inclus dans l'organisme réel et que " l'ego phénoménal", loin d'inclure la totalité de ses relations, appartient à titre de système subordonné à la conduite phénoménale. Ce renversement de perspective conduit à la notion centrale de champ psychophysiologique, qui est l'ultime et unique univers du discours

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par rapport à la description de conscience ou de comportement. Le passage à ce champ est facilité par plusieurs facteurs: 1) d'abord la notion de champ est déjà élaborée au niveau descriptif: mais, au point de vue strictement phénoménologique, si le monde apparaît comme un champ total avec des formes, des forces, un arrière-plan, un horizon, c'est à moi qu'il apparaît tel. Le champ total est le corrélat d'un sujet total (qui décide, perçoit, agit). Le saut, je dirais même le coup de force, est ici d'objectiver le moi par rapport auquel s'ordonne le champ total de la perception et de l'action et de situer ce moi à son tour dans le champ total qui n'est plus pour personne, mais qui est en quelque sorte en soi. Sous prétexte que les conditions de distribution du subjectif et de l'objectif, par exemple dans le mouvement relatif des objets par rapport au corps, font partie de cette distribution même, le moi tel qu'il s'apparaît et l'apparence de toutes choses pour lui seront objectivés comme des parties du champ total. Cette argumentation est un pur sophisme qui permet de conserver l'intention descriptive et phénoménologique de la notion de champ dans un système explicatif qui pourtant la ruine entièrement en objectivant l'expérience même pour laquelle il y a un champ.

2) D'autre part la description du champ de perception et d'action tel qu'il apparaît et l'allure de l'action dans ce champ requièrent une terminologie dynamiste: c'est en termes de forces, de tensions, de résolution de tensions que peuvent être décrits le comportement concret et l'expérience vécue qui l'un et l'autre présentent des " totalités à extension temporelle " (Lewin). Ces concepts dynamiques que suscite la description semblent inviter à une transcription physiologique et même physique. L'objectivation du moi est facilitée par la ressemblance du dynamisme descriptif avec un dynamisme explicatif. Précisément les modèles de la physiologie et de la physique que Lewin et Koffka peuvent invoquer sont eux-mêmes des modèles dynamiques et non mécaniques; si la physiologie n'est pas condamnée à des explications moléculaires (mécaniques, anatomiques), si au contraire une ressemblance de forme peut être partout remarquée entre phénomènes de conscience et de comportement d'une part et la réalité physiologique d'autre part, nous éviterons les écueils de l'ancien parallélisme et nous pourrons parler d'un isomorphisme entre d'une part les phénomènes de conscience et de comportement et d'autre part le champ physiologique inféré. L'isomorphisme ne nous paraît pas capable de masquer l'hiatus véritable entre les produits de description (conduite et vécu) et le plan physiologique de l'explication: car ni la conduite apparente d'autrui, ni ma conduite telle qu'elle m'apparaît ne se donnent comme apparence de quelque champ objectif de nature physiologique.

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Une mauvaise phénoménologie de l'apparence et finalement de la perception se dissimule dans l'argumentation gestaltiste. La ressemblance structurale de la physiologie et de la phénoménologie de l'action repose seulement, comme Kohler l'avait vu un moment, sur le caractère purement formel des concepts dynamiques, qui sont donc supérieurs à l'usage matériel qui en est fait de part et d'autre.

Pour parler en langage husserlien, nous dirons que les concepts dynamiques s'appliquent à plusieurs régions sans appartenir à aucune. Dans la " région " de la chose ou dans la " région " de la conscience il y a bien d'autres notions qui chevauchent aussi toutes les " régions ": ainsi les mots objet, propriété, relation, pluralité, etc. La phénoménologie de la conscience requiert la dynamique, comme elle requiert les autres notions "d'ontologie formelle". Il est tout à fait possible d'instituer une dynamique purement psychologique et sans référence à la physique ni même à la physiologie. C'était pour éviter le glissement de la dynamique psychologique (avec ses notions de force, de tension, de détente, etc. ) À une interprétation physique que nous avions tenu en suspens jusqu'à maintenant la description du vouloir comme force et que nous l'avions considéré comme pensée, c'est-à-dire comme visée pratique a-dynamique. Nous ne devons pas oublier maintenant que les forces volontaires et involontaires sont en même temps des forces qui suscitent ou réalisent un sens. Au reste, le champ physiologique des gestaltistes est en grande partie une construction non pas même inférée du comportement, mais supposée à son image et retournée ensuite contre lui pour l'absorber. 3) L'objectivation de l'ego dans le champ total est en outre encouragée par le caractère inconscient d'une grande partie des tensions et des résolutions de tensions que l'on est contraint d'inférer de certains aspects de l'action et de la conscience. Tout nous invite, semble-t-il, à considérer l'ego comme un système de tensions qui est contenu dans le champ total, et qui se " ségrège " en fonction des lois générales d'organisation d'un champ de forces. Le problème de l'action, de la volonté (par exemple dans l'habitude, l'émotion, etc. ) Apparaît alors comme le problème de la " communication " entre les sous-systèmes relativement temporaires de tension et le sous-système du soi dont les tensions sont durables. Il devient alors possible

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d'avoir un concept général d'action: le motorium de Lewin ou mieux l' executive de Koffka; l'action est une forme de suppression de tensions, à côté de la suppression de tensions sans action, par l'organisation sensorielle ou par la pensée: "l'exécution comprend tous les moyens par lesquels l'action peut supprimer ou contribue à supprimer des tensions." Les travaux de l'école de Lewin, d'une richesse considérable au point de vue descriptif et auxquels nous faisons si souvent allusion, sont la mise en oeuvre de cette théorie des tensions dans la psychologie affective et volitive. Malheureusement il est à craindre que le gestaltisme et sa doctrine du " champ physiologique total " ne soient qu'une vaste mythologie: l'existence des tensions inconscientes et d'une " organisation silencieuse " ne nous contraint aucunement à inclure l'ego comme une partie du champ; nous verrons dans la iiie partie que ces faits peuvent être intégrés à une doctrine du sujet et que c'est au contraire l'organisation silencieuse qui est impliquée par le corps propre.

4) L'intérêt de la gestaltpsychologie par rapport au behaviorisme est d'avoir essayé de surmonter le conflit classique de l'introspection et de l'observation externe du comportement en les intégrant toutes deux dans l'explication ultime comme des moments descriptifs qui révèlent et permettent d'inférer les lois d'organisation de ce champ physiologique. Ainsi Lewin considère la conscience et le comportement comme un simple plan "phénotypique " par rapport au plan "causal-dynamique ": à ce plan les systèmes de tensions constituent le " génotype " révélé par la conscience et le comportement; c'est là qu'est atteinte l'unité du discours que la psychologie cherche à grand peine. C'est bien là aussi que notre méthode se sépare le plus radicalement de celle des gestaltistes. Nous cherchons à comprendre le volontaire et l'involontaire en tant que subjectivité. Et, comme nous l'avons dit dans l'introduction, nous ne croyons pas pour autant être enfermés dans l'introspection; nous pensons au contraire que les notions de la subjectivité sont seules capables de surmonter le contraste de l'introspection et du comportement. Mais pour réconcilier ces deux méthodes de description dans une compréhension de la subjectivité, il faut corriger radicalement les deux idées fausses que l'on attache ordinairement aux termes de conscience et de comportement. Si l'introspection ne révèle que des états de conscience d'un " moi " sans issue dans le monde, sans incarnation dans le corps, elle ne révèle qu'un monde intérieur, clos et au reste fictif. Si l'observation externe ne recueille que des mouvements dénués de sens et sans enracinement dans le " toi", elle ne révèle qu'un décor moteur sans rapport avec

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un sujet. Si au contraire l'expérience intégrale du cogito enveloppe celle du corps propre et à travers lui l'expérience d'agir dans le monde, si d'autre part la conduite d'autrui est décrite comme révélatrice d'un sujet, d'un " toi", les notions d'action ou de conduite que nous avons à former concernent bien l'action d'un sujet dans le monde " à travers " son corps; ce sujet c'est moi, c'est toi, c'est l'homme mon semblable; l'expérience propre de moi-même et la sympathie (ou mieux l'intropathie) pour autrui sont les deux expériences vives qui suscitent ces notions phénoménologiques d'emblée valables pour la subjectivité en général. Certes on peut dire, avec une apparence de raison, que l'expérience propre révèle mieux le sens du projet et l'observation externe le sens de l'action. Cette dualité des méthodes entretient malheureusement le faux problème des rapports entre l'idée (subjective) et le mouvement (objectif). Mais cette distinction n'est pas tenable jusqu'au bout. Les projets, nous le savons, sont aussi des pouvoirs retenus dans le corps et lisibles sur le corps d'autrui; en retour il faut dire que nos actions sont des intentions incarnées dont le sens est pour moi. On ne peut donc renvoyer " l'idée " à l'introspection et le "mouvement " au behaviorisme. Nous ne rejetons donc pas moins que Lewin le faux dilemme de l'introspection et de la psychologie de conduite, mais nous cherchons à le dépasser, non en objectivant l'ego, mais en formant des notions de la subjectivité issues aussi bien de la perception de soi que de la compréhension de la conduite d'autrui comme deuxième personne.

La dualité "dramatique " du volontaire et de l'involontaire le dualisme d'entendement n'est pas la seule ni même la principale division qui s'introduise au sein de la subjectivité. L'unité du vouloir et du mouvement, qui se brise dès que pensée, enveloppe elle-même une certaine dualité, une dualité vécue; le lien avec le corps, bien qu'indivisible, est polémique et dramatique. En effet à l'instant même où nous disons avec Descartes: "par cela seul que nous avons la volonté de nous promener il suit que nos jambes se remuent et que nous marchons", nous avons la certitude que cette docilité du corps est toute entière une conquête. Le corps est d'abord maladroit, convulsé et impotent. L'idée qu'à toutes les intentions du vouloir répondraient, par privilège de naissance, les mouvements convenables, est proprement insoutenable: tout a été acquis sur une inaptitude foncière et primitive; mieux, tout a été conquis sur un désordre qui est le véritable état d'enfance du corps. En face de la proposition

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de Descartes, il faut inscrire cette autre proposition: "il n'est point d'acte volontaire que nous n'ayons accompli d'abord involontairement." Toute prise volontaire sur le corps est une reprise sur un usage involontaire du corps. Voici donc introduite une péripétie nouvelle qui sera le fil conducteur de tout ce chapitre: la motion volontaire du corps ne se donne pas comme la puissance native d'un imperium sur un corps inerte, mais comme un dialogue avec une spontanéité corporelle qui appelle le règne de (l'êgemonikon. ) Nous allons donc retrouver dans le registre de la motion volontaire notre principe de la réciprocité du vouloir et de l'involontaire. Notre plan est tout tracé: 1) il importe d'abord de rechercher les fonctions de mouvement que l'effort vient régler; de montrer l'aptitude fondamentale de ces fonctions à être apprivoisées par le " je veux", et ainsi de distinguer de la pensée causale les pouvoirs de la volonté, comme nous en avons distingué les motifs. Ce sera l'objet du prochain chapitre. 2) Il sera nécessaire ensuite de décrire les modes selon lesquels l'effort opère la synthèse des différentes sources de mouvement. Ce sera l'objet du troisième chapitre de cette étude de l'agir. Mais si l'effort est un dialogue avec le corps, notre première ambition, qui était de surprendre le déploiement même du " je veux " dans le mouvement, n'est-elle pas entièrement déçue? N'est-ce pas un nouveau dualisme que nous introduisons avec le principe de la réciprocité du vouloir et de l'involontaire? Sans doute; mais ce dualisme, ou plutôt cette dualité "dramatique", recouvre et masque une liaison véritable de la pensée et du mouvement qu'il faut rechercher en deçà de l'effort même; c'est dans l'involontaire que s'opère le lien vivant et indéchirable de l'idée et de l'acte. Ceci éclaire d'un jour nouveau toute notre analyse antérieure: le dualisme n'est pas seulement une exigence de l'entendement; il est, à sa façon, une réalité quotidienne: "homo simplex in vitalitate duplex in humanitate", aimait à répéter Maine De Biran. L'union du composé humain se fait trop bas pour que nous puissions la surprendre facilement. Ce qui nous est d'abord donné, c'est ce débat que, notre vie durant, nous poursuivons avec notre corps; mais il faut savoir creuser plus bas que cette lutte de l'effort et du corps, jusqu'à ce pacte vital inscrit dans les puissances involontaires du mouvement. C'est là qu'il faut chercher l'unité ontologique de la pensée et du mouvement, en deçà de la dualité du vouloir et de l'involontaire. C'est dire que la description de l'involontaire devra non seulement nous révéler la matière première de l'effort mais cette " simplicitas in vitalitate " qui est plus fondamentale que toute dualité.

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Les fonctions involontaires du mouvement étudiées ici sont au nombre de trois: ce sont les savoir-faire préformés, les émotions et les habitudes. La première pierre de l'édifice n'est pas le réflexe idéo-moteur, à savoir le lien mécanique d'un mouvement à l'idée de ce mouvement, mais la liaison préformée de formes motrices très souples à des perceptions régulatrices absolument étrangères à l'idée du mouvement. L'habitude ne serait pas compréhensible sans un premier usage du corps propre antérieur à toute connaissance savante du corps et même à tout apprentissage du mouvement. Mais ces prises antérieures à tout savoir et à toute expérience acquise laisseraient l'homme plus désarmé qu'aucun autre vivant si en apprenant il ne multipliait à l'infini ses moyens d'action: c'est ici que l'habitude nous apparaîtra comme la grande médiatrice entre les intentions abstraites d'une volonté et le divers de l'action. Ce n'est pourtant pas l'habitude que nous placerons en seconde place après les savoir-faire préformés: selon une très belle vue de Hegel dans la phénoménologie de l'esprit, l'habitude ne se comprend bien que comme éducatrice d'une autre fonction que l'on s'étonnera peut-être de trouver dans la iie partie et non dans la première: l'émotion. Mais dans l'émotion nous chercherons non point les motifs affectifs déjà considérés plus haut, mais l'explosion, la turbulence et le désordre du corps qui amorcent l'action. Aristote le disait avant Ravaisson: la volonté ne meut que par le désir. De trois façons différentes le passage mystérieux de la pensée à l'action est déjà opéré. Il y a là, sous une triple forme, une sorte de " fait primitif " qui est l'usage pratique que je fais de mon corps; et ce fait primitif est situé plus bas que l'effort qui ne fait que l'adopter. La dissociation pathologique la pathologie nous révèle un nouveau type de dualisme: par dissociation, "libération fonctionnelle " ou " refoulement "; ce dualisme ne fait pas comprendre directement l'unité normale de l'homme et la dualité dramatique qu'elle enveloppe: on échoue à comprendre une fonction à partir de ses déréglements; seul le normal est intelligible; il n'y a pas d'intelligibilité intrinsèque du pathologique; mais je comprends ce qu'est un pouvoir pour un vouloir, les puissances involontaires ne prenant tout leur sens que par le vouloir qui les rend intelligibles en les réglant et en les portant au niveau humain. On se tromperait en croyant que la dissociation pathologique restaure une simplicité primitive; le dégradé n'est pas le simple; les produits de la maladie sont en grande partie des produits originaux.

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Mais il faut dire en même temps que le normal contient la possibilité du pathologique; plus que sa possibilité: sa menace et son amorce. La réalité humaine est une dualité "dramatique " construite sur une unité vitale. Une discordance naissante est toujours inscrite entre ma volonté et la spontanéité corporelle et mentale. Le rapport instable entre la volonté et les fonctions qui lui donnent une prise sur le corps contient la possibilité permanente d'une libération des fonctions domestiquées. Tel est le principe du pathologique. À cette priorité du normal et à sa définition par la réciprocité du volontaire et de l'involontaire on objectera que dans le temps c'est l'anarchie émotionnelle qui précède la maîtrise volontaire et que l'équilibre de la volonté et de l'habitude est au terme de l'éducation et non à ses débuts. Cela est vrai, mais cela ne donne aucune priorité aux faits d'automatisme et d'agitation émotionnelle du point de vue de la compréhension; ce qui est premier dans l'ordre intelligible peut être second dans le temps: la raison vient après l'enfance, mais c'est la raison qui se fait connaître d'abord comme raison. La volonté a une histoire, mais cette histoire est celle de l'homme; et on ne dit jamais comment l'homme commence. Le sens de l'homme se révèle peu à peu mais ce sens ne s'engendre pas. Cette étude n'est pas une histoire de la volonté; elle porte seulement sur le sens de l'homme; elle est une eidétique. Ce sens ne pourra se rencontrer peut-être que chez l'adulte; peut-être même reste-t-il un idéal irréalisable, le prix de la liberté complète; mais cette histoire, bien qu'inachevée, ne se comprend que par le sens immuable qui s'y dévoile peu à peu.

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Chapitre II la spontanéité corporelle: I les savoir-faire préformés: la composante la plus élémentaire de la conduite humaine n'est pas le réflexe; le germe de tous les mouvements que nous pouvons apprendre et dont l'effort s'empare est une espèce non-réflexe de mouvements innés ou mieux préformés; pour des raisons qui seront dites plus loin, nous appellerons ces mouvements des savoir-faire préformés plutôt que des mouvements instinctifs. Notre tâche est limitée: nous ne voulons pas en faire l'étude systématique, mais les distinguer les uns des autres du point de vue d'une description psychologique de l'involontaire, c'est-à-dire établir de quelle manière différente ils sont involontaires.

Afin d'écarter toute équivoque disons tout de suite que nous entendrons par réflexe un type descriptif de réaction et non point un schéma théorique et idéalement simple issu de l'analyse et imposé à l'explication des actions complexes. On sait à quelles critiques a été soumise depuis bientôt trente ans la théorie du réflexe: selon l'interprétation mécaniste le fonctionnement d'ensemble du système nerveux serait une somme de processus partiels du type machine; un stimulus défini agirait sur un récepteur localement défini et produirait une réponse définie; les considérations anatomiques, topographiques, commanderaient la forme de la réponse; il est vrai que des auteurs comme Sherrington ont cherché à combler l'écart entre l'observation réelle et cette conception par le jeu de lois de composition, d'irradiation, d'inhibition, d'intégration, etc. La critique que Weizsacker et Goldstein ont faite de cette théorie du réflexe est aujourd'hui assez connue en France, en particulier par l'oeuvre de Merleau-Ponty. On serait tenté de conclure, si du moins la critique de ces auteurs est exacte, que la distinction que nous allons faire entre les savoir-faire préformés (que d'autres auteurs appellent conduite instinctive, perceptive, suspensive, etc. ) Et les réflexes perd tout sens, puisque le réflexe

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n'existerait pas. Il ne faut pas perdre de vue que Weizsacker et Goldstein critiquent le réflexe théorique, le réflexe pur, stéréotypé, constant pour un excitant donné; un tel réflexe, disent-ils, ne représente pas l'activité normale d'un organisme, mais le comportement d'un organisme malade ou le comportement de laboratoire, que l'on contraint à répondre par parties dissociées à des stimuli artificiellement simplifiés; même pris en ce sens on peut dire que le réflexe existe. Mais au point de vue descriptif où nous nous plaçons ce n'est pas au réflexe pur, produit par la maladie ou le laboratoire, que nous allons comparer les premiers mouvements éducables. Le fonctionnement normal de l'organisme présente des mouvements que l'on peut caractériser comme réflexes en fonction de certains critères descriptifs. Lesquels?

Les critères que nous retenons portent sur le type involontaire réalisé par les divers types de mouvements élémentaires, à savoir une certaine stéréotypie, une autonomie relative par rapport à la vie impulsive et affective et surtout une incoercibilité foncière par rapport à la volonté. Ces réflexes se distinguent à l'intérieur même du comportement organisé que Goldstein oppose au réflexe théorique des classiques. Mais notre tâche n'est pas de physiologie, comme Goldstein, mais de psychologie. La psychologie du réflexe commence avec l'étude des fonctions qu'il remplit et plus précisément du caractère involontaire de ces fonctions. L'important à cet égard est que les réflexes, à la différence des autres mouvements primitifs, sont incoercibles, inassimilables à une synthèse volontaire; ils ne rentrent donc pas dans le schéma circulaire du volontaire et de l'involontaire, sinon secondairement dans la mesure où la volonté peut les limiter en amplitude ou les retarder dans leur déchaînement. Pour la conscience les réflexes remarqués se produisent malgré moi; ils réalisent un involontaire absolu et non relatif à la volonté. J'en suis le siège et m'apparais comme conscience épiphénomène de cette action qui m'échappe.

Tout autres sont ces mouvements que nous proposons d'appeler savoir-faire préformés; avant tout apprentissage, tout savoir sur notre corps, nous avons un usage primitif de notre corps en liaison avec des objets perçus; plus exactement, s'il n'est pas un geste d'adulte qui n'ait été appris, il n'en est aucun qui ne soit issu d'un premier pouvoir d'agir non appris et déjà lié aux signaux discriminants du monde perçu. La psychologie du très jeune enfant a révélé l'importance de ces ensembles sensori-moteurs incontestablement préformés; "sans l'avoir appris, l'enfant sait suivre un objet par un déplacement combiné des yeux et de la tête, lancer la main, qu'il ne voit pas, dans la direction d'un objet qui attire son attention; à onze jours il sait pencher en avant la tête et la partie supérieure du corps; la locomotion, en dépit de son apparition plus tardive due à la

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maturation organique, n'est pas davantage apprise; les gestes de se baisser, se relever, etc. , S'apprennent avec un minimum de tâtonnement et semblent directement réglés par la vue." Dans cette première pratique du corps, dont le type est la liaison de la main au regard, est opéré le raccord du mouvement à la pensée avant toute volonté concertée. Dès que le monde m'est présent, je sais faire quelque chose de mon corps, sans savoir ni mon corps, ni le monde.

Pourquoi avons-nous préféré au terme plus clair en apparence et plus classique d'action instinctive celui de savoir-faire préformé? Le mot instinct a été écarté pour deux raisons: d'abord il ne désigne pas avec une précision suffisante un type descriptif de conduite et évoque dangereusement un principe d'explication qui prête à des discussions philosophiques inopportunes; mais surtout il a paru que le terme d'instinct doit être réservé pour désigner moins un type de conduite qu'un niveau général de comportement qui définit en gros l'animalité. À ce niveau l'instinct ne figure pas encore un moment involontaire réciproque d'une volonté possible et offert à sa régulation, mais un comportement qui a en lui-même un ordre et réalise une auto-régulation proprement vitale. Le mot savoir-faire a l'avantage d'être purement descriptif et de ne pas préjuger de l'impulsion qui l'ébranle ni surtout de l'instance supérieure qui le règle. Le qualificatif préformé a été préféré pour toutes les raisons qui rendent impropres le terme d'inné. Ces actions réglées par le voir, l'entendre, etc. , Sur lesquelles seront construits à l'infini des gestes nouveaux, se distinguent fondamentalement des mouvements produits en nous sans nous par une action des choses sur nous (les mots produit, action étant pris dans leur sens descriptif et non explicatif et causal). Nous allons parcourir quelques exemples avant de considérer leur opposition générale.

Parce que notre étude est psychologique et descriptive nous négligerons un vaste groupe de phénomènes que les physiologistes appellent encore réflexes mais qui au point de vue psychologique ne rentrent pas dans la classe des actions réflexes; ils ont les caractères physiologiques du réflexe mais sont incorporés dans d'autres fonctions; ainsi les mécanismes de contraction et de secrétion que la physiologie révèle à la base du besoin alimentaire (réflexes trophiques etc. ) Ne se donnent pas comme réflexes,

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mais n'accèdent à la connaissance qu'à travers l'impulsion dont ils sont en quelque manière l'envers; or c'est l'impulsion du besoin et non le réflexe lui-même, masqué par l'impulsion, que la volonté rencontre; comme notre méthode descriptive exige que nous abordions les fonctions telles qu'elles se donnent à titre involontaire, nous n'en parlons pas ici. Plus généralement, ces réflexes qui ne ressortissent pas à la vie de relation sont à rapprocher de ce que Koffka appelle très justement "l'organisation silencieuse", c'est-à-dire l'ensemble des équilibres et des régulations qui n'apparaissent pas comme tels à la conscience et qui contribuent seulement à cette conscience globale d'être en vie, de se porter bien ou mal, d'être de telle ou telle humeur, etc. ; Nous considérerons dans la iiie partie ces sentiments vitaux qui nous révèlent cette vie qui n'est plus ni motif ni pouvoir d'agir, mais condition, situation, fondement, et à laquelle il n'est plus possible que de consentir. Par opposé aux réflexes que la physiologie découvre à la base du besoin et plus largement de l'organisation, les réflexes de protection et de défense, d'appropriation, d'accommodation et d'exploration se donnent comme réflexes dans le corps ou comme emprise incoercible du monde sur moi; ils ne sont pas impliqués dans un autre vécu dont ils seraient en quelque sorte l'envers objectif; ils constituent par eux-mêmes un embryon de fonction avec une adaptation de première urgence; la volonté les affronte donc d'une façon toute originale. Ces réflexes doivent être distingués des savoir-faire correspondants: nous verrons que si les réflexes ont un rôle important dans l'ordre des premières défenses, les savoir-faire l'emportent de façon décisive dans l'ordre des adaptations élémentaires. Nous réserverons pour un examen particulier le prétendu pouvoir réflexe du modèle externe qui nous conduira à l'examen du fameux réflexe idéo-moteur dans lequel beaucoup d'auteurs ont cru devoir trouver la matière première du mouvement volontaire.

Défense et protection il est assez aisé de séparer les réflexes de protection et de défense des savoir-faire correspondants: il est remarquable que les réflexes offrent des moyens de défense remarquablement adaptés. On peut placer en tête les réflexes de protection spécialisés

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qui assurent l'intégrité du fonctionnement des organes des sens (le clignement des paupières, le larmoiement succédant à une irritation de l'enveloppe extérieure de l'oeil, de la cornée et de la muqueuse conjonctive, l'éternuement et la sécrétion nasale qui répond à une excitation du conduit auriculaire de l'oreille moyenne). Ce sont des réflexes du système extéro-ceptif qui n'ont de rapport avec la sensorialité que par leur action protectrice. Il faut joindre à ce groupe les mécanismes d'expulsion qui servent à la protection des organes de l'assimilation: la toux qui expulse les solides ou les liquides qui irritent la muqueuse trachéale et le vomissement qui répond à l'irritation de la luette par des corps trop gros ou particulièrement anguleux.

Tous ces réflexes représentent des fonctions très courtes et si utiles que la volonté n'a guère l'occasion de les combattre; ils font mieux ce qu'une conduite intelligente ferait trop lentement; toutefois les convenances ou la volonté de surmonter un danger ou une épreuve peuvent les mettre en conflit avec la volonté; la volonté pourra parfois passer outre et submerger en quelque sorte cette fonction courte sous l'ampleur et la ténacité d'une conduite concertée; ainsi celui qui a décidé de franchir un barrage de gaz lacrymogènes ne pourra certes s'empêcher de larmoyer, mais il se peut que le réflexe n'altère pas par ses incidences la ligne générale de l'action réglée par une intention d'ensemble. D'autres fois la volonté pourra réprimer relativement le déchaînement du réflexe (par exemple la toux ou l'éternuement). D'autant que ces mécanismes ne sont pas toujours des actions qui se suffisent à elles-mêmes, mais un moment d'une conduite émotionnelle, ou imitée, ou suggérée par des représentations. Le soldat en patrouille qui veut s'empêcher de tousser ou d'éternuer se trouve à la frontière de l'irrépressible et du répressible; on peut imaginer ce soldat accusé d'avoir fait échouer un coup de main par sa maladresse, et cette grave question agitée en conseil de guerre: la toux ou l'éternuement engagent-ils la responsabilité de l'homme? De toute façon la volonté ne peut que se superposer au réflexe sans vraiment se l'assimiler; le contrôle est limité aux muscles situés sur un trajet volontaire et se borne à un retard ou à une limitation d'amplitude du réflexe. À ces réflexes de défense ou de protection spécialisée il faut joindre les réflexes de défense générale qui sont proprement les réflexes de la douleur. Leur caractère non-sensoriel est aussi évident que celui des réflexes de protection; il ne faut pas oublier le grand principe de la sensibilité douloureuse: la perception elle-même n'est jamais douloureuse. Seuls les organes

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de la sensibilité générale voisins des terminaisons sensorielles conduisent la douleur. Nous avons déjà eu l'occasion de réfléchir sur les conduites issues de la douleur; par son caractère même la douleur peut être l'occasion des réflexes; le besoin naît de l'indigence générale de l'être, il est local à titre secondaire, il anticipe et appelle un objet, une sensation, un plaisir; la douleur au contraire suppose une rencontre, elle est première par rapport à la défense, qui n'est pas action mais réaction. On comprend que cette réaction soit un réflexe auquel le vouloir peut se superposer avec plus ou moins de succès.

La douleur subie agit comme épuisement, comme choc, comme agression proprement dite; en effet, prolongée, elle fatigue, anéantit et soustrait au vouloir la base vitale de son exercice; cette action ressortit à la fonction de conditionnement du corps que nous envisagerons dans la iiie partie; comme choc elle ressemble aux émotions-choc; elle surprend, étonne et désarçonne le vouloir qui demande délai et réponse concertée; il est peu de limites aussi brutales au vouloir que le choc, comme si une présence brusquement absorbante occupait la capacité d'attention, étourdissait sa puissance de se détourner et de considérer autre chose et abaissait brutalement le niveau d'efficacité du vouloir; ce qui nous intéresse ici, ce sont les mouvements localisés et relativement adaptés qui constituent les véritables réflexes de la douleur; sans participation corticale la réaction présente une adaptation étonnante. La volonté ne peut à peu près rien. Elle peut bien tenter de réprimer, de limiter le déchaînement des réflexes, pour autant que le mouvement se trouve sur un trajet volontaire, que le mécanisme neuro-musculaire permet à l'organe de répondre et que l'action de choc et d'épuisement permettent encore de penser et de vouloir.

Mais précisément l'essentiel de la défense pour l'homme n'est pas dans ces réactions à la douleur subie, mais dans les conduites qui préviennent la douleur et supposent une anticipation de l'agent nuisible par les sens ou l'imagination; la douleur anticipée suscite, nous le savons, de véritables impulsions assimilables à un désir négatif, les impulsions de la crainte qui portent à fuir, attendre, se cacher, attaquer, et sollicitent le vouloir à la façon des besoins; à la crainte ressortissent non plus des réflexes mais des savoir-faire, ceux que l'on appelle couramment " les instincts

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d'attaque et de défense", réglés par des objets perçus à distance. Alors que les réflexes de la douleur ne supposent pas le préavis de la perception, mais répondent par des mécanismes stéréotypés relativement isolables et largement incoercibles à la douleur subie, les impulsions motrices de la crainte procèdent de la douleur qui vient et de la menace de durée du mal qui est là. Or l'essentiel de la sagesse humaine concernant la douleur n'est pas dans la répression des réflexes de la douleur, mais dans le courage d'agir malgré la douleur à traverser. Le courage est ici d'affronter les représentations qui font cortège à la menace et de consacrer toute l'attention disponible à l'idée passionnelle ou morale qui exige de tenir, - à la foi dont il faut rester le témoin, à l'ambition à satisfaire, au record à battre, au pôle à atteindre, etc. En tout cela le courage est sans cesse en avance sur la douleur présente et lutte avec le vertige qui naît de l'imminence. Ce travail d'attention a une composante musculaire: l'attention à l'idée est aussi effort sur le troupeau de muscles; or nous ne trouvons pas ici des réflexes à réfréner mais des esquisses motrices pour une part préformées, de la famille des savoir-faire: la répression des manifestations réflexes de la douleur a dans le courage une signification plus spectaculaire que morale; l'éthique de la souffrance ne commence vraiment qu'avec le refus méprisant de l'attention au péril et avec la répression de la fuite esquissée.

Que sont ces savoir-faire préformés? Sous une forme rudimentaire le jeune enfant présente l'esquisse d'une technique de l'attaque et de la défense: parer un coup en portant la main au visage, éviter un projectile par un mouvement de tout le corps, porter les mains en avant dans la chute, protéger le ventre et l'estomac, repousser, frapper. Ce sont ces conduites " instinctives", et non les réflexes que nous avons dits, qui seront utilisés dans les conduites apprises au hasard ou même systématiquement, comme on voit dans les sports d'attaque et de défense: on les appelle dans le langage courant des réflexes, mais le fait même que nous apprenons à les compliquer, à les corriger et même à les inverser dans les feintes et les prises savantes de la lutte, de la boxe, de l'escrime, doit nous avertir qu'il s'agit de tout autre chose que de réflexes. Ce sont des ensembles moteurs très variables, réglés par des perceptions, constituant un premier usage du corps en relation avec des objets perçus globalement et à distance, un premier ajustement de la motricité aux sens; ils sont par eux-mêmes inertes tant qu'une impulsion, susceptible d'être suspendue, ne les anime pas. Je sais frapper, mais je ne frappe que dans la crainte, la colère. Tout l'élan du geste est non dans le montage perceptivo-moteur mais dans l'impulsion du besoin, de la passion, de la volonté.

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Appropriation, accommodation, exploration bien que dans cette deuxième classe d'actes élémentaires le savoir-faire l'emporte décidément sur le réflexe rigide, il serait faux de croire que tous les réflexes sont des réflexes de défense. Les réflexes d'appropriation (réflexe de succion du nouveau-né, de salivation, de mastication) sont déjà un type de réponse qui ne se rapporte pas à un excitant nocif. Ces réflexes sont suffisamment remarquables puisque les travaux de Pavlov sur les réflexes conditionnés se rapportent à l'un d'entre eux, à savoir le réflexe de salivation. Mais il faut noter deux points qui limitent la portée de ces réflexes: d'abord, comme on le développera plus loin à propos de l'habitude, le conditionnement par lequel Pavlov espère expliquer les formes supérieures du comportement n'aboutit pas à construire une nouvelle conduite, mais à transférer le pouvoir réflexogène à des excitants associés; le mouvement reste du type rudimentaire de la riposte et non de la parade; celle-ci procède de mouvements élémentaires qui ne sont pas déclenchés au contact mais réglés par des objets perçus de loin, comme on voit dans les conduites de quête, de chasse, etc. , Que Pierre Janet appelle " conduites perceptives "; d'autre part ces réflexes d'appropriation s'insèrent, sans s'intégrer vraiment, à titre de segment partiel et aisément isolable, dans une conduite plus vaste-manger, boire-dont les segments les plus importants et les plus décisifs pour le cours de l'action-explorer, poursuivre, manipuler-ne sont pas du type réflexe. Sans doute par rapport à cette conduite complète ces réflexes se distinguent des réflexes de défense comme des réflexes " préparatoires " et non plus " consécutifs ": mais ils sont seulement une " mise en train " d'organes particuliers et non une conduite complète réglée par des perceptions.

Il existe en outre tout un groupe de réflexes dont le point de départ est un organe sensoriel et dont l'effecteur est l'organe mobile qui porte ce sens: ce sont les réflexes d'accommodation et d'exploration: cligner des yeux à l'approche brusque d'un objet ou sous l'effet d'une lumière vive et subite, suivre des yeux un objet qui ne sort pas du champ visuel, accommoder, amener les yeux en convergence sur un objet peu distant, voilà des réflexes qui d'ailleurs ne sont pas incoercibles au même

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degré, dont plusieurs se commandent par synergie (par exemple la contraction ciliaire, la convergence et l'accommodation) et qui ne sont manifestement pas des réflexes de défense mais bien d'orientation, d'adaptation à une situation: ils constituent la partie réflexe de l'attention; ils ne se donnent pas comme réflexe de mon corps mais comme rapt de mon attention par les choses mêmes, comme empire invincible du monde sur ma conscience. Mais, comme dans la défense, le réflexe esquisse un ajustement de première urgence; la volonté plus lente ne règne que dans le délai; aussi n'entre-t-elle pas normalement en conflit avec eux (à titre d'exercice ou de jeu je peux m'essayer à ne pas cligner des yeux); de plus, comme les réflexes d'appropriation, ces réflexes d'accommodation et d'exploration s'insèrent dans des conduites plus amples d'observation, de recherche, dont les segments les plus importants ne sont pas du type réflexe: ainsi l'attention-réflexe paraît-elle se fondre dans l'attention spontanée ou même volontaire, commandée par la surprise émotive ou l'effort. On objectera que ces réflexes se distinguent moins des savoir-faire que les précédents puisqu'ils réagissent à un objet perçu à distance alors que les réflexes de la douleur procédaient d'une excitation essentiellement non sensorielle. Néanmoins ils se distinguent des conduites préformées de l'exploration, de la locomotion, de la préhension, de la manipulation qui ajustent primitivement toute la vie de relation à la perception. L'enfant de quelques jours qui lance la main dans la direction d'un objet visuel, l'enfant de quelques mois qui esquisse les mouvements de la marche n'est plus le siège d'une action isolable, quasi-fatale. Son action se subordonne à des besoins et elle est indéfiniment éducable. Les réflexes sensoriels sont moins des suites de la perception comme acte du sujet que l'emprise matérielle des choses sur nous. En percevant à distance je subis aussi au contact l'action de la chose. Il reste que la continuité du réflexe au savoir-faire préformé s'affirme ici en dépit de leur différence; l'accommodation ou la fixation réflexe du regard par exemple prépare une conduite adaptée; ce n'est certes point encore une " réponse adaptive", mais seulement une " mise en train " des organes comme dans le cas des réflexes d'assimilation; mais la conduite qui implique tout l'organisme s'incorpore la réaction de l'organe local; du point de vue phénoménologique cette dernière se dissimule dans la conduite d'ensemble dont elle n'est qu'un segment.

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Opposition générale du réflexe et du savoir-faire préformé il est possible maintenant de faire le point de la comparaison entre le réflexe et le savoir-faire préformé. On a affirmé plus haut le triple caractère descriptif du réflexe: il est relativement stéréotypé, aisément isolable et surtout incoercible. Par trois traits antithétiques le savoir-faire préformé se distingue du réflexe. 1) La stéréotypie du réflexe ne représente pas le fonctionnement de base de l'organisme; Goldstein remarque qu'en dehors de la maladie et des conditions artificielles de laboratoire ou de l'examen médical on observe au mieux ces réflexes dans des " situations-limites", où l'être, mis en présence d'une menace soudaine ou d'une stimulation brusque telle qu'un jet de lumière dans les yeux, réagit seulement avec une partie de lui-même. La soudaineté équivaut ici à l'isolement: ainsi lorsque le sujet connaît à l'avance les conditions de l'expérience, les réflexes provoqués artificiellement sont modifiés. On n'a donc pas le droit de parler de réflexes en dehors de la méthode par laquelle ils ont été obtenus, et toujours il apparaît que les conditions de l'expérience réalisent une espèce d'isolement. On ne peut donc comprendre l'organisme et, ce qui nous intéresse ici, une conduite vraiment organique à partir du réflexe; mais réciproquement, en vertu du principe méthodologique que Goldstein nous rappelle et que nous ne cessons d'appliquer dans cet ouvrage, "le progrès de la connaissance ne peut se faire que dans la direction du plus " parfait " mais jamais en sens inverse".

C'est pourquoi les premiers savoir-faire ne sont pas des chaînes de mouvements invariables, mais déjà, comme le seront les habitudes, des formes souples, des structures à contenu variable, - des " mélodies kinétiques", a-t-on dit; elles répondent non à des stimuli simples (mais le réflexe lui-même ne répond peut-être jamais à un stimulus simple et invariable), mais à des aspects discriminants (qualités, formes, etc. ) Qui présentent déjà une organisation perceptive complexe. Par là ces premiers mouvements pourront servir de thèmes moteurs à des variations indéfiniment transposables et à des compositions de plus en plus complexes.

En outre chaque conduite en quelque sorte locale est organiquement liée à une posture d'ensemble qui lui sert de fond et

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sur laquelle elle se détache comme un processus de figure. Goldstein a même montré que les ensembles figure-fond ainsi réalisés par les postures globales dans lesquelles s'incorpore chaque mouvement partiel ne sont pas en nombre illimité comme le sont les variations dans la situation: l'action tend à réaliser chaque fois un " comportement privilégié ": ainsi pour montrer un objet, décrire un cercle, etc. , À partir d'une position initiale (debout, penché en avant, etc. ) L'organisme adopte spontanément une posture remarquable sur laquelle modulent les postures familières à chaque individu qui lui donnent un sentiment de facilité, de commodité et de maîtrise. Il semble que ce phénomène soit à rapprocher des lois de " bonne forme " qu'on observe dans la perception; on peut donc dire que, étant donné une tâche, une intention, une situation de départ, une posture initiale, il y a un dessin privilégié de l'action qui réalise le "comportement privilégié".

Cette distribution involontaire du mouvement entre figure et fond est aussi importante pour notre propos que la forme particulière des divers savoir-faire non appris que l'habitude prolonge et que la volonté reprend à son compte. On peut considérer cette distribution comme l'aspect structural le plus général ou mieux le plus global et le plus total des pouvoirs involontaires dont la volonté peut disposer: même si je fais ce que je veux, je le fais à partir de savoir-faire involontaires et selon la figure globale d'un comportement privilégié involontaire. 2) L'autonomie relative du réflexe par rapport au comportement global est à mettre en relation avec sa faible dépendance à l'égard des besoins et des autres impulsions affectives; aussi sont-ils subordonnés à l'excitant et, comme dit Pradines, "l'activité vitale y paraît bien animée, mais comme du dehors et par une espèce d'incantation. L'âme reste comme extérieure à son corps: elle n'en a pas pris possession "; les savoir-faire ne sont pas ainsi la proie du dehors parce qu'ils sont en eux-mêmes relativement inertes tant qu'un besoin, une impulsion affective, une intention volontaire ne viennent pas les animer comme du dedans. Je sais esquisser un coup de façon grossière sans l'avoir appris, mais je ne l'esquisse que dans la crainte et dans la peur. L'élément moteur n'est pas ici le signal, mais l'impulsion que la volonté pourra reprendre à son compte. Voici mise à jour une liaison essentielle à trois termes: besoin, signal perceptif, savoir-faire: ce schéma est irréductible au type machine. Dès lors le signal

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ne produit pas le mouvement à la façon du stimulus du réflexe mais le règle seulement, parce que la vraie source du mouvement est dans la tension du besoin et des " quasi-besoins "; mais, comme le besoin est vécu comme appréhension d'un "caractère d'appel " sur l'objet même, c'est en quelque sorte l'objet dans le monde qui tire de moi les premiers gestes; mais il ne me les arrache pas comme le stimulus du réflexe qui m'anime du dehors; si l'objet de mon désir soutire de moi le geste même de le prendre et de le manipuler, c'est comme du dedans de moi que son " caractère d'appel " qui est dans le monde me séduit. Ce qui est involontaire ici, c'est d'une part l'impulsion issue du besoin, d'autre part la régulation du mouvement quant à la forme par les signaux externes. L' incitation est en moi en tant qu'être de manque et d'élan et peut se composer avec l'incitation du vouloir; le lien involontaire du savoir-faire au signal concerne non l'incitation, le déclenchement, mais la forme de déroulement du mouvement. Nous reprendrons cette distinction à propos de l'habitude. On achèvera cette seconde opposition entre le réflexe et le savoir-faire préformé si l'on considère que l'objet régulateur du savoir-faire a non seulement des propriétés discriminantes de " forme " et de qualité et des propriétés affectives, un attrait, mais qu'il est à distance. Tous ces traits sont solidaires. L'aliment à saisir est désiré parce qu'il est absent et perçu parce qu'il est à distance. Or l'excitant du réflexe est au contact, il permet seulement une ré-action; une perception au contraire anticipe une action possible de l'objet; l'action qu'elle éveille et qu'elle règle est par nature pré-ventive. Elle est sous le signe du délai; là est la source de tous les perfectionnements et de toutes les constructions issues de l'exercice. Rien ne se construit sur le réflexe, parce qu'il suit seulement l'action des choses et ne suppose pas l'anticipation de cette action par les sens. Par nature un objet à distance ne peut produire un réflexe mais éveiller un besoin qui s'adresse à l'absent d'abord, au lointain ensuite; les actions réglées de loin par l'objet perçu et sous-tendues par le besoin éveillé seront elles aussi des actions anticipées dont la suite est esquissée et suspendue jusqu'au contact. Ainsi bondit et court l'animal avant de saisir sa proie et de la dévorer. Rien de son action ne ressemble à une chaîne de réflexes. Il s'agit plutôt d'une combinaison entre les tensions issues d'un besoin éveillé de loin et les propriétés formelles d'un objet également perçu de loin.

3) On comprend dès lors que l'involontaire des savoir-faire préformés diffère de l'incoercibilité du réflexe. Par son incoercibilité le réflexe reste inassimilable à la volonté. Mais il faut dire

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en contre-partie que par son adaptation remarquable le réflexe est non un obstacle pour la volonté mais son indispensable préface. Il fait bien ce que la volonté ne pourrait pas faire. L'adaptation que la volonté doit inventer en inventant des moyens convenables est ici un problème résolu; la réaction est tout de suite enchaînée à l'excitation et le moyen à la fin. C'est pourquoi la volonté fait suite naturellement au réflexe et lui est en quelque façon contiguë et continue. Mais cet étroit enchaînement ne constitue pas une réciprocité du volontaire et de l'involontaire. Il ressortit à cette solidarité spécifique entre la volonté et la vie que nous étudierons dans la iiie partie, plutôt qu'à l'empire sur soi. Le réflexe est en moi sans moi. Le savoir-faire constitue de son côté une figure de l'involontaire en ce sens très spécial que les liaisons les plus primitives entre la perception et le mouvement n'ont jamais été voulues et apprises. Tout ce que nous pouvons dire de la marche ou du mouvement de préhension, c'est que la coordination intérieure du mouvement et sa coordination à un système d'objets régulateurs est antérieure à toute volonté; cet involontaire ne signifie pas que l'enfant ne peut pas (du moins définitivement) s'empêcher de prendre les objets qu'il voit, mais que des impulsions, elles-mêmes susceptibles d'être apprivoisées et intégrées par la volonté, se prolongent naturellement dans des gestes utiles et primitivement adaptés au monde tel qu'il est perçu. Voilà bien, sous la figure de l'involontaire instrumental ou mieux structural, la plus primitive liaison du cogito percevant et du cogito agissant. Que je sache faire certains gestes élémentaires sans les avoir appris est d'ailleurs la condition de tout apprentissage volontaire; je ne peux tout apprendre; je ne peux apprendre une première fois à lier un mouvement à ma perception; c'est le premier don, la première mise de fond consentie par la nature à la volonté; et déjà l'union du " je peux " au "je perçois " est systématiquement opérée dans ces structures inertes que l'impulsion des besoins, des passions et des intentions volontaires pourra ébranler. Nous retrouverons ce type d'involontaire à la base des habitudes. Le problème de l'acquisition des habitudes est en grande partie celui de la constitution d'un outillage moteur de plus en plus complexe dépendant de signaux de plus en plus éloignés des signaux primitifs et eux-mêmes de plus en plus complexes.

Le savoir-faire n'est donc pas produit par un stimulant en ce double sens qu'il est commandé par des objets perçus et non par des stimuli physiques, et que ces objets ne sont efficaces que sous la condition d'une impulsion affective dont le propre est

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de se prêter à une emprise du vouloir. Ces gestes élémentaires, dont la psychologie du jeune enfant raconte la genèse, ne constituent jamais des actions complètes qui aient un sens en elles-mêmes; suivre un objet des yeux, marcher, prendre, etc. , Reçoivent leur sens de l'intention ou du besoin qui les animent et en disposent. Or la psychologie classique, sans doute parce qu'elle choisissait de préférence ses exemples dans les réflexes de défense de caractère uniforme et rigide, a cru que l'action était tout entière dérivée de systèmes mécaniques du type stimulus-réaction; du même coup elle se condamnait à chercher dans des montages du type machine les formes élémentaires de l'action. L'adoption par la volonté de ces actions élémentaires devenait inintelligible. Il faut savoir gré à la psychologie de la forme d'avoir substitué au principe des chaînes de réflexes rigides et préformées une dynamique de tensions à résolution variable. La véritable action instinctive sur laquelle les plus hautes habitudes sont édifiées est déjà caractérisée par la production d'un effet constant par des moyens variables. Ce sont des totalités qu'on ne peut tirer par addition de mouvements partiels rigides: la description doit s'appliquer directement à la forme du mouvement pour la rapporter d'une part aux tensions du besoin qui ouvrent le cycle de l'action par le malaise et le ferment par la satisfaction et d'autre part aux structures de la perception qui règlent les éléments variables de l'action. Toute action est un geste significatif et non une mosaïque de mouvements; c'est l'allure du besoin et le sens du monde perçu qui donnent leur style à l'action élémentaire. Or une action suscitée par le besoin est apte, par principe, à la régulation volontaire. Je peux assumer un besoin ou le refuser mais non point un réflexe; quant à la structure préformée elle-même qui lie des gestes à des perceptions, elle est elle-même inerte; or le savoir-faire est la source de toutes les aptitudes corporelles qui seules donnent à la volonté des prises et permettent à la liberté de s'inscrire dans le monde. Les problèmes du réflexe idéo-moteur et de l'imitation il nous faut maintenant tenir compte d'un groupe de faits qui, semble-t-il, remettent en question notre analyse du réflexe." L'instinct d'imitation", comme on dit, semble impliquer qu'une action puisse être déclenchée par une action semblable qui lui sert à la fois de modèle et d'excitant. Le semblable a-t-il comme tel une efficacité comparable à celle des excitants du réflexe? Les psychologues du siècle dernier et encore du début de ce siècle ne doutaient point de ce pouvoir primitif. Ils n'y

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voyaient qu'un cas particulier du réflexe idéo-moteur où la représentation du mouvement est censée produire de soi-même le mouvement semblable. En effet, le réflexe idéo-moteur implique que la représentation produit le mouvement semblable; or le modèle externe paraît être une espèce particulière de représentation de mouvement où le dessin de l'action est offert par un autre sujet au lieu d'être produit par le sujet lui-même. La motricité du modèle externe-ce qu'on entend couramment par instinct d'imitation-ne serait alors qu'un corollaire du théorème général de la motricité des représentations du mouvement. Il faut avouer que si ce réflexe idéo-moteur a la signification et l'importance qu'on lui attribue souvent encore aujourd'hui nous serions en face d'un type de réflexes irréductibles aux réflexes précédents dont nous avons pu dire qu'ils restent étrangers au mouvement volontaire; au contraire nous serions ici à la source même du mouvement volontaire. Ribot n'hésite pas à dire que l'idée d'un mouvement est déjà un commencement d'exécution et que ce mouvement reste le plus souvent à l'état de tendance parce qu'il est empêché par tout le contexte mental. Par combinaison et inhibition mutuelle le réflexe idéo-moteur engendre toute la souplesse et l'apparente initiative motrice de la volonté. Nous tiendrions donc ici une des grosses racines de l'explication psychologique: en effet le réflexe idéo-moteur serait à la fois le principe des automatismes par distraction, des automatismes habituels, des automatismes pathologiques et du mouvement volontaire. Au commencement était l'automatisme. Bref, c'est au niveau du réflexe, au niveau d'un involontaire qui ne suppose pas par principe une référence à une volonté possible qu'il faudrait chercher l'origine de la volonté elle-même. Toutes nos hypothèses sur le caractère irréductible du " je veux " et sur la réciprocité du volontaire et de l'involontaire sont ici heurtées de front.

On voudrait que la représentation du mouvement et plus particulièrement la représentation kinesthésique de ce mouvement ait de quoi tirer d'elle-même et produire le mouvement correspondant. On voudrait de plus que le mouvement volontaire dérive par inhibition et correction du réflexe idéo-moteur. Or ce réflexe est d'un type singulier si on le compare à ceux que nous avons rencontrés jusqu'à présent: singulier par son destin dans la vie mentale, par son éducabilité qui contraste avec le caractère isolable et l'incoercibilité ordinaire du réflexe; singulier par sa structure elle-même: tous les autres réflexes

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sont une réponse à un excitant lui-même sans rapport aucun avec le mouvement produit, cet excitant produisant le mouvement sans passer par l'idée de ce mouvement. Ce caractère insolite de ce réflexe est déjà surprenant.

Ce pouvoir repose sur une construction assez artificielle que ne vérifie pas l'expérience. On suppose que le mouvement produit par hasard ou le mouvement passif sont perçus par les divers sens externes ou internes et qu'en raison du lien étroit entre le mouvement et sa perception, la trace de cette perception à son tour a le pouvoir immédiat de reproduire le mouvement lui-même. La sensation de mouvement, en devenant image du mouvement, deviendrait cause de mouvement; parmi ces images, les images kinesthésiques auraient un pouvoir particulier à cause du caractère même de la sensation musculaire du mouvement qui adhère en quelque sorte plus qu'aucune autre au mouvement lui-même, qu'il soit passif ou impulsif. On arrive ainsi au primat de l'image kinesthésique, qu'on n'hésitera pas à appeler image motrice au double sens de: image qui représente un mouvement, et de: image qui produit un mouvement. Ce pouvoir immédiat ne supposerait avant lui qu'une production accidentelle du mouvement, mais non pas à proprement parler un apprentissage; en ce sens il serait bien primitif; c'est ainsi qu'on explique cet étrange pouvoir causal accordé à la ressemblance qui est entre une représentation et un mouvement.

Que " ces images motrices " soient une pure construction, on ne peut plus en douter aujourd'hui: ici la critique rejoint de façon inattendue le procès des centres d'images qui a succédé à la période des " schémas " dans la fameuse querelle de l'aphasie. L'étude des réactions primitives du jeune enfant et la psychologie expérimentale du " learning " ne semblent pas non plus confirmer cette interprétation du réflexe idéo-moteur. Il paraît bien que le pouvoir moteur des représentations ne soit pas primitif mais doive être dérivé des sources primitives de mouvement déjà considérées, et parmi elles non pas des excitants, mais des signaux externes qui règlent nos savoir-faire et de l'attrait (ou " caractère d'appel ") qui émane des objets du besoin et qui correspond à la tension du besoin. Ce caractère très dérivé de l'efficacité motrice des représentations de mouvements paraîtra moins étonnant si l'on considère leur faible rôle dans la régulation du mouvement; nous réglons normalement

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nos mouvements sur les choses, les personnes, les événements qui nous entourent, bref sur des signaux spatio-temporels qui forment le véritable contexte de l'action et dont le pouvoir régulateur est pour une part préformé. La représentation préalable du geste joue un rôle très épisodique dans cette régulation du mouvement, souvent même elle a sur l'exécution correcte une action parasite et pertubatrice; le plus souvent nous sommes incapables de nous faire une représentation exacte du mouvement, en particulier des mouvements compensatoires, des postures globales qui équilibrent le geste principal. La fonction normale des représentations du mouvement est non de lancer le mouvement, ni même de le régler, mais de l'apprécier après coup (ce qui n'exclut pas que cette appréciation soit poursuivie au fur et à mesure de l'exécution selon les articulations naturelles de l'action). Telle est la fonction modèle de nos représentations de mouvement. Ainsi fait le danseur, le patineur, etc. ; Le modèle sert à contrôler dans son ensemble le mouvement en cours d'exécution; il constitue une sorte d'essai imaginaire de nos actes qui peut d'ailleurs se soustraire complètement à sa fonction de régulation, nous retrancher de l'action et nous faire glisser dans la vie rêvée et non plus réglée. Les signaux régulateurs de l'acte les plus primitifs ne sont donc à aucun degré des anticipations imaginaires du mouvement; ils subordonnent entièrement le mouvement à autre chose que lui. Cette unité vitale de certaines perceptions et de certaines actions est la véritable source des actions que l'homme sait faire sans les avoir apprises: c'est d'elle que dérive le pouvoir de régulation des images de mouvement. C'est au niveau de ces savoir-faire préformés que l'action du corps est inviscérée dans la connaissance du monde. La critique du réflexe idéo-moteur remet en question toute l'interprétation de l'imitation: si la régulation par le modèle est un cas particulier du réflexe idéo-moteur, l'imitation est justiciable de la même explication. Ainsi P Guillaume crut devoir appliquer au modèle externe l'explication qu'il donnait des modèles mentaux et le dériver de l'action régulatrice primitive de ces signaux qui chez le tout jeune enfant guident les premiers mouvements de préhension ou de manipulation, etc. On peut se demander néanmoins s'il ne faut pas dissocier entièrement le destin de l'imitation de celui des images motrices. Si effectivement les représentations subjectives du mouvement ne règlent que tardivement et de façon épisodique l'action humaine, il n'est pas certain que le modèle externe n'ait pas d'emblée un pouvoir régulateur, sans passer par les images motrices et les prétendues traces de sensations kinesthésiques. Il est très possible

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que la régulation de l'action par l'action semblable perçue chez autrui soit un type très primitif de savoir-faire. C'est à une vue de ce genre que conduit l'esprit général de la gestaltpsychologie. Cette école met l'accent sur les ressemblances structurales entre les formes perçues globalement et les ensembles moteurs considérés également comme totalités; la psychologie classique, trop atomiste, négligeait ces considérations; la forme semblable peut très bien commander immédiatement la forme semblable par une sorte de continuité dynamique de forme à forme. Quoi qu'il en soit du caractère primitif de l'action du modèle externe, la question qui nous préoccupe est de savoir si cette action est du type réflexe, c'est-à-dire incoercible, ou si elle ressortit à ces savoir-faire dont nous avons montré qu'ils étaient toujours subordonnés à des impulsions que le vouloir peut toujours s'assimiler. Quelle que soit l'explication adoptée, il faut nier fortement le caractère réflexe de l'imitation: l'imitation ne présente jamais ce caractère stéréotypé, isolable, irrépressible du réflexe. L'action semblable a peut-être un pouvoir moteur primitif, mais c'est un pouvoir de régulation non de production mécanique. Le modèle, comme tout objet régulateur, opère à distance; il suscite donc une action spontanée et non une réaction réflexe; cette action elle-même n'est éveillée que si le modèle possède un caractère d'appel qui est le prestige du " socius "; c'est à cette condition seule que la forme perçue par un sujet règle son action. Si le goût d'imiter est contredit par le mépris, le désintérêt, bref si aucun prestige n'émane du modèle il ne suscite pas d'action semblable. L'imitation fait donc partie de ces actions subordonnées à des tendances susceptibles d'être suspendues. Le modèle ne paraît avoir d'action immédiate que parce qu'il cumule des propriétés formelles remarquables et un prestige qui est son caractère d'appel spécifique. On voit combien il est dangereux de pousser trop loin la solidarité structurale des formes perçues et des formes motrices. En dehors des réflexes proprement dits, les objets n'agissent qu'avec la complicité d'impulsions affectives assimilables par la volonté. Le modèle règle le mouvement mais ne le produit pas. Il le règle peut-être par un pouvoir immédiat du semblable sur le semblable, mais cette action ne possède à aucun titre une efficacité complète et isolable.

L'action du modèle n'appartient donc pas au cycle des réflexes; à supposer qu'elle soit primitive, elle appartient au cycle des savoir-faire.

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Conclusion ce sont donc les savoir-faire préformés qui portent le destin ultérieur de l'action humaine. Ce sont ces schémas d'action accordés sur la présence du monde qui serviront de cellules mélodiques à toutes les habitudes du corps; à leur tour les savoir-faire appris se rencontrent sous une forme désordonnée et parfois défigurée dans l'émotion qui, en tant que "raté "de ces savoir-faire préformés, réalise encore un ajustement grossier à la situation; les prises que je peux avoir sur le monde et qui rendent la liberté efficace supposent cette première continuité entre le cogito percevant et la motion du corps propre: connaissance et mouvement se nouent plus fondamentalement et plus primitivement que ne pourra le réaliser la motion concertée et volontaire du corps. Ici le cogito mental et corporel, la pensée et le mouvement réalisent une unité indéchirable, en deçà de l'effort. Homo simplex in vitalitate, disait Maine De Biran.

En même temps qu'il résout dans le principe et plus bas que toute réflexion, que tout savoir, que toute volonté, l'incompréhensible union du mouvement et de la pensée, le savoir-faire se donne comme la matière d'un effort possible. C'est ce qui le distingue radicalement du réflexe. Et cette distinction est de principe. On peut être tenté de nier le caractère radical de cette opposition: la différence entre produire un mouvement et le régler paraîtra peut-être une différence de degré et non de nature; on dira par exemple que s'ils étaient seuls les signaux perceptifs produiraient infailliblement le mouvement à la manière d'un réflexe et que les savoir-faire révocables ne sont que des automatismes empêchés par l'ensemble de l'état mental. Le savoir-faire ne différerait du réflexe que par sa plus grande aptitude à être intégré dans les actions du champ total (pour parler comme les gestaltistes); l'action primaire serait d'un type unique, l'automatisme indifférencié. Il est à craindre qu'il n'y ait dans cette vue systématique un préjugé premier. Par principe les éléments formels, structuraux de la perception n'agissent que dans une constellation de facteurs qui sont des impulsions accessibles à la maîtrise volontaire. Une forme ne peut agir seule; elle ne règle une action que liée avec un caractère de l'objet qui reflète une telle impulsion. Les défenseurs de l'automatisme primitif invoqueront les conclusions de la psychologie pathologique: la fatigue, la distraction, la psychasthénie, les grandes névroses et certaines démences semblent restaurer un automatisme fondamental, comme par simplification de la conscience: le pouvoir moteur semble retourner aux signaux eux-mêmes qui l'auraient perdu

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par le fait de la complication mentale. La conscience désintégrée ou sur le point de se défaire semble montrer le caractère primitif de ces actions qui partent toutes seules sur la simple pression de la représentation. Mais il ne faut pas oublier que les dégradations de la conscience ne marquent pas le retour à des formes simples et primitives d'où la conscience et la volonté seraient sorties par complication; la dégradation des habitudes et des savoir-faire en quasi-réflexes sont des productions originales, issues d'une conscience autre. Il ne faut pas espérer expliquer la conscience normale par une conscience que la maladie aurait simplifiée. Nous avons plutôt cherché à comprendre l'action à partir de certains mouvements ou savoir-faire préformés disponibles pour un vouloir qui en retour peut les maîtriser.

II l'émotion: il peut paraître paradoxal de situer l'émotion parmi les moyens ou les organes du vouloir et non point parmi ses motifs. La parenté même des mots "émotion " et " motif " semblerait le suggérer. Néanmoins différentes raisons nous ont paru décisives en faveur d'un traitement différent de l'émotion. L'essence du motif est de proposer des fins. Or l'émotion, nous le verrons, n'apporte pas de fins qui ne soient déjà dans des besoins et des quasi-besoins; l'émotion suppose une motivation plus ou moins enveloppée qui la précède et l'entretient; toute sa puissance est d'habiller des fins, déjà présentes à la conscience, d'un certain prestige du corps, d'une efficace qui est pour une part de l'ordre du mouvement naissant; l'émotion apparaît ici comme le ressort de l'action involontaire. D'autre part l'émotion entretient avec l'habitude des rapports tels que ces deux fonctions ne se comprennent bien que l'une par l'autre. Il n'est pas contestable que c'est l'habitude qui fournit la volonté de moyens utiles et disponibles. Mais on ne comprendrait pas l'habitude si on n'y voyait qu'un prolongement de ces premiers savoir-faire que nous n'avons pas appris: selon une vue de Hegel, elle est un assagissement des puissances explosives, une domestication de l'émotion. L'habitude elle-même ne progresse que fouettée par cette fonction désordonnée qu'elle apprivoise. C'est pourquoi l'émotion nous paraît être, plus radicalement que l'habitude, la source du mouvement involontaire. Nous nous proposons de montrer: 1) comment dans l'émotion le mouvement adhère sans hiatus à des pensées, comment par conséquent au niveau de l'involontaire et en deçà de l'effort le passage est mystérieusement opéré de la pensée au mouvement; 2) comment l'involontaire de l'émotion se comprend par rapport à un vouloir

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qu'il ébranle, et qui à son tour ne meut que s'il est ému. Nous réserverons pour une analyse ultérieure, et après une étude semblable de l'habitude, la dialectique de l'effort et de l'émotion. À ce moment seulement nous comprendrons l'enchaînement de toutes les puissances involontaires entre elles et par rapport à (l'êgemonikon): car le sens vient toujours d'en haut et non d'en bas, de l'un et non du multiple.

Mais le plus paradoxal en apparence n'est pas sans doute que nous parlions de l'émotion ici plutôt qu'ailleurs, mais que nous en parlions comme d'un involontaire qui alimente l'action volontaire, qui la sert en la précédant et en la débordant. La psychologie contemporaine est en effet unanime, sinon dans l'explication, du moins dans la description de l'émotion: c'est un raté de l'instinct dit Larguier Des Bancels, une régression à un stade évolutif primitif par libération fonctionnelle de conduites rudimentaires, dit Pierre Janet suivi par Renée Dejean. Pierre Janet a fourni le fil conducteur le plus précieux en opposant le caractère déréglant de l'émotion au caractère régulateur du sentiment, en entendant par sentiment " non pas des actions, mais des régulations de l'action qui peuvent différer". M Pradines a tenté de perfectionner cette thèse en cherchant les attitudes et les conduites affectives que l'émotion dérègle ailleurs que dans les sentiments " qui ne sont fondamentaux que dans les asiles "; les sentiments que l'émotion déroute sont les affections complexes liées aux anticipations imaginatives du plaisir et de la douleur; elles ne sont pas elles-mêmes plaisir et douleur, mais le figurent affectivement, développent mille nuances affectives qui sont précisément les sentiments; ils esquissent au cours de situations mobiles une "orientation circonstancielle objective et adaptative".

Si l'émotion est le dérèglement du sentiment, comment peut-elle se prêter à la compréhension réciproque de l'involontaire et du volontaire? La seule compréhension qui lui convienne n'est-elle pas celle d'un ordre qui se défait? Nous essayons précisément ici de surprendre une forme d'émotion où le dérèglement est à l'état naissant; nous sommes arrivés à cette conviction que ce sont là les émotions fondamentales dont le rôle fonctionnel dans la vie volontaire est aussi décisif que celui de l'habitude: elles ont un pouvoir d'ébranler

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l'action, d'émouvoir l'être, qui ne consiste pas d'abord à le jeter hors de soi, mais à le tirer de l'inertie par une spontanéité toujours périlleuse pour la maîtrise de soi; si la volonté doit toujours se reprendre sur cette spontanéité, c'est pourtant à travers elle qu'elle meut son corps. C'est au traité des passions de Descartes que nous devons le principe de notre description; ce sont ses " passions principales " (admiration, amour et haine, désir, joie et tristesse) qui nous ont servi de fil conducteur. Alors que la psychologie moderne fait sortir l'émotion d'un choc et la décrit comme une crise, Descartes la fait procéder de la surprise et la décrit comme une incitation à agir selon les vives représentations qui engendrent la surprise. Nous ajournerons donc l'examen des émotions-chocs et nous montrerons ultérieurement comment elles prolongent le désordre naissant en toute émotion-surprise et en défigurent la signification fonctionnelle.

On objectera que nous substituons ici à l'émotion le sentiment au sens de P Janet et que l'émotion reste déréglante par nature. Nous espérons montrer que la surprise permet déjà d'appeler émotion les affections que nous décrivons. Il y a une filiation de la surprise au choc qui assure l'unité de l'empire des émotions. L'intérêt de cette analyse doit être précisément de montrer comment l'émotion-choc procède, non seulement par désadaptation de la régulation du sentiment, mais du dérèglement fécond de l'émotion-surprise, et comment un dérèglement aberrant prolonge le dérèglement naissant, essentiel à la vie humaine, de l'émotion-surprise.

De plus, les affects que la psychologie contemporaine décrit de préférence sont non seulement trop déréglés mais beaucoup plus complexes qu'on ne pense. On y trouve mille passions qui y glissent leur principe d'esclavage et un vertige spécifique de la volonté, laquelle concerte obscurément avec ses passions. Or ce vertige et cet esclavage que l'on retrouve le plus souvent à la source de la peur et de la colère, qui sont les émotions-types de la psychologie moderne, n'appartiennent pas, croyons-nous, fondamentalement à l'émotion.

Pour toutes ces raisons nous déplaçons le centre de gravité des émotions-chocs et des émotions-passions aux émotions-surprises qui sont aussi non-passionnelles. C'est là que le sens de l'émotion comme involontaire doit apparaître.

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L'émotion-surprise: les attitudes émotionnelles fondamentales la fonction la plus rudimentaire de l'émotion est la surprise ou le saisissement (l'admiration cartésienne), puis elle se complique par les formes émotives de l' imagination affective par quoi nous anticipons quelque bien ou quelque mal; elle atteint son point culminant dans l'alerte du désir; elle trouve son couronnement dans les émotions de la joie et de la tristesse, qui sanctionnent la possession de quelque bien ou de quelque mal.

A) la surprise est l'attitude émotive la plus simple et pourtant elle contient déjà toute la richesse de ce qu'on peut appeler le phénomène circulaire entre la pensée et le corps. Dans la surprise le vivant est saisi par l'événement subit et nouveau, par l'autre; ceci est plus fondamental, plus primitif que l'amour et la haine, que le désir, que la joie et la tristesse: "elle n'a pas, dit Descartes qui l'appelle admiration, elle n'a pas le bien et le mal pour objet mais seulement la connaissance de la chose qu'on admire." C'est par le saisissement que la durée est colorée, que les choses nous touchent, qu'il arrive quelque chose, qu'il y a des événements. Le subit et le nouveau peuvent n'être pas réels: l'absence ou la fiction peuvent nous rencontrer, nous frapper, nous étonner de la même façon. Cette remarque nous met déjà en garde contre une conception réflexe de la surprise; elle est à la fois et d'un seul jet un choc du connaître et un tressaillement du corps, mieux un choc du connaître, dans un tressaillement du corps.

C'est ici qu'il faut bien entendre le caractère circulaire de l'émotion-surprise que nous retrouverons plus dissimulé et raccourci dans l'émotion-choc. James veut que l'émotion soit un trait de l'automate humain, que le mouvement procède directement de quelque impression toute physique des choses sur le corps et que l'émotion ne soit que la conscience d'une synthèse de réflexes. La surprise est beaucoup plus compliquée qu'un réflexe. Il est vrai que l'émotion-choc mime le réflexe; le ras de marée qu'est l'accès de peur ou de colère, l'explosion de joie ou la crise de désespoir donnent davantage le change: la surprise ne permet pas cette confusion.

Le nouveau n'agit pas sur le corps à la façon de la douleur:

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le choc émotif n'est pas une contusion, mais d'abord un désordre du cours des pensées; tout ce que nous pensons, sentons et voulons est globalement frappé d'arrêt. Le nouveau désorganise un cours régulier et adapté de pensée et de vie. À son irruption correspond par conséquent une évaluation-éclair de la nouveauté, un jugement implicite de contrariété. Les psychologues parlent volontiers du choc des tendances, mais que serait ce choc sans un jugement implicite avec cette traînée émotive qui est précisément surprise, amour, haine, désir? Seul le caractère éclair du jugement de nouveauté peut donner l'illusion que la surprise soit un réflexe de l'automate à une situation externe. Mais en retour un jugement de nouveauté aussi rapide et enveloppé qu'on veut n'est pas l'émotion de surprise. L'émotion se nourrit du retentissement corporel; le choc du connaître est sur le trajet de reflux du tressaillement et de la stupeur corporelle sur la pensée. Comment comprendre dans ses deux sens ce processus circulaire? Comment un bref jugement de nouveauté peut-il avoir pour corps un battement de coeur, une inhibition diffuse, une certaine stupeur qui fige le visage et dispose les parties mobiles des sens à l'accueil? Pourquoi en retour cette disposition du corps est-elle une disposition de l'esprit à considérer l'objet et à s'attarder sur lui? Il est douteux qu'on puisse ici faire autre chose que cerner un peu plus le mystère et, avec chaque moment de l'émotion, le saisir à l'état en quelque sorte parcellaire. Le fait primitif de l'étonnement, c'est que par le corps l'attention est ravie et un objet s'impose à la pensée. Dès lors la pensée incarnée n'est plus jamais punctiforme ni réduite à glisser indéfiniment sur les choses sans s'y arrêter; le corps empêche que la rencontre avec le nouveau reste une touche fugitive; il fait que la conscience s'étale, s'écrase en quelque sorte sur une représentation: on voit bien avec l'admiration que la fonction de l'émotion est, comme dit Descartes, de " fortifier et de conserver une impression "; le corps amplifie et magnifie l'instant du penser, en lui donnant pour épaisseur de durée le temps de saisissement du corps; par la surprise une pensée s'impose en quelque sorte physiquement. Il est peu de passions qui n'en tirent quelque force: estime et mépris, magnanimité, orgueil, vénération, humilité, bassesse, dédain. "Et sa force, dit Descartes, dépend de deux choses: à savoir de sa nouveauté et de ce que le mouvement qu'elle cause a dès le début toute sa force. Car il est certain qu'un tel mouvement a plus d'effet que ceux qui étant faits dès l'abord et ne croissant que peu à peu peuvent aisément être détournés ": le vouloir est surpris

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c'est-à-dire pris au dépourvu; aussi toute attention volontaire doit-elle se reprendre sur une première attention qui est involontaire et doit se faire aussi effort musculaire: l'attention involontaire ayant pour résonateur toute l'épaisseur viscérale et une certaine stupeur musculaire, l'attention volontaire qui la mobilisera ou qui s'y opposera aura elle aussi sa composante musculaire. L'attention la plus abstraite est aussi corporelle. En ce sens Ribot a raison: il n'est pas d'attention sans quelque arrêt du corps et en particulier des organes mobiles de la sensorialité; mais cet aspect moteur de l'attention n'est que l'enveloppe d'un premier jugement; il en dérive par un phénomène original de frustration de contrôle.

Mais cet involontaire de la surprise est apte à être réglé par l'effort d'attention: seules les passions pourront fasciner tellement l'attention qu'elle sera bien souvent leur esclave; mais il n'y a rien dans l'émotion qui puisse asservir la puissance de juger. L'attention involontaire est un appel lancé à un accueil qui est l'attention même du juge. À la limite, dans l'émotion-choc, dont on parlera plus loin, il est bien vrai que l'esprit peut être si bouleversé que le jugement en est entièrement suspendu; comme nous le verrons, l'esprit ne pense qu'entre certaines limites et par une sorte de permission de l'univers; celui-ci peut secouer mon corps au point que je suis défiguré en tant qu'homme et entièrement livré au désordre; mais quand les choses m'ont à ce point submergé, je suis comme déchargé de moi-même. Dans un monde hospitalier et qui n'est pas bouleversant à l'excès, l'admiration doit n'être que la première alarme du juge. Celui-ci en est en droit le maître. Selon une suggestive rencontre de mots, le juge est saisi quand le corps est saisi. Mais le jugement reste à sa charge. C'est pourquoi Descartes, après avoir décrit cette passion en physicien, conclut en moraliste; il ne doute point qu'il ne soit en notre pouvoir de "suppléer à son défaut par une réflexion et attention particulières, à laquelle notre volonté peut toujours obliger notre entendement lorsque nous jugeons que la chose en vaut la peine". B) de l'anticipation affective comme émotion. - L'étonnement, au sens moderne du mot, n'est dans sa pureté qu'une alerte du connaître. L'émotion est rarement cérébrale: elle affecte généralement nos intérêts corporels, sociaux, intellectuels, spirituels, etc. ; Espoir, crainte, peur, colère, ambition ne nous jettent dans le trouble que sous la condition d'un bien ou d'un mal anticipés ou représentés. C'est ici la seconde fonction de

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l'émotion de donner un retentissement et une amplification corporelle au jugement de valeur rapide et enveloppé.

Nous avons déjà considéré sous le signe de la motivation l'appréhension affective du bien et du mal, mais nous avons laissé en suspens la dynamogénie naturelle de cette anticipation; aussi avons-nous pu réduire provisoirement la volonté à une sorte de regard qui tantôt considère, tantôt se détourne; mais l'émotion introduit dans toute évaluation un élément viscéral et moteur qui fait qu'en retour toute décision se teinte de quelque effort corporel. Choisir, c'est aussi tenir en respect ce peuple de muscles qui pendant la motivation presse à l'acte.

L'émotion consiste dans l'anticipation non seulement affective mais motrice des biens et des maux. Mais l'amour et la haine, au sens de Descartes, ne sont encore que l'aspect plus viscéral que moteur de l'émotion; Descartes en donne les belles définitions que l'on sait: "l'amour est une émotion de l'âme causée par le mouvement des esprits qui l'incite à se joindre de volonté aux objets qui paraissent lui être convenables. Et la haine est une émotion causée par des esprits qui incitent l'âme à vouloir être séparée des objets qui se présentent à elle comme nuisibles." Ce qui est remarquable dans cette définition, c'est la distinction qu'elle introduit entre cette émotion et le désir: elle isole très heureusement une émotion non militante et en quelque sorte contemplative: c'est la dimension émotive de l'imagination par laquelle on se voit par avance dans la situation que la volonté aura charge de créer ou d'éviter sous l'impulsion du désir: "au reste par le mot de volonté, je n'entends pas ici parler du désir, qui est une passion à part et se rapporte à l'avenir, mais du consentement, par lequel on se considère dès à présent comme joint avec ce qu'on aime: en sorte qu'on imagine un tout duquel on pense être seulement une partie, et que la chose aimée en est une autre. Comme au contraire en la haine on se considère seul comme un tout entièrement séparé de la chose pour laquelle on a de l'aversion." Pour bien entendre cette émotion il faut donc la prendre en deçà du désir, dans cette évocation immobile du bien et du mal qui ne sont pas là. Cette anticipation dépasse infiniment la prénotion du besoin qui ne se rapporte qu'à l'aliment ou à l'objet sexuel, elle couvre tout l'éventail des biens et des maux humains: l'amour de la gloire, de l'argent, de la lecture, etc. , Sont des modes de l'amour. Elle n'est pas non plus l'illusion par laquelle on prend l'irréel pour

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le réel, mais la vive représentation de ce qui n'est pas. Mais, dira-t-on, imaginer un bien ou un mal auquel on pense être joint ou duquel on se considère comme séparé, n'est pas être ému d'amour ou d'aversion. Précisément: cette émotion se distingue de la simple anticipation intellectuelle par son cortège organique. C'est de tout mon corps que j'aime la musique et même Dieu. Autant il est faux que l'amour puisse procéder directement d'une situation externe sans passer par la conscience, autant il est vrai que le corps magnifie le premier jugement de convenance et semble à tous égards aller devant et préparer le jugement développé par le battement du pouls, la chaleur dans la poitrine, etc. (" Douce chaleur " pour l'amour, "chaleur aiguë et piquante " pour la haine, note Descartes). Mon corps est la plénitude et la chair de cette anticipation même.

Il faut distinguer le processus circulaire qui laisse une sorte d'initiative au corps d'une présence du corps infiniment plus discrète et entièrement absorbée dans la matière de l'intention imageante. En quel sens peut-on dire en effet que l'image a un moment affectif? J-P Sartre a montré dans l'imaginaire que toute image est d'abord un savoir: je n'imagine que ce que je sais, ce qui est une autre façon de dire que je n'apprends rien de nouveau en essayant d'observer une image. Mais l'image fait plus que de désigner à vide l'objet ou la valeur absente, elle en donne une quasi-présence. C'est ici qu'interviennent des mouvements et des attitudes musculaires qui dessinent t esquissent l'absent et des sentiments qui en visent la nuance affective. Sentiments et mouvements jouent le rôle d'analogon, d'équivalent concret de l'objet (ce que Husserl appelle darstellung ). Je me figure l'absent sur sa présence affective et kinesthésique: affect et mouvement sont la matière, la hylé de l'image. Le rapport du savoir et de l'affect dans l'image reste un rapport de forme à matière. Le phénomène circulaire de l'émotion par lequel un jugement de valeur s'incorpore un trouble corporel nous paraît beaucoup plus complexe que le rapport du savoir à l'analogon affectivo-moteur. Le trouble corporel y prend une importance et une sorte d'initiative qui rend difficile de le traiter comme la chair, le plein (a fülle de Husserl) de l'image. L'émotion se distingue par cette amplification organique qui est plus que hylé. Cela suffit à respecter l'originalité de cette attitude émotive que nous décrivons ici par rapport à l'image-portrait, à l'image représentative. Il y a une filiation depuis l'image plus intellectuelle jusqu'à la représentation émouvante et de celle-ci à l'anticipation hallucinante qu'on trouve plutôt dans l'émotion-choc: plus on s'éloigne de

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l'image pour tendre vers l'émotion proprement dite, plus s'efface l'intentionalité authentique du sentiment que nous avions reconnu enveloppé dans l'image non-émotive: le sentiment vise l'expression même des choses, il n'est pas aberrant; avec l'émotion ce sentiment authentique de la nuance affective des choses cède le pas à cette apparence d'un monde magique qui n'est que la transformation du trouble organique dans le cogito. Plus l'orchestration corporelle de l'émotion l'emporte sur le sentiment proprement dit, plus l'imagination affective devient aberrante. Cela explique sans doute que l'imagination ait donné lieu à des jugements si opposés. J-P Sartre attend beaucoup de l'imagination, peut-être même le secret de la liberté. Dans ce pouvoir de viser l'absent, Alain n'y reconnaît que la maîtresse d'erreur des moralistes classiques, le commentaire délirant du trouble corporel. Mais le premier a décrit l'imagination paisible à faible résonance organique où le corps reste la discrète hylé du savoir, le second cette imagination trouble qui est sur le trajet de retour d'un vrai désordre organique. Tout cela est vrai; l'image spectaculaire est bien notre liberté qui " néantit " le réel; mais l'imagination besogneuse, liée à nos biens et à nos maux, est sur le trajet du dérèglement qui conduit à la figuration quasi-hallucinatoire du bien et du mal; à ce stade extrême, la réflexion liée au délai est annulée; l'être vivant est comme au contact du bien et du mal et en proie à l'agitation. L'imagination affective de l'amour et de la haine est à mi-chemin de l'image-spectacle et de l'image-hallucination, comme la surprise était à mi-chemin du sentiment circonstantiel et du choc. C'est encore un dérèglement naissant qui joue un rôle normal dans la dialectique du volontaire et de l'involontaire.

Comment l'anticipation émouvante affecte-t-elle la motion involontaire et volontaire? Nous avons évoqué la dialectique souvent douloureuse du besoin et de l'image; en jouant l'assouvissement l'image en exalte la tension; or en développant en quelque sorte corporellement le prestige de l'image, l'émotion y ajoute un élément corporel spécifique qui intéresse plus particulièrement la motion volontaire. En un sens l'amour et la haine suscitent une détente de l'effort; l'être " joint de volonté " à quelque objet se repose en quelque sorte dans la distance annulée; et quand " on se considère seul comme un tout, entièrement séparé de la chose pour laquelle on a de l'aversion", on se repose encore dans la distance accomplie. Pour autant que l'amour et la haine

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se distinguent du désir, "qui est une passion à part et se rapporte à l'avenir", ils constituent le reposoir où tout désir vient se dénouer et rêver. Mais l'amour et la haine préparent à l'acte dans ce repos même, dans ce " charme " de l'effort qui anticipe son propre triomphe. Ainsi cette détente suscite la tension spécifique du désir: comme dit Descartes, si tout amour nous invite à étendre notre bienveillance à tous les objets qui conviennent à l'être aimé, son effet le plus fréquent est aussi de susciter le désir.

C) de la joie et de la tristesse. -Il est difficile d'abord de distinguer la joie et la tristesse comme attitudes émotionnelles des conduites plus complexes d'exultation et d'accablement qui les développent dans l'espace et dans le temps et qui font partie du même cercle que la peur et la colère; or, si l'on ne veut point manquer la véritable fonction de l'émotion, qui est de disposer le vouloir à agir, il faut saisir la joie et la tristesse dans les attitudes qui amorcent des actions et non dans les conduites déréglantes à l'excès. La joie et la tristesse se distinguent des autres attitudes émotionnelles par leur caractère de sanction. La surprise exprimait l'irruption de "l'autre " dans la conscience, l'anticipation affective invoquait sa présence-absente et son charme. Dans la joie je suis un avec mon bien, dans la tristesse je suis un avec le mal: je suis devenu ce bien et ce mal; ce bien et ce mal sont devenus mon degré d'être. Je suis triste, je suis joyeux: ces expressions ont un sens absolu qu'on ne trouve pointdans les autres expressions comme je suis surpris, aimant et haïssant; aimer et haïr, c'est moins être qu'être dirigé vers un aimable ou un haïssable qui est un objet possible de désir, situé dans le monde et à distance; certes la joie est elle aussi une façon pour le monde d'apparaître-joyeux; mais on dirait plutôt que je suis ma propre joie absolument; si je la découvre hors de moi, c'est pour une part en tant que ma joie se projette sur les êtres neutres qui m'entourent et surtout se reconnaît dans le monde en communiquant avec la joie qui est hors de moi et qui en quelque façon y est aussi absolument. Ma joie sensibilise mon regard et le rend apte à lire sur la physionomie des choses et surtout des personnes la grandeur d'être qui y est peinte, comme si l'expression des choses trahissait leur être absolu et comme si la joie et la tristesse étaient dans le monde comme elles sont en moi, attestant en quelque sorte le niveau d'être de toute chose; on dirait de même que ma tristesse me met plus spécialement en résonance et en connivence avec ce qu'il y a de dégradé, d'abîmé, de trahi, ma joie avec ce qu'il y a d'accompli, d'intact et de fidèle dans l'univers. Ce caractère

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remarquable de la tristesse et de la joie révèle que ces émotions sont moins des visées affectives que des sanctions de mon être. Mais la tristesse et la joie ne posent pas de problèmes différents des autres émotions. La tristesse et la joie enveloppent-elles vraiment l'opinion que je possède un bien et un mal? Le corps y joue-t-il toujours le rôle d'amplificateur de l'opinion que nous avons cru trouver ailleurs? Il semble souvent que la tristesse et la joie sont des impressions immédiates de la conscience qui excluent tout jugement et qui de plus semblent tantôt venir du seul corps, tantôt briller au secret de la conscience sans que le corps paraisse y participer aucunement. En effet il n'est pas toujours aisé de distinguer la joie et la tristesse du plaisir et de la douleur ou de l'humeur diffuse qu'un bon repas, un malaise général ou un rayon de soleil nous insinuent dans l'âme. La différence est encore relativement facile à établir entre la douleur et la tristesse: la douleur a un caractère général de sensation; elle est locale; la tristesse n'est ni sensation, ni locale; elle est une manière d'être. De même le plaisir qui souligne le moment de la rencontre et se tient encore dans les avancées du corps garde quelque chose de local; mais la jouissance qui sanctionne l'achèvement du cycle du besoin, la fusion avec l'objet n'est nulle part; en dépit de ses indices locaux, elle affecte le vivant dans son indivisibilité. N'est-elle pas le plus bas degré de la joie? Nullement: la tristesse et la joie, même lorsqu'elles adhèrent le plus à la douleur et à la jouissance, s'en distinguent par quelque côté; en un sens la jouissance est encore locale, non plus au sens géographique du mot, mais au sens fonctionnel: elle est toujours relative à une fonction satisfaite à laquelle je puis m'opposer comme tout: je peux me distinguer de ma jouissance, prendre du recul par rapport à elle, la juger, ce qui est l'exiler non plus en quelque partie du corps, mais comme corps et vie; je peux m'opposer comme être à moi-même vivant et sentant. Tandis que la joie est inhérente au jugement même que je peux porter sur jouissance et douleur. Je puis souffrir moralement d'un plaisir que je me reproche, recevoir de la joie en dépit de la douleur que je souffre dans mon corps. La joie et la tristesse m'affectent comme être en tant que j'ai plus ou moins de perfection. De même l'humeur diffuse que secrète comme un parfum le temps qu'il fait n'est point l'émotion de tristesse et de joie. Il y a quelque chose de flexible et de mouvant et surtout de superficiel dans l'humeur qui la distingue de la tristesse et de la joie; sans être aussi

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apparemment vitale que la jouissance, qui est prise dans la masse du corps, l'humeur, plus flottante, est encore le poids subtil du corps; or la joie et la tristesse m'affectent plus fondamentalement: elles sont le bien que je suis devenu, le mal en quoi je me suis transformé. C'est par là qu'elles rentrent dans le schéma de l'émotion.

Il y a toujours une opinion diffuse sur le bien et le mal dont je suis atteint dans la tristesse et la joie: c'est même la pierre de touche de l'émotion de joie et de tristesse par rapport à la douleur, à la jouissance, à l'humeur gaie ou sombre. Le bien possédé, le mal dont nous sommes affectés en sont la discrète armature intellectuelle. On trouverait toujours un raccourci et une capacité indéfinie de jugements dans la joie et la tristesse. Le jugement, en lui-même très enveloppé, semble inexistant par le caractère même de son objet: en effet le sentiment de triomphe ou d'échec qui est en l'âme ne porte pas sur un bien particulier; il est l'appréciation globale d'une relation de convenance entre moi et le tout de ma situation. Dans la joie, l'être se sent supérieur à sa situation et goûte son succès à l'égard de son propre destin; dans la tristesse, il goûte son dommage et sa faiblesse. Mais, comme en toute émotion, le jugement n'est que le point initial d'un petit bouleversement de tout le corps; que serait la joie sans cette légère accélération du pouls, cette chaleur agréable en tout le corps et cette dilatation de tout l'être? Et la tristesse, sans un resserrement ressenti autour du coeur, et un affaissement général? James a raison: ôtez de la joie et de la tristesse... il faut tenir à la fois que la joie et la tristesse ne seraient rien sans une secrète appréciation du niveau atteint par l'être et qu'elles ne seraient rien sans une célébration par tout le corps de cette pensée confuse qu'il développe dans sa profondeur viscérale et motrice. Il n'y a pas deux joies, une joie corporelle et une joie spirituelle: toute joie est en réalité joie intellectuelle, au moins confusément, et corporelle, au moins à titre d'esquisse et bien qu'elle inscrive dans le corps la possession de biens et de maux le plus souvent étrangers à l'utilité du corps. En ce sens James a eu raison de refuser une distinction de principe entre l'émotion " fine " et l'émotion " grossière". Elles sont du même tissu corporel. Sans doute l'émotion fine a-t-elle une intensité vécue hors de proportion avec l'ampleur du trouble corporel

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qui l'orchestre; mais son intensité et sa finesse s'expliquent par d'autres raisons; et d'abord par ce pouvoir qu'a la joie de nous rendre accessibles à la joie répandue dans l'univers et peinte sur la physionomie où se révèle le degré d'être de chaque chose. Sa finesse est l'acuité et la puissance qu'elle donne à notre lecture du monde. Mais son caractère d'émotion n'est complet que par toute la résonance corporelle.

Il reste à situer l'émotion de la joie et de la tristesse dans l'empire de l'involontaire; si le mouvement qui naît spontanément de la pensée est le trait le plus remarquable de l'émotion, toute notre analyse de l'émotion devrait être orientée vers le désir, la plus motrice de nos émotions. Considérée dans le registre de l'action, l'émotion est une disposition de la volonté à chercher ou fuir les choses auxquelles elle prépare le corps. Cela n'est vrai que dans la mesure où elle culmine dans le désir. Peut-on dire que la joie et la tristesse sont sur le chemin du désir? Non au sens principal de ces émotions qui sanctionnent l'action: à cet égard aimer, désirer, jouir sont les moments successifs naturels de l'émotion et la définition de la joie suit naturellement celle du désir. Mais en un sens secondaire, qui est le plus important pour notre recherche sur l'involontaire, cette émotion se rapporte elle aussi au désir. Chez l'homme, le plus inquiet des êtres, un cycle de tension n'est fermé que pour se rouvrir ou en rouvrir un autre. La conscience ne commémore ses tristesses et ses joies que pour les anticiper à nouveau. Et ainsi la joie et la tristesse, qui achèvent le désir, le suscitent derechef; à ce titre elles se joignent à l'amour et à la haine: aimer et haïr c'est anticiper la joie et la tristesse que l'on aura d'être joint à l'objet aimé ou séparé de l'objet haï. Et être triste ou joyeux c'est déjà recommencer d'anticiper une union ou une séparation qui sont encore à venir. Sanction et anticipation s'impliquent mutuellement. Finalement c'est par l'entremise du désir que l'amour et la haine, la joie et la tristesse " règlent nos moeurs", c'est-à-dire disposent notre vouloir. L'homme ne connaît point de repos définitif. C'est aux haltes de la tristesse et de la joie que s'arme le désir.

D) du désir comme émotion. -Voici donc l'émotion conquérante, l'émotion motrice par excellence, le désir: désir de voir, d'entendre, de posséder, de garder, etc. L'amour anticipait l'union, le désir la cherche et se tend vers elle; l'amour est triomphant par avance, le désir est militant. Or le désir naît d'un certain jugement parfois très confus où nous nous représentons

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à la fois la convenance d'une chose pour nous et la possibilité de l'atteindre; désirer c'est se représenter qu'on peut déjà faire quelque chose dans la direction de l'objet désiré. Mais ce jugement composé n'est point encore émotion: l'émotion de désir est à la fois un profond ébranlement viscéral et une alerte aiguë de tous les sens et des régions motrices. Cette agitation vient enfler le jugement et en fait cette qualité originale du cogito par quoi je suis prêt et porté à un ton plus proche de l'action que dans une simple inspection par l'esprit du problème proposé à mon initiative"... je remarque ceci de particulier dans le désir qu'il agite le coeur plus violemment qu'aucune des autres passions, il fournit au cerveau plus d'esprits, lesquels passant de là dans les muscles rendent tous les sens plus aigus et toutes les parties du corps plus mobiles." Ainsi c'est d'un corps " plus agile et plus disposé à se mouvoir " que je me tourne vers l'objet du désir. C'est une intention du sujet, mais armée du dynamisme organique. Le désir n'est donc pas moins déconcertant que l'étonnement ou que l'amour pour l'entendement diviseur.

Deux remarques sur la nature du désir avant d'en considérer la fonction par rapport à la volonté. On s'étonnera sans doute de rencontrer le désir parmi les émotions; nous avons considéré le désir dans la première partie comme motif, c'est-à-dire comme révélateur d'un bien anticipé. Nous avons maintenant à le considérer comme moteur. Nous savons déjà que l'empire du désir déborde infiniment le champ des besoins organiques et ne se porte pas uniquement à combler une indigence organique. L'empire des désirs est aussi vaste que celui des valeurs humaines, qui sont non seulement vitales, mais sociales, intellectuelles, morales, spirituelles. Si le désir est du corps c'est par l'intensité viscérale et l'alerte musculaire qui orchestre parfois très discrètement les plus subtils mouvements de l'âme; le désir peut même se porter hors du monde par son intention; le corps l'accompagne encore de son élan: comme une biche soupire après les courants des eaux ainsi mon âme soupire après toi, ô Dieu. (psaume 42. ) L'âme se fait vraiment soupir et mouvement; c'est par là que les métaphores sont compréhensibles: la puissance de retentissement du corps se fond si bien dans les opérations du jugement que le corps ému de désir est une vraie description de l'âme en proie à ses valeurs. Ribot ne pensait pas avoir aussi cmplètement raison quand il refusait de voir dans le désir autre chose qu'un mouvement naissant (il n'oubliait peut-être que le trouble viscéral dans lequel le mouvement est pris et qui donne

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au désir sa densité corporelle et sa qualité même d'émotion). Mais cette définition du désir par le mouvement naissant n'est vraie que dans le cadre du phénomène circulaire, c'est-à-dire en tant que le corps improvise sous le signe de la valeur. Considéré sous cet angle moteur, le désir, comme le note Descartes, n'a point de contraire: "que c'est toujours un même mouvement qui porte à la recherche du bien et ensuite à la fuite du mal qui lui est contraire." Le désir proprement dit et l'aversion ne se distinguent que par la nuance d'amour, d'espérance et de joie, de haine, de crainte et de tristesse qui les colorent respectivement; finalement ils ne se distinguent que par l'horreur du mal et la représentation du plaisir qui motivent la quête ou la fuite. Mais le désir comme tel est proprement la forte inclination d'agir qui monte de tout le corps, elle pourra être orientée vers l'objet ou en sens contraire, cela n'affecte pas la signification du désir, qui est la disposition même du vouloir à mouvoir selon la fin représentée. C'est le désir qui double la motivation et auréole toute valeur de mouvements naissants ou suspendus et qui, après la décision, tient en alerte les schémas d'action qui l'inscriront dans le monde. Sans doute, d'un point de vue strictement biologique, appétit et défense ne sont pas symétriques; mais l'imagination qui anticipe l'objet du besoin et celui de la douleur fait du désir et de la crainte de vrais contraires. Et c'est d'un mouvement semblable que tout notre corps nous incite à poursuivre le bien apparent ou à fuir le mal apparent. Aussi bien la protection du corps présente-t-elle des phases d'attaque, de défense, d'immobilité, de feinte qui tour à tour convertissent le désir en recherche et en fuite; l'orientation du désir ne tient pas à son essence; il est seulement l'éveil aigu de tout le corps au mouvement. Nous sommes donc au point culminant de l'involontaire corporel: le désir est cette espèce d'esprit d'entreprise qui monte du corps au vouloir, et qui fait que le vouloir serait faiblement efficace s'il n'était aiguillonné d'abord par la pointe du désir: on le voit bien avec l'impuissance de l'idée toute nue de devoir; Platon avait reconnu sous le nom de (...) tout l'empire du désir sur la volonté. Le (...), qu'il voyait déjà apparenté à la colère, est "au courage ce que le chien est au chasseur". Les scolastiques avaient repris cette conception du (...) platonicien sous le nom de l'irascible. Il est vrai qu'ils distinguaient précisément le désir de l'irascible. Le désir proprement dit ou concupiscible leur paraissait être une puissance originale où l'âme subit seulement la force d'attraction et de

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répulsion affective du bien et du mal; c'est en somme le désir comme motif, tel que nous l'avons considéré dans la première partie; l'irascible se réfère plus proprement à la tendance qui nous porte à affronter la difficulté; son objet propre n'est plus le bien ou le mal comme tel, mais ce qui est ardu ou difficile. C'est le désir comme incitation à l'action. Aussi bien les scolastiques définissaient-ils eux-mêmes le concupiscible et l'irascible comme des espèces du désir au sens large, le concupiscible comme désir de se joindre à l'objet, l'irascible comme désir de surmonter la difficulté. Descartes a fondu les deux classes de "passions " et introduit dans la définition même du désir les traits propres à l'irascible. Cela se réfère chez lui à un refus de partager l'affectivité en deux séries parallèles et surtout à un effort pour composer par ordre les moments principaux de l'émotion. Cela paraît raisonnable: le désir ne se distingue de l'amour que par son élan et cette espèce d'emportement contre l'obstacle qui le rapproche de la colère, d'une colère efficace qui serait l'irritation contre la difficulté, comme on voit dans l'exaltation du combat. Le désir, c'est l'irascible dans le concupiscible. Cette synthèse paraît confirmée par la nature même du jugement qu'on trouve enveloppé dans le désir et qui porte à la fois sur la fin et sur les moyens; on peut le faire apparaître avec plus de relief en considérant non plus le désir comme il est vécu, mais l'objet désiré dans son contexte de monde: le monde du désir c'est le monde où il y a des choses qui demandent à être atteintes ou évitées et des difficultés qui permettent ou interdisent de passer; c'est dans l'objet désiré que se fait la liaison entre un caractère d'appel et un cheminement plus ou moins ardu. La description du monde pour le désir comporte une réflexion sur le monde comme praticable ou impraticable, facile ou difficile, offrant brèche et obstacle, barrière et détour, et cela dans le temps comme dans l'espace, l'occasion étant une sorte de brèche dans le temps. C'est par ce caractère " irascible " que le désir est, de toutes les émotions, la plus proche de l'action: il résume tout l'involontaire aux confins de l'acte. On peut même dire que c'est par l'irascible que le désir rentre dans le registre de la motion volontaire, et non de la motivation, et avec lui toute l'émotion. La surprise en face du nouveau s'est faite anticipation affectueuse de la valeur promise et voici que l'action s'offre sous les espèces de ces muscles dispos, de ce corps avide. Le désir c'est le corps qui ose et improvise, le corps accordé au ton de l'acte; par là il est la disposition même à vouloir. La surprise était encore,

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en dépit de son aspect moteur et même par son aspect moteur, la passivité au sein même de la conscience et l'occasion de la révolte du corps, l'amour laissait la conscience sous le charme de la valeur; le désir est le premier élan, corps et âme, vers l'objet. C'est pourquoi tout le poids de l'éthique porte finalement sur le désir et les moyens de le régler.

Du même coup apparaît la réciprocité entre l'involontaire du désir et l'action volontaire. D'un côté le désir se réfère à un vouloir qu'il dispose à l'acte: cette référence tient à son essence et lui donne toute son intelligibilité. Il est remarquable que Descartes ait cru bon de l'introduire dans la définition même du désir: "la passion du désir est une agitation de l'âme, causée par des esprits qui la disposent à vouloir pour l'avenir les choses qu'elle se représente lui être convenables." Ce rapport de l'émotion à la volonté ne pouvait apparaître que sous la condition de surprendre l'émotion dans des attitudes naissantes plutôt que dans des conduites développées et surtout déréglées où la conscience tout entière se transforme et s'abîme. On comprendra même mieux la colère et la peur si on y cherche un dérivé très complexe du désir, de la tristesse et de la haine. Or en remontant aux premières attitudes émotionnelles on est conduit à contester que l'émotion soit une conscience qui se comprenne par elle-même et qui réalise un brouillage du monde de l'action dans un sens magique c'est-à-dire finalement aberrant. Ce monde pour le désir est aussi un monde pour la volonté; ce monde qui me tente par ses appâts et se hérisse de difficultés, ce monde chargé de permissions et d'interdictions n'est tentateur et ardu que pour un vouloir éventuel: le monde pour le désir est monde pour un agent. Il est peut-être vrai que dans les grandes conduites émotionnelles comme la peur et la colère, ou même la joie et la tristesse développées et étalées en conduites durables, l'apparence du monde pour l'action est entièrement altérée. Le désir ne va pas si loin; au contraire il rehausse et souligne ses articulations; le désir c'est l'aspect excitant du monde. Le monde n'est même facile ou difficile que par rapport à des pôles d'attraction ou de répulsion. Un monde sans désir est un monde dont les structures pratiques s'effacent parce que rien n'attire ni ne repousse. C'est le relief des "caractères d'appel " (Lewin) qui fait ressortir à son tour l'agencement des chemins praticables. Autrement dit, l'irascible est toujours subordonné au concupiscible;

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le monde ne m'intéresse comme moyen que s'il me touche comme fin.

Cette première proposition: le désir est pour un vouloir possible, a pour réciproque un principe qu'Aristote, Descartes et plus récemment Ravaisson ont fortement souligné: le vouloir meut par le désir. Par là s'achève l'intelligibilité du désir. Nous développerons ce thème quand nous ferons la synthèse de l'effort et tenterons de comprendre l'émotion et l'habitude l'une par l'autre. L'émotion-choc c'est à partir de ces premières attitudes émotionnelles que doivent être comprises d'une part les grosses commotions émotionnelles, d'autre part les conduites émotionnelles très différenciées comme la peur, la colère, l'exultation, l'accablement (sous leurs formes actives et passives). Seules les attitudes émotionnelles que nous avons parcourues sont intelligibles, en tant que ce désordre naissant est dans un rapport original avec la volonté qu'il émeut. C'est cette intelligibilité qui fait leur priorité. Il importe peu à notre point de vue de savoir si elles sont premières dans le temps: comme dans la sociologie d'Auguste Comte c'est la statique qui porte la dynamique, l'ordre qui explique le progrès, le type qui donne un sens à la genèse. A) l'émotion-choc constitue un véritable traumatisme du vouloir: la fonction de l'émotion y est entièrement oblitérée; le désordre prend en quelque sorte son indépendance et du même coup toute son inintelligibilité; l'homme y devient méconnaissable; il est cri, tremblement, convulsion. Nous dirons plus tard que le vouloir peut ainsi être brisé, que l'involontaire avec lequel il dialogue doit lui être proportionné: le vouloir a des limites.

Le choc émotionnel est rejoint par la phénoménologie en suivant la ligne qui descend du désordre significatif au désordre incohérent et en prolongeant, en marge du rapport réciproque du vouloir à l'involontaire, le mouvement de libération fonctionnelle dessiné dans les premières attitudes émotionnelles.

Dans l' accès de colère ou de peur, dans la crise d'exultation ou d'abattement (qui est la tristesse et la joie de choc, dans le prolongement de la tristesse et de la joie de surprise), l'agitation du corps rompt toutes les digues du contrôle volontaire, se répand, s'entretient elle-même pendant une durée assez brève et va d'elle-même à la détente. L'excès de surprise supprime les conditions de la réciprocité du vouloir et de l'involontaire;

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de même que l'homme n'est possible organiquement qu'entre les limites de certaines permissions de l'univers (température, pression atmosphérique, etc. ), Il n'est possible psychologiquement que si les dénivellations et les déséquilibres de sa situation psycho-spirituelle ne dépassent pas certaines limites. L'homme est organiquement et psychologiquement fragile. Il apparaît même que cette fragilité est la rançon de son évolution. L'excès dans l'imminence du bonheur et du malheur, l'excès dans l'impuissance en face des périls le jettent dans un désarroi qui, dans le temps de la décharge, est quasi incoercible. Mais l'imminence extrême, la privation extrême de moyens de riposte ne jettent hors de soi qu'un être dont l'empilement des valeurs est en équilibre instable sur l'assiette étroite d'un corps menacé: un coup, et tout l'édifice humain de biens et de maux s'effondre. Et Pradines rappelle à cette occasion que l'imagination s'empare en outre de nos intérêts les plus vifs, les nourrit d'anticipation et les entraîne dans une sorte de délire hallucinatoire et tend à amener le futur ainsi évoqué dans le champ des menaces présentes où le délai est supprimé et où nos ripostes sont prises au dépourvu. Ainsi la régression de l'émotion-choc est-elle une régression humaine; elle ne nous fait pas retomber à un plan animal. L'animalité, nous le répéterons encore, est à jamais perdue, l'homme ne peut inventer que des désordres humains; ceux-ci sont la rançon d'un ordre trop fragile. L'incoercibilité de l'émotion-choc est spécifique. C'est une incoercibilité de rupture qui ne mime que de loin le réflexe. Seule l'incoercibilité en est simulée, non la nature propre et encore moins l'adaptation de première urgence.

Les conditions mentales du " choc " nous avertissent déjà que le gros premier plan du trouble corporel dissimule un cours plus subtil et très raccourci de la conscience; mais une conscience qui se simplifie demeure plus compliquée qu'une conscience livrée à un simple réflexe comme l'éternuement. L'émotion n'est pas un réflexe parce que son accès fait suite à des pensées parfois très enveloppées, à la perception et à

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l'évaluation très rapide d'une situation et d'un contexte de valeurs, bref à une motivation parfois esquissée très discrètement. Même sous forme de choc l'émotion, à la différence du réflexe, réalise le passage vivant d'une pensée naissante à une agitation corporelle; l'émotion ne ressortit pas à la mécanique du réflexe qui va du corps au corps, mais au mystère de l'union de l'âme et du corps. Ceci la rapproche de façon inattendue des savoir-faire où le cogito percevant se prolongeait en geste; cette fois c'est sous le signe d'un certain désordre que le mouvement sort de la pensée pour refluer ensuite sur elle. C'est ce phénomène circulaire que nous allons encore retrouver dans l'émotion-choc, mais en marge du contrôle volontaire. James est irréfutable quand il tient que le trouble organique n'est pas un effet de l'émotion mais l'émotion même. Mais il n'est pas exact que le trouble sorte par voie réflexe de la situation et il n'est pas exact que l'émotion soit la prise de conscience de ce trouble.

D'un côté il y a déjà une compréhension et une évaluation affectives dans le choc le plus brutal. Le choc est la transformation soudaine du monde pour le sentiment et pour l'action. L'affolement de l'imagination qui peint vivement l'avenir comme présent et rejette le vivant sur le plan des ripostes désespérées est le chaînon intermédiaire entre le choc et la sédition corporelle; à partir de là le corps va devant et va seul; le cavalier est jeté bas; il peut sembler que l'émotion n'est plus qu'un épiphénomène du corps. Ce qui est remarquable dans cette décharge, c'est que d'une part la partie motrice du trouble échappe au contrôle et que d'autre part elle s'immerge en quelque sorte dans la masse viscérale du trouble, laquelle échappe de toute manière à la juridiction volontaire. Si l'émotion ne peut jamais être mimée intégralement, ni non plus résorbée par voie de contrôle musculaire, c'est à cause de sa partie viscérale; la volonté qui s'attaque à la partie motrice de l'émotion ne remporte sur elle que des succès partiels et précaires; l'aspect moteur de l'émotion adhère en quelque sorte à toute l'épaisseur viscérale du trouble. D'autre part, il n'est pas exact que l'émotion soit la prise de conscience du trouble organique. Si l'on insiste particulièrement sur le trouble viscéral on ne peut déjà qu'être frappé par la banalité et surtout l'incohérence du trouble organique. En regard des modalités du cogito qui se donnent chaque fois comme une attitude bien différenciée et unifiée-peur, colère, joie, etc-la physiologie ne rencontre qu'une

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mosaïque de sécrétions, de contractions, etc, qui se retrouvent en chaque émotion selon des variations seulement quantitatives. Suffira-t-il, pour faire apparaître le sens, même défiguré, de l'émotion, de souligner l'organisation, la forme de la conduite qui est " prise " dans le trouble organique? Ce n'est encore qu'une partie de la réponse, mais elle mérite examen. Il y a toujours, même dans le désordre, une forme de conduite qui unifie le trouble organique, une figure de comportement originale qui, pour être une conduite déréglée, n'est pas un chaos pur. On peut alors chercher le sens de cette conduite dans deux directions: d'abord du côté des résidus de conduites adaptées qu'on discerne encore dans l'émotion. En effet l'émotion déchaîne des savoir-faire préformés et leurs prolongements habituels; elle les déchaîne en les affolant et en les déréglant; dans chacun des " régimes corporels " de l'émoton, comme disait Alain, on peut retrouver le style défiguré d'une conduite adaptée; mais c'est là, sans doute, une façon étroite de donner une forme à l'émotion. Les gestaltistes ainsi que Goldstein ont montré que ces débris de conduites adaptées étaient repris dans une figure nouvelle qui avait valeur de substitution (ersatz) à l'égard des conduites adaptées; conduite catastrophique, conduite de remplacement, l'émotion a sa structure propre qui demande à être décrite synthétiquement et non par analyse et sommation. Mais il ne suffit pas d'opposer à James la conscience synthétique d'une forme de conduite à la conscience sommative d'une poussière de réflexes; je ne pense pas du tout mon corps quand je suis ému; sous sa forme désadaptée (négative) et sous sa forme substitutive (positive), l'émotion est vécue comme intentionalité spécifique. Avoir peur, ce n'est pas sentir son corps trembler, ni son coeur battre, c'est éprouver le monde comme quelque chose qui se dérobe, comme une menace impalpable, comme un piège, comme une présence terrifiante. C'est cette intentionalité affective qui incorpore l'émotion à la pensée au sens large. Ainsi se précise le processus circulaire qu'on retrouve encore dans l'émotion-choc, à défaut de la réciprocité du volontaire et de l'involontaire. Même sous la forme extrême du choc, l'émotion est un type original de l'involontaire où une sédition du corps est commandée par un choc, c'est-à-dire par un jugement-éclair où tous nos intérêts sont alertés et jetés dans la balance; le jugement rapide par lequel j'évalue un danger

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qui me menace, une perte qui m'affecte, une injure qui me lèse, un bien inattendu qui m'échoit, explose en trouble et en gestes désordonnés. Pas d'émotion donc sans évaluation, mais pas d'émotion qui ne soit plus que cette évaluation. C'est pourquoi il est toujours vrai à la fois qu'on doit trouver des représentations à la racine de l'émotion et qu'elle est le règne du corps. Mais, si l'entendement diviseur tend à dissocier le plan des représentations et celui de l'automate, l'émotion joint sans distance le choc de la pensée et la sédition corporelle dans cette continuité vitale de l'âme et du corps qui est plus bas que tout effort possible. Le physiologiste qui analyse le trouble moteur et viscéral et même le gestaltiste qui en retrouve la forme globale donnent un diagnostic objectif, par le corps-objet, d'une expérience globale où le corps propre est impliqué d'une manière spécifique, puisque d'une part la visée intentionnelle est " prise " dans l'épaisseur organique et d'autre part celle-ci est "transcendée " dans un nouvel apparaître du monde de l'agir. Cet essai de filiation descendante de l'émotion-choc à partir du dérèglement fonctionnel de l'émotion-surprise, plutôt qu'à partir du sentiment régulateur au sens de Janet et de Pradines, nous permet de surprendre sur un cas précis l'invention humaine du désordre à partir de la spontanéité de l'involontaire.

Il est vrai qu'il devient difficile de dire où passe la ligne de démarcation entre le normal et la pathologique; le principe de discrimination reste théorique et difficile à appliquer dans les cas concrets; l'émotion normale, qui est aussi la seule intelligible, est celle qui se prête à une compréhension circulaire ou réciproque entre l'évaluation intellectuelle et affective et la spontanéité corporelle. Finalement c'est la fonction de cet involontaire spécifique par rapport à la volonté qui en le déclarant normal le fait aussi comprendre. Mais il reste qu'une continuité véritable entre le normal et le pathologique est inscrite dans la nature de l'émotion. L'émotion est un désordre naissant qui nous met sans cesse sur la voie du pathologique. L'habitude, nous le verrons, esquisse également une autre défiguration: en se neutralisant la conscience s'aliène et donne prise à une interprétation mécaniste. Mais le désordre naissant de l'émotion comme l'objectivation naissante par l'habitude font partie desrythmes du cogito. Il est incontestable qu'il y a là quelque chose de troublant pour une philosophie du cogito, mais par son corps l'homme est étonnant pour l'homme: l'union de l'âme et du corps ne peut manquer de scandaliser l'idéalisme naturel à l'entendement diviseur. Avoir un corps ou être un corps c'est d'abord ne connaître l'ordre que comme tâche, que comme bien à conquérir sur le désordre naissant. Ce qui est premièrement

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intelligible ce n'est point le désordre livré à lui-même; il n'y a pas d'intelligibilité intrinsèque de la pathologie.

C'est au contraire pour donner un sens intelligible à l'émotion, et de plus un sens positif qui la distingue d'un simple désordre que J-P Sartre décrit la conscience émue comme une conscience magique, c'est-à-dire comme une conscience organisée selon d'autres rapports avec le monde que les rapports de manipulation et de déterminisme pratiques qui assujettisent notre action aux exigences d'un monde difficile. Ainsi J-P Sartre cherche le sens du phénomène de l'émotion par delà le divers organique informe et dénué de sens auquel la physiologie s'arrête; il s'attache aux faits qui lui donnent une finalité cachée et en font une ruse de la conscience. Il reprend le cas de cette malade de P Janet qui se jette dans la crise de nerfs pour ne pas tenir la conduite trop difficile de l'aveu; il se sert des descriptions de la colère dans l'article de Dembo où la colère apparaît aussi comme une solution à moindres frais d'un problème insoluble pratiquement. Il y joint de remarquables analyses de la peur active et passive, de la joie, de la tristesse, où chaque émotion est une attitude adoptée par la conscience à la place de la conduite supérieure trop difficile. À ses yeux l'émotion ne peut être à la fois un désordre et avoir un sens. Il faut que la conscience aille, par mutations de sa spontanéité, de sens en sens et que ces significations soient chacune une constitution de la conscience dans sa totalité. Solution à moindres frais certes, mais où la conscience s'engage tout entière, elle et son corps: c'est nous qui nous abaissons, qui nous situons à un niveau plus bas. C'est la conscience qui passe de la forme raisonnable à la forme émue. "Elle seule peut par son activité synthétique rompre et reconstituer des formes sans cesse." Il n'y aurait ainsi que des actions de l'âme.

Il me semble que l'analyse du rapport circulaire dans les émotions fondamentales du type émotion-surprise ne nous permet pas de verser à cette autre extrémité de l'interprétation. Si les théories inspirées par la psycho-pathologie conviennent mieux aux formes déréglantes de l'émotion, l'interprétation de Sartre convient mieux aux complications passionnelles de l'émotion. L'attitude magique me paraît liée au noyau passionnel de l'émotion. Si, comme on l'a décrit, le déir rehausse seulement des accents affectifs et pratiques du monde et dispose le corps à vouloir en son sens, il éloigne autant d'une conception pathologique de l'émotion que d'une interprétation qui la ramènerait à un abaissement de la conscience à un niveau magique. Dans le désir l'émotion n'est pas encore une conduite adoptée pour se dérober aux exigences d'un monde trop difficile; elle est l'impatience de la difficulté: l'émotion n'est pas, par essence, la liquidation

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d'un échec; ce n'est là qu'un développement ultérieur et comme un accident secondaire de l'émotion. Néanmoins on pourrait soutenir que le désir comporte toujours une magie naissante; ceci est très conciliable avec le primat du vouloir: de même que le vouloir ne commande que sous la menace d'un désordre naissant, on pourrait dire qu'il n'use du monde selon ses exigences déterminantes qu'à la faveur d'une illusion à l'état naissant. Bondir vers la difficulté, n'est-ce pas avant l'action l'éprouver vaincue, la nier de tout son corps? Or la magie commence quand l'intervalle de temps et de lieu est senti annulé et l'étagement des moyens bousculé. Cela est vrai: mais alors l'élément magique du désir n'est pas son élan, l'alerte du corps et des sens, mais l'amour et la haine qu'il enveloppe: l'amour et la haine sont précisément cette anticipation de l'union et de la séparation: l'obstacle y est supprimé magiquement. Je suis déjà un avec l'objet désiré. Par l'amour il y a donc dans le désir un vertige naissant; il n'est militant que parce qu'il est triomphant par anticipation; mais on voit en même temps que le magique est comme à l'état germinal et maintenu en suspension dans le flux de l'énergie du désir. Si donc la conscience s'abîme complètement dans une conduite magique, comme il est peut-être vrai de la colère et de la peur, c'est par décomposition de l'émotion vraie et libération du magique qui circule à travers toute action: mais il y concourt bien des passions et peut-être un obscur consentement. Plus fondamentalement, l'interprétation tend à éliminer l'initiative du corps, que notre interprétation circulaire souligne, au profit de la seule spontanéité de la conscience. Le corps est beaucoup plus qu'un simple organe pour une conscience qui s'abaisse au niveau magique. J-P Sartre veut que la conscience transforme son corps, change de corps en devenant magique. Selon lui, lors même que c'est l'émouvant du monde qui envahit la conscience, comme on voit dans l'horrible ou l'admirable, c'est encore la conscience qui prend l'initiative de s'altérer: "la conscience plongée dans ce monde magique y entraîne le corps en tant que le corps est croyance. Elle y croit." Sans doute J-P Sartre n'ignore pas que l'émotion est subie: la conscience, dit-il, est prise dans l'émotion comme dans le rêve et l'hystérie. Mais il ne doute pas qu'elle ne reste une spontanéité. C'est seulement une spontanéité qui se lie elle-même. Le caractère irréfléchi de cette finalité d'une part et l'opacité du corps propre que la conscience se donne suffiraient à rendre compte du caractère passif de l'émotion. La conscience ne se pense pas elle-même quand elle est émue, elle est tout entière occupée à changer

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magiquement le monde. C'est parce que le changement d'intention-de la raison à la magie-est changement de l'apparence du monde que cette finalité ne s'apparaît pas à elle-même. D'autre part, cette comédie magique se distingue d'une ruse véritable, d'un jeu concerté, par le poids et le sérieux que le trouble physiologique lui donne. C'est lui qui fait que nous sommes pris par la croyance, envoûtés et débordés par elle. Celui qui joue l'émotion ne peut s'en donner que volontairement la partie musculaire, la conduite mais non le trouble. Et si, par une sorte de contagion, tout le cortège viscéral du trouble émotionnel est réintégré par la conduite, le comédien ne joue déjà plus, il est pris à son jeu; il est réellement ému." Pour croire aux conduites magiques il faut être bouleversé." Ainsi J-P Sartre accorde que la conscience ne se donne pas le trouble physiologique comme elle se le donne dans l'émotion feinte. Mais alors peut-on dire encore que dans la naissance du trouble physiologique le corps suit l'intention de la conscience, que la conscience "réalise et vit spontanément cet obscurcissement des rapports déterministes du monde, et que l'émotion suit " une dégradation spontanée et vécue de la conscience en face du monde? Le statut du corps dans l'émotion n'est pas réglé de façon satisfaisante quand on en fait une sorte de matière pour une intention de la conscience, "la présence à elle-même sans distance de son point de vue sur le monde", "le point de vue sur l'univers immédiatement inhérent à la conscience".

À l'idée de spontanéité de la conscience, il me paraît qu'il faut substituer l'idée d'une " passion " de l'âme du fait du corps. Or il n'y a de " passion " que pour une action possible. L'émotion réalise une inhérence vitale du corps à la conscience en tant que la révolte du corps fait suite à des pensées, et esquisse en retour une action qui ébranle et sollicite le vouloir.

On pourrait peut-être reprocher son idéalisme caché à une théorie du corps propre qui le réduit à être l'organe d'une spontanéité de la conscience. L'existence humaine est comme un dialogue avec un involontaire multiple et protéiforme-motifs, résistances, situations irrémédiables-auquel le vouloir riposte par choix, effort, consentement. Je subis ce corps que je conduis. Encore faut-il distinguer cet assaut de l'involontaire de la captivité des passions. Le principe de la

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passion est l'esclavage que l'âme se donne. Le principe de l'émotion, comme l'a bien vu Descartes, est la surprise. Mais comme l'émotion est le plus souvent le paroxysme corporel des passions, elle porte la marque de l'esclavage et cumule la puissance corporelle de l'émotion et la puissance toute spirituelle de la passion. La conscience magique naît de ce cumul. Une volonté purifiée de passions connaîtrait encore des émotions, parce qu'elle serait encore susceptible de surprise et de chocs qui peut-être la briseraient mais ne pourraient l'asservir.

Notre description nous invite donc à comprendre l'émotion dans le cadre d'une réciprocité générale du volontaire et de l'involontaire et plus précisément comme un phénomène circulaire de pensée et d'agitation corporelle débordante. Nous n'avons pu y voir ni un déficit pur et simple, ni non plus une organisation, un sens, qui signifierait à sa façon le tout de la conscience. Même s'il est vrai, d'une part, que le désordre du corps se donne dans certaines figures qui sont immédiatement comprises et qui sont les formes de l'émotion, ces formes ne reçoivent leur intelligibilité complète que rapportée à l'un du vouloir. Quand Descartes disait que le "principal effet de toutes les passions dans les hommes est qu'elles incitent et disposent leur âme à vouloir les choses auxquelles elles préparent leur corps", il donnait non point un trait annexe de la compréhension des " passions", mais, en rapportant la passion à l'action, il faisait comprendre l'homme par leur rapport mutuel. D'autre part, s'il est vrai qu'elle est désordre naissant, qu'elle est de la conscience qui commence à se défaire, son sens n'apparaît que quand la conscience se refait en tirant d'elle un principe d'efficacité.

Le vouloir ne meut que sous la condition d'être ému; il faut que le corps aille devant et que le vouloir le modère par après, selon la belle métaphore du cavalier et de la monture.

L'émotion-passion l'émotion-surprise nous a servi de guide pour comprendre à partir de son dérèglement naissant le dérèglement installé de l'émotion-choc. Elle doit servir également de repère pour comprendre la complication de l'émotion par le phénomène passionnel. La volonté peut être ravie de bien des manières. La plupart des émotions, la joie, la tristesse, la peur, la colère se détachent sur un fond passionnel qui introduit un autre facteur involontaire que la surprise ou le choc. L'émotion y apparaît comme le moment ardent de la passion.

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Mais nous croyons qu'il y a un principe original de la passion. La passion c'est la conscience qui se lie elle-même, c'est la volonté qui se rend prisonnière de maux imaginaires, captive du rien ou mieux du vain. Destinée à régner sur son corps, la volonté ne peut être esclave que d'elle-même. Nourrie de vent et en proie au vertige de la fatalité, la passion est dans son essence toute spirituelle. Mais elle a un commerce très étroit avec l'émotion, qui en est le plus souvent le prurit corporel. L'émotion est normalement un raccourci et un paroxysme corporel des passions. Le glissement de la passion à l'émotion et l'élan qu'elle y trouve sont à une plus vaste échelle une application et une vérification fondamentale du schéma circulaire. Mais ce schéma en est singulièrement compliqué. Du seul fait que l'émotion naît de la passion et la passion de l'émotion, l'esclavage que l'âme se donne et l'agitation corporelle qui la trouble sont étroitement mêlées. De là cette ambiguïté de la plupart des émotions, qui cumulent l'involontaire vraiment corporel de l'émotion proprement dite et l'involontaire tout intime des passions. On pourra toujours trouver dans la colère et dans la peur la surprise de l'émotion, mais aussi une secrète ruse de la volonté, une obscure complaisance au vertige. C'est pourquoi nous ne pouvions pas aborder directement ces émotions. La finalité masquée de la peur et de la colère que la conscience adopte pour ne pas tenir la conduite du courage et de la maîtrise résume les plus tortueuses roueries de la passion et déborde infiniment le cadre de la sédition corporelle; mais le désordre du corps qui l'amplifie donne à point nommé à la passion l'alibi qu'elle cherche. La magie de la conscience n'est pas simple: beaucoup de passion y brûle; un certain acquiescement de la volonté s'y cache; l'émotion n'en est jamais que l'intermittente flamme corporelle. Ce lien de la passion et de l'émotion pose un difficile problème: il peut sembler un moment que le champ de l'émotion en est dangereusement étendu, et pourtant cette connexion de l'émotion à la passion est seule capable de donner une exacte mesure de l'extension de l'émotion: certains psychologues réservent le titre d'émotion à quelques accès particulièrement violents, comme la peur et la colère. Mais on peut dire avec davantage de raison que dans la peur et la colère il y a bien plus que l'émotion. Mille passions nourrissent la peur et la colère et inversement les mêmes passions revêtent d'autres formes émotives que la

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peur et la colère. Il y a émotion toutes les fois qu'une passion renaît d'un petit choc; en ce sens toute passion qui a tout le corps pour amplificateur ou résonateur prend une forme émotive; ainsi l'amour, qui, au sens ordinaire du mot, peut couver de longs moments dans un flux aisé de pensées, de rêves et de sentiments, ne manque point de se relancer par un petit bouleversement où tout le corps tressaille et vibre; l'amour périrait peut-être sans ce désordre et cet ébranlement du corps qui est proprement l'émotion. Ainsi en est-il de la haine, de l'ambition, de la jalousie, de l'envie, de la misanthropie: toutes les passions passent par des accès émotifs; en ce sens l'émotion est une passion naissante ou renaissante, parce que sans cesse elle en est le moment initial; l'émotion est la jeunesse de nos passions, principalement par ce petit tressaillement de la surprise où Descartes a si bien vu l'aurore de toutes les passions, par cette "admiration " qui inaugure toute pensée lourde de chair.

Si les premières attitudes émotionnelles étaient irréductibles à des réflexes, à plus forte raison ces conduites émotives où l'on peut reconnaître un raccourci de passions; elles ne sont jamais que des réflexes imparfaits; le moment de l'émotion consacre en une décharge du corps tout l'esclavage que l'âme se donne par la passion, dans le même temps qu'elle met vraiment le vouloir à la merci de ce corps en révolte. C'est là toute l'ambiguïté de l'émotion; c'est parce qu'elle n'est pas un réflexe mais un raccourci de la passion qu'elle tombe partiellement sous la sagesse: si elle nous surprend toujours et met en défaut les armes mêmes qui veulent la vaincre sur son propre terrain, celui du corps, il nous reste à la prendre de plus haut par les passions, dont elle n'est qu'un moment ardent: on ne se guérit de la colère qu'en se guérissant de l'estime excessive de soi et de la susceptibilité à l'injure qui en dérive: ce sont ces maux imaginaires, oppresseurs du vouloir qui constituent la matière combustible de l'émotion. Si la colère ne contenait point tout cela, si elle était un simple réflexe, comment comprendre que les moralistes lui aient consacré tant de maximes et parfois de véritables traités? L'exemple même de Descartes est frappant. Descartes commence en physicien, mais à mesure qu'il dénombre les passions, il glisse progressivement d'une explication par l'automate à une appréciation morale où il apparaît que nous nous donnons nos passions autant que nous les subissons: ce n'est pas par hasard que la peur et la colère, où les psychologues modernes voient le type de l'émotion, n'apparaissent que très loin après l'estime de soi, l'orgueil, etc; la haine et la tristesse les nourrissent et à l'arrière-plan sévit une excessive estime de soi et des biens dont la privation nous menace; c'est pourquoi selon Descartes la véritable médication de la colère est dans

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la générosité, c'est-à-dire dans la seule estime du libre-arbitre.

La peur appelle les mêmes remarques. À côté de la peur violente qui naît d'une rencontre terrifiante et qui est une émotion-choc, il y a une peur qui est avant la rencontre et a pour climat l'attente informe; elle est plus voisine de l'angoisse que de la terreur: anxiété du combattant avant l'attaque, trac du musicien ou de l'orateur; "il n'y a pas d'autre peur à bien regarder que la peur de la peur", dit Alain; l'effroi d'une rencontre terrifiante est secrètement armé par cette peur qui se nourrit d'anticipations fabuleuses; or si la peur peut jaillir du néant d'objet, du rien de l'attente, elle est par là même toute tissée de passions. Selon Descartes elle n'est pas une passion première, elle est toujours un " excès de lâcheté, d'étonnement et de crainte". En ce sens elle est l'inverse de la hardiesse, dont l'objet est la difficulté; or si la hardiesse vit d'espérance, c'est-à-dire d'attention aiguë à la fin qu'on se propose d'atteindre, en dépit des difficultés qui ne susciteraient que crainte et désespoir si elles étaient considérées seules, la peur l'emporte chez celui qui, trop occupé de soi, marque à l'endroit de la vie et de ses biens une avarice qui le rend indisponible pour de grandes tâches. Qui ne pense point à son corps et méprise sa destruction éventuelle n'est pas loin d'être délivré de la peur, pour autant qu'elle dépend d'autre chose que de la surprise même. C'est pourquoi la générosité est encore le vrai remède à la peur; de plus, la lâcheté pouvant être combattue par l'esprit d'entreprise, tout ce qui habitue le corps à oser est un remède à la peur. Ceci pour dire que si dans l'émotion le corps me ravit mon empire, c'est que d'abord quelques pensées-et presque toujours quelques passions-avaient précédé cette révolte. Mais si les grandes conduites émotionnelles tiennent de la passion qu'elles résument le plus souvent la marque des maux imaginaires dont notre vouloir s'accable lui-même, l'émotion reste une forme corporelle de l'involontaire; et ainsi la tempête du corps fournit à la fois à la passion son paroxysme organique et l'alibi d'un authentique involontaire corporel.

Nous ferons toujours abstraction ici de ce brouillage des passions; nous nous sommes déjà expliqué sur cette méthode d'abstraction dans l'introduction; il nous faut apprendre le monde des passions par une autre méthode que par l'approfondissement existentiel d'une eidétique: par la vie quotidienne, le roman, le théâtre, l'épopée; ce monde constitue un obscurcissement

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de la conscience qui ne se laisse pas comprendre comme le dialogue intelligible du volontaire et de l'involontaire.

III l'habitude: l'habitude humaine il est assez malaisé de délimiter le domaine de l'habitude; nous n'avons pas l'impression dès le début de savoir, sur quelques exemples bien choisis, ce que signifie l'habitude, comme quand nous nommons la perception, l'imagination, le sentiment, etc, avant toute exploration empirique et expérimentale. Elle semble ne désigner aucune fonction particulière, c'est-à-dire aucune visée originale sur le monde, puisqu'on la définit une manière de sentir, de percevoir, d'agir, de penser acquise et relativement stable; elle affecte toutes les visées de la conscience, sans être elle-même une visée. Précisément il en est de l'habitude comme de l'émotion: elle représente une altération de toutes nos visées; sans être une classe nouvelle de "cogitata", l'habituel est un aspect de perçu, de l'imaginé, du pensé, etc, opposé au nouveau, au surprenant.

Quand je dis: j'ai l'habitude de... 1) je désigne un caractère de l'histoire de mes actes: j'ai " appris "; 2) je m'apparais affecté par cette histoire: j'ai " contracté " l'habitude; 3) je signifie la valeur d'usage de l'acte appris et contracté: je " sais", je " peux". 1) " Apprendre". - Il importe de saisir selon toute son extension cette transformation du vivant par sa propre activité. Le mot français " apprentissage " consacre la tendance fâcheuse à rétrécir indûment le champ de l'habitude à l'habitude motrice; l'importance des travaux expérimentaux qui lui sont consacrés ne doit pas faire perdre de vue les habitudes affectives et intellectuelles, les " goûts " et les " savoirs". L'idée-clef de l'habitude, la règle eidétique qui commande toute enquête empirique, est que le vivant " apprend " par le temps. Réfléchir sur l'habitude, c'est toujours évoquer le temps de la vie, les prises que le vivant offre au temps et les prises que grâce au temps il acquiert sur son corps et " à travers " lui sur les choses. Ainsi " apprendre " définit l'habitude non seulement nominalement mais par l'origine: l'habitude se donne comme ce qui n'est pas préformé mais " acquis " par une conquête de l'activité.

Chez l'homme l'involontaire original que figure l'habitude est pour une grande part l'oeuvre même du vouloir; si cette étude se limite aux habitudes acquises volontairement et faisant retour sur la volonté pour l'affecter, cela n'implique point que

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pour une étude exhaustive les premières assises de l'habitude ne soient pas à chercher du côté du réflexe conditionnel ou du côté des essais aveugles corrigés par le succès ou l'échec. Mais le réflexe conditionnel reste au-dessous du niveau d'un " learning " véritable, même au sens le plus large qui embrasse la psychologie animale et humaine; le réflexe conditionnel ne peut que transférer, par association, le pouvoir réflexogène d'excitants primitifs (ou absolus) à des excitants nouveaux; nulle conduite nouvelle ne procède de ce transfert qui ne met pas en jeu l'activité du vivant, ne fait pas appel à une modification de soi-même par sa propre activité. Quant à la méthode des essais et des erreurs, elle exprime sans doute davantage une initiative de l'être qui va à la rencontre de la sanction affective, et même une " intention " (purpose) au sens de Tolman; mais au niveau humain elle reste un expédient; on y recourt quand un problème ne peut plus être compris et que nul schéma, nul modèle externe ou interne ne peut guider l'analyse et la synthèse des mouvements en direction du geste total à réaliser. En outre cette méthode ne rend pas compte du caractère propre de la plupart des habitudes humaines, habitudes " techniques", habitudes de civilisation et de culture, habitudes morales dont la motivation affective de niveau vital est faible et dont l'élaboration s'affranchit largement des sanctions élémentaires du plaisir et de la douleur; leur acquisition exige, outre la compréhension de la tâche, un effort sans cesse renouvelé pour entretenir l'élan des exercices et pour maintenir le niveau de prétention ou d'ambition du sujet. Ces habitudes supérieures tendent moins à développer des tendances et des aptitudes préalables, bref à conserver le vivant dans l'homme, qu'à former l'homme dans le vivant. En ce sens elles sont par excellence des manières acquises d'exister. C'est pourquoi nous nous porterons d'emblée au niveau de ces habitudes acquises volontairement. Mais si nulle habitude humaine n'est acquise tout à fait sans la volonté, celle-ci n'a pas le pouvoir direct de constituer des habitudes: elle ne peut qu'activer ou empêcher une fonction spécifique de formation que l'on peut bien dire involontaire: l' exercice a ce pouvoir " spontané "-en lui-même non voulu -

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de dégager de l'activité de perception, de mouvement, d'évocation imaginative, de jugement, etc, des formes qui, à mesure qu'elles sont "ségrégées", s'assimilent à mon activité même, vont au devant des nouvelles opérations et s'insèrent dans la durée vivante qui accompagne mon présent; telles sont les " pré-perceptions", qui m'aident à m'orienter parmi les objets nouveaux de perception, - les " préconceptions " et " prénotions", qui, en condensant des pensées antérieures, se font à leur tour pensantes plus que pensées, - les formes motrices, qui se dégagent de l'apprentissage de tel mouvement et facilitent l'exercice de mouvements apparentés, etc. Nous reviendrons en détail sur ces différentes formes acquises. A Burloud a consacré un livre remarquable à ces "tendances " et à ces " schèmes " qui servent d'intermédiaire entre l'effort et l'organisme; il a souligné avec raison que l'activité de ségrégation et d'intégration qui dégage et organise ces formes est indépendante de la volonté et que le " dynamisme " psychique doit être cherché plus bas que l'effort lui-même, contrairement à la conception "monarchique " de Maine De Biran qui concentre toute l'activité dans le fait primitif de l'effort. 2) L'habitude se définit par son origine, mais aussi par sa manière d'affecter la volonté: l'habitude est soit " contractée " soit en voie d'être " contractée". Dire que l'habitude est contractée ne signifie pas que l'habitude est entrée dans la " phase d'état", comme on dit; l'habitude naissante, l'habitude en voie d'édification est contractée par le seul fait qu'elle m'affecte désormais; mon pouvoir ultérieur de décision est en face d'un certain irréparable qui est l'oeuvre du temps; les adages fameux sur le premier acte, sur le premier mouvement tirent tout leur sens de ce choc en retour que l'habitude, au fur et à mesure qu'elle se développe, exerce sur l'initiative ou simplement sur l'activité pré-volontaire qui l'a engendrée; l'habitude affecte ma volonté à la façon d'une sorte de nature, de seconde nature; c'est ce que signifie le mot contracter: ce qui a été initiative et activité a cessé de l'être, pour opérer désormais à la façon de ces organes que la vie a créés, ou mieux selon cette primitive sagesse qui régit les savoir-faire préformés; construite dans le prolongement du savoir-faire préformé, l'habitude en prolonge l'empire en même temps qu'elle adopte son type d'involontaire; l'acquis s'aligne sur le préformé et participe à cette familiarité et en même temps à cette étrangeté de la vie si proche de nous et si déconcertante pour la conscience éveillée. Ce second aspect de l'habitude ne doit jamais être sacrifié au premier: une acquisition qui ne s'inscrirait pas dans la nature

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ne serait plus une habitude. C'est le cas de certaines formes extrêmes de conduites humaines, à la limite de ces habitudes formatrices de l'homme que nous opposions tout à l'heure aux habitudes simplement adaptatrices du vivant. On parle encore d'habitudes pour désigner certaines disciplines de vie: se lever tôt quand on n'en a pas envie, prendre une douche froide malgré la répugnance, pratiquer l'ascétisme sous toutes ses formes, etc. Mais la régularité d'une discipline n'est une habitude que par analogie extérieure avec la régularité d'une nature. Si cette régularité n'est entretenue que par une décision chaque fois nouvelle et ne retombe pas visiblement à la nature, nous sommes en face d'un effort nu, privé du secours de l'habitude. Ce qui serait la pointe extrême de l'habitudehumaine du point de vue de l'acquisition cesse d'être habitude du point de vue de l'involontaire contracté. Voilà donc une forme singulière d'involontaie: par aliénation du volontaire et " assimilation subjective " des produits de l'activité d'acquisition; ce que j'apprends devient " contracté "; la volonté et l'activité qui dominent la " nature " retournent à la nature ou plutôt inventent une quasi-nature à la faveur du temps.

Si l'habitude prolonge ainsi le savoir-faire préformé, elle a par contre un rapport antithétique à l'émotion: l'habitude est contractée, - l'émotion surprend; ce contraste préfigure toutes les interférences de ces deux grandes classes de l'involontaire: prestige de l'ancien, force de l'inédit; fruit de la durée, irruption de l'instant, - tous les périls et tous les recours sont annoncés dans ces deux puissances que la sagesse n'a jamais fini d'éduquer l'une par l'autre. 3) L'essence de l'habitude dit en outre sa valeur d'usage: je sais, je peux faire. L'habitude qui peut être comprise est un pouvoir, une capacité de résoudre selon un schéma disponible un certain type de problèmes: je peux jouer du piano, je sais nager.

Ce principe de compréhension nous met dès l'abord en garde de définir l'habitude par l'automatisme; il est courant de dire que l'habitude rend les actes mécaniques et inconscients; la véritable habitude serait pleinement soustraite à la volonté. Non seulement elle acquerrait la raideur et la stéréotypie des machines, mais elle partirait toute seule par le simple effet du déclenchement des excitants externes et internes. Une pareille interprétation est accréditée par un certain

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nombre de préjugés curieusement convergents: un certain romantisme superficiel voit volontiers dans l'habitude un principe de sclérose et oppose à la banalité du quotidien les explosions de la liberté, comme si on pouvait penser jusqu'au bout la conscience par des oppositions de fonctions; or, la psychologie empirique, pour des raisons différentes, majore elle aussi les faits d'automatisme; c'est la méthode ici qui a fait violence à la doctrine; le prestige des sciences de la nature et le souci de transposer ses procédés en psychologie ont suscité un effort énorme d'expérimentation qui tout naturellement s'est appliqué aux aspects de l'habitude les plus mesurables, les plus objectifs et pour tout dire les plus voisins du règne de la chose. C'est ainsi que des mécanismes aussi sommaires que l'association des idées ou que le maniement stéréotypé d'appareils de laboratoire ont servi de modèle à toute étude de l'habitude; nous reconnaissons ici le préjugé du simple, de l'élémentaire en psychologie. En outre, ces préjugés de la psychologie empirique étaient confirmés par les faits cliniques qui semblaient révéler, par une sorte de dépouillement du squelette de la conscience, un automatisme primitif; la maladie procéderait par simplification de la conscience et montrerait dans le fait les mécanismes élémentaires que la psychologie normale ne pouvait isoler que par abstraction ou à la rigueur avec tous les artifices et les conventions de l'expérimentation. Ainsi tout semble concourir à faire de l'automatisme la réalité mentale primitive et à traiter les phénomènes dits supérieurs comme une complication de ces réalités plus simples. Un des buts de cette étude est de montrer que les faits d'automatismes n'ont pas d'intelligibilité propre et ne se comprennent que comme dégradation; nous prendrons pour référence l'habitude souple plutôt que l'automatisme; c'est elle qui pourra illustrer ultérieurement le couple originel du vouloir et du pouvoir plastique. Une conscience dégradée n'est pas le retour à une conscience prétendue simple et primitive. Ce redressement de l'analyse est en tous points semblable à celui que nous avons tenté à propos de l'émotion-surprise. Mais de même que l'émotion-surprise est toujours un désordre naissant sur la voie du bouleversement émotionnel, de même l'habitude-pouvoir tient en germe lamenace d'une chute dans l'automatisme; le glissement à la chose doit en quelque manière faire partie de l'habitude; désordre émotionnel et automatisme habituel sont tous deux l'occasion de prendre à rebours le problème central de l'accord entre nous-même et notre spontanéité involontaire.

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L'involontaire dans la coordination interne de l'action habituelle l'étude de l'involontaire qui caractérise l'habitude porte sur deux aspects: sur la structure de la conduite apprise ou en cours d'apprentissage, et sur son déclenchement; ou, si l'on veut, sur son enchaînement et son déchaînement.

L'étude des savoir-faire préformés nous avait déjà amenés à faire cette distinction; alors que le réflexe est strictement subordonné à l'excitant et incoercible, les gestes dits " instinctifs " ne sont réglés que dans leur forme par l'objet mais se subordonnent à des impulsions affectives, ultérieurement à des intentions volontaires. Or l'habitude prolonge non le réflexe mais le savoir-faire préformé. - L'abolition du vouloir dans l'habitude apprise volontairement pose également deux problèmes bien distincts quoique très emmêlés: celui de la coordination de l'action, à la fois dans ses parties et par rapport aux signaux régulateurs, - celui de la facilité qu'elle offre au déclenchement. La coordination interne non-voulue de l'habitude ne pose pas de problème radicalement nouveau: le savoir-faire le plus primitif était déjà une totalité articulée et réglée par des perceptions. Le propre de l'habitude est de réaliser la même énigme par l'abolition de l'intelligence et de la volonté qui ont pu présider à son édification. Mais c'est parce que des gestes qui n'ont jamais été construits par science et par vouloir opéraient déjà le lien du motorium et du sensorium que l'habitude peut à son tour nous doter de pouvoirs mystérieux pour nous-mêmes; elle ne fait qu'étendre le rapport primitif à notre corps qui précède tout savoir et tout vouloir portant sur la structure du mouvement. Je ne sais pas et je ne veux pas dans son détail la structure de ce que je peux.

L'habitude n'introduit donc pas de fait radicalement nouveau; à la faveur du temps, de la répétition, elle élargit indéfiniment l' usage irréfléchi du corps; ce qui fut un jour analysé, pensé et voulu, glisse peu à peu dans le règne de ce que je n'ai jamais su ni voulu. C'est pourquoi on peut l'appeler un " retour de la liberté à la nature", si l'on entend par nature ce caractère primitif de tout pouvoir sur le corps de n'être ni su ni voulu.

Il ne faut donc pas dire que dans l'habitude la conscience est

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abolie; seuls le savoir et le vouloir réfléchis le sont; l'expression impropre " d'inconscience " appliquée à l'habitude désigne l'usage pratique et irréfléchi d'un organe " traversé "par une intention affective et volitive qui seule est susceptible d'être réfléchie. Mais cet usage du corps est encore un moment de la conscience, au sens large défini dans le premier chapitre. Ce qui a pu être l'objet d'une intention volontaire recule au rang d' organe d'une autre intention volontaire; je ne pense pas le mouvement, j'en use. C'est précisément ce qui s'appelle " contracter " une habitude.

La psychologie expérimentale nous donne maint témoignage de cette désertion des structures habituelles par l'intention réfléchie: à mesure que je sais mieux faire un mouvement, l'intention se porte sur des totalités motrices de plus en plus vastes qui seules sont visées; à chaque progrès de l'habitude, les liaisons internes n'exigent plus d'attention particulière, elles se fondent dans la visée globale et celle-ci se subordonne aux signaux et aux fins de l'action qui sont seuls remarqués. Dans l'étude expérimentale de Van Der Veldt ce "court-circuit " entre la perception initiale et le mouvement exécuté est systématiquement étudié: l'apparition de syllabes ou de mots factices doit entraîner un mouvement du sujet (ou, dans les séries non-" motrices", dites séries " sensorielles", la représentation du mouvement): à savoir toucher une lampe (ou une série de lampes dans les séries complexes) dont l'allumage correspond au mot; dans les séances de sondage, il était interdit de regarder les lampes. Dans la série sensorielle comme dans la série motrice l'histoire de l'apprentissage se confond avec celle de la " conscience de la place " de la lampe à toucher. Cette image visuelle commence par devenir un sentiment ou un savoir de direction (c'est à droite, en bas, etc) et une tendance "dans le bras". Les sujets disent eux-mêmes: "je ne sais pas comment je sais que je le sais." Puis elle fusionne avec le mot pour devenir son sens: le mot c'est la place. Puis le lien se fait au plus court entre le mot et le mouvement: "je ne sais vraiment pas ce qui arrive... "" ce n'est qu'après la réaction que je me rends compte de ce qui est arrivé." " Le bras était plus sûr que la main". On ne dira pas que le mouvement s'est associé à la perception: la perception n'est plus la même, elle a changé de valeur. Dans les séries de mouvements complexes où l'expérience est combinée de manière à imposer un apprentissage tantôt analytique, tantôt synthétique, tantôt libre, le court-circuit est le plus

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remarquable: on voit le schéma-guide qui d'abord fait comprendre le mouvement à exécuter se volatiliser; il devient un symbole qui signifie plutôt qu'un modèle à imiter, puis il disparaît: le mot devient le nom de la place et le commandement du mouvement. En même temps, la forme du mouvement devient un tout, une forme stylisée, harmonieuse, qui adhère, sans image-guide, ni commandement spécial de lancement à la forme perçue. Cet involontaire de structure ou de coordination serait à tout jamais inassimilable à la volonté, c'est-à-dire incompatible avec un déclanchement volontaire, si les liaisons internes et externes étaient du type réflexe; même les expériences portant sur des mouvements stéréotypés attestent cette opposition entre l'habitude et les chaînes de réflexes; elle apparaît plus clairement avec les habitudes quotidiennes, qui, à la différence des gestes rigides que la vie industrielle suscite, sont indéfiniment variables, "circonstanciels " comme le milieu de civilisation qui les suscite. Ils s'ajustent aux divers objets usuels issus de l'art humain qui nous masquent presque le visage de la nature brute. Ces objets exigent un maniement intelligent, car ils sont en même temps les premiers objets intellectuels, ceux que P Janet énumère dans son histoire des conduites intellectuelles: la route, la porte, le panier, le tiroir, etc. À la différence des machines automatiques, ils suggèrent des thèmes pour la manipulation, la marche, etc, sur lesquels nous modulons à l'infini par des innovations imprévisibles. Nous ne sommes tout à fait ou tout entiers ni le sauvage sans prise sur la nature, ni le manoeuvre spécialisé qui répète indéfiniment le même geste stéréotypé; vivant parmi nos oeuvres, qui sont des blocs d'intelligence abolie, nous y répondons par des conduites qui sont aussi de l'intelligence et de la volonté naturalisées. Il faut savoir gré, ici encore, à l'école de la forme d'avoir accentué le caractère organisé et transposable des vraies habitudes; elle a réagi contre la réduction de l'habitude à une simple addition de mouvements élémentaires invariables entre lesquels la répétition introduirait ou renforcerait un lien associatif; l'habitude est une "structuration " nouvelle où les éléments changent radicalement de sens.

Plus fortement encore, A Burloud voit dans l'habitude une " intention " dirigée et active-qu'il appelle " tendance " lorsqu'elle se détache entièrement du vouloir-et qui est essentiellement plurivalente: elle prépare non à un geste, à une image, à un savoir, mais à une sphère de représentations ou de mouvements essentiellement variables selon les circonstances.

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Ce sont plutôt des règles, des méthodes, essentiellement transposables, qu'on peut appeler "schèmes " lorsqu'elles sont plus complexes et contiennent à leur tour des tendances qui les spécifient.

On comprend que l'habitude, ainsi décrite, puisse prendre une signification humaine si sa plasticité lui permet de se subordonner à des intentions sans cesse neuves. C'est avec " l'habitude générale "-et en ce sens toute habitude est générale-qu'apparaît clairement le rapport institué par Ravaisson entre la volonté et l'habitude. La description de l'habitude comme forme et sa compréhension comme pouvoir s'enchaînent parfaitement. L'involontaire dans le déclenchement: la facilitation autre est la structure involontaire, autre le déclenchement involontaire du geste habituel. L'habitude-type n'est pas celle où le geste part tout seul; des habitudes techniques d'une grande complexité sensori-motrice peuvent être "automatisées " à l'extrême et n'impliquer aucune tendance à l'exécution; l'aversion, le dégoût peuvent même à la limite rendre indisponible un savoir-faire qui a par ailleurs la cohésion interne d'une mélodie: le mouvement " se fait " tout seul, - mais s'il est désiré et voulu. Nous avons été amenés à contester catégoriquement que l'habitude crée le besoin; la force de l'habitude ne consiste pas universellement à développer des besoins; c'est un effet secondaire de l'habitude, auquel peut se substituer la répulsion. Et pourtant il y a une spontanéité spécifique de l'habitude qui ne se ramène pas au désir, à l'envie et qui peut se retrouver jusque dans l'aversion. Quand je dis que je sais faire un tour d'adresse par exemple, non seulement je veux dire que je le ferai certainement si je le veux - j'atteste un acte futur -, mais je signale la présence obscure du pouvoir dont je suis en quelque sorte chargé. J'anticipe par cette conviction une certaine surprise que me donne également le déclenchement de toute habitude complexe et fragile, la surprise de la facilité avec laquelle, sur un signe, un clin d'oeil, "cela " répond à mon invitation: étonnement de voir les chiffres se présenter tout seuls quand je compte, les mots se grouper et prendre un sens quand je parle une langue étrangère que je possède à fond; étonnement de sentir que

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"ce " corps répond au rythme de la valse; certes "cela " ne marche bien que si je veux, mais ce vouloir est si facile qu'il semble n'être plus qu'une permission accordée à une spontanéité prévenante de l'habitude qui se porte à la rencontre de mon impulsion.

Que se cache-t-il derrière cette docilité énigmatique de l'habitude qui a effacé les traces de sa propre histoire? Rien n'est plus impénétrable que le familier. Ravaisson compare l'habitude au désir: elle est " l'invasion du domaine de la liberté par la spontanéité naturelle". Et pourtant il est faux que l'habitude soit non seulement savoir-faire, mais tendance à faire (on parle couramment de la force de l'habitude). Le terme plus neutre de " disposition acquise", de " tendance " ne lève pas non plus l'équivoque de cette spontanéité habituelle.

Nous comprendrons quelque peu cette spontanéité de l'habitude, qui est celle de la vie, en regardant vivre nos gestes familiers et les usages de notre pensée. C'est là que nous surprendrons cette spontanéité qui parfois devance, toujours surprend et quelquefois perturbe notre action volontaire. A) une habitude ne progresse qu'à la faveur d' essais en tous sens qui ne sont pas à proprement parler voulus; tours de main et tours de pensée " s'attrapent " on ne sait trop comment; ce sont d'heureuses trouvailles qui toujours déconcertent notre application. Toutes les monographies sur l'acquisition des habitudes signalent ce rapport curieux entre l'intention qui lance l'appel dans un sens déterminé et la réponse qui vient du corps et de l'intelligence et a toujours figure d'improvisation. Cela est bien connu des patineurs, des pianistes et même de ceux qui s'essayent à écrire. L'habitude n'avancerait pas sans cette espèce de germination, d'inventivité qu'elle recèle. Acquérir une habitude, ce n'est pas répéter, consolider, mais inventer, progresser. Les gestaltistes soulignent les changements de structure qui affectent les perceptions directrices et les structures motrices ou mentales; mais même si l'on y joint le ressort affectif, l'appât du résultat meilleur, l'attrait du "niveau de prétention " (Lewin), il reste quelque chose d'incompréhensible dans le progrès de l'habitude: il faut faire appel à une puissance d'essai en tous sens qui habite nos pouvoirs acquis; cette invention est particulièrement manifeste dans les savoir-faire qu'il faut acquérir d'un seul coup et sans détailler, équilibre à bicyclette, saut à la corde, saut périlleux.

Par rapport à cette inventivité de l'habitude elle-même, les

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modèles perçus ou représentés n'ont qu'un rôle secondaire et critique; le schéma directeur ne crée rien, mais critique seulement cette improvisation qui déborde ce qui a été voulu. En ce sens il est toujours vrai que nous ne faisons rien volontairement que nous ne l'ayons d'abord involontairement réalisé.

B) cette vie de l'habitude se reconnaît encore dans le simple usage des gestes en apparence les mieux fixés; la mobilisation de notre expérience dans une situation originale garde toujours quelque chose de surprenant. D'un côté, l'appel que nous lançons à cette expérience est toujours comblé au delà de ce que nous avons réellement attendu; nous n'avons guère pensé qu'aux conditions générales auxquelles le geste ou le savoir doit satisfaire. "De ce point de vue, dit Ch Blondel, tout se passe comme si nous signalions ces conditions à notre mémoire dans un appel auquel se rendraient d'eux-mêmes événements et connaissances susceptibles d'y répondre." D'autre part, et c'est le plus intéressant, cette expérience en surgissant prend d'emblée non la forme acquise mais la forme utile, adaptée." Tout se passe comme si une fois notre appel compris ils se portaient de leur propre mouvement vers la solution dont notre réflexion ne ferait que préparer et légitimer la naissance." Nous ne voulons guère que la présence et en gros l'allure du geste utile, la forme vient comme d'elle-même. Il y a une sagacité de l'habitude que la psychologie ne rencontre pas tant qu'elle se limite aux conduites stéréotypées; nos habitudes plastiques requièrent dans leurs variations indéfinies un esprit d'à propos parfois déconcertant: une réflexion sur l'adresse, l'habileté mentale ou corporelle, sur la conversation ou l'éloquence improvisée, sur le savoir-vivre ou la culture, nous montrerait que chaque fois que nous ripostons à une situation neuve nous trouvons en nous des ressources étonnantes auxquelles le plus sage est de nous confier. C) il est vrai que cette spontanéité a souvent pour contrepartie une certaine exubérance de la conscience et du corps qui trouble l'action intentionnelle plus qu'elle ne la sert. La conscience a des marges où courent les idées hors de propos, les impatiences et les esquisses de mouvement. À côté de la spontanéité efficace avec ses improvisations déconcertantes, à côté de la spontanéité pathétique avec ses pressentiments troublants, il y a, comme dit Ch Blondel, une " spontanéité oiseuse". Or cette spontanéité maladroite et de traverse est solidaire d'un processus d'ossification que nous étudierons plus loin et qui fait qu'improviser c'est bien souvent aussi répéter et réintégrer l'ancien, sinon le médiocre. Ce sera ici la place des associations mécaniques d'idées. Mais déjà nous sommes sur cette pente

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où l'habitude glisse vers des activités de déchet. Nous y reviendrons: au sein du pouvoir apparaît la première esquisse de l'indisponibilité; la vie est invention et répétition: celle-ci est la contre-partie de celle-là. Cette spontanéité qui devance, surprend et parfois trouble l'action volontaire ne préjuge pas du caractère affectif, du plaisir que nous y prenons ou de la répulsion qu'elle engendre. L'habitude n'a pas le pouvoir de créer de véritables sources d'actions, des énergies semblables à celles du besoin; bien des habitudes " techniques " sont affectivement neutres; il faut un motif professionnel ou personnel étranger à l'exercice pour en susciter l'exécution. Tout ce que peut l'habitude est de donner une issue à des sources d'action en donnant une forme au pouvoir qui les libère; dès lors le désir, au sens surdéterminé qu'il a dans le langage courant, c'est à la fois la forme consciente d'un besoin, fouetté par l'émotion-surprise qui pousse à agir, et encouragé par la facilité d'un moyen familier. Ainsi l'habitude ne peut être qu'un révélateur de besoins; le besoin se fera répulsion quand l'exécution d'une tâche l'aura " saturé". Mais, à travers des effets affectifs contraires, l'habitude reste toujours une spontanéité pratique et non affective, l'offre d'une action facile, selon une forme privilégiée. Si donc l'aptitude ne crée pas le goût, la spontanéité pratique de l'habitude implique seulement que le geste usuel ait le seuil d'exécution le plus bas et que la volonté puisse l'ébranler avec une impulsion minime et comme de la périphérie de la conscience; un acte habituel peut être conduit avec inattention.

On peut appeler facilitation de déclenchement le second aspect de l'involontaire propre à l'habitude, pour le distinguer de la tendance proprement dite. C'est avec ces réserves sérieuses qu'on peut parler d'un désir-coutume caractéristique de l'habitude, en face du désir-surprise caractéristique de l'émotion, pour souligner l'invitation spécifique qui procède des pouvoirs enfouis dans l'organisation, en tant qu'ils facilitent l'initiative qui les meut. Élargissement du problème de l'habitude: le savoir et le problème général du pouvoir nous avons feint de croire que l'habitude était toujours du corps. Que des intentions volontaires se perdent dans l'épaisseur du corps, cela nous semble-à tort-moins étonnant que

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l'invasion de l'intelligence elle-même par l'habitude. Mais, comme on l'a dit au début, l'habitude est partout une manière d'être acquise, contractée, qui donne pouvoir au vouloir. Le savoir n'est pas moins issu de l'habitude que la conduite motrice. Chez un être qui parle, l'habitude motrice elle-même est imprégnée de discours; le geste appris est toujours joint et subordonné à des techniques de la pensée; or ces techniques de la pensée ne sont pas plus souvent des montages rigides que les habitudes corporelles ne sont en règle générale des mouvements stéréotypés; la masse énorme de travaux consacrés à l'acte d'apprendre par coeur, l'usage systématique des associations artificielles entre séries de syllabes dénuées de sens ne doit pas nous donner le change: tout ce que je sais intellectuellement et que nous appellerons du terme général de " savoir " est plutôt schème, méthode souple, qu'association rigide. Même la compréhension de notre langue maternelle contient plus de règles, de structures, de relations que d'associations univoques du type mot-objet.

La ressemblance du savoir et du savoir-faire appris est même telle que la structure de l'un se retrouve dans la structure de l'autre. En particulier le langage, avec ses schèmes verbaux, grammaticaux, syntaxiques, institue une continuité et une symbolisation mutuelle entre le sens de ma pensée, le sens de ma parole, le sens de mon action. C'est en effet entre les structures, entre les schèmes qui opèrent à ces différents niveaux que la similitude s'institue; on comprend qu'elle favorise des " suppléances " et qu'il devienne équivalent de bavarder l'action ou de mimer le discours. Or il faut bien admettre que ces outils mentaux sont vivants, qu'eux aussi ont une spontanéité comme nos habitudes corporelles, autrement dit que la pensée sans cesse improvise sans ma volonté, bien que cela paraisse contraire à son statut de sujet pur. Cette improvisation de la pensée s'exprime en particulier dans l' association des idées, et plus précisément dans l'association par ressemblance et par contraste (l'association par contiguïté, qui ressortit plus manifestement à l'automatisme et à la chose, sera mise en place dans le paragraphe suivant). Bain déjà avait pressenti que cette association par ressemblance et par contraste cachait toute la pensée spontanée, comme si un besoin de reconnaître les choses et de se les assimiler, et un besoin de les accentuer en les opposant étaient doués d'une vie propre et devançaient la pensée réfléchie dans ses synthèses et ses discriminations. C'est ce que des auteurs comme Renouvier et Hamelin ont parfaitement vu: l'association dite de ressemblance

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et de contraste résume de façon grossière toute la diversité des rapports dont l'édifice forme l'armature même de la pensée; et ces rapports sont vivants; ils jouent spontanément avant que d'être aperçus. Quelque chose de raisonnable opère sans que nous raisonnions en effet. Hamelin touchait le point sensible du débat soulevé autour de l'association par ressemblance: rien ne nous autorise à dénier au rapport une vraie spontanéité. Dès lors nulle timidité ne doit plus nous retenir: tous les rapports sont susceptibles de s'exercer spontanément. Par conséquent il y a autant de sortes d'associations que de sorte de rapports. Renouvier l'avait déjà dit: "les premières associations sont simplement les premières relations." Aussi bien la ressemblance ne désigne-t-elle que le rôle du rapport en tant qu'il rapproche spontanément et de manière confuse-et il y a mille façons de rapprocher; le contraste, c'est le même rapport en tant qu'il oppose par sa propre vertu et de manière indistincte. Allons plus loin: ce qui est vrai des premières relations l'est aussi du capital intellectuel le plus singulier; le savoir original en chacun est un tissu de relations que désormais nous manions par masse; non seulement ces relations ne sont plus parcourues pour elles-mêmes dans le temps que nous en usons et que nous les appliquons à de nouvelles pensées, mais elles dessinent à chaque moment cet affranchissement partiel de toutes les choses vivantes par rapport au vouloir. En ce sens Delacroix parlait de " cette puissance immédiate et spontanée de comparaison qui est l'aspect dynamique et inventif de l'association des idées". Voilà au sein du cogito, et par la loi de l'habitude, une figure nouvelle de cette dualitas in humanitate dont l'émotion nous a donné un premier exemple.

Quel est donc le statut dans la pensée de ces règles du langage, de la grammaire, du style, des rudiments de science, des axiomes et des principes, pour autant qu'il s'agit moins d'un savoir à évoquer et à répéter que d'outils qui nous serviront à former d'autres pensées? Ce statut de l'habitude intellectuelle pose à la réflexion un des problèmes les plus étranges de la psychologie: ce que je sais intellectuellement ne m'est pas présent différemment de ce que je sais faire avec mon corps; sans cesse ce que j'apprends, ce qui est appréhendé dans un acte original de pensée, s'abolit comme acte et devient une sorte de corps pour ma pensée; ainsi le savoir s'aligne sur cet empire de pouvoirs dont j'use sans en construire à nouveau les articulations; chaque fois que je forme une pensée nouvelle je mobilise un savoir ancien sans le viser lui-même. On pourrait dire: le savoir c'est

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ce que je ne pense pas mais au moyen de quoi je pense. La difficulté est de comprendre en première personne cette vie du cogito qui s'échappe à soi-même; comme l'habitude corporelle, l'habitude mentale est une spontanéité prévenante, ingénieuse, mais aussi oiseuse; or comment surprendre une spontanéité des relations précédant toute aperception active et volontaire? Toute leur existence n'est-elle pas d'être aperçue? L'entendement ne comprend pas la loi de l'habitude qui est une aliénation partielle du sujet à lui-même et le pouvoir de s'étonner par sa propre spontanéité. On retrouvera ce problème aggravé avec l'inconscient. Rien n'est plus difficile que de soutenir cette idée d'un " savoir-penser", d'une seconde nature au sein même de la pensée. Déjà l'idée d'une structure à priori de l'entendement commune à tous les êtres pensants risque d'introduire au sein du cogito une sorte d'objectivité qui ne lui est pas transparente; à plus forte raison la présence étrange en moi de mon expérience intellectuelle, de ces outils, méthodes, organes de pensée déposés par l'action même de penser, bref l'existence d'une nature intellectuelle qui fait mon individualité désormais involontaire, paraît devoir "objectiver " totalement la pensée. Et pourtant le paradoxe qui paraît ruineux pour une philosophie du sujet ne prend tout son sens que pour elle; car ce qui nous est offert en énigme c'est moi qui deviens nature par la grâce du temps; un " cela pense " habite le " je pense".

Le savoir ne crée pas de difficulté absolument nouvelle, il ne fait que rendre plus énigmatique le problème général du pouvoir habituel. J'oscille entre deux positions relativement claires mais également intenables: d'un côté je suis tenté d' objectiver, de spatialiser complètement le caractère de seconde nature acquis par le geste ou le savoir: je chercherai alors quelles " traces " matérielles l'exercice de l'action et de la pensée laissent dans le cerveau ou peut-être dans les organes périphériques. De l'autre côté, plus soucieux de satisfaire aux exigences théoriques d'une philosophie du sujet que de rendre compte des faits que la première position respecte mieux, je renoncerai à loger quelque part les règles du raisonnement, les principes de géométrie, mes tours familiers, mes aptitudes corporelles; je dirai qu'un pouvoir n'est pas quelque chose qui existe, que la virtualité s'éclaire par l'acte. Ces deux langages manquent la difficulté d'une aliénation naissante du sujet. Je ne puis ni me penser deux avec mes pouvoirs, comme s'ils étaient hors de moi dans la chose-cerveau perçue par le physiologiste, ni me penser un avec eux, comme s'ils étaient moi sans m'échapper aucunement à moi-même. D'un côté, il est parfaitement légitime de chercher dans le cerveau ou ailleurs le support de l'expérience; mais ces " traces "

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- si elles sont plus qu'une hypothèse commode-ne sont que le diagnostic externe, le signalement dans le registre objectif de ces pouvoirs qui sont dans le registre du cogito. Comment comprendre en effet que ces traces soient un savoir en première personne, une aptitude en première personne? C'est dans le cogito qu'il faut saisir le raccord essentiel de mes pouvoirs à moi-même, et cette espèce d'existence aliénée qui reste pourtant en première personne; l'habitude est une nature, mais une nature au sein même de moi; or le passage de traces, c'est-à-dire du corps-objet, à l'habitude, c'est-à-dire à cette nature que je suis, est, nous le savons, impensable; il faut faire le saut au point de vue du corps propre et de ce corps qu'est la pensée naturalisée. Il faut remarquer que le problème des traces n'est pas différent de celui de la subsistance des idées. Les idées sont des sortes de traces spirituelles de l'acte de pensée. Si tant de philosophies résistent si mal à la tentation de traiter la pensée comme un amas d'idées et celles-ci comme des choses subsistantes qui seraient éclairées par moment et dans l'intervalle resteraient cachées dans l'ombre de la conscience, c'est que l'usage que je fais de ma propre pensée m'y invite fortement; la doctrine des êtres représentatifs de Malebranche, celle des formes aristotéliciennes et des effigies épicuriennes, trouvent leur source permanente dans cette quasi-subsistance du savoir: un certain substantialisme des idées joue le même rôle que la doctrine des traces. Il se heurte finalement aux mêmes difficultés: si les idées sont des choses peintes-en quelque sens que ce soit -, comment ces idées sont-elles encore miennes? Comment le sujet peut-il encore les assimiler? Je fais deux avec elles; jamais je ne les rejoindrai. D'autre part je ne puis m'identifier pleinement avec mes pouvoirs; il y a quelque chose dans l'habitude qui résiste. Chacun sent ce qu'il y a d'artificiel dans ce raisonnement qui tire le pouvoir concret de l'habitude du côté de l'idée de possible et résorbe l'aptitude dans l'acte. Ce n'est pas seulement l'instinct matérialiste de cet entendement et un usage naïf du principe de continuité qui me fait chercher dans l'intermittence de mes actes la persistance de l'aptitude, à la façon d'une chose qui continue d'exister quand nul ne la regarde; si je suis tenté de donner à mes aptitudes corporelles et à mon savoir une demi-réalité hors de moi, c'est que l'habitude a un caractère de semi-nature qui résiste à mon effort pour la penser en première personne. Ce genre de magie est suggéré et imposé par l'habitude elle-même.

On peut penser que la difficulté que propose cette persistance involontaire de l'habitude sous toutes ses formes serait sinon résolue, du moins correctement posée, si nous étions capables de la penser temporellement et non spatialement, comme une

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continuation involontaire de nous-même et non comme une conservation matérielle dans l'espace du cerveau. La " trace " n'est peut-être que le diagnostic externe d'un tel enchaînement temporel des moments du temps. Cet enchaînement " conditionne " à la fois la persistance des souvenirs individuels et celle des aptitudes, méthodes, etc. Il figure ma durée en première personne, radicalement inaccessible à mon empire, selon une nécessité que je suis. La constitution de l'habitude renvoie ici à une nouvelle forme de l'involontaire, le plus radical de tous, que nous évoquerons dans la troisième partie: la temporalité du moi qui est la " condition " absolument involontaire du pouvoir lui-même. L'habitude est un des carrefours où les pôles les plus extrêmes de l'existence-vouloir et corps-possibilité existentielle et réalité naturelle-liberté et nécessité-communient dans ce que Ravaisson appelait des " idées d'action". L'habitude comme chute dans l'automatisme mais la réciprocité du vouloir et de l'habitude n'est pas moins fragile et menacée que celle du vouloir et de l'émotion. Cette spontanéité pratique de l'habitude, qui s'insinue jusque dans la pensée, en même temps qu'elle fait l'efficacité de la volonté, recèle en elle une menace; le vivant vient au secours du voulant, mais selon un génie parfois rebelle; le chemin de l'automatisme est ouvert; en même temps se dessine la tentation du sommeil et de la paresse, comme si l'habitude était aussi un point de faiblesse offert à la plus perfide peut-être des passions, la passion de redevenir chose. Une aliénation naissante est dessinée. Pour toutes ces raisons, nos pouvoirs les plus familiers sont jusqu'un certain point autres que nous, comme un "avoir " qui ne coïncide pas exactement avec notre "être".

On voit le parallèle avec l'émotion; l'émotion débutait par la surprise et tendait vers la sédition: de même l'habitude-pouvoir amorce une déhiscence de la spontanéité corporelle: "ce " corps, "cette " pensée, sont sur le point de devenir l'autre le plus semblable à moi et toujours prêt à me dévorer tellement il me ressemble; "cela " peut en moi. L' unité vitale de la nature et du vouloir, attestée par la naturalisation du vouloir, vire sans cesse à la dualité éthique de la spontanéité et de l'effort. Je ne suis un que sans cesse reconquis sur une scission renaissante. En moi le corps propre et la pensée comme corps d'elle-même

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sont déjà objet naissant; désir et pouvoir tendent à me rendre impénétrable à moi-même et même autre que moi-même.

Cette dissociation toujours esquissée se poursuit par le processus d'automatisation, qui est la contre-partie de cet esprit d'à propos, de cette inventivité, de cette exubérance de l'habitude; l'habitude est à la fois spontanéité vivante et imitation de l'automate, retour à la chose. Il y a là deux lignes de faits étroitement emmêlées et qui alimentent deux types de compréhension, par la vie et par la machine: par la spontanéité et par l'inertie. Par ce processus l'opposition entre le volontaire et l'involontaire l'emporte sur la continuité. De fait, toutes les psychologies qui ont mis l'accent sur l'automatisme ont manqué ce rapport fondamental et ont cherché une intelligibilité propre de l'automate selon l'esprit du mécanisme. Mais en même temps il apparaît que ce second type de compréhension n'est plus une compréhension de l'homme, c'est-à-dire une compréhension de l'involontaire multiple dans son rapport à l' unité du vouloir; ce n'est plus à vrai dire une compréhension du multiple par l'un, mais une explication par le simple, par la simplicité des éléments et des lois (récence, fréquence, frayage, association, etc). Pour le naturalisme c'est la nature inerte et dans l'homme l'inertie, la machine qui sont intelligibles, c'est-à-dire explicables.

Il doit être possible de comprendre même l'automatisme, mais non plus par lui-même et par ses lois propres, mais à partir de l'habitude souple, comme un ordre humain déjà menacé qui se défait: qu'un organe s'isole et vive d'une vie autonome et dégradée, il ne signifie plus rien, parce qu'il ne signifie plus l'homme mais le "défigure". Dans l'ordre du sujet ce n'est pas le simple mais l'un qui donne sens.

Ce projet de comprendre l'automatisme est conforme à une véritable genèse du simple: le simple, dans le règne humain, est issu de la simplification; c'est par là que la maladie tend son piège au psychologue en inventant les conditions apparentes d'une explication naturaliste.

C'est donc une " simplification " de l'homme que le processus d'automatisation va nous faire comprendre, selon un schéma de compréhension en quelque sorte à rebours.

La genèse de l'habitude-automatisme à partir de l'habitude-spontanéité-en entendant par genèse cette genèse compréhensive et non-explicative dont nous venons d'exposer le principe-peut être faite en deux directions, selon que l'automatisation concerne la structure de l'habitude ou son déclenchement.

A) l'automatisation de la structure présente elle-même deux

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degrés. Elle désigne d'abord le phénomène très général de fixation qui tôt ou tard affecte tous nos besoins, nos goûts, nos tendances, et qui fait de l'habitude un " rétrissement " fondamental de leur champ de visée. L'habitude donne forme et en donnant forme fait cristalliser le possible sous une figure exclusive. Nos besoins (au sens le plus large du mot) sont fixés par l'usage dans leur rythme, leur qualité et leur quantité. Dans leur rythme d'abord: tout besoin parcourt un cycle depuis la phase de manque et de tension jusqu'au repos, en passant par la quête et la satisfaction; la première incidence de l'habitude est de fixer leur période: "l'habitude, dit élégamment Ravaisson, se révèle comme la spontanéité dans la régularité des périodes." Par eux-mêmes, nos besoins ont un caractère partiellement évasif; ils se prêtent à de multiples combinaisons dans le temps: les heures de repos et de sommeil varient suivant les civilisations, les nécessités professionnelles et les usages privés; nos goûts de lecture, de musique, etc, sont des rythmes dont l'habitude tend à fixer la forme. Ce que nous appelons l'emploi de notre temps n'est qu'un entrelacement de divers rythmes situés à des niveaux différents-rythmes végétatifs, affectifs, intellectuels, spirituels, etc-qui se saturent à tour de rôle, s'altèrent réciproquement par les incidences mutuelles de l'équilibre énergétique, de l'humeur, des états d'âme, etc. L'habitude tend à établir une sorte d'équilibre instable entre ces rythmes en les fixant les uns par rapport aux autres. L'habitude fixe en outre la quantité et la qualité de l'objet du besoin; nos goûts individuels sont des cristallisations affectives sur un objet privilégié, à quoi toute notre histoire concourt. Ainsi chaque homme tend vers un style personnel qui contribue à sa " nature essentielle", comme dit Goldstein. Nous assistons ainsi à la naissance de l'automatisme: c'est le même processus qui éveille des besoins en leur donnant forme et qui maintenant les fixe. Ils sortent proprement de l'informe; en contre-partie l'éventail des possibles que représente leur visée se ferme; la forme acquise tend à être exclusive; toute détermination est négation. La vie d'un homme n'est qu'une longue suite d'éveils et de fixations; les deux mouvements peuvent longtemps se compenser; à mesure qu'un goût se fixe d'autres goûts affleurent et ce que chacun perd en amplitude est équilibré par l'accroissement d'envergure de l'individu. Mais si l'adolescence est l'âge où notre clavier s'enrichit, la vieillesse (et déjà la maturité) est celui où le durcissement de nos pouvoirs déjà éclos l'emporte sur l'éveil de nouvelles aptitudes; le vieillissement, au point de vue psychologique, est le triomphe du phénomène de fixation sur le phénomène d'éveil, de l'inertie

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sur la vie. Or, quand l'habitude est plus automatisme que spontanéité, elle est plus péril que recours: le rapport du pouvoir au vouloir s'obscurcit; l'homme est enseveli sous ses habitudes. Un deuxième stade de l'automatisme est atteint quand la forme elle-même cesse d'être un thème général à variations illimitées; un processus d'ossification envahit alors nos schémas d'action et de pensée; la forme perd l'indétermination de son contenu; l'habitude glisse à la stéréotypie. Les expériences de laboratoire qui ont pour objet les habitudes intentionnellement stéréotypées (taper à la machine, etc) ne permettent pas de caractériser cette automatisation comme un phénomène de vieillissement. Ici l'automatisation de la structure est l'habitude même. Ce n'est pas le cas des habitudes plastiques, circonstancielles; la stéréotypie est ici une dégénérescence de l'habitude qui devient une réponse rigide et invariable dans le détail à une situation strictement déterminée; la moindre variation du détail altère la situation et équivaut à un problème entièrement nouveau qui laisse le sujet désemparé. La forme acquise résiste à tout changement et l'habitude devient ce qu'on décrit souvent sous le nom de processus de rédintégration des formes acquises par l'usage; certaines vies sans incidents, certains métiers sans imprévus permettent la formation de gestes qui sont comme la solution d'équilibre entre une tâche, une situation et un instrument. C'est le péril du " quotidien "-dont la signification spirituelle est considérable-de nous faire ressembler au gisant et même au minéral. Loin d'être le modèle de l'habitude, ces faits de stéréotypie sont plutôt des phénomènes de vieillissement; une habitude jeune n'est réglée que par une ossature simple de signaux auxquels elle répond par un schéma souple. Le vieillissement commence quand des signaux secondaires devenus invariables viennent remplir cette constellation clairsemée des repères primitifs. Aussi ce vieillissement peut être ajourné si l'éducateur, par exemple, a le souci de varier au maximum le détail et même les types de problèmes à résoudre. Des habitudes très anciennes peuvent ainsi rester des habitudes jeunes. L'ossification est une menace inscrite dans l'habitude, mais non son destin normal.

On mesure l'erreur des systèmes qui construisent l'habitude pièce à pièce comme des chaînes de réflexes dont les articulations

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s'effacent peu à peu. En dehors des phénomènes de vieillissement on ne rencontre les liaisons mécaniques que dans des circonstances que Goldstein appelle " d'isolement". Quand un sujet se plie à des expériences de laboratoire, il prête en quelque sorte une partie de lui-même qu'il consent à laisser travailler artificiellement; c'est ainsi que l'on peut expliquer la vogue de la fameuse association par contiguïté, entendue au sens le plus extrinsèque, sur laquelle on a construit tant de systèmes chimériques. Ce n'est pas par hasard que ces vues rejoignent la tentative connue de tirer toute la conduite et toute la vie mentale du réflexe; une réflexologie trouvait un terrain tout préparé dans le vieil associationnisme. Il y a certainement une forme de l'association qui est irréductible à cette spontanéité des rapports logiques que nous avons mise en place dans le chapitre précédent et dont l'ancienne association par ressemblance et par contraste n'est elle-même qu'une forme; l'association des idées chevauche la spontanéité et l'inertie, le vivant et l'automate. Mais l'association d'atomes mentaux sans rapport intrinsèque n'est qu'une vue de l'esprit à laquelle on a fait correspondre de force une certaine plante de serre par l'artifice de l'expérimentation. Les expériences de laboratoire à base de syllabes dénuées de sens sont loin de révéler des structures primordiales de l'esprit: l'instruction suscite des réactions convenues, strictement verbales, chez des sujets de niveau mental très élevé qui veulent suspendre leur réflexion, faire attention à l'indicateur, bref qui se plient consciencieusement aux conditions d'une expérience très savante dans le cadre artificiel et tout de volonté du laboratoire; le type d'association y est créé de toutes pièces par le matériel employé et par l'attitude conventionnelle du sujet. La véritable association par contiguïté qui n'est ni un produit de laboratoire ni un déchet de la conscience est, comme l'ont montré les différentes psychologies de la totalité et en particulier la gestaltpsychologie la tendance d'un tout à se reconstituer à partir d'un élément; elle se fait dans le sens de structures stables privilégiées; certes cette tendance à restaurer les ensembles anciens est irréductible au jeu spontané des relations qui est la forme la plus haute de l'association, la pensée plus vivante que pensante; elle relève bien de ce facteur d'inertie installé dans le corps et dans la pensée; mais elle n'est pas si étrangère qu'on l'a cru à la spontanéité quasi-intelligente des autres formes d'association, dans la mesure où elle est déjà organisation; elle n'est jamais entièrement déliée du cours général de la pensée qui lui donne une certaine opportunité et lui permet d'être l'organe utile d'une volonté économe de ses forces; dans un

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monde qui se répète, elle est la forme la moins inventive de la spontanéité, et encore pouvoir pour un vouloir.

Mais la conscience réalise naturellement cet état d'isolement lorsque fléchit son contrôle, par distraction, par fatigue, par jeu, ou au voisinage du sommeil; l'esprit remis à lui-même fonctionne par systèmes partiels; alors triomphe l'association mécanique, dont l'association par contiguïté est le type; voilà pourquoi ce qui n'aurait dû être qu'une curiosité de la psychologie en est devenu la pièce maîtresse.

Ainsi l'automatisation de la structure, plus encore que celle du déclenchement, prolonge une pente naturelle de l'habitude la plus plastique. Cette imitation de la chose par la vie, de l'inertie par la spontanéité, explique la méprise des théories mécanistes; si l'on ne s'est pas attardé au chaînon intermédiaire de l'habitude souple, elle apparaît comme un paradoxe brutal. Il reste que l'inertie ne peut être expulsée de la vie et que la démission de la liberté, sous la forme inauthentique de la coutume, du " on", du " tout-naturel", du déjà vu et du déjà fait, trouve sa tentation dans la nature même de l'habitude. En ce sens on peut parler d' habitudes passionnelles comme on a parlé plus haut d' émotions passionnelles. B) l' automatisme dans le déclenchement représente une dépossession plus grave de la volonté. L'automatisation qui envahit la structure n'implique pas un déclenchement automatique; un tour de main, de métier, d'esprit peut constituer une totalité fortement automatisée, mobilisable par des signaux de plus en plus lointains, sans aucunement se soustraire au contrôle de la volonté. Les détails de l'action viennent d'eux-mêmes, se font tout seuls comme on dit, mais l'acte global part au commandement. On peut même dire jusqu'à un certain point qu'un acte est d'autant plus disponible au vouloir qu'il est plus automatisé en ce sens.

On connaît l'aisance du bon ouvrier, de l'athlète, de l'orateur, de l'écrivain, du technicien. Le véritable gain pour la volonté est de lancer l'acte avec un effort moindre. Or autre chose est de faire facilement, sans effort, avec peu d'attention, une opération compliquée, autre chose est de la faire à son insu et malgré soi. Les vrais automatismes, moteurs, intellectuels ou

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moraux, sont des automatismes surveillés. Ils sont même une sorte de perfectionnement de la spontanéité docile. Ils ne jouent qu'avec l'autorisation tacite et le contrôle latent de la conscience qui a tôt fait le plus souvent de réprimer leurs incartades. Cette remarque doit nous mettre en garde contre une surestimation du machinal; nous reviendrons plus loin sur cette volonté liminale, quotidienne, qui est la contre-partie normale de la spontanéité de l'habitude; disons seulement que l'idée directrice qui tient sous son empire de tels automatismes peut se simplifier considérablement, la préparation mentale de l'acte se raccourcir, au point même d'être absorbée dans les signaux régulateurs de l'acte, le fiat se réduire à un discret laisser-passer; mais cette simplification de l'acte volontaire ne doit pas nous donner le change: ces mouvements habituels, ces pensées qui fusent avec aisance ne sont pas produits involontairement; il ne nous est pas impossible de ne pas les produire. Loin d'être incoercibles, ils sont les plus aisés à surveiller comme du coin de l'oeil. Et si parfois nous leur laissons du champ et nous en remettons à leur sagacité, comme quand nous nous laissons aller à rouler une cigarette en causant, nous n'avons pas de peine à les ressaisir et toujours nous les revendiquons comme nôtres et n'hésitons pas à dire que nous les faisons exprès. Il y a donc un abîme entre ces automatismes surveillés et des réflexes ou des chaînes de réflexes qui à aucun moment ne se donnent comme nôtres.

Comment passer de ces automatismes surveillés aux actes machinaux qui partent tout seuls? Les faits qu'on peut réunir sous l'accolade du machinal ne sont pas aussi homogènes qu'on pourrait le croire. Chose curieuse, ce sont souvent nos habitudes les moins avancées qui donnent l'impression de la machine rebelle à la souplesse de la vie et des intentions volontaires. C'est dans la maladresse ou la gaucherie que les gestes, les mots, les idées se soustraient le plus souvent à nos desseins: c'est un mouvement moins parfait, moins différencié, plus près des coordinations spontanées de l'enfance qui répond à notre appel et nous plonge dans l'étonnement, parfois la honte ou la colère. Ceci mérite d'être souligné: le machinal n'est pas nécessairement le dernier degré de l'automatisme; il semble plutôt impliqué comme un risque permanent dans le caractère même de tout savoir-faire: ses liaisons internes nous échappent soit par nature, comme dans les premiers gestes non-appris, soit par effet de l'habitude; dès lors nous nous confions à des totalités qui ont leur destin propre et ne coïncident pas avec nos desseins et lui sont même pour une large part impénétrables. De plus les habitudes ne progressent pas par simple addition d'éléments, mais par remaniement de structure, par

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analyse et par synthèse; la résistance des formes anciennes sur lesquelles les anciennes sont prélevées explique assez qu'à la malléabilité de nos inventions ne réponde pas celle des structures mobilisées. Le machinal correspond ici à l'inertie même des organes, au sens le plus large du mot; la volonté anime un corps et un train de pensées qui, par leur organisation, ont une vitesse de mutation toujours inférieure à celle de la pensée pensante, - que le poète dit rapide comme l'éclair. Mais là n'est pas évidemment l'empire principal du machinal: nous savons bien que la plupart des gestes qui nous échappent sont des gestes qui dans d'autres circonstances de la conscience lui eussent très aisément obéi et que le machinal tient beaucoup plus à une défaillance de l'imperium qu'à l'inertie des organes d'exécution; et même dans le cas de la maladresse il se mêle toujours quelque altération de la conscience à cette inertie, comme on voit dans le trac ou la pudeur, où nous tombons, comme on dit, au-dessous de nos moyens. La maladresse se présente souvent comme une rechute de l'habitude à la faveur d'un trouble de la conscience: dans les groupes de faits que nous allons maintenant considérer, on voit s'affirmer cette connivence entre l'inertie et certaines défaillances de la conscience. Un deuxième groupe rassemble des habitudes très fortement ancrées dont la structure a atteint un degré très élevé d'automatisme et qui, dans certaines circonstances, partent toutes seules. Cela se produit normalement à la faveur d'une opération volontaire qui a une partie commune avec un ancien automatisme. Le machinal se présente comme une " faute", une "erreur " dans l'exécution de la tâche présente. Ainsi chercherai-je le bouton de la porte à droite si d'ordinaire je le trouve à droite; si j'ai appris à taper à la machine avec un certain appareil, je ferai des fautes de frappe avec une machine d'un autre modèle. La psychologie expérimentale a fourni une contribution très importante à l'étude de ces fautes par automatisme. Une grande partie des travaux de Ach et les premiers travaux de Lewin touchent à ce problème; le matériel expérimental était celui en usage dans les laboratoires du début du siècle: des séries de syllabes dénuées de sens; l'expérience était du type excitant visuel-réaction verbale: l'introspection était jointe à la notation brute des fautes et aux mesures de temps; le cours de l'expérience était le suivant: on créait un conflit entre une habitude ancienne

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de type associatif et une tâche opposée, en glissant parmi les mots inducteurs nouveaux des mots ayant appartenu à des séries anciennes et liés à des automatismes construits dans des expériences préparatoires. L'interprétation de ces expériences n'est pas sans intérêt pour comprendre l'involontaire du machinal. On s'est aperçu que l'automatisme n'est pas un phénomène aussi simple qu'il paraît. À première vue les fautes d'exécution semblent issues d'un conflit très simple entre la volonté et la tendance de l'inducteur à reproduire l'induit qui lui a été fortement associé. Le machinal serait donc le triomphe de l'automatisme sur la volonté. Ach pensait ainsi trouver une mesure de la force de la volonté par la force de l'association qu'elle était susceptible de vaincre et qu'il appelait l'" équivalent associatif". Mais Ach lui-même avait déjà constaté que les fautes ne se produisent pas quand le sujet pense sans cesse à la tâche à exécuter: la volonté attentive à la tâche est plus forte que toute association. Les fautes ne sont possibles qu'à une condition (que l'instruction de l'expérience crée systématiquement): dans la "période préparatoire", avant l'apparition de l'inducteur, le sujet devait s'imprégner de la tâche; pendant la " période principale " de l'expérience, c'est-à-dire à l'apparition de l'excitant, le sujet devait se laisser aller à répondre par l'induit qui s'offrait spontanément: l'exécution était donc confiée à l'action en quelque sorte souterraine, disons subconsciente, de la tâche que Ach appelait " tendance déterminante ": Ach estime que les fautes surgissent quand la tendance déterminante est vaincue par la tendance reproductive issue de l'association. Ach se faisait encore de la tendance reproductive une idée simpliste, mais il établissait déjà que ce n'est pas la volonté qui est vaincue par l'automatisme associatif, mais une tendance spontanée issue de la tâche elle-même (il est vrai que le rôle de l'attention, combinée avec cette action spontanée de la tendance déterminante, n'a pas été tiré au clair par les expérimentateurs de cette époque). Lewin devait aller plus loin et corriger l'idée superficielle qu'on se faisait alors de la force de l'association. Ce n'est pas la force associative comme telle qui vainc la volonté (ou la tendance déterminante): pour que le sujet retombe dans le sillon d'une réaction ancienne il faut que l'identité de l'excitant lui fasse quitter l'attitude commandée par l'instruction et substituer une attitude spéciale qui le replace dans l'ambiance de l'expérience passée, dans le " complexe d'apprentissage " (Lernkomplex); bref, la faute vient non de ce que la volonté d'exécuter la tâche est vaincue par la force de l'association, mais de ce qu'il sort de "la conduite de la tâche "

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et n'exécute plus l'opération demandée (rimer, inverser les consonnes de la syllabe présentée, etc), mais adopte une attitude de répétition. C'est bien ce qui arrive dans la vie courante: nous ne sommes pas à proprement parler vaincus par l'automatisme, nous nous confions à lui: la répétition des paysages quotidiens de l'action nous dispense d'inventer; par économie nous faisons un discret appel aux ressources anciennes et leur cédons la place. Il est donc imprudent de parler d'une force de l'habitude comme d'une force identique à elle-même et qui, parfois, vaincrait nos meilleures intentions. Cette façon de rabattre le machinal sur l'incoercibilité du réflexe est trompeuse: l'inertie est elle-même une attitude adoptée; elle triomphe et s'exalte quand l'effort se détend; un geste et même une association mécanique se partent pas tout seuls, par la seule vertu d'une constellation d'excitants familiers; le machinal qui paraît envahir certaines consciences jusqu'à la racine n'est jamais complètement indépendant d'une certaine désertion de la conscience. En particulier le distrait est toujours un sujet à champ de conscience étroit, et plus ou moins crispé sur un objet exclusif. Les " fautes " machinales sont donc toujours réciproques d'un abandon de contrôle, ou, comme on va le voir, de perte elle-même involontaire du contrôle de la conscience.

Un troisième groupe de faits nous rapproche de la pathologie; la pensée rêveuse et errante, les troubles momentanés de l'attention, la fatigue, l'épuisement réalisent d'une manière progressivement incoercible cette perte de contrôle qui normalement est plus ou moins consentie; on y observe des phénomènes de stéréotypie, en grande partie de type verbal, qui sont comme des déchets d'une conscience en chute de tension.

Ces limitations constitutionnelles ou accidentelles de la conscience nous rappellent d'une autre manière que les désordres de l'émotion-choc, qui d'ailleurs peuvent aussi réaliser ces stéréotypies, que la synthèse humaine du volontaire et de l'involontaire est fragile et que l'homme n'est possible qu'entre certaines limites. Les destructions de ces synthèses sont d'ailleurs à la mesure de l'édifice humain dont les habiletés et les savoirs nous donnent une si grande idée; elles montrent encore dans leur désastre une grandeur humaine.

À la limite de ce troisième groupe de faits nous touchons aux faits d'automatismes qui ne procèdent plus d'une faiblesse de la conscience, d'une chute de tension, mais de dissociations

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produites par refoulement; on sait que Freud a rattaché aux troubles de l'affectivité bien des comportements aberrants et que c'est au niveau de l'affectivité inconsciente qu'il invite à rechercher le principe de l'automatisme au sens clinique du mot. Nous sortons ici du cadre de la psychologie normale et en même temps des limites de notre méthode d'approche. Nous retrouverons ce groupe de faits, et les difficultés d'interprétation qu'ils proposent, dans le chapitre consacré à l'inconscient. Si donc nous restons dans les limites du normal, qui sont aussi celles de notre responsabilité, le machinal naît en bordure de toutes nos habitudes; à sa source nous trouvons d'une part une certaine défection de la conscience, qui tend à se retirer de ses oeuvres et à se confier aux puissances de persévération et de restauration du passé, d'autre part une certaine inertie, qui est le principe de l'automate et qui se trahit de la manière la plus anodine dans ce que nous avons appelé les "automatismes surveillés". Ce principe d'inertie introduit la menace au point même de perfection de l'habitude; il reste pourtant énigmatique: pourquoi l'organe souple, le pouvoir docile, sont-ils menacés non seulement par la spontanéité de la vie, mais par l'inertie de la machine? Il semble que par notre corps nous participions à un obscur fond d'inertie de l'univers. En se naturalisant, pour parler comme Ravaisson, la liberté subit " la loi primordiale et la forme la plus générale de l'être, la tendance à persévérer dans l'acte même qui constitue l'être". En utilisant le temps de la vie, l'habitude à la fois invente et subit l'inertie fondamentale de la matière; cette résistance de la matière au sein même de l'organisation vitale est l'ultime principe de l'inertie. Quand la pensée abstraite elle-même se fait chose, c'est peut-être ce qu'il y a de moins vivant dans la vie qui s'y traduit.

L'habitude c'est la naturalisation utile de la conscience; la possibilité que toute la conscience devienne chose y est contenue; il suffit qu'elle consente à cette pente ou qu'un accident la démette d'elle-même. On demandera si au terme de cette chute l'inertie peut encore être pensée en première personne: peut-être l'inertie ne se comprend-elle que quand nous nous en réveillons, comme les ténèbres se comprennent par la lumière. Ainsi les périls de l'habitude sont-ils inverses de ceux de l'émotion, comme ceux de l'ordre de ceux du désordre, comme ceux du sommeil de ceux de l'agitation. Ces périls même appellent leur mutuelle éducation sous le signe de l'effort.

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Chapitre III le mouvoir et l'effort: l'épreuve de force d'une philosophie de la volonté est sans discussion possible le problème de l' effort musculaire. Certes il y a un effort intellectuel, un effort de rappel des souvenirs, etc; mais en dernier ressort c'est aux muscles que se termine le vouloir; tout autre effort est finalement effort par sa composante musculaire, par la maîtrise sur le corps. Un être compos sui ne tient sa pensée que s'il tient son corps. Toute cette seconde partie n'est qu'une longue préparation à affronter cette difficulté. Mais il n'est pas sage non plus d'aborder le sens de l'effort sans détour, comme un quelconque registre sensoriel, vue, ouïe, etc. Le simple geste de lever le bras quand je veux est un grand raccourci d'énigmes. La déconcertante simplicité du geste fait à vide pour m'assurer de mon pouvoir et où chacun voit le signe de sa liberté résume toutes les conquêtes de la volonté; dans la contraction musculaire opérée par exemple en laboratoire et savamment isolée de l'histoire de l'individu, du contexte émotionnel et moral de la vie quotidienne, professionnelle et privée, se cache toute la civilisation du corps chez un adulte intelligent. Il importe d'abord pour justifier ce détour, de rappeler les conclusions du premier chapitre et de les compléter par celles du second.

1) Le sentiment de l'effort n'est pas la plus simple conscience que rencontre la description; il procède, par réflexion, d'une conscience plus fondamentale: la conscience d'agir. Il est trop vite dit que l'effort est par principe le foyer de la conscience de soi; l'action d'abord me tire de moi et me tient en rapport avec une oeuvre. La conscience d'agir est conscience de..., conscience de l'oeuvre passivement créée; mon activité s'aperçoit dans la docilité de l'oeuvre qui, à la différence des choses qui sont là, simplement, et que je rencontre, est suspendue à moi, tire de moi son être. À l'être-là de la chose s'ajoute l'être-fait-par-moi de l'oeuvre. Sans doute est-ce là une référence très certaine à moi, mais perdue dans le monde. Remarquons bien que cette expérience de mon action appréhendée sur l'oeuvre en train de se faire ne doit pas être confondue avec l'un quelconque des sentiments qui continuent de me relier à l'oeuvre qui vient d'être faite: étonnement, inquiétude devant l'oeuvre

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détachée de moi, réaffirmation de son appartenance à moi. Cette expérience de l'agir se développe au fur et à mesure de l'action et adhère à l'oeuvre en tant qu'elle est en train de naître; elle est plus tournée vers l'anticipation que vers la rétrospection; on dirait l'imminence d'être créée, la poussée passive du néant à l'être de l'oeuvre agie. Le sentiment de l'effort apparaît sous la condition d'une attention qui reflue de l'oeuvre à l'organe " traversé "par la conscience d'agir. C'est principalement la résistance de la chose, ou du corps ou de quelque aspect de moi-même qui fait jaillir cette conscience de l'effort. Mais en même temps que cette conscience d'effort passe au premier plan, elle s'obscurcit. Elle s'obscurcit d'une double manière: d'une part le mouvement se délie de son rapport à l'oeuvre; d'" organe traversé "il devient " terme " du mouvement; du même coup il perd son sens essentiel; c'est sur de tels mouvements dénués de sens que s'obstine aussi bien l'introspection biranienne que la psychologie expérimentale de l'effort. Arrachée au contexte de l'oeuvre dans le monde, la production du mouvement tend à devenir incompréhensible dans sa simplicité et sa familiarité même. D'autre part, en se réfléchissant sur l'obstacle, l'effort est accentué devant la conscience, mais en retour la véritable signification de la motion volontaire est altérée. Le véritable mouvement volontaire, c'est celui qui passe inaperçu parce qu'il exprime la docilité du corps qui cède; la docilité est transparente, la résistance opaque; ce n'est pas par hasard que la philosophie de Maine De Biran donne le pas à la fois à l'aperception de soi sur la conscience qui se transcende, à l'effort réfléchi sur la motion corporelle simplement "traversée " par la conscience d'agir, à la résistance corporelle sur la docilité corporelle. Or c'est la docilité du corps, pourtant la plus difficile à décrire, qui fait comprendre le corps comme organe de vouloir. Ce qui est premier et d'abord intelligible, ce n'est pas l'opposition de l'effort et d'une résistance, mais le déploiement même de l'imperium dans l'organe docile; la résistance est une crise de l'unité de soi avec soi. Il faudrait ajouter ceci: plus radicalement, ce qui rend l'homme intelligible à lui-même, c'est son propre mythe, c'est l'antique rêve de son accomplissement dans l'innocence et l'action gracieuse; l'aisance de la danse, la souple allégresse de Mozart sont une percée tout de suite évanouissante en direction d'un stade final de la liberté où vouloir et pouvoir seraient sans hiatus, où nul effort ne viendrait rider de sa disgrâce le cours docile du mouvoir. Or, ce qui complique la description, c'est la péripétie des passions qui a rendu impossible cette union heureuse de la volonté et de tous ses pouvoirs. C'est à cause des

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passions que le conflit paraît le dernier mot de l'homme. Le conflit fondamental, c'est celui de la loi et de la passion. C'est lui qui secrètement donne sa résonance à toute description dramatique de l'homme. C'est de ce conflit qu'il s'agit quand on croit parler seulement de la résistance musculaire à l'effort. L'abstraction de la faute, qui définit notre méthode, nous permet de mettre entre parenthèses ce conflit de la passion et de la loi qui est au coeur de la réalité quotidienne de l'homme, et de chercher sur quel tissu intelligible se trame le jeu terrible des passions. Ici la compréhension psychologique est grandement secourue par le mythe de l'innocence. Dès lors il faut revenir à un type de compréhension où la résistance reste un moment de la docilité. Ceci ne va pas sans difficulté, car la docilité se dérobe à l'attention. Une simple réflexion sur la résistance externe et sur la résistance organique atteste que c'est sur la docilité irréfléchie et non remarquée que se réfléchit l'effort.

Ce sont d'abord les choses qui résistent à l'effort que nous déployons pour les déplacer. Mobile parmi les mobiles, foyer de forces dans un champ de forces, l'homme doit éprouver la résistance des choses. Mais il faut bien remarquer que la force des choses n'est pas un empêchement absolu du vouloir à s'exercer, mais vient seulement limiter un mouvement qui réussit partiellement: un obstacle absolu qui empêcherait à son commencement le mouvement de se déployer serait une contrainte telle que la moindre contraction serait empêchée. Cela n'a pas de sens de dire que les choses empêchent ma volonté; seul un vouloir déjà déployé efficacement rencontre des limites; la résistance externe suppose la docilité du corps.

La résistance nous devient propre sous forme de résistance organique; l'effort se heurte aux différentes formes de l'inertie musculaire (limite à l'intensité de la contraction, limite à la répétition de contractions modérées, limite à la vitesse d'exécution des contractions); à quoi s'ajoute l'inertie des coordinations (résistance à la dissociation des synergies musculaires primitives). Nous avons parlé à propos du machinal de ce défaut de fluidité de l'organisation au regard de la vitesse de mutation de nos projets. Ici encore l'inertie organique est une limite au déploiement efficace du vouloir. Au reste ces deux formes de la résistance s'impliquent mutuellement: je n'éprouve la résistance extérieure des choses qu'au moment où l'excès de l'effort rencontre l'inertie des organes; la chose ne me résiste que comme limite à l'intensité, à la durée, à la vitesse ou à la différenciation de nos mouvements; inversement la résistance organique ne se révèle normalement qu'au contact de la chose; et même dans les mouvements à vide, c'est encore dans l'impossibilité

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d'obtenir de mon corps une oeuvre même symbolique que j'éprouve la résistance de mon corps. 2) D'un autre côté l'espoir de faire aisément la psychologie du mouvement docile s'évanouit si nous ajoutons à ces premières conclusions celles du chapitre précédent.

Tout pouvoir sur mon corps est à la fois immédiat et conquis; les trois monographies précédentes préparent à ce paradoxe de l'effort qui concilie l'unité vitale et la dualité "polémique " du volontaire et de l'involontaire. D'un côté le savoir-faire préformé, l'émotion, l'habitude, opèrent dans le fait, ou mieux dans l'action, l'inhérence du "mouvement " à "l'idée ": le lien du savoir-faire au signal perçu, le lien du trouble émotionnel à l'évaluation-éclair dans la surprise, l'aliénation de l'intention dans l'habitude nous montrent le mystère de l'union de l'âme et du corps déjà "accompli " en deçà de l'effort. Par là le corps est près pour la motion volontaire. Mais, d'un autre côté, le triptyque de l'involontaire pratique figure une triple spontanéité qui à chaque instant est sur le point de se dissocier de l'empire volontaire. C'est pourquoi la prise sur mon corps est toujours en quelque manière une reprise. Et du même coup il apparaît que ce n'est pas un problème direct de comprendre comment " l'âme meut le corps "; c'est par l' intermédiaire des désirs et des schèmes montés par l'habitude que je meus mon corps. La difficulté trop condensée de l'effort musculaire devra donc être morcelée; le rapport de l'effort à l'habitude et à l'émotion est le relais nécessaire d'une analyse de l'effort musculaire. Si maintenant nous rapprochons le premier groupe de remarques du second, la tâche de cette analyse préalable se précise: c'est le rapport de la résistance à la docilité qui doit être esquissé au niveau de l'habitude et de l'émotion. Il faut montrer comment l'application de l'effort à la résistance fonctionnelle de l'habitude prépare à la compréhension de l'effort dans son rapport à la résistance organique.

Effort, émotion, habitude la clé du problème de la docilité et de la résistance est dans les rapports complexes de l'habitude et de l'émotion dont nous n'avons noté encore que le contraste. Ces deux modes de l'involontaire sont tour à tour appui et obstacle par rapport à un vouloir qui les éduque l'un par l'autre. Ils figurent alternativement une résistance fonctionnelle, et non plus simplement externe ou organique, et un recours contre l'autre puissance quand celle-ci opprime le vouloir. C'est en tant que désordre naissant que l'émotion-surprise résiste au vouloir; elle s'insinue au sein du champ d'attention

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et en force l'orientation de telle sorte que l'attention volontaire devient difficile; le déplacement libre du regard devient une lutte contre l'attention involontaire. Plus clairement, le désir avec son impatience à l'obstacle est la résistance émotive par excellence. Elle peut être affectée de deux signes opposés: tantôt, dans la fuite de la peur, elle est l'obstacle fondant, inconsistant d'un corps qui se dérobe; l'effort est alors d'oser; tantôt, dans l'agressivité de la colère, elle est l'obstacle d'une explosion; l'effort est alors de se contenir. L'effort est donc tantôt d'oser, tantôt d'empêcher, selon que la résistance est elle-même inhibition ou impulsion.

À cette résistance émotive, qui tient à l'initiative du corps dans l'émotion, s'ajoute le vertige des passions; mais il procède de l'âme même; le principe de la passion est l'esclavage que je me donne, le principe de l'émotion est la surprise que je subis; cette résistance spécifique n'a donc ni le caractère externe de l'obstacle physique, ni l'intimité d'une passion comme l'envie, la jalousie, l'ambition. À vrai dire l'ambiguïté de cette résistance est d'apparaître telle, dans le moment même où l'effort s'en distingue; tant que je suis pris dans l'émotion, dans le monde tel qu'il apparaît à la conscience émue, l'émotion ne me résiste pas encore; c'est dans la mesure où je renvoie au corps les apparences prêtées aux choses par la conscience émue-l'hostile, l'injurieux, le terrifiant-que je résiste à l'émotion et la constitue en obstacle.

En ce sens l'effort est un vouloir qui se soustrait à la surprise, à l'amour, à la haine et même au désir; ce qui explique que certains auteurs, comme Locke, aient tenté-non sans péril-de définir l'effort par l'absence du désir. Cette définition rigoriste n'est évidemment qu'un moment dans une dialectique complète; du moins il n'est pas d'effort qui n'enveloppe au moins provisoirement la résistance à l'émotion.

Or comment l'effort brisera-t-il le cercle de l'émotion, le cercle que forme une pensée naissante avec son retentissement viscéral et musculaire et enfin avec la croyance qui reflète le trouble du corps?

La lutte directe que nous pouvons mener contre l'émotion sur le plan strictement musculaire garde quelque chose de dérisoire: l'agitation motrice, qui est théoriquement vincible par le vouloir, est prise dans la masse du trouble viscéral qui n'est pas directement assujetti à l'influence volontaire. La volonté, dit Descartes, "peut aisément surmonter les moindres passions, mais non les plus violentes et les plus fortes, sinon après que l'émotion du sang et des esprits est apaisée". Sans doute,

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à l'égard de l'émotion-surprise, est-il possible de " ne pas consentir à ses effets et de retenir plusieurs des mouvements auxquels elle dispose le corps", en particulier à la faveur d'une stratégie musculaire qui consiste moins à arrêter des mouvements qu'à occuper le corps à d'autres gestes, - tirer un verre d'eau et le boire lentement quand on est en colère; mais cet exercice du corps, plus efficace que l'inhibition seule, nous fait pressentir l'action sédative de l'habitude.

Mais il est une action dissolvante plus radicale que de disputer le mouvement à l'onde émotionnelle qui tente de l'entraîner dans son flux. L'action musculaire ne prend même tout son sens qu'incluse dans une lutte plus intérieure qui attaque l'émotion dans son noyau représentatif-et s'il y a lieu passionnel -: dans la croyance en laquelle le trouble du corps se transcende; c'est en appliquant l'attention aux valeurs supérieures à mes biens menacés ou à ma réputation insultée que j'atteins en son coeur l'émotion; cette action met en jeu tous les aspects de la motivation évoqués plus haut; en particulier elle suscite une révolution dans l'imagination qui est, comme on l'a dit, le plan commun où l'émotion projette sa croyance et où la pensée donne une vivacité, une chair et une quasi-présence à des objets représentés; c'est par une forte imagination des raisons contraires à la colère, à la peur, que je peux changer le cours de mes pensées.

Or cette action sur le plan des représentations peut se répercuter jusque dans la profondeur viscérale, dans la mesure où le nouveau cours de pensée tend à susciter à son tour une émotion contraire; Descartes montre admirablement que l'art de vivre est en partie de jouer d'une " passion " contre une autre; ainsi la volonté poursuit l'émotion à laquelle elle résiste, jusque dans son réduit viscéral en se donnant indirectement la spontanéité involontaire d'une émotion complice et docile. Mais ce secours d'une autre émotion contre l'émotion constituée en obstacle est lui-même exceptionnel. L'effort nu serait inefficace sans la médiation de la fonction pacificatrice par excellence: l'habitude. C'est l'habitude sous toutes ses formes qui dès l'enfance apaise la tempête des muscles et diminue la susceptibilité du corps à la surprise et au choc; l'habitude opère par son action d'usure en tous sens, par l'exercice musculaire, par son action régulatrice, enfin et surtout par son alliance étroite avec l'effort lui-même sous forme de discipline.

Le premier effet de l'habitude est le plus spontané, le moins voulu; il consiste dans un émoussement progressif du pouvoir irritant des impressions émotives. C'est en somme le bon usage

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de " l'habitude passive " des anciens auteurs; elle prépare une conscience moins affective, plus représentative de nos impressions musculaires et travaille ainsi à la subordination de l'impulsion musculaire à l'initiative volontaire (on reviendra sur le rôle de cette sensibilité musculaire différenciée, identifiée et localisée dans le lancement du mouvement).

Après l'usure par l'habitude, l'exercice actif du corps. Le second effet de l'habitude se rattache à ce pouvoir de l'exercice musculaire sur l'émotivité que nous mettions plus haut en balance avec la simple inhibition. L'émotion est convulsion et muscles noués; l'exercice musculaire systématique a une action anti-émotive lointaine mais sûre. La gymnastique tient à la morale. En dénouant les muscles, en invitant à une sorte d'introspection musculaire elle habitue le corps à répondre docilement à des idées mobiles et différenciées. Elle le rend mieux connu et plus dispos. Il y a beaucoup de maladresse dans la colère.

L'action la plus importante peut-être de l'habitude tient à son caractère de régularité et d'ordre; par les rythmes qu'elle fixe ou innove, elle exerce une action de volant sur l'âme convulsive; prolongeant les rythmes biologiques, les rythmes sociaux imposés par la famille, l'école, le métier préparent à leur tour un usage plus concerté de l'habitude. L'habitude sédative, c'est celle qui est constamment voulue. De l'accoutumance à la discipline, l'habitude devient volonté de répéter et de tirer parti de l'effet cumulatif de l'exercice. En ce sens l'effort est l'habitude voulue et l'habitude est le plus parfait instrument de la civilisation du corps. Dans la phénoménologie de l'esprit, qui contient une histoire des enfances de la conscience, Hegel célèbre dans l'habitude la première éducatrice de la "conscience pythique". Dans l'émotion, je suis sur le point d'être ravi, possédé. Par l'habitude je possède mon corps, selon la sagesse même des mots: habere, habitude.

Montaigne et Descartes, qui par ailleurs ont dénoncé les prestiges de la coutume et de l'autorité, n'ont pas ignoré cette possession active du corps et de la pensée par l'habitude qui s'est mise au service de l'effort: "la vertu, dit Montaigne, n'est pas boutée et saillie de l'âme, mais résolue et constante habitude." Il y a beaucoup d'habitude dans l'égalité d'âme.

Et Descartes: "il ne peut y avoir ce me semble que deux choses qui soient requises pour être toujours disposé à bien juger, l'une est la connaissance de la vérité, et l'autre l'habitude qui fait qu'on se souvient et qu'on acquiesce à cette connaissance

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à toutes les fois que l'occasion se présente... "la difficulté d'être toujours attentif nous met à la merci des fausses apparences, "si ce n'est, ajoute-t-il, que par une longue et fréquente médication nous l'ayons tellement imprimée en notre esprit qu'elle soit tournée en habitude". Descartes retrouve ainsi l'assimilation de la vertu à l'habitude, selon l'analyse antique des " habitus". Dès lors, l'habitude étant une " passion de l'âme", les vertus sont un des moments de l'union de l'âme et du corps. Ainsi la continuité qui est entre la volonté et l'habitude docile sous-tend le conflit de l'effort et de la résistance émotive. En retour l'effort est aussi ce qui dit non à l'habitude en prenant appui sur l'émotion. Condillac opposait le " moi de réflexion " au " moi d'habitude". Le piège de celui-ci est grand en ceci que la résistance qu'il offre à l'effort ne l'irrite point du dehors comme un obstacle; c'est une résistance qui est une inertie dont s'imprègne notre nature: "mens nostra imbuta est", dit Descartes à propos des préjugés qui obscurcissent le jugement. L'habitude contractée est la résistance inconsistante qu'insinue une menace de non-être. C'est un éveil de l'effort qui révèle l'habitude comme sommeil (cf le sommeil dogmatique dont parle Kant) et constitue l'habitude en résistance. Je me détache de mes pouvoirs et m'exile de toute forme; en quelques instants privilégiés a liberté frémit de son amplitude perdue et retrouvée. Une certaine peur du choix et de l'engagement chez l'adolescent est bien souvent l'expression maladroite de ce frémissement; choisir, c'est exclure; d'amputations en amputations l'homme prend figure et forme. L'évasion dans l'imaginaire est une forme encore stérile de ce détachement et déjà un essai d'envergure de " l'existence possible " (pour parler comme K Jaspers). À ce moment l'habitude est mise dehors comme le vêtement de l'être authentique: coutume, costume, dit Alain, qui la renvoie au corps, comme nous repoussons l'émotion quand nous la reconnaissons en tant que tremblement et fureur du corps. Sans doute ce thème facile et romantique d'une opposition entre le moi génial et le moi industriel et quotidien n'est lui aussi qu'un moment dans une dialectique plus vaste; car on ne brise une forme qu'au nom d'une autre forme, et il est un risque pire que d'être limité, c'est de n'être point: pas d'être sans choix, pas de choix sans vouloir, pas de vouloir sans pouvoir, pas de pouvoir sans être tel ou tel; il faut retourner dans la caverne. Du moins ce moment négatif est-il un moment essentiel de la liberté. Par principe la conscience, ne pouvant être engendrée par ce

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qui n'est point elle, a de quoi s'opposer à sa propre naturalisation et ne s'annule que par la passion de paresse, qui est peur de soi, peur de venir à soi et de courir l'aventure d'inventer son existence. Mêlée à cette pasion de paresse, l'habitude est une manière de se soustraire au "travail du négatif " où Hegel reconnaissait le ressort de la conscience.

C'est ici qu'on peut parler d'une médication de l'habitude-accoutumance par l'émotion-surprise; Descartes disait que " toutes les passions sont bonnes pourvu qu'elles soient réglées par la connaissance". La surprise qui associe le corps à la découverte de l'insolite, de l'étrange, du neuf, nous arrache à l'accoutumance. Quand tout est attendu, banal, "tout naturel", "l'admiration " peut encore rompre le pacte tacite de familiarité désarmante entre notre vie et notre décor, et rendre une jeunesse nouvelle aux gestes les plus usés; pour elle luit d'un éclat inédit " le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui". Nous aspirons à cette transfiguration du quotidien que célèbre Inès dans la reine morte de Montherlant: "c'est toujours la même chose et il me semble que c'est toujours la première fois. Et il y a aussi des actes qui sont toujours les mêmes et pourtant chaque fois qu'on les fait c'est comme si Dieu descendait sur la terre". Par l'amour et la haine le monde se peuple d'accents affectifs opposés, les paysages polaires sans couleur et sans contraste vers lesquels tend l'ennui (cf le "spleen " baudelérien) sont rompus de "caractères d'appel " et de répulsion. Mais surtout l'effort prend appui sur le désir; Descartes y a heureusement reconnu l'irascible des scolastiques, pour tout dire le sens même de l'obstacle. La pointe du désir éveille la conscience en même temps que le corps improvise. Il peut paraître contradictoire de dire successivement que l'effort est le vouloir nu sans désir et que l'effort meut par le désir. Mais pour le vouloir la spontanéité est tour à tour organe et obstacle; l'effort ne s'affronte à quelque résistance que si, à un autre égard, il rencontre la complicité de cette spontanéité. Il ne dit le non que sous la condition du oui. La vertu, au sens des classiques, est tour à tour une habitude et l'inscription dans le corps de la force émotionnelle des biens que nous aimons. L'ataraxie stoïcienne est inhumaine en ce qu'elle méconnaît la continuité de l'âme et du corps jusque dans la lutte contre le corps. L'idée générale de Descartes est au contraire d'avoir fait de la générosité une synthèse d'action et de passion. Plus haut peut-être que la complicité de l'effort et de "l'habitus", il salue la fusion du vouloir et de l'émotion dans la " joie". La joie est l'émotion que je ne peux plus m'opposer, que le " travail du négatif " ne peut

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plus entamer; elle est la fleur de l'effort; entre elle et l'effort est un pacte sans fissure; c'est même ce qui distingue la joie du plaisir: dans la joie se réconcilient l'habitude réglée par l'effort et l'émotion immanente à l'effort. L'être humain aspire à cette qualité d'habitude et d'émotion qui ferait du corps le retentissement et, s'il était possible, l'expansion spontanée de la liberté elle-même. Cette ultime synthèse est la limite inaccessible, le terme mythique d'une dialectique du volontaire et de l'involontaire d'où le négatif ne peut être éliminé.

L'effort et " l'intention motrice " en quoi cette analyse préalable nous aide-t-elle à comprendre l'action corporelle volontaire? Elle nous confirme d'abord que le plus difficile problème, mais le plus fondamental, est celui de la docilité corporelle, c'est-à-dire celui d'une conscience transitive -au sens où l'on parlait de causalité transitive-entre l'effort un et le mouvement multiple; l'opposition entre la résistance et l'effort qui se réfléchit sur elle est une crise de cette conscience transitive. Ainsi la conscience de mouvoir, que nous avons dite " traversée " par la conscience d'agir qui se termine dans l'oeuvre, est elle-même traversante, si l'on peut dire: elle est le passage de l'idée au mouvement. Mais notre analyse oriente en même temps vers la solution de ce problème et des difficultés techniques qui le hérissent. Le schéma de l'interprétation que nous allons leur appliquer est celui-ci: l'effort meut le corps au travers " d'intentions motrices " figurées par le plan intermédiaire du désir et de l'habitude; en effet l'effort reprend à son compte l'irascible, c'est-à-dire l'involontaire impulsif du désir, et utilise l'involontaire structural élaboré par l'habitude. Sans cette " médiation " les difficultés classiques du problème du mouvement volontaire restent sans solution. (Nous ne reviendrons pas sur l'obstacle radical qui s'oppose à l'intelligence du mouvement volontaire, à savoir le dualisme d'entendement qui renvoie l'intention à la pensée inétendue et le mouvement à la chose spatiale. ) La discussion portera sur trois points critiques: 1) la distinction entre " l'intention motrice " et les sensations ou les images kinesthésiques; 2) la continuité entre les intentions motrices et l'action effective;

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3) la continuité entre l'initiative volontaire et l'intention motrice.

Autrement dit, il s'agit de comprendre l'action transitive du vouloir sur le corps par le caractère pratique et non représentatif des intentions motrices; par la prise qu'elles exercent immédiatement sur le corps et par leur subordination immédiate au vouloir. 1) La psychologie fait fausse route quand elle cherche à interpréter l'expérience de l'effort par des éléments représentatifs: sensations ou images. Or elle le fait de deux manières, soit qu'elle cherche quelles représentations nous avons de l'effort, soit qu'elle cherche quelles représentations précèdent le mouvement pour que celui-ci mérite l'épithète de volontaire.

A) sous son premier aspect le problème concerne les discussions classiques sur le sentiment de l'effort. On connaît la controverse entre Maine De Biran et Ampère, la " théorie de l'innervation " de Bain et surtout l'article si fameux où W James expose sa théorie centripète et périphérique de l'effort.

Or, dès qu'on pose le problème en termes de sensations il est difficile de ne pas donner raison à James: nous n'avons pas de sensation de l'effort sur le point ou en train d'être lancé dans l'organisme; la sensation ne révèle et ne peut révéler que le mouvement fait; le registre de la sensation est le registre du fait; bien plus le registre de la sensation est le registre du divers; la réflexion appliquée à des sensations ne peut espérer rencontrer un unique " état", mais une poussière d'états, une multiplicité sensuelle éparpillée dans les muscles, les tendons, les articulations. Par principe la conscience d'effort échappe à une description de sensations et d'états; elle figure une dimension toute différente de la conscience, une dimension radicalement non-représentative, radicalement pratique. Le déploiement du vouloir dans ses organes n'est pas lui-même une conscience sensible, mais, à travers les sensations kinesthésiques successives, il est dirigé vers une conscience sensible, il est " l'intention " d'une conscience sensible; pour dire la même chose en sens inverse, au fur et à mesure du mouvement produit, la sensation est ce que l'effort produit. Ce caractère d'être " produit par " n'est pas extérieur à la sensation mais la qualifie en elle-même et en achève le sens. C'est l'absence d'intention dans la sensation donnée et vers la sensation naissante qui distingue l'expérience que nous avons du mouvement passif (imprimé à nos membres par un agent extérieur) de l'expérience du mouvement actif, spontané ou volontaire: "ici un sentiment d'inertie, la conscience

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d'un état changeant et pourtant à chaque instant "fermé", qui regarde pour ainsi dire en arrière dans le temps; là, la conscience d'un état " ouvert " et qui regarde en avant." Ce moment proprement actif dans le sensible ressortit à cette dimension pratique de la conscience que nous ne cessons ici de dégager de la conscience théorique (perceptive, représentative, intellectuelle, etc). Mais l'introspection tend à rabattre la conscience sur la représentation. En outre, dans le mouvement facile l'intention motrice se masque dans la sensation du mouvement fait; elle ne s'en distingue que si le rapport de l' " intention " à la sensation se " distend", s'étale dans le temps sous la forme d'attente orientée, de préparation motrice. Une expérience simple en révèle la présence: quand je m'apprête à soulever un poids qui se révèle être creux, mon effort est en quelque sorte déçu; la sensation éprouvée me surprend; cette surprise naît ainsi du contraste entre la sensation effective qui est semblable à celle du mouvement passif et la sensation qui était attendue et préparée. Cette espèce de " frustration " révèle que l'intention motrice anticipe la sensation et que celle-ci la confirme en quelque sorte à mesure. Elle est reconnue à mesure que tout à la fois je la développe et la reçois. Si maintenant on n'oublie pas que la conscience de mouvoir le corps est elle-même reprise sur la conscience d'agir dans le monde et qu'elle est en quelque sorte traversée par elle, il est équivalent de dire que l'organe est traversé par l'agir ou que la sensation kinesthésique est traversée par l'agir. C'est l'intentionalité de l'agir, dirigée pratiquement vers l'oeuvre, qui achève le sens et du mouvoir et de la sensation qu'il anime. Ainsi la psychologie d'introspection passe à côté du sentiment de l'effort quand elle cherche ce qu'elle ne peut pas trouver: une représentation spectaculaire de l'effort. Vidée de sa dimension pratique, la sensation musculaire est en quelque sorte réduite, réduite à elle-même si l'on veut; or en elle-même, précisément, elle n'est rien qu'une rétrospection immédiate qui révélerait de la même manière le mouvement passif et le mouvement activement produit. Mais, en sens inverse, il faut donner raison à Maine De Biran contre Ampère, quand celui-ci cherche une sensation purement centrale de l'effort: le sentiment de l'effort reste celui d'une action dans une sensation périphérique. C'est enfin cette action dans une sensation dont Maine De Biran tentait de faire entendre l'indivisible unité à son ami Stapfer: en elle est opérée " la connexité du vouloir et de la motion".

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B) sous son second aspect le rôle des représentations dans l'expérience de l'effort concerne le débat sur les " images motrices". L'intention motrice se réduit-elle à une image du mouvement à produire qui aurait le pouvoir remarquable d'engendrer le mouvement qu'elle représente?

La discussion du réflexe idéo-moteur nous a déjà donné l'occasion de préciser le rôle des images de mouvement dans le lancement du mouvement. Il nous reste à rattacher les conclusions de cette analyse au problème présent des intentions motrices. Il nous avait paru que le mouvement n'est pas fréquemment réglé par une image kinesthésique de ce mouvement. Il n'y a pas lieu de supposer une image kinesthésique inconsciente dans la plupart des cas où elle est absente. Dans les savoir-faire préformés ce sont des propriétés formelles des objets perçus, sans ressemblance avec le mouvement, qui règlent ce mouvement; le rôle régulateur de l'image kinesthésique semble dérivé par transfert de celui des signaux externes. Toutefois, s'il est vrai que le modèle externe a un pouvoir régulateur primitif sur le mouvement semblable, le rôle moteur de l'image kinesthésique peut aussi procéder par transfert du modèle externe. L'image kinesthésique serait un cas particulier de modèle: un modèle musculaire. Ce rôle des images kinesthésiques est manifeste dans les cas où il faut suppléer aux signaux et aux modèles visuels déficients ou absents, comme chez l'aveugle-né; de même dans les mouvements difficiles où tous les sens doivent coopérer à la régulation, comme chez l'alpiniste, l'équilibriste, etc. Un des effets de l'exercice, comme on l'a vu plus haut, est précisément de susciter une reconnaissance de plus en plus distincte et de moins en moins affective de notre empire musculaire, bref une sorte d'introspection musculaire. Quand le corps est bien connu et qu'une sensibilité musculaire différenciée s'est dégagée de sa gangue d'affects obscurs et d'impressions massives, "l'âme, dit Maine De Biran, en conserve une détermination qui est comme une sorte de souvenir ou d'idée imparfaite". Ces idées imparfaites, ce sont les images kinesthésiques, prêtes pour leur fonction de guide et de contrôle.

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Il n'est donc pas question de nier l'existence et le rôle des images kinesthésiques, mais elles ne produisent pas par privilège le mouvement; elles le règlent au même titre et même à un moindre titre que les signaux perçus, les modèles perçus et imaginaires; elles sont une acquisition de l'exercice, une conquête sur la cénesthésie affective. Ceci dit, l'image kinesthésique, même réduite à ce rôle modeste, n'est pas l'intention motrice que nous cherchons. Celle-ci est plutôt une " tension dirigée", "une méthode du corps, une idée réalisatrice qui se passe de toute image, même kinesthésique et s'active directement par les nerfs et par les muscles en lesquels elle a son point d'application". Il faut la comprendre comme mode actif et non comme mode représentatif. Les modes représentatifs, sensation kinesthésique actuelle et image kinesthésique anticipante, perception attentive des signaux et des modèles externes, sont comme la " lumière " de l'intention motrice; elles jalonnent le mouvement difficile ou nouveau ou mal assuré. Ce sont ces représentations qui sont progressivement éliminées quand l'action s'automatise. Il ne reste plus alors que quelques représentations-guides très fugitives et cette discrète permission du vouloir, elle-même indiscernable de l'attention dans le membre qui fait la partie principale de l'action. C'est alors que "l'intention motrice " est à peu près réduite à elle-même. Nous rejoignons ainsi le mouvement volontaire facile et familier que nous évoquions au début de la discussion, le mouvement de la tête ou du bras par lequel je me prouve ma liberté motrice: la motion volontaire est alors " l'intention motrice " elle-même à peine éclairée par des images kinesthésiques, tendue entre des impressions kinesthésiques données et des impressions kinesthésiques naissantes, et acceptée par un laisser-passer qui lui-même tend à s'annuler dans une absence d'inhibition.

Or l'attention excessive apportée aux représentations dans le lancement du mouvement a pour conséquence de dissiper le caractère transitif de la motion volontaire: l'image ne produit rien; elle éclaire seulement l'intention motrice qui la traverse, parfois lui survit et qui seule est productrice de l'action. Il est remarquable que les psychologues qui ont cherché la différence spécifique du mouvement volontaire dans le type de représentations qui le précèdent ont été ramenés, souvent contre leur intention première, au dualisme. Les déclarations de W James à cet égard sont caractéristiques: après avoir déclaré que les

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sensations et les pensées ne sont que des abstractions par rapport à l'action, "des coupes transversales de courants de pensée qui tendent à l'action comme à leur fin essentielle", il en arrive à écrire: "la volition est un acte exclusivement psychique et moral et qui est parfait dès qu'il a installé la représentation à demeure dans la conscience; les mouvements consécutifs à cette représentation ne sont ici que des épiphénomènes tout à fait accessoires, qui relèvent des ganglions nerveux fonctionnant hors de la conscience." Mais cette scission est à attribuer à la définition du mouvement volontaire: "pour qu'un mouvement soit volontaire, il faut que sa représentation précède son exécution." Ainsi d'une part l'effort se résorbe dans l'attention aux idées, dont la caractéristique est d'être au sens propre inefficace, c'est-à-dire improductive, d'autre part le mouvement reste étranger à la représentation: c'est un réflexe absolument automatique-le prétendu réflexe idéo-moteur-qui succède à une attention absolument sans prise sur le corps. Ainsi, une fois séparé de la représentation, le mouvement volontaire devient indiscernable du mouvement automatique. Il n'en diffère que par un antécédent auquel il est extérieur.

Mais en même temps que le mouvement est séparé de la représentation et prêt à être renvoyé au physiologiste, on impose à l'action volontaire un critère psychologique trop étroit et on en exclut les mouvements volontaires faciles, automatisés dans leur exécution, déclenchés par simple laisser-passer et sans représentation préalable ni de leurs articulations ni même de leur dessin général, - ces mouvements que nous avons appelés avec Ch Blondel des " automatismes surveillés". Cet échec autorise Ch Blondel à chercher le critère du mouvement volontaire non dans ses antécédents psychologiques mais dans son opportunité, c'est-à-dire dans sa convenance sociale, qui lui paraît le seul dénominateur commun entre les mouvements difficiles de l'alpiniste et les mouvements automatiques du fumeur qui roule une cigarette en causant.

Le recours à l'intention motrice à faible vouloir permissif dispense de cette abdication de la psychologie. L'intention motrice est l'action transitive-réglée ou non par une représentation du mouvement à exécuter-à travers laquelle un effort exprès ou un laisser-passer discret meut le corps.

2) Mais comment l'intention motrice meut -elle le corps? Un élément de réponse nous est offert par le caractère hiérarchique

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des désirs aussi bien que des schèmes et des ajustements qui font la médiation entre le vouloir et le corps. Ce trait a été fortement décrit par Tolman sous le nom d'" ajustements déterminants", puis d'" ajustement de comportement". Nos savoir-faire sont des schémas pratiques emboîtés dont le plus élevé (par exemple l'ajustement professionnel) est contigu et continu à l'intention ou purpose (par exemple l'intention de gagner sa vie); il tient sous lui des ajustements plus précis (curiosité, colère, puis la marche, puis le mouvement de la jambe, etc). Le purpose est la persistance même de l'ajustement supérieur " jusqu'à ce qu'" un acte convenable mette fin (release) à l'un et à l'autre. Ainsi "l'ajustement déterminant " rend compte de la variabilité des mouvements subordonnés aptes à mettre fin à un purpose. Ce remplissement variable est conforme d'une part au caractère schématique des savoir-faire acquis par l'exercice, tel que nous l'avons décrit dans le cadre de l'habitude, d'autre part à l'organisation de nos "goûts " et de nos " désirs " par degrés croissants et décroissants de généralité. La psychologie de l'affectivité comme la psychologie de l'action convergent vers les mêmes descriptions. Du point de vue purement moteur nos savoir-faire sont des méthodes étagées depuis des " aptitudes " très vagues, en passant par des " schèmes " généraux, jusqu'aux savoir-faire spécifiés et aux automatismes tout à fait spécialisés.

Du point de vue affectif nos élans sont également étagés depuis des " aspirations " et des " goûts " très indéterminés en passant par des " tensions " générales jusqu'à des " désirs " précis qui nous tiennent en alerte au voisinage d'une " difficulté " de plus en plus concrète. Les travaux de Lewin et de ses élèves offrent une illustration remarquable de ces résolutions de tension par l'action. Ces travaux sont en grande partie dirigés contre les théories associationnistes de l'action qui expliquent son déroulement par des associations rigides entre tel stimulus et telle réaction. Dans son travail principal Lewin montre comment la même intention (le projet d'une conversation) trouve des voies variables pour se satisfaire; même si le projet était précis (prévenir un ami par lettre), une circonstance nouvelle (un téléphone rencontré en cours de route) peut donner issue par une autre voie à la tension du projet. Plus remarquable sont les cas de recherche

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de détente, d'action prématurée (le départ de course si le signal tarde), ou encore de reprise d'une action interrompue; ce que nous avons appelé "remplir " un projet et que nous avons examiné du point de vue des significations vides et pleines se présente au point de vue dynamique comme la satisfaction d'un quasi-besoin. La libération par un processus de substitution atteste que les forces à libérer s'accomodent de moyens relativement indifférents. Ainsi lorsqu'une action de traverse agit comme décharge de substitution (le monogramme qui a valeur de signature), il arrive que le premier projet (terminer un travail et le signer) soit "oublié". La décharge de substitution peut être appropriée (remettre une lettre à quelqu'un au lieu de la jeter à la boîte), partielle (au lieu de tenir une promesse la noter sur son carnet), fictive (faute de commandement le général prisonnier écrit une histoire de batailles), etc. L'étude de la fatigue psychique ou " saturation " confirme ces analyses: cette fatigue qui se distingue de la fatigue musculaire, puisqu'un changement de tâche mettant en jeu les mêmes organes d'exécution peut suffire à la dissiper, présente elle aussi une hiérarchie: je puis être lassé de hachurer au rythme 3-5 ou de hachurer en général ou de faire un travail manuel, etc.

Tous ces travaux sont d'un intérêt considérable, qui dépasse de loin par le choix des tâches et des actions étudiées celui des travaux antérieurs sur les "tendances reproductives", basés sur des tâches mécaniques et artificielles (listes de syllabes dénuées de sens). Malheureusement l'interprétation physique de la notion de " tension " et la réduction corrélative du moi à un système spécial de tensions rend difficile l'utilisation de ces excellentes études en dehors de l'hypothèse centrale du dynamisme gestaltiste. Pour en redresser l'interprétation il importe de ne pas séparer la notion " causal-dynamique " de tension de la notion proprement phénoménologique " d'intention " dont elle doit rester le diagnostic objectif. À cet égard A Burloud a raison de chercher le modèle de "l'intention motrice " dans ces intentions que l'on peut saisir sur le vif

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quand nous cherchons à compléter un souvenir dans le temps ou dans l'espace. Ces intentions en travail sur le plan imaginatif sont la clef du problème de la motion volontaire: "l'action y est comme dirigée et la direction comme active "; l'intention y apparaît comme une " détermination active du sujet, forme de pensée en travail, pensant avant d'être pensée et plutôt même que rapport mise en rapport". La production du mouvement est une semblable réalisation d'intention, par des mouvements et non plus par des images.

Néanmoins le caractère hiérarchique de ce remplissement et la comparaison avec le travail de l'intention imaginative ne nous offrent qu'un élément de réponse, comme nous l'annoncions en commençant. En effet l'ultime remplissement de l'intention motrice est connu objectivement comme mécanique neuro-musculaire. Cette mécanique est absolument ignorée du sujet. L'étude des savoir-faire préformés et des réflexes nous a mis en face des premières coordinations perceptivo-motrices dont la structure échappe entièrement à la conscience. Ainsi la réalisation de l'intention s'enchaîne en dernière analyse sur l' organisation du vivant qui subordonne des " montages " moteurs à des intentions. Or cette organisation se révèle seulement à la conscience par le sentiment massif d'être en vie, d'être affecté par ma situation corporelle. Le diagnostic objectif de notre être-en-vie c'est la physiologie toute entière. Ici le diagnostic est plus important que la confuse révélation affective de notre existence incarnée; et pourtant, c'est cette révélation de notre être-là-vivant, par l'affectivité fondamentale de la cénesthésie, qui sur le plan du cogito porte tout le sens de notre corps. Ainsi l'intention motrice du désir et du savoir-faire " s'immerge " dans l'involontaire absolu de l'organisation. On peut lire tour à tour le rapport de l'involontaire relatif (motifs, pouvoirs) à l'involontaire absolu (situation comme caractère, inconscient, vie) comme un rapport " d'immergence", quand par exemple l'intention motrice " descend " dans l'organisation, ou comme un rapport " d'émergence", quand par exemple le besoin " monte " de l'organisation silencieuse des réflexes trophiques et des réparations vitales intra-organiques et se met à naître, à poindre comme manque et élan vécu en direction du monde. Le sentiment de l'effort révèle précisément cette délicate articulation. J'y éprouve la sensation à la fois comme produite par l'intention et reçue de ce corps qui me situe. L'effort est au confluent de l'activité qui descend du moi dans sa densité corporelle et de

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"l'affection simple", comme disait Maine De Biran, qui toujours me révèle que même dans la plus haute maîtrise sur mon corps je ne me donne pas mon corps. C'est pourquoi la sensation kinesthésique, dont nous avons dit qu'elle n'était pas toute notre expérience de l'effort, reste en retour le medium indispensable de passivité dans lequel s'incarne l'intention active du mouvement. Mais cette continuité hiérarchique d'intentions pratiques, de plus en plus spécifiées et immergées dans l'involontaire absolu de l'organisation se complique, dans l'effort d'un sentiment de résistance, par exaltation mutuelle de l'activité et de la passivité corporelle. Ce contraste est sur le point d'oblitérer la conscience transitive de la motion volontaire.

Pouvoir et vouloir si maintenant nous considérons l'intention motrice du côté du vouloir, c'est la continuité entre l'initiative motrice du vouloir et la tendance qui doit également être soulignée. L'intention motrice est le pouvoir du vouloir. Pas de vouloir sans pouvoir, pas de pouvoir non plus sans un vouloir éventuel. À cet égard il n'y a pas de différence de nature mais seulement de degré entre l'initiative motrice des automatismes surveillés qui se réduit à un discret laisser-passer et l'effort intense appliqué à une résistance. Le vouloir y reste une initiative de motion à travers des pouvoirs. Cette résorption de l'initiative exprès dans le laisser-passer implicite est considérée comme un "effet de l'habitude". L'habitude humaine est pour une grande part, comme on l'a vu, du vouloir qui retombe dans la nature: mais en retour elle est de la nature qui se subordonne au vouloir comme son organe. Cette compréhension l'un par l'autre du vouloir et du pouvoir, qui est la conclusion vers laquelle s'achemine cette deuxième partie, a été exprimée par Aristote dans sa célèbre formule: " la volonté meut par le désir". Descartes lui-même lui fait écho lorsqu'il comprend le désir et en général toutes les passions comme une disposition de l'âme à vouloir." Car il est bon de remarquer que le principal effet de toutes les passions dans les hommes est qu'elles incitent et disposent leur âme à vouloir ces choses auxquelles elles préparent leur corps." Mais c'est Ravaisson, dans ce petit livre extraordinaire intitulé de l'habitude, qui a peut-être exprimé le plus fortement la continuité du vouloir au pouvoir. Il y apparaît que la naturalisation de la volonté est la condition de son exercice dans le monde;

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la volonté ne règne qu'à travers de la volonté abolie: "c'est la spontanéité naturelle du désir qui est la substance même en même temps que la source et l'origine première de l'action. La volonté ne fait que la forme de l'action, la liberté irréfléchie de l'amour en fait toute la substance... c'est là le fond, la base et le commencement nécessaire, c'est l'état de nature dont toute volonté enveloppe et présuppose la spontanéité primordiale... l'entendement et la volonté ne se rapportent qu'à des limites, à des fins, à des extrémités... etc." C'est cette subordination qui nous a paru être le premier des deux aspects de l'habitude (le second étant l'involontaire de facilitation). Comme il avait été dit dans le premier chapitre, la structure de l'agir n'est pas ce que je veux, mais à travers quoi je veux. Le terme de l'agir, c'est le changement dans le monde, ce sont les notes qui sortent de mes doigts et qui en quelque sorte "exigent passivement " d'être jouées. Je ne veux pas explicitement l'articulation motrice de mes mains, mais à travers elle l'exécution du morceau de musique. Que signifie cet " à travers "? Cette question concerne expressément l'involontaire structural du geste contracté: une structure involontaire est un pouvoir traversé par l'agir. C'est son sens comme organe. À proprement parler je ne sais pas comment je fais ce que je sais faire.

Cette situation est normale et même essentielle au rapport pratique que j'ai avec mon corps. Il faut remonter, pour la comprendre, aux premiers savoir-faire non-appris: dans le premier geste du tout jeune enfant qui jette le bras dans la direction de l'objet désiré, la connexion interne du mouvement et sa régulation par la perception sont déjà un problème résolu. Le problème a toujours été déjà résolu quand la réflexion s'est éveillée. Le premier geste maladroit était déjà l'organe, non voulu et non connu dans son articulation, d'une visée de désir. Ainsi l'énigme de l'habitude est précédée et enveloppée par celle du geste préformé qui déjà est une totalité articulée et réglée par des perceptions. Ce fait primitif d'une relation pratique à mon corps, irréductible à un savoir et à un vouloir, peut être retrouvé en quelque sorte par l'absurde: si je devais en effet savoir chaque fois le moyen pour atteindre une fin, je devrais avoir une conscience achevée de la structure de mon corps, épuiser les derniers moyens; mais une connaissance achevée

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de quoi que ce soit, et d'abord du corps, reste le principe régulateur d'un effort de pensée jamais achevé; autant dire qu'il n'y aurait jamais eu un mouvement volontaire dans le monde. Le mouvement volontaire est un divers du mouvement qui n'est jamais épuisé par la pensée ni parcouru par l'intention volontaire et pourtant que somme d'un seul coup l'usage du corps. En ce sens tout vouloir suppose un pouvoir qui se donne comme non-savoir et non-vouloir.

Ce rapport du pouvoir au vouloir dépasse largement le mouvement volontaire; j'entretiens avec toute une partie de ma pensée un rapport pratique assez semblable à celui du pianiste avec ses doigts quand il est tout entier occupé à tirer du néant, "à travers " ses doigts, les notes que le piano ne recèle que comme possibles: de même, quand j'écoute un interlocuteur ou quand je parle, je traverse la grammaire et le style et sans les penser comme tels je vais droit au sens. Penser, c'est toujours animer un savoir forgé par des pensées anciennes dont j'use comme d'une nature intellectuelle. C'est là, au sein du cogito le plus abstrait, la condition du progrès. Je ne forme des pensées nouvelles que sous la condition de pensées que je ne forme plus; il n'y a pas de cogito actuel sans un cogito ancien et aboli comme acte: il y a un divers de la pensée comme du mouvement qui ne peut être parcouru à nouveau mais sommé pratiquement chaque fois que je pense activement.

Ainsi l'efficacité de la volonté est proportionnelle à la complication de ces hiérarchies de pouvoirs que nous évoquions plus haut, depuis les méthodes générales jusqu'aux automatismes spécialisés. À mesure que la volonté ébranle davantage d'anciens vouloirs abolis, à mesure par conséquent qu'elle se naturalise, elle peut se porter à des fins de plus en plus abstraites c'est-à-dire de plus en plus loin du divers du mouvement. La place de ces hiérarchies d'intentions est ainsi toute désignée chez un être capable de viser le lointain; elles médiatisent le projet abstrait et le divers du mouvement. On voit déjà dans l'organisation vitale une préfiguration et une condition préalable de cette complication de l'action humaine. À mesure qu'on s'élève dans l'échelle des vivants le circuit de l'action des choses à la réponse de l'individu s'allonge et, comme le remarque Ravaisson, ce délai est corrélatif de la complication organique. Elle a pour suite et pour homologue dans l'histoire psychologique de l'individu l'allongement des intermédiaires entre des projets toujours plus abstraits et des actions toujours plus complexes. Ainsi le mouvement facile par lequel je me prouve ma liberté tient-il en raccourci toute l'histoire par laquelle le pouvoir de penser le lointain s'est dégagé des ripostes immédiates et par

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laquelle la volonté abstraite s'est abolie en organe d'elle-même. C'est pourquoi on peut dire aussi bien que nos pouvoirs les plus généraux sont une sorte de volonté constituée par rapport à la volonté constituante ou que notre volonté devient la forme de notre corps.

En se subordonnant au vouloir à titre de pouvoir, l'involontaire de structure se montre aussi comme involontaire de facilitation. C'est ici qu'apparaît l'identité de nature entre l'effort et le laisser-passer. Plus le pouvoir est docile et plus il est apte à être conduit par un vouloir faible et en quelque sorte liminal. La possession volontaire du corps devient un contrôle insignifiant; mais c'est peut-être là que le vouloir est le plus remarquable. Un des inconvénients de l'introspection expérimentale a été de majorer la forme prégnante de l'effort et de négliger la forme discrète de la motion volontaire qui est une simple " tenue " vigilante de la conscience, réciproque de la disponibilité de son corps. Cette volonté courante de surveillance et de permission, cet effort en sourdine, annonce une harmonie hors d'atteinte entre vouloir et pouvoir et l'improvisatio gracieuse d'une nature non divisée entre son humanité et sa vitalité.

On peut assimiler ce rapport entre l'effort et le laisser-passer au rapport de l'actualité à la potentialité, tel que le révèle le champ d'attention. Husserl a fortement insisté sur le caractère universel de ce rapport: le flux du vécu, dit-il, ne peut être constitué de pures actualités; cette distribution d'accents, bien connue dans l'ordre de la perception, doit être étendue à toutes les opérations du cogito; il y a des souvenirs, des jugements et des désirs marginaux, un vouloir inactuel. Toutes les fois que je perçois, juge ou veux, il y a quelque chose qui est co-perçu (mitgeschaut), co-jugé, co-voulu, et dont je ne m'occupe pas expressément. Les automatismes surveillés sont d'authentiques actions volontaires "à l'horizon " du vouloir; c'est à tort qu'on les dit inconscients ou absolument involontaires. Le propre des actes marginaux (ou inactuels, si l'on peut ainsi parler d'un acte)

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est de pouvoir devenir des actes focaux en vertu de l'implication temporelle entre le champ potentiel et le regard actuel. Le fumeur qui roule machinalement une cigarette sait bien qu'il le fait " exprès", parce qu'il est capable de reconnaître son acte comme sien et de le reprendre comme acte focal. Il n'est pas besoin de recourir à une interprétation sociologique pour comprendre le caractère volontaire de ces automatismes surveillés. La possibilité de convertir le vouloir faible en vouloir fort fait l'unité du laisser-passer et de l'effort. En un sens, c'est le vouloir fort qui fait comprendre le vouloir faible; mais en retour l'effort est une réitération réflexive du vouloir faible qui masque le sens de la motion volontaire: aussi est-ce le plus souvent avec le vouloir faible, potentiel, qu'apparaît le mieux la continuité entre le vouloir et le pouvoir et l'action transitive du vouloir sur le monde " à travers " le pouvoir. Limites d'une philosophie de l'effort: effort et connaissance il est une tentation contre laquelle peu de philosophes de la volonté se sont gardés: celle de tirer une théorie de la connaissance d'une réflexion sur l'action, de dériver le voir du faire. La connaissance n'est-elle pas liée à une action et action elle-même? Le monde n'est-il pas un ensemble de résistances au contact desquelles le moi se réfléchit de telle sorte qu'il pose le non-moi en s'opposant à lui? Chacun songe aussitôt à Maine De Biran, qui, du " fait primitif " de l'effort, a cru pouvoir tirer toute une théorie de la perception. Il est utile de rappeler qu'une philosophie de l'effort ne suffit pas à constituer une théorie de la connaissance. C'est donc plutôt une frontière de notre problème que nous allons maintenant reconnaître: la limite où une théorie de l'action ne peut plus nous donner la présence même du monde.

La connaissance enveloppe une certaine action, et l'attention est à cet égard une espèce de l'effort; les organes des sens sont des organes que je meus; je vois en regardant, j'entends en écoutant, je sens en inspirant, je touche en explorant, en palpant, en saisissant et en enveloppant. C'est par un effort diffus que je veille; c'est par un effort localisé que je n'accueille plus que forme peinte, musique ou odeur de rose. En tout cela on ne distingue point d'effet nouveau de l'effort qui est toujours de tenir en bride le peuple des muscles contre les actions de traverse de l'émotion et de l'habitude. Comme tout effort ténu, l'attention n'est pas un acte qui se termine à l'organe; elle ne s'aperçoit pas elle-même; elle est traversée par la visée sur la chose: l'attention est attention à...; je ne suis pas du tout occupé de

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moi mais de la chose. Cela non plus n'est pas extraordinaire. Par contre, ce qui est nouveau c'est que l'intentionalité plus vaste dans laquelle cet effort se perd n'est pas celle de l'agir mais celle du connaître; cet effort léger de regarder se perd dans la présence même de l'objet vu. Ce type d'effort où le connaître absorbe entièrement l'action du sujet est proprement l'attention. Ses modifications ont pour corrélat les modifications de l'aspect même des choses (" clarté "attentionnelle, "relief", etc).

J'ai la conscience obscure que quelque chose dépend de moi dans l'apparence du monde; mais ce n'est pas que l'objet soit tel ou tel: tout mon pouvoir est de l'interroger, en me tournant ou me déturnant de lui, en extrayant du fond tel ou tel caractère ou en l'y laissant glisser. La seule initiative que j'ai est d'explorer mon univers, d'orienter la durée dans laquelle " s'esquissent " progressivement les objets. Cette initiative dans l'exploration distingue l'attention volontaire d'une attention passive, où je suis absorbé par l'objet, occupé, capté, peut-être même fasciné par lui; mais cette initiative ne produit pas l'essentiel de la perception qui est proprement le voir, l'entendre et qui se rapporte à la présence même de la chose. C'est bien ici la limite de principe d'une psychologie de l'effort; il y a un moment où l'action s'efface devant le connaître et se fait sa servante, où l'effort se fait accueil du monde, ingénuité interrogative; le faire arme le voir, mais pour le rendre plus docile, plus disponible. L'attention est l'hommage que l'effort rend au règne de la connaissance; et ce règne a ses exigences propres qu'on ne peut dériver des propriétés de l'action; l'ordre des présences a ses lois irréductibles à celles des actions et des passions.

C'est à la lumière de ces principes que nous pouvons remettre en question la tentative de Maine De Biran de tirer l'essentiel d'une théorie de la connaissance d'une méditation sur l'effort. Il n'est pas possible de réduire la présence du monde à l'ensemble des limites, des résistances que rencontre notre effort.

On connaît la thèse de Maine De Biran: sans un effort appliqué à l'organe du sens, je ne connaîtrais point, je deviendrais seulement telle ou telle impression, mais ne le saurais pas; entendons par là: 1) que cette impression ne porterait pas la marque d'un objet externe, 2) qu'elle ne se rapporterait à aucun organe localisé dans le corps, 3) qu'elle ne serait pas éclairée par la conscience s'apercevant elle-même. Seul l'effort qui s'applique à un terme organique plus ou moins résistant donne naissance à la fois à un sujet qui s'aperçoit, à un sentiment de la localisation de l'impression sensible et à la croyance dans l'extériorité de la chose résistante. Maine De Biran traite donc l'élément proprement

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cognitif de la perception comme une affection qui par elle-même n'est pas présence de chose, n'a pas d'intentionalité, mais constitue un mode du sujet, que celui-ci d'ailleurs n'aperçoit pas comme tel, mais qu'il subit, ou mieux qu'il " devient". Par l'effort seulement " tout se rapporte à une personne qui veut, agit, juge du résultat de ses actes, distingue par le contraste les modes forcés de la sensibilité passive de ceux qu'elle produit par un vouloir et peut ainsi acquérir, soit directement par le toucher, soit par une sorte d'induction (de l'exercice de tout autre sens), l'idée de quelque existence ou force étrangère conçue sur le modèle de la sienne propre". Dignité considérable de l'effort qui engendre la conscience de soi et, en contraste avec elle, la connaissance de ce monde qui n'est pas moi. Nous pouvons discerner une sorte de hiérarchie dans cette induction du non-moi: celui-ci se révèle progressivement comme limite vague, comme contraste et surtout comme résistance à l'effort; ainsi dans l'odorat c'est uniquement par l'effort volontaire d'olfaction que l'odeur de rose devient perception pour la première fois; l'impression même de l'odeur ne répondant pas toujours à l'effort que je fais pour la rappeler, l'effort se distingue de l'impression; "il se fait une scission entre les actes que le moi aperçoit en les produisant et les modifications qu'il éprouve sans les produire." Dès lors " la résistance au désir doit amener, non pas la connaissance, mais la croyance de quelque chose qui existe hors de l'être sentant, non pas la perception, mais la persuasion d'un non-moi." Cette existence vague que l'odorat suggère est plus nettement induite de l'exercice de l'ouïe dont la partie motrice est proprement la voix: les sons que je ne produis pas sont renvoyés au non-moi par simple contraste, avec cet indice tout négatif d'être "absence d'effort".

C'est avec le toucher actif que triomphe l'interprétation biranienne de la connaissance extérieure: sans aucun élément proprement représentatif du tact et par la simple épreuve de la résistance, le toucher actif constitue un rapport direct, force contre force, avec un dehors résistant: "le toucher actif établit seul une communication directe entre l'être moteur et les autres existences, entre le sujet et le terme extérieur de l'effort, parce que c'est le premier organe avec lequel la force motrice, étant constituée d'abord en rapport direct et simple d'action, puisse se constituer encore sous ce même rapport, avec les existences étrangères." Le monde n'est donc que la résistance à notre

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empire; les sensations proprement dites du toucher (le rugueux et le poli, le froid et le chaud, le sec et l'humide, etc) ne font qu'habiller ce noyau de résistance et se réduisent au rôle de signe de l'action possible.

Exister c'est agir; cela est vrai de moi par l'effort, de la chose par la résistance qu'elle m'oppose." Le premier jugement d'existence est issu de l'aperception de l'effort, il " constitue dans une même intuition le sujet de l'effort et le terme étranger qui existe comme force unique de résistance; par là... le moi devient capable de connaître ses propres limites et de se circonscrire." C'est ainsi qu'une philosophie de la perception est enveloppée dans une philosophie de l'effort, que la position du monde est impliquée dans " le jugement ou le rapport simple et primitif d'existence personnelle", que l'existence du monde est impliquée dans l'aperception de l'effort.

On peut se demander si Maine De Biran n'a pas manqué l'essentiel de la connaissance et trop demandé à une réflexion sur l'effort et sur la résistance. L'essentiel de la perception ne se découvre pas dans le prolongement de l'effort, mais selon une ligne absolument originale et, pourrait-on dire, adynamique. Le couple action-passion, effort-résistance, ne commande pas exclusivement ni même essentiellement mon rapport au monde; il y a un mystère propre de la présence du monde dans la perception, un mystère de l'intuition sensible qui ne se laisse point résorber dans celui de l'effort. L'existence de la chose n'est pas purement la contre-partie de mon existence comme force; exister pour la chose c'est être là pour moi; pour dire la même chose autrement: être perçu n'est point une forme de passivité ou d'inertie, de résistance à mon action; un objet n'agit pas, il est perçu; objet n'est pas non-moi, mais présence de l'autre. C'est précisément parce que le rapport intentionnel de connaissance ne se réduit pas essentiellement au couple action-passion, parce que connaître n'est ni agir ni pâtir, que la perception peut être vécue tantôt dans le mode passif, tantôt dans le mode actif; l'attention passive (et, à la limite, la fascination) est à la fois réceptivité, en ce qu'elle connaît, et passivité, en ce qu'elle ne conduit pas la durée de l'objet mais reste captive de cet objet; au contraire dans l'effort d'attention la perception est réceptivité par son adhérence à l'objet et activité par son inhérence à l'effort, c'est-à-dire par l'initiative du sujet qui s'oriente et meut son corps pour faire tourner l'objet. (Les scolastiques distinguaient justement le point de vue de l'exercice, qui est celui de l'effort ou de la passivité, et le point de vue de la spécification, qui exprime la détermination de la connaissance

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par son objet; malheureusement ils ont d'une autre façon cédé à la tentation du réalisme naïf et traité finalement le rapport intentionnel comme une autre espèce d'action et de passion. ) Cette méconnaissance du sens proprement représentatif de la perception a conduit Maine De Biran à sous-estimer l'attention: dès lors que la présence du monde n'est pas une dimension originale du cogito mais un moment dérivé de l'effort par l'épreuve de la résistance, l'attention qui se donne comme un complet dénuement devant l'objet ne peut plus être qu'une sorte de réflexion ou d'aperception de soi, mais invertie et aliénée; on dira que l'effort ne s'aperçoit plus dans son déploiement, mais se perd dans l'impulsion sensible, "la force ne s'apercevant plus elle-même que dans le résultat transformé". L'action se cache dans la passivité du sens; l'attention est comme un spectacle, mais ce spectacle est en réalité une action déguisée, c'est une ruse de l'effort et de la conscience de soi revêtant la livrée de l'existence étrangère. C'est avec la vue que triomphe l'attention; alors que l'effort se révèle sans altération dans le toucher actif et même dans l'ouïe et l'odorat.

Et pourtant Maine De Biran a été près de reconnaître les limites de sa théorie de l'effort et l'originalité d'une pure réceptivité: en effet la vue a ceci de remarquable que les impressions passives y sont très peu affectives; l'effort y est presque nul et " comme inaperçu dans son déploiement peu intense "; ainsi la perception simple ou objective atteint son maximum de pureté quand l'affection tend vers zéro et quand l'effort est presque nul. Le philosophe de l'action n'a pas manqué de s'étonner ici: "l'individu ne sent ni n'agit et pourtant le phénomène de la représentation s'accomplit; il y a un objet extérieur ou intérieur, passivement perçu. C'est ici que l'idée de sensation paraît exister par elle-même et venir toute faite du dehors." Le philosophe doit concéder que l'objet visuel n'est pas senti mais représenté; il s'efforce de tenir cette fonction représentative pour propre au sens de la vue, réserve faite du toucher qui s'y apparente quelque peu." Or si l'affect est faible, l'effort aussi est faible, car l'oeil est l'organe le moins inerte; aussi l'effort n'est-il pas réfléchi mais perçu uniquement dans le mode représenté lui-même. C'est à ce mode comme à son élément propre que l'attention s'attache." En réalité Maine De Biran a pressenti ici cet accueil, cette réceptivité pure, qui ne dérivent ni de l'action volontaire ni de l'affection passive et qui constituent le percevoir même; une réflexion sur les divers registres sensoriels révélerait en chacun d'eux la présence irréductible de cette

--318 -- P 2 AGIR MOTION VOLONT. POUVOIRS réceptivité. Loin d'épuiser le problème de la connaissance sensible, une exploration des modalités actives et passives de la perception ne permet même pas de le poser correctement. C'est uniquement en fonction de la représentation pure que l'effort d'attention prend tout son sens comme une action au sein d'une présence. Son caractère de spectacle et d'accueil n'est point une dégradation de l'effort. Nous sommes maintenant en état d'apprécier la signification de la philosophie de l'effort à ses propres limites: 1) le refus que nous avons signifié de dériver une théorie de la connaissance d'une théorie de l'effort est d'une portée incalculable: la clé du problème de la vérité n'est pas dans une méditation sur la volonté; une philosophie de la volonté n'a pas le droit de devenir un volontarisme et d'exercer une sorte d'impérialisme sur tous les secteurs de la réflexion philosophique; découvrir le " je veux " dans le " je pense", ce n'est pas lui sacrifier le " je vois "; il y a une " théorie", c'est-à-dire un voir et un savoir que la volonté ne produit pas. Il ne faut pas demander à une ligne de réflexion plus qu'elle ne peut donner.

2) En retour une élucidation des modes actifs et volontaires de la perception reste d'un intérêt considérable à un double point de vue: a) il faut prendre conscience de ce qu'il y a de volontaire dans la connaissance digne de ce nom pour débouter les prétentions d'un sensualisme superficiel qui ferait du moi un simple divers d'impressions sensibles, un " polypier d'images "; si tous les actes du cogito sont des rayons d'un même moi, c'est parce qu'ils participent d'une unité d'effort, d'une discrète tension qui nous tient éveillés, alertes et accordés sur le monde. Le regard révèle le voir comme acte. Ici Maine De Biran est invincible. B) la même réflexion qui nous délivre du sensualisme nous délivre aussi d'un intellectualisme attentif aux seules structures impersonnelles de la connaissance (catégories de l'entendement et idées de la raison): le philosophe qui a pris pour thème de méditation les conditions universelles qui rendent possibles la connaissance en général risque toujours de manquer le noyau personnel du " je pense". L'effort d'attention que nul ne peut faire à ma place donne au connaître sa marque personnelle de " je " et y révèle une action solitaire en même temps qu'une fonction universelle. Tous les modes du cogito sont justiciables de l'effort: c'est leur commune inhérence dans le " je veux " qui les rattache au destin unique et irremplaçable d'une personne. Il ne faut sacrifier aucun des deux aspects de l'attention: d'un côté, l'effort s'y humilie devant des présences; de l'autre, l'effort rattache le connaître aussi bien que l'agir à un même cogito vigilant.

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Chapitre I les problèmes du consentement: I. Le troisième cycle de l'involontaire: les formes de la volonté, comme de tous les actes du sujet, se distinguent principalement par leur objet et la façon dont elles le visent; mais la connaissance préalable de l'involontaire dont elles sont réciproques peut déjà orienter le regard vers les formes les plus dissimulées; notre attention est attirée sur la troisième forme de la volonté-l'acte de consntir-par la considération d'un troisième cycle de l'involontaire; décider était l'acte de la volonté qui s'appuie sur des motifs; mouvoir, l'acte de la volonté qui ébranle des pouvoirs; consentir est l'acte de la volonté qui acquiesce à la nécessité, - étant entendu que c'est la même volonté qui est considérée successivement à des points de vue différents, celui de la légitimité, celui de l'efficacité et celui de la patience. Ce nouvel aspect de l'involontaire se révèle d'abord comme un résidu de l'analyse antérieure; nous nous sommes heurtés maintes fois à un ensemble de faits qui semblaient mettre en échec les trois idées directrices de ce livre: la réciprocité de l'involontaire et du volontaire, - la nécessité de dépasser le dualisme psychologique et de chercher dans la subjectivité la commune mesure de l'involontaire et du volontaire, - enfin la primauté de la conciliation sur le paradoxe. Rappelons sommairement ces faits. Ils méritent par excellence le nom de faits; ils ont en commun de se soustraire à toute appréciation comme à tout changement par la volonté; ils ne peuvent ni comparaître comme des motifs, ni donner prise à l'effort comme des organes dociles. Toute motivation est d'abord irrémédiablement partiale; chaque conscience a son style qui la distingue de toute autre; et cette partialité, qui est en chacun le caractère, loin de pouvoir figurer dans une échelle de valeurs, est plutôt l'angle sous lequel les valeurs apparaissent à une conscience singulière. Le caractère, disions-nous, n'est pas une valeur ni un ensemble de valeurs, mais

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ma perspective irréductible sur les valeurs. Une seconde limite à la motivation était son irrémédiable inachèvement; c'est au sein d'une obscurité impénétrable que je dois toujours me décider; la décision arrête plus ou moins arbitrairement et violemment un cours de pensée incapable d'une clarté définitive; la décision n'est jamais qu'un îlot de clarté sur une mer obscure et mouvante de virtualités inconscientes; une motivation totale semble impossible; l'inconscient sert d'horizon à n'importe quel ensemble de motifs; il n'est pas motif, mais source de motifs. La motivation trouvait une troisième limite dans sa dépendance à l'égard de la vie; la première assise de valeurs est en effet constituée par les besoins; et si les autres valeurs leur sont irréductibles, elles doivent finalement se mesurer à ces valeurs de base dont l'énergie est une donnée première à l'égard du vouloir; or ce premier apport de valeur a ceci de remarquable qu'il est en même temps la condition pour qu'il y ait des valeurs quelconques: je puis bien mesurer ma vie à d'autres valeurs, et, selon le mot de Platon, l'" échanger " contre elles; mais il faut encore que je sois en vie pour nourrir le projet et la réalisation du sacrifice: en supprimant la vie, le sacrifice suspend toutes les autres valeurs; cette dépendance de la volonté à la vie apparaît plus simplement encore: un certain état de ma vie est toujours à l'arrière-plan de toute pensée volontaire; il est banal de dire que la maladie, la fatigue, le sommeil altèrent la qualité de décision et d'effort de l'être humain; la vie est la donnée qui permet que des valeurs soient pour moi.

D'une autre façon l'étude de l'effort nous a mis en présence des mêmes difficultés; toute efficacité a ses conditions et ses limites dans le caractère, l'inconscient et la vie; je puis bien accroître et changer mes pouvoirs, mais selon une formule qui est ma façon d'être efficace, plutôt que le terme sur lequel s'applique cette efficacité; ce même caractère qui était tout à l'heure la partialité de la motivation est aussi l'incoercible manière d'être de mes pouvoirs et de mon effort même. Les virtualités inconscientes dans lesquelles plongent tous les motifs sont aussi la spontanéité obscure et cachée qui anime l'émotion et l'habitude et en explique les bizarreries, les raideurs et certains aspects automatiques. Enfin cette vie sur laquelle se détache toute valeur est en même temps la source de toute force: tout pouvoir plonge dans la vie et paraît superposé à une organisation " silencieuse " qui assure les tâches essentielles de la vie avant toute réflexion et tout effort; le réflexe duquel nous avons distingué les premières prises de la conscience sur le mouvement, et dont nous n'avons pu faire aucun usage dans la théorie de l'habitude et de l'émotion, est le témoin, lorsqu'il est conscient, d'une sagesse prévolontaire sans laquelle je ne pourrais commencer de vouloir; nous comprenons, sans savoir ce que recouvre la métaphore, que toute volonté est portée

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par un ensemble de régulations et d'équilibres dont le désordre ou l'absence la dissocient ou la détruisent; il nous suffit de porter la main au côté pour sentir ce coeur dont les battements nous permettent de vouloir, jusqu'à ce jour où il nous trahira. Ce coeur qui bat, et qui s'arrêtera de battre, est le raccourci de ce monde involontaire tout proche de nous et que la vie rassemble pour nous et en nous; c'est la vie qui nous permet de choisir et de faire effort; sans elle, nous ne serions pas des hommes capables de vouloir. Nous appellerons du terme général de nécessité corporelle ces diverses formes de l'involontaire qui ne sont ni motifs, ni organes pour le vouloir. Le caractère, l'inconscient et la vie sont les trois directions principales de ce nouveau règne de l'involontaire, du moins de l'involontaire corporel: car la position de fait des autres volontés, de l'histoire et du cours de la nature, constitue l'immense contexte de cet involontaire invincible; nous faisons ici abstraction de ce contexte; néanmoins cette abstraction est imparfaite, car, d'une part, le caractère, l'inconscient et même la vie retiennent les empreintes des autres volontés et de l'histoire des hommes, et l'organisation de la vie résume pour nous et en nous l'ordre de la nature; d'autre part, l'intelligence des rapports de la volonté à cette forme de l'involontaire corporel nous donne accès au sens de la nature prise globalement par rapport à la liberté. C'est dans la mesure où le monde tout entier est une vaste extension de notre corps comme fait pur qu'il est lui-même le terme de notre consentement. II. Le consentement: description pure: structure du consentir quel est donc cet acte de consentir qui achève le vouloir? On ne comprend un acte que par sa visée, c'est-à-dire par son objet. Or la description pure du consentement est singulièrement difficile. Il ne semble pas à première vue qu'il y ait place pour un nouvel acte pratique à côté de la décision, dont l'essence est de se diriger pratiquement mais à vide sur un projet, et à côté de l'effort, dont l'essence est de remplir pratiquement un projet par une action. Ce qui déconcerte c'est que le consentement semble avoir le caractère pratique de la volonté, puisque c'est une espèce d'action, et le caractère théorique de la connaissance intellectuelle, puisque cette action vient buter à un fait qu'elle ne peut changer, à une nécessité. C'est donc par une suite d'approximations que nous risquons de cerner l'essence du consentement,

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en le comparant à la représentation théorique de la nécessité et à l'attitude pratique impliquée par la motion volontaire; un langage plus direct n'est pas possible initialement.

Le consentement ressemble incontestablement à la représentation théorique de la nécessité: "c'est ainsi", dit-il; "muss es sein? Es muss sein". De fait, les sages ont toujours fait de la connaissance de la nécessité un moment de la liberté. C'est la grandeur dustoïcisme de l'avoir méditée, c'est aussi ce qui donne à la doctrine mécaniste une signification éthique. Je juge la nécessité et ainsi m'en délivre; entendons: j'en délivre le " je " qui la juge. Mais le consentement n'est point un jugement sur la nécessité, car il ne considère point théoriquement le fait; il ne le met pas à distance de vue; il n'est pas une vue spectaculaire sur l'inévitable, il est une contemplation sans distance, mieux une active adoption de la nécessité. En quoi consentir est encore agir en quelque façon. Or autant le jugement sur la nécessité expulse cette nécessité du sujet qui la considère, autant le consentement la joint à la liberté qui l'adopte. Consentir c'est prendre sur soi, assumer, faire sien. Sans doute faudra-t-il reconnaître le seul jugement, surmonté et retenu dans le consentement; le consentement cherche à combler l'intervalle que le jugement creuse, et à faire de la nécessité l'expression et comme l'" aura " de la liberté. La suite montrera assez que cette perfection est la limite inaccessible du consentement. Cette active adoption de la nécessité rejette le consentement du côté des modes pratiques du cogito; il n'est pas sans analogie en effet avec la décision; comme elle, il peut s'exprimer par un impératif: que cela soit; étrange impératif certes, puisqu'il se termine à l'inévitable; du moins en voulant le pur fait, je le change pour moi à défaut de le changer en soi. C'est par là que le consentement est toujours plus qu'une connaissance de la nécessité: je ne dis pas, comme du dehors: "il faut " -, mais, repassant en quelque sorte sur la nécessité, je dis: oui, qu'elle soit." Fiat." Je veux ainsi. Mais un impératif qui ne se termine pas à un projet, c'est-à-dire à une possibilité nouvelle suscitée par l'être qui veut qu'elle soit, un impératif qui n'anticipe pas un changement de l'ordre du monde conforme à son projet, est-il encore un impératif? Le consentement n'anticipe rien; on peut dire qu'il est sans futur. Il commande dans le présent, et comme après coup; car ce qu'il commande est déjà là, déterminé. Ainsi la même volonté qui bondit dans le futur et le décide, c'est-à-dire le tranche, - acquiesce à une situation qui porte la marque de l'antériorité et invite à considérer les causes qui poussent par derrière et non les

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fins qui appellent en avant. Je ne peux vouloir le nouveau sans trouver l'ancien et me trouver déjà là. La nécessité est une situation toute faite dans laquelle je me découvre impliqué. Si, comme le montrera l'étude de la plus fondamentale des conditions de la volonté-la vie -, c'est le sentiment au sens le plus large du mot qui me révèle ma situation, on peut dire que le consentement est un impératif qui se résout à conspirer avec le sentiment. Nous aurons à dire plus tard comment s'accordent le choix comme décision tournée vers le futur et le consentement accordé sur l'antériorité de la situation. Cette conspiration de la volonté avec l'ordre du corps, et au delà du corps avec l'ordre du monde, rapproche enfin le consentement de l'effort. Je ne change rien dans le texte des choses, que je n'adopte le contexte implacable de la nécessité. C'est le même tissu de réalité qui se prête et ne se prête pas à la motion volontaire, qui présente des lacunes favorables à l'action et lui pose des bornes infranchissables. Mouvoir et consentir, c'est prendre le réel à plein corps pour y chercher son expression et sa réalisation. Consentir c'est encore faire, comme l'indique l'expression prendre sur soi, assumer. C'est un engagement dans l'être. Mais il est clair que cette ressemblance est en même temps une opposition; le consentement est même l'inverse de l'effort; il est expressément un vouloir sans pouvoir, un effort impuissant, mais qui convertit son impuissance en une nouvelle grandeur; quand je transforme toute nécessité en ma liberté, alors ce qui me borne et parfois me brise devient le principe d'une efficacité toute nouvelle, d'une efficacité entièrement désarmée et dénuée. Ainsi le consentement, si proche de l'effort qu'il prolonge, en est-il en même temps la contre-partie. Un rapport très différent de l'homme aux choses peut nous en donner une image approchée et susciter une dernière discrimination de son essence; l'expression: "faire sienne la nécessité "suggère la comparaison du consentement à une sorte de possession. Le " mien " porte l'empreinte du moi; il est comme l'irradiation de la personne dans les choses; la possession, comme le consentement, ne transforme pas l'ordre du monde mais le rapport de certaines d'entre elles à moi; le " à moi " est à mi-chemin entre le "hors de moi " et le " en moi "; de même la

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nécessité tend à devenir l'expression et comme la possession de la liberté. Mais le consentement n'a pas la raideur et la crispation de la possession; en effet ce que je possède a toujours quelque rapport avec une éventuelle jouissance avant laquelle il peut se corrompre ou s'altérer et implique une référence à d'autres sujets qui sont exclus de son usage et qui peuvent m'en exclure à mon tour; c'est pourquoi la possession est le siège des passions-les passions de l'avoir-et ne rend pas compte de l'essence du consentement; la nécessité n'est pas destinée à être consommée, aussi n'est-elle pas corruptible, et ne peut être ni partagée, ni enviée, ni dérobée. La nécessité est toujours avec moi, et chacun a la totalité de la vie et de la mort. Je la fais mienne d'une façon inimitable qui est proprement consentir. Elle serait plutôt patience que possession. La patience supporte activement ce qu'elle subit; elle agit intérieurement selon la nécessité qu'elle souffre. Le consentement est patience, comme l'effort est efficacité et le choix légitimé.

Nous avons ainsi progressé vers des déterminations de plus en plus positives: consentir c'est moins constater la nécessité que l'adopter; c'est dire oui à ce qui est déjà déterminé; c'est convertir en soi l'hostilité de la nature, en liberté la nécessité. Le consentement est la marche asymptotique de la liberté vers la nécessité.

Nous devinons maintenant quel est l'enjeu du consentement: c'est l'ultime conciliation de la liberté et de la nature qui nous apparaissent théoriquement et pratiquement déchirées. C'est cette conciliation que nous poursuivons patiemment à travers les formes de la volonté. La décision n'adhérait encore qu'à la valeur de l'action; entre le projet de l'action et l'action qui l'insère dans le réel, il y a encore toute la différence d'une action seulement pensée à une action effective; la décision projette l'acte en quelque sorte en blanc ou à vide, sans affronter la dureté du réel. L'effort est alors apparu comme la médiation spécifique entre la pensée et l'action; par le remplissement pratique de la décision, l'effort se termine aux choses mêmes; quand je meux mon corps, je m'atteste à moi-même que la liberté a prise sur la nature, que la nature lui est relativement docile; bref je réalise pratiquement la continuité de la liberté et de la nature; mais, outre que l'effort reste une lutte avec les puissances involontaires qui ne cèdent qu'à la discipline, la docilité de la nature corporelle paraît bornée de tous côtés par une incoercible nécessité qui limite et supporte tout à la fois cette flexibilité de l'ordre naturel au magistère humain. Nous en avons rencontré trois formes que nous avons désignées par les noms classiques du caractère, de l'inconscient et de la vie. C'est alors que le consentement vient relayer l'essai imparfait dans l'ordre de la motion volontaire pour étreindre le réel, et étendre l'empire de la liberté jusque dans cette région de

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la nécessité où la nature n'offre plus à notre volonté la docilité des pouvoirs corporels. Le consentement est ce mouvement de la liberté vers la nature pour se joindre à sa nécessité et la convertir en soi-même.

La difficulté psychologique: le vertige de l'objectivité la description pure suscite plus de problèmes qu'elle n'en résout ou plutôt elle montre le problème résolu. La conversion de la nécessité en liberté suppose premièrement qu'il y ait pour la pensée une proportion quelconque entre les deux termes que le consentement unit; deuxièmement que derrière la difficulté d'entendement, il n'y ait pas une irréconciliable hostilité pratique entre la nécessité éprouvée en nous-même et le voeu de notre liberté; enfin qu'il n'y ait pas incompatibilité entre cette nouvelle forme de la volonté et les précédentes dont elle inverse le sens autant qu'ele l'achève. La troisième difficulté est originale: elle porte sur l'ultime raccord entre les formes de la liberté. Par contre les deux premières nous sont familières, elles sont seulement devenues plus aigües à mesure que nous nous élevons des motifs et des pouvoirs à la nécessité. La première, - plus psychologique parce qu'elle a rapport au traitement par la psychologie scientifique des trois formes de l'involontaire que la nécessité enveloppe-pose en termes nouveaux le problème du dualisme psychophysiologique. La seconde plus philosophique-parce qu'elle se réfère au traitement par la philosophie classique des notions de liberté et de nécessité-prolonge le problème bien connu de l'union de l'âme et du corps et concerne la possibilité même de consentir en effet à la nécessité.

L'opposition entre le volontaire et l'involontaire est d'abord une opposition pour l'entendement: l'involontaire semble de droit requérir un traitement objectif et nous ne voyons pas de commune mesure entre l' objet et le sujet; or la conciliation entre les motifs et la décision, entre les pouvoirs et l'effort a d'abord exigé que l'involontaire qui s'offre naturellement comme une réalité objective parmi les choses du monde soit retrouvé au sein même de l'expérience intégrale du cogito; jusqu'à quel point pouvons-nous retrouver la nécessité dans le sujet? Cela paraît à bien des égards contraire aux exigences du problème: 1) la condition de l'homme en ce qu'elle a d'irrévocable se fait connaître principalement par le dehors; l'expérience intime de ce que j'appelle caractère, inconscient, vie, est grossière, fuyante, voire même nulle; certaines des réalités que recouvrent ces trois mots ne sont même connues que par un observateur extérieur et au moyen de techniques scientifiques

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appropriées; le halo d'expérience subjective qui adhère encore à ces notions est tout de suite éclipsé par la connaissance objective infiniment plus fine, différenciée et cohérente que nous en avons; 2) la nécessité semble exiger que l'esprit la mette hors de soi pour la considérer et la réduire par l'explication, à défaut de la dompter par l'action; une épreuve plus intime paraît lui répugner, et seul le recul de l'objectivité lui convenir; ce n'est pas par hasard si les sagesses amorcées par la méditation de la nécessité se défendent difficilement contre la tentation de prendre à l'égard de toutes choses le recul du spectacle et de la critique; 3) la soumission du corps à la nécessité suggère d'une façon plus pressante encore le recours à l'explication objective; un corps bien portant qu'il faut soigner est comme un bon outil qu'on doit entretenir; par la nutrition il appartient au cycle du carbone, de l'azote, etc; un corps malade est comme une machine qu'on répare; la fatigue, le sommeil, la souffrance livrent le corps aux choses; et la mort marque son retour à la poussière, c'est-à-dire à la plus informe des choses. Ici le prestige de l'objectivité n'est plus de méthode, ni de sagesse, mais d'urgence; 4) enfin l'objectivité est un vertige, et comme vertige une passion. L'objectivation totale de l'homme est une invitation à trahir la responsabilité que j'ai de mon corps même; la considération spectaculaire de l'inévitable est mon refuge quand je suis las de vouloir et que l'audace et le danger d'être libre me pèsent. Nous le verrons, l'hypostase du caractère, de l'inconscient, de la vie comme natures fondamentales et exclusives sont un alibi pour la peur et la paresse, un prétexte à n'être pas.

Il apparaît alors que le progrès de ce vertige de l'objectivité détermine l'ordre de comparution des formes de la nécessité, selon une sorte de dialectique d'aliénation. Caractère, inconscient et vie ne sont pas sur le même plan et marquent la régression vers une nature plus fondamentale où je suis plus radicalement aboli. L'inconscient est en quelque façon derrière le caractère, et comme le résidu de l'explication caractérologique; la vie est derrière l'inconscient comme le principe de toute énergie mentale; à chacun de ces plans le prestige de la volonté se dissipe dans une objectivité plus aveugle; ne suis-je pas la projection de mon propre caractère? Encore ce caractère est-il une loi à ma mesure. Or n'est-il pas lui-même l'expression de forces inconscientes qui me dupent? Et déjà l'inconscient commence de me fasciner et de m'effrayer par sa façon de déborder et d'engloutir la conscience. Finalement c'est la vie qui est le terminus de l'explication psychologique; encore présente-t-elle au regard de la psychologie et du point de vue de l'involontaire un nouveau progrès de la dialectique d'aliénation; la vie c'est d'abord l'organisation: à cet égard elle est peut-être pour la volonté la merveille la plus

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accablante; que l'on considère seulement un de ces étonnants équilibres hormonaux qui règlent la teneur du sang en calcium et en eau; il semble que la conscience ne soit plus qu'un fragment qui émerge d'une vaste sagesse qui s'ignore. Mais cette organisation a elle-même une histoire individuelle; ma volonté est liée au fait très général de la croissance; ce que je suis, je le suis devenu, et j'ai été "enfant avant que d'être homme "; or l'enfance c'est le crépuscule initial de la conscience; et c'est de cette puérilité que je procède. Enfin toute genèse renvoie à une origine, la croissance à la naissance; moi qui dis " je", je suis né un jour; moi qui prétends commencer des actes, je ne commence même pas mon être; je suis issu d'inconnus dont je descends et dépends et suis posé sur le courant inexorable des lois de l'espèce. Alors mon être paraît entièrement dissipé, volatilisé dans l'entrecroisement des lignées d'où je procède plus radicalement que de mon enfance, et qui font remonter mes multiples origines à la première époque de la vie; je ne suis plus un être, mais une rencontre parmi un nombre considérable de combinaisons génétiques possibles; et ainsi la nécessité a subi sa dernière mutation et conquis son dernier prestige: elle est devenue l'aveugle et absurde hasard. En proposant un ordre entre le caractère, l'inconscient et la vie, le vertige de l'objectivité impose aussi la première tâche, plus proprement psychologique, de notre examen du consentement: retrouver l'indice subjectif de la nécessité en nous-même, la nécessité telle qu'elle nous affecte et telle que nous l'éprouvons comme un mode de notre existence. Il est vain, pour nous soustraire à l'exigence dévorante de la nécessité objective, d'essayer d'accoupler la nécessité objective à la liberté intérieure. Cette nouvelle forme du dualisme psycho-physiologique est aussi intenable que celle que nous avons écartée dans l'ordre de la décision et de la motion volontaire. Le procès du dualisme trouve ici sa péripétie suprême.

On est tenté en effet de reprendre le rapport de causalité que l'on avait essayé d'appliquer au passage de la pensée au mouvement, et de l'orienter en sens inverse: on demandera comment des conditions nécessaires peuvent être imposées à la volonté; on peut penser à première vue qu'il suffirait de restreindre le sens de la causalité en lui donnant la forme négative de condition sine qua non; sans vie pas de volonté; c'est ce rapport qui s'exprimerait positivement dans les expressions comme infrastructure, soubassement, support, base, ou permission. La nécessité serait une causalité de base qui se composerait avec la causalité de revêtement de la liberté, de telle sorte que l'inférieur porterait le supérieur et que le supérieur y superposerait sa causalité propre, la hiérarchie des causes formant ainsi une série de causalités

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partielles où chacune achèverait la précédente et serait achevée par la suivante. Cette notion de causalité partielle nous fournirait la riposte appropriée au vertige de la nécessité; caractère, inconscient, organisation, croissance, descendance ne seraient que les degrés successifs et en ordre descendant de cette causalité partielle; l'élargissement de l'explication en ondes croissantes qui semblent disperser notre unité dans la totalité cosmique actuelle et dans les ténèbres du passé géologique de la vie ne devrait plus étonner que les esprits romanesques; car le progrès de l'explication marquerait la régression vers des causalités d'autant plus incomplètes qu'elles semblent plus radicales; ce mouvement descendant appellerait au contraire un mouvement inverse de composition ascendante des causalités partielles dont la dernière-du moins à l'échelle humaine-serait celle de la volonté, qui achève l'ensemble des causes subordonnées par le choix et l'effort, ou, à défaut d'un changement effectif de leur direction, par le consentement. Ce schéma harmonieux est parfaitement illusoire: la nécessité pensée objectivement, c'est le déterminisme; penser l'objet, c'est le penser sous la loi; un déterminisme partiel ou permissif n'a pas de sens; penser le déterminisme c'est le penser total. Nous montrerons à chacun des plans de la nécessité qu'une fois le caractère, l'inconscient, la vie, traités comme des objets de science, il n'est plus possible d'en limiter l'exigence et la vertu explicative et d'y réintroduire une conscience de sujet. Celle-ci doit être nécessairement un élément ou un produit de la formule caractérologique, une résultante des forces inconscientes, un effet de l'organisation, de la genèse, et finalement de la composition génétique de l'oeuf originel. Le déterminisme est total ou il n'est pas. Il n'est pas de connaissance de l'homme qui d'abord ne prenne conscience de cette aporie. L'hiatus est infranchissable pour l'entendement entre la connaissance objective du monde et l'expérience intérieure de la liberté. Toute tentative pour composer entre elles des causalités hétérogènes ne peut réussir qu'à dissimuler le paradoxe. Il n'y a pas de cosmologie objective où ma volonté, réduite au consentement et même au simple jugement sur la nécessité, puisse figurer comme une réalité de degré supérieur et être articulée aux réalités de degré inférieur selon un rapport cohérent. La condition sine qua non est, entre la nécessité objective et la liberté, une forme honteuse et intenable de la causalité dont le champ d'application n'est que d'objet à objet. Ce pouvoir réducteur de la causalité, et cet échec du compromis, nous devrons l'éprouver aux divers niveaux de l'explication; ainsi serons-nous invités par l'échec même à sauver l'expérience intérieure de la nécessité sous toutes ses formes, partout où notre corps ne nous apparaît pas comme source de

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valeurs ou de pouvoirs. Il faudra dire ce qu'est subir, éprouver l'incoercible, l'inévitable, l'irrémédiable; de différentes façons l'existence nous est imposée: seule cette nécessité éprouvée en nous-même peut être appariée à la liberté de consentement, car seule une expérience intérieure peut être partielle au regard de la liberté et appeler un acte de volonté qui l'achève. Disons tout de suite que cet effort pour retrouver la nécessité dans le cogito sera guidé par cette considération que la nécessité corporelle est toujours mêlée de quelque façon aux motifs et aux pouvoirs dont nous avons déjà retrouvé la signification subjective. Cette adhérence de la nécessité à la docilité corporelle doit sans cesse nous avertir et nous garantir que la nécessité peut être le lieu de notre responsabilité. Est-ce à dire que dans ce reflux de l'objectif au subjectif nous perdrons le bénéfice des connaissances de caractère scientifique que nous aurons recueillies sur le caractère, l'inconscient, et la vie? Nullement; nous n'éprouvons rien subjectivement que nous ne tentions, au prix d'un échec, de le penser selon la causalité; le détour par la connaissance objective est nécessaire; c'est à sa limite que nous pressentons ce qu'est la nécessité pour nous et en nous. C'est toujours une certaine connaissance objective qui prête son langage inadéquat à l'expérience du cogito. Nous serons donc amenés à retenir le langage de la causalité comme un index de cet investissement de la liberté par la nécessité éprouvée subjectivement; en ce sens nous sommes, disons-nous, déterminés par notre caractère, notre inconscient, notre vie; ce qu'exprime le beau mot de condition humaine, qui dit bien la nécessité que je subis du seul fait que je n'ai pas choisi d'exister. Mais nous ne devons pas perdre de vue le caractère impropre et indirect de ce langage: il est transposé du plan de l'explication, où la nécessité causale n'est limitée et achevée par aucune liberté, au plan du vécu où la nécessité est la condition d'une liberté; ce langage sert à signaler et à énoncer une nécessité éprouvée de façon fuyante et que par principe une liberté affronte, refuse ou adopte. Le rapport de l'inévitable au consentement est premier, mais l'entendement le brise et reconstruit l'ordre de l'inévitable selon le schéma objectif de la nécessité causale d'où la liberté est exclue; le psychologue s'empare alors de ces concepts où la nécessité est sans réciproque pour exprimer la nécessité réciproque du consentement. Cet usage inadéquat du langage de la causalité nous permet alors de retrouver la notion de condition sine qua non et de l'employer sans en être dupe. Appliquée naïvement, elle implique la fusion et la confusion de la nécessité intérieure, qui est partielle et réciproque de la liberté, et la nécessité objective ou causale, qui est sans limite et sans réciproque.

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La condition sine qua non est un des index de la nécessité qui affecte la liberté. Mais elle n'est qu'un de ces index; la possibilité de recourir à d'autres notions également inadéquates atteste son caractère imparfait; ainsi le langage de la topographie fournit la notion de situation; nous disons que la liberté est plongée, immergée dans la nécessité, que la nécessité est le lieu de la liberté. Ces représentations spatiales sont évidemment impropres; leur inadéquation a même l'avantage sur celles des notions causales d'être manifeste et, si l'on peut dire, sans équivoque à force d'équivoque.

Mais la notion de causalité, une fois restaurée dans son sens inadéquat et son usage indirect, non seulement perd tout caractère exclusif, mais encore dans ce nouvel usage ne convient pas à toutes les formes de la nécessité subie par la volonté. Autre est la nécessité qui tient à la perspective bornée du caractère, autre celle qui désigne les virtualités inconscientes de l'esprit, autre celle qui caractérise la dépendance de la conscience à l'égard de la vie. Nous serons amenés par une analyse serrée à renoncer au langage de la causalité, même dans un sens inadéquat, pour exprimer les deux premières formes de la nécessité. La perspective finie du caractère est par rapport à l'infini du choix et de l'effort dans un rapport difficilement exprimable par l'idée de condition sine qua non; de même les virtualités indéfinies de l'inconscient par rapport à la forme qu'impose la volonté à tout acte digne d'un sujet conscient. C'est pour résoudre ces difficultés que nous tenterons de recourir à l'antique notion de manière ou de mode fini pour le caractère et de matière indéfinie pour l'inconscient. Il apparaîtra ainsi que la fonction d'index ou de diagnostic de la causalité ne couvre pas tout le champ des rapports de la nécessité à la liberté.

Notre première tâche sera donc de critiquer pied à pied le dualisme de l'involontaire et du volontaire au niveau du caractère, de l'inconscient et de la vie. Ce sera l'objet du chapitre II (la nécessité vécue). Ce rapport de la nature à la liberté est sans doute ici plus qu'ailleurs un rapport paradoxal; du moins le paradoxe aura-t-il rempli sa fonction si, en s'exténuant lui-même, il réussit à désigner l'adhérence même de la nécessité à la liberté.

La difficulté philosophique la certitude de la conciliation est toujours la raison secrète du paradoxe: d'une certaine façon nous sommes assurés de l'unité de ce que nous brisons à l'instant que nous le pensons. La conviction de l'accord final de la nature et de la liberté où nous avons vu dès le début le ressort de toute philosophie du volontaire et

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de l'involontaire a un sens spécifique: elle tend à restaurer, à un degré supérieur de conscience et de liberté, l'harmonie première de la conscience spontanée avec son corps en deçà de la réflexion et de la volonté; c'est cette première continuité de la conscience et du corps qui rend possible une conciliation supérieure, qui apparaît dès lors comme une réconciliation: je suis en vie, je suis ma vie. Mais la naissance de la réflexion est la rupture de cette première conspiration de la conscience et du corps; c'est désormais l'acte même de la liberté d'assumer ses raisons, ses pouvoirs et ses conditions, dans une nouvelle conciliation pratique. Or il apparaîtra que l'unité préalable de la volonté avec ses racines caractérologiques, inconscientes et vitales (unité que les trois monographies de l'inconscient, du caractère et de la vie auront suggérée) semble définitivement brisée. L'incommensurabilité, pour l'entendement, de la nécessité et de la liberté a pour arrière-plan un conflit pratique que l'on peut faire apparaître de deux façons différentes mais concourantes. Si l'entendement tend invinciblement à repousser hors de soi la nécessité, c'est qu'elle est toujours à quelque degré blessante pour la liberté. La nécessité est essentiellement ambiguë: ce qui est condition est en même temps limite, ce qui me fonde est aussi ce qui me détruit. La nécessité comporte une négation pratique de la liberté, dont elle brise l'envergure possible; notre tâche dans le chapitre III (le chemin du consentement) sera de faire jaillir cette expérience de la négation de toutes les formes de la nécessité; après les trois monographies, cette exploration du négatif sera l'amorce d'une vue synthétique de la nécessité; cette présence obscure de la négation à la nécessité a au moins une forme extrême manifeste (dont il faudra dire le rapport aux autres formes): cette vie qui me porte m'abandonnera; je suis mortel; ma condition enveloppe quelque néant; c'est ici la pierre de touche du consentement et la dernière épreuve de la sagesse.

Cette découverte est d'une portée singulièrement plus grave que celle de la résistance de nos pouvoirs; les pouvoirs me résistent, la nécessité me brise. Certes le désordre toujours menaçant entre mes pouvoirs et moi comportait la possibilité permanente du pathologique que déjà nous appelions le terrible psychologique; mais la folie n'a pas dans la vie l'urgence des maux qui naissent quotidiennement de la condition mortelle. Ici le terrible est le normal. Il en résulte que le oui du consentement ne peut être prononcé jusqu'aux extrémités du malheur et qu'il est de l'essence du consentement d'être toujours en chemin, et de la conciliation d'être inachevée. Cette conclusion, que nous tenterons de fonder sur une analyse rigoureuse des diverses formes de la négation impliquées dans la nécessité, est atteinte par une autre voie: si la condition de

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l'homme comporte quelque hostilité à l'égard de la liberté, celle-ci comporte de son côté une exigence absolue diversifiée selon les trois limites qu'elle subit. Cette exigence, qui demandera une analyse soigneuse, tend à rejeter la volonté du côté du refus. La liberté dit d'abord non en s'arrachant au malheur et à l'absurdité; elle tente de refuser le pacte qui la lie à la terre. Ainsi la dernière péripétie du drame de la liberté et de la nature est la plus violente; liberté et valeurs semblaient congénères; liberté et pouvoirs comportaient proportion; liberté et nécessité se nient mutuellement; aussi le oui du consentement est toujours reconquis sur le non. Or pourquoi dire oui? Consentir, n'est-ce pas céder, capituler? Nous sommes dans le dernier cercle; la psychologie y est infiniment dépassée par des options qui la dépassent.

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Chapitre II la nécessité vécue: I le caractère: les équivoques du sens commun le caractère est la nécessité la plus proche de ma volonté. La réflexion la plus élémentaire et la moins élaborée ne peut manquer de rencontrer des difficultés que le philosophe à son tour ne peut qu'éclairer et porter à leur point extrême de virulence, s'il ne veut pas renoncer aux ressources de l'entendement diviseur. Ne sachant pas accorder la liberté du choix et l'inexorable limitation par la nature, le sens commun affirme successivement une fausse liberté non-limitée et non-située, et une fausse détermination de l'homme par la nature, qui le dégrade en objet. D'un côté il forge la conception fabuleuse d'une nature humaine indéfiniment plastique où il n'y aurait plus de destin et où le caractère même serait choisi et pourrait être changé par l'effort; de l'autre il avoue que chacun meurt comme il est et que l'on ne se " refait " pas; un sort capricieux a déterminé le lot de chacun et l'usage qu'il en peut faire est inscrit dans ce lot. Ce que le sens commun n'arrive pas à former, c'est l'idée d'une liberté qui est par quelque côté une nature, l'idée d'un caractère qui est la manière individuelle- non choisie et non modifiable par la liberté-de la liberté même. Cette incertitude et ces contradictions du sens commun concernant les rapports du caractère et de la liberté reposent sur des incertitudes et des contradictions qu'on peut dire préalables. 1) Pour le sens commun le caractère est à la fois le signalement extérieur de chaque homme, ce qui permet de le reconnaître, de l'identifier dans l'espace et dans le temps, - et sa nature propre telle qu'il l'éprouve; d'un côté cette marque individuelle est établie du dehors, telle une fiche authropométrique; pourtant le sens commun, qui est en deçà de la coupure entre le sujet et l'objet, ne doute point que mon caractère n'adhère à moi de telle façon que je ne puisse me l'opposer; mon caractère, c'est moi: c'est ma nature, dans ce qu'elle a de plus stable par delà le changement des humeurs, les rythmes du corps et de la pensée. Ainsi est-il à la fois mon signalement pour les autres et mon existence secrète: dans un cas il a la consistance d'un portrait arrêté et figé, dans l'autre il est une réalité évanouissante qui ne peut être que surprise au coeur de mon action.

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2) Une seconde hésitation de la pensée vulgaire devant l'énigme du caractère mérite d'être notée: elle tient en suspens diverses possibilités de méthode qu'aucune science ne pourra développer simultanément, mais qu'elle esquisse confusément sans les distinguer; d'une part elle tente de comprendre le caractère par addition de traits distincts; ces "traits de caractère " procèdent d'une abstraction fort avancée, élaborée par la sagesse quotidienne: débrouillard, causeur, démonstratif, etc; or ces notions formées dans la conversation, l'épopée, la tragédie, l'élégie, le roman, expriment des possibilités humaines qui, avant de convenir à tel individu, sont pensées sur l'homme en général pris dans toute son envergure; je vais à l'individu, armé de signes, et tente de le prendre dans le filet aux mailles de plus en plus serrées de mes abstractions; un caractère individuel est alors une composition de traits de caractères abstraits et universels. Mais le sens commun joint à ce procédé assez clair un effort plus subtil pour atteindre la nature d'un seul jet de l'individu; il use alors de métaphores dont le pouvoir de suggestion est finalement plus pénétrant que le génie analytique d'une combinatoire de traits de caractère: ainsi l'image de la vitesse ou de l'élan évoque la promptitude ou la facilité avec laquelle les sentiments et les actes s'allument, brûlent et s'éteignent; un caractère excitable, irritable, vif, diffère par son tempo original d'un tempérament calme, peu susceptible, lent; l'image du niveau permet de distinguer des natures déprimées, affaissées; l'image de la profondeur oppose des êtres superficiels, légers, et des êtres profonds, graves; tels s'extériorisent, tels vivent retirés en eux-mêmes; les images dynamiques d'équilibre, d'harmonie, de déchirement, de conflit, d'instabilité, de naissance et de décadence, de rigidité et de plasticité, suggèrent un foisonnement de semi-abstractions d'ordre analogique empruntées au monde des solides, des fluides, des plantes, des fleurs et des papillons, comme à la géométrie et à la dynamique; ces métaphores compensent par leur pouvoir suggestif l'esprit analytique qui préside à l'élaboration des traits de caractère. 3) Cette incertitude entre le subjectif et l'objectif, entre l'intuition indivise et la synthèse abstraite, se prolonge par une hésitation entre l'individu et le genre; par mon caractère je suis unique, inimitable; et pourtant par lui j'appartiens en même temps à un type collectif, à un de ces portraits composites que Théophraste ou La Bruyère ont dressés; le sens commun, dirait-on en langage spinoziste, cumule une philosophie implicite des essences individuelles et des idées générales.

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4) Ces incertitudes préalables culminent dans l'hésitation fondamentale de la pensée commune sur les rapports de la liberté et du caractère, telle que nous l'énoncions en commençant: le caractère est-il une nature indéfiniment plastique qui permet une liberté sans destin, ou est-elle une réalité déterminée de telle manière qu'elle contient en soi l'usage même que peut en faire une volonté qui prétendrait réagir sur ses propres conditions d'exercice? Le sens commun ne sait comment allier l'inexorable et le libre.

La science des caractères: critique des méthodes la science des caractères tranche les ambiguïtés du sens commun en optant chaque fois pour celle des interprétations spontanées qui a le plus d'affinité avec la méthode des sciences de la nature et qui permet le mieux d'assimiler le caractère à un objet stable et extérieur à l'observateur. Nous prendrons pour base de référence la classification et l'explication des caractères par l'école de Groningue de Heymans et de Wiersma; notre intention n'est pas de résumer les travaux des savants hollandais, mais de montrer par un examen soigneux des méthodes qu'une science objective des caractères pose le problème de l'homme en de tels termes qu'il est impossible de raccorder directement le caractère ainsi élaboré scientifiquement à la liberté d'un sujet; ce caractère-objet doit plutôt nous servir d'index pour repérer et diagnostiquer une certaine nature en première personne, dont le statut subjectif est d'ailleurs fort obscur, mais qui seule peut être rapportée en quelque façon à une volonté en première personne.

1) Le caractère selon l'éthologie est par principe un portrait contenant les marques distinctives de l'individu pour un spectateur étranger, -un portrait regardé et décollé du mouvement même d'une vie intérieure qui le surprendrait comme à l'arrière-plan de ses initiatives, comme enveloppé dans son action propre. La science l'exige ainsi; c'est le sens de la méthode biographique et surtout de la vaste enquête statistique mises en

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oeuvre par Heymans; l'effort pour constituer des psychographies complètes, incluant habitudes, aptitudes, passions, vertus et vices, dispositions corporelles, etc, suppose une objectivation totale de l'individu et la suspension de cette communication spécifique par laquelle seule nous aurions quelque chance d'accéder à l'autre comme existence, indivisément libre et nécessaire. La science l'exige ainsi, mais au prix d'une difficulté finale: car il n'y aura jamais de rapport assignable entre le " je veux " et une psychographie qui n'est qu'un portrait pour autrui.

2) Pour atteindre à une vue rationnelle et claire, l'éthologie doit sacrifier toutes les métaphores évanouissantes par lesquelles le sens commun essayait de surprendre le génie indivis de l'individu; elle tente de rejoindre l'individu par la combinaison et la permutation de quelques composantes simples. Déjà la constitution d'un questionnaire pour l'enquête biographique et statistique suppose une première élaboration d'abstractions qui restent proches de l'observation vulgaire; mais les corrélations les plus stables entre traits de caractère, qui rendent possible une classification, ne peuvent être systématisées que par le moyen d'un petit nombre de propriétés générales- émotivité, activité, secondarité - dont les diverses combinaisons fourniront les types caractérologiques principaux; à ce point l'éthologie dépasse le stade descriptif et tend vers une véritable explication des caractères représentés par leur formule développée; du moins la classification systématique et la distribution quasi-spontanée des individus en classes se soutiennent mutuellement; d'autre part, les facteurs abstraits dont les permutations composent les formules caractérologiques sont tantôt suggérés directement par certains traits figurant dans l'enquête, tantôt issus d'une élaboration plus savante au niveau des théories de psychologie générale. On voit quelle systématisation ces trois facteurs apportent dans l'explication; mais en retour ils rendent l'éthologie tributaire

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des postulats d'une physique de l'esprit à laquelle, on le verra, succombe le libre vouloir. D'abord la vie mentale est assimilée à un jeu de tendances, c'est-à-dire de réalités mentales considérées comme des faits au même titre que le mouvement matériel; nous savons que l'acte de naissance de la psychologie comme science est l'élaboration de cet être de raison au statut indécis, mi-subjectif, mi-objectif, suffisamment subjectif pour distinguer la psychologie de la physiologie, suffisamment objectif pour autoriser un traitement scientifique de la conscience, et plus spécialement une explication causale et déterministe; ce sont ces tendances que le caractérologue affecte d'un coefficient d'émotivité; ce sont elles dont il envisage le pouvoir moteur et l'action inconsciente. Le second postulat est le primat de l'automatisme sur l'action réfléchie et volontaire: l'activité est le pouvoir moteur d'une représentation dont l'impulsivité ne peut être empêchée que par l'action inhibitrice des autres tendances; la secondarité est appelée un effet lointain et subconscient des représentations; fonction secondaire et largeur du champ de conscience sont comme les amortisseurs de l'automatisme primitif. Or nous savons combien cette imagerie physique trahit la nature plus subtile de l'involontaire. Mais ce postulat est cohérent avec le premier: c'est le principe matériel d'une physique de l'esprit, comme l'objectivation du cogito sous le nom des tendances en est le principe formel. Le troisième postulat est celui qui définit la conscience comme un fragment d'un champ plus vaste qui est l'inconscient. Il est invoqué pour définir la secondarité et la largeur du champ de conscience. Nous aurons plus loin à retrouver le sens de l'inconscient, mais jamais la conscience e pourra être définie comme la partie d'un tout plus vaste.

Ces trois postulats d'une psychologie scientifique interdisent en retour de rapporter directement le caractère ainsi recomposé au sujet libre. Caractère et liberté sont atteints de deux points

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de vue incomparables: d'un côté le moi appréhende son propre empire subjectif et en pressent les limites et les conditions, mais sans pouvoir les traiter comme un spectacle ou un portrait; de l'autre le psychologue nous offre un tableau de tendances dressé du dehors et élaboré selon les postulats de la physique de l'esprit.

3) Dès lors l'éthologie a pour tâche d'atteindre l'individu par sa classe éthologique, quitte à le considérer finalement comme ineffable à la limite d'une approximation sans fin; elle opte pour l'idée générale contre l'essence individuelle. Considérons en effet les huit classes de Heymans: ces classes sont d'abord des espèces empiriques repérées par l'allure des corrélations et suggérées par l'enquête elle-même: en ce premier sens le caractère est une classe à laquelle l'individu appartient. En un second sens, plus précis, le caractère est un type moyen, un faisceau de traits auquel la statistique permet d'affecter des coefficients de probabilité et une valeur statistique sur la base de l'enquête statistique: en ce second sens le caractère est un type probable d'où l'individu se rapproche plus ou moins. En un troisième sens, plus précis encore, le caractère est une formule reconstruite systématiquement par composition des trois variables e, a, s; cette triple intelligibilité de la classe d'appartenance, du type probable, de la formule synthétique fait la complexité de cet être de raison qu'on nomme un amorphe, un nerveux, un apathique, etc, et permet une triple prévision qualitative, statistique et systématique. Arrêtons-nous à ces trois formes de prévision: c'est par là que nous aurons le meilleur accès à notre problème central du caractère et de la volonté. En un premier sens donc, avoir tel caractère c'est appartenir à telle classe qui a telle et telle propriété et qui est un portrait collectif, une image composite; or comment a-t-on obtenu cette image composite? Par superposition de portraits complets, c'est-à-dire de psychographies portant sur la totalité des réactions d'un individu. Ceci est important pour comprendre le raccord avec la volonté; on dit bien souvent que le caractère est l'ensemble des dispositions stables offertes à une volonté; rejoint-on jamais par la méthode psychographique quelque chose comme une disposition à...? L'enquête ne porte pas sur des dispositions, mais sur des réactions réelles, sur des conduites révélatrices qui par comparaison permettraient de le classer. Les psychographies de base établies par les enquêteurs affirment ou nient la présence de telle ou telle conduite chez les sujets qu'ils ont observés; il est impossible que l'image composite issue de ces psychographies puisse nous révéler le caractère comme une simple disposition par rapport à un vouloir souverain,

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comme un instrument de liberté; comment en effet une moyenne de conduites individuelles réelles donnerait-elle une disposition, une virtualité? Le caractère jusqu'ici ne désigne pas une disposition du sujet à telle conduite, mais son appartenance à la classe qui présente le plus fréquemment cette conduite.

C'est précisément le passage au deuxième sens qui peut nous donner le change: l'éthologue recourt, grâce à la statistique, à la notion de type moyen qui semble à première vue fournir un équivalent scientifique à la notion populaire de disposition. Avoir une véracité de 32 pour-cent, n'est-ce pas avoir une forte propension au mensonge sans pourtant être livré sans recours à ce défaut? Mais regardons comment ce jugement de probabilité est élaboré: dans chaque psychographie individuelle, l'enquêteur a répondu par oui ou par non aux questions posées; c'est donc à partir de jugements attributifs bruts (qualitatifs) que sont possibles des jugements de probabilité (quantitatifs). Quand on dit que le flegmatique a un taux de véracité de 87 pour-cent on veut seulement dire que 87 fois sur 100 les individus que leurs différentes corrélations ont permis de classer parmi les flegmatiques ont été déclarés véraces par un oui sans nuance; c'est donc la fréquence du jugement attributif à l'intérieur de la classe qui est transformée en jugement d'inhérence sur le plan de l'individu (tel qui est flegmatique a une véracité de 87 pour-cent). La méthode statistique ne donne donc aucun équivalent de la notion subjective de disposition à...; elle ne donne jamais que des fréquences à l'intérieur d'une classe, laquelle à son tour est issue d'une superposition de portraits globaux; la fréquence d'une conduite, telle que la montrent les individus d'une classe, ne saurait être équivalente à la disposition d'un individu de cette classe par rapport à cette conduite. Le passage à la formule développée (eas, nenap, etc) rompt l'équivoque; la nécessité s'introduit dans les corrélations; la classe empirique n'était qu'une image composite sans nécessité, le type probable une notion statistique; la formule développée tend à faire d'un caractère un système, où tel facteur commande tels traits; l'individu qui était seulement " situé dans " la classe et plus ou moins " rapproché de " la moyenne est le terme idéal d'une formule indéfiniment complexe. Il n'y a pas de limite de principe à une explication de tous les aspects d'un individu par les grands ressorts de l'émotivité, de l'activité, de la secondarité

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et par ceux qu'une science plus déliée leur ajouterait. Une fois livré aux méthodes objectives, le caractère apparaît comme une totalité concrète offerte à une synthèse illimitée; il est absurde d'essayer d'y introduire la liberté; le déterminisme de l'objet est sans limite et sans contraire. L'inachèvement de l'éthologie signifie seulement que l'explication est inépuisable, mais non que quelque chose échappe à ce type d'explication. Nous allons vérifier concrètement des considérations méthodologiques en considérant les embarras de la caractérologie en face du problème de la volonté. 4) Que l'éthologie doive par nécessité de méthode conclure au déterminisme sans limite et sans contraire, que la formule caractérologique doive contenir la volonté elle-même, il est aisé de le montrer directement par l'examen des enquêtes et de la systématisation éthologique. La volonté est prise elle-même dans le réseau des corrélations caractéristiques d'un type: ainsi nous apprenons que le nerveux est le plus impulsif, le moins circonspect, a le moins d'accord entre ses pensées et ses actes, le sens le plus faible des buts lointains dans son action, que son action est entrainée successivement en des directions contradictoires, qu'il est le plus porté à différer, à se décourager, etc. La statistique nous permet même de classer les différents types en ce qui concerne l'esprit de décision, la persévérance, l'aptitude à poursuivre des tâches lointaines, la tendance à différer une obligation, etc. Enfin les trois facteurs fondamentaux de l'éthologie de Groningue doivent expliquer la volonté, comme la peur le mensonge, etc; la volonté n'est qu'une complication du phénomène idéo-moteur; il n'y a de ce point de vue aucune différence de principe entre Heymans et Ribot: pour l'un et pour l'autre, le problème de la volonté est un problème de forces en conflit, en équilibre et en rupture d'équilibre. Ce qui est nouveau avec l'éthologie, c'est de chercher le principe des différences individuelles permanentes dans certaines constantes caractérologiques; à cet égard l'étude comparative doit permettre d'évaluer l'action de chaque facteur; ces différentes constantes se composent d'ailleurs très subtilement: souvent ce sont les figures

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issues de leur groupement deux à deux qui sont à considérer; parfois aussi la formule à trois termes est directement originale. De toute façon la volonté est inhibition, composition, intégration. Ainsi l'explication de l'individu total, volontaire et involontaire, est en droit exhaustive, bien qu'en fait elle ne puisse être achevée en raison de la complexité de l'objet; quelle que soit la conviction de l'éthologue en tant qu'homme, pour le savant tout se passe comme si l'individu se réduisait à son propre portrait et son portrait à sa formule éthologique indéfiniment développée. M Le Senne, il est vrai, propose dans le mensonge et le caractère et dans le traité de caractérologie la synthèse d'une métaphysique de la liberté et d'une science du caractère. Mais il semble précisément que cette synthèse, qui est aussi notre souci, est trop aisément atteinte et masque de graves disparates. Toute son étude caractérologique du mensonge par exemple, est faite en langage déterministe: on cherche " quelles influences viennent s'ajouter aux conditions de l'affirmation de la vérité pour déterminer son altération, comme le physicien cherche quels facteurs s'ajoutent aux conditions de la chute libre pour en varier l'application". Mais en même temps M Le Senne développe la conviction que le caractère peut être l'instrument de la liberté: ainsi le mensonge du nerveux, favorisé par l'émotivité, l'inactivité et la primarité, est le mauvais usage d'un ensemble de dispositions dont l'oeuvre d'art, par exemple, est le bon usage; de même la légalité, la ponctualité du flegmatique sont un piège dont il se tire bien ou mal selon que sa liberté s'abandonne ou se ressaisit. Mais a-t-on vraiment introduit un rapport cohérent entre une méthode qui tend à expliquer causalement le mensonge et une doctrine selon laquelle c'est la liberté qui s'abstient, permet, consent, cède? L'équivoque est sans cesse renaissante et trahit la difficulté de raccorder directement une science des caractères à une métaphysique de la liberté. Entre le caractère, qui est un être de raison, élaboré par l'éthologue, et ma liberté concrète il n'existe qu'un rapport indirect: il faut que l'éthologie serve de médiation à la découverte d'un moment subjectif du cogito, à une certaine expérience, d'ailleurs évanouissante, de mon caractère mêlé à ma liberté.

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Suffira-t-il pour résoudre la difficulté de renvoyer l'éthologie à l'objet et la liberté au sujet? Non point, car, dans le sujet même, quelque chose se prête à la théorie des caractères: c'est moi comme caractère; et mon caractère n'est pas une invention de la science, mais un aspect de moi-même qui ne se laisse pas résorber dans l'involontaire dont nous avons jusqu'ici fait le bilan; il est un irrémédiable dont je ne sais comment rendre compte sans altérer l'expérience évanouissante que j'en ai. Transportons-nous au sein de la subjectivité: c'est là que nous surprendrons le nexus de la liberté et du destin et, par-dessus le marché, le bon usage de l'éthologie.

Délivrance de la liberté quiconque a une connaissance qui reste superficielle de la théorie des caractères ne peut s'empêcher de jouer à l'égard de lui-même et des autres au jeu des portraits: suis-je un nerveux? Un tel est-il un flegmatique? Il est impossible que cette connaissance objective ne fasse retour sur moi et ne soit happée par une dialectique intérieure qui n'attendait que l'alibi d'une science pour développer ses prestiges destructeurs; cette dialectique ne manque pas de s'esquisser toutes les fois que nous nous attardons autour de l'irrémédiable; la marche en est à peu près la suivante; si j'ai un caractère immuable et invincible, que suis-je, moi? Mon vouloir n'est-il pas inscrit dans mon caractère et prescrit par lui? Pire: l'illusion de la liberté n'est-elle pas une de ses inventions les plus raffinées? Mais je ne veux plus être dupe; désormais grâce à l'éthologie je sais; je sais que chacun joue le rôle que sa nature lui impose. Mieux encore, je ne serai pas dupe de l'éthologie elle-même que ma nature accueille à la faveur de quelque heureuse combinaison d'émotivité et de secondarité jointe à une faible activité. Ici la conscience à la fois soupçonneuse et pétrifiée se tait.

Mais cette dialectique, portée à son plus haut degré de lucidité, suscite du moins sa délivrance; alléguer un déterminisme, c'est s'y enfermer, mais tant qu'on ne le pense pas fortement; penser jusqu'au bout mon caractère comme objet, c'est déjà m'en délivrer comme sujet: c'est moi qui le pense, c'est moi qui veux qu'il soit objet et compris sous la loi.

J'entends bien que cette dialectique inverse de délivrance n'est qu'une amorce: elle ne libère qu'une volonté formelle, transcendantale, cette pointe de volonté qui en chacun fait du " je pense " abstrait un acte libre d'attention; je dois encore me délivrer comme liberté concrète, comme empire sur mon corps, comme pouvoir quotidien de décider. Du moins le charme est rompu; quelque chose du sujet est retrouvé; à partir de cette

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liberté infime et en quelque sorte ponctuelle je peux élargir la brèche et profaner d'autres prestiges moins raisonnables qui frayent la voie à cette fascination qu'exerce le caractère. La nécessité objective est le masque de raison d'une fatalité qui n'est plus seulement d'entendement mais de société et de passion; c'est principalement la vanité et la peur qui m'enferment; il me faut répondre à l'idée qu'autrui se fait de moi, si elle est flatteuse; en cherchant à vivre dans l'opinion d'autrui, je me fais l'esclave de l'image qu'il me renvoie de moi-même; mais c'est surtout la peur qui proprement me condamne à n'être que ce caractère: "il ne faut point se hâter de juger les caractères, dit Alain, comme si l'on décrète que l'un est sot et l'autre paresseux pour toujours. Si vous marquez un galérien, vous lui donnez une sorte de droit sauvage. Au fond de tous les vices, il y a sans doute quelque condamnation à laquelle on croit; et dans les relations humaines cela mène fort loin, le jugement appelant sa preuve et la preuve fortifiant le jugement... etc." C'est ainsi que par diverses passions concourantes je me forge ce fatum; c'est elles qui accréditent la tentation de l'objectivité qui semble pourtant si éloignée de l'esclavage des passions. Mais la réflexion elle-même est déjà une passion quand elle tient lieu de l'action: à trop me regarder, je m'arrête de vivre, c'est-à-dire de faire et de me faire; je me constitue la proie du révolu et d'une nature dévorante de moi-même; il semble que l'irrémédiable ne doive jamais être regardé seul, mais comme contre-partie de ce qu'il dépend de moi de changer, comme arrière-plan de l'involontaire relatif au volontaire, comme frange de la motivation et des pouvoirs; c'est donc ce pouvoir de décider et de mouvoir qu'il me faut délivrer de la fascination, et non point seulement cette pure volonté de penser. Tout reste à faire, puisque nous ne savons pas encore comment un involontaire absolu peut être enveloppé dans l'involontaire relatif, ni quel usage légitime peut être fait de l'éthologie. Du moins nous savons que la liberté ne peut être logée dans les interstices du déterminisme éthologique, et qu'il faut partir de cette liberté de décider et de mouvoir pour y découvrir une nature finie étrangement unie à son initiative infinie. C'est ainsi que, nous frayant un chemin entre le déterminisme qui règle l'objet et exclut la liberté, et la

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fatalité subjective qui la fascine, nous accéderons au destin qui n'est jamais que l'envers de la liberté.

Signification de mon caractère cette présence de mon caractère à moi-même est pressentie par la pensée commune; il nous suffit de reprendre les thèses que nous avons laissées de côté en tirant le caractère sur le terrain des sciences empiriques: 1) mon caractère n'est pas seulement mon signalement hors de moi, mais ma nature adhérant à moi-même, si proche de moi que je ne peux me l'opposer, voire comme une part inférieure de moi-même: sa marque est sur les décisions même que je prends, dans la façon dont je fais effort, comme dans ma manière de percevoir, de désirer. Il m'affecte dans ma totalité. Démarche, gestes, inflexions de la voix, écriture, etc, sont des indices de cette omni-présence du caractère jusque dans la conduite de mes pensées; cette intimité du caractère en fait une réalité insaississable et sans consistance devant l'esprit. 2) Mon caractère est indivisible comme moi-même, mais d'une indivisibilité d'existence brute plutôt que d'initiative; c'est pourquoi les images, les analogies, les métaphores qui tentent d'en cerner le style, l'allure globale, sont d'une vérité plus approchée que la mosaïque d'abstractions de l'éthologie; mais en se chevauchant, en s'annulant mutuellement, elles esquissent un savoir aussi évanouissant que la réalité que ces métaphores tentent de cerner est elle-même inconsistante. C'est à mon sens l'intérêt d'une tentative comme celle de Klages d'avoir mis l'accent sur la pluralité des points de vue concernant le caractère. La connaissance des styles de caractères exige plus que des questionnaires bien établis et bien remplis: une réflexion sur moi-même, sur les contraires dont je suis le répondant, et le pressentiment, une expérimentation imaginative par laquelle j'essaie d'autres sentiments et d'autres mobiles, une réflexion sur la langue, sur les tournures, sur les étymologies, sur les métaphores; souvent une expression idiomatique conduit plus loin qu'une enquête laborieuse de psychologie. Dès lors l'analyse du caractère exige de nombreux angles d'attaques: Klages distingue la matière (stoff,

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materie), c'est-à-dire les formes de déroulement, le tempo des sentiments et de l'action (avoir ou non du tempéramet), la vivacité, la profondeur, la richesse, la facilité, etc, - l'agencement (aufbau), c'est-à-dire la compatibilité ou l'incompatibilité des dispositions: unité, équilibre, contradiction, maturité, etc. Il n'est pas mauvais, après avoir lu Heymans et ses schémas si simples, d'être rappelé par Klages à la complexité des points de vue sur le caractère. 3) Mon caractère n'est pas une classe, un type collectif, mais moi-même unique, inimitable; je ne suis pas une idée générale, mais une essence singulière. Or nul n'ignore l'échec de la pensée à la poursuite de l'individu.

Ainsi mon caractère adhère à moi (il n'est pas une fiche anthropométrique qui peut circuler de main en main), il est une totalité concrète (et non une combinatoire de traits isolés et abstraits), il est cet individu que je suis.

4) Nous sommes au pied de la difficulté que le sens commun ne sait résoudre; mais ses contradictions même trahissent la justesse de ses pressentiments; le caractère est en un sens destin; on ne méditera jamais assez le vieux principe de Démocrite: (êthos anthrôpô daimôn:) le caractère d'un homme fait son destin; ainsi l'ont compris Kant et Schopenhauer. Et pourtant, en dépit cette fois de Schopenhauer, ma liberté est entière (du moins sans l'esclavage des passions). Présent en tout ce que je veux et peux, indivisible, inimitable, ce destin est invincible. Changer mon caractère, ce serait proprement devenir un autre, m'aliéner; je ne peux me défaire de moi-même. Par mon caractère je suis situé, jeté dans l'individualité; je me subis moi-même individu donné. Et pourtant je ne suis qu'autant que je me fais et je ne sais où s'arrête mon empire, sinon en l'exerçant. Je pressens que liberté et destin ne sont pas deux règnes juxtaposés, l'un commençant ici et l'autre là, mais que ma liberté est partout et impose sa marque à ma santé elle-même. Je devine, sans pouvoir articuler cette pensée correctement, que mon caractère dans ce qu'il a d'immuable n'est que la manière d'être de ma liberté; il me semble que je suis capable de toutes les vertus et de tous les vices, à condition de les prendre dans leur envergure, en deçà de la représentation partiale que s'en font respectivement tel ou tel caractère, que rien d'humain ne m'est interdit, mais que pourtant mon destin est de pratiquer la générosité ou l'avarice du même geste, de mentir ou de dire la vérité de la même intonation de voix, d'aller au bien ou au mal de la même

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démarche, c'est-à-dire d'une manière inimitable qui est moi-même, mais moi-même donné à moi-même, au delà ou en deçà de tout choix. J'ai une façon à moi de choisir et de me choisir que je ne choisis pas. Que le destin soit la manière adhérente, indivisible, individuelle et non voulue de ma liberté, voilà qui dépasse la subtilité du sens commun, - et celle du philosophe.

C'est pourquoi mon caractère n'est point aperçu en lui-même, mais toujours mêlé à quelque mouvement de la volonté en rapport avec ses motifs ou ses pouvoirs. Je dois croire d'abord à ma responsabilité totale et à mon initiative illimitée, et accepter ensuite de ne pouvoir exercer ma liberté que selon un mode fini et immuable. C'est donc comme aspect invincible de mes motifs vncibles, comme aspect incoercible de mes pouvoirs coercibles, comme aspect non voulu de ma décision et de mon effort que je peux atteindre mon caractère. Il est partout comme ma liberté est partout.

Esquissons ce nexus entre le caractère et l'involontaire des pouvoirs et des motifs. Mes désirs et mes habitudes qui sont le principal de mes pouvoirs ont un régime de vie, une façon de naître, d'éclater, de traîner, de survivre, de s'éteindre, qui ne changeront guêre tout le temps que je vivrai: mais ce style, cette manière permanente, ne disent point quels désirs, quelles habitudes m'occupent toujours. Idéalement (je veux dire les passions mises à part, qui sont les vraies contractures de l'âme) et dans les limites du normal, il n'est point de désirs ou d'habitudes qui ne puissent céder à une discipline; mais cette plasticité même des désirs et des habitudes et cette discipline ne peuvent pas ne pas se produire selon la formule de développement qui est moi-même. Le fini et l'infini ne se bornent pas l'un l'autre, mais sont présents l'un à l'autre, l'un dans l'autre.

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Ceci apparaîtra mieux si nous considérons la vie des motifs: je dois penser qu'il n'est pas de raisons qui me soient inaccessibles, pas de vertu ni de vice qui me soient interdits ou qui me soient imposés, sinon par mes passions. La motivation est illimitée; mais mon caractère m'impose de ne rencontrer une valeur que par un côté qui m'est propre. Si parfois il semble que telle ou telle région morale est plus familière à tel ou tel caractère, cela n'est point faux; c'est le signe que nous n'avons pas considéré la valeur dans toute son envergure humaine, mai déjà selon la partialité d'un caractère. Il est peut-être vrai que le devoir abstrait et sans flamme est plus accessible aux flegmatiques qu'aux sentimentaux, mais le devoir sans l'élan du bien exprime seulement l'unilatéralité d'un caractère. Il faut croire que toutes les valeurs sont accessibles par quelque côté à tous les caractères. Il faut croire qu'il n'y a pas d'esprits exclus de la moralité; il n'y en a pas non plus qui la possèdent par droit de nature. Cela n'apparaît que si l'on respecte la totalité du pouvoir de sollicitation des valeurs; chaque valeur est un universel que chaque individu affecte de son indice propre. Si le caractère n'apparaît pas lui-même au cours de la motivation, c'est qu'en délibérant je ne pense pas à cet indice, mais à la visée de la valeur, ce qui est une autre façon de dire que je ne pense jamais à l'individualité de mes raisons. Le caractère c'est toujours ma manière propre de penser, non ce que je pense.

Ce n'est pas d'une autre façon que mon caractère affecte mon effort et ma décision même; comme nous l'avons dit, mon caractère n'est pas quelque partie inférieure de moi-même; ce n'est pas une partie du tout: rien n'échappe à l'individualité; c'est pourquoi la façon de trancher un débat, l'aisance, la brusquerie de dénouement, la vigueur, la ténacité de l'effort sont des caractéristiques éthologiques, sinon n ne comprendrait pas qu'il puisse y avoir une morphologie de la volonté; on ne saurait trop mettre en garde contre toute tentative de repousser le caractère à l'extérieur de la volonté; pouvoirs, motifs, vouloir, tout en moi porte la marque d'un caractère; la liberté elle-même comme " existence possible " a un régime qui en fait une nature donnée. C'est pourquoi je me tromperais fort si je me proposais de changer mon caractère: je ne puis le connaître pour le modifier, mais pour y consentir. Ainsi pour comprendre la présence de mon caractère il me faudrait réussir la synthèse difficilement pensable de l'universel et de l'individuel, selon que toute valeur ne m'est accessible que par une face, - et la synthèse de la liberté et de la nature, selon que toute décision est en même temps une possibilité illimitée, et une partialité constituée. Ce qui est indicible et inconsistant

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pour l'esprit, c'est l'idée d'un infini fini, d'une initiative située non seulement par le caractère latéral des motifs qu'elle invoque, mais par l'individualité de sa façon même de jaillir. Mon destin colle à ma liberté, sans la ruiner. Tout est possible, mais d'une façon bornée, étroite. Seules les passions peuvent ruiner cette infinité. Mais on comprend fort bien par contre que la nature que je suis, considérée comme une nature objective, perde son sens; dès que je la regarde, elle me dévore; c'est ainsi que naît cette dialectique de fascination par le caractère; c'est seulement à l'ombre d'une doctrine de la liberté qu'une méditation sur la nature accède à sa plénitude et se retient de virer à un déterminisme psychologique. Ce que la conscience subit ne devient sien qu'assumée avec ce qu'elle fait. C'est pourquoi, comme nous le développerons le moment venu, le consentement à l'inexorable n'est pas un acte autonome, mais l'envers d'une initiative activement prise par la conscience; je n'ai le droit de reconnaître les conditions et les limites que d'un empire que j'exerce en effet.

La fonction de l'éthologie: les caractères et mon caractère au terme de cette analyse difficile, et au total fort peu satisfaisante pour l'esprit, il est nécessaire de montrer que l'éthologie, un moment mise en question, peut et doit être retrouvée. En effet, l'expérience intime du caractère est évanouissante; elle n'a pas pour l'esprit la stabilité et la cohérence de celle du besoin ou du désir que la conscience peut s'opposer, faire comparaître et répudier; en effet tout l'involontaire des motifs et des pouvoirs avait une structure intentionnelle qui trouvait place dans une doctrine de la subjectivité; aussi la connaissance objective - celle de la psycho-physiologie ou celle d'une psychologie objective construite sur le modèle des sciences de la nature-n'avait-elle pas d'autre utilité que celle d'un diagnostic qui suscitait du dehors l'intuition des structures intentionnelles constitutives du cogito. L'expérience du caractère n'a pas de statut défini dans une psychologie intentionnelle. Tout au plus pourrait-on lui faire une place dans ce que Husserl a appelé la hylétique; ce serait une hylé de l'ego lui-même comme il y a une hylé de la perception, du désir et des sentiments. C'est pourquoi je ne soutiens la pensée de mon caractère qu'en formant l'idée des caractères, en esquissant une éthologie qui joue un rôle non seulement de diagnostic mais de médiation. Ce qui est vrai du caractère le sera de tous les aspects de la " condition " de la volonté étudiés par la suite: l'activité souterraine de l'inconscient, l'ordre de la vie qui porte la conscience, l'enfance, la naissance, la descendance, tout cela est surpris, deviné et attend

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le relais d'une connaissance distincte et à distance d'objet. C'est toujours avec des bribes de caractérologie, de psychanalyse, de biologie que j'aborde ces expériences confuses et adhérentes. Qui peut penser à son caractère sans user d'une classification plus ou moins spontanée ou savante des caractères, sans se référer à un type moyen avec une échelle plus ou moins quantitative de propriétés?

Ainsi, pour donner valeur de pensée aux thèses de la connaissance vulgaire sur le caractère que la connaissance objective rejetait, il nous faut finalement les éclairer par les autres thèses qui servent d'assise à cette même connaissance objective; le sens commun ne savait pas si le caractère était un portrait extérieur ou ma nature propre, un régime de vie indécomposable ou une formule analysable, un genre ou un individu; enfin il ne voyait pas comment concilier destin et liberté; nous sommes obligés de conclure que pour comprendre cette nature adhérente il faut la penser comme une fiche anthropométrique, pour saisir cette omniprésence du caractère en chaque geste il faut l'analyser et le recomposer; pour comprendre ce caractère inimitable, il faut le penser par les genres et le cerner par spécification: enfin la façon immuable dont je sens, pense et veux a pour medium objectif le déterminisme lui-même. Mais le déterminisme doit échouer comme concept objectif pour devenir l'index du destin, la figure hors de moi du destin en moi. Mais alors que le déterminisme considéré comme concept objectif est sans contraire et sans bornes, en servant de médiation au caractère en première personne, à la nécessité au sein du cogito, il amorce la pensée évanouissante d'un destin qui n'est que l' étroitesse de la liberté. Ainsi appropriée et convertie en moi-même, l'éthologie, qui commençait de me condamner en me situant sur la carte des formules éthologiques, me conduit plutôt à respecter, à aimer et finalement, comme dit Alain, à délivrer en chacun et d'abord en moi-même la nature immuable.

Cette adoption vivante des leçons de l'éthologie ne va pas sans difficulté; il n'est pas sans péril d'adopter la légalité de la nature comme index de la subjectivité; il est inévitable que le vertige de l'objectivité soit sans cesse renaissant; les passions qui me font prisonnier d'un rôle sont toujours prêtes à rendre destructrice l'objectivation qui devrait seulement médiatiser mon destin. C'est pourquoi la science des caractères est condamnée à rester équivoque, toujours offerte à l'oeuvre de dégradation ou à l'oeuvre de délivrance dont l'éducateur porte le double pouvoir; l'éducateur n'est jamais dispensé de tact par

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la science. R Le Senne a souligné avec force cette part du tact dans le bon usage de l'éthologie: la connaissance des caractères doit servir non seulement à une psychotechnique, mais à une éducation véritable fondée sur la sympathie et sur l'appel à la liberté; la véritable éthologie serait "une méthode de vie spirituelle où le savoir se fondrait dans la sympathie, pour permettre à l'individu, non de se trouver un métier, mais de se développer et de s'épanouir". Par cette formule et d'autres semblables, R Le Senne rejoint la sagesse d'Alain: "tout ce qui est délivré est bon... les différences sont invincibles, il faut les aimer." Tel est donc cette invincible manière d'être-de désirer, de vouloir, de me mouvoir-à quoi je dois consentir: mais comme la nécessité contemplée est toujours sur le point de me dévorer, le consentement est toujours lui-même au bord du vertige. Quand la conscience s'attarde à méditer sur ses conditions et ses limites, elle n'est pas loin d'être accablée. C'est encore un acte, l'acte du oui, qui conserve la force du refus et du défi surmontés, c'est un acte qui la sauve d'être pétrifiée par ce qu'elle regarde. Jamais elle n'est dispensée ni de ce vertige, ni de ce oui; hors de cette adhésion, de ce consentement à ma propre étroitesse, il n'y a pas pour le pur entendement de solution harmonieuse, de système de la nature et de la liberté, mais une synthèse toujours paradoxale et précaire entre les structures intentionnelles que comporte la volonté libre et l'idée d'une nature comprise comme la manière d'être finie de cette liberté infinie. Une liberté située par le destin d'un caractère auquel elle consent devient une destinée, une vocation. II l'inconscient: un faux dilemme l'évocation du caractère n'est pas la crise la plus grave de la liberté. Dans son immutabilité il garde quelque chose de franc, de non-dissimulé; il semble qu'un peu d'attention à moi-même et aux autres, et une certaine familiarité avec les enquêtes éthologiques puissent le dépouiller de tous ses prestiges et le rendre parfaitement transparent. Il n'en est rien. L'analyse du caractère laisse un résidu: les facteurs envisagés par Heymans par exemple ne concernent que la manière dont les tendances travaillent, non leur matière, c'est-à-dire leurs directions privilégiées (nous avons fait allusion à diverses reprises à cette incertitude de la caractérologie); il reste encore à décider si ces directions privilégiées ne sont pas cachées pour l'essentiel et ne requièrent pas une toute

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autre méthode de dévoilement que celles des enquêtes et si l'apparaître de ma nature n'est pas le masque qui dissimule mon être. Ce doute laisse pressentir une péripétie nouvelle: le rapport déjà ambigu entre l' immuable et le libre n'est encore que l'enveloppe d'un rapport singulièrement plus énigmatique entre le " caché " et le libre; quand l'inexorable semble se doubler d'un pouvoir de dissimulation, quand l'apparence devient suspecte et n'est plus une façon pour l'être de s'exposer, mais de se refuser, il se produit dans la conscience de la liberté un ébranlement radical, le soupçon d'être moins muré que dupé.

L'empire du " caché "est d'abord plus vaste que l'inconscient des psychanalystes; il a deux foyers principaux que l'on ne peut séparer que par abstraction: le mensonge des passions que dénoncent les moralistes dans le style de La Rochefoucauld et l'inconscient proprement dit. Nietzsche, qui domine ces deux thèmes de plus haut que leur point de bifurcation, a eu le sentiment vif que la conscience est un texte surchargé, que la connaissance de soi est une réflexion infinie qui ne cesse point, dans sa férocité, d'abattre des masques, de dégrader un maquillage; mais il importe de distinguer dans ce déchiffrement l'exorcisme du mensonge fondamental issu de la faute et l'exploration d'une nature cachée. Nous ne suivrons pas dans cetouvrage la première direction; nous n'en donnerons qu'une idée très superficielle; elle suppose une théorie générale des passions et finalement une réflexion sur l'étroite liaison que la faute institue entre l'esclavage et le mensonge. La conscience enchaînée à la vanité est dupe du rien, charmée par le néant. Cette duperie de la conscience n'est d'ailleurs pas aisée à comprendre; elle renvoie au mensonge conscient et concerté que le langage rend possible; c'est le langage, c'est-à-dire l'expression volontaire, qui greffe l'apparence sur l'être par convention et artifice; la pensée peut se retirer dans un discours que le corps ensevelit, tandis que le corps livre à l'autre une parole mensongère; par nature la pensée est cachée à l'autre: tout secret peut être gardé, toute confidence peut être retenue; il y a loin certes de ce clair mensonge à la conscience dupée; du moins est-ce à partir de lui que nous pourrons rejoindre et éclairer ce pouvoir étrange que possède la liberté de se tromper, de se cacher à soi-même, en perdant la clef de ses propres artifices.

L'autre pôle du " caché "serait non plus ma liberté en tant qu'elle se dupe elle-même, mais ma nature en tant qu'elle se dissimule à la conscience; ici le "caché "tiendrait à la condition même d'être conscience et ne serait point lié à une faute de la conscience; sa découverte n'exigerait pas une ascèse de la connaissance de soi, mais bien plutôt une méthode d'exploration

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et de fouille, apparentée aux sciences naturelles. Est-il possible qu'avant tout mensonge-c'est-à-dire avant toute intention de tromper l'autre-ce que je pense et veux ait un sens caché à ma conscience, un autre sens que celui que je crois lui donner? Est-il possible, comme l'insinuent les exemples de suggestions posthypnotiques, que mes décisions soient de fausses décisions, mes raisons des motifs postiches qui valent pour des motifs inconscients que je ne puis faire comparaître en raison de quelque empêchement mystérieux?

On voit déjà, au moins dans un style hypothétique, l'opposition fondamentale de ces deux pôles du caché: toutefois ils ne peuvent être dissociés que par abstraction; c'est toujours sur le modèle du mensonge intentionnel et transparent à soi-même que l'on construit toute duperie dans la conscience et dans le monde; comme le montrent les dangereuses métaphores psychanalytiques de la censure, du portier de la conscience, du déguisement, etc, tout rapport non immédiatement transparent entre l'apparence et l'être de la pensée humaine s'énonce comme une espèce de mensonge; quand l'être résiste à la découverte, il est assimilé à un secret qui se refuse, et l'apparence à une confession truquée. En retour, si l'analyse de l'inconscient tend à s'exprimer dans le langage du déguisement et du mensonge, le véritable mensonge tend à se cacher lui-même derrière la duperie involontaire que l'inconscient produirait dans la conscience; il est bien tentant de se décharger de sa responsabilité sur les ruses de ce démon inconscient que je déclare porter. Ainsi se rejoignent et se mêlent les deux extrémités du " caché "; c'est donc au prix d'une forte abstraction que nous devons affronter, en deçà de tout mensonge réductible par la réflexion sur soi, l'inconscient des psychanalystes.

Le rapport authentique qui peut être institué entre un certain inconscient et la liberté de décision et de motion ne peut être surpris qu'au terme d'un long détour et au prix d'un double échec: l'échec d'un dogmatisme de l'inconscient, qui commet l'erreur et la faute de faire penser l'inconscient, - l'échec d'un dogmatisme de la conscience, qui commet l'erreur, et peut-être aussi la faute d'orgueil, de prêter à la conscience une transparence qu'elle n'a pas. Il faut d'abord refuser ce dilemme apparent d'un certain réalisme de l'inconscient et d'un certain idéalisme de la conscience pour poser correctement le nouveau paradoxe d'une matière indéfinie de signification et d'un pouvoir infini de penser. Je dois tout de suite dire que la lecture des ouvrages de psychanalyse m'a convaincu de l'existence de faits et de processus qui restent incompréhensibles tant qu'on reste prisonnier d'une conception étroite de la conscience. Mais, en retour, je n'ai pas été convaincu par la doctrine du freudisme, en particulier par

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le réalisme de l'inconscient que le psychologue de Vienne élabore à l'occasion de sa méthodologie et de sa thérapeutique. Les faits que Freud met en lumière, nul n'a le pouvoir de les supprimer d'un trait de plume; seule une longue pratique de sa méthode d'analyse pourrait en corriger l'inventaire; autrement dit, seule la psychanalyse peut rectifier les conceptions psychologiques et thérapeutiques issues de la psychanalyse. Ici le philosophe se met à l'école du médecin et d'abord il écoute et apprend. Mais en retour, s'il est invité à élargir à l'extrême sa connaissance objective de l'homme, sa tâche est d'accueillir les faits nouveaux, qu'il n'aurait pu trouver tout seul, dans l'ambiance et le cadre hospitalier d'une philosophie de l'homme qui ne peut renier les principes directeurs qu'on n'apprend pas dans un cabinet de consultation ou dans une clinique, mais par un retour constant à soi-même. Échec de la doctrine de la transparence de la conscience nous n'avons de chance d'intégrer les résultats authentiques de la psychanalyse qu'en refusant d'abord le préjugé, symétrique du réalisme de l'inconscient, selon lequel la conscience serait transparente à elle-même; s'il n'est point de pensée ayant sens hors de la conscience, il est faux qu'il n'y ait en elle que des pensées actuelles, des pensées formées, des formes. L'ambition de l'idéalisme est d'identifier la responsabilité à une auto-position de la conscience et d'atteindre à une exacte adéquation de la réflexion et de la pensée intentionnelle dans toute son épaisseur obscure. Ce voeu est sans nul doute issu du cogito cartésien. S'il est vrai, comme il faudra le maintenir contre la doctrine de Freud, que c'est toujours moi -conscient de moi-qui pense, et non point quelque inconscient en moi et sans moi, n'est-il pas légitime de poser que l'action de penser est parfaitement transparente à elle-même, n'est que ce qu'elle a conscience d'être? " Par le mot de pensée, dit Descartes, j'entends ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l'apercevons immédiatement par nous-même." Je peux bien douter qu'une chose existe telle que je crois qu'elle existe: je peux croire que je marche et ne point marcher en effet, "au lieu que si j'entends parler seulement de l'action de ma pensée ou du sentiment, c'est-à-dire de la connaissance

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qui est en moi, qui fait qu'il me semble que je vois ou que je marche, cette même conclusion est si absolument vraie que je n'en puis douter à cause qu'elle se rapporte à l'âme qui seule a la faculté de sentir ou bien de penser en quelque autre façon que ce soit". Le soupçon d'être perpétuellement dupe d'un principe caché n'est-il pas exclu de la conscience, quand seulement on cesse d'opposer le phénomène de la pensée à son être? La transparence de la conscience n'est-elle pas impliquée par la liberté même? N'exige-t-elle pas en effet que les motifs qu'elle affronte ne soient que ce qu'ils paraissent être, c'est-à-dire une idée distincte au sens cartésien, "qui ne comprend en soi que ce qui paraît manifestement à celui qui la considère comme il faut "?

Il ne reste plus, semble-t-il, qu'à renvoyer l'inconscient et ses prétendus effets au mécanisme corporel et à lui refuser tout statut psychologique, non seulement celui que lui confère le réalisme d'une physique mentale, mais tout statut psychologique possible. Ainsi Descartes expliquait-il par les mouvements de la machine, par l'action de traces dans le cerveau, les dispositions irréfléchies de l'amour ou de la haine. Alain lui fait écho dans cette claire déclaration: "on dissoudrait ces fantômes en se disant simplement que tout ce qui n'est point pensée est mécanisme ou encore mieux que ce qui n'est point pensé est corps, c'est-à-dire chose soumise à ma volonté: chose dont je réponds. Tel est le principe du scrupule..., l'inconscient est donc une manière de donner dignité à son propre corps, de le traiter comme un semblable; comme un esclave reçu en héritage et dont il faut s'arranger. L'inconscient est une méprise sur le moi, c'est une idolâtrie du corps." À la limite, la doctrine de la transparence de la pensée à la conscience conduit à n'accorder de spontanéité qu'à la conscience: si la conscience se fait elle-même, alors seulement son être est son apparaître. Dès lors il n'y a pas de passion de l'âme, au sens où une passivité quelconque pourrait se glisser dans le flux vécu de la conscience. En se changeant la conscience change son corps. C'est ici la conséquence la plus radicale qu'on puisse tirer de l'idée que la conscience se pose elle-même. Nous croyons que les philosophes qui ont refusé avec raison toute pensée à l'inconscient se sont ensuite trompés quand ils ont refusé à la pensée ce fond obscur et cette spontanéité cachée à elle-même qui mettent en échec son effort pour se rendre transparente à elle-même; nous croyons au contraire que la conscience ne réfléchit que la forme de ses pensées actuelles; elle ne pénètre jamais parfaitement une certaine matière, principalement affective,

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qui lui offre une possibilité indéfinie de se questionner soi-même et de se donner à soi-même sens et forme. L'inconscient certes ne pense point, mais il est la matière indéfinie, rebelle à la lumière que comporte toute pensée. L'inconscient nous permet de nommer, après la manière finie du caractère, un autre aspect de cette passivité absolue inhérente à toute activité de conscience, un autre aspect de cet involontaire absolu qui ne peut être mis à distance, évalué comme motif, mû comme pouvoir docile.

Nous montrerons d'abord concrètement l'échec de la doctrine de la transparence de la conscience en la confrontant avec les leçons contraires de la psychologie du besoin, de l'émotion ou de l'habitude; ces faits, empruntés à la psychologie de la conscience, restent encore en deçà des problèmes posés par l'inconscient freudien; néanmoins ils doivent nous conduire aux confins de ces faits énigmatiques évoqués par la psychanalyse et en préparer la difficile exégèse en termes de subjectivité.

Par bien des traits, la description que nous avons faite dans les deux premières parties d'un involontaire qui reste relatif à une volonté possible nous a conduits au voisinage de l'involontaire absolu: l'obscurité relative annonce une obscurité-limite qui serait le caché; la spontanéité indocile annonce une spontanéité dissociée, qui est le principe permanent du terrible au sein de la conscience et qui sans cesse amorce un mode pathologique d'existence.

Pour commencer par le besoin, il est à peine besoin de rappeler qu'il est en nous le principe de toute obscurité; l'affectivité est l'obscurité même; cette obscurité, on voudrait bien la dissoudre en mécanisme et la renvoyer au corps; mais, si l'on ne veut point perdre le sens psychique, c'est-à-dire intentionnel du besoin, son manque et son appel, antérieurs à la lumière de la représentation imagée et intelligente de son objet, il faut bien y discerner une épaisseur confuse d'anticipation que nulle image et nul savoir n'épuisent. Dans l'épreuve du besoin est une possibilité indéfinie de question: qu'est-ce que je voudrais? Où cela va-t-il? Quel est l'objet? Et sans fin je peux monnayer en représentations le manque et l'appel du besoin. Ainsi le besoin n'est point transparent pour autant que la conscience ne réfléchit clairement que la représentation qui le revêt. Il est conscience de... et avec lui le corps participe à la conscience; mais il n'appartient pas à la conscience claire. Dès lors, passant à la limite, n'est-il pas possible que le besoin continue son existence informe en l'absence de toute forme représentative et peut-être au sein d'une autre représentation où elle se cacherait? Telle est, posée à la limite de l'obscur, la possibilité du caché. Or cette possibilité n'est pas abstraite et vide; elle est motivée par d'autres événements de la vie volontaire qui suggèrent à titre de limite inférieure cette

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existence cachée: l'adoption d'un groupe de motifs par la volonté a pour contre-partie, et si l'on peut dire pour résidu, l'exclusion d'autres motifs; la tendance refusée s'évanouit comme motif, c'est-à-dire comme valeur; elle n'entre plus en ligne de compte, mais commence une existence obscure-dont le statut précisément est difficile à établir-qui lui confère une puissance de résistance, parfois même de contamination et de gangrénement, dont le sourd regret, la rancune, le ressentiment nous donnent déjà des images effrayantes; la spontanéité réciproque du vouloir a pour limite inférieure une spontanéité dissociée qui nous prépare à admettre, plus bas que l'existence subconsciente, une existence inconsciente, inaccessible à la conscience la plus obscure de soi-même, qui, pour n'être pas une pensée formée, n'en est pas moins un mode de la subjectivité irréfléchie.

L'obscurité de l'émotion n'est pas moindre que celle du besoin; et pourtant son caractère psychique est irrécusable: en elle la conscience vise l'aimable, le haïssable, le joyeux, le triste, etc; en ce sens elle est bien le désordre du corps pénétrant dans l'esprit. Du même coup une réflexion sur les qualités affectives corrélatives de la conscience émue et illimitée: elles peuvent toujours signifier du nouveau pour qui les interroge. Cette obscurité ne peut-elle devenir purement irréfléchie et se survivre de façon cachée sous l'incognito de nouvelles qualités affectives dont la forme seule apparaît à la conscience? Il est vrai que de l'obscur au caché il y a un hiatus. Mais l'extrapolation et le saut sont préparés par la considération de l'émotion comme désordre et comme sédition, c'est-à-dire comme dissociation naissante: les grandes crises affectives, les chocs émotifs de l'enfance laissent sans doute des " impressions " qui d'une façon ou d'une autre cheminent à travers la conscience et se mêlent à sa vie actuelle. Tout nous prépare, ici encore, à rejoindre à titre de limite inférieure les faits avancés par la psychanalyse.

C'est sans doute l'habitude qui nous porte le plus près de notre problème; l' habitude en effet est le pouvoir de l'oublié; parce qu'elle est "contractée", son origine est effacée; et pourtant le passé, bien qu'aboli comme représentation, subsiste de façon obscure comme conscience de pouvoir; cette conscience est rebelle à la clarté de la réflexion; d'abord le savoir-faire dont j'use est traversé comme moyen par une intention pratique qui vise l'oeuvre qui doit naître à travers lui dans le contexte des objets; mais surtout j'ai perdu la clé de ce qui fut jadis concerté et patiemment composé; cela est devenu corps, corps agi, corps irréfléchi: en quoi nul geste n'est vain, nulle pensée perdue, mais recueillie dans l'actualité vivante de l'habitude. Sans doute l'habitude n'est pas elle-même inconsciente, elle est seulement une forme du cogito irréfléchi, inattentif, pratique; mais la

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réflexion sur l'habitude, sur le pouvoir énigmatique et familier, est comme une invitation à un souvenir sans fin qui se perd dans les ténèbres. Ne sommes-nous pas alors conduits, comme par la main, de l'aboli à l'interdit? Cette possibilité, une fois encore, est suggérée par la vie étrange des habitudes: leur spontanéité prévenante ou oiseuse toujours surprend et parfois perturbe l'action volontaire; leur exubérance révèle plus de stéréotypies, d'associations répétées que d'inventions; non contrôlées, elles virent à l'automatisme et se dissocient de la conscience vivante; le machinal par distraction nous porte aussi aux portes d'un machinal pathologique ou quasi-pathologique que la vigilance de la conscience ne permet plus de maitriser: actes manqués, tics, oublis, etc. Je devine alors qu'une zone de moi-même m'est interdite et que la reconquête appelle une purification qui n'est plus d'ordre moral mais requiert le concours d'une technique d'ordre médical. Quelque spontanéité refusée doit être à l'origine de ces automatismes invincibles. Ainsi, sous des formes différentes, la psychologie du besoin, de l'émotion, de l'habitude met en défaut le principe de la transparence et de la maîtrise absolues de la conscience sur elle-même. Elle fournit en même temps une voie d'approche, par extrapolation et passage à la limite, à l'existence d'une matière de la pensée qui n'est plus accessible à la conscience de soi.

Nous rappellerons en quelques mots condensés les faits mis en lumière par la psychanalyse. Par faits, nous entendons au sens large l'ensemble des phénomènes énigmatiques (rêves, névroses, etc) soumis à l'investigation et les résultats théoriques et pratiques de l'analyse: mécanismes psychologiques et résultats thérapeutiques.

À peu près tout le monde connaît au moins la psychopathologie de la vie quotidienne de Freud. Cet ouvrage ancien, consacré aux actes manqués, lapsus, tics, stéréotypies, situés aux frontières du normal, fixe déjà l'intérêt sur des phénomènes dénués de sens apparent et opérés involontairement. Nous retrouverons sans cesse ces deux caractères par la suite: ils sont déjà les signes révélateurs du désordre.

Or une intelligibilité d'une nouvelle espèce se propose si l'on se place non plus au point de vue des intentions du sujet, mais si l'on traite ces phénomènes comme des objets et si on les aborde d'un point de vue causal. Il est alors possible d'y voir des signes,

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des effets révélateurs de certaines tendances affectives cachées. La méthode psychanalytique consiste alors à accumuler les indices qui par leur convergence conduisent vers la cause cachée. Une fois que l'on adopte cette perspective il est possible de considérer le psychisme comme le siège de conflits, c'est-à-dire de forces qui s'opposent et s'inhibent mutuellement; le refoulement est le cas le plus remarquable de ce phénomène fondamental de l'intersection des forces psychiques. Il devient également possible de considérer que certaines de ces forces sont inconscientes, c'est-à-dire agissent sans être connues. Il est indiscutable que la méthode psychanalytique est impraticable si l'on n'adopte pas ce point de vue " naturaliste", "causaliste", qui est l'hypothèse même de travail de l'analyse. On ne saurait trop insister sur ce point. Il ne fait pas partie de la doctrine, mais de la méthode même de l'analyste, de la même façon que la biologie n'est possible que si on traite le corps comme objet. Nous sommes donc en face de faits qui n'apparaissent que si on adopte un point de vue et une méthode. Même si finalement il faut les intégrer à une psychologie du sujet, cette psychologie du sujet n'a aucun moyen de les découvrir; tout le pouvoir heuristique est du côté du naturalisme. À moi, ensuite, d'essayer de me comprendre comme un sujet capable de tels phénomènes et apte à un tel traitement objectif et causal.

Le cas du rêve mérite qu'on s'y arrête plus longuement; nous nous bornerons d'ailleurs dans la discussion à cet exemple qui suffit à lui seul à faire éclater une psychologie étroite de la conscience et tient d'ailleurs en raccourci tout le problème de 'inconscient; aussi bien est-ce sur le modèle de l'analyse du rêve que Freud construit sa théorie des névroses; enfin le rêve est l'expression même de cette existence nocturne qui alterne en tout homme normal avec cette existence diurne dont il ambitionne de devenir le maître responsable. Pour la conscience il est par excellence une enclave de désordre, il n'a pas de sens logique et il n'est pas en mon pouvoir. Mais si je veux me comprendre, je ne peux m'en tenir à ces deux traits négatifs; je ne peux négliger de joindre à ce que je sens, ce que je puis savoir en changeant la perspective sur moi-même. Ce qui ne se comprend point par sa visée intentionnelle s'explique peut-être par ses causes.

Or ces causes ne doivent pas être cherchées trop bas, au niveau organique: les excitations externes ou internes d'ordre somatique n'expliquent point le mode imaginaire sur lequel joue la conscience en proie au rêve; elles n'expliquent pas surtout que ce soit telles images et non point telles autres qui s'offrent au dormeur; or l'explication doit être à la fois psychique et de signe positif comme le rêve lui-même: un déficit, un appauvrissement,

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un fléchissement des fonctions de contrôle ne peuvent rendre compte par eux seuls d'une activité quelconque, même si ce déficit est à l'origine de la "libération fonctionnelle " qui permet à cette activité de se décharger.

L'hypothèse de travail de la psychanalyse est que le rêve a un sens, c'est-à-dire s'explique par des causes; il doit pouvoir être considéré comme le symptôme psychique des thèmes affectifs relativement stables liés à l'histoire de l'individu. L'individualité des images oniriques s'explique par l'individualité d'une histoire psychique. En outre la possibilité d'analyser le rêve par la méthode des associations libres ou spontanées suppose que les liaisons associatives ont une relative stabilité pour que le thématisme qui se dégage progressivement d'une analyse rejoigne le thématisme supposé du rêve. Il est évident que nous ne pouvons parler ici que d'hypothèses de travail; seule la pratique psychanalytique peut décider si l'hypothèse est bonne. Comme il a été dit plus haut, les réflexions qui suivent supposent la conviction communiquée du psychanalyste au lecteur. Cet ordre causal qui apparaît là où n'apparaissait qu'un désordre d'intentions de conscience est une conquête scientifique, comme la physique ou la biologie. Tout reste à faire pour la transformer en une compréhension subjective de soi-même. Toute l'explication se déploie en effet dans l'univers du discours d'une physique mentale et ne peut par principe se stabiliser que sur ce plan. Lorsque Freud étudie ce qu'il appelle le " travail du rêve", dont l'élaboration est entièrement inconsciente, il démonte des mécanismes où les relations de contiguïté, de ressemblance opèrent non seulement sans être connues (ce qui n'est pas pour surprendre puisque au niveau de l'habitude nous avions déjà observé cette spontanéité des relations et même, disions-nous, de toutes les relations et non pas seulement de la continuité et de la ressemblance), mais comme des forces beaucoup plus que comme des significations. C'est de ce point de vue seulement qu'on peut donner un sens à ces mécanismes par lesquels on explique l'écart entre le contenu latent et le contenu manifeste du rêve. Les valeurs éthiques et sociales qui inhibent les tendances incompatibles opèrent comme une force psychique, construite par l'analyste sur le modèle des forces physiques. La censure est un barrage psychique qui aboutit à un compromis, exige le remaniement, le déguisement des désirs refoulés (nous laissons de côté la question de savoir s'il n'y a que des désirs refoulés). Ainsi s'expliquerait la "condensation " ou abréviation du contenu latent, le "déplacement", par lequel la charge affective d'une représentation se transporte sur un objet de moindre importante affective, en même temps que celui-ci remplace le

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précédent, la " dramatisation " qui transpose en images toutes les relations mises en scène par le rêve. Ce processus est particulièrement remarquable puisque la relation de ressemblance opère automatiquement sans être aperçue et que les relations qui ne sont comprises que dans la vie de veille sont, dans le rêve, figurées, "visualisées", autant qu'il est possible, sans être comprises.

Il serait à peine nécessaire de parler des névroses pour amorcer une réflexion personnelle sur l'inconscient, si la nature de la cure psychanalytique n'apportait au débat un élément absolument décisif; en ce qui concerne l'étiologie des névroses, nous l'avons dit, le principe de l'explication a déjà été donné dans le rêve. (En retour il ne faut pas perdre de vue que c'est pour compendre les névroses que Freud s'est intéressé au rêve). Freud ne nie pas le rôle des causes somatiques, de l'hérédité, ni celle des simples déficits psychiques (psychasthénie, etc); il s'est spécialisé dans la recherche des facteurs psychiques liés à l'histoire de l'individu. Par la même méthode associative et symbolique qui avait servi à l'analyse du rêve, il a été amené à la conviction sans cesse confirmée que les traces affectives laissées par des incidents psychiques deviennent inconscientes par refoulement, c'est-à-dire par un réflexe de défense qui lui-même peut appartenir à la couche non consciente du psychisme. La névrose procéderait du conflit intérieur au psychisme et de la rupture d'équilibre des tendances opposées. L'origine des névroses serait donc les modifications " historiques " des grands instincts et principalement de la " libido". Les mêmes mécanismes de condensation, de déplacement, de dramatisation rempliraient l'intervalle entre les thèmes de l'inconscient et les symptômes aberrants de la conscience.

Ce qui doit nous arrêter ici c'est le caractère remarquable de la cure psychanalytique; on sait en effet qu'elle comporte au moins trois éléments importants: d'un côté le sujet doit collaborer à la thérapeutique par un relâchement volotaire de l'auto-conduction et de la critique: il s'abandonne au flux déréglé de ses souvenirs, de ses associations, de ses émotions, oscillant entre plusieurs niveaux de conscience allant de la veille à un état voisin de l'hypnose. D'autre part la tâche principale et irremplaçable de l'analyste est l' interprétation: c'est l'analyse proprement dite, appliquée au thématisme des rêves, des associations post-oniriques, des symptômes névrotiques. Mais le facteur décisif de la cure est la réintégration du souvenir traumatique dans le champ de conscience. Là est le coeur de la psychanalyse. Loin donc que la psychanalyse soit une négation de la conscience, elle

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est au contraire un moyen d'étendre le champ de conscience d'une volonté possible par dissolution des contractures affectives. Elle guérit par une victoire de la mémoire sur l'inconscient. On ne saurait exagérer l'importance de cette péripétie de la thérapeutique freudienne: en particulier on ne soulignera jamais assez que cette prise de conscience est irréductible à une simple compréhension théorique, à un simple savoir sur l'étiologie de la névrose telle que le médecin peut l'élaborer pour lui-même ou même en communiquer la conviction à son patient. L'interprétation n'est pas le défoulement; c'est la réintégration intuitive du souvenir qui " purifie " la conscience. Mais, en retour, l'interprétation par un autre est le détour nécessaire de la conscience malade à la conscience saine. C'est le psychanalyste qui doit dissoudre les automatismes refoulés, les résistances refoulantes et les manifestations de "transfert " qui ne sont que des suites de ces deux sortes de difficultés à vaincre. Il faut qu'un autre (cet autre fût-il moi-même dans certaines circonstances privilégiées et difficiles à réaliser) interprète et sache, pour que moi je me réconcilie avec moi-même. Il faut qu'un autre me traite comme objet, comme champ d'explication causale, et considère ma conscience même comme le symptôme, comme l'effet-signe de forces inconscientes, pour que moi je redevienne maître de moi. Critique du " réalisme " freudien de l'inconscient: le mode d'existence de l'inconscient dans la conscience ce faisceau de faits, d'interprétations psychologiques et de résultats thérapeutiques, en même temps qu'il met en déroute une interprétation idéaliste de la conscience, semble inséparable d'une théorie et même d'un système où l'inconscient figure comme principe explicatif de la conscience elle-même. Nous sommes invités, comme R Dalbiez a tenté de le faire pour son compte, à dissocier d'une part la méthode psychanalytique et ses hypothèses de travail, et d'autre part le système freudien et sa philosophie implicite de l'être. Trois traits nous arrêteront particulièrement; soulignons d'abord le réalisme selon lequel l'inconscient désire, imagine et pense; c'est la notion même du " sens " de la pensée inconsciente qui est à mettre en question.

Puis nous examinerons le " causalisme " impliqué aussi bien par la méthode associative de l'analyse que par les " mécanismes " du travail orinique ou névrotique.

Enfin nous considérerons le principe " génétique et évolutif "

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par lequel Freud tend à réduire les superstructures du psychisme à ses infrastructures instinctives.

Il est très aisé, et à certains égards inévitable, de glisser à un réalisme de l'inconscient; déjà l'épreuve fuyante de mon immuable caractère était tout de suite happée par un schéma objectif et son lien intime à la liberté perdu par la science caractérologique; il semble que par principe l'inconscient échappe à toute expérience subjective et ne puisse être reconstitué que par un autre, à la faveur d'une méthode par convergence d'indices; il semble qu'il appartienne tout de suite à ces constructions objectives de la physique mentale dont nous tentons tout au long de cet ouvrage de montrer à la fois l'inconsistance métaphysique et la nécessité méthodologique.

Le réalisme de l'inconscient est une véritable révolution copernicienne: le centre de l'être humain se déplace de la conscience et de la liberté telles qu'elles s'apparaissent à l'inconscient et à l'involontaire absolu tels qu'ils s'ignorent et tels qu'ils sont connus par une nouvelle science naturelle.

Ce décentrement paraît exigé par l'explication psychanalytique. Les énigmes de la conscience s'expliquent, semble-t-il, si l'on abandonne le point de vue de la conscience et si l'on pose l'existence en soi d'un inconscient psychologique qui perçoit, se souvient, désire, imagine, peut-être veut la mort pour autrui et pour soi, mais s'ignore lui-même. Le principe d'homogénéité du conscient et de l'inconscient, qui est exigé par l'explication causale du conscient par l'inconscient, est interprété de façon simpliste et se traduit dans une imagerie grossière: la conscience est comprise comme une partie de l'inconscient, comme un petit cercle enfermé dans un plus grand cercle. Freud se figure l'inconscient comme une pensée homogène à la pensée consciente à qui manquerait seulement la qualité de la conscience. En ce sens l'inconscient est bien l'essence du psychique, le psychique lui-même et son essentielle réalité. Au pouvoir explicatif de la notion de l'inconscient semblable à celui des hypothèses physiques de l'ion, de l'électron, s'ajoute le succès pratique de cette hypothèse: la psychanalyse, en effet, n'est pas seulement l'art du diagnostic, mais celui de la guérison, et la réussite de la cure équivaut à une vérification de la théorie par l'ensemble de ses conséquences pratiques.

Il faut attaquer d'abord dans son principe cette interprétation chimérique; il doit être possible de la dissiper ensuite dans chaque cas particulier; car aucune interprétation de rêve ou de névrose, dans le sens même de la psychanalyse freudienne, n'implique ce mythique inconscient. Le refus de faire penser l'inconscient est le parti-pris de la

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liberté elle-même, de cette générosité cartésienne qui est tout à la fois une connaissance, une action et un sentiment; une connaissance au delà du soupçon: à savoir qu'en tout homme " il n'y a rien qui véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés, ni pour qui il doive être loué ou blâmé, sinon pour ce qu'il en use bien ou mal "; une promesse: "une ferme et constante résolution d'en bien user, c'est-à-dire de ne manquer jamais de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu'il jugera être les meilleures; ce qui est suivre parfaitement la vertu "; un sentiment: l'estime de soi en tant que libre-arbitre, " pourvu que nous ne perdions pas par lâcheté les droits qu'il nous donne". Quand je fais penser mon inconscient, je me livre à cette "bassesse", à ce " mépris de moi-même", qui étaient aux yeux de Descartes le contraire de la générosité. La racine de l'illusion réside dans la conception même de la conscience comme une connaissance explicite de soi surajoutée à une opération préalable, inconsciente par principe, de connaissance tournée vers l'autre que soi. R Dalbiez, qui a tenté de lier le sort de la méthode psychanalytique à une métaphysique réaliste, pense même qu'un réalisme intégral implique une telle inconscience de principe des opérations cognitives de niveau inférieur au jugement. Or une phénoménologie soigneuse de la perception ne révèle rien de tel; au contraire elle nous met en garde contre ce dilemme simpliste: ou bien la perception et la conscience de soi s'identifient et on ne connaît jamais que soi, ou bien la perception porte sur l'autre que soi et elle est inconsciente, la conscience étant postérieure et surajoutée. Ce dilemme repose sur une figuration quasi spatiale des directions successives que le regard mental est censé adopter; quand je suis tourné vers le dehors, semble-t-on dire, je ne puis être tourné vers le dedans. La phénoménologie ne doit pas s'arrêter à des impossibilités à priori; la perception apparaît plutôt comme une conscience "irréfléchie". Ce que la perception ne comporte point, c'est un jugement explicite de réflexion tel que: c'est moi qui perçois, je suis en train de percevoir. Mais en deçà de cette réflexion explicite la perception comporte par essence une présence diffuse à soi-même qui n'est pas encore une prise de conscience. C'est par là qu'elle est prête pour une réflexion plus complète, qui n'est pas une opération surajoutée, greffée du dehors sur la perception, mais l'explicitation d'un moment intrinsèque de la perception. C'est cette notion de conscience irréfléchie qui justifie l'emploi du mot conscience pour désigner la perception elle-même. Comme

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dit Husserl, la conscience est conscience de... intentionnalité et conscience adhèrent l'une à l'autre.

Que conclure de là: qu'il n'y a pas d'inconscient? Non point; mais l'inconscient ne pense pas, ne perçoit pas, ne se souvient pas, ne juge pas. Et pourtant " quelque chose " est inconscient, qui est voisin de la perception, voisin du souvenir, voisin du jugement, et que l'analyse des rêves et des névroses révèle. On cite de nombreux exemples d'images oniriques ou hallucinatoires qui représentent des objets " perçus " à l'insu du sujet en état de veille. Ces faits ne nous condamnent pas à forger l'hypothèse d'une conscience instantanée suivie d'oubli, au sens d'une conscience perceptive irréfléchie; ce sont des impressions en deçà de la fonction du réel, en deçà de la perception la plus irréfléchie; il y a dans ce " quelque chose " de quoi alimenter un acte de perception, mais ce n'est pas encore un acte de perception, mais une matière impressionnelle non encore animée par une visée intentionnelle qui soit en même temps lumière pour soi; bref, ce n'est pas encore une conscience de... la psychanalyse nous contraint d'admettre que ces " impressions " infra-perceptives peuvent se dissocier de leur intentionnalité correspondante et subir des altérations telles qu'elles soient revêtues par un sens apparent qui paraît absurde. Le freudien dira qu'il n'en demande pas davantage et que cela revient au même, à une subtilité philosophique près. Mais la différence est considérable pour une philosophie du sujet: notre responsabilité, on le verra, est entière au niveau des " actes", des " consciences " authentiques. Un tel départage entre visée de conscience et matière impressionnelle est donc essentiel. Certes le statut de cet inconscient est singulièrement difficile à établir; c'est peut-être la difficulté la plus considérable de la psychologie. Mais le " réalisme de travail " du psychanalyste n'est pas philosophiquement tenable. Ce n'est pas la première fois que la philosophie implicite du savant doit être corrigée par une critique phénoménologique qui ramène " aux choses telles qu'elles se donnent". Husserl a montré par exemple que la " chose physique " (ion, électron) se réfère à un perçu originaire, corrélatif d'un percevoir intentionnel, contrairement à l'illusion naturaliste qui dissipe le perçu dans la " chose physique " telle que la détermine le savant; de même l'inconscient psychanalytique est une " chose psychologique " qui se réfère à certains aspects impressionnels impliqués en quelque façon par la conscience irréfléchie. On objectera que la recherche d'un facteur infra-perceptif, infra-mémoriel, infra-affectif, etc, conduit à forger pour les

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besoins de la cause quelque entité inconsistante. En fait une réflexion qui ne veut pas réduire la conscience à un épiphénomène impuissant de l'inconscient est contrainte, à un moment ou à l'autre, à une élaboration de ce genre. Tel qui admet des perceptions inconscientes se refusera à admettre des douleurs inconscientes ou des jugements inconscients et intercalera un stade spécial entre la disposition et l'acte. Ainsi R Dalbiez, qui refuse l'idée de sensations proprio-ceptives inconscientes, doit recourir à des sensations qu'il appelle organo-ceptives qui révèlent notre corps comme organique mais non comme nôtre. Freud lui-même dans le moi et le soi, bien qu'il ait nié par ailleurs la possibilité d'états affectifs inconscients, se heurte à des rêves où une douleur, qui ne deviendra consciente qu'au réveil, suscite des images oniriques où la douleur est attribuée à un personnage autre que le rêveur. Il admet, pour rendre compte du phénomène, qu'avant la douleur proprement dite, il y a " quelque chose", une "pré-douleur " pourrait-on dire. Le cas du jugement n'est pas moins intéressant: R Dalbiez le déclare avec raison conscient par nature et toujours accompagné d'un commencement de réflexion, alors que pour Freud les " activités de pensée les plus compliquées peuvent se produire sans que la conscience y prenne part". Si donc l'inconscient semble inventer des pensées nouvelles d'ordre rationnel, son rôle doit se réduire à un " travail d'élaboration qui ne va pas jusqu'au jugement proprement dit". Ainsi d'autres auteurs, et parfois Freud lui-même, ont été conduits à chercher un "quelque chose", pré-douleur, pré-jugement, qui rende compte des énigmes de l'inconscient. Nous pensons qu'il faut généraliser cette notion précaire à tous les prétendus désirs, images, pensées de l'inconscient.

Si l'inconscient ne pense pas et si pourtant on peut donner par la psychanalyse un " sens " aux rêves et aux névroses, qu'est ce " sens "? Remarquons d'abord que le rêve n'est une pensée complète qu'au réveil, quand je le raconte; il n'est d'image complète, c'est-à-dire de représentation de l'irréel, que sur fond de réel et en forme de récit; le rêve n'était pas ce récit, moins la qualité de conscience. Qu'était-il? Cela est difficile à dire, puisque je ne peux en parler qu'au réveil, dans un souvenir visant mon être nocturne à partir de mon être de veille. En tous cas il était moins qu'image, mais prêt pour être recueilli dans une image de veille. Si maintenant le rêve rêvé, visé dans une pensée

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de veille, reçoit du psychanalyste un sens, ce sens latent, énoncé lui aussi dans un récit, mais dans un récit cohérent, n'était pas présent sous cette forme " dans l'inconscient du dormeur". Les désirs énoncés dans le langage de la veille-la haine du père, l'amour de la mère, le retour au sein maternel, etc-ne sont des désirs que pensés par le psychanalyste ou par le sujet lui-même quand il les adopte. Il est commode pour le psychanalyste d'imaginer que ce sens était déjà là, "dans l'inconscient", que le " travail de rêve " l'a altéré de manière à produire le contenu apparent du rêve, et que l'analyse défait ce que le rêve a fait; le "sens latent " serait un sens retrouvé, tel qu'il était à l'origine de l'affabulation du rêve. Cela n'est pas tout à fait faux: le " sens latent " est ce "quelque chose " qui, s'il était pensé complètement par une conscience éveillée, serait ce que le psychanalyste appelle " sens". Il le faut bien puisque les associations postérieures au rêve ne sont pas purement déréglées et que leur thématisme fait apparaître un ordre, une organisation qui convient au rêve lui-même. Tout se passe dès lors comme si ce sens latent, pensé par la conscience de veille, était déjà caché derrière le contenu manifeste. Ce n'est qu'une manière abrégée de s'exprimer: la conscience nocturne, sauvée elle-même par la conscience de veille, a bien de quoi susciter le récit du réveil, de quoi susciter le thématisme post-onirique, de quoi susciter l'éxégèse cohérente de l'analyste: mais c'est l'analyste qui pense, qui est intelligent, et après lui son patient. On invoquera sans doute ici, en faveur de la préexistence du sens caché du rêve dans l'inconscient, le rôle que joue dans la cure psychanalytique la réintégration du souvenir oublié, l'adoption personnelle par le malade du sens dégagé par l'analyste. N'est-ce pas là une véritable reconnaissance des représentations, des désirs, des souvenirs oubliés? - Il n'est pas nécessaire de loger des pensées dans l'inconscient pour comprendre cette phase de la cure psychanalytique; il faut dire que pour le malade les troubles et les rêves qui l'habitaient reçoivent de lui pour la première fois un sens; en adoptant de façon intime la conviction de l'analyste, le patient forme une pensée qui le délivre; on peut dire, si l'on veut, qu'il reconnait quelque chose en lui qui était frappé d'interdit; mais cela n'était pas déjà une pensée toute formée, à qui manquait seulement la conscience; ce n'était point une pensée du tout; c'est en devenant une pensée que cela a cessé d'être un poids dans la conscience; maintenant seulement troubles et rêves ont dignité de pensée et cette pensée marque la réconciliation de l'homme avec lui-même; c'est cette promotion à la pensée qui finalement a une valeur curative.

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On ne saurait trop insister sur la portée du défoulement: la réintégration de l'inconscient dans le champ de conscience est la seule garantie que l'inconscient, interprété par analyse, atteint par inférence, n'est pas une construction mythique; en même temps le défoulement rattache l'inconscient au conscient et confirme sa nature psychologique, au moment où elle le subordonne à la conscience. Or on peut penser que l'interprétation proposée ici des rapports de l'inconscient au conscient, non seulement est compatible avec cette péripétie de la cure analytique, mais en rend un meilleur compte que le réalisme de l'inconscient. Si la thérapeutique analytique agit " en transformant l'inconscient en conscient", c'est que la conscience est beaucoup plus qu'une qualité ajoutée qui ne change pas l'essence du psychique. Il est faux que la cure fasse passer le " souvenir " pathogène de l'inconscient dans le conscient, elle conduit à former un "souvenir " là où il y avait " quelque chose " qui opprimait la conscience, "quelque chose " qui était issu du passé mais qui restait un infra-souvenir et qui, sans doute, opprimait la conscience parce qu'elle ne pouvait plus former un souvenir sur cette matière mnémonique et affective de nature psychique. Ce " quelque chose " est plus apparenté à l'habitude qu'à la mémoire. Quand on dit que la cure cathartique élargit le champ de régulation de la conscience, le mot conscience ne signifie plus seulement cette maigre connaissance de soi surajoutée à des souvenirs intrinsèquement inconscients; il désigne l'émergence même du souvenir qui me joint à mon passé et ainsi collabore à la synthèse du moi qui ne saurait exister sans au moins la conscience irréfléchie grâce à laquelle il s'apparaît confusément; le " conscient " consiste à former la représentation libératrice de l'événement passé dont la " trace psychique " troublait la conscience sans

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pouvoir accéder à la dignité du souvenir. Rien donc dans la psychanalyse ne nous contraint à faire penser l'inconscient; mais il reste que la conscience a un envers, un dessous, impensable hors d'elle et sans elle, qui n'est point pensée mais qui n'est pas corps non plus. Est-il possible d'éclairer plus positivement le statut de ce " caché " dans la conscience?

Il est plus difficile, disions-nous plus haut, de faire une philosophie du caché qu'une mythologie de l'inconscient. C'est à bien des égards une gageure de trouver dans la conscience même les motifs d'élaboration du concept " objectif " et technique de l'inconscient; il n'y a pas d'équivalent subjectif, vécu, qui réponde dans l'épreuve de ma conscience à l'inconscient du psychanalyste; il n'y a pas mon inconscient, comme il y a mon caractère. Ce ne peut être que par une décomposition abstraite de l'acte de conscience que nous pouvons donner un statut au caché dans la conscience, en distinguant en toute pensée une forme ou intention consciente et une matière affective et mémorielle. C'est par l'intention que toute pensée est pensée de ceci ou de cela et toujours à quelque degré conscience attentive ou inattentive, réfléchie ou irréfléchie et, comme nous le dirons plus loin, responsable de soi; c'est par sa matière que toute pensée est chargée de perpétuer la totalité de mon expérience passée et possède une inépuisabilité, une virtualité sans fin, qui se prête à une exégèse illimitée. On peut appeler inconsciente cette matière quand elle se dissocie de la " forme " qui l'anime et lui donnerait son vrai sens; mais il n'y a pas de subsistance de la matière comme telle, car elle se " cache " toujours en quelqu'autre "forme "-le rêve, le symptôme névrotique, etc-qui a un sens apparent. Nul ne peut s'installer au coeur de ce concept comme le freudien croit pouvoir le faire avec la notion d'inconscient; le succédané du passé n'est jamais que virtualité de pensée et de sens dans la forme actuelle de ma pensée; on ne peut en parler que par rapport à une forme qui l'anime; on peut bien dire que c'est un moment non conscient de la conscience; c'est pourquoi si cette matière se dissocie, si le flux affectif et mémoriel se scinde de la conscience (nous reviendrons tout à l'heure sur cette dissociation), cette matière aberrante ne signifie quoi que ce soit que par le sens qu'une conscience élabore à son propos; l'inconscient qui prend forme de rêve n'était, dans l'absence de ma vigilance, que le flux matériel-la matière mémorielle et affective-apte à recevoir le sens que l'analyse élabore.

Dès lors cette notion de matière de pensée est atteinte d'une triple façon à partir de la conscience: elle est d'abord atteinte par extrapolation: tout ce que nous avons dit sur l'obscur dans les pages précédentes constitue une sorte de propédeutique au

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caché; cette extrapolation est ensuite prolongée par une analyse abstraite de la matière et de la forme et l'élaboration de la notion instable de matière affective et mémorielle dissociée; enfin cette distinction est confirmée par une quasi-reconnaissance de l'inconscient comme mien au terme de la cure psychanalytique; cette quasi-reconnaissance, qui est une sorte de conscience d'après-coup, de rétrospection sur le caché, tend à donner à cet " inconscient-objet " une signification subjective, un indice de première personne qui est presque l'équivalent de l'épreuve fuyante mais indubitable du caractère propre. La notion freudienne et réaliste d'inconscient apparaît alors comme l'objectivation de cet inconscient en première personne que nous ne faisons que deviner et suggérer; elle donne une stabilité et une intelligibilité propre à une notion qui n'en a pas et ne peut pas en avoir. Cette conquête de la psychologie était indispensable pour intégrer des faits, des méthodes et des résultats; mais elle est inacceptable comme telle par le philosophe qui doit tenter de dire ce qu'est dans le sujet même le mode d'existence dont l'inconscient freudien n'est que l'équivalent objectif.

L'extrême précarité de cette analyse tient à la condition même de la conscience, qui reste conscience au sein même des ténèbres où elle s'éclaire et se conduit; elle est à la fois première et située quant à sa manière (caractère) et à sa matière (inconscient). Le problème de l'habitude nous avait conduit à une notion aussi instable; il n'était pas de réponse raisonnable à une question comme celle-ci: où sont nos connaissances, nos savoirs, quand nous n'en usons pas? Toute explication par des traces matérielles est trop lointaine et ne touche que la condition corporelle d'une mémoire et d'une habitude, mais non le statut même du pouvoir inaperçu; nous nous heurtons alors à deux écueils: ou bien nous " substantifions " les pouvoirs et les traitons comme les oiseaux de la volière qu'il n'importe que de saisir, ou bien nous réduisons les pouvoirs aux actes. La continuité des pouvoirs qui assurent l'identité de soi avec soi ne peut être pensée qu'abstraitement-faute d'être vécue-comme une aptitude inemployée qui demeure inhérente à l'acte de la conscience. Nous rejoignons ainsi les difficultés du problème de l'inconscient pour qui veut le résoudre dans le style d'une philosophie du sujet: force est bien de distinguer dans l'acte même de penser quelque virtualité qui, en assurant la suite que la conscience fait avec elle-même et sa présence totale à elle-même, est la basse continue "sur " laquelle la pensée responsable donne forme et sens à ses contenus.

Il est remarquable que Descartes et Husserl se soient eux-mêmes heurtés dans des circonstances différentes à la même difficulté. C'est à propos des idées innées que Descartes a rencontré le problème de la virtualité dans la pensée: "lorsque je

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dis que quelque idée est née avec nous ou qu'elle est naturellement empreinte en nos âmes, je n'entends pas qu'elle se présente toujours à notre pensée, car ainsi il n'y en aurait aucune, mais j'entends seulement que nous avons en nous-même la faculté de la produire." Husserl, plus explicitement et plus systématiquement, a élaboré, pour rendre compte de certains aspects de la perception, une distinction entre l'intention et la hylé dont il a pressenti la fécondité dans tous les secteurs de la phénoménologie. C'est à cette distinction que nous nous référons dans notre essai d'intégration de la psychanalyse. En particulier notre tentative prolonge une remarque des ideen sur la possibilité pour la hylé de se dissocier de l' " auffassung " correspondante. Critique de la " physique " freudienne de l'inconscient: le mode de nécessité propre à l'inconscient mais le réalisme de l'inconscient tente de se sauver par le causalisme. Dans le langage "causaliste", le " sens " du rêve et des symptômes névrotiques, c'est leur valeur d'effet-signe d'une cause psychique inconsciente.

Il faut avouer que sur ce point le langage de Freud lui-même reste fort équivoque; il lui arrive d'instituer entre le sens apparent et le sens latent une relation de " traduction", comme entre deux langues différentes. Les pensées du rêve seraient "traduites " dans la langue chiffrée du conscient; il dit encore que le rêve est un " rébus " par rapport aux pensées du rêve. (Ne revenons pas sur l'expression de pensée du rêve. ) Si l'on parle de rébus ou de traduction, la relation entre l'inconscient et le conscient reste une relation entre deux " sens", un rapport de significations impliquées et en quelque sorte immanentes l'une à l'autre; ce rapport est entre deux pensées, entre un rébus et son sens. Or la fécondité de l'analyse exige un changement de perspective: le " sens " du rêve, c'est la " cause " qui produit l'effet-signe du symptôme apparent; ici le rapport est un rapport tout extérieur de causalité. La psychanalyse ne cesse de jouer sur les deux usages du mot " sens "; comme toute physique mentale elle garde un

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accent psychologique par le premier usage et prend une portée scientifique par le second. Ce double jeu se retrouve dans l'interprétation des "mécanismes " qui altèrent et déguisent les désirs et les tendances refoulées. Ces " mécanismes " doivent à la fois caractériser une existence comme " psyché "et s'énoncer dans le langage des lois physiques; ainsi le refoulement est à la fois une incompatibilité de valeurs et une exclusion physique; le déguisement correspondant de la libido est à la fois un quasi-mensonge et un filtrage d'énergie. Et pourtant, si les faits révélés par la psychanalyse sont exacts, cette équivoque semble fondée dans la nature des choses. Comme il a été dit dès le début, la méthode psychanalytique est inséparable d'une physique mentale où les images, les représentations aberrantes sont traitées non comme des intentions, dont l'absurdité est elle-même un contenu intentionnel, mais comme des " faits", des " choses " à expliquer causalement. Nous ajoutions même que tout le pouvoir heuristique est du côté de ce naturalisme: nul ne peut faire des découvertes en psychanalyse et conduire avec succès un traitement psychanalytique s'il n'adopte cette perspective " naturaliste", "causaliste", sur l'homme. Tout au long de cet ouvrage, nous avons combattu cette "naturalisation " au niveau des pensées " formées", c'est-à-dire au niveau de l'involontaire et du volontaire " conscients". Cette position est-elle encore tenable au niveau de l'inconscient? R Dalbiez a fait la plus intéressante tentative pour superposer le déterminisme psychologique et une conception métaphysique de la liberté dans un système qu'il essaie de rendre homogène. Il n'hésite pas à systématiser au préalable la méthodologie "causaliste " que présuppose l'interprétation et la thérapeutique analytiques. Le droit de traiter causalement le rêve et les symptômes névrotiques est lié à leur défaut d'objet, à leur caractère "déréistique " (selon une expression de Bleuler). Le rêve n'est pas une pensée, mais l' effet d'une pensée; il est un produit psychique et non une connaissance; il n'a pas d'objet mais des causes. Nous dirons que le rêve ou le symptôme névrotique sont des " expressions psychiques", c'est-à-dire des effets-signes psychiques d'états psychiques inconscients; autrement dit, le rêve est un langage psychique naturel et individuel. La méthode associative est dès lors la technique qui convient à des pensées qui ne se comprennent pas par leur objet mais qui s'expliquent par leurs causes. Il n'y a pas à hésiter à traiter " les états psychiques "

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comme des choses entre lesquelles s'exercent des relations réelles et inconscientes de causalité. Les mécanismes associatifs sont même normalement inconscients, même si les éléments qu'ils relient ne le sont pas." L'inconscience relationnelle est une loi fondamentale du fonctionnement de l'esprit." Le causalisme est ainsi pour R Dalbiez le complément naturel du réalisme de l'inconscient. La conciliation du déterminisme et de la liberté est préparée par cette remarque qu'une pensée peut avoir une double régulation, du côté du sujet par ses causes principalement affectives, du côté de l'objet de connaissance; nous sommes finalement renvoyés à la distinction de l'" exercice " et de la " spécification " des actes psychiques: "vérité et expressivité psychiques se concilient parfaitement. Une thèse de mathématiques est un système de propositions vraies, mais elle est aussi un effet de la curiosité intellectuelle ou de l'ambition de son auteur. Il est à présumer d'ailleurs que la psychanalyse en serait peu fructueuse." Il en résulte que la psychothérapie se situe à mi-chemin de la médecine du corps et de l'éducation de la volonté: "tandis que la morale et la religion utilisent la liberté, la psychothérapie se sert du déterminisme." À cet égard on ne saurait dénoncer avec trop d'énergie l'incompétence des éducateurs qui confondent névrose et défaut de volonté et aggravent les troubles mentaux en s'obstinant à faire entrer dans la morale ce qui relève du médecin. Cette conciliation de la liberté et du déterminisme est bien, je le crois aussi, la tâche d'une doctrine de l'homme; mais je doute qu'elle puisse l'être aussi directement. R Dalbiez pense y réussir dans le cadre d'une cosmologie de style aristotélicien où des causalités de type différent sont combinées. Nous avons fait par ailleurs la critique de principe de ces schémas où l'on superpose des " causalités physiques " (dont il n'est pas sûr d'ailleurs qu'elles soient purifiées de tout anthropomorphisme) et des "causalités mentales " entachées de chosisme. Il n'est pas possible de revenir ici sur cette critique qui a été faite à plusieurs reprises et sous plusieurs formes différentes. Du moins pouvons-nous ajouter à cette critique générale quelques traits adaptés au problème posé.

Il est douteux que la distinction de la "spécification " et de " l'exercice " puisse orienter vers la distinction d'une métaphysique

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de la vérité et de la liberté et d'une psychologie déterministe; si le point de vue de l'exercice est appliqué à des " actes", il conduit à l'idée de motivation et non à celle de causalité; motivation et intentionnalité sont dans le même univers du discours, l'univers phénoménologique, mais non causalité et intentionnalité. La causalité et l'intentionnalité seraient-elles harmonisables, comme " l'exercice " et la " spécification", que la difficulté rejaillirait lorsqu'il faudrait concilier, à l'intérieur même du point de vue de la "spécification " la production libre des actes avec leur production déterministe. On ne peut accorder ensemble que deux modes de motivation, une motivation volontaire et une motivation involontaire, et non une causalité entre choses et une motivation volontaire.

Le droit d'introduire la causalité et le déterminisme en psychologie n'est pas acquis non plus par le fait que le rêve est sans objet; il est sans objet " logique " mais non sans corrélat intentionnel, puisque l'absurdité de son sens apparent est un caractère de ce corrélat. Finalement le fond du débat est la possibilité d'étendre l'idée de causalité à des actes d'un sujet: je crois que cette extension est le fruit d'une objectivation de la motivation non-libre qui en suspend la "subjectivité "; au contraire R Dalbiez part d'une idée cosmologique de la causalité qui suppose une homogénéité "matérielle " entre le royaume des sujets et celui des objets.

Mais précisément cette " objectivation " est non seulement un détour possible, mais inévitable et indispensable pour avancer dans la compréhension de la motivation absurde et radicalement involontaire du rêve et de la névrose. La causalité est l'équivalent objectif d'une motivation absolument non-libre. C'est cette motivation non-libre qui appartient à la même sphère que la liberté, non le déterminisme dans lequel il est "objectivé". Pour dire la même chose autrement: l'inconscient et les mécanismes inconscients ne sont pas directement des " objets", des " choses", mais les automatismes affectifs les assimilent autant qu'il est possible aux choses physiques dont ils simulent le déterminisme. Alors que le déterminisme des " choses " est incompatible avec la conscience et sa liberté, ce quasi-déterminisme est l'envers d'une conscience et d'une liberté. L'inconscient signifie en moi que non seulement mon "corps " mais mon " psychisme " se prêtent à un traitement objectif: il y a une " psyché "-objet, comme il y a un corps-objet. La physique mentale est ici inexpugnable. L'objet par excellence de la psychologie comme science est l'inconscient; mais un écart, aussi petit que l'on veut, sépare toujours une motivation automatique d'un déterminisme de choses.

Cette interprétation difficile et fragile peut être éclaircie en quelques points:

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1) ce que Freud a appelé le travail de rêve implique, outre l'inconscience des thèmes affectifs qui alimentent le rêve, l'inconscience des mécanismes d'élaboration: les " relations " multiples de type associatif dans lesquelles se résument ces divers mécanismes agissent sans être connues: mais nous avions déjà rencontré ce phénomène au niveau de l'habitude; il est entièrement indépendant du mythe d'une pensée inconsciente et peut être interprété comme une espèce de la motivation et non de la causalité. L'automatisme porte ici sur une matière affective et mémorielle dissociée. Notre " psyché "est faite de ces thématismes stables qui assurent la stabilité des " relations " inconscientes, laquelle à son tour est la condition de la technique de l'analyse. L'analyse est l'instrument d'investigation adapté à ce fond d'automatisme affectif tout prêt pour "l'objectivation".

2) Ces " mécanismes " inconscients sont pour l'essentiel à rattacher au " dynamisme " du refoulement; on ne voit pas comment on pourrait parler de conflits endo-psychiques sans un langage quasi-physique; par son côté inconscient la subjectivité est comme une nature physique; elle imite la chose; elle est prête pour des schémas de conflits, de compromis, de résultantes entre forces, ou, comme disent les psychanalystes, entre " pulsions". Mais la " force " en langage de subjectivité c'est, nous le savons, l'élan du besoin ou l'empire de l'effort; quand elle s'automatise, la force du besoin est comme une force de la nature; là aussi nous avait conduit l'analyse directe de l'habitude. Ce que la psychanalyse nous impose d'ajouter à l'étude de l'habitude c'est qu'une part de nous-même, en vertu d'une incompatibilité de valeurs, est dissociée et interdite. Dès lors l'instrument d'investigation forgé par la psychanalyse est irremplaçable; pour une grande part la conscience n'a pas accès à son propre fond; elle est incapable de faire l'exégèse de ses propres énigmes; elle reste livrée à une impulsivité absurde et incoercible; bien plus, le psychanalyste qui ne peut nous contraindre d'appeler désir, représentation, souvenir, pensée cet inconscient dissocié, nous contraint de reconnaître, au niveau de cette impulsivité invincible, la marque d'une finalité elle-même absolument involontaire et inconsciente; le refoulement désigne cette fonction de contrôle, de répression, de " censure", dont il est fort difficile de parler sans tomber dans la mythologie. En effet il est fort tentant, et sans doute inévitable dans la pratique médicale, de recourir alternativement au langage de la conscience et à celui de la physique ou même de les mêler, d'imaginer un portier intelligent plus rusé que le malin génie, ou de construire un jeu de forces qui s'expulsent, se tiennent en équilibre, se dérivent mutuellement, rompent le barrage en certains points ou se prêtent à une opération de filtrage. Quel statut donner à ce dynamisme dans une

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philosophie du sujet, sinon un statut apparenté à celui des objets dans la nature?

Le refoulement paraît être, au niveau de la matière affective et mémorielle de la conscience, un aspect de ces fonctions d'organisation et de régulation qui règlent, plus bas que la conscience, la vie elle-même. Mais cette organisation a non seulement un niveau proprement " biologique", mais aussi "psychique " qui apparaît ici. Le prochain chapitre nous mettra en face de ce nouvel aspect de l'involontaire absolu: je suis en vie, et la sagesse de la vie précède toute sagesse concertée par vouloir; la vie porte la conscience; elle est moi vivant donné à moi-même; la censure, c'est le degré psychique de l'organisation au bénéfice de laquelle je suis placé par cette vie que je n'ai pas choisie; hiérarchique, sélectrice, répressive, l'organisation introduit un aspect nouveau dans l'involontaire absolu: la finalité même de la vie. C'est ici le résidu d'une réflexion sur l'obscur et le caché: il nous renvoie à un autre plan d'explication et à un nouveau cycle de difficultés.

3) La possibilité de maladies d'origine psychique est du même coup inscrite dans la nature de ces conflits inconscients; le désordre est possible là où on est en présence d'une pluralité de forces. Le "caché "et le dynamisme qui l'habite impliquent l'existence d'un terrible psychologique et appellent une cure mentale irréductible à une éthique et à une discipline de la volonté. Il y a un terrible psychologique parce que la volonté n'a pas de prise sur cette fonction de vigilance à laquelle elle est suspendue et dont les ratés déchaînent dans la conscience des ravages dont les principales névroses sont les témoins et les petites anomalies de la vie quotidienne les signes avertisseurs. Une pathologie mentale est possible parce que la conscience une est en même temps tributaire d'une spontanéité qui est le siège de crises intestines et peut se diviser contre elle-même. L'existence d'une hylé affective est une des sources du pathologique par ses possibilités de dissociations, de conflits internes et d'irruptions incompréhensibles et invincibles dans le cours de la conscience. Le philosophe ne fera pas penser l'inconscient, mais il confessera la dépendance de la pensée, qui est la conscience même, à un dynamisme psychique caché dont les drames parfois éclatent au coeur de la conscience et soustraient à son empire toute une région d'intentions et d'actions. Tout pouvoir est cerné d'impuissance. Dès lors, si la conscience ne peut faire sa propre exégèse et ne peut restaurer son propre empire, il est légitime de penser qu'un autre puisse l'expliquer à elle-même et l'aider à se reconquérir; c'est le principe de la cure psychanalytique. Là où l'effort ne fait qu'exalter l'impulsion morbide, un patient désenveloppement

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des thèmes morbides par l'analyse doit faire la relève de l'effort stérile. La maladie n'est point la faute, la cure n'est point la morale. Le sens profond de la cure n'est pas une explication de la conscience par l'inconscient, mais un triomphe de la conscience sur ses propres interdits par le détour d'une autre conscience déchiffreuse. L'analyste est l'accoucheur de la liberté, en aidant le malade à former la pensée qui convient à son mal; il dénoue sa conscience et lui rend sa fluidité; la psychanalyse est une guérison par l'esprit; le véritable analyste n'est pas le despote de la conscience malade, mais le serviteur d'une liberté à restaurer. En quoi la cure, pour n'être pas une éthique, n'en est pas moins la condition d'une éthique retrouvée là où la volonté succombe au terrible. L'éthique en effet n'est jamais qu'une réconciliation du moi avec son propre corps et avec toutes les puissances involontaires; quand l'irruption des forces interdites marque le triomphe d'un involontaire absolu, la psychanalyse replace le malade dans des conditions normales où il peut à nouveau tenter avec sa libre volonté une telle réconciliation.

Cette critique de la " physique " freudienne est aussi difficile et précaire que la critique du " réalisme " freudien de l'inconscient. Nous avions été amenés à dire que l'inconscient est fait d'infra-perceptions, d'infra-images, d'infra-désirs; nous disons maintenant que les mécanismes et le dynamisme sont comme une nature physique. Ici encore il peut paraître que seule une subtilité de langage nous sépare du réalisme et du causalisme freudiens. Il n'en est rien. Si l'inconscient était purement et simplement une " chose", une " réalité " homogène à la nature des objets soumis à la loi du déterminisme, il n'y aurait plus de place pour une super-structure volontaire et libre, l'homme tout entier serait livré au déterminisme. C'est bien ainsi que les freudiens interprètent le psychisme humain. Toute l'oeuvre de Freud respire la méfiance à l'endroit de la volonté et de la liberté. Ce n'est pas seulement, croyons-le bien, le signe d'une déformation rofessionnelle de psycho-thérapeute, c'est la conviction forte que le déterminisme ne peut pas rester insulaire et qu'on ne lui fait pas sa part. Le déterminisme est dévorant parce qu'il n'est pas réciproque d'une liberté. C'est pourquoi le déterminisme méthodologique qui est à la base de la psychanalyse doit être interprété comme l'objectivation inévitable et légitime d'une nécessité qui est l'envers de la subjectivité libre.

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L'inconscient critique du " génétisme " freudien: la notion de " matière " affective un troisième trait, décisif pour nos recherches sur la volonté, complète le système freudien. Nous n'avons rien dit du mécanisme de la sublimation, qui, dans les écoles psychanalytiques, sert à rattacher génétiquement aux instincts de base, et fondamentalement à la libido, les buts que s'assigne le psychisme humain supérieur. Le freudisme est en effet une explication évolutionniste qui réduit les énergies supérieures, considérées comme dérivées, aux énergies inférieures, considérées comme primitives. Et comme l'inconscient est vital, sexuel, infantile, peut-être même ancestral, la conscience est invitée à soupçonner qu'elle n'est peut-être elle-même qu'un déguisement de son propre inconscient. La sublimation est à cet égard le processus privilégié qui assure le passage de buts vitaux à des buts non-vitaux; à la différence du rêve, de la névrose, du retour thérapeutique de l'oublié, qui d'une manière ou d'une autre donnent issue au refoulé dans la conscience, la sublimation fait travailler les tendances (sexuelles principalement) sur un plan moins instinctif, en rapport avec des objets de la sphère esthétique, morale et religieuse. Cette interprétation renouvelle l'évolutionnisme, en cherchant dans l'inconscient non seulement les sources primitives d'énergie, mais le mécanisme de leur surélévation. Ainsi le beau a son origine dans la libido par dérivation de la même énergie dans une direction nouvelle. Est-ce à dire que les valeurs supérieures ne soient que des buts substitués au but sexuel? Freud lui-même semble tenir une position prudente et souligner seulement l'apport d'énergie que la sexualité, en vertu de son aptitude à la sublimation, fournit à d'autres activités. Mais tout son intérêt se porte du côté des complexes affectifs que les activités supérieures, l'art principalement, auraient pour fonction de décharger. Plus énergiquement encore, les valeurs morales et religieuses sont ramenées aux prohibitions du tabou et celles-ci identifiées à la névrose obsessionnelle. On sait en particulier l'importance que les psychanalystes, et Freud lui-même dans totem et tabou, attachent au complexe d'Oedipe (meurtre du père et attachement sexuel à la mère) pour expliquer les commencements de la religion, de la morale et de la société. La conception du "surmoi", qui, à partir de 1920, corrige la conception plus ancienne de la " censure", explique comment ont pu se transmettre ces prohibitions: les conduites parentales de nature répressive sont adoptées par l'inconscient en vertu d'un processus d'identification (ou introjection); ainsi s'élabore un inconscient

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refoulant qui se superpose à l'inconscient refoulé. Sublimation du concept d'Oedipe, introjection du dressage parental, auto-punition, etc, tiennent une place de plus en plus grande dans les spéculations plus récentes des psychanalystes, qui débordent désormais le cadre thérapeutique des dérèglements du psychisme.

Ainsi le freudisme est entré dans nos moeurs comme le type même de l'explication descendante, de la réduction du supérieur à l'inférieur: rien ne retient plus d'aller jusqu'au bout d'une explication totale de l'homme par cet inconscient refoulé et refoulant, sexuel et auto-punitif, infantile et ancestral. Le freudisme véhicule une mentalité générale selon laquelle toute valeur non-vitale est tenue pour une manifestation déguisée de cet inconscient. Le cogito veut dire autre chose que cela qu'il croit signifier: la conscience est le phénomène chiffré de l'inconscient. La générosité de la conscience qui donne sens à ses pensées et accueille des valeurs est soudain tarie. C'est bien cette menace qui est pressentie, et peut-être obscurément souhaitée, par quiconque cherche dans le freudisme non un secours pour comprendre et guérir la conscience qui échoue, mais une explication qui le délivre de la charge d'être libre; il faut avouer que cette doctrine a un prestige que n'a point la caractérologie, car elle ne se contente pas de situer l'individu dans une classe, mais prétend l'expliquer dans sa singularité, le ramener aux sources premières de ses pensées et de ses actes; en explorant des régions cachées et interdites à lui-même, elle suscite cette curiosité mêlée de crainte des doctrines de délivrance, voire des religions à mystère. Le freudisme a pour les consciences faibles quelque chose de fascinant que traduit bien son succès mondain; ce succès n'est point étranger à son essence, mais en exprime l'incidence inévitable dans la conscience moderne. Celle-ci y pressent sa ruine et peut-être que toute passion, qui est un certain vertige de la liberté, y suppute, avec une perspicacité diabolique, son meilleur alibi. La conscience cherche une irresponsabilité de principe dans sa propre régression au vital, à l'infantile et à l'ancestral; le goût pour les explications freudiennes, en tant qu'elles sont une doctrine totale de l'homme en chacun, c'est le goût pour les descentes aux enfers, afin d'y invoquer les fatalités d'en-bas. Mais ce goût de se ravaler et de s'expliquer par la bête, qui

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est une des formes du reniement, peut conduire au réveil de la liberté, quand cette tentation est comprise comme une menace. C'est par cette menace que nous pouvons amorcer une dialectique de délivrance, semblable à celle qui nous a arrachés aux prestiges d'une fausse métaphysique du caractère. C'est moi qui pense, donne sens, apprécie mes motifs, veux et meux mon corps; cette certitude, gangrenée par le soupçon de jouer la comédie sur la scène d'un opéra fabuleux et d'être dupe d'une conjuration de forces cachées en quelques mystérieuses coulisses de l'existence, - cette certitude, que j'étais tenté de sacrifier entre les mains du déchiffreur d'énigmes, doit être sans cesse reconquise dans un sursum de la liberté. Je suis devant l'inconscient comme Descartes devant le grand trompeur: je me sauve par l'affirmation du cogito et le refus d'accorder la pensée à ce qui n'est point aussi conscience, - quitte ensuite à intégrer à ce refus ce qu'il est légitime de retenir de la psychanalyse; mais c'est du sein de la conscience et de l'assurance du " je veux " que cette intégration peut être conduite. Ce refus, qui ne représente encore qu'un moment négatif dans une attitude plus nuancée et plus équitable en face du freudisme, est à la fois une critique et une éthique, c'est-à-dire un examen de la notion même de sujet pensant et voulant, et un appel à cette liberté même.

"L'inconscient, dit Alain, est un effet de contraste dans la conscience." C'est toujours devant une conscience non dupe qu'une conscience peut se dénoncer comme dupe: pour cette dernière conscience le sens apparent et le sens caché doivent coïncider; il faut bien que la dernière conscience critique se prenne pour ce qu'elle se donne; si le déchiffreur est dupe de son inconscient au moment où il dénonce les artifices de l'inconscient d'autrui, la suspicion est sans fin: (anagkê stênai); quelque part la conscience et la pensée font cercle dans une indivisible unité. Cet argument est fort abstrait: il n'est que pour le freudien; pour moi il veut dire que je ne pense point, sinon quand je crois que je pense et que ce je pense n'a pas d'autre sens que celui que je crois. Ceci n'est plus seulement argument, mais serment fait à moi-même: je ne ferai point penser la bête en moi et à ma place et ne fuirai pas dans l'irresponsabilité. Ceci dit, tout est-il à rejeter dans la doctrine de l'origine sexuelle et infantile des sentiments supérieurs? Non point. Nous avons assez affirmé ici l'originalité des actes par lesquels la conscience se rend sensible à des valeurs éthiques, esthétiques, religieuses,

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pour qu'il soit sans inconvénient d'éclairer un autre aspect de cette visée sur les valeurs. C'est une chose de reconnaître la forme originale de valeurs différentes, telles que le vital, le noble, l'élégant, le beau, le sacré; c'est une autre chose de découvrir par analyse la matière affective unique à travers laquelle ces valeurs sont visées. Ce peut être le même potentiel affectif qui alimente la sexualité enfantine et la moralité de l'adulte. L' origine de la " matière " affective et le sens de la " forme " intentionnelle posent deux problèmes radicalement différents et irréductibles. Il n'y a rien de scandaleux à ce que le psychanalyste retrouve à la racine de la série discontinue des valeurs parcourues par la conscience, depuis le vital jusqu'au sacré, l'unité d'une même matière affective. Si le psychanalyste a été amené à former sur cette matière l'idée du regret de l'enfance ou celle du désir de retour au sein maternel, il lui sera commode de dire que l'origine de tel sentiment supérieur est le désir de retour au sein maternel. Il suffit de n'être pas dupe de ce langage; l'évolutionnisme de l'instinct n'est qu'un langage abrégé pour dire qu'il a été possible de jalonner par une unique énergie affective la série ascendante et discontinue des visées de la conscience sur le vital, le noble, le beau, le sacré, etc: cette même énergie est la matière mémorielle et affective qui demeure relativement stable pendant l'existence, mais qui est animée par des visées de nature et de niveau différents; cela ne veut pas dire que le sacré se réduise au vital, mais que je vise le sacré avec le même manque et le même élan qui se sont éveillés au niveau des valeurs vitales. En langage husserlien, la psychanalyse n'est qu'une hylétique de la conscience; elle doit rester subordonnée à la phénoménologie de ses intentions, c'est-à-dire de ses " formes". C'est, je crois, le sens le plus favorable qu'on puisse donner au sexualisme freudien et au processus de sublimation.

Il reste que c'est avec la plus grande prudence qu'il faut user de la psychanalyse lorsqu'elle n'a pas à faire à des productions déréglées, mais aux créations supérieures de la conscience. Dans le cas du rêve, de la névrose, le " sens latent " formé par le psychanalyste au cours de l'interprétation et par le malade dans le défoulement avait une valeur de délivrance qui était la raison même de la thérapeutique analytique. De ce point de vue on peut dire que le "sens latent " est un meilleur sens que le " sens apparent " à cause de sa valeur curative. Mais devant un poème, par exemple, le sens que forme le psychanalyste est un moindre sens par rapport à celui que le poète a donné et qui se refère aux fins esthétiques de l'oeuvre d'art. Un exemple nous fera mieux comprendre. Nul poète n'a pensé mieux choisir et régler sa langue que Mallarmé; un poème, disait-il, est un " hasard vaincu mot par

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mot". Comprendre le poème, c'est pour le lecteur vaincre à son tour l'apparence du fortuit et retrouver, non pas nécessairement par entendement, mais par accueil poétique " l'air du chant sous le texte conduisant la divination d'ici là", le réseau des relations et des correspondances qui fait dans le poème ce " miroitement en dessous". Ce sens caché peut être cherché par deux voies, l'une philosophico-littéraire, l'autre psychanalytique. Selon la première, nous nous demanderons quelle qualité d'âme, quelle nuance d'innocence peut suggérer l'évocation pressante des palmes, des ailes d'ange, des plumages blancs, des instruments anciens, des vieux coffrets à fermoirs, et ces regards de jadis, et cette grâce des choses fanées. Nous tenterons ainsi une odyssée de la conscience dans la direction d'une certaine pureté perdue où tout était facile, naïf et sans faute. Le jeu des symboles ira donc du sensible à l'intime, des émotions aux sentiments. Ce sens que nous formons en nous est le message de Mallarmé. Vient le psychanalyste: l'obscurité du poème ne sera pour lui qu'un effet de chiffrage du subconscient ou de l'inconscient; au lieu de suivre le mouvement ascendant du symbole au sentiment poétique et religieux, il adoptera le mouvement descendant du symbole à l'instinct sublimé; tout le cycle des " métaphores obsédantes " qui gravitent autour du paradis perdu sera expliqué par le regret de l'enfance et du sein maternel. Ces deux trajets de l'explication sont incomparables: le premier va du moindre sens de la première lecture à un surplus poétique qui est un trésor de significations spirituelles: c'est le vrai sens, qui rejoint et prolonge ce que Mallarmé a voulu. Le second va du même moindre sens conscient à un sens inconscient qui n'a pas été pensé ni voulu et qui est seulement suggéré à un observateur extérieur par la matière affective sur laquelle Mallarmé a composé, par delà tout hasard, en pleine lucidité, le texte poétique le plus volontaire qui ait été écrit. Le spectateur étranger, qui se retranche du mouvement ascendant allant du symbole au sens poétique, a tenté une autre exégèse selon un système nouveau de postulats, mais qui est également motivé par la matière affective du poème; à tout sens adhère une possibilité illimitée de nouveaux sens qui n'ont point été pensés ni voulus; la conscience n'éclaire que la forme, non la matière plus ou moins rebelle à la lumière.

Or, si ces deux attitudes en face d'un sens apparent sont incomparables, il n'est pas indifférent que la conscience adopte l'une ou l'autre lorsqu'elle veut se comprendre elle-même ou communiquer avec une autre conscience; en effet elles sont dénivelées l'une par rapport à l'autre: l'une tente de faire affleurer les

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valeurs qui sont visées souvent de façon enveloppée et de les exposer de façon explicite devant la conscience; elle est un éveil de la conscience à elle-même et à ses biens les plus relevés. L'autre, en évoquant l'énergie mobilisée par les valeurs inférieures, esquisse une régression de la conscience à ces valeurs inférieures; le recours systématique aux différents complexes et incidents qui se nouent autour de la sexualité risque toujours d'accoutumer la conscience à se situer à un plan qui n'était pas en réalité celui où elle avait choisi de se placer; c'est pourquoi nous posons un principe d'hygiène qui est déjà un article d'éthique: la conscience ne doit point considérer comme une bonne exégèse de ses propres significations l'explication du désir des valeurs supérieures par le besoin sublimé des valeurs inférieures, toutes les fois que cette explication n'a pas de valeur curative. C'est le bon usage et la limite de la psychanalyse d'être définie par sa fonction thérapeutique: il est bon que la conscience adopte activement et forme pour soi les pensées du retour au sein maternel, du complexe d'Oedipe, etc, quand ces pensées la délivrent d'un poids qui entravait son essor; hors de cette fonction, l'influence du freudisme peut être néfaste, voire même avilissante; il peut entretenir cette bassesse et ce mépris de soi qui sont le contraire de la "générosité "cartésienne et dont nous avions dû nous libérer en refusant le réalisme de l'inconscient. La responsabilité de la forme et le consentement au caché l'étude du caractère nous avait conduits à une proposition paradoxale: toute liberté est une possibilité infinie liée à une partialité constitutive; elle est un infini fini; elle est indivisément pouvoir être et manière d'être donnée. L'étude du caché conduit à une pensée semblable: je ne suis responsable que de la forme de mes pensées (" nous n'avons à répondre que de nos pensées", dit Descartes) et en même temps la pensée est nourrie de toute une présence obscure et cachée qui fait de chaque acte qui commence la suite de ce que j'ai été. Or cette synthèse paradoxale de la forme définie et de la matière indéfinie ne peut être lue et comprise que dans un sens irréversible; de même que mon immuable nature qui est mon caractère ne peut être reconnue qu'à l'abri de cette affirmation qui me fait être volonté et conscience: je suis, je veux, - de même l'existence, le prestige, la puissance même du caché ne peuvent être proférés que du sein de la pensée qui s'affirme comme conscience

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et volonté. Toute lecture en sens inverse, du caractère à la volonté, de l'inconscient à la conscience, marque le suicide de la liberté qui se livre à l'objet. C'est avant d'interroger la psychanalyse que je pose: penser est mon acte; c'est l'option première par laquelle je nais et m'éveille à l'existence comme sujet volontaire. Comme nous l'esquissions à propos du caractère, seul celui qui exerce un pouvoir peut en reconnaître les limites. Jusqu'au bout je croirai à ma responsabilité totale dans les limites du bien apparent, c'est-à-dire à proportion de la forme intentionnelle de mes motifs; dans ces limites, ma responsabilité n'a pas de degrés et il n'est qu'une question pour moi: ai-je usé autant qu'il se peut de mon libre arbitre, ce qui était le serment de la générosité? Un exemple, emprunté au vieux thème du sosie, fera comprendre notre pensée. Giraudoux a montré dans Amphitryon 38 la fidélité d'Alcmène aux prises avec les ruses de Jupiter qui prend la forme de son mari Amphytrion; on peut voir dans Jupiter les désirs errants et inavoués que tente de contenir l'amour lucide et volontaire et que l'on dirait issus de l'inconscient; or il importe peu pour la fidélité d'Alcmène que Jupiter ait pris la forme d'Amphitryon et qu'à son insu elle ait pris Jupiter pour Amphitryon; Jupiter n'est encore rien, tant qu'Alcmène n'en a point formé l'idée; ainsi des désirs soi-disant inconscients qui se glissent dans nos motifs; il n'y a véritablement de problème que quand la tentation est reconnue, quand Jupiter et Alcmène sont face à face, "moi sachant ta vertu, toi sachant mon désir". Désormais il n'y a plus de fatalité que par le vertige de la liberté donnant consistance à ces désirs demi-avoués et cherchant alibi dans l'inconscient; en soi ils ne sont rien, par la chute de la liberté ils sont tout. Tant qu'Alcmène ignore que l'apparence d'Amphitryon peut signifier un autre être, c'est pour un autre qu'Alcmène a été dupe; pour elle-même, pour Amphitryon et pour tout être capable de communiquer intimement avec elle, Alcmène reste la femme fidèle.

La haute leçon de Giraudoux n'est pas différente de celle de Descartes sur le repentir; la fierté du " généreux", qui avance dans les demi-ténèbres du bien apparent, est de " s'accoutumer à former des jugements certains et déterminés touchant toutes les choses qui se présentent et à croire qu'on s'acquitte toujours de son devoir lorsqu'on fait ce qu'on juge être le meilleur, encore que peut-être on juge même mal".

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Mais, si dans le moment de la décision je ne dois point permettre l'accès en moi à des pensées susceptibles de ruiner la résolution, telles que le soupçon d'être dupe de forces cachées derrière les raisons apparentes que j'invoque, il est bon que dans le loisir que laisse l'action je médite sur la condition irrémédiable de la liberté qui me condamne à jouer mon rôle dans un contexte indéchiffrable; après l'épopée, l'élégie de la liberté; je dois consentir à produire toute signification sur un fond de non-sens, à exercer tout pouvoir dans un contexte d'inefficacité menaçante et peut-être, en quelques cas extrêmes, à chercher dans un maître déchiffreur l'accoucheur de ma liberté. Aussi, après la plus extrême exigence à l'égard de moi-même devant la décision, dois-je user d'une extrême patience et indulgence quand je médite sur la condition même d'un agent responsable. Certes, songeant à ces invincibles ténèbres, je me garderai de leur faire parler un langage d'homme, mais je consentirai à abriter, au pied de la tour du libre-arbitre, une périphérie animale pressentie sans complaisance et devinée sans terreur, qui ne devient fascinante que quand le vertige des passions leur donne forme et fatalité. À la fin d' Amphitryon 38, Jupiter n'est pas éconduit mais retenu comme ami. Ce consentement n'est pas contraire à la générosité: évoquant les inclinations obscures qui nous portent vers un être et qui ne sont pas fondées dans ses mérites mais viennent de quelque ressemblance inaperçue avec un autre être autrefois désiré et aimé, Descartes conseille de se confier à ces impressions impulsives si en même temps la raison y perçoit un bien. Si donc les " désirs " errants, informulés et informulables, inavoués et inavouables, ne doivent pas être appelés moi, pensée, ni même désirs, ils ne peuvent être niés simplement au nom de la transparence de la conscience: il faut consentir à l'obscur, au caché qui peut toujours devenir le terrible, - mais d'un consentement qui reste la contre-partie paradoxale de l'esprit résolu. III la vie: l'organisation: être en vie si le caractère est la nécessité la plus proche de ma volonté, on peut bien dire que la vie est la nécessité de base. Elle alimente les virtualités de l'inconscient et leurs conflits, elle donne au caractère ses directions privilégiées; c'est en elle que tout se

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résoud en dernière instance. En dernière instance? L'animal en nous n'est-il pas à certains égards végétal et finalement minéral? Certes, mais c'est avec l'animal seul que je suis en procès; c'est seulement au point de vue de la connaissance objective que la vie implique l'ordre physico-chimique; en moi et pour moi, l'union de l'âme et du corps est l'union de la liberté et de la vie. Je suis " en vie ": comme le suggère le langage, il suffit que je sois " en vie " pour que je vienne "au monde", - pour que " j'existe". N'avons-nous pas dit sur la vie tout ce que la connaissance phénoménologique de l'homme permet d'en dire, en évoquant cette spontanéité des besoins qui vient nourrir nos motifs, ou cette spontanéité des premiers pouvoirs du corps qui s'exprime dans l'explosion émotive ou dans la construction et la tenacité des habitudes? Non; la vie est plus que la spontanéité des motifs et des pouvoirs; elle est une certaine nécessité d'exister que je ne peux plus m'opposer pour la juger et la maitriser. Je ne peux pa aller jusqu'au bout de cet acte d'exil qu'est la conscience, de cette appréciation et de cette souveraineté que sont la motivation et l'effort; la vie échappe de toutes parts à ce jugement et à ce commandement auquel elle est secrètement présente. La vie n'est pas seulement la partie basse de moi-même sur laquelle je règne; je suis vivant tout entier, vivant dans ma liberté même. Je dois être en vie pour être responsable de ma vie. Cela que je commande me fait exister.

Tentons de suggérer concrètement ce mouvement d'enveloppement, d'investissement de la conscience par la vie. Cette vie que je juge a un caractère remarquable: elle n'est pas une valeur comme les autres, mais en même temps la condition de toutes les autres valeurs; que je détruise ma vie et toutes les autres valeurs se dissipent: tout l'univers chancelle et tremble sur ma tige. La nécessité propre à la vie se laisse déjà deviner à ce trait: elle est un motif hors série duquel tout autre motif dépend lors même qu'il lui est préféré. Cette puissance de la vie, cette grâce de la vie, dont le flux et le reflux font la force ou la faiblesse même de mon courage, se montrent à d'autres traits encore voisins du précédent: tout motif, tout pouvoir a un contour plus ou moins précis qui se détache comme une forme sur un fond, sur l'arrière-plan confus et informe de l' humeur (ce mot étant pris dans son sens le plus naturel comme dans les expressions " bonne " ou " mauvaise " humeur); un besoin a une visée que je puis circonscrire et nommer; un désir, une habitude ont une

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structure déterminée; l'humeur est plutôt un ton général, qui sert de toile de fond à tous les modes définis du cogito. Et voici en quoi elle est révélatrice de cette nécessité que je ne puis plus m'opposer: elle est informe et insinuante tout à la fois; elle opère plutôt à la façon d'un parfum qui flotte dans l'air et baigne les formes; comme l'odeur elle est un influx, une influence diffuse; on dira que toute motivation est sur fond d'influence; l'influence est déjà un rapport sans distance où l'on devine l'invincible et irréfutable position d'existence qui m'échappe. Maine De Biran le savait bien, dont la théorie de la passivité ou de l'" affection simple " est presque entièrement construite sur cette expérience désespérante, mille fois rapportée dans son journal, des mouvements de serpent de l'humeur. C'est elle qui nous révèlera les caractères essentiels de la vie, de ma vie au sein de la conscience.

1) La vie est sentie (erlebt, enjoyed) et non connue: c'est une certaine affectivité diffuse qui me révèle ma vie avant que ma raison ne me l'explique. Dans l'étude qu'il fait de la befindlichkeit, Heidegger a fortement souligné ce pouvoir de l'affectivité d'anticiper sur toute idée distincte. Je me sens vivant avant que de me savoir animal. Or le statut de cette affectivité est fort difficile à établir, car on peut la dire sans intentionnalité; en elle je ne vise pas quelque chose. Il est essentiel à l'objet que je perçois qu'il se donne dans une multiplicité d'esquisses, de profils perspectifs; soit que je le fasse tourner, soit qu'il tourne lui-même devant moi, il offre une pluralité de " faces "; il n'est lui-même que l'unité de ces aspects retenus et anticipés. Or ma vie n'est point un objet qui se donne sous des faces différentes; je l'appréhende toujours du même côté ou plutôt elle est sans côté pour moi, et saisie sans perspective; en éprouvant ma vie, je saisis le centre même de perspective pour lequel il y a des perspectives différentes sur les choses; je peux observer une chose, je n'observe pas ma vie. Ein erlebnis schattet sich nicht ab, dit Husserl: un vécu ne se donne pas par esquisses. À chaque instant, j'en saisis tout ce que j'en peux saisir. Je dirai la même chose autrement: la chose vue sous un angle est aussi la chose vue du dehors, par son dehors; je ne pénètre pas l'objet, j'en fais le tour, je l'enveloppe et je le traverse, je le divise et me tiens encore au dehors des fragments. Le phénomène de transparence semble faire exception; mais, outre que la transparence n'est que pour la vue et non pour le toucher, elle n'exprime pas une co-présence du regard à l'objet qu'il traverse; le regard traverse la porcelaine

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et se pose sur les choses opaques. Mieux que le verre transparent, ma vie est pénétrée par ma conscience: quand je sens mon souffle élever ma poitrine, mon sang battre mes tempes, je suis comme dans le souffle, au centre de la pulsation, co-présent et coextensif au volume senti et au mouvement éprouvé. C'est le sens que l'on peut donner à cette expression de Descartes, "que l'âme est unie à toutes les parties du corps conjointement", ce qui ne doit point exprimer le rapport de deux substances hétérogènes mais la conscience non perceptive de mon corps ou, si l'on veut, la présence éprouvée et non perçue de mon corps à ma conscience. C'est dire que la conscience de la vie n'est pas conscience de chose, mais conscience de soi. Cette affectivité est la forme élémentaire de l'aperception du moi. Comme toute conscience de soi elle accompagne de façon originale la conscience de quelque chose, tantôt en sourdine, tantôt comme une exaltante ou une douloureuse orchestration de la présence du monde.

2) Cette conscience affective de moi-corps me révèle la vie comme indivisible; je suis une totalité vivante; la vie est l'unité qui circule entre les fonctions; je puis bien dire que j'ai des membres, des sentiments, des idées: la vie n'est pas au pluriel; le cogito se prête à une énumération de parties, de fonctions et d'actes, seule la liberté et la vie, c'est-à-dire l'existence voulue et l'existence subie, transcendent l'énumération. J'existe-un. On le voit dans toutes les formes de l'affectivité organique ou "proprio-ceptive ": les sensations les mieux localisées de la cénesthésie se détachent sur un fond affectif global, non-localisable; la douleur, tout en me blessant ici ou là, m'affecte comme totalité vitale, (totalité vécue qui a pour diagnostic objectifs l'irradiation, les réflexes diffus et les réactions généralisées qui dispersent la localisation); c'est pourquoi je puis dire: "j'ai mal au pied " et non: "mon pied a mal "; il y a une unique conscience douloureuse qui n'est rigoureusement nulle part quoique dans le corps - comme l'individualité de l'espace vécu-et qui rassemble les sensations locales de la douleur; ce mélange étrange du local et du non-local se retrouve dans la faim, la soif et dans tous les besoins. On connaît aussi l'échec des différentes tentatives pour localiser le plaisir; peut-être tend-il vers une conscience globale sans contrepoids de sensations localisées. Je dois donc dire que je suis divisible comme espace et comme machine et indivisible comme vie. La vie est susceptible de niveaux et de tonalités mais non de parties; ou, si l'on veut, elle est l'indivisibilité de l'étendue et du mouvement en première personne. Et quand je crains d'être blessé, c'est-à-dire divisé, je crains pour ma vie, car sa division c'est sa fin, c'est-à-dire sa dégradation au plan des choses mortes, et comme telles divisibles et divisées; ma mort même

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m'est annoncée comme le retour à la chose divisée par excellence: la poussière.

3) La nécessité que comporte la vie découle de ces deux premiers caractères: ce qui est senti comme indivisible, c'est la position non-voulue de moi-même, le fait brut d'exister; je me trouve exister.

Nous allons essayer de cerner cette nécessité de proche en proche en interrogeant quelques métaphores qui en sont le langage indirect. Ces métaphores sont d'autant plus suggestives qu'elles sont sans prétention subjective. D'abord la métaphore spatiale: je suis " en " vie. Je me trouve en elle; l'image est celle d'une insertion ou d'une immersion dans un " milieu", au coeur de la forêt de ma vitalité. Cette imagerie n'est pas méprisable; une aura de sens cerne le langage géométrique et atteste une intention transgéométrique de la topographie; les métaphores spatiales sont comme le résidu de cette intention. Le " je " est sur fond de vie, toute figure que je forme a pour horizon (l'apeimon,) l'indéfini d'une vie donnée gracieusement. Cette impuissance de la conscience à se donner l'être et à y persévérer est tantôt soufferte comme une blessure originelle ou éprouvée comme une joyeuse complicité avec un élan venu d'ailleurs: "harmonieuse moi... "dit la jeune parque; cette métaphore spatiale suggère donc le débordement de tout pouvoir d'être par un non-pouvoir d'exister; ce sentiment d'être débordé par ma vie est augmenté par cette assurance que la vie est une dans le monde, qu'elle vient de plus loin que moi et me traverse seulement en me donnant d'exister. À la limite, elle m'apparaît comme un prêt à terme, un don révocable; les résonances religieuses de cette idée se font déjà deviner; nous les négligerons; quoi qu'il en soit, j'ai l'obscur sentiment d'appartenir à l'unique vie dans l'univers.

Si nous chassons une image par une autre, selon le conseil de Bergson, une autre métaphore se propose, celle de l'appui: la vie me porte. Je suis apporté et mis au monde par ma naissance; je serai emporté par la mort. Parce que je ne pose pas ma vie, je suis posé sur elle, je repose sur elle comme sur une fondation; je repose sur ma respiration comme sur les vagues de la mer; et je " me " repose d'autant mieux que je renonce à vouloir et m'abandonne à cette sagesse de la vie que recèle mon sommeil. Le glissement de cette métaphore à un concept plus consistant de fondement est aisé; nous ne nous y abandonnerons pas encore; il nous ramènerait trop vite aux discussions sur la cosmologie et sur les causalités superposées. Restons encore dans l'imagerie des fondations et des superstructures. Qu'ajoute-t-elle à la précédente? Ceci: je ne suis pas seulement sur fond de vie, mais à base de vie. Or le fond est inconsistant, la base fait comme un

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effort de porter; l'édifice pèse sur la base; mais en retour elle ajoute du nouveau sans pouvoir pourtant subsister sans la base; c'est ce qu'une conception architecturale et hiérarchique des degrés d'être et de causalité essayera de stabiliser dans une cosmologie rationnelle.

Si nous restons fidèle à l'expérience vive, à peine élaborée par les métaphores, nous devons dire que l'existence est un paradoxe pour l'entendement diviseur et un mystère pour une conscience unifiante plus secrète: elle est voulue et subie; elle est un foyer d' actes joint à l' état de vivant. L'expression d'état de conscience, si fâcheuse par ailleurs, trouve ici sa justification. L'état de vivant est l'état de conscience par excellence. Acte et état d'exister sont pensés deux et vécus un: mon acte et mon état nous sommes un dans le " je suis". C'est en ce sens seulement que le cogito comme acte enveloppe le fait d'exister: "cogito ergo sum". Mais " ergo " n'est pas un rapport logique; c'est un paradoxe enjambé par le sentiment d'un mystère. L'existence au sens kierkegaardien enveloppe l'existence au sens kantien; mais cette implication est un lien supra-logique qui tient de la connivence et du pacte, et qui se brise, sitôt pensé, en acte et en état, en liberté et en nécessité d'exister.

Nous accédons ainsi à la troisième et ultime figure qu'adopte le paradoxe de la liberté et de la nécessité; la liberté est liée non seulement à une manière finie, à une matière indéfinie, mais encore au fait pur d'exister vivant.

Pour la troisième fois nous allons chercher dans l'objectivation de la vie d'abord la ruine de ce paradoxe remplacé par un radical déterminisme, puis l'index rationnel évanouissant d'un rapport plus vécu que pensé: le rapport de l'acte du cogito à sa propre existence de fait. Plus que jamais la médiation de la raison est nécessaire, dût-elle échouer; le caractère affectif de la vie est manifeste: sans objet et aveugle, le sentiment appelle le commentaire de l'entendement. Sa richesse fait sa confusion et sa profondeur a pour sanction son absence de langage.

Le premier effet de l'objectivation est de diviser la vie, sinon en parties, du moins selon des points de vue différents.

1) On peut d'abord considérer une coupe instantanée, à un moment donné, c'est-à-dire transversale, dans la durée du vivant: la vie apparaît alors comme l'unité indivisible d'une organisation qui m'étonne et me surprend, à la façon d'une sagesse qui s'ignorerait elle-même.

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2) On peut ensuite réintroduire la considération du temps et de l'évolution du vivant: la vie se donne alors comme l'unité d'une croissance qui m'emporte sans rémission de l'enfance à la vieillesse; l'unité de la vie est à la fois celle d'un ordre dans l'espace et d'un ordre dans le temps. 3) Enfin il faut faire une place à ce fait décisif que le temps du vivant a un commencement et une fin. Je suis né et je mourrai certainement. Nous laisserons provisoirement de côté la considération de la mort, qui sera mieux placée au terme d'une enquête sur les diverses formes de la négation qu'enveloppe la nécessité d'exister.

L'examen de la vie comporte donc lui-même trois moments: organisation, croissance et naissance. Une méditation sur la condition de vivant recèle la triple tentation de mettre la nécessité hors du sujet et d'y ensevelir ensuite la liberté elle-même: la volonté peut paraître un effet de l'organisation, un produit de l'évolution du vivant, ou même une résultante de son propre patrimoine héréditaire. Le concept objectif d'organisation la connaissance objective de la vie atteint à un degré scientifique que la caractérologie ou la psychanalyse n'ont pas encore atteint. Aussi l'exégèse, par la science, du sentiment obtus d'être en vie s'impose de façon éclatante. Nous ne nous intéresserons ici qu'aux concepts biologiques qui distinguent précisément la biologie du groupe des sciences physico-chimiques. Nous n'avons pas à savoir si ces concepts-au premier rang le concept d'organisation-sont par eux-mêmes explicatifs ou s'ils n'ont encore qu'une valeur descriptive, bref si les phénomènes d'équilibre, de régulation, d'adaptation de tous ordres appellent en dernier ressort une explication physico-chimique, à la fois nécessaire et suffisante. Il nous suffit que les concepts biologiques aient une réelle consistance intellectuelle et donnent un sens, une intelligibilité à la vie en tant que phénomène original, qu'ils fassent comprendre l'ordre vital à notre entendement.

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Si nous voulons distinguer le vivant de la chose, ce sont les fonctions biologiques qui lui donnent un sens original; ce sont elles qui unifient le divers des matériaux physico-chimiques et le divers des tissus anatomiques; la fonction est la signification de l'organe, et la physiologie donne son sens à l'anatomie. La vie comme indivisible apparaît finalement comme l'accord supérieur des fonctions diverses dans l'unité d'organisation de l'individu; plus exactement, la tâche de la vie est de maintenir l'ensemble des liaisons internes de l'organisme en relation avec le milieu extérieur: équilibre intérieur, adaptation au milieu, tels sont les deux aspects solidaires de cette finalité de fait qui donne son intelligibilité à la vie. Encore une fois, il nous suffit que cette finalité de fait sous son double aspect ait au moins une valeur descriptive pour que nous puissions nous poser le problème de savoir si elle peut inclure tous les éléments de la conduite humaine.

Or, une fois que l'on a adopté ce plan de compréhension, rien ne nous interdit en effet de généraliser sans limites l'usage des concepts fondamentaux qui caractérisent ce plan. Tout, y compris la volonté prétendument libre, peut être lu comme un problème d'organisation résolu par la vie. Sans doute, le type de l'organisation vitale se trouve dans ces systèmes d'équilibre et de réglation qui ne mettent aucunement en jeu la volonté et où l'on peut dire, à une approximation près, que le pouvoir organisateur de la vie se suffit totalement à lui-même: je n'ai rien à faire volontairement pour assurer l'équilibre normal du calcium; cette autonomie de la vie consiste ici dans le maintien des liaisons internes de l'organisme, certains échanges avec le milieu étant supposés. Mais on peut considérer l'ensemble des rapports de l'organisme avec le milieu comme un problème d'organisation dont l'équilibre serait sans cesse différé et en cours. Et comme c'est à l'occasion de l'activité dite de relation que le psychisme entre en scène, il est toujours possible d'inclure la psychologie des conduites dans une vaste problématique de l'organisation, de faire rentrer l'équilibre entre l'organisme et son environnement géographique dans un système total d'organisation. Cette extension de l'interprétation biologique est d'autant plus légitime que c'est finalement à l'intérieur du vivant qu'est réglée l'adaptation externe de la réaction à l'excitation (et même de l'excitation à la réaction, dans la mesure où l'organisme réagit sur ses propres conditions pour les proportionner à son action propre); c'est précisément la signification principale du système nerveux et, dans une certaine mesure, celle du système hormonal d'accorder à l'intérieur du vivant le terme de toutes les excitations

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centripètes et le point de départ de toutes les actions et réactions centrifuges. En un sens tout se passe à l'intérieur du vivant, équilibres intraorganiques et adaptation au milieu. Ma vie comme tâche et comme problème résolu il est inutile de rappeler les raisons générales qui doivent nous ramener à une doctrine de la subjectivité pure et nous rendre l'assurance d'être celui qui dit " moi". Il est par contre important d'exposer devant la conscience les raisons particulières qui peuvent nous mettre en garde contre cet ultime pouvoir de fascination qui procède de l'idée d'organisation.

Pourquoi l'ordre de la vie, assidûment regardé, nous invite-t-il si fortement à nous aliéner dans l'objet? Revenons sur cette finalité de fait qui caractérise les explications fonctionnelles; ce n'est pas sans raison que les biologistes mécanistes lui ont reproché ses résonances psychologiques; or cette analogie de la finalité organique avec l'activité intentionnelle de l'homme, en même temps qu'elle attire la biologie du côté de l'anthropomorphisme, entraîne la conscience dans le vertige de l'objectivité; ce curieux effet de contamination à double sens mérite qu'on s'y arrête; car d'un côté il rend la finalité suspecte au biologiste, d'un autre côté-et c'est celui qui nous intéresse ici-il est à l'origine de ce renversement de point de vue au terme duquel la volonté n'est plus qu'une promotion de l'organisation. Dès que l'on compare en effet l'invention et la finalité en biologie à l'invention et à la finalité humaine, elle apparaît nécessairement étonnante; comparée au cheminement difficile de la construction humaine, l'édification organique nous stupéfie: alors que l'homme fabrique des outils du dehors par addition de parties, la vie édifie ses organes du dedans par croissance orientée. Tout se passe comme si une intelligence qui s'ignore, mais une intelligence infiniment plus clairvoyante et infiniment plus puissante, ordonnait la matière. Ce " comme si " doit être mis entre parenthèses par le biologiste, qui s'efforce, quoique avec peine, d'élaborer une description scientifique de l'organisation. Elle reste comme un halo autour des concepts scientifiques. Et l'homme au delà du savant peut difficilement écarter cette pensée: si la vie faisait ce qu'elle fait volontairement, elle serait une volonté sans

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commune mesure avec la nôtre, et pour tout dire: démiurgique. Ici commence notre étonnement, notre fascination et la tentation d'annexer de proche en proche au pouvoir organisateur de la vie les oeuvres dont la volonté a la charge. En effet, il est extraordinaire que la vie fonctionne en moi sans moi, que les multiples équilibres hormonaux que la science révèle se rétablissent sans cesse en moi sans moi. Cela est extraordinaire parce qu'à un certain niveau de mon existence je cesse de m'apparaître comme une tâche, comme un projet, je suis un problème résolu comme par une sagesse plus sae que moi-même. Cette sagesse est une sagesse nourricière: il ne dépend pas de moi quand j'ai mangé que l'aliment devienne moi-même et que je m'accroisse des choses mêmes. Cette sagesse est une sagesse de mouvement: il ne dépend pas de moi que le sang circule et que le coeur batte. Certes, la vie n'est pas toujours en moi cette puissance bienveillante et tutélaire; dans la maladie je la redoute comme une puissance sournoise qui me sape et me soutire l'existence; mais même alors elle se donne comme une puissance de réparation, de compensation, de guérison; le spectacle merveilleux de la cicatrisation, du sommeil et de la convalescence confondent ma volonté, ses faibles moyens et sa maigre patience. La vie édifie la vie; la volonté ne construit que des choses. Le spectacle de la vie humilie toujours la volonté. Et alors je me prends à rêver d'une existence-qui serait peut-être l'existence animale-" où il n'y aurait plus de problèmes", plus de tâches, plus de responsabilité, plus de liberté. Je me représente l'animal comme un problème résolu par la vie. C'est ce que nous appelons communément l'instinct; mais je ne suis plus un être d'instinct; je peux bien rêver d'un paradis animal qui me dispenserait du poids de mon humanité; je ne puis plus redevenir animal, je reste une tâche pour moi-même. C'est à dessein que nous avons parlé de la vie dans ce langage scientifiquement suspect; il fallait montrer que c'est dans la vie vécue, dans la vie en première personne qu'est la source même du vertige; chose curieuse, plus la vie est anthropomorphique, plus elle m'invite à me renier comme homme; c'est donc bien au sein même de l'épreuve subjective d'être-moi-en-vie que je dois me réveiller comme liberté.

C'est par un décret que je " remets sur ses pieds " la dialectique humaine. Au lieu de penser le sujet à partir de l'objet et,

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dans le cas particulier, la volonté à partir de l'organisation biologique, je prends pour centre de perspectivemon existence comme tâche et comme projet et je cherche à situer par rapport à cette expérience centrale l'expérience partielle et subordonnée de ma vie comme pur fait, comme problème résolu. Sur la voie de cette redécouverte du sens de ma vie, je m'assure à nouveau que l'involontaire absolu n'est que l'arrière-plan de l'involontaire relatif de mes besoins et de mes pouvoirs. C'est dans le dialogue avec mes besoins et mes pouvoirs que j'aperçois ma vie comme ce qui n'est plus ni motif ni organe pour un vouloir, mais l'autre aspect de ce corps que je meux.

Serrons de plus près la difficulté: la vie n'est pas tout entière du côté du nécessaire, de l'involontaire absolu, elle est aussi du côté de l'involontaire relatif docile au vouloir; autrement dit, le paradoxe n'est pas seulement entre la volonté et la vie prise globalement, mais déjà au coeur même de l'expérience que j'ai de ma vie; ma vie est ambiguë: elle est à la fois un problème résolu, en tant qu'organisation, - et un problème à résoudre, en tant que spontanéité du besoin, de l'habitude, de l'émotion. Elle est la merveille de l'organisation et un appel pressant à l'imperium de la décision; je n'ai rien à faire pour que mon coeur batte, et tout à faire pour nourrir, soigner, conduire ce corps. Ainsi j'éprouve sans cesse en moi le mélange de deux involontaires: l'involontaire absolu d'une vie qui me donne d'exister commeconscience-et ainsi préface mon humanité, - et l'involontaire relatif d'une vie qui sollicite ma décision et mon effort, - et ainsi attend mon humanité. Il y a du résolu et du non-résolu. Ma vie fait partie à la fois de ces choses qui ne dépendent pas de moi et de celles qui dépendent de moi; c'est ce que les stoïciens n'ont jamais compris lorsqu'ils renvoient le corps tout entier à la chose et expulsent le plaisir et la douleur, le besoin et l'émotion de la sphère des "choses qui dépendent de moi". Ainsi ma vie est ambiguë. Seule l'aperception du cogito révèle cet entrelacement de deux expériences de la vie comme tâche et comme problème résolu, la solidarité des deux involontaires où la nécessité d'être en vie reste toujours l' autre par rapport à cette spontanéité que j'ai la charge de régler. Que je suspende le rapport de mon organisation à ma responsabilité, que je m'oublie comme tâche, et je contemple en moi-même le simple épiphénomène du fait de l'organisation vitale, j'abolis ma propre subjectivité dans l'ordre biologique objectivement connu et su.

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L'organisation comme index de l'involontaire absolu: la condition sine qua non mais ce rapport entre les deux sens de ma vie n'est encore que sentiment confus, sentiment ambigu, comme la vie même qu'il révèle. Comment ma vie peut-elle être ce qui croît par soi, s'entretient, se répare soi-même et en même temps une question posée à ma volonté? Devant cette confusion et cette ambiguïté, je retourne sur mes pas et je demande: ce que je sais objectivement sur l'organisation est-il purement et simplement expulsé de l'expérience? La clarté du savoir est-elle exclue de la profondeur du sentiment? Non point: il faut que la connaissance objective tâche, jusqu'à l'échec, de médiatiser les plus obscures anticipations de l'expérience affective.

Certes je dois renoncer à raccorder dans un savoir cohérent l'expérience subjective du vouloir et la connaissance objective de l'organisation. Il faut renoncer à harmoniser dans un unique univers du discours les notions du cogito et celles de la biologie, qui appartiennent à deux univers du discours incomparables. C'est seulement à l'intérieur du cogito que s'accordent mystérieusement vouloir, involontaire relatif et involontaire absolu; mais ce pacte mystérieux est indicible directement. Mais il reste possible de donner à la connaissance objective et contraignante une fonction secondaire d'index ou de signum pour dire la place subordonnée de la vie dans l'édifice de la conscience. De même que nous avons formé les notions de manière finie (caractère) et de matière indéfinie (inconscient), nous élaborons maintenant celle de condition sine qua non. Nous disons que la vie est la condition sine qua non de la volonté et en général de la conscience. L'illustration la plus remarquable qu'on puisse donner de ce " conditionnement " de la volonté par l'organisation peut être tirée des faits d'intégration et de subordination qui caractérisent l'activité cérébrale et plus généralement l'activité nerveuse. Les structures nerveuses, on le sait, présentent une hiérarchie fonctionnelle telle que les systèmes de niveau inférieur sont incorporés aux systèmes de niveau supérieur; cette subordination présente en même temps certains aspects d'inhibition, comme Hughlings Jackson l'avait depuis longtemps montré par l'étude des phénomènes de " libération fonctionnelle". Cette subordination souligne l'avènement du télencéphale au sommet de la hiérarchie nerveuse. Dira-t-on que cette télencéphalisation par laquelle les centres cérébraux se subordonnent l'activité nerveuse la plus rudimentaire explique la volonté? On peut en effet le dire, si toutefois on entend par volonté un aspect objectif du

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comportement qui se caractérise par l'intégration des conduites réflexes et instinctives dans un purposive behavior présentant " idéation " et "invention".

Mais si l'explication qui rattache un comportement à une organisation nerveuse est relativement homogène, c'est en revanche au prix d'une réduction de la volonté à des concepts objectifs de comportement, empruntés d'ailleurs en sous-main à une phénoménologie du sujet (moi et toi). Encore faudrait-il ajouter que cette relation entre les structures nerveuses et celles du comportement est moins de causalité, au sens de succession constante, que d' isomorphisme. Mais si l'on maintient dans leur authenticité les données descriptives de la conscience pratique, il faut donner à cet isomorphisme le sens de ce rapport de diagnostic que nous avons constamment reconnu entre les concepts objectifs de la psycho-physiologie et l'expérience vive du sujet. Plus précisément, les structures physiologiques servant de diagnostic à l'involontaire absolu de la vie (qui est elle-même dans un rapport d'immergence et d'émergence avec l'action consciente), on peut dire d'une manière raccourcie que ces structures sont la condition sine qua non de la volonté et de la conscience. Mais cette expression abrégée condense un double rapport: un rapport de diagnostic entre la connaissance objective de la vie et l'expérience subjective d'être en vie, et un rapport intra-subjectif d'immergence du vouloir dans le vivre. C'est avec ces réserves que l'on peut parler d'un conditionnement de la volonté par l'organisation nerveuse, par la télencéphalisation de cette organisation.

Il ne faut donc se faire aucune illusion sur la portée objective pure du concept de condition sine qua non. À la lettre il exprime une forme de causalité partielle, ou, si l'on veut, de causalité limitée. Il semble indiquer qu'une autre causalité, une causalité psychique, se compose avec la causalité organique. Or en droit il n'y a pas de raison de principe, pour qui s'enferme dans le plan de l'organisation, pour ne pas y inclure une explication totale de l'homme. Pour autant que la finalité n'est qu'un aspect de la causaité elle-même et ne se comprend que comme l'allure orientée d'une série causale ou plutôt d'une multitude de séries causales, la généralisation de la finalité organique à la totalité humaine n'est en dernier ressort que la généralisation de la causalité elle-même. Or, comme nous l'avons dit bien des fois, la causalité et le déterminisme, qui en est la règle d'intelligibilité,

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ne peuvent être partiels; ils peuvent prétendre englober la totalité des phénomènes. C'est donc par une sorte de choc en retour de la phénoménologie sur la biologie que la prétention totalitaire de l'explication par l'organisation peut être limitée. La notion de condition sine qua non exprime seulement cette limitation. Nous disons que les lois d'organisation n'expliquent pas tout l'homme, parce que par une autre méthode que la biologie ou que la gestaltpsychologie, qui généralise les lois d'organisation, je découvre ma vie comme une partie de moi-même. Les lois d'organisation sont l'index de cette expérience de ma vie comme involontaire absolu: or cette expérience reste toujours une expérience subordonnée, impliquée. C'est l'expérience totale du cogito qui déclare l'expérience de la nécessité comme partielle. On voit que cette notion de condition sine qua non introduit quelque intelligibilité dans l'expérience de la nécessité. Elle fait de la science de l'organisation le diagnostic externe, le révélateur objectif d'un moment par lui-même sans autonomie dans le cogito. Que ce rapport se détente, que la connaissance de la vie perde sa fonction d'index, et du même coup rien ne nous avertit plus que l'homme soit autre chose que sa vie; les prétentions de la biologie à l'explication totale sont sans contre-partie. Le concept de condition sine qua non n'est donc pas purement objectif. C'est ce que nous appelons un index. Il ne peut être que le langage indirect d'un rapport hors série, qui n'est plus une catégorie de l'objectivité, à savoir le pacte de la liberté avec l'existence de fait.

Note sur la cosmologie peut-on aller plus loin que ce rapport fragile de signum entre l'objectivité de la biologie et la subjectivité de l'involontaire absolu? Peut-on stabiliser dans une ontologie des degrés d'être le rapport de la vie à la volonté? C'est ce qu'ont tenté périodiquement les grandes cosmologies classiques, dont Ravaisson à son tour essayait de retrouver le secret.

Le principe des cosmologies est d'articuler le monde en une hiérarchie de plans ou de degrés d'être où l'ordre humain s'ajoute à l'ordre vital tout en dépendant de lui, selon un double rapport de dépendance et d'émergence. Elles tentent de donner à la fois l'intelligence des différences entre les plans de réalité et celle de leur enchaînement. La vie et la conscience s'ordonnent dans une échelle de causalités qui sont l'une et l'autre comme une préparation et un achèvement. Ce que nous disions plus haut dans le langage des métaphores prend un sens rationnel: l'image de la fondation devient le concept de fondement dans une vue hiérarchique

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de l'univers où la vie fonde la conscience et la conscience achève la vie.

La question que nous posent ces cosmologies est celle-ci: existe-t-il un univers du discours qui soit " neutre " par rapport à l'objectivité et à la subjectivité? Entendons: un univers du discours qui soit autre chose qu'un concept purement formel d'être au sens d'objet en général (en entendant par l'objet en général le pensable avec toutes ses significations formelles: quantité, tout et partie, propriété, état de chose, etc). Existe-t-il une ontologie matérielle commune à la région de la nature-connue par la perception externe et les sciences objectives de la nature-et à la région de la conscience connue par la réflexion et par la phénoménologie du sujet?

À cette ultime question nous croyons devoir répondre négativement, du moins provisoirement. Nous ne croyons pas qu'il existe de notions réellement pensées qui unifient dans une hiérarchie homogène la nature et le cogito. Nous pensons au contraire que les " modèles " dans lesquels on prétend articuler par exemple la biologie à la phénoménologie (c'est-à-dire l'organisation considérée objectivement à la liberté éprouvée subjectivement) ne font qu' altérer la pureté de l'une et de l'autre et masquer l'hiatus fondamental qui sépare le cogito de la nature objective. C'est toujours une biologie à demi " subjective " qu'on intègre ainsi à la cosmologie; une mythologie animiste ou vitaliste est toujours la rançon de ce genre d'harmonisation; l'exemple de Maine De Biran et de la " force hyperorganique " est à cet égard un avertissement éloquent; la biologie ne progresse qu'en renonçant à glisser ces sous-entendus cosmologiques dans ses concepts d'organisation autonome. Inversement c'est toujours une psychologie à demi " objectivée " qu'on superpose à cette biologie. Il reste bien entendu qu'il y a des concepts de la subjectivité, que la qualité de sujet est pensable jusqu'à un certain point; mais ces concepts doivent rester des concepts "propres " (intentionnalité, perception, imagination, vouloir, besoin, etc), des concepts sur mesure, c'est-à-dire à la mesure de l'aperception du sujet par lui-même et de l'aperception de l'autre sujet. Dès que l'on " met le sujet dans la nature", sa qualité de sujet est oblitérée. Les sujets et les objets ne font pas addition; la nature comme totalité des objets et des sujets est une idée inconsistante.

Cela ne veut pas dire que la connaissance de la nature et celle du sujet soient sans rapport aucun; le sujet en tant qu'incarné est précisément nature en première personne: caractère, inconscient et vie. Je puis dire que c'est la même vie qui est éprouvée comme involontaire absolu dans le cogito total et qui

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est connue objectivement comme organisation. Cette identité de la même vie connue de deux façons comme objet parmi les objets et comme partie du sujet permet d'instituer le seul rapport qui provisoirement nous paraisse compatible avec la discontinuité des univers de discours: le rapport de signum ou de diagnostic.

Je puis bien alors parler le langage de la cosmologie, mais à condition de ne pas être dupe de sa fausse homogénéité. Projetant le savoir de la nature dans la connaissance que j'ai de moi-même, je peux bien dire que je suis la hiérarchie vivante de l'être: minéral, végétal, animal et homme; je récapitule les degrés de la nature. Mais je ne puis monter les degrés de la nature et penser ces réalités comme construites les unes sur les autres que si je puis descendre en moi les degrés de l'existence depuis ma liberté jusqu'à l'involontaire absolu, aux confins d'une existence qui doit être l'analogon de l'existence animale; c'est cette descente au royaume des ombres qui est la justification implicite d'une cosmologie. Telle fut la grande intuition de Ravaisson dans son chef-d'oeuvre de l'habitude et dans son célèbre rapport. Elle nous rappelle que la cosmologie est toujours ambiguë, au confluent de deux systèmes de notions.

Est-ce à dire que la cosmologie n'a pas un autre sens encore? Nous ne le nions pas. Une autre unité peut exister entre la subjectivité du vouloir et de la vie et l'objectivité de la connaissance naturelle. Une unité de création peut rassembler toutes les formes d'êtres par delà tout savoir brisé. Une unité de création peut être surprise par une toute autre dimension de la conscience que celle qui procède aux " eidétiques régionales " du cogito et de la nature. Je suis aussi lecteur de chiffres, selon le mot de Jaspers. Ce n'est pas par hasard qu'une unité de souffle ou d'inspiration anime les grandes cosmologies médiévales: c'est un unique désir qui procède de Dieu et fait retour à Dieu à travers tous les degrés de l'être; cette unité perdue comme savoir devra être retrouvée d'une autre façon dans la " poétique " de la volonté. Mais autre chose est la prétention de la cosmologie aux yeux d'une eidétique sobre.

IV la vie (suite): croissance et genèse: pour faire apparaître le caractère organisé de la vie il suffit de pratiquer une coupe instantanée dans le développement du vivant: à chaque instant la vie tend vers l'équilibre et l'adaptation; la considération de la durée introduit une dimension nouvelle qui est elle-même une dimension de la vie; ma vie est

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temporalité: naissance, croissance, vieillissement; adolescence et sénescence, a-t-on dit plus fortement.

Or cette croissance n'est pas mon oeuvre, je l'éprouve comme fait pur, comme dimension de l'existence brute. Ce fait pur de la croissance pose de difficiles problèmes à une philosophie de la volonté.

Essence et genèse en effet, il semble qu'il y ait une contradiction entre une description de la volonté qui la rencontre comme une essence, c'est-à-dire comme une signification en quelque sorte ingénérable et même intemporelle de l'homme, et une explication de la volonté qui en montre la genèse en fonction de la croissance du corps. Poussons à bout cette contradiction en apparence ruineuse afin d'en tirer le paradoxe vivant qui doit nous conduire aux confins d'une nouvelle expérience de cette nécessité qui adhère à notre liberté. L'eidétique paraît exclure que la volonté puisse avoir, ou, mieux, être une histoire. Elle décrit une essence. Le " je veux " est une essence, - une essence intégrante si l'on peut dire; l'émotion, l'habitude, etc, sont des essences subordonnées. La volonté ne devient pas, elle est; elle ne commence pas, car le sens d'une fonction, le sens qui fait comprendre l'homme, l'intelligibilité de l'homme, n'est pas à la merci du temps. L'ordre de compréhension n'est pas un ordre temporel. Non seulement la raison et la volonté ne procèdent pas d'autre chose, non seulement elles sont premières et font comprendre les puissances subordonnées en leur donnant le sceau de l'unité et de la totalité, mais elles ne grandissent pas, elles ne déclinent pas; l'eidétique exclut l'histoire. On peut être tenté en effet de tirer ces conclusions de notre effort pour élaborer le sens de la volonté. D'un autre côté une psychologie génétique paraît exclure qu'on puisse faire une phénoménologie de la volonté. La volonté n'est pas, elle devient. En effet on peut montrer concrètement que d'abord l'involontaire a une histoire: successivement viennent éclore de nouveaux goûts, tandis que d'autres s'éteignent; William James a fait de cette naissance et de cette mort des instincts une description devenue classique; et nos pouvoirs changent avec nos goûts: la psychologie de l'habitude nous a donné une idée de cette histoire de nos pouvoirs avec quoi s'identifie pour une part "l'image de notre corps". Mais surtout on ne peut considérer que cette histoire soit seulement une histoire de notre corps, une histoire de l'involontaire, comme si chaque âge posait une question nouvelle à un arbitre intérieur

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qui, lui, par privilège serait soustrait à la durée. La volonté croît, devient adulte puis sénile. De même que je suis tout entier vivant, je suis tout entier histoire. Il n'est donc pas possible de parler en général du sens de l'homme; on ne peut parler que des âges de l'homme; il faut faire une psychologie de l'enfance, une psychologie de l'adolescence, une psychologie de l'adulte, une psychologie de la vieillesse. La partialité de chaque âge peut d'ailleurs se comparer à la partialité de chaque caractère. Chaque âge se définit par un faisceau privilégié de motifs et de pouvoirs et par une manière de vouloir: il y a une volonté enfant, une volonté adolescente etc.

On sera tenté alors d'accuser une eidétique de majorer et de privilégier un moment de cette évolution, en l'espèce la maturité, et de repérer toutes les psychologies des âges par rapport à cette forme déclarée canonique. L'eidétique serait seulement la psychologie de l'adulte, c'est-à-dire la description d'une sorte d'" acmé "psychologique situéegrossièrement entre deux phases d'intégration et de régression, l' être -adulte se situant entre le devenir -adulte ou adolescence et le devenir -vieux ou sénescence. Mais pour une psychologie respectueuse des âges comme des caractères ce moment n'a pas plus de valeur que les autres, et tous les âges, pour autant qu'ils sont, méritent également d'être étudiés et d'être reconnus selon leur propre structure. Élargissant les perspectives d'une psychologie génétique aux dimensions de l'évolutionnisme, on fera remarquer que l'eidétique tend non seulement à canoniser l'homme adulte mais à l'isoler dans l'histoire de la vie comme une essence discontinue, c'est-à-dire comme une signification séparée par un hiatus des significations animales centrées sur l'instinct. La force des explications génétistes est au contraire de résoudre les discontinuités en évolutions continues. L'enfant devient adulte et peut-être que l'animal devient homme. C'est la continuité des stades de développement qui rend intelligible le passage des confins de l'animalité à l'humanité, puis des confins de l'enfance à l'humanité adulte.

La fonction de l'histoire est en effet de remplir les intervalles qui paraissent infranchissables pour une eidétique; ce qui ne peut être engendré intemporellement peut l'être dans le temps. Il semble donc que la philosophie implicite de toutes les interprétations génétistes de l'homme soit de refuser toute entité prétendue ingénérable et de dériver par la grâce du temps le supérieur de l'inférieur. Ce refus des irréductibilités, des discontinuités, doit être à la limite un refus des essences. Il n'y a pas d'essence de la raison ou de la liberté, parce que les essences sont intemporelles; or tout devient; il n'est rien qui ne procède d'autre chose qui soit plus simple; ainsi la genèse est le parcours

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temporel du simple au complexe. C'est ainsi du moins que Spencer l'entendait; mais Spencer n'a sans doute fait que donner une forme systématique à la conception du devenir naturelle à l'entendement. Toute genèse est une forme de réduction du supérieur à l'inférieur; l'entendement déploie dans le temps ce qu'il a d'abord dégradé et aplati d'un seul coup par l'esprit; une explication génétiste est un effort pour faire l'économie du " saut " dans la doctrine de l'homme. Ainsi, à l'opposé de l'eidétique, qui prétend comprendre le plus bas par le plus haut, la psychologie génétique explique historiquement le plus haut par le plus bas. Et la raison et la volonté, qui sont premières pour une description de significations, sont secondes pour une histoire. Encore ce prétendu être humain n'est-il qu'un moment dans le " devenir " humain, de la naissance à la mort. Un sens s'élabore et se défait. Ce qui est, c'est seulement ce qui devient. On voit ainsi se constituer une nouvelle objectivité dévorante, une objectivité de la genèse ou de l'évolution; je m'aliène dans ma propre croissance qui me fait et me défait; je n'ai pas de sens fondamental; je n'ai qu'une histoire; ou plutôt il y a une histoire que j'appelle moi, comme tout à l'heure il y avait une organisation qui englobait le moi comme un de ses secteurs subordonnés.

Il est nécessaire de dissiper ce malaise si l'on veut entrevoir ce que peut être cet involontaire absolu du temps vital, cette nécessité de la croissance qui adhère à l'être que je suis comme liberté. Afin de ne point nous enliser dans une dialectique toute abstraite, nous prendrons appui sur quelques exemples tirés de la comparaison de l'adolescence avec l'âge adulte.

La psychologie des âges la psychologie des âges peut-elle éviter radicalement de se repérer par rapport à une certaine signification de l'homme? Il ne le semble pas. Une phénoménologie inavouée se dissimule derrière l'évaluation des différents âges. Ainsi la psychologie de l'adolescence situe spontanément l'âge qu'elle considère par rapport à la maturité, dans la mesure où la maturité représente l'approximation, l'accomplissement approché d'un certain sens de l'homme, qui d'ailleurs reste souvent implicite à l'interprétation (on verra tout à l'heure que la maturité précisément n'épuise pas ce sens de l'homme, qui à son tour la juge et l'abaisse devant certains traits qui font la gloire d'autres âges).

L'adolescence est en route vers l' équilibre de la maturité. C'est par rapport à cet équilibre que par exemple l'exaltation du moi de certains adolescents est décrite comme une " crise", comme

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la " crise d'originalité juvénile". Quand Maurice Debesse étudie la " structure de la crise", qu'il a d'abord longuement décrite, et la rapporte à la formation de la personnalité, il met en avant les facteurs de " discordance organique " et de "désadaptation sociale " à la source de l'affirmation exaltée du moi qui caractérise la crise. Il distingue cette crise des constitutions pathologiques par son pouvoir, entre autres traits, de préparer un nouvel ajustement au réel et au milieu social. Une certaine idée de l'homme est présupposée, à savoir que la conscience de soi est un facteur d'intégration de toutes les tendances, que l'objectivité l'emporte sur le bouillonnement de la subjectivité et que l'adaptation au milieu et aux tâches sociales succède à la maladresse, à la révolte etc. Cette idée de l'homme se retrouve dans l'idéal d'adaptation où les behavioristes voient le critère de l'homme accompli, ou dans la conception de la "fonction du réel " de P Janet. Il n'est pas rare que cette idée de l'homme soit soutenue par une conception normative de l'évolution humaine empruntée à la loi des trois états de A Comte. L'homme, c'est l'homme positif. Ces vues sont à bien des égards étriquées, dans la mesure où des critères de rendement et de socialisation viennent réduire l'homme à une normalité fonctionnelle d'ordre biologique ou sociale. Néanmoins elles contiennent une part de vérité phénoménologique. Même le critère behavioriste d'adaptation ou la fonction du réel de P Janet sont des aspects authentiques de ce qui nous a paru être le critère même de l'homme: à savoir le règne du volontaire sur l'involontaire, conçu comme un accord et une conciliation du vouloir et du corps. Ce sens de l'homme englobe aussi bien le sentiment subjectif d'une unité intérieure que le critère fonctionnel d'adaptation. Il s'agit toujours d'une intégration et d'une maîtrise, externe ou interne. Sans de tels présupposés, on ne voit pas de quel droit le psychologue pourrait dire qu'en devenant adulte l'adolescent devient un homme, sinon parce qu'il retombe à son tour dans les préjugés de l'adulte qui s'annexe le concept d'homme. Dans la mesure-mais dans la mesure seulement-où la maturité est canonique, c'est qu'elle a elle-même pour repère une notion de l'homme qui désigne la volonté comme l'un qui intègre le multiple.

Mais précisément la phénoménologie ne consacre pas purement et simplement le privilège de l'âge adulte. C'est encore une

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phénoménologie implicite qui permet de privilégier à certains égards d'autres âges que la maturité: ainsi les anciens honoraient dans la vieillesse une prudence et un conseil où ils voyaient un bien de l'homme qui ne peut être approché qu'au déclin de la vie. De même une psychologie équilibrée de l'adolescence est amenée à la fois à y reconnaître une étape vers l'équilibre de l'âge adulte et une certaine réalisation humaine qui a " en soi sa perfection " et qui ne sera plus jamais retrouvée. Cette ambiguïté précieuse dans l'appréciation de l'adolescence ne peut être protégée que par le sentiment très vif que si par ses traits principaux l'âge adulte est la plus grande chance biologique d'approcher de l'équilibre humain, par d'autres traits cet âge est lui-même déficitaire: quelque chose de l'homme est perdu avec l'adolescence. Sans doute un certain non-conformisme agressif, une arrogance et une susceptibilité ombrageuse, une certaine surestimation de soi faite de complaisance et d'angoisse apparaîtront-elles plus tard dérisoires au jeune homme qui sort de l'adolescence. Mais ce sens de la singularité, de la solitude, ce goût de la pureté et de l'absolu, ce pouvoir d'étonnement et d'émerveillement, cette énergie même et cette avidité que l'on accorde d'ordinaire à la jeunesse, ne sont-ils pas des biens humains que l'adulte réalisateur, pratique, un peu blasé, a laissés flétrir? Oui, la maturité est à certains égards une flétrissure; Joubert écrit dans un beau texte que cite M Debesse: "pendant notre jeunesse, il y a souvent en nous quelque chose de meilleur que nous-mêmes, je veux dire que nos désirs, nos plaisirs, nos consentements, nos approbations". Cette citation nous ramène à la crainte, exprimée plus haut, que l'on ne réduise la mesure de l'homme à des critères de rendement et de fonctionnement qui expriment déjà le rétrécissement de l'homme par l'adulte.

Tous les âges sont à certains égards une " acmé ": heureuse adolescence qui n'est pas accoutumée au réel, pour qui le monde a encore sa puissance de choc, pour qui il n'est pas encore vrai que " le désir d'adaptation l'emporte sur celui d'être soi "! Ainsi, d'un côté, la psychologie des âges est guidée par un pressentiment des possibles les plus vastes de l'homme; et ce pressentiment l'aide à évaluer les âges selon la chance que chacun offre de réaliser une certaine face de l'humanité. D'autre part, la psychologie des âges est le révélateur de ces multiples faces

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et permet de respecter l'amplitude de l'humain qu'aucun de ces âges n'épuise. Ces remarques tirées de la comparaison de l'adolescence et de l'âge adulte nous rapprochent de notre but: il n'y a pas d'opposition, croyons-nous, entre une psychologie génétique attachée à l' histoire des structures et une phénoménologie descriptive attachée au sens des structures humaines. Car, si l'objet de la psychologie était absolument fluant, elle ne pourrait même pas nommer l' homme. Seules des significations stables servent de référence à l'histoire. On se gardera donc de faire de l'explication génétique un dogmatisme exclusif d'un autre type de compréhension. Déjà Leibniz, à propos d'un autre problème, celui des idées innées, avait tenté de tenir ensemble ce qu'on appelait alors un innéisme des facultés (et même des idées) et un certain empirisme selon lequel toute expérience est acquise. C'est un paradoxe semblable que nous nous proposons de maintenir: le paradoxe d'une genèse qui fait sortir toutes les formes culminantes de l'homme de plus bas qu'elles-mêmes, et d'une eidétique qui décrit le sens que cette histoire réalise.

C'est, je crois, ce paradoxe qui est pressenti toutes les fois que nous disons que l'humanité ne sort pas d'autre chose que d'elle-même mais qu'elle s'éveille, se développe. Car l'homme ne peut devenir que ce qu'il est. Mais en retour il ne peut être que sous la condition du temps qui le révèle peu à peu. C'est en respectant ce paradoxe que nous garderons la psychologie génétique de réduire le supérieur à l'inférieur; loin qu'elle fasse sortir le plus haut du plus bas, elle atteint, dans l'histoire de l'enfant à l'homme, la révélation progressive de l'homme ingénérable en lui-même; il y a une liberté-enfant, comme il y a un destin-enfant, selon le mot des espiègles euménides de Giraudoux. Le sens de l'homme "s'historialise " dans une croissance; il ne réside pas seulement dans la maturité, mais il est chaque fois par quelque côté une possibilité de chaque âge; l'homme croît, mais c'est son être qui se montre dans l'apparence de son devenir: l'homme ad-vient. L'idée de développement apparaît ainsi comme la notion fondamentale d'une génétique qui ne réduit pas le supérieur à l'inférieur, mais qui montre la réalisation progressive d'un sens; ce sens n'est rien hors du temps; il est plutôt un avènement à travers les grands événements de la croissance. L'âge comme destin l'homme est donc situé par son âge. L'âge est un des modes

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de cette étroitesse constitutive que nous avons résumée dans le terme général de nécessité. Cela signifie deux choses: d'un côté l'âge que j'ai en ce moment est absolument comparable à la partialité durable de mon caractère: c'est seulement une partialité en cours d'évolution et une partialité qui m'apparente aux individus de ma génération et non à ceux de ma classe caractérolgique. D'elle on peut dire ce qui a été dit de la manière finie du caractère: rien d'humain ne m'est étranger, mais le destin de mon âge est de rencontrer tous les motifs de mes décisions et tous les pouvoirs de mon action par la face que cet âge élit, d'une élection en quelque sorte donnée et étrangère à mon choix. C'est en style d'adolescent, d'adulte ou de vieillard que je veux ce que je veux, et ce style est la limitation invincible de mon pouvoir de liberté. L'âge est un destin comme le caractère; comme celui-ci il n'est pas seulement un interdit qui m'exclut de telle ou telle formule de vie, mais aussi une chance: chaque âge oriente dans un certain sens et ouvre selon un certain angle l'éventail des valeurs et des pouvoirs; dans ces bornes finies s'ouvre le champ d'une liberté infinie.

Mais l'âge que j'ai en ce moment est un instantané prélevé sur ma courbe de vie; il est comme la dérivée première de mon accroissement de vie; l'expérience spécifique qu'il nous faut ici dégager est celle même que désignent les mots de croissance et de vieillissement; je ne vis certes pas en bloc cette durée: toute vue panoramique en est une projection spatiale et donc un substitut; mais j'ai l'expérience d'être emporté par la vie d'une manière invincible, qui est proprement l'expérience du temps vital. Je vois plusieurs traits dans cette expérience confuse de croître et de vieillir; je remarque d'abord le sens ascendant ou descendant de cet " impetus " de la vie: je l'appellerai volontiers la dérivée seconde de mon âge, selon que je monte vers " l'acmé "ou que je descende à partir de cette "acmé". Cette expérience est d'ailleurs fort complexe: si globalement la marche vers la maturité est la grande montée de mon existence, chaque âge, comme on l'a dit, est à certains égards une " acmé " relative; chaque âge est la montée vers un horizon de valeurs et de pouvoirs qui a en soi sa perfection. Mais par rapport à ces " acmé "relatives, le sommet de la maturité est comme " l'acmé "absolue et la vie est l'inexorable mouvement de montée vers la maturité et de descente vers la vieillesse. Je remarque encore un autre trait de cet " impetus " de l'enfance à la vieillesse: c'est son rythme, je dirais mieux son " tempo "; il n'y a aucune absurdité, sinon dans les mots et par rapport aux notions physiques de vitesse et d'accélération, à dire que la vie ne va pas aussi vite à tous les âges. Ce rythme me rend particulièrement attentif au

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caractère inexorable du temps que je subis du seul fait que je vis.

En ce sens je dirai du temps vital ce que l'organisation m'invitait à dire en général de la vie: le temps est à la fois un problème résolu et une tâche. D'un côté, il est une " passion de l'âme ": la conscience n'engendre pas plus son " impetus " temporel, sa montée, son déclin, son " tempo", qu'elle n'engendre l'ordre et l'équilibre qui la supportent dans l'espace; elle dure comme elle vit: malgré elle. Et pourtant, d'un autre côté, cette durée avance par décision: elle est la dimension de mes projets, lesquels repoussent derrière eux les souvenirs. Cela est bien vrai: à certains égards l'élan de la liberté est constitutif de la durée, mais l'élan de l'involontaire vital me révèle en même temps la durée comme la situation fondamentale de ma liberté.

Tel est l'involontaire absolu de la croissance: être en vie implique l'impitoyable rapt du temps vital. Mais cette expérience confuse demande à être médiatisée: c'est ici qu'une psychologie génétique prête ses concepts fondamentaux, au premier rang desquels nous avons mis la notion de développement. Les lois de développement sont l'index objectif de cette expérience de croître et de vieillir que je porte au flanc de ma liberté. V la vie (suite): la naissance: l'évocation de la naissance n'est pas familière aux philosophes; la mort est plus pathétique; les pires menaces semblent venir au-devant de nous. Or notre naissance, parce qu'elle est révolue, ne nous menace pas. Mais c'est précisément parce qu'elle est révolue qu'elle tient en germe toutes les foliations de cette nécessité qui porte ombrage à ma liberté. Malheureusement la réflexion qu'elle appelle est à peu près impraticable; le mot de naissance évoque un ensemble d'idées confuses dont aucune ne correspond à une expérience subjective et qui ne semblent susceptibles que d'une élucidation scientifique. 1) Ma naissance est le commencement de ma vie: par elle j'ai été mis une fois pour toutes au monde, et posé dans l'être avant de pouvoir poser volontairement aucun acte. Or cet événement capital par rapport auquel je date tous les événements de ma vie n'est pas un souvenir. Je suis toujours après ma naissance, - en un sens analogue où je suis toujours avant ma mort; je me trouve en vie, je suis déjà né. Bien plus, rien ne m'atteste qu'il y ait un commencement de moi-même et que ce qui se dérobe à ma conscience soit précisément ma naissance; je puis bien dire que

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je suis déjà en vie, mais non que je suis après ma naissance, sinon par quelque connaissance des lois générales de la vie hors de moi ou par les souvenirs que les miens gardent de mon entrée sur la scène de l'existence. Une première fois donc je suis invité à abandonner le plan de l'expérience vécue et à me placer en spectateur de cet événement objectif: la naissance d'un homme. 2) Ma naissance ne signifie pas seulement le commencement de ma vie, elle exprime sa dépendance à l'égard de deux autres vies; je ne me pose pas moi-même, j'ai été posé par d'autres. Cette existence brute que je n'ai pas voulue, d'autres l'ont voulue; pire, ils ne l'ont pas voulue exactement; car je sais bien qu'une responsabilité a été prise qui n'a pas été mesurée, parce qu'elle s'exerçait au voisinage de puissances impossibles à supputer; c'est une monstrueuse collusion du hasard, de l'instinct et de la liberté d'autrui qui m'a jeté sur cette rive. Or comment éprouverai-je cette filiation? Elle a été abolie matériellement au jour de ma naissance; je l'abolis plus sûrement encore par chaque acte de conscience. N'est-il pas plus sûr dès lors de chercher un point de vue extérieur aux individus d'où j'embrasserais leur enchaînement? La même conscience qui abolit la liaison en quelque sorte ombilicale des vivants entre eux crée en même temps le recul par rapport à la vie d'où peut apparaître un enchaînement scientifique, une véritable filiation rationnelle selon la causalité. 3) Une troisième considération nous rejettera plus sûrement encore à la considération objective des causes. Je n'ai pas seulement reçu un commencement, mais une nature, c'est-à-dire la loi d'une croissance, le principe d'une organisation, une structure inconsciente et finalement la formule d'un caractère. Naître, c'est recevoir d'autrui le capital d'une hérédité. L'ancêtre en est comme le donataire. Je ne sais d'ailleurs si ce legs n'est pas une hypothèque. C'est ici que se nouent toutes les formes de la nécessité. Or qui connaît l'hérédité, sinon le biologiste? Un commencement de moi-même, une filiation masquée à ma conscience, une existence individuelle grevée par mes ancêtres, tout m'invite à chercher sur le terrain de la biologie les obscurs commencements de l'individu, par l'étude de l'oeuf et des facteurs de l'ontogenèse, puis par celle des cellules sexuelles et de leur rencontre, enfin et surtout par l'adoption d'une échelle supérieure à l'individu, celle de la lignée ou de l'espèce, où s'éteint toute description de conscience: car, semble-t-il, la conscience c'est l'individu et non l'espèce. Objectivation de ma naissance puis-je avoir de ma naissance un équivalent objectif? Non point: 1) je dois d'abord renoncer à donner un sens objectif à l'idée de commencement. Par un étrange paradoxe, ce n'est que

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pour la subjectivité que la naissance pourrait être un commencement, et non pas seulement une filiation: en effet seule la subjectivité me fait unique, et seule une chose unique peut être dite commencer et non pas seulement continuer une autre chose; or c'est précisément à la subjectivité que le commencement échappe. Pour la biologie, d'autre part, la naissance n'est qu'un incident entre la vie intra-utérine et la vie aérienne du même individu, et la conception n'est que l'union de deux cellules qui continuent elles-mêmes la vie du germen. Il n'y a point ici de commencement au sens radical où "je " commencerais d'être. Voici déjà que s'évanouit cette idée de commencement que le passage au point de vue objectif devait sauver. 2) L'idée de filiation, sur laquelle se rabat celle de commencement, est à son tour profondément altérée. Qu'est-ce que je cherche à éclairer? Le sentiment qu'à partir de moi-même, compris comme centre de perspective absolue, s'étend en amont de moi mon ascendance, comme en aval de moi se déploie ma descendance. Or la biologie n'éclaire ce sentiment qu'en renversant la perspective; le centre de perspective c'est l'ancêtre; j'explique ma filiation non comme mon ascendance, mais comme la descendance de l'ancêtre. Cette remarque au premier abord anodine est d'une importance décisive; car désormais l'explication de mon être sera une aliénation; je me quitte moi-même pour m'installer dans un être hors de mon empire, l'ancêtre, et de lui je descends la chaîne des effets jusqu'à moi-même; or cette chaîne des effets a ceci de remarquable qu'elle est très exactement l'illustration du hasard au sens de Cournot, c'est-à-dire non point le hasard indétermination, mais le hasard défini comme rencontre de séries causales indépendantes; dès lors je m'apparais moi-même comme un effet du hasard. Sans même connaître la génétique, je suis déjà très troublé par cette idée que moi-un je procède de deux êtres qui, semble-t-il à première vue, auraient pu être autres et me faire autre. La connaissance des déterminismes élémentaires qui président à la formation de l'oeuf donne à ce trouble une base positive et lui confère une sorte de grossissement monstrueux: je suis fasciné par une immense combinatoire où le déterminisme prend cette forme (étrange pour moi lorsqu'il me met en cause) de déterminisme statistique; chaque fois la prévision statistique suppose à titre de fait pur telle rencontre préalable: que les deux parents soient tels, que tels gamètes mâle et femelle soient donnés avec telle structure chromatique, que tel ovule ait été élu parmi deux combinaisons au cours de la première division de l'oocyte, que tels spermatozoïdes soient issus de la réduction chromatique, qu'enfin tel spermatozoïde ait atteint l'ovule considéré. Au terme de ces rencontres je m'apparais moi-même comme une combinaison probable parmi

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un nombre considérable de combinaisons possibles qui ne se sont pas produites. Le vertige de l'objectivité est devenu le vertige des combinaisons. Pourquoi cette combinaison probable est-elle moi? Et pourquoi ces individus qui ont porté ces gamètes sont-ils mes parents? L'absurdité m'accable aux confins même de la rigueur de la génétique. Sur ce trajet descendant de la causalité je suis parti de l'autre, et je découvre que j'aurai pu moi-même être autre, autre comme sont autres toutes les autres combinaisons possibles. Telle est l'aliénation que je m'inflige par la génétique. 3) Ce bond à l'ancêtre qui m'aliène me place en même temps sur le plan qui convient à une science de l'hérédité: les phénomènes généraux de la reproduction et de l'hérédité sont compris au prix d'un changement d'échelle. Désormais je parle en terme de germen; c'est l'histoire de ce germen, si précocement différencié dans l'ontogénèse, qui seul m'intéresse; l'individu n'est plus considéré que comme le porteur de ce germen, lui-même issu du germen parental. Ainsi prend consistance un nouveau prestige, celui de l'espèce; la sexualité, qui par ailleurs m'apparaît comme une tendance en moi, se révèle désormais comme la condition de la perpétuation de l'espèce; à travers elles l'individu est fondamentalement le serviteur de l'espèce; on connaît le lyrisme facile qui procède de cette considération: le flux de l'espèce roule par dessus moi, et je ne suis qu'une apparition fugitive à sa surface. Mais ce faux pathétique exprime assez bien le genre de vertige qu'engendre ce changement d'échelle. À ce nouveau plan de nécessité est possible une lecture de l'homme susceptible de se suffire à elle-même; il est possible de se tenir à ce niveau une fois qu'on l'a choisi et d'y poursuivre indéfiniment l'explication, comme cela était possible aux niveaux caractérologique, psychanalytique, psycho-physiologique. À ce dernier niveau peut se consommer le même empiètement de la nécessité objective sur les certitudes de la subjectivité, c'est-à-dire sur l'affirmation de la liberté par elle-même: je suis l'effet, le produit de mon hérédité. La formule caractérologique, expliquée par les complexes inconscients, puis par l'organisation de l'individu et par son histoire, va se résorber dans la formule génétique dont un jour peut-être il sera possible de dresser la carte microscopique et d'expliquer la structure de façon physico-chimique. Il n'est même pas absurde de penser qu'un jour il deviendra plus aisé de connaître la formule génétique d'un individu que sa formule caractérologique, car elle a une signification matérielle, géométrique et physico-chimique. Dès lors le même embarras que nous avait suscité la formule caractérologique se propose à une autre

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échelle: la conscience, la raison, la volonté sont-elles contenues dans cette formule? Sur le terrain choisi par le généticien, il faut incontestablement répondre par l'affirmative, car tout raccord entre la liberté subjective et la nécessité objective est impensable: le déterminisme est total ou il n'est pas. Réflexion philosophique sur ma naissance la biologie non compensée par l'aperception du cogito m'aliène. Et pourtant l'étude de la génétique doit devenir un guide de la réflexion sur moi-même: en effet l'expérience d'exister, enveloppée confusément dans le " je", ne semble pas contenir l'assurance subjective de la naissance dont la science de l'hérédité serait l'équivalent objectif. Du moins avions-nous renoncé à la trouver directement; il se peut dès lors que ce discours objectif sur la naissance vienne éclairer des aspects jusqu'ici trop obscurs du cogito. Il me faut à la fois briser le dogmatisme naissant qui procède de la génétique et convertir philosophiquement celle-ci en un index de ma naissance.

Mais, objecterons-nous préalablement, il n'y a pas d'expérience de ma naissance. Certes. Mais si l'idée d'hérédité doit avoir un sens subjectif c'est que le dernier plan de nécessité doit être caractérisé, pour la conscience qui pâtit de cette nécessité, comme un plan-limite, comme un point de nécessité toujours approché et jamais atteint. Voici donc le thème que nous allons tenter d'éclairer faiblement: ma naissance en première personne n'est pas une expérience, mais l'en deçà nécessaire de toute expérience; cette nécessité d'être né pour exister reste à l'horizon de la conscience, mais est exigée comme horizon par la conscience même; le cogito implique l'antériorité de son commencement en deçà de sa propre aperception. Comment, à défaut d'un souvenir de ma naissance, susciter le pressentiment du commencement comme limite au sein même de la conscience? Il n'est pas d'autre moyen que de s'attacher à ces connaissances objectives et scientifiques qui sont notre savoir sur la naissance, et de tenter de nous les appliquer, de les intérioriser en quelque sorte; cet effort à la limite des possibilités du savoir objectif est en un sens l'échec du savoir, mais, dans l'évanouissement de ce savoir, quelque chose sera suggéré comme la nécessité en première personne de mon commencement.

Une première remarque nous indiquera l'ordre de notre démarche: scientifiquement l'idée principale n'est pas celle de commencement mais celle d'hérédité: c'est une explication de moi-même par l'autre. Philosophiquement l'idée principale est la plus obscure, c'est celle de commencement, car l'hérédité n'est finalement qu'un aspect de mon commencement. Notre réflexion doit donc suivre le chemin inverse de celui de l'objectivation et

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monter de l'idée secondaire à l'idée principale. Ce n'est pas seulement l'ordre qui doit être renversé, mais chacun des trois moments parcourus est lui-même un renversement de perspective, puisque je dois comprendre en moi ce que j'expliquais par l'autre. 1) Que signifie pour moi mon hérédité? Le généticien en moi dit: l'existence est un capital reçu d'autrui et ce capital est une collection de propriétés génétiques, inscrite dans une structure chromosomique; ce capital est donc un divers qui, tout en ayant une unité fonctionnelle, reste foncièrement multiple. Le philosophe en moi traduit: ce capital multiple c'est l'unité indivisible de ma vie, de mon existence brute; ce capital reçu d'autrui n'est pas le poids d'une nature étrangère, c'est moi-même donné à moi-même. Ce mouvement de délivrance est un décret; il ne nous est pas inconnu; c'est celui-là même qui rompt le charme du caractère et de l'inconscient. Je dois penser d'abord l'hérédité comme en moi, et je dois la penser comme l'idée de mon caractère et de mon inconscient plus autre chose. Mon hérédité, c'est mon caractère et mon inconscient reçus d'un autre c'est-à-dire mon caractère et mon inconscient plus la représentation de l'ancêtre. Je puis dire dès lors que la philosophie est toujours le retour à l'échelle de l'intuition et la régression de la combinatoire à l'unité et à l'identité du soi. Je ne suis pas comme un autre parmi d'autres, je suis moi qui me reçois et me fais. Je dois sans cesse me répéter que mon hérédité n'est que mon caractère mis hors de moi, c'est-à-dire le mode fini de ma liberté aliéné dans l'ancêtre. Je dois dire encore que mon hérédité c'est mon inconscient mis hors de moi; l'ombre de l'ancêtre ne me persécute pas autrement que cette ombre de moi-même que la doctrine psychanalytique pourrait m'inviter à faire penser à ma place; une mythologie semblable à celle de l'inconscient peut procéder d'un mauvais usage de la génétique. Contre cette magie, je dois décider que je ne forme point de pensée sinon par ce pouvoir de penser-par ce vouloir-penser-qui est le cogito lui-même; l'ancêtre dont je répète tel geste, tel tour de pensée n'existe plus comme ancêtre: il est fondu dans le plus informe où s'alimente la conscience volontaire; c'est moi qui pense; l'hérédité est à la fois le mode fini et la matière indéfinie de la liberté, - plus l'idée de l'ancêtre. 2) Il reste à vaincre en moi la force spécifique de l'idée d'hérédité: l'idée de l'ancêtre. C'est ici que le philosophe rentré en lui-même doit tenter de penser cette filiation de la conscience individuelle qui donne son sens spécifique au commencement de la naissance: naître, c'est être engendré. Cette dépendance nous avait parue abolie par la conscience de soi; d'autre part, la connaissance objective de l'hérédité la dissipait en l'expliquant: la biologie fait de l'ancêtre le fondement de mon existence; la

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filiation pensée selon la causalité descendante fait de moi un effet tributaire d'une chaîne de causes. De même que la géométrie est née de l'abstraction du centre de perspective du corps, de même la génétique adopte un point de départ quelconque et suit la série des croisements à partir de ce point de départ arbitraire; mais moi seul suis pour moi centre d'existence à partir duquel irradient mon aval et mon amont. Or l'exigence du cogito est que je comprenne cette nécessité en moi-même. C'est moi qui suis issu de..., et non l'ancêtre qui est cause de... c'est parce que je suis moi que je peux parler de mes parents; il me faudrait partir de cette présence absolue de mon corps à moi-même pour en irradier la présence à toute mon ascendance. L'ancêtre est mon ascendant en quelque sorte subjectif, et mon moi son descendant subjectif; mais l'expression issu de... exprime une liaison originale, au delà de la causalité, une adhérence que je ne puis précisément éclairer et aviver qu'en la pensant comme descendance objective, comme postérité selon l'ordre descendant; je découvre alors que cette conscience brumeuse d'être suspendu à d'autres êtres et de leur devoir mon être, cette conscience de mes attaches n'est pas entièrement abolie par l'acte qui institue l'autonomie de la conscience; une conscience ombilicale sommeille en moi que la biologie peut réveiller au prix de son propre effacement et de l'inversion de sa règle de pensée. C'est dans mon âme d'enfant que je garde la marque de cette dépendance et de cette adhérence quasi corporelle; cette enfance n'est plus pour la conscience claire que le fond obscur sur lequel elle se détache et dont elle se détache; Descartes nous a appris, par la partie théorique de sa philosophie, à repousser notre enfance comme la source de tous les faux prestiges, - ceux des sens, de la coutume et des passions; cela est fort; pourtant l'enfance ne doit pas être méprisée du philosophe; l'enfance n'est pas seulement puérile; ce n'est pas être infidèle au Descartes du traité des passions que de chercher en elle des lueurs sur le mystère de l'union de l'âme et du corps, car le lien qui me rattache à mes parents n'est qu'un aspect de ce pacte que j'ai noué avec ma vie et que Descartes n'a pas ignoré; être issu de tels parents et être uni à tel corps c'est un seul et même mystère; ces êtres sont mes parents comme ce corps est mon corps. Traité comme problème, ce mystère central se dissipe en absurdité; il devient le hasard de mon corps. Ma conscience d'enfant porte une cicatrice qui désigne à la fois la lésion de la naissance et la suture qui me tient comme attaché à mes parents par un lien non-arbitraire; la famille est le refuge, la perpétuation et la consécration de cette conscience crépusculaire de l'enfance. Peut-être que jamais ne s'efface de notre affection pour notre mère l'obscure empreinte et la tendre nostalgie de cette continuité

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vitale. En quoi Freud est bien intéressant quand il montre dans nos rêves et nos attitudes d'homme éveillé quelque chose comme le désir de retourner au sein maternel; ce n'est pas que l'homme qui dort ou que l'inconscient se souvienne mieux et reste plus longtemps enfant, mais l'inconscient, qui garde la marque des plus anciennes impressions, donne à nos pensées une matière telle que l'homme éveillé ne se délivre de cette lourde et informe nostalgie qu'en formant avec l'aide du déchiffreur de rêves l'idée du retour au sein maternel. C'est une pensée d'homme éveillé, mais fondée dans les détours de cet inconscient; l'inscience de l'inconscient qui prolonge notre enfance est un témoignage précieux pour le philosophe en quête des racines et des attaches. Peut-être faut-il joindre à ce double témoignage de l'enfance et de l'inconscient-mais l'inconscient est infantile-les impressions plus vives de la paternité elle-même; elle éclaire le sentiment de la filiation par une curieuse récurrence des sentiments; en exerçant à l'égard de l'enfant ce rôle tutélaire du père, je renouvelle en moi l'assurance d'avoir moi-même reçu l'être de mes parents: filialité et paternité forment en effet un unique rapport à deux pôles qui est pressenti dans sa totalité quand j'aborde ce lien vivant par l'une ou l'autre de ses extrémités; c'est ainsi que la sexualité tournée vers l'aval de ma vie est une évocation rétrospective de l'amont de ma vie. Cette récurrence affective se produit à la faveur de cette indétermination, de ce surplus de désir que ne comble pas exactement l'être déterminé sur lequel il se pose. Dans une des admirables élégies à Duino Rilke a chanté "le grand dieu-fleuve coupable et caché du sang", "le neptune du sang", qui par delà l'amour rassurant de la mère ouvre en moi un effroi béant: je pressens en moi " le chaos sauvage", "la forêt ancestrale", "l'innombrable fermentation". C'est ainsi que toute histoire résume une préhistoire. Mais cette préhistoire est l'assise même du cogito se dérobant à son aperception. Ainsi l'hérédité ajoute au sentiment de ma -vie- en -moi, le trouble de la -vie- derrière -moi-adhérent à moi. Un effroi spécifique accompagne toute descente dans les abîmes de la conscience. Quand Pelléas, poussé par une trouble curiosité, s'enfonce dans les souterrains du château, une âcre odeur le fait suffoquer.

Toujours peut naître de la nécessité la peur de soi. Cette peur est le commencement de cette fascination qui émane de l'objectivité, car l'objectivité n'est que la nécessité détachée de nous et retournée contre nous. C'est cette peur qui déjà procédait de la contemplation du caractère et se faisait plus insidieuse avec l'inconscient, et qui maintenant prend l'ampleur démesurée de ma préhistoire; c'est la peur devant mon impuissance, devant la

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puissance de la nécessité qui me soutire en quelque sorte l'initiative de la conscience. Le consentement viendra apaiser cet effroi en me réconciliant avec mes propres racines.

3) Le capital de l'hérédité et le lien qui le rattache à moi ne sont finalement que deux aspects de mon commencement; c'est en commençant, moi, que je participe à une lignée; mon ascendance est un autre nom du commencement de mon existence; c'est bien là que se termine toute notre étude de la nécessité. Ce commencement qui échappe à la mémoire, qui n'est pas pensable rationnellement, que la biologie dissimule dans la succession des générations, ce commencement doit finalement être suggéré au sein de la conscience, comme la limite fuyante en deçà de mes plus antiques souvenirs. Il semble à première vue que l'on doive renoncer à trouver dans la conscience le moindre témoignage sur la naissance; la plus obscure conscience me trouve déjà en vie. Et pourtant cette fuite de ma naissance, qui échappe aux prises de mon souvenir, est précisément le trait le plus caractéristique de cette expérience, - si on peut appeler expérience ce défaut d'expérience; cette fuite éclaire la nature du vivant que je suis; j'éprouve la vie comme ayant commencé avant que je commence quoi que ce soit. Tout ce que je décide est après le commencement, - et avant la fin. Tout commencement par la liberté est paradoxalement lié à une non-conscience de commencement de mon existence même; le mot commencer comme le mot exister est à double sens; il y a un commencement toujours imminent qui est celui de la liberté: c'est mon commencement comme acte; et il y a un commencement toujours antérieur qui est celui de la vie: c'est mon commencement comme état; je suis toujours en train de commencer d'être libre, j'ai toujours commencé de vivre quand je dis: "je suis." Comme la naissance, toute nécessité est antérieure à l'acte même du " je " qui se réfléchit soi-même. Le " je " est à la fois plus ancien et plus jeune que lui-même. Tel est le paradoxe de la naissance et de la liberté.

Cette expérience de la fuite de ma naissance est donc riche de sa pauvreté même. Il reste pourtant à montrer que ce qui fut est un commencement, une limite fixe. Qu'est-ce qui m'atteste en effet que ce qui me fuit soit précisément ma naissance? Je

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peux bien dire que je suis déjà en vie, mais puis-je dire que je suis après mon commencement? L'expérience d'être déjà né n'est-elle pas aussi bien celle de n'être jamais né? Comment poser un commencement, alors que la connaissance objective ne rend compte que des transformations de la vie et que la conscience manque ce commencement? C'est donc le caractère limite de cette ultime nécessité qu'il faut établir.

Cette limite est visée par deux voies convergentes; elle est désignée d'une part au terme d'un effort à demi-manqué pour m'appliquer l'événement objectif de ma naissance: elle est le cas particulier d'une loi biologique et l'objet du souvenir de mes proches. En prenant sur moi la loi objective et le souvenir des miens, - qui ne sont ni l'un ni l'autre l'attestation du commencement d'un " je", mais un simple changement d'état dans la vie de mes parents-mon attention est orientée vers un point qui n'est pas un événement pour moi, mais qui est désigné par certains caractères essentiels de ma mémoire. Je remarque, en effet, que la régression au sein de mes propres souvenirs n'est pas sans fin; mon passé, sans être borné exactement, sans montrer un commencement précis, s'enfonce dans une conscience crépusculaire où la mémoire sombre et s'éteint; certes mon plus ancien souvenir est encore mon enfance, mais j'ai du moins le sentiment de perdre mes propres traces. Le silence de ma mémoire, au terme de souvenirs de plus en plus énigmatiques et espacés, n'équivaut sans doute pas à une expérience de ma naissance; un néant de souvenir n'est pas le souvenir d'un commencement; mais ce silence néanmoins a quelque chose de spécifique; ce silence au fond des ténèbres de la petite enfance atteste négativement que la fuite de mon origine n'est pas sans fin. Ma naissance est le terme pressenti comme une limite par l'espacement, en direction d'elle, des derniers points de souvenirs. Elle est visée par cette conscience balbutiante, infime et inaugurale de la petite enfance, - laquelle est à son tour un souvenir de l'homme fait. Il reste vrai que ma naissance n'est jamais atteinte par ma conscience comme un événement vécu; mais cet échec n'est pas purement négatif: il révèle la limite inférieure du cogito.

Parce qu'elle n'est jamais atteinte comme un souvenir, ma naissance ne peut pas être répétée par la mémoire comme un choix que j'aurais pu faire; une limite ne peut être intégrée à la conscience que par le consentement. Or, consentir à être né, c'est consentir à la vie même avec ses chances et ses obstacles; en assumant la limite qui me fuit, j'assume la nature individuelle qui me serre de si près: j'accepte mon caractère.

Mais puis-je consentir à ma vie, à mon inconscient, à mon caractère?

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Chapitre III le chemin du consentement: I le non-être de la nécessité et le refus: la négation réciproque pourquoi le dualisme de l'âme et du corps est-il la doctrine de l'entendement? Pourquoi ce dualisme, sous la forme virulente du dualisme de la liberté et de la nécessité, est-il quasiment invincible? Pourquoi l'unité paradoxale de la liberté et de la nécessité reste-t-elle un scandale pour l'intelligence, incapable d'engendrer par son échec même l'assurance finale que l'être humain est mystérieusement un? Pourquoi? Sinon parce que la déchirure n'est pas seulement une infirmité de l'entendement à embrasser le mystère de l'union de l'âme et du corps, mais jusqu'à un certain point une lésion de l'être même. Ce n'est pas seulement en la pensant que nous brisons l'unité vivante de l'homme: c'est dans l'acte humain d'exister qu'est inscrite la secrète blessure; ou, si l'on veut, c'est bien en pensant que nous brisons l'unité vivante de l'homme; mais penser, au sens le plus large, c'est l'acte fondamental de l'existence humaine et cet acte est la rupture d'une harmonie aveugle, la fin d'un rêve. C'est pourquoi la commune mesure que nous avons cherchée entre la liberté et la nécessité, au sein même de la subjectivité, n'est pas encore une conciliation; nous n'avons résolu qu'un problème de réflexion, non d'existence; à l'arrière-plan du dualisme d'entendement est l'incompatibilité pratique de la nécessité et de la liberté. Liberté et nécessité se nient mutuellement. C'est ce moment négatif qu'il importe d'éclairer; cette péripétie n'est pas sans importance, car le moment du non sera toujours retenu en quelque façon dans le oui du consentement. L'intelligence de la négation est donc essentielle à une méditation sur la liberté. En retour une réflexion développée au contact de la doctrine du caractère, de l'inconscient et de la vie peut sans doute fournir une contribution concrète à une philosophie générale de la négation qui n'est pas ici notre préoccupation; les sources de la négation sont en effet si complexes qu'il est dangereux de vouloir trop vite les embrasser dans une construction systématique; en particulier il paraît inexact de tenir la liberté pour la seule source de négation, comme si la liberté

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engendrait le néant par le geste même qui l'arrache à l'innocence aveugle de la vie; il nous a plutôt semblé que la négation est à double entrée, ou, si l'on veut, réciproque comme l'existence, le commencement etc, selon cette réciprocité du volontaire et de l'involontaire que nous avons prise pour thème de cette philosophie de la volonté. D'un côté la nécessité est essentiellement blessante et apparaît toujours à quelque degré comme une active négation de la liberté: nous le verrons à loisir en relevant avec soin tous les signes qui attestent la tonalité mineure de la nécessité aux trois niveaux du caractère, de l'inconscient et de la vie: tout ce qui fait ma singularité me limite; la richesse obscure de ma conscience en est aussi le défaut; la vie qui me porte est lourde de menaces et un jour me trahira. Je suis borné par cela même qui m'enracine. Ainsi la négation remonte du corps, investit et imprègne la conscience. Aussi bien cette positivité du non-être à la base de la conscience n'a cessé de sourdre depuis les premières pages de cet ouvrage. Le conflit était au coeur de la motivation comme un défi jeté à l'unité de l'acte. La résistance du corps barrait comme un obstacle l'élan de l'effort. Mais voici que la négation jaillit au premier plan; alors que le conflit des motifs était l'aiguillon du choix, et que la résistance du corps à la motion était une invitation à hausser le ton de l'effort, il semble que le caractère, l'inconscient et la vie annoncent une disgrâce constitutive de l'existence humaine.

D'un autre côté, la négation est la riposte de la liberté et comme la déclaration même de la liberté à la nécessité: non! La liberté veut être totale, transparente, autonome. La conscience est refus. Le non est préfiguré dans tout recul par rapport à soi-même; la liberté est la possibilité de ne pas m'accepter. Ce non de la liberté a été lui aussi amorcé dans les chapitres précédents: il n'est pas de choix qui ne soit une exclusion, ni d'effort qui ne dise non au désordre de l'émotion et à l'inertie de l'habitude. La volonté est volonté, parce qu'elle naît en s'exilant. C'est le message de Descartes et de Kierkegaard, c'est-à-dire des deux faces de la philosophie que nous essayons de réconcilier: le premier acte de liberté pour le penseur classique est de suspicion: c'est un doute, et ce doute est un acte d'exil; le " je pense " se retire du piège du corps et du monde; il s'exalte en défiant le malin génie. De même la liberté, selon le penseur existentiel, frémit d'être la crise de l'être, elle s'angoisse de l'espace vide qu'elle crée par la possibilité, elle s'angoisse de la négation qu'elle inaugure parmi le plein de l'être antérieur. À partir de son propre infini, elle est la possibilité permanente de la démesure, elle se sent tentation pour elle-même, tentation de s'exalter infiniment, comme elle sent le monde et son corps comme tentation, tentation de s'engluer et de se perdre dans

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l'objet. Ainsi la liberté délie le pacte et, en déliant le pacte, elle délie le paradoxe de la liberté-nécessité. Faut-il répéter néanmoins que la foi philosophique qui nous anime, c'est la volonté de restaurer, sur un plan supérieur de lucidité et de bonheur, cette unité de l'être que la négation a tuée plus radicalement que la réflexion? La philosophie est pour nous méditation du oui, et non point renchérissement hargneux sur le non. La liberté ne veut pas être une lèpre, mais l'accomplissement même de la nature, autant qu'il se peut en ce siècle où nous passons en voyageurs. C'est pourquoi nous ne méditons sur la négation qu'avec l'ardent espoir de la surmonter. Un dernier point nous arrêtera avant de faire jaillir la négation des divers moments de la nécessité; nous avons admis que la négation puisse être bipolaire: négation subie, et négation voulue; non-être pâti par la liberté, refus posé par la liberté. Il faut avouer que cette réciprocité de la négation n'est pas, si l'on peut dire, symétrique; et même, d'une certaine façon, la thèse selon laquelle la négation est unilatérale n'est pas absolument fausse: on fera remarquer avec raison que les limites de toutes sortes qu'impose la nécessité à la liberté ne sont point encore des négations tant que la conscience ne les a pas éclairées et que, de toute manière, c'est la conscience qui est le révélateur universel de la négation; on ajoutera même que la conscience n'éclairerait même pas ces insidieuses menaces, si elle ne les niait pas de toute la force de sa fière liberté: on pourrait même dire que c'est cette négation instaurée par la liberté qui constitue le caractère, l'inconscient et la vie comme négation. Cette argumentation n'est pas fausse: elle nous interdit de considérer les deux pôles de la liberté comme équivalents; elle donne au non de la liberté un privilège dans la genèse de toute négation. Mais cette utile rectification renforce plutôt notre thèse: la négation est bi-polaire. Car le refus révèle précisément un autre pôle de la négation; dès que la liberté naît à elle-même elle s'apparaît niante et déjà niée. Ce qui reste vrai, c'est que cet autre pôle de la négation est en rapport avec le pôle actif de la négation; le non-être que comporte toute nécessité n'est tel que parce qu'il affecte une liberté; ce caractère de non-être n'est pas pour nous surprendre, puisque nous avons soutenu nous-même dans les pages qui précèdent que la nécessité authentique est celle que nous éprouvons comme un mode du cogito. Mais ce que nous soutenons, c'est que le cogito n'est pas tout entier action, mais action et passion; c'est pourquoi la liberté ne découvre ou n'aggrave sa blessure qu'en se raidissant dans son active négation, comme on irrite une plaie en la grattant; mais le mal qui l'affecte n'en est pas moins douloureusement subi comme la

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plus primitive passion dont elle puisse pâtir: la passion d'exister corporellement. Reprenons donc successivement les trois moments de la nécessité pour en souligner la double négation: subie et voulue.

La tristesse du fini il est à première vue étrange de chercher quelque négation dans le fait d'être ou d'avoir un caractère, une nature singulière. N'avons-nous pas nommé le caractère l'être fini? Comme le suggère le langage, ce qui est fini est tout positif; seul l'infini manque de contour; parce que j'ai un caractère je suis quelque chose de déterminé et non pas rien; ou plutôt je suis quelqu'un qui apporte dans la mesure des valeurs et dans l'application de son effort une originalité primordiale qui le distingue de tout autre et lui donne la première consistance d'un être incomparable. Et pourtant c'est cette partialité même qui engendre la négation douloureuse: le caractère est même l'occasion du commentaire le plus simple et le plus proche de notre condition d'homme que l'on puisse faire de l'adage classique: "omnis determinatio negatio." Je souffre d'être une perspective finie et partielle sur le monde et sur les valeurs; je suis condamné à être l'" exception ": tel et non pas tout, tel et non pas tel. Le caractère fait qu'il y a un " chacun", une " jemeinigkeit "; le caractère nie l'homme et le singulier nie l'universel. Je souffre d'être condamné au choix qui consacrera et aggravera ma partialité et ruinera tous les possibles par lesquels je communique à la totalité de l'expérience humaine. Cette dialectique, visible dans les grandes destinées-d'un Goethe, d'un Rilke, d'un Gide-Est discernable jusque dans les plus modestes; l'adolescence est en tout homme le moment génial et en quelque sorte goethéen ou gidien. Ah! Que ne puis-je tout prendre et tout embrasser! Et qu'il est cruel d'élire et d'exclure! Ainsi va la vie: d'amputation en amputation; et sur le chemin du possible au réel ce ne sont qu'espérances ruinées et pouvoirs atrophiés; que d'humanité latente il faut refuser pour être quelqu'un! Et quand soudain le jeune homme découvre que derrière ses inventions, ses révoltes même, se tient cachée la figure inexorable du caractère, l'effroi s'empare de lui: voici devant lui tout ce qu'il ne fera pas, tout ce qu'il n'aura pas, tout ce qu'il ne sera pas. Il fait l'expérience de l'" ohnmacht der natur "; car le caractère n'est pas seulement une envergure brisée, mais une métamorphose impossible. Qui n'a été visité par cette question: "pourquoi suis-je tel? " Le consentement lui-même ne sera pas une réponse, mais la réaffirmation: "soit, que je sois tel! " Tant que je cherche une réponse, le fait originel, "l'urfaktum " d'être ainsi me place devant la

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tristesse de l'absurde, qui est à jamais sans remède théorique. Le " pourquoi " naît de la négation dans laquelle baigne ma nature finie. Car, comme le remarque Heidegger dans von wesen des grundes, la question développée se présente sous la forme: pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien? Le plus souvent cette question ne sera pas posée formellement: elle restera implicite dans toute la gamme des passions qui naissent de la comparaison avec autrui, depuis la jalousie jusqu'au ressentiment; elle est sous-entendue dans le malaise qu'éprouvent certaines natures vulnérables-Vigny ou Rilke-Et qui s'éprouvent elles-mêmes comme une charge insupportable: quelque chose semble perdu dès le début, parce que quelque chose a été décidé sur moi avant moi, ou pire, quelque chose se trouve être décidé sans avoir été décidé par personne. Si par son secret le libre-arbitre est seul, mais d'une solitude fière et pleine de pudeur, la nature invincible auquel il est joint l'isole dans une solitude plus lourde parce que la liberté la subit, avant de la faire. Il est parfois insupportable d'être singulier, inimitable et condamné à ne ressembler qu'à soi-même.

Le " mauvais infini " ou la tristesse de l'informe il est assurément plus aisé de faire jaillir le sentiment du négatif à partir d'une réflexion sur l'inconscient; si l'inconscient n'est pas un autre moi réel qui me donne (ou me vole) mes pensées, mais cette matière indéfinie qui confère à toute pensée que je forme une impénétrable obscurité et une spontanéité suspecte, nous pourrons nommer tristesse de l'informe (du " mauvais infini", comme dirait Hegel) ce deuxième moment de la négation, ce deuxième mode de l'" ohnmacht der natur " qui adhère à la liberté. Je suis l'(...), l'indéfini vivant, qui afflige le " bon infini " de ma liberté. Cette nouvelle dialectique de l'indéfini et de l'infini doit, elle aussi, être abordée très concrètement et très simplement. L'inconscient, c'est d'une part, l'obscur, de l'autre le spontané; de l'une et l'autre façon, il se donne comme négation. L'obscur est non-être: cela est si évident qu'il est difficile de se soustraire au prestige d'une imagerie aussi simple que celle de la lumière et des ténèbres; les plus vieux mythes jouent sans fin sur cette puissante alternance que nous impose le spectacle même des grands rythmes de la nature. La liberté est lumière et clarté, elle est " lumen naturale", et par l'inconscient nous sommes ténèbres. On comprendra la portée de cette image élémentaire, si on la complète par un autre symbolisme, celui de l'horizon, dont la fuite sans fin peint à nos yeux cette fuite plus essentielle du terme de toute réflexion et de toute motivation. Nous nous perdons en nous-même comme

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au coeur d'une forêt-Descartes savait que c'est toujours dans la forêt que le généreux se décide -, ou comme sur une vaste mer sans étoiles, - Kierkegaard et Nietzsche ont cent fois évoqué cette longue divagation sur la " mer de la réflexion " qui préside à la naissance du courage d'exister. Nous ne sommes pas seulement bornés par notre nature mais d'une autre façon débordés; c'est ce non-être qui suscite cette peur de l'inconscient qui donne forme à l'informe. C'est pourquoi le consentement, qui est le droit amour de soi et de l'être dans le soi, est déjà présent en toute conscience de soi qui a vaincu l'effroi des virtualités monstrueuses tapies dans la conscience et qui peut les regarder sans honte et sans dégoût.

L'inconscient en moi, c'est encore la puissance spontanée des tendances non-reconnues; cette puissance est mon impuissance; cette spontanéité, ma passivité, c'est-à-dire ma non-activité. Je suis toujours le cavalier sur le point d'être désarçonné ou l'apprenti-sorcier exposé à la révolte qu'il n'a pas toujours évoquée le premier; la responsabilité a ceci d'étrange qu'elle suppose l'indépendance et la souveraineté du cogito et ne s'applique pourtant qu'à une vie indomptable d'émotions et de mouvements. (L'êgemonikon) ne règne guère que dans cet intervalle ambigu dont les stoïciens n'avaient pas entrevu l'existence: entre le jugement qui dépend de moi et les biens extérieurs qui ne dépendent pas de moi s'étend cette vie obscure dont j'ai la charge; je ne suis responsable que parce que je suis deux et bien que le second se dérobe (on connaît la belle analyse de G Marcel sur la fidélité: je ne promets guère que des choses dont je ne dispose pas absolument; je suis mon propre aîné sagace et mon propre cadet turbulent). Ainsi toute possession de soi est cernée de non-possession, et le terrible est à la porte et avec lui tout désordre et toute folie. Il y a un point extrême où cesse la dialectique de la liberté et de l'inconscient, par submersion de la raison et de l'effort dans la folie; cette possibilité est inscrite dans la condition humaine: je puis être tellement dépossédé que je deviendrai celui que l'ancien langage appelait un possédé, - témoin lui-même extrême que toute liberté porte à son flanc sa négation. La tristesse de la contingence il est tentant de parler de manière oratoire des négations que suscite la vie. Il est plus difficile d'en parler en philosophe: une philosophie émouvante a ses périls. La vie le veut ainsi: c'est le sentiment qui la révèle. Seule la poésie-l'élégie - peut par la magie du verbe purifier le lamento du corps et guider la réflexion sur la contingence du vivant. C'est ici que la tristesse du négatif

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atteint son point culminant. La vie résume tout ce que je n'ai pas choisi et tout ce que je ne peux changer. À la racine et au coeur de la liberté, elle est la pure position de fait. Tout cela que nous avons essayé de penser comme un moment du cogito doit exprimer maintenant son non-être. L' organisation, fruit de la différenciation cellulaire, me rappelle que je suis une pluralité et donc divisible et menacé. Certes la vie est l'indivisibilité même du vivant, mais elle a pour envers l'espace même qu'elle unifie. Si l'on évoque la comparaison que Bergson fait de la vie au geste indivisible que la main imprime dans la limaille, il faut dire que plus la vie produit de hiérarchie et d'unité fonctionnelle, plus aussi le tissu qu'elle anime est différencié: je suis le geste simple et la complexe limaille. Je suis un divers, je suis légion: là est annoncée ma future poussière; seul sans doute un être composé est capable de lésions. Cette négativité m'est révélée par la souffrance. Le rapport de la souffrance, comme révélateur affectif, à l'espace comme schéma rationnel de ma divisibilité mérite d'être souligné. En effet la souffrance se donne d'elle-même comme négative. Platon déjà, au début du phédon, évoquait le plaisir et la douleur comme une véritable introduction au problème des contraires. Descartes et Spinoza y reconnaissaient une diminution d'être, un moindre être.

La souffrance est le non-être senti avant que d'être pensé; j'y suis livré, délaissé, et d'autant plus perfidement nié que la souffrance est une des formes les plus vives de la conscience de soi (le cruel le sait bien, qui fait souffrir afin de rendre plus aiguë la conscience de sa disgrâce); en souffrant, la conscience se sépare, se concentre et se connaît niée. Or dans la douleur je pâtis comme ayant de l'extension; la douleur révèle le défaut d'être et la menace incluse dans l'extension. C'est sa contribution à une méditation sur l'union de l'âme et du corps. Souffrir et subir sont synonymes. Descartes ne l'a pas ignoré: "nous devons conclure aussi qu'un certain corps est plus étroitement uni à notre âme que tous les autres qui sont au monde, parce que nous apercevons clairement que la douleur et plusieurs autres sentiments nous arrivent sans que nous les ayons prévus, et que notre âme, par une connaissance qui lui est naturelle, juge que ces sentiments ne procèdent point d'elle seule en tant qu'elle est une chose qui pense, mais en tant qu'elle est unie à une chose étendue qui se meut par la disposition de ses organes, qu'on nomme proprement le corps d'un homme (principes, II, 2)". Mais Descartes, se bornant à indiquer cette liaison de la souffrance à l'étendue, renvoie le second terme à la connaissance physique des choses; en réintroduisant le corps dans le cogito, nous y incluons aussi l'étendue comme mode de l'existence subjective et

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non point seulement comme forme de la sensibilité, comme structure des choses objectives. Si l'effort se déploie de la pointe de la volition dans un volume obéissant, la souffrance se concentre à partir du volume blessé dans la pointe aiguë de la conscience douloureuse. Ce n'est là que métaphore, car la pointe de la volition et la pointe de la douleur ne sont pas un point; mais cette métaphore conjure le mystère de l'union de la souffrance et de l'extension; ce mystère commande celui de l'existence du monde: si le monde existe, c'est que tous les corps étendus sont comme l'horizon de ce corps étendu que je suis; c'est celui-ci qui leur communique de proche en proche son indice d'existence, cette présence lourde qui distingue l'existence de l'essence; et en lui communiquant son irrécusable existence par delà toute déduction, il lui confère sa propre négativité en tant qu'extension: il est non-moi, non-pensé, non-voulu. C'est ainsi que l'espace fait ma disgrâce: il est l'extériorité menaçant l'intimité, étalant et prostituant le secret de la conscience, excluant l'ici de l'ailleurs, interceptant la " parole ailée", séparant et divisant la conscience d'avec elle-même et d'avec l'autre conscience. Je suis donc pour moi-même " partes extra partes "; en me plaçant à un certain niveau de moi-même, je dois m'appliquer ce que Leibniz disait de l'espace: "tout n'y est que collection ou amas de parties à l'infini, et par suite il est impossible d'y trouver le principe d'une unité véritable." La croissance recèle la même dialectique; une autre pluralité-celle du temps-l'amorce: le temps s'y montre lui aussi comme négativité et comme menace; et c'est encore l'affectivité qui en est le révélateur; l'expérience confuse du vieillissement dénonce le temps comme " impuissance de la nature". Le vieillissement est l'envers de la croissance; il ne vient pas après la croissance, il est l'ombre qui l'accompagne; croître, c'est vieillir; mais parce que la croissance est la tonalité majeure de la durée vitale, nous l'associons à l'image heureuse de l'enfance et de l'adolescence et nous limitons le vieillissement à la vieillesse, et l'âge au grand âge. De la naissance à la mort, le vieillissement est la tonalité mineure, la tristesse de la durée. Dès lors une réflexion sur le vieillissement peut être une nouvelle contribution à une étude concrète de la nécessité subie et de la négation qui en est l'aiguillon. Bergson, on le sait, a chanté la durée créatrice: elle est, dit-il, une création continuelle d'imprévisible nouveauté. Mais il faut dire aussi la durée destructrice: l'ignorer ou le taire serait manquer un des grands contrastes de la liberté et de la nécessité, et finalement la transcendance même du vouloir par rapport à la vie: liberté et durée se disent mutuellement non.

Cette négativité peut être abordée par deux voies différentes,

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soit que l'on considère seulement dans le vieillissement le glissement de chaque échéance d'avant en arrière, ou que l'on remarque le remplacement sans fin des échéances dans le flux continuel du présent, lequel ne cesse pas d'être accompagné d'un double horizon de futur et de passé. Sous l'un ou l'autre aspect, la durée est annoncée par des sentiments négatifs, comme l'espace l'était par la souffrance. La tristesse de la durée est donc d'abord celle de son irréversibilité, qui est l'envers de son élan et de son joyeux bourgeonnement: le futur par exemple, qui est la dimension du projet, le futur domestiqué par nos anticipations rationnelles et volitives est aussi ce que je ne peux ni hâter, ni retarder; l'intervalle s'annule irrésistiblement; l'échéance vient à son pas selon le tempo irrécusable des dates; le temps est toujours à quelque degré temps d'impatience, quand je brûle d'imprimer mon acte dans l'histoire et n'attends plus qu'un signe des choses-" pas encore! " -, Ou temps de crainte, quand l'événement doit m'être funeste-" trop vite! ": Le futur, dit G Marcel, est la menace pour l'avoir, le gouffre au fond duquel est ma perte. Le passé, d'une autre façon, me nie dans mon voeu de retenir l'instant:-" instant, demeure, tu es trop beau", m'écriai-je. Mais la réponse est toujours: "nevermore", comme celle du " corbeau " d'Edgar Poë. - Le passé me nie aussi dans mon voeu de l'effacer: car le passé est ce qui n'est plus à faire, il est fait; il est la vraie limite de mon élan. C'est d'ailleurs la même chose de ne pouvoir retenir l'instant et de ne pouvoir le détruire; qui dit: "jamais plus " dit aussi: "pour toujours." Ce que je ne peux plus changer est à la fois aboli et consacré: ce qui a été fait ne peut plus être refait, ni défait. La vie à la fois efface et recueille. Ainsi l'irrévocable naît des choses et de nous-mêmes.

Mais on ne peut parler seulement du vieillissement comme si une seule échéance était susceptible de marcher sur nous du fond du futur et, une fois révolue, de retomber sur nous avec la nécessité des choses indestructibles; à travers cette expérience même nous vivons un continuel présent; le temps c'est non seulement l'événement qui nous arrive, mais la durée que nous sommes; or ce flux même du présent toujours présent est invincible et comporte son indice négatif; c'est même ici que le temps, en dépit de la distinction si rigoureusement instituée par Bergson entre la durée et l'étendue, se montre un divers analogue à l'espace. Le temps est vécu comme un principe d'aliénation et de dispersion; c'est contre le temps et au rebours de sa pente naturelle que nous créons nos fidélités; le voeu de ressembler à moi-même, qui est au principe de la constance, s'oppose à l'action destructrice du flux des sentiments; le changement me fait sans cesse autre que moi-même; cette dialectique du même

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que je veux être et de l'autre que je deviens se joue quotidiennement en chacun: qui s'engage affronte son propre changement et découvre la durée ruineuse; mes propres métamorphoses sont énigmatiques et décourageantes. Or ce changement est également dispersion. Ma vie est naturellement décousue; sans l'unité d'une tâche, d'une vocation suffisamment ample pour la rassembler, elle se disperse dans l'absurdité. Pour que la vie ait l'unité d'une mélodie, il faudrait vraiment que chaque note retienne les précédentes et engendre les suivantes. Or elle est plus souvent cacophonie que mélodie, faute d'une unique intention qui l'animerait de bout en bout à la façon d'un thème d'improvisation. Bergson a plutôt évoqué la durée du héros, qui serait une création sous le signe d'une idée, d'une oeuvre, d'un amour, que la durée quotidienne qui menace de se dégrader en un analogon de l'espace; sans doute le divers de la durée est toujours autre que celui de l'espace, succession et non juxtaposition; mais il est une épreuve analogue; et même si l'intelligence des transitions, des passages doit l'emporter sur celle des arrêts virtuels, comme le conseille la méthode bergsonienne d'intuition de la durée, les " passages " les plus remarquables de notre durée sont souvent des crises, des hiatus, bref des formes de " distensions " sur lesquelles doivent se reconquérir les " intentions " capables de l'unifier.

Descartes, en ce sens, n'avait pas tort de montrer dans la durée une imperfection et le signe même que nous ne nous sommes pas donné l'être: la durée de notre vie, dit-il, "étant telle que ses parties ne dépendent point les unes des autres et n'existent jamais ensemble, de ce que nous sommes maintenant, il ne s'ensuit pas nécessairement que nous soyons un moment après, si quelque cause, à savoir, la même qui nous a produits, ne continue à nous produire, c'est-à-dire ne nous conserve " (principes, I, 21). C'est avec la même sûreté que Descartes discernait dans la souffrance l'indice de notre union avec la nature étendue; une profonde sagesse est cachée dans ces lignes si souvent critiquées; c'est à elles pourtant que fait écho le plus bergsonien de nos romanciers, lorsqu'il évoque, à propos de la sonate à Vinteuil, "la mélancolie de tout ce qui se réalise dans le temps ": "pour n'avoir pu aimer qu'en des temps successifs tout ce que m'apportait cette sonate, je ne la possédais jamais toute entière; elle ressemblait à la vie. Mais moins décevante que la vie, ces chefs-d'oeuvre ne commencent pas par nous donner ce qu'ils ont de meilleur " (à l'ombre des jeunes filles en fleur). Hamelin, grâce

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à son sens dialectique, n'a pas ignoré le moment destructeur de la durée: c'est " quelque chose qui se trouve à la fois et invinciblement liaison et dispersion, assemblage de termes discrets et pourtant non séparés... le temps est toujours une pluralité de parties en voie de se distinguer et corrélativement de se lier". Cette synthèse du nombre, qui est distinction, et de la relation, qui est liaison, rend mieux compte de l'expérience vive et souvent douloureuse de la durée que tout l'effort bergsonien pour volatiliser la distinction des parties de la durée et élever le passé à la dignité de l'éternel présent (comme on voit dans perception du changement ). J'entends derrière les abstractions d'Hamelin l'élégie éternelle, celle de Ruteboeuf, de Villon, de Baudelaire, de Verlaine, de J Laforgue, de P Valéry. Ce non-être de la durée, que mon vieillissement me rend sensible, fit aussi le drame d'Amiel; sa soif d'une " achronie intérieure", qui le libérerait de la division et de la dispersion intérieure, est profondément motivée par la condition humaine; son rêve d'intemporalité est vain, pour autant que c'est dans la durée qu'il nous faut créer et être fidèle; son mal du moins ne se ramène ni à une anomalie de caractère, ni à une erreur philosophique sur la signification du temps; car, à travers cette anomalie et cette erreur, Amiel a porté à son extrême point de lucidité la tristesse d'être durée.

Mon organisation me parle de souffrance, ma croissance de vieillissement; de quel néant me parle ma naissance? Du néant de la mort, est-on tenté de répondre par un facile jeu de contraires. Ce rapprochement attendu se heurte pourtant à d'extrêmes difficultés. Si la naissance doit révéler quelque négation, ne serait-ce point ce néant d'origine d'où l'existence procède, le " ex nihilo " de l'existence? En effet la naissance ne semble pas devoir annoncer d'autre défaut pour la conscience que celui d'être une fois venue au monde, et ainsi d'être passée de rien à quelque chose. On objectera, non sans raison, à ce néant d'origine qu'il est dénué de sens puisque, comme on l'a dit plus haut, notre naissance est hors de l'atteinte du souvenir et n'est donnée à aucune expérience. Cela est vrai; mais si l'événement de la naissance est révolu et inaccessible, la nécessité d'être déjà né est un trait actuel et permanent de la conscience qui recèle une négation actuelle et permanente que je peux nommer ma contingence. Ma naissance passée implique une structure présente qui enveloppe le non-être de la contingence: "l'homme né de la femme " (job) manque d'être par soi. Ma contingence peut s'énoncer en deux langages: mon existence est fait pur; mon existence n'est pas par soi, lors même que je dois tenir de moi-même l'empire du choix et de la motion (cf Jaspers: je suis " aus mir", non " durch mich "). Je ne me pose pas dans l'existence; je n'ai pas de quoi produire ma

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présence au monde, mon être-là; la conscience n'est pas créatrice; vouloir n'est pas créer. Ainsi ma présence énigmatique, ingénérable, arbitraire, cette existence brute que je trouve en moi et hors de moi, secrète la plus radicale négation: l'absence d'aséité.

Dès lors le néant-passé, le néant d'avant la naissance, qui n'est pas une pensée consistante, peut devenir l'expression figurée et, si l'on peut dire, chiffrée de ma contingence. Tu n'es pas par toi, dit la contingence; tu viens du néant, commente la naissance. Entre les deux négations, l'une en langage abstrait, l'autre en langage mythique, est le trait d'union de la contingence: car ce qui n'est pas par soi aurait pu ne pas être; le contingent n'a pas de quoi exclure son contraire nécessairement. Nous sommes à la racine de ces pensées troublantes que nous avons formées à propos du caractère: j'aurais pu être un autre, avoir d'autres parents, un autre corps. Ces pensées sont par elles-mêmes illusoires, puisque c'est toujours à partir d'une condition donnée, d'une situation de fait que je parle; mais cette situation se donne avec le caractère de la contingence, c'est-à-dire avec le caractère de ce qui aurait pu ne pas être; un être contingent doué de réflexion doit arriver à ces pensées où il perd pied; je ne puis pas penser un autre corps, mais la pensée naissante d'un autre corps, aussitôt repoussée par l'irrécusable présence de ce corps, me sert d'amorce pour prendre conscience de la contingence de cet unique corps, de son insuffisance propre. Il faut que mon existence de fait me plonge dans cet abîme de réflexion, me séduise d'abord par cette pensée que le fait pur est indiscutable, et, comme on dit, "se constate", puis me rejette vers cette autre pensée que le fait pur aurait pu ne pas être. Quand j'ai été tour à tour attiré et repoussé par cette double pensée de l'irrécusabilité du fait et de sa non-consistance, je suis entré dans l'angoisse: je suis là et cela n'était pas nécessaire.

Tel est, à notre sens, la négation impliquée par la nécessité d'être né: c'est la non-nécessité d'être, synonyme de la contingence. Il n'est donc pas nécessaire en principe de recourir au sentiment de la mort pour en rendre compte.

L'expérience de la contingence et l'idée de la mort quelle place ferons-nous donc à l'idée de la mort? Est-ce une négation surnuméraire que nulle symétrie ne permet de construire, que nulle réflexion sur la nécessité ne suscite? Il serait pourtant étrange que l'on puisse achever une réflexion sur la nécessité et sur la négation contenue dans la nécessité, sans évoquer la mort. Nous ne le pensons pas non plus; mais nous

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avons voulu montrer d'abord que cette réflexion peut être menée très loin sans recourir à cette ultime source d'effroi, et que l'idée de la mort ne doit pas dévorer toute notre attention lorsqu'elle se tourne vers la négation; cela ne devra pas être oublié quand nous tenterons de comprendre le consentement qui ne saurait être exclusivement liberté pour la mort, ou devant la mort, ou en vue de la mort. D'autre part, nous avons voulu suggérer que l'idée de la mort diffère de toutes celles que nous avons parcourues jusqu'à présent. J'ai une expérience du caractère et de ses limites, j'ai même une expérience de l'inconscient, - si l'on peut encore appeler expérience ce pressentiment des virtualités obscures qui anime souterrainement la conscience; j'ai une expérience massive de la vie, de son organisation et de la souffrance que comporte l'organisation; j'ai une expérience vague de la croissance et du vieillissement; j'ai enfin un sentiment confus d'être déjà né, de procéder d'autres êtres et de ne pas me donner l'être. Je n'ai par contre aucune expérience de la mort; je n'ai aucun moyen d'anticiper l'événement même du mourir. La mort n'est pas une limite comme la naissance, laquelle est révolue. Parce que la conscience est déjà née, sa naissance, bien qu'inaccessible à la conscience de soi, est impliquée dans le cogito; la mort n'y est pas impliquée, même obscurément: elle n'est pas le symétrique de la naissance. L'idée de la mort reste une idée, toute entière apprise du dehors et sans équivalent subjectif inscrit dans le cogito. Peut-être néanmoins n'est-elle pas sans rapport avec cette angoisse de la contingence à laquelle notre analyse a abouti. Que l'idée de la mort soit radicalement étrangère à l'aperception de soi, il est facile de le confirmer en interrogeant les diverses expériences subjectives où pourrait être contenue à première vue une expérience vague du " devoir mourir". Ces expériences doivent être choisies parmi celles qui révèlent une diminution de notre être: souffrance, vieillissement, perte de conscience (fatigue extrême, évanouissement, sommeil etc). On pourrait penser que le moindre-être est une esquisse du non-être, et que par une sorte d'extrapolation imaginative nous pressentons notre néant futur dans toutes les formes du déclin de la conscience. En réalité il n'y a pas de " petite mort". Loin que la souffrance m'annonce ma fin, elle me donne, en même temps que le sentiment de ma diminution, la conscience fulgurante d'être encore là pour souffrir; peut-être même que ma présence au monde et surtout à moi-même n'est jamais aussi vive que dans la souffrance; la mort est alors beaucoup plus l'interruption et la délivrance que la consommation de la souffrance; c'est elle qui éteindra cette brûlure de la conscience que la souffrance avive. De son côté le vieillissement n'est pas une anticipation de la mort: la mort reste

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un accident par rapport au dessin de la vie; la mort n'est jamais tout à fait naturelle; il faut toujours un petit choc pour nous pousser dehors; c'est la " faux " de la mort. Plus troublantes assurément sont ces expériences où la conscience, prise de vertige, s'aveugle et s'éteint: la fatigue extrême me " vide " et m'" anéantit "; l'évanouissement est une " absence", et le sommeil, une extinction de la conscience de veille. Et pourtant ces expériences masquent plus notre mort qu'elles ne la révèlent: du sommeil, si patiemment décrit par Marcel Proust, nous ne parlons qu'après coup, au réveil, alors que de la mort on ne revient pas: elle est toujours devant nous; de plus, pour la conscience de veille, le sommeil n'est pas un néant, mais une épaisseur de durée plus ou moins reposante et peuplée de rêves: c'est une autre conscience, irréelle, qui a fait la relève de la conscience de veille. Quant à l'évanouissement, dont Montaigne (essais, II, 6) et Rousseau ( rêveries du promeneur solitaire, à Ménilmontant) nous donnent une peinture si vive, il se dérobe à nous dès que nous y cherchons une expérience des " approches " et même du " passage " de la mort; ce n'est pas par hasard si le moment le plus pathétique du récit est celui du " retour " à soi et non du " départ "; c'est toujours la conscience revenue à elle-même qui en parle au passé; et tout ce qui peut être dit rétrospectivement de cette conscience crépusculaire atteste précisément que je suis encore là, en deçà de la mort; la mort est toujours l'accident surajouté, où je ferai ce pas incommensurable de quelque chose à rien. Épicure n'est pas sans vérité: quand je suis là, elle n'est pas encore là, quand elle est là, je n'y suis plus. Rien dans l'expérience intérieure du cogito ne me montre ma mort; mes limites même sont encore une qualification et parfois une exaltation de ma présence. La mort est la fin, l'interruption des limites comme des pouvoirs. Elle est donc une négation hors série, qui fait irruption du dehors dans le cogito. D'où vient donc cette négation? Il faut bien avouer qu'elle se donne avec une nécessité irrécusable: "tu dois mourir." Et pourtant cette nécessité ne peut être déduite d'aucun caractère de l'existence; la contingence me dit seulement que je ne suis pas un être nécessaire dont le contraire impliquerait contradiction; elle me permet au plus de conclure que je peux ne plus être un jour, que je peux mourir: car qui a dû commencer peut finir, - mais non pas que je dois mourir. Comment rendre compte de cette certitude inassimilable à une expérience anticipée du mourir lui-même? Je remarquerai d'abord que cette certitude est un savoir et non pas une expérience, le plus certain de tous mes savoirs concernant mon avenir, mais seulement un savoir. Adopté passionnément, ce savoir peut devenir effroi ou angoisse, mais,

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à la différence de la vie, d'abord révélée par le sentiment, la mort est d'abord découverte par la connaissance; l'angoisse qui tient à la contingence et qu'elle révèle primitivement, s'associe secondairement à ce savoir abstrait et nu. C'est en effet du dehors que l'idée de la mort pénètre en moi; je l'apprends par cette biologie élémentaire que m'enseigne le commerce des autres vivants et le spectacle de leur mort; je découvre en elle une loi empirique sans exception: tous les vivants organisés sont mortels; point n'est besoin d'une énumération, incomplète par définition, pour m'élever à la loi de la mortalité; je la saisis comme toute loi empirique sur quelques exemples bien choisis, par simple examen des processus d'usure et de réparation de la vie; il est clair en particulier que la maladie définie objectivement implique la mort (ce que ne peut pas l'expérience subjective de la souffrance); les cercles concentriques de la maladie où le vivant doit nécessairement pénétrer le conduisent vers les derniers cercles, les cercles de l'incurable où la maladie est à issue fatale: au centre de ces cercles la probabilité est égale à 1; je peux d'ailleurs aborder d'un jour à l'autre les cercles de la mort et sauter d'un seul coup, dès aujourd'hui, au centre du tourbillon: mors certa, hora incerta. Il n'y a pas autre chose dans la pensée de la mort qu'une nécessité biologique de caractère strictement empirique, non fondée dans les pressentiments de l'existence et toute entière motivée par l'expérience externe. Si je ne pensais jamais en biologiste, jamais je ne penserais à la mort. C'est une loi empirique et non d'essence. Il n'y a aucune absurdité intrinsèque dans le rêve d'une longévité indéfinie, dont nous avons un écho dans l'oeuvre même de Descartes; nous ne sommes pas mortels par essence; c'est pourquoi nous n'avons pas d'équivalent subjectif de cette nécessité. Ceci dit, il faut bien reconnaître que cette idée une fois introduite en nous a un cheminement illimité, et un retentissement si pathétique qu'elle tend à imiter une expérience originale. En vertu de son caractère exemplaire la mort devient la nécessité que moi je meure: je suis tout de suite visé par la loi, comme un cas particulier parmi d'autres; à partir de ce sentiment vague d'être en cause, je m'exerce à prendre au sérieux cette nécessité; cet apprentissage de ma future mort n'est jamais achevé. Il faut d'abord remarquer que la biologie ne me parle pas de la mort de quelqu'un d'unique, d'irremplaçable; la substitution des vivants les uns aux autres ôte à la mort sa signification comme fin de l'individu; un vivant en vaut un autre et la vie continue; à quoi pourvoit la sexualité, en donnant à l'espèce l'immortalité virtuelle qui manque à l'individu. C'est en partie la vie en société qui m'apprend, en même temps que la valeur de l'individu, la signification de la mort individuelle; mais cette leçon reste

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impure; car la continuité historique des tâches sociales, l'anonymat des rôles qui se transmettent me masquent ce qu'il y a d'irréparable dans la mort d'un individu; la société continue comme système de places vides, de rôles en creux que viennent occuper et remplir des titulaires interchangeables et provisoires. On ne peut même pas dire que le spectacle social de la mort suffise à rapprocher de nous cette nécessité de la mort qui plane sur nous comme une abstraction et reste sans prise sur cette certitude chaude de notre présence au monde; les rites funèbres cachent la mort, en même temps que le mort, sous les tentures d'une esthétique et d'une action; le funèbre nous divertit du mortel: de plus, ces rites s'adressent moins au mort comme n'étant plus qu'au mort comme étant autrement que le vivant; il est un être trop réel, suspect, dangereux même, qu'il faut apaiser et exclure; je ne pense même pas que le spectacle du cadavre m'incline davantage à m'appliquer à moi-même la règle commune: il a une présence stupéfiante qu'elle enraye toute réflexion; le cadavre est trop ambigu: analogue au vivant et analogue à la chose, ni vivant ni chose, il est là et il n'est pas là; je ne peux penser à la mort et à ma mort qu'en détournant mes yeux du mort. L'agonie aurait-elle un pouvoir de persuasion plus grand que les funérailles ou la vue du cadavre? J'en doute; en dépit ou à cause de son pathétique extrême qui se répercute jusque dans mes entrailles, l'agonie ruine toute pensée; un gros premier plan offusque la méditation; l'agonie n'est pas la fin, mais la lutte pour la fin, vers la fin; à cette lutte nous participons, aidant le moribond à lutter (comme dit Heidegger, nous n'assistons pas à la mort, nous assistons le mort), à moins que, frappés de stupeur, nous ne soyons résumés dans l'attente horrible que la mort vienne enfin rompre de son silence et de sa paix le tumulte de l'agonie: autre chose est le dernier acte, autre chose le dénouement. Ainsi la mort de l'autre, par cette triple expérience des funérailles, du cadavre et du mourant, en illustrant la loi très abstraite de la mortalité, ne me conduit qu'imparfaitement vers une conviction personnelle de ma propre mortalité. Et pourtant, toute mort n'est pas seulement solitaire et incommunicable en tant qu'acte du mourir; elle est aussi exemplaire en tant qu'illustration de la loi de mortalité qui enveloppe toute l'espèce. Cet homme qui meurt seul est un autre que moi, mais il est aussi un autre moi-même, mon semblable avec qui je communie dans la même condition d'homme: je vois l'homme mourir en callias. C'est pourquoi plus l'autre sera, par l'amour, mon semblable, plus aussi la loi de mortalité me touchera et me blessera. La rencontre décisive avec la mort, c'est la mort de l'être aimé. La mort y est vraiment pressentie comme

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fin, - irréparable: la mort en deuxième personne est la véritable illustration de la mort comme loi de l'espèce; et cette fin retentit en moi comme fin de la communication; le mort est celui qui ne répond plus; il est absent, disparu; pour cette expérience radicale il n'est besoin ni de l'image haute en couleurs de l'agonie ni du spectacle équivoque du cadavre, ni des rites du cimetière; elle se déploie dans l'absence toute pure qui est seulement pour le coeur; et c'est ce silence qui donne déjà sa gravité à l'agonie, dont il fait un éloignement, sa désolation au cadavre, dont il dément la fausse absence, et son deuil aux funérailles, dont il fait un solennel adieu; mais il faut toujours que la douleur quitte les images, reflue vers elle-même et affronte l'absence toute pure. Il reste que cette illustration poignante de la loi de l'espèce n'est pas, elle non plus, une communication du mourir lui-même; de toi à moi, l'expérience de la mort comme événement final ne passe pas; certes, quelque chose de moi est mort, mais non pas moi; si l'amour souffre, c'est précisément parce que l'un est parti et l'autre resté; chacun meurt seul et chacun est laissé seul sur le rivage.

Ainsi l'expérience du mourir est comme un mot que j'ai sur le bout de la langue: je suis sur le point de la découvrir, et toujours elle m'échappe; elle est pour moi au delà des expériences de la souffrance, du vieillissement, du sommeil, de l'évanouissement, au delà même de tout écho en moi de la mort de l'autre, fût-il de mon âme la plus précieuse moitié: c'est toujours ma vie, ma vie blessée qui offense mon regard. La mort de l'autre me parle de ma mort, non point pour m'en donner l'expérience anticipée, mais pour m'en rappeler la nécessité empirique. Memento mori. Et cette nécessité reste celle d'une loi de l'espèce, que je n'ai jamais fini de m'appliquer, d'assimiler, de faire mienne. C'est une pensée, non une expérience; c'est une pensée à transformer en croyance, en conviction personnelle, mais qui toujours vise mon néant à vide; c'est parce que l'autre est mon semblable que sa mort a la valeur d'un avertissement, d'un rappel, d'un glas. Mais il se produit ceci: que cette pensée toujours vide de ma mort nécessaire se mêle aux expériences les plus subjectives de mon impuissance et de ma négativité passivement subie, - et cette pensée, devenue une conviction personnelle, contamine ces expériences et leur confère le sceau de la mort; c'est par cette contamination qu'elles semblent toutes anticiper, par une quasi-expérience, cet événement du mourir. C'est la certitude de devoir-mourir qui donne à la maladie, au vieillissement, à la perte de conscience leur valeur de pressentiment; parce que je dois mourir, mes jours sont " comptés " et le vieillissement est comme une soustraction opérée sur un capital qui s'épuise (même

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si pour aucune science humaine le nombre exact de mes jours n'était déterminable dès aujourd'hui); enfin le sommeil et l'évanouissement n'auraient pas ce pouvoir de simuler la mort toujours future si la certitude de la mort, venue d'ailleurs, ne leur prêtait cette signification symbolique; ainsi le néant de la mort jette son ombre sur le dormeur qui désormais évoque le cadavre. Il se fait donc un mélange entre ces diverses expériences subjectives et la certitude objective de ma mortalité: celle-ci prête sa nécessité toute abstraite, celles-là donnent à la conviction de ma future mort la valeur d'une sorte de pressentiment concret. La certitude de ma mort semble ainsi secrétée par ma conscience même et par les expériences les plus émouvantes de la vie quotidienne alors que c'est la conviction de ma mort qui les éclaire toujours du dehors comme un savoir et non comme une expérience.

C'est par un mélange semblable que la certitude de ma mort vient se fondre à l'expérience confuse de ma contingence; elle oriente mon attention vers les traits négatifs les plus fondamentaux que comporte ma condition de vivant, et désormais aimante, aspire, fait coaguler toute l'actuelle négation incluse dans un être qui n'est pas par soi. L'angoisse de me sentir non-nécessaire, fait fortuit et révocable, est alertée par la nouvelle de ma future mort. Le néant qui m'accompagne toujours et exprime ma contingence même se mêle à cet autre néant hors d'atteinte, mon néant à venir, qui n'est visé que par le savoir le plus abstrait. Il se fait alors une confusion entre la connaissance de ma nécessaire mortalité et le sentiment de ma contingence. La connaissance de la mortalité confère au sentiment de la contingence la clarté métallique du savoir: "tu dois mourir " sonne plus clair que: "tu n'es pas par toi." En retour, l'angoisse de la contingence, éclairée par le savoir de la mort, prête sa morsure et son deuil à la pensée de la mort. Désormais il devient vrai que la mort est ma mort et que ma mort est angoisse. C'est l'angoisse latente de la contingence qui achève d'assimiler la pensée de la mort à une expérience intime et donne sa vérité à l'étrange intuition de Rilke que chacun porte et nourrit en soi sa future mort, une mort unique, à sa mesure, une mort à son image. Et pourtant une discrète faille sépare toujours la pensée de la mort de cette conscience de la contingence; cette pensée reste toujours une idée un peu froide qui n'est jamais totalement adoptée et assumée; parce que la mort n'est pas moi comme la vie-comme aussi la souffrance, le vieillissement et la contingence - elle reste toujours l'étrangère. C'est à mon sens la raison profonde pour laquelle la prédication des philosophes atteint difficilement le coeur des hommes lorsqu'ils essaient de leur faire découvrir leur propre mort en eux-mêmes. Ils peuvent bien dire

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que les hommes se " cachent " à eux-mêmes leur destin par le divertissement ou la fuite dans l'anonyme. Pour ma part je ne reconnais pas en moi l'angoisse primitive de la mort. Ce n'est en moi qu'une pensée froide et sans force et en quelque sorte sans racine dans l'existence. Par contre j'éprouve quelque chose comme un frémissement devant mon absence de fondement propre. Aussi voisins que cette pensée et ce sentiment puissent être, aussi aptes qu'ils soient même à unir leurs forces, quelque chose en moi les sépare: ce qui les sépare est plus radical que l'opposition du sentiment et de la pensée, de la nécessité aperçue dans le cogito et de la nécessité apprise par le spectacle empirique des choses; c'est la portée métaphysique différente de ces deux nécessités. Je pressens dès l'abord que l'angoisse de la contingence peut appartenir à une vision religieuse de l'existence brute: car l'être qui est créature manque de fondement en soi, dans la mesure même où il a un fondement transcendant dans son créateur: c'est ainsi que Descartes comprenait l'indigence du cogito, la divisibilité de sa durée, et son défaut d'être; ce manque était pour lui la marque et, si l'on peut dire, le négatif de la toute-puissance divine dont le cogito dépend (cf en particulier principes, I, 20-21; le titre éloquent de I, 21: "que la seule durée de notre vie suffit pour démontrer que Dieu est." ). Au contraire l'angoisse de la mort, si elle était une expérience originelle, serait la révélation d'un néant en quelque sorte sans réplique et sans contre-partie et appartiendrait déjà à la mort de Dieu. Nous ne sommes pas en état d'élucider ces difficiles connexions souterraines. Il suffit, pour ce qu'on pourrait appeler le fair play de l'analyse, d'avoir dès maintenant mis à jour les pointes les plus lointaines qu'elle pousse dans le sous-sol métaphysique de notre expérience. Quoi qu'il en soit de ces prolongements lointains, l'analyse semble avoir justifié notre impression première: une méditation sur la nécessité et sur la négation qu'elle implique peut aller jusqu'à son terme-c'est-à-dire au sentiment de la contingence-sans mettre en jeu l'idée de la mort; mais en retour cette idée est devenue, par la force que lui confère la connaissance objective des lois de la vie, le révélateur privilégié de cette angoisse de la contingence; c'est pourquoi l'idée de la mort est devenue en quelque sorte l'équivalent objectif, l'amorce et l'excitant de cette angoisse éminemment subjective de ma contingence.

La riposte de la liberté: le refus au non de la condition, la liberté riposte par le non du refus. Notre réflexion sur le caractère, l'inconscient, la vie, doit nous aider à préciser le sens du refus et à le soustraire aux généralités.

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En effet, ce que nous refusons, c'est toujours, en dernière analyse, les bornes d'un caractère, les ténèbres de l'inconscient, la contingence de la vie. Je ne peux souffrir de n'être que cette conscience partielle qui se déborde elle-même de toute son obscurité et qui trouve son existence brute. Nous connaissons donc le contenu premier du refus: le trait le plus remarquable de ce refus à triple tête, c'est qu'il ne se donne pas d'abord comme refus mais se cache dans une affirmation de souveraineté dont il importe que nous mettions à jour l'implicite négation. La forme déguisée du refus, c'est l'affirmation altière de la conscience comme absolu, c'est-à-dire comme créatrice ou comme productrice de soi. C'est même la tristesse de la négation de toutes parts subie qui aiguise la passion de la liberté à s'engendrer souverainement, à se poser soi-même comme être par soi. Bref, la forme privilégiée du refus, c'est la démesure. Le premier moment du refus est le voeu de totalité par lequel je répudie l'étroitesse du caractère; je voudrais avoir l'envergure totale de l'homme. Ce fut le rêve du sturm und drang; le titan jure de cumuler sur ses larges épaules tout le destin de l'humanité.

C'est ainsi que l'effroi d'être individu, la conscience souvent douloureuse des limites du caractère, se muent en démesure; en pénétrant dans cette région dangereuse, la liberté niée devient liberté niante et convertit son horreur en mépris. La liberté se croit prométhéenne et ainsi le devient. C'est sur cette possibilité que le consentement devra se reconquérir.

Le second voeu de la liberté absolue est celui de la transparence totale. Ceci est troublant: faut-il avouer que le " connais-toi toi-même " peut devenir une forme du titanisme, quand il n'est pas tempéré par une tenace patience à l'égard de ses propres ténèbres? Faut-il même aller plus loin et avouer que tout idéalisme est prométhéen et recèle un secret refus de la condition humaine? Toutes les fois que l'idéalisme pose l'adéquation de la conscience de soi au cogito et la transparence absolue de la conscience, il refuse cette auréole de ténèbres qui cerne le foyer de la conscience. Nous avons critiqué sur le terrain de la psychologie cet idéalisme qui rend incompréhensible l'adhérence de l'inconscient au cogito; à la lumière du refus, cette critique s'éclaire d'un jour singulier: nous voudrions qu'il n'y ait pas de " passions de l'âme", que l'âme soit action pure et que nulle passivité n'en corrompe la pure activité. Prométhée philosophe se veut sans ombre. Ce titanisme philosophique s'ignore comme refus: c'est son mensonge ou son illusion. En posant un sujet fictif et en quelque sorte ponctuel, sans ténèbres et sans corps, l'idéalisme donne à la conscience une apparence triomphante; la critique de cet idéalisme est aujourd'hui classique: il n'était pas inutile de l'éprouver au contact d'une étude concrète du

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caractère, de l'inconscient et de la vie. Il fallait surtout souligner que ce titanisme philosophique est lié aux premiers mouvements de la liberté. Aussi n'avons-nous aucune peine à comprendre que l'acte fondamental du refus est indiscernable de l'auto-position de la conscience: c'est par ce décret-que nous pouvons appeler le troisième voeu de la liberté absolue-que la liberté riposte à cette fondamentale passivité qui est l'existence de fait ou la contingence du cogito; c'est par un geste de puissance que la conscience réfute sa propre angoisse de pouvoir ne pas être. Il faut relire Fichte à la lumière de cette idée: il est intolérable de se trouver soi-même existant non-nécessaire; il faut se poser existant. Cette première exigence, qui croit être un cri de victoire, commande toutes les genèses idéales qui prétendent attester la fécondité de la conscience; si je me pose, je pose aussi mes limites et ma contingence en même temps que les déterminations fondamentales de la vie. Mais, comme le sentiment est plutôt le mode de la conscience qui témoigne de ce que nous ne faisons pas et trouvons tout fait en nous, la conscience se détournera d'instinct de ces sentiments confus qui dénoncent notre existence de fait; elle taira ces sentiments et leur substituera leur schème rationnel. Nous avons dit en effet que l'espace est le schème rationnel de l'organisation, comme l'humeur et la souffrance en sont le révélateur affectif; de même, le temps est le schème rationnel de la croissance, comme le sentiment du bourgeonnement de la vie et celui du vieillissement en sont le révélateur affectif; enfin l'idée toute pure de facticité, de fait pur est le concept qui arme la joie primaire d'exister et l'angoisse d'être contingent. Or l'idéalisme se reconnaît à cet effort mille fois renouvelé pour engendrer l'espace, le temps et la contingence. Cet effort ne serait pas toujours recommencé, s'il ne répondait pas au voeu le plus fondamental de la liberté, qui est de riposter à sa propre condition en la posant souverainement.

Mais ce que le sentiment nous a appris sur la nature ingénérable de la condition humaine nous annonce en même temps ce qu'il y a de dérisoire et de secrètement douloureux dans ce voeu de puissance, dont on ne sait s'il est la vocation ou la tentation du philosophe et qui l'apparente définitivement au Prométhée enchaîné; toute genèse idéale de la conscience est un refus de la condition concrète de la conscience. C'est ce refus qui en fait la grandeur dramatique et donne sa signification "existentielle " aux moins " existentiels " de tous les systèmes. Ce refus d'être en situation peut s'ignorer lui-même indéfiniment comme refus: il est entendu implicitement qu'on ne parle pas de l'essentiel, que l'on engendre non le corps, mais l'idée de l'espace, non la durée concrète, mais l'idée du temps, non la spontanéité de la vie toujours en avance sur la conscience, mais l'idée de la

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contingence; et on continue d'ignorer la transcendance du corps à l'égard de sa propre idée, de la durée à l'égard du schème du temps, et de l'existence elle-même à l'égard de toute idée. Ce rapport étroit entre le refus dont s'arme la liberté et l'auto-position de la conscience explique sans doute suffisamment pourquoi une philosophie de la conscience triomphante tient en germe une philosophie du désespoir. Il suffit que le refus dissimulé dans le voeu d'auto-position se connaisse comme refus pour que la vanité et l'échec de ce voeu transforment soudain en désespoir la prétention de cette liberté titanesque; or cette prise de conscience du refus est facilitée par une méditation directe et concrète sur la condition véritable de l'homme et de sa misère. C'est la fonction du non-être d'aiguiser d'abord le refus et de le faire éclater dans la conscience. Quand le voeu de démesure de la liberté est réellement blessé, la condition ignorée se mue enfin en une condition refusée. "L'existentialisme noir " n'est peut-être qu'un idéalisme déçu, et la souffrance d'une conscience qui s'est crue divine et qui se connaît déchue. Alors le refus irrité et en quelque sorte affolé se dresse dans la posture du défi et du mépris. Sous l'oeil du défi, la condition humaine devient absurde; sous l'oeil du mépris, elle devient vile et basse. C'est dans le refus et dans le mépris que la liberté tentera de chercher sa plus haute valeur. Le suicide s'offre à elle comme une des plus hautes possibilités: il est en effet la seule action totale dont nous soyons capable à l'égard de notre propre vie. Je peux supprimer ce que je ne peux poser. Le suicide peut paraître la plus haute consécration de cet acte de rupture qui inaugure la conscience. Il peut paraître l'acte d'un maître qui a secoué toutes les tutelles, d'un maître qui n'a plus de maître: "stirb zur rechten zeit! ", Proclame Nietzsche. Ainsi le non ne serait plus un mot mais un acte. Mais le suicide n'est pas la seule expression du refus. Il est peut-être un courage d'exister dans l'absurde et de lui faire face, en comparaison duquel le suicide lui-même ne serait qu'une évasion égale à celle des mythes et de l'espérance. Ce courage de la désillusion refuse le suicide dans le seul dessein d'affirmer-et de persévérer dans l'acte d'affirmer-le non de la liberté face au non-être de la nécessité.

Le refus marque la plus extrême tension entre le volontaire et l'involontaire, entre la liberté et la nécessité; c'est sur lui que le consentement se reconquiert: il ne le réfutera pas; il le transcendera.

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III du refus au consentement: pourquoi dire oui? Consentir, n'est-ce pas capituler, désarmer? N'est-ce pas, en tous les sens du mot, se rendre, -soit à un avis, soit à un ordre, soit enfin à une nécessité?

Ici la psychologie est infiniment dépassée par des options métaphysiques qui sortent de sa compétence.

Option sur la faute: alternativement la faute se pose comme une flétrissure sur le voeu d'envergure absolue que la condition humaine dément, et sur le consentement qui rompt ce voeu.

Option sur la transcendance: il n'est pas possible d'achever une doctrine de la conciliation sans mettre en jeu les dernières décisions en face de la transcendance. Il avait paru possible de pousser assez loin l'étude de la décision et de l'effort sans engager de grosses décisions philosophiques, - sinon du moins une théorie des valeurs et une conception de plus en plus explicite de l'union de l'âme et du corps. Comment justifier le oui du consentement sans porter un jugement de valeur sur l'ensemble de l'univers, c'est-à-dire sans en apprécier l'ultime convenance à la liberté? Consentir n'est point capituler si malgré les apparences le monde est le théâtre possible de la liberté. Je dis: voici mon lieu, je l'adopte; je ne cède pas, j'acquiesce; cela est bien ainsi; car " toutes choses concourent au bien de ceux qui aiment Dieu, de ceux qui sont appelés selon son dessein".

Ainsi le consentement aurait sa racine " poétique " dans l'espérance, comme la décision dans l'amour et l'effort dans le don de la force.

Mais si telle est la racine du oui, comment insérer une affirmation aussi radicale et aussi vaste dans une simple psychologie de la volonté? Il y a là au moins une difficulté de méthode: jusqu'à quel point est-il permis d'introduire l'espérance dans le champ d'une psychologie même largement philosophique? Et en retour jusqu'à quel point est-il permis d'en faire abstraction? Il est en tous cas clair que l'unité de l'homme avec lui-même et avec son monde ne peut être intégralement comprise dans les limites d'une description du cogito, que la phénoménologie se transcende elle-même dans une métaphysique. Husserl a cru pouvoir séparer les problèmes de science stricte des problèmes de sagesse; mais, dès que nous réintroduisons dans le cogito l'existence du corps, les problèmes de sagesse communiquent à ceux du savoir: Descartes le savait assez qui voyait l'amorce de toute sagesse dans un traité des passions, c'est-à-dire dans

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une compréhension de l'union de l'âme et du corps. Une psychologie de la conciliation, impliquée elle-même dans une critique du dualisme, enveloppe déjà une théorie de la faute et une "poétique " de la volonté.

Mais nous accordons volontiers que ce transcendement de la description en sagesse et en poétique, dont le chaînon intermédiaire est la redécouverte du corps propre, n'est pas un désenveloppement, comme si la description contenait la solution des problèmes métaphysiques. Il s'agit bien d'un mouvement d'approfondissement où du nouveau apparaît. Cet approfondissement du soi est bien un aspect de cette réflexion au deuxième degré dont Gabriel Marcel dit qu'elle est plus une réfection qu'une critique. Nous n'avons même pas de peine à avouer que cette réfection comporte un bond, -le bond de l'existence à la transcendance, dans le langage de Jaspers.

Mais si ce bond apparaît, à celui qui ne le fait pas, arbitraire et surajouté, pour celui qui le fait il apparaît désormais inséparable du sens même que prend, par choc en retour, la subjectivité. C'est d'un seul mouvement que se détermine une philosophie du sujet et une philosophie de la transcendance, laquelle en dernier ressort est la philosophie des confins de l'homme. Ainsi pour Descartes la marche paraît articulée en deux pas qui sont deux décisions: du doute, qui est un défi jeté à l'existence des choses matérielles et du corps, il s' avance à l'affirmation du soi. Puis du soi il s'avance par un nouvel acte à l'affirmation de Dieu, laquelle ultérieurement lui permettra de réaffirmer le monde et son corps. Ce vaste mouvement circulaire, que nous transposons ici à l'ordre de la volonté, ce mouvement qui va du refus à la réaffirmation, ne comporte finalement qu'une décision, une décision double si l'on veut: le cogito s'affirme, mais n'est pas auto-créateur, la réflexion s'atteste elle-même comme sujet, mais n'est pas auto-position. L'intuition centrale du cartésianisme, c'est la liaison du cogito et de l'argument ontologique.

Il reste vrai néanmoins que si du point de vue de la "poétique " de la volonté le bond à l'existence de soi et le bond à l'être de la transcendance ne sont qu'un seul et même acte philosophique, du point de vue d'une doctrine de la subjectivité, comme celle que nous développons dans cet ouvrage, le mouvement d'approfondissement et de réfection reste un autre bond, le bond vers le tout-autre. Nous récusons clairement les prétentions d'une apologétique trop zélée qui prétendrait tirer Dieu de la nature ou de la subjectivité par simple implication rationnelle. Nous allons donc plutôt montrer le choc en retour, sur une philosophie de la subjectivité, d'une philosophie de la transcendance dont nous réservons le développement pour un autre ouvrage. Notre dessein se limite à montrer comment à partir de

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cette philosophie de la transcendance la philosophie de la subjectivité s'achève comme doctrine de la conciliation. Mais en montrant -plus qu'en démontrant-cet achèvement, nous lisons à l'envers cette philosophie de la transcendance qui fait irruption de haut en bas. En la lisant ainsi de bas en haut nous découvrons la réponse de la subjectivité à un appel ou à une prise qui la dépasse.

Le stoïcisme ou le consentement imparfait deux repères historiques nous serviront à cerner par défaut et par excès la conciliation de la liberté et de la nécessité sous l'égide d'une invocation de la transcendance. Le stoïcisme représentera d'une part le pôle du détachement et du mépris, l'orphisme d'autre part la perte de soi dans la nécessité. Mais l'un et l'autre néanmoins indiquent à leur façon le nexus du consentement et d'une philosophie de la transcendance. De l'un et de l'autre nous apprenons que le chemin de soi comme liberté à soi comme nécessité est dans une méditation sur la totalité du monde, non point sans doute comme savoir, mais comme chiffre de la transcendance. Je rejoins mon corps par l'amour de la terre. C'est ce détour que nous essayerons de comprendre comme chemin du consentement. Et en le comprenant nous essayerons de ne point mépriser ce corps, qui n'est qu'une parcelle du tout, ni de perdre notre subjectivité, qui n'est pas une parcelle du tout. Au premier abord, le consentement stoïcien paraît se ruiner lui-même parce qu'il n'est point une réconciliation, mais un détachement. L'axiome qui domine toute cette sagesse est celui qui inaugure le manuel d'Épictète: "il y a des choses qui dépendent de nous; il y en a d'autres qui n'en dépendent pas... "d'un côté le jugement, de l'autre les choses. Le stoïcisme ne soupçonne pas que mon corps a précisément cette signification insolite de n'être ni jugement ni chose, mais vie en moi sans moi; ignoré comme chair du cogito, il est repoussé parmi les choses indifférentes. Toute la stratégie stoïcienne tient dans ces deux corollaires: réduction du corps au déjà-cadavre, de l'affection à l'opinion; il n'y a pas de " passions de l'âme " du fait du corps, il n'y a que des actions de l'âme: le corps est inerte et l'âme impénétrable.

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Il en résulte par contamination une disgrâce de l'effort, qui est pensé exclusivement comme une lutte contre une résistance et jamais comme une prise sur une nature partiellement docile. De proche en proche c'est toute la nature qui est dépréciée. La sagesse est la sphéricité de l'âme reposant en soi-même: "sagesse de l'étranger, du passant dans l'hôtellerie." Comment en effet l'union de l'âme et du corps pourrait-elle être " répétée "? Tout pacte est impossible entre deux principes incommensurables.

Mais ce qui sauve à chaque page le stoïcisme, c'est d'avoir, d'une autre main, rendu à la nécessité la splendeur qu'elle dégradait d'abord. Qu'on relise seulement ces vers de Cléanthe par lesquels Épictète termine le manuel: " en toute occurence il faut être prêt à dire: conduis-moi, ô Zeus, et toi destinée, où vous avez fixé que je dois me rendre. je vous suivrai sans hésiter; car, si je résistais, en devenant méchant, je ne vous suivrais pas moins! " Cette note, qui reste discrète chez Épictète, donne le ton à toute l'oeuvre de Marc-Aurèle. La nécessité prise dans sa totalité est aimable; elle est raison, elle est dieu. La force du stoïcisme est de transférer au tout le prestige arraché à la partie. Le changement qui rend chaque chose et mon corps insignifiants est surmonté et conservé dans la substance du tout. Le bien lui-même, qui avait été si délibérément résorbé dans l'opinion, reprend soudain un sens absolu et en quelque sorte transcendant. L'idée de l'insignifiance des choses qui passent est à elle seule purificatrice; jointe à celle de l'ordre total, elle devient pacifiante. Du même coup, l'accent du stoïcisme-du moins celui de Marc-Aurèle-Passe de la tonalité héroïque à la nuance lyrique; sa sévérité sourit dans l'admiration et l'invocation.

Le consentement stoïcien apparaît alors comme un art du détachement et du mépris, par lequel l'âme se retire en sa propre sphéricité, sans cesse compensé par une admiration révérencieuse pour la totalité qui englobe les choses nécessaires et pour la divinité qui habite cette totalité. Mais si c'est l'admiration du tout qui sauve du mépris le

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consentement, que signifie ce détour? Si je ne consens à mon caractère, à mon inconscient, à ma vie, qu'en adoptant tout ce monde dans lequel je suis, 1) quel rapport la totalité a-t-elle avec ma subjectivité? Et 2) en quoi la totalité est-elle évaluable et admirable?

Ces difficultés sont considérables: leur solution ne peut être ici qu'esquissée par anticipation sur une " poétique " de l'être et de la volonté dans l'être. L'examen critique du stoïcisme nous permettra du moins d'entrevoir la réponse à la première question. Nous évoquerons la seconde à l'occasion de l'orphisme.

Quel rapport la totalité entretient-elle avec la subjectivité? À première vue il ne semble pas que la considération de la totalité puisse m'être d'aucun secours. Je ne suis pas une partie du tout. La subjectivité me donne une position privilégiée qui m'interdit de me résorber dans la somme des objets. Seul le " cadavre " des stoïciens, c'est-à-dire mon corps complètement objectivé quand je m'exile du monde comme un point de jugement sans épaisseur charnelle, peut être traité comme partie d'un tout. Dès lors s'évanouit l'idée même de totalité en tant que somme obtenue par addition de parties. Je ne peux faire le bilan de l'être dans lequel je suis situé. Le monde, c'est là où je suis venu en naissant. Il n'est pas une énumération d'objets-dont au reste je ne sais si elle est finie ou infinie-mais l'englobant indéterminé de ma subjectivité. Je ne sais pas le tout, je suis dans le tout. La terre-pour parler comme Nietzsche-N'est que l'ambiance de mon involontaire absolu. Si donc le tout ne paraît être que l'horizon de mon corps, qui est moi, l'ambiance de cette existence corporelle que je suis, comment dès lors pourrai-je consentir au monde avant de consentir à moi-même? Ne dois-je pas au contraire m'accepter d'abord moi-même, avec ma grandeur et mes maux, pour dilater ensuite, jusqu'à l'horizon de mon existence, l'amour de mes propres saisons?

Et pourtant le tout a un autre sens, qui est le sens caché de la philosophie stoïcienne, et la raison du détour du consentement. Le commencement de la philosophie est une révolution copernicienne qui centre le monde des objets sur le cogito: l'objet est pour le sujet, l'involontaire est pour le volontaire, les motifs pour le choix, les pouvoirs pour l'effort, la nécessité pour le consentement; c'est au sens de cette première révolution copernicienne que le tout est l'horizon de ma subjectivité. Tout cet ouvrage est sous le signe de cette première révolution copernicienne.

Mais l'approfondissement de la subjectivité appelle une deuxième révolution copernicienne, qui déplace le centre de référence de la subjectivité à la transcendance. Ce centre, je ne le suis pas et ne peux que l'invoquer et l'admirer dans ses chiffres

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qui sont ses signes épars. Ce décentrement, qui exigerait une méthode radicalement nouvelle, a des incidences sur une philosophie de la subjectivité qui ne peuvent être que paradoxales. C'est ce décentrement qui s'annonce dans la notion stoïcienne de totalité. Le stoïcien échappe à la crispation de son effort méprisant, parce qu'il se sait dans le tout. Le rapport de partie à tout est ici le chiffre d'un rapport plus subtil, qui est "le mystère ontologique " lui-même, et dont l'expression dans notre univers de discours ne peut être que paradoxal. Les stoïciens qui ne se sont pas élevés au niveau d'une logique-ou d'une alogique-du paradoxe n'en ont donné qu'une expression naturaliste qui est précisément le rapport de partie à tout. Mais, par ce langage qui échoue, l'essentiel est conjuré: je ne suis pas le centre de l'être. Je ne suis moi-même qu'un être parmi les êtres. Le tout qui m'englobe est la parabole de l'être que je ne suis pas. Je vais du tout à moi-même comme de la transcendance à l'existence. Et voici comment le chiffre du tout médiatise le consentement que je peux accorder à mes limites. Découvrir le tout comme chiffre de la transcendance n'est plus choisir, ce n'est plus agir, ce n'est même pas consentir. C'est admirer, c'est contempler. La contemplation, l'admiration sont le détour du consentement. Est-ce divertissement, simple relâche de cette excessive attention à moi-même qui rend obsédantes mes limites? Le divertissement n'est pas toujours sans substance. Le moindre oubli de moi-même et de mes bornes, s'il n'a point perdu toute ferveur, peut être l'envers d'une attention à l'immense, l'amorce d'un amour de l'illimité. J'aime ma misère engloutie dans la grandeur du monde, que Marc-Aurèle appelait " la santé de l'univers". Certes je ne peux stabiliser ce rapport mystérieux de participation au tout dans un savoir qui le banalise; l'idée trop claire de tout et de partie tend à se retourner contre le premier primat de la subjectivité, qui est non point annulé mais transcendé. Jamais mes limites ne sont compensées ou corrigées au terme d'une addition algébrique ou au bas d'un bilan final. Mais mes douleurs, qui toujours demeurent inexplicables et scandaleuses, sont surmontées dans l'invocation, dont l'admiration est la figure dans ce monde.

Cette admiration, les stoïciens ne l'ont accordée au tout qu'avec parcimonie. Si leur philosophie du tout sauve leur philosophie de l'effort, en retour celle-ci gangrène celle-là d'une hargne amère. Pourquoi déprécier la nature au moment où elle va pénétrer dans

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l'âme? On ne peut pratiquer à la fois le mépris des petites choses et l'admiration du tout. La limite finale du stoïcisme, c'est de rester aux lisières de la poésie de l'admiration.

L'orphisme ou le consentement hyperbolique la poésie de l'admiration est l'âme de l'orphisme, sinon de l'orphisme historique, du moins de l'orphisme de la tradition lyrique moderne à laquelle s'apparentent la dernière philosophie de Goethe, la dernière philosophie de Nietzsche et surtout les admirables sonnets à Orphée et les élégies à Duino de R M Rilke.

Livrons-nous un moment au délire orphique: nous croyons assez à notre fiat pour ne le point perdre désormais dans une trop excessive ferveur. Il sera toujours temps de le ressaisir si, par un subtil détour, le consentement venait à rejoindre le vertige de l'objectivité.

Ne le dites à nul autre sage, car la foule est prompte à railler: je veux louer le vivant qui aspire à la mort de la flamme. et tant que tu n'as pas compris le: meurs et deviens! tu n'es qu'un hôte obscur sur la terre ténébreuse. Langage suprêmement chiffré: l'incantation suggère ce que l'on n'ose traduire ainsi: le non et le oui sont liés en toutes choses selon une loi dialectique qui n'est point de compensation arithmétique mais de métamorphose et de surpassement. L'univers est en travail sous la dure loi du " meurs et deviens "; cette oeuvre majestueuse, où la ruine, la perte, la mort sont toujours surpassées en quelque autre être, est offerte à ma contemplation dans les formes minérales, organiques, qui ignorent le consentement; cela n'est pas par volonté, mais par nature; moi qui veux, je suis lié à un univers qui a résolu sans consentement l'intégration du non dans le oui. Non seulement la vie en moi, mais le tout est un problème résolu.

"Hiersein ist herrlich...", s'exclame Rilke vers la fin de cet itinéraire qui, tout au long des élégies à Duino, l'a conduit de la détresse de l'homme, séparé de la perfection jusqu'à l'extrême joie de l'homme, lorsqu'il s'est enfoncé dans les entrailles de la montagne de la douleur originelle. Chante à l'ange la louange du monde... ... montre lui la chose simple qui ayant pris forme de génération en génération,

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est devenue la nôtre et vit à côté de la main et dans le regard. dis-lui les choses... montre lui comment une chose peut-être heureuse, innocente et nôtre... Nietzsche avait déjà déclaré "l'innocence du devenir"." Le coeur de la terre est d'or", disait-il en appelant les siens à être " fidèles à la terre". Mais Rilke, mieux que Nietzsche encore, savait que cette transfiguration de la nécessité n'est point pour le jugement qui montre du doigt et déjà méprise, mais pour le chant qui conjure et célèbre. Orphée est le dieu du chant: le chant tel que tu l'enseignes n'est pas convoitise, ni quête d'un bien qu'enfin l'on peut atteindre; le chant est existence célébrer, c'est cela! Être dont l'office est de célébrer. Et que nous chantent les choses quand, dociles à Orphée, nous les célébrons? Que tout par la mort est métamorphose, que toute négation est dépassée: n'élevez nulle stèle. Laissez la seule rose refleurir chaque année à sa gloire. car c'est Orphée. Sa métamorphose en ceci et cela... ô puissiez vous comprendre qu'il lui faut disparaître! Orphée joint le " double royaume " de la négation et de l'affirmation, de la mort et de la vie. Est-il de la terre? Non les deux royaumes ont associé sa vaste nature. Ar la négation qui lacère l'être ne peut faire qu'il ne soit pas, et son être simple est sa splendeur: mais toi, être divin, dont le chant jusqu'au bout retentit, alors que t'assaillait l'essaim des ménades dédaignées, tu fus l'ordre qui domina leurs cris, toi qui es beau; du flot des destructrices s'éleva ton jeu constructeur. ah! De la terre qui connaît les pertes? seul qui, d'un ton cependant louangeur, chanterait le coeur, qui est né pour le tout.

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Rilke rejoint ici Goethe, et même le Goethe du premier Faust; dans le prologue au ciel chantent les anges: und deine hohen werke sind herrlich wie am ersten tag. En ces temps de non-poésie et de mépris, la grande poésie orphique n'est pas à redouter. Pour elle l'existence est encore enchantée et sacrée. Encore faut-il comprendre comment l'admiration du tout, qui veut médiatiser le consentement à la nécessité, dépasse le finalisme et le providentialisme stoïcien, tant de fois rajeunis par mainte apologétique, et échappe ainsi au vice de l'optimisme métaphysique. Lorsque Goethe s'écrie: "wie es auch sei das leben, es ist gut", et quand Rilke proclame: "hiersein ist herrlich", ils ne prétendent pas évaluer le tout par rapport à une échelle de valeurs objectives où il serait confronté à d'autres mondes possibles: le monde n'est pas évaluable, parce qu'il est incomparable. La nécessité extérieure du monde comme fait pur est trop nouée à la nécessité subjective de mon corps pour que je puisse considérer ce monde comme un univers parmi d'autres. Un autre monde ferait un autre corps et un autre moi: je ne sais plus de quoi je parle. Je ne dis donc pas: ce monde est le meilleur des mondes possibles, mais: ce monde, unique, pour moi l'unique, ce monde incomparable, est bon d'une bonté elle-même sans degré, d'une bonté qui est le oui de l'être. Sa bonté, c'est qu'il soit. Ens et bonum convertuntur. Il est parce qu'il devient; il devient parce que toute ruine est surmontée. La bonté du monde, c'est le " meurs et deviens", c'est la métamorphose. La nature dans son existence brute est seigneuriale. Résumée dans mon corps, toute l'existence non voulue n'est ni une catastrophe ni une prison, mais une première générosité et une première victoire. Dirons-nous maintenant que l'admiration est le consentement? Le oui de l'admiration comme vision nous délivre-t-il de la charge du oui du consentement comme vouloir? C'est ici que la poésie orphique nous laisse insatisfaits. Elle recèle une grande tentation: celle de nous perdre comme subjectivité et de nous abîmer nous-mêmes dans la grande métamorphose. Porté par le chant d'Orphée, le consentement à la nécessité s'annule lui-même comme acte et rejoint son primitif contraire, le vertige de l'objectivité sur lequel il s'était repris par sa puissance de refus. Ce n'est pas par hasard que l'orphisme tend vers une idolâtrie de la nature où le privilège du cogito s'évanouit dans le cycle du

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minéral et de l'animal. Si donc le moi et le tout restent en tension jusque dans la participation contemplative, je ne me trouve pas moi-même résolu dans le problème total résolu; l'orphisme reste pour moi une limite que je ne peux ni ne dois atteindre; il est le consentement hyperbolique qui me perd dans la nécessité, comme le stoïcisme était le consentement imparfait qui m'exilait du tout que pourtant il s'efforçait d'admirer. Si donc l'admiration ne doit pas devenir une aliénation, il me faut méditer à nouveau sur le sens de cette deuxième révolution copernicienne, par laquelle je me décentre au profit de l'être dont la nature est le chiffre. Il faudrait comprendre que l'existence subjective du cogito, prise comme centre selon la première révolution copernicienne, reste en tension paradoxale avec la transcendance et avec son chiffre, le tout de la nature. Comme Jaspers l'a bien compris, une philosophie de l'existence subjective et de la transcendance s'enveloppent mutuellement selon un incessant renversement. Nous développerons ailleurs cette dialectique sous son double caractère de mystère et de paradoxe, et du point de vue d'une doctrine de la volonté. Nous nous bornerons ici à en suggérer l'incidence sur les rapports de l'admiration au consentement. L'admiration (ou la contemplation) me décentre et me replace parmi les chiffres. Le consentement me rend à moi-même et me rappelle que nul ne peut me délivrer de l'acte du oui. C'est pourquoi l'admiration et le consentement font cercle. En un sens, l'admiration reste incomplète si le consentement ne l'achève: si je ne m'accepte comme nature, avec mes pouvoirs et mes limites, je n'accepte pas le tout; c'est bien pourquoi finalement le monde n'est pas évaluable, pour une raison plus radicale encore que l'unicité du monde: cette évaluation ne saurait être une opération autonome. L'évaluation ne va pas sans un don de moi-même qui est déjà implicitement le consentement à mes bornes.

Mais, dira-t-on, si l'admiration suppose déjà en quelque façon le consentement, n'est-ce pas avouer que rien ne peut m'aider à surmonter le non du refus et du mépris? - L'admiration devient une aide parce qu'elle est au delà du vouloir; c'est l'incantation de la poésie qui me délivre de moi-même et me purifie. Dans le cercle du consentement par la volonté et de l'admiration par le chant, l'initiative reste au chant." Gesang ist dasein... für den gott ein leichtes... " tu n'es pas encore, jeune homme, quand tu aimes, même si la parole alors force ta bouche, - apprends à oublier le sursaut de ton chant. Cela s'écoule. chanter en vérité est un autre souffle. un souffle autour de rien. Un vol en Dieu. Un vent.

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Le consentement par lui seul reste au plan éthique et prosaïque; l'admiration est à la pointe de l'âme, lyrique et poétique.

Voici donc comment l'incantation aide la volonté. Elle la délivre d'abord de son propre refus en l'humiliant. Au sein du refus est le défi et le défi est la faute. Refuser la nécessité d'en bas, c'est défier la transcendance. Il faut que je découvre le tout-autre qui d'abord me repousse. C'est ici l'option la plus fondamentale de la philosophie: ou Dieu ou moi. Ou bien la philosophie commence par le contraste fondamental du cogito et de l'être en soi, ou bien elle débute par l'auto-position de la conscience, qui a pour corollaire le mépris de l'être empirique. Mais la poésie ne pense pas par concept: elle ne pose pas Dieu comme concept limitatif, mais le voile dans des mythes: mythe goethéen de l' erdgeist qui foudroie le titanisme de Faust: amorcé par le rêve d'une intuition totale, le géant se sent mesuré de haut: schreckliches gesicht... il faut que le surhomme soit humilié: du gleichst dem geist, den du begreifst, nicht mir... comment ne pas rapprocher de l' erdgeist goethéen l'ange rilkéen? " Jeder engel ist schrecklich... "la figure poétique de l'ange est ici révélatrice de nos limites.

Mais la poésie n'humilie jamais que pour guérir: elle provoque par le chant à une conversion; que la conscience, renonçant à se poser soi-même, accueille l'être avec émerveillement et cherche dans le monde et dans l'involontaire une figure de la transcendance, qui m'est donnée comme le rude compagnon de ma liberté!

En effet, la poésie orphique ne sépare jamais l'humiliation de la célébration. Et cette célébration assiste ma liberté en ce qu'elle lui offre les mythes de son propre consentement. Consentir, c'est dire oui à la nécessité. La loi de métamorphose est peinte à mes yeux comme mort surmontée. Ainsi toute métamorphose dans le monde est le modèle ou la parabole de mon consentement possible, elle est comme un consentement qui s'ignore. C'est dans le mythe que se croisent par symbolisation une philosophie de l'homme et une philosophie du tout. La nature est un immense " comme si". Les stoïciens ne l'avaient pas absolument ignoré; Descartes commente pour la princesse Élisabeth cette maxime de Sénèque:

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pour " vivre en accord avec ma nature", il me faut me "conformer à la loi et à l'exemple de la nature des choses " (ad illius legem exemplumque formari sapientia est).

Mythe de l'animal-de l'animal achevé sur le plan de la vie, auquel nous avons sans cesse opposé l'homme-l'homme inachevé et remis à sa volonté comme une tâche à résoudre; la même raison qui nous a sans cesse contraint à débouter la psychologie animale comme guide de la psychologie humaine et à constituer une psychologie humaine à la mesure du cogito, cette même raison nous renvoie à l'animal comme métaphore du consentement. Parce qu'il est achevé, il ne se cabre pas devant la loi de métamorphose et la mort n'est pas pour lui le mur; comme dit Rilke, l'animal vit dans " l'ouvert " (viiie élégie). Cela n'a aucune signification de stricte biologie, ni même de psychologie animale, c'est la vérité de l'animal comme mythe. Mythe de l'enfant, - auquel Rilke joignait étrangement la marionnette, à la façon de Kleist. "Si vous ne devenez comme de petits enfants... " la mythique du monde prête à la doctrine de l'homme la grande métaphore d'un quasi-consentement. C'est pourquoi il n'est pas vain de chanter l'inhumain pour achever l'homme.

Mais l'inhumain-de l'astre à l'animal-reste un mythe qui m'invite et m'appelle à autre chose qu'à la vie sidérale ou animale, à un consentement qui est toujours autre que la métamorphose qui pourtant la symbolise. Pour tout être qui n'est point sujet la métamorphose reste la transformation en autre chose que soi-même: la mortalité se dépasse dans la sexualité, le cadavre dans les fleurs des champs; la transformation est au sens propre une aliénation. Pour moi, assumer mon caractère, mon inconscient et ma vie, avec leur être et leur non-être, c'est les transformer en moi-même. La transmutation n'est pas une aliénation mais une intériorisation. Non plus: "deviens toutes choses", mais: "deviens ce que tu es." J'ai la tâche d'élever le " meurs et deviens " au niveau d'un surpassement spirituel où mes limites se convertissent en recueillement et en patience. Et cela n'est plus voir, mais vouloir. La contemplation fraye la voie au consentement en attendrissant et en détendant la puissance bandée du refus, mais il ne la supplée pas. La contemplation ne peut que peindre hors de moi, en langage chiffré, la négation surmontée dans l'affirmation. Dire oui reste mon acte. Oui à mon caractère, dont je puis changer l'étroitesse en profondeur, acceptant de compenser par l'amitié son invincible partialité. Oui à l'inconscient, qui demeure la possibilité indéfinie de motiver ma liberté. Oui à ma vie, que je n'ai point choisie, mais qui est la condition de tout choix possible.

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Je peux donc rester seul à dire non quand toute la nature à sa façon dit oui, et m'exiler à l'infini dans le refus. Mais ma lucidité doit être sans borne. Qui refuse ses limites refuse son fondement; qui refuse son fondement refuse l'involontaire absolu qui double comme une ombre l'involontaire relatif des motifs et des pouvoirs. Qui refuse ses motifs et ses pouvoirs s'annule soi-même comme acte. Le non comme le oui ne peut être que total. Consentement et espérance mais qui peut vivre dans cette authentique tension entre le consentement recueilli en soi-même et l'admiration insoucieuse de soi? Qui peut échapper au vertige de l'exil méprisant ou au vertige de la joyeuse consumation dans la métamorphose sans conscience? Si le chemin de crête est étroit entre l'exil et la confusion, c'est que le consentement aux limites est un acte à jamais inachevé. Qui peut dire oui jusqu'à l'extrême et sans réserve? La souffrance et le mal, respectés dans leur mystère scandaleux, protégés contre leur propre dégradation en problème, sont sur notre route comme l'impossibilité de prononcer jusqu'au bout le oui au caractère, à l'inconscient et à la vie, et de changer parfaitement en joie la tristesse du fini, de l'informe et de la contingence. Nul peut-être ne peut aller jusqu'au bout du consentement. Le mal est le scandale qui toujours sépare le consentement de la cruelle nécessité. Peut-être faut-il comprendre que le chemin du consentement ne passe pas seulement par l'admiration de la merveilleuse nature, résumée dans l'involontaire absolu, mais par l'espérance qui attend autre chose. L'implication de la transcendance dans l'acte du consentement prend alors une figure toute nouvelle: l'admiration est possible parce que le monde est une analogie de la transcendance; l'espérance est nécessaire parce que le monde est tout autre que la transcendance. L'admiration, chant du jour, va à la merveille visible, l'espérance transcende dans la nuit. L'admiration dit: le monde est bon, il est la patrie possible de la liberté; je peux consentir. L'espérance dit: le monde n'est pas la patrie définitive de la liberté; je consens le plus possible, mais j'espère être délivré du terrible et, à la fin des temps, jouir d'un nouveau corps et d'une nouvelle nature accordés à la liberté. De l'orphisme à l'eschatologie mais si l'espérance est l'âme du consentement, c'est le consentement qui lui donne un corps. Espérance n'est pas illusion. L'évasion par en haut ne serait point finalement différente du

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refus et du mépris. L'espérance qui attend la délivrance est le consentement qui s'enfonce dans l'épreuve. La patience immanente-celle qui demeure dans le jeu-est la figure de l'espérance qui transcende. Ainsi l'espérance n'est point le triomphe du dualisme, mais le viatique sur le chemin de la conciliation. Elle ne se dégage pas, mais s'engage. Elle est l'âme mystérieuse du pacte vital que je puis nouer avec mon corps et mon univers. Elle est le gage de la réaffirmation. C'est par là qu'une philosophie de l'espérance peut toujours rester en résonance avec les thèmes nocturnes de l'orphisme. La xe élégie à Duino, en dépit de son inquiétante ferveur pour la souffrance et la mort, protège l'espérance contre les tentations d'une consolation hors des murs. Il semble que pour l'orphisme ce soit du fond de la mort acceptée, et par une sorte de rétrospection à partir du néant, que l'existence brute conquiert toute sa splendeur. C'est du retour des enfers qu'Orphée s'écrie: "être ici est une splendeur." Et en retour seul l'espace de la célébration peut accueillir la lamentation, nymphe de la source qui pleure. Et si une distance évanouissante sépare toujours la liberté de la nécessité, du moins l'espérance veut-elle convertir toute hostilité en une tension fraternelle, à l'intérieur d'une unité de création.

Connaissance franciscaine de la nécessité: je suis "avec " la nécessité, "parmi " les créatures.

CONCLUSION

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Une liberté seulement humaine: au terme de cette réflexion sur le volontaire et l'involontaire, il peut paraître que le dualisme, que nous avons successivement expulsé de toutes ses positions, s'est réfugié dans une dualité plus subtile, mais plus radicale, au centre même du sujet, entre les aspects ou les moments du vouloir. Autre, semble-t-il, est la liberté de choix et de motion; autre la liberté du consentement et la maîtrise d'une liberté qui commande par projet à l'événement et l'impose en effet aux choses par l'effort qui traverse le corps. À mesure que la réflexion sur le consentement s'est développée, cette différence de rythme a paru s'accentuer; on n'a cessé de s'éloigner de cette liberté qui inaugure de l'être, qui va du possible à l'être, pour rejoindre enfin une liberté qui repasse sur la nécessité, se subordonne à l'initiative des choses. Cette liberté, semble-t-il, n'ose plus, elle consent, elle se rend.

Il est bon de s'arrêter à ce disparate, avant de le dépasser en direction du paradoxe radical de la liberté humaine.

Il ne paraît pas qu'il soit possible de majorer aux dépens l'un de l'autre le moment du choix et de l'effort ou le moment du consentement. La sagesse elle-même est finalement paradoxale en ce siècle. Un appel à l'audace et au risque, une éthique de la responsabilité et de l'engagement, ont leur limite dans une méditation apaisée sur les incoercibles exigences de notre condition corporelle et terrestre. Mais en retour une méditation sur l'infrangible nécessité a sa limite dans un sursum de la liberté, dans une reprise de responsabilité par laquelle je m'écrie: ce corps qui me porte et me trahira, je le meus. Ce monde qui me situe et m'engendre selon la chair, je le change; par le choix j'inaugure de l'être en moi et hors de moi. Cette diversité de la sagesse, Descartes la résumait ainsi pour la princesse Élisabeth dans les trois maximes qu'il transpose pour elle des trois préceptes du discours de la méthode, et où l'on peut reconnaître l'éloge successif d'une vertu de la décision, d'une vertu de l'effort et d'une vertu du consentement: "la première (règle) est qu'il tâche toujours de se servir le mieux qu'il lui est possible de son esprit pour connaître ce qu'il doit faire ou ne pas faire en toutes les occurences de la vie. La seconde qu'il ait une

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ferme et constante résolution d'exécuter tout ce que la raison lui conseillera, sans que ses passions ou ses appétits l'en détournent... la troisième qu'il considère que pendant qu'il se conduit ainsi, autant qu'il peut, selon la raison, tous les biens qu'il ne possède point sont aussi entièrement hors de son pouvoir les uns que les autres et que par ce moyen il s'accoutume à ne les point désirer; car il n'y a rien que le désir et le regret ou le repentir qui nous puissent empêcher d'être contents... " mais on ne saurait s'arrêter à ce contraste qui risquerait de durcir une distinction abstraite et de briser la volonté en plusieurs actes. C'est en réalité chacun des moments de la liberté, - décider, mouvoir, consentir-qui unit selon un mode intentionnel différent l'action et la passion, l'initiative et la réceptivité. L'analyse du consentement éclaire seulement d'une lumière plus vive le sens même du choix tel qu'il était apparu au terme de la première partie. On se souvient que nous n'avions pu nous résoudre ni à réduire le surgissement du choix à l'impulsion des mobiles ou même à la rationalité des motifs, ni à sacrifier au fiat du choix l'attention que nous prêtons au bien apparent.

Le choix nous était apparu comme un paradoxe, un paradoxe d'initiative et de réceptivité, de surgissement et d'attention. À certains égards il est un absolu, l'absolu d'un surgissement, à d'autres il est relatif : relatif à des motifs en général et à travers eux à des valeurs en général, relatif à des motifs corporels en particulier et à travers eux à des valeurs vitales. La grandeur et la misère de la liberté humaine étaient déjà jointes dans une sorte d'indépendance dépendante. Cette indépendance du vouloir n'est pas moindre dans l'effort et dans le consentement que dans le choix. En retour la dépendance du vouloir change seulement de sens quand elle se fait successivement valeur offerte au cours de la motivation, organe offert par la spontanéité corporelle, nécessité imposée par le caractère, l'inconscient et la vie. Le paradoxe n'est donc pas tant entre des moments du vouloir qui ne se distinguent que par une visée différente qu'entre la triple forme d'une initiative et la triple forme d'une réceptivité. C'est pourquoi on peut bien finalement mélanger les expressions qui conviennent à ces moments différents et dire que le vouloir qui acquiesce à des motifs consent aux raisons de son choix; inversement le consentement qui réaffirme l'existence non choisie, son étroitesse, ses ténèbres, sa contingence, est comme un choix de moi-même, un choix de la nécessité, tel l' amor fati célébré par Nietzsche. Audace et patience ne cessent de s'échanger au coeur même du vouloir. La liberté n'est pas un acte pur, elle est en chacun de ses moments activité et réceptivité; elle se fait en accueillant ce qu'elle ne fait pas: valeurs, pouvoirs et pure nature.

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En cela notre liberté est seulement humaine et n'achève de se comprendre que par rapport à quelques concepts-limites, que nous comprenons eux-mêmes à vide, comme des idées kantiennes, régulatrices et non constitutives, c'est-à-dire comme des essences idéales qui déterminent le degré-limite des essences de la conscience (lesquelles, nous l'avons vu, ont déjà une pureté-limite par rapport à la faute). 1) L'idée de Dieu comme idée kantienne est le degré-limite d'une liberté qui n'est pas créatrice. La liberté est, si l'on peut dire, du côté de Dieu par son indépendance à l'objet, par son caractère simultané d'indétermination et de détermination de soi. Mais nous pensons une liberté qui ne serait plus réceptive à l'égard de motifs en général (de pouvoirs et d'une nature), une liberté qui ne se ferait pas en regardant, en ébranlant une spontanéité, en se pliant à une nécessité, mais qui serait soi par décret. Dirons-nous que cette liberté crée le bien, ou qu'elle est le bien? Cette distinction capitale à bien des égards importe peu à notre propos: cette liberté ne serait plus une liberté motivée, au sens humain d'une liberté réceptive à des valeurs et finalement dépendante d'un corps: elle ne serait plus une liberté incarnée, elle ne serait plus une liberté contingente. La liberté motivée, incarnée, con tingente est donc à l' image de l'absolu par son indétermination identique à son pouvoir de se déterminer soi-même, mais autre que l'absolu par sa réceptivité.

Ce premier concept-limite domine une cascade d'idées-limites subordonnées dont l'enchaînement constituerait par lui-même un problème difficile. 2) En effet je comprends en outre à vide une liberté motivée comme celle de l'homme, mais motivée de façon exhaustive, transparente, absolument rationnelle. Nous avons fait plusieurs fois allusion à cet idéal de la liberté parfaitement éclairée. Je suis autre que cette liberté parfaitement éclairée; mon type de temporalité, qui tient à ma situation incarnée, me sépare de cette limite; dans les trois analyses de l'indécision, de la durée et du choix nous avons insisté sur cette liaison de la temporalité humaine avec la confusion des motifs issus du corps: premièrement je suis une liberté qui émerge sans cesse de l'indécision, parce que les valeurs m'apparaissent toujours dans un bien apparent que me montre l'affectivité; l'affectivité a un caractère problématique qui appelle une clarification sans fin; elle est comparable dans l'ordre pratique à l'inadéquation d'une perception par touches, par esquisses, par profils; seul le temps clarifie, avons-nous dit bien souvent. Aussi notre liberté est secondement un art de la durée; certes, en tant que nous conduisons la durée, cette maîtrise n'est pas une imperfection, mais bien une perfection ou une image de perfection; mais, comme la

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clarification des motifs est à jamais inachevée, que la décision est brusquée par l'urgence, que l'information reste toujours bornée, cette liberté de l'attention demeure solidaire des limites mêmes de l'existence corporelle; elle n'aperçoit que des biens apparents, elle n'est capable que d'une lecture inadéquate des valeurs. De là, troisièmement, le caractère propre du choix humain: il procède d'un risque et non d'un décret. Le risque n'est une perfection que si l'on considère l'indépendance de l'attention qui s'arrête; mais pour une liberté motivé et non créatrice, le risque n'est que la caricature d'un libre décret divin et reste par rapport à lui un défaut; l'arrêt arbitraire de l'attention ressemble finalement moins au libre décret de Dieu qu'un choix moins audacieux et plus nourri de raisons, où la persuasion du bien se joindrait à la spontanéité du regard; cette liberté parfaitement motivée serait la plus haute approximation de la liberté divine compatible avec une liberté motivée.

3) Je comprends encore l'idée-limite d'une liberté incarnée comme celle de l'homme, mais dont le corps serait absolument docile, une liberté gracieuse, dont la spontanéité corporelle conspirerait sans résistance avec l'initiative qui la meut. L'athlète, le danseur m'en donnent parfois l'image et la nostalgie.

4) Enfin je comprends à vide une liberté qui serait l'envergure même de l'homme, qui n'aurait pas la partialité d'un caractère, dont les motifs seraient absolument transparents et qui aurait entièrement réduit sa contingence à son initiative. Mais cette dernière " utopie " de la liberté révèle que tout le cycle de ces idées-limites a pour centre l'idée d'une liberté créatrice.

Ces idées-limites n'ont pas d'autre fonction ici que de faire comprendre par contraste la condition d'une volonté réciproque d'un involontaire. Elles ne constituent pas encore un dépassement de la subjectivité; elles appartiennent encore à la description de la subjectivité. Une véritable transcendance est plus qu'une idée-limite; c'est une présence qui inaugure un véritable bouleversement dans la théorie de la subjectivité; elle y introduit une dimension radicalement nouvelle, la dimension poétique. Du moins ces idées-limites achèvent de déterminer le statut d'une liberté qui est humaine et non pas divine, d'une liberté qui ne se pose point absolument parce qu'elle n'est pas la transcendance.

Vouloir n'est pas créer. Le Chambon-Sur-Lignon, pâques 1948.