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8/13/2019 Les Cahiers de Malte Laurids Br - Rilke, Rainer Maria
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Rainer Maria Rilke
LES CAHIERS DEMALTE LAURIDSBRIGGE
(1910)Traduction Maurice Betz
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Table des matires
A propos de cette dition
lectronique du groupe Ebookslibres et gratuits
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11 septembre, rue TouilIer.Cest donc ici que les gens viennent
pour vivre ? Je serais plutt tent decroire que lon meurt ici. Je suis sorti.Jai vu des hpitaux. Jai vu un hommequi chancelait et saffaissa. Les gens
sassemblrent autour de lui etmpargnrent ainsi la vue du reste. Jaivu une femme enceinte. Elle se tranaitlourdement le long dun mur haut et
chaud, et tendait de temps autre lesmains en ttonnant, comme pour seconvaincre quil tait encore l. Oui, il ytait encore. Et derrire lui ? Je
cherchai sur mon plan : maisondaccouchement. Bien. On la dlivrera,rien ne sy oppose. Plus loin, rue Saint-
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Jacques, un grand btiment avec unecoupole. Le plan indique : Val de Grce,hpital militaire. Je navais dailleurs
pas besoin de ce renseignement, maispeu importe. La rue commena dgager de toutes parts des odeurs.
utant que je pouvais distinguer, cela
sentait liodoforme, la graisse depommes frites, la peur. Toutes les villessentent en t. Puis jai vu une maisonsingulirement aveugle. Je ne la
trouvais pas sur mon plan, mais je visau-dessus de la porte une inscriptionencore assez lisible : Asile de nuit.ct de lentre taient inscrits les prix.Je les ai lus. Ce ntait pas cher.
Et puis ? Jai vu un enfant dans une
voiturette arrte : il tait gros,verdtre, et avait visiblement uneruption sur le front. Elle gurissait
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apparemment et ne le faisait passouffrir. Lenfant dormait, sa bouchetait ouverte et respirait liodoforme,
lodeur des pommes frites, de la peur.Ctait ainsi, voil tout. Limportanttait que lon vct. Oui, ctait llimportant.
*
Dire que je ne peux pas mempcher
de dormir la fentre ouverte ! Lestramways roulent en sonnant traversma chambre. Des automobiles passentsur moi. Une porte claque. Quelquepart une vitre tombe en cliquetant.Jentends le rire des grands clats, legloussement lger des paillettes. Puis,soudain, un bruit sourd, touff, delautre ct, lintrieur de la maison.Quelquun monte lescalier. Approche,
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approche sans arrt. Est l, estlongtemps l, passe. Et de nouveau larue. Une femme crie : Ah ! tais-toi, je
ne veux plus . Le tramway lectriqueaccourt, tout agit, passe par-dessus,par del tout. Quelquun appelle. Desgens courent, se rattrapent. Un chien
aboie. Quel soulagement ! Un chien.ers le matin il y a mme un coq qui
chante, et cest un dlice infini. Puis,tout coup, je mendors.
*
Cela, ce sont les bruits. Mais il y a
quelque chose ici qui est plus terrible :le silence. Je crois quau cours degrands incendies il doit arriver, ainsi,parfois, un instant de tension extrme :les jets deau retombent, les pompiersne montent plus lchelle, personne
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ne bouge. Sans bruit, une cornichenoire savance, l-haut, et un grand murderrire lequel le feu jaillit, sincline
sans bruit. Tout le monde est immobileet attend, les paules leves, le visagecontract sur les yeux, le terrible coup.Tel est ici le silence.
*
Japprends voir. Je ne sais pas
pourquoi, tout pntre en moi plusprofondment, et ne demeure pas o,usquici, cela prenait toujours fin. Jai
un intrieur que jignorais. Tout y vadsormais. Je ne sais pas ce qui sypasse.
Aujourdhui, en crivant une lettre,
ai t frapp du fait que je ne suis icique depuis trois semaines. Trois
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semaines, ailleurs, la campagne parexemple, cela semblait un jour, ici cesont des annes. Du reste je ne veux
plus crire de lettres. quoi bon dire quelquun que je change ? Si je change,e ne suis plus celui que jtais, et si je
suis autre que je ntais, il est vident
que je nai plus de relations. Et je nepeux pourtant pas crire destrangers, des gens qui ne meconnaissent pas !
Lai-je dj dit ? Japprends voir.
Oui, je commence. Cela va encore mal.Mais je veux employer mon temps.
Je songe par exemple que jamais
encore je navais pris conscience dunombre de visages quil y a. Il y a
eaucoup de gens, mais encore plus devisages, car chacun en a plusieurs. Voici
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des gens qui portent un visage pendantdes annes. Il suse naturellement, sesalit, clate, se ride, slargit comme des
gants quon a ports en voyage. Ce sontdes gens simples, conomes ; ils nenchangent pas, ils ne le font mme pasnettoyer. Il leur suffit, disent-ils, et qui
leur prouvera le contraire ? Sans doute,puisquils ont plusieurs visages, peut-on se demander ce quils font desautres. Ils les conservent. Leurs enfants
les porteront. Il arrive aussi que leurschiens les mettent. Pourquoi pas ? Unvisage est un visage.
Dautres gens changent de visage
avec une rapidit inquitante. Ilsessaient lun aprs lautre, et les usent.Il leur semble quils doivent en avoirpour toujours, mais ils ont peineatteint la quarantaine que voici dj le
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dernier. Cette dcouverte comporte,ien entendu, son tragique. Ils ne sont
pas habitus mnager des visages ; le
dernier est us aprs huit jours, troupar endroits, mince comme du papier,et puis, peu peu, apparat alors ladoublure, le non-visage, et ils sortent
avec lui.Mais la femme, la femme : elle tait
tout entire tombe en elle-mme, en
avant, dans ses mains. Ctait langlede la rue Notre-Dame-des-Champs. Dsque je la vis, je me mis marcherdoucement. Quand de pauvres gensrflchissent, on ne doit pas lesdranger. Peut-tre finiront-ils encorepar trouver ce quils cherchent.
La rue tait vide ; son vide
sennuyait, retirait mon pas de sous
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mes pieds et claquait avec lui, de lautrect de la rue, comme avec un sabot. Lafemme seffraya, sarracha delle-mme.
Trop vite, trop violemment, de sorteque son visage resta dans ses deuxmains. Je pouvais ly voir, y voir saforme creuse. Cela me cota un effort
inou de rester ces mains, de ne pasregarder ce qui sen tait dpouill. Jefrmissais de voir ainsi un visage dudedans, mais javais encore bien plus
peur de la tte nue, corche, sansvisage.
*
Jai peur. Il faut faire quelque chose
contre la peur, quand elle vous tient. Ceserait trop terrible de tomber maladeici, et si quelquun savisait de me faireporter lHtel-Dieu, jy mourrais
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certainement. Cest un htel bienagrable, trs frquent. On peut peine regarder la faade de Notre-Dame
de Paris sans courir le danger de sefaire craser, par lune des nombreusesvoitures qui traversent le parvis, le plusvite possible, pour pntrer l-dedans.
Petits omnibus qui sonnent sansdiscontinuer. Le duc de Sagan lui-mme devrait faire arrter sonquipage, pour peu que lun de ces
petits mourants se ft mis en ttedentrer tout droit dans lhtel de Dieu.Les mourants sont ttus, et tout Parisralentit quand Mme Legrand,
rocanteuse de la rue des Martyrs, senvient en voiture vers certaine place dela Cit. Il est remarquer que ces
petites voitures endiables ont desvitres opaques terriblement intrigantes,derrire lesquelles on peut se
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reprsenter les plus belles agonies ; lafantaisie dune concierge y suffit. Quesi lon a plus dimagination, et quon la
laisse se dvelopper dans dautresdirections, le champ des suppositionsdevient vritablement illimit. Mais jaivu arriver aussi des fiacres ouverts, des
voitures de place lheure, la capoteleve, qui roulaient au tarif habituel : deux francs lheure dagonie.
*
Cet excellent htel est trs ancien.
Dj lpoque du roi Clovis on ymourait dans quelques lits. prsenton y meurt dans cinq cent cinquante-neuf lits. En srie, bien entendu. Il estvident quen raison dune productionaussi intense, chaque mort individuellenest pas aussi bien excute, mais
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dailleurs cela importe peu. Cest lenombre qui compte. Qui attache encoredu prix une mort bien excute ?
Personne. Mme les riches, quipourraient cependant soffrir ce luxe,ont cess de sen soucier ; le dsirdavoir sa mort soi devient de plus en
plus rare. Quelque temps encore, et ildeviendra aussi rare quune viepersonnelle. Cest que, mon Dieu, toutest l. On arrive, on trouve une
existence toute prte, on na plus qula revtir. On veut repartir, ou bien lonest forc de sen aller : surtout pasdeffort ! Voil votre mort, monsieur.On meurt tant bien que mal, on meurtde la mort qui fait partie de la maladiedont on souffre. (Car depuis quonconnat toutes les maladies, on saitparfaitement que les diffrentes issuesmortelles dpendent des maladies, et
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non des hommes ; et le malade na pourainsi dire plus rien faire.)
Dans les sanatoriums, o lon meurtsi volontiers et avec tant dereconnaissance pour les mdecins et lesinfirmires, on meurt habituellement
dune des morts qui sont attaches lamaison ; cest trs bien considr.Quand on meurt chez soi, il est naturelquon choisisse cette mort polie de la
onne socit par laquelle on inauguredj en quelque sorte un enterrementde premire classe et toute la suite deses admirables traditions. Les pauvressarrtent alors devant ces maisons etse rassasient de ces spectacles. Leurmort eux est, bien entendu, banale,sans le moindre embarras. Ils sontheureux den trouver une qui leur aille peu prs. Elle peut tre trop large : on
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grandit toujours encore un peu. Cenest que lorsquelle ne se ferme passur la poitrine ou quelle vous trangle,
quon a de la peine.
*
Quand je repense chez nous (o ilny a plus personne prsent), il mesemble toujours quil a d en treautrement, jadis. Jadis, lon savait ou
peut-tre sen doutait-on seulement, que lon contenait sa mort comme lefruit, son noyau. Les enfants en avaientune petite, les adultes, une grande, lesfemmes la portaient dans leur sein, leshommes dans leur poitrine. On lavait
ien, sa mort, et cette conscience vousdonnait une dignit singulire, unesilencieuse fiert.
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Mon grand-pre encore, le vieuxchambellan Brigge, portait cela sevoyait, sa mort en lui. Et quelle
mort ! Longue de deux mois et siclatante, quon lentendait jusque dansla mtairie.
La vieille et longue maison de matretait trop petite pour contenir cettemort ; il semblait quon dt y ajouterdes ailes, car le corps du chambellan
grandissait de plus en plus ; il voulaittre port sans cesse dune pice lautre, et clatait en des colresterribles lorsquil ny avait plus de salleo le porter, et que le jour ne touchaitpas encore sa fin. Alors il fallait, avectoute la suite de domestiques, defemmes de chambre et de chiens quilavait toujours autour de lui, le porteren haut de lescalier, et, en laissant le
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pas lintendant, on envahissait lachambre mortuaire de sa trs saintemre, conserve exactement dans ltat
en lequel la morte lavait, depuis vingt-trois ans, quitte, et o personnenavait jamais pntr.
Mais toute la meute prsent yfaisait irruption. On tirait les rideaux, etla lumire robuste dune aprs-mididt examinait tous ces objets timides
et effarouchs, et tournaitmaladroitement dans les glaces
rusquement rouvertes. Et les gensnen prenaient pas moins leur aise. Ily avait des soubrettes qui, force decuriosit, ne savaient plus osattardaient leurs mains, de jeunesdomestiques qui ouvraient de grandsyeux sur tout, et dautres, plus vieux,qui allaient et venaient, et essayaient de
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se rappeler ce quon leur avait racontde cette chambre close, o ils avaientenfin aujourdhui le bonheur de
pntrer.Mais cest aux chiens surtout que le
sjour dans une chambre, o tous les
objets portaient une odeur, semblaitsingulirement attachant. Les grands etminces lvriers russes circulaient dunair trs absorb derrire les fauteuils,
traversaient la pice dun pas de danseallong, avec une lgre ondulation, sedressaient comme des chienshraldiques, et, leurs pattes finesposes sur laccoudoir dune blancheurdore, le front tir et le museauattentif, regardaient gauche et droitedans la cour. De petits bassets couleurde gants jaunes, lair indiffrent commesi tout tait normal, taient assis dans
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le large fauteuil de soie auprs de lafentre, et un chien darrt rubican, lair grondeur, en se frottant le dos
larte dun guridon aux pieds dors,faisait trembler des tasses de Svres surla table peinte.
Oui, ce fut une poque terrible pources objets distraits et somnolents. Ilarrivait que des ptales de rose, quistaient chapps dun vol incertain,
avec une hte maladroite, fussentpitins ; on empoignait de petits, defaibles objets, quon replaait vite parcequils se brisaient aussitt ; on encachait dautres, abms, sous lesrideaux, ou encore derrire le treillisdor du pare-tincelles. Et de temps autre quelque chose tombait dunechute touffe par le tapis, tombait avecun bruit clair sur le parquet dur,
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clatait, se brisait ici et l, ou serompait presque sans bruit, car cesobjets, gts comme ils ltaient, ne
supportaient aucune chute.Et si quelquun stait avis de
demander quelle tait la cause de tout
cela, et qui avait appel sur cettechambre, longtemps surveille avecinquitude, tout leffroi de ladestruction, il ny aurait eu cette
question quune rponse : la Mort.La mort du chambellan Christoph
Detlev Brigge Ulsgaard. Car il taittendu, dbordant largement de sonuniforme bleu fonc, sur le plancher,au milieu de la chambre, et ne bougeaitplus. Dans son grand visage trangerque personne ne reconnaissait, les yeuxstaient ferms ; il ne voyait plus ce
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qui arrivait. On avait dabord essay deltendre sur le lit, mais il sen taitdfendu, car il dtestait les lits depuis
ces premires nuits o son mal avaitgrandi. Le lit dailleurs stait montrtrop court, et il ntait pas rest dautreressource que de le coucher ainsi sur le
tapis ; car il navait plus vouluredescendre.
Et voici quil tait tendu, et quon
pouvait croire quil tait mort. Commeil commenait faire nuit, les chiensstaient, lun aprs lautre, retirs parla porte entre-baille ; seul le rubican la tte maussade tait assis auprs deson matre, et lune de ses larges pattesde devant, au poil touffu, tait posesur la grande main grise de ChristophDetlev. Les domestiques, pour laplupart, taient dehors, dans le couloir
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lanc qui tait plus clair que lachambre ; mais ceux qui taient rests lintrieur, regardaient parfois la
drobe vers ce grand tas sombre, aumilieu de la chambre, et dsiraient quilne ft plus quun grand vtement surune chose corrompue.
Mais il restait autre chose. Il y restait
une voix, cette voix que sept semainesauparavant personne ne connaissait
encore ; car ce ntait pas la voix duchambellan. Ce ntait pas ChristophDetlev quappartenait cette voix, mais la mort de Christoph Detlev.
La mort de Christoph Detlev vivait
prsent Ulsgaard, depuis dj delongs, de trs longs jours, et parlait tous, et demandait. Demandait treporte, demandait la chambre bleue,
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demandait le petit salon, demandait lagrande salle. Demandait les chiens,demandait quon rt, quon parlt, quon
out, quon se tt, et tout la fois.Demandait voir des amis, des femmeset des morts, et demandait mourirelle-mme : demandait. Demandait et
criait.Car, lorsque la nuit tait venue et
que, fatigus, ceux des domestiques qui
ne devaient pas veiller, essayaient desendormir, alors slevait le cri de lamort de Christoph Detlev ; il criait etgmissait, il hurlait si longtemps et sicontinment que les chiens, quidabord avaient hurl avec lui,finissaient par se taire et nosaient plusse coucher, et, debout sur leurs hauteset fines pattes tremblantes, avaientpeur. Et, lorsquau village ils
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entendaient, par cette nuit dtdanoise, par cette pure et immense nuitdargent, que cette mort hurlait, ils se
levaient comme par un orage,shabillaient et, sans mot dire, restaientassis autour de la lampe, jusquau bout.Et lon relguait dans les chambres les
plus recules, et dans les alcves lesplus profondes, les femmes qui taientprs daccoucher ; mais elleslentendaient, elles lentendaient quand
mme, comme si elle et cri dans leurpropre corps, et elles suppliaient quonles laisst aussi se lever, et ellesarrivaient, volumineuses et blanches, etsasseyaient parmi les autres, avec leursvisages aux traits effacs. Et les vachesqui vlaient en ce temps, taientimpuissantes et misrables, et lon dutarracher lune le fruit mort avectoutes les entrailles, lorsquil ne voulut
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pas venir. Et tous accomplissaient malleur besogne, et oubliaient de ramenerle foin parce quils passaient le jour
avoir peur de la nuit et que, force deveiller et de se lever en sursaut, ilstaient si fatigus quils ne pouvaientplus se souvenir de rien. Et lorsque le
dimanche ils allaient lglise blancheet calme, ils demandaient dans leursprires quil ny et plus de Seigneur Ulsgaard : car celui-ci tait un Seigneur
terrible. Et ce que tous pensaient etpriaient, le pasteur le disait pleinevoix du haut de la chaire, car lui aussinavait plus de nuits et ne comprenaitplus Dieu. Et la cloche le rptait, carelle avait trouv une terrible rivale, quirsonnait toute la nuit et contrelaquelle, quand elle sonnait mme detout son mtal, elle ne pouvait rien.Oui, tous le disaient, et parmi les
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eunes gens il y en avait un qui avaittu le Matre dun coup de sa fourche,et lon tait si rvolt, si remu, que
tous coutrent lorsquil raconta sonrve et, sans mme sen douter, tous leregardrent pour voir sil tait vraimentcapable dun tel exploit. Cest ainsi que
lon sentait et que lon parlait danstoute la rgion o, quelques semainesplus tt, on avait encore aim et plaintle chambellan. Mais bien quon parlt
ainsi, rien ne changeait. La mort deChristoph Detlev qui habitait Ulsgaardne se laissait pas presser. Elle taitvenue pour dix semaines et elle restales dix semaines bien comptes. Etpendant ce temps elle tait lamatresse, plus que Christoph Detlevnavait jamais t le matre ; elle taitpareille une reine quon appelle laTerrible, plus tard et toujours.
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Ce ntait pas la mort du premier
hydropique venu, ctait une mort
terrible et impriale, que le chambellanavait porte en lui, et nourrie de lui,toute sa vie durant. Tout lexcs desuperbe, de volont et dautorit que,
mme pendant ses jours les pluscalmes, il navait pas pu user, taitpass dans sa mort, dans cette mort qui prsent stait loge Ulsgaard et
galvaudait.Comment le chambellan Brigge et-
il regard quiconque lui et demandde mourir dune mort autre que decelle-l ? Il mourut de sa dure mort.
*
Et lorsque je pense aux autres que
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ai vus ou dont jai entendu parler :cest toujours la mme chose. Tous onteu leur mort eux. Ces hommes qui la
portaient dans leur armure, lintrieurdeux, comme un prisonnier ; cesfemmes qui devenaient trs vieilles etpetites, et avaient un trpas discret et
seigneurial sur un immense lit, commesur une scne, devant toute la famille,la domesticit et les chiens rassembls.Oui, les enfants mme, jusquaux tout
petits, navaient pas une quelconquemort denfants ; ils se rassemblaient etmouraient selon ce quils taient etselon ce quils seraient devenus.
Et de quelle mlancolique douceur
tait la beaut des femmes lorsquellestaient enceintes, et debout, et que leurgrand ventre sur lequel, malgr elles,reposaient leurs longues mains,
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contenait deux fruits : un enfant et unemort. Leur sourire pais, presquenourricier dans leur visage si vid, ne
provenait-il pas de ce quelles croyaientquelquefois sentir crotre en elles lunet lautre ?
*
Jai fait quelque chose contre la peur.
Je suis rest assis toute la nuit et jai
crit. prsent je suis aussi fatiguquaprs un long chemin travers leschamps dUlsgaard. Il mest pourtantdouloureux de penser que tout celanest plus, que des trangers habitentcette vieille et longue maison de matre.Il est possible que dans la chambre
lanche, en haut, sous le pignon, lesonnes dorment prsent, dorment de
leur sommeil pesant, humide, du soir
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usquau matin.Et lon na rien ni personne, et lon
voyage travers le monde avec sa malleet une caisse de livres, et en sommesans curiosit. Quelle vie est-ce donc ?Sans maison, sans objets hrits, sans
chiens. Si du moins lon avait dessouvenirs ! Mais qui en a ? Si lenfancetait l : elle est comme ensevelie.Peut-tre faut-il tre vieux pour
pouvoir tout atteindre. Je pense quildoit tre bon dtre vieux.
*
Aujourdhui nous avons eu une belle
matine dautomne. Je traversais lesTuileries. Tout ce qui tait lest, enavant du soleil, blouissait. La partieclaire tait recouverte dun
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rouillard, comme dun rideau gris delumire. Grises dans la grisaille, lesstatues se chauffaient au soleil, dans
les jardins encore voils. Quelquesfleurs isoles se levaient des longsparterres et disaient : Rouge, dune voixeffraye. Puis un homme, trs grand et
trs svelte, parut, tournant langle, duct des Champs-lyses ; il portait une
quille non pas glisse sous lpaule il la portait devant lui, lgrement, et
de temps autre la posait terre, avecforce et avec bruit, comme un caduce.Il ne pouvait rprimer un sourireoyeux, et souriait, par del tout, au
soleil, aux arbres. Son pas tait timidecomme celui dun enfant, mais dunelgret inaccoutume, plein dusouvenir dune autre dmarche.
*
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Ah ! leffet dune petite lune ! Jours
o tout est clair autour de nous, peine
esquiss dans lair lumineux etcependant distinct. Les objets les plusproches ont des tonalits lointaines,sont reculs, montrs seulement de
loin, non pas livrs ; et tout ce qui esten rapport avec ltendue le fleuve,les ponts, les longues rues et les placesqui se dpensent a pris cette tendue
derrire soi, et est peint sur elle commesur un tissu soyeux. Il nest paspossible de dire ce que peut tre alorsune voiture dun vert lumineux, sur lePont-Neuf, ou ce rouge si vif quon nepourrait pas ltouffer, ou mmesimplement cette affiche, sur le murmitoyen dun groupe de maisons gris-perle. Tout est simplifi, ramen quelques plans justes et clairs, comme
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le visage dans les portraits de Manet.Rien nest insignifiant ou inutile. Les
ouquinistes du quai ouvrent leurs
otes, et le jaune frais ou fatigu deslivres, le brun violet des reliures, le vertplus tendu dun album, tout concorde,compte, tout prend part et concourt
une parfaite plnitude.
*
Jai vu dans la rue lassemblagesuivant : une petite charrette bras,pousse par une femme ; sur le devantest pos en longueur un orgue deBarbarie ; en travers, sur larrire, unpanier o un tout petit enfant,solidement plant sur ses jambes, alair tout joyeux sous son bonnet, et neveut pas se laisser asseoir. De temps entemps, la femme tourne la manivelle.
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Le petit se lve aussitt en pitinantdans son panier et une petite fille danssa robe verte des dimanches danse et
at du tambourin en llevant vers lesfentres.
*
Je crois que je devrais commencer
travailler un peu, prsent queapprends voir. Jai vingt-huit ans et
il nest pour ainsi dire rien arriv.Reprenons : jai crit une tude surCarpaccio qui est mauvaise, un drameintitulMariage qui veut dmontrerune thse fausse par des moyensquivoques, et des vers. Oui, mais desvers signifient si peu de chose quand onles a crits jeune ! On devrait attendreet butiner toute une vie durant, sipossible une longue vie durant ; et puis
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enfin, trs tard, peut-tre saurait-oncrire les dix lignes qui seraient
onnes. Car les vers ne sont pas,
comme certains croient, des sentiments(on les a toujours assez tt), ce sont desexpriences. Pour crire un seul vers, ilfaut avoir beaucoup vu de villes,
dhommes et de choses, il fautconnatre les animaux, il faut sentircomment volent les oiseaux et savoirquel mouvement font les petites fleurs
en souvrant le matin. Il faut pouvoirrepenser des chemins dans desrgions inconnues, des rencontresinattendues, des dparts que lonvoyait longtemps approcher, des joursdenfance dont le mystre ne sest pasencore clairci, ses parents quil fallaitquon froisst lorsquils vousapportaient une joie et quon ne lacomprenait pas (ctait une joie faite
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pour un autre), des maladiesdenfance qui commenaient sisingulirement, par tant de profondes
et graves transformations, des jourspasss dans des chambres calmes etcontenues, des matins au bord de lamer, la mer elle-mme, des mers,
des nuits de voyage qui frmissaienttrs haut et volaient avec toutes lestoiles, et il ne suffit mme pas desavoir penser tout cela. Il faut avoir
des souvenirs de beaucoup de nuitsdamour, dont aucune ne ressemblait lautre, de cris de femmes hurlant enmal denfant, et de lgres, de blanches,de dormantes accouches qui serefermaient. Il faut encore avoir tauprs de mourants, tre rest assisauprs de morts, dans la chambre, avecla fentre ouverte et les bruits quivenaient par -coups. Et il ne suffit
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mme pas davoir des souvenirs. Il fautsavoir les oublier quand ils sontnombreux, et il faut avoir la grande
patience dattendre quils reviennent.Car les souvenirs eux-mmes ne sontpas encore cela. Ce nest que lorsquilsdeviennent en nous sang, regard, geste,
lorsquils nont plus de nom et ne sedistinguent plus de nous, ce nestqualors quil peut arriver quen uneheure trs rare, du milieu deux, se lve
le premier mot dun vers.Mais tous mes vers sont ns
autrement ; donc ce ne sont pas desvers. Et combien je me trompaislorsque jcrivais mon drame ! tais-jeun imitateur ou un fou davoir eu
esoin dun tiers pour raconter le sortde deux hommes qui se rendaient la viedure ? Avec quelle facilit je suis tomb
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dans le pige ! Et jaurais cependant dsavoir que ce tiers qui traverse toutesles vies et les littratures, ce fantme
dun tiers qui na jamais exist, na pasde sens et quon doit le nier. Il est undes prtextes de la nature qui sefforcetoujours de dtourner lattention des
hommes, de ses mystres les plusprofonds. Il est le paravent derrirelequel se droule un drame. Il est levain bruit lentre du silence dun vrai
conflit. On dirait en vrit que toususquici ont jug trop difficile de parler
de ces deux dont seulement il sagit. Letiers, qui prcisment, parce quil est sipeu rel, reste la partie facile duproblme, tous ont su le camper ; ds lecommencement de leurs drames, onsent limpatience den arriver lui ; peine peuvent-ils lattendre. Ds quilest l tout va bien.
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Mais quel ennui lorsquil se met en
retard ! Rien ne peut arriver sans lui,
tout sarrte, se ralentit, attend. Oui,mais quarriverait-il si lon voulaitprolonger cette pause ? Voyons donc,monsieur le Dramaturge, et toi, public
qui connais la vie, quarriverait-il silstaient ports disparus : ce viveurpopulaire ou ce jeune hommeprtentieux qui ouvre tous les mariages
comme un passe-partout ?Quarriverait-il si par exemple le diablelavait emport ? Supposons-le uninstant. On saperoit tout coup queles thtres se vident dtrange faon ;on les mure comme des trousdangereux, les mites seules titubentdans un vide que plus rien ntaye. Lesdramaturges ne jouissent plus de leursquartiers entiers de villes. Toutes les
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agences daffaires et de policecherchent pour eux dans les parties lesplus recules du monde le tiers
irremplaable qui tait laction mme.Et cependant ils vivent parmi les
hommes je ne veux pas parler de ces
tiers mais les deux autres sur quitant de choses seraient dire, sur quilon na encore rien dit, bien quilssouffrent et agissent et ne sachent
comment saider.Cest ridicule. Je suis assis dans ma
petite chambre, moi, Brigge, g devingt-huit ans, et qui ne suis connu depersonne. Je suis assis ici et ne suisrien. Et cependant ce nant se met penser et, son cinquime tage, parcette grise aprs-midi parisienne, pensececi :
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Est-il possible, pense-t-il, quon nait
encore rien vu, reconnu et dit de
vivant ? Est-il possible quon ait eu desmillnaires pour observer, rflchir etcrire, et quon ait laiss passer cesmillnaires comme une rcration
pendant laquelle on mange sa tartine etune pomme ?
Oui, cest possible.
Est-il possible que, malgr
inventions et progrs, malgr la culture,la religion et la connaissance delunivers, lon soit rest la surface dela vie ? Est-il possible que lon aitmme recouvert cette surface quiaprs tout et encore t quelque chose quon lait recouverte dune toffeindiciblement ennuyeuse, qui la fait
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ressembler des meubles de salonpendant les vacances dt ?
Oui, cest possible.Est-il possible que toute lhistoire de
lunivers ait t mal comprise ? Est-il
possible que limage du pass soitfausse, parce quon a toujours parl deses foules comme si lon ne racontaitamais que des runions dhommes, au
lieu de parler de celui autour de qui ilssassemblaient, parce quil taittranger et mourant.
Oui, cest possible.Est-il possible que nous croyions
devoir rattraper ce qui est arriv avantque nous soyons ns ? Est-il possiblequil faille rappeler tous, lun aprs
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lautre, quils sont ns des anciens,quils contiennent par consquent cepass, et quils nont rien apprendre
dautres hommes qui prtendentpossder une connaissance meilleureou diffrente ?
Oui, cest possible.Est-il possible que tous ces gens
connaissent parfaitement un pass qui
na jamais exist ? Est-il possible quetoutes les ralits ne soient rien poureux ; que leur vie se droule et ne soitattache rien, comme une montreoublie dans une chambre vide ?
Oui, cest possible.Est-il possible que lon ne sache rien
de toutes les jeunes filles qui vivent
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cependant ? Est-il possible que londise : les femmes , les enfants , les garons et quon ne se doute
pas, que, malgr toute sa culture, lonne se doute pas que ces mots, depuislongtemps, nont plus de pluriel, maisnont quinfiniment de singuliers.
Oui, cest possible.Est-il possible quil y ait des gens qui
disent : Dieu et pensent que ce soitl un tre qui leur est commun. Voisces deux coliers : lun sachte uncouteau de poche, et son voisin, lemme jour, sen achte un identique. Etaprs une semaine ils se montrentleurs couteaux et il apparat quil ny aplus entre les deux quune lointaineressemblance, tant a t diffrent lesort des deux couteaux dans les mains
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diffrentes. Oui, dit la mre de lun, sil faut
que vous usiez toujours tout Et encore : Est-il possible quon croie
pouvoir possder un Dieu sans luser ?
Oui, cest possible.Mais si tout cela est possible, si tout
cela na mme quun semblant depossibilit, mais alors il faudrait, pourlamour de tout au monde, il faudraitque quelque chose arrivt. Le premiervenu, celui qui a eu cette penseinquitante, doit commencer fairequelque chose de ce qui a t nglig ;si quelconque soit-il, si peu dsign,
uisquil ny en a pas dautre. Ce Brigge,cet tranger, ce jeune homme
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insignifiant devra sasseoir et, soncinquime tage, devra crire, crireour et nuit. Oui, il devra crire, cest
ainsi que cela finira.
*
Javais alors douze ans, ou tout auplus treize. Mon pre mavait emmen Urnekloster. Je ne sais ce qui lavaitengag rendre visite son beau-pre.
Depuis de longues annes, depuis lamort de ma mre, les deux hommes nestaient plus revus, et mon pre lui-mme navait jamais t dans le vieuxchteau o le comte Brahe ne staitretir que sur le tard. Je nai plusamais revu par la suite cette trange
demeure qui tomba en des mainstrangres lorsque mon grand-premourut. Telle que je la retrouve dans
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mon souvenir au dveloppementenfantin, ce nest pas un btiment ; elleest toute fondue et rpartie en moi ; ici
une pice, l une pice, et ici un bout decouloir qui ne relie pas ces deux pices,mais est conserv en soi, comme unfragment. Cest ainsi que tout est
rpandu en moi : les chambres, lesescaliers, qui descendaient avec unelenteur si crmonieuse, dautresescaliers, cages troites montant en
spirale, dans lobscurit desquelles onavanait comme le sang dans lesveines ; les chambres des tourelles, les
alcons haut suspendus, les galeriesinattendues o vous rejetait une petiteporte ; tout cela est encore en moi et necessera jamais dy tre. Cest comme silimage de cette maison tait tombe enmoi de hauteurs infinies et stait brissur mon trfonds.
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Il me semble que je nai bien
conserv dans mon cur que la salle o
nous avions coutume de nousrassembler pour dner, tous les soirs sept heures. Je nai jamais vu cettepice de jour, je ne me rappelle mme
pas si elle avait des fentres et o ellesdonnaient. Toutes les fois que lafamille entrait, les chandelles brlaientdans les lourds candlabres, et lon
oubliait aprs quelques minutes le jouret tout ce quon avait vu au dehors.Cette salle haute et, je suppose, vote,tait plus forte que tout ; sa hauteur quisentnbrait, ses angles qui navaientamais t dpouills de leur mystre,
aspiraient peu peu hors de voustoutes les images, sans leur substituerun quivalent prcis. On tait assis l,comme se rsolvant ; sans la moindre
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volont, sans conscience, sans plaisir,sans dfense. On tait comme uneplace vide. Je me souviens que cet
anantissement commena par mecauser un malaise, une sorte de mal demer que je ne surmontai quentendant la jambe jusqu ce que je
touchasse du pied le genou de monpre qui tait assis en face de moi. Cenest que plus tard que je fus frapp dece quil semblait comprendre, ou tout
au moins tolrer, ces maniressingulires, bien que nous neussionsque des rapports presque froids, qui nerendaient pas une telle conduiteexplicable. Ctait cependant ce contactlger qui me donnait la force desupporter ces longs repas. Puis, aprsune tension de quelques semaines pourles endurer, je mtais, grce la facultdadaptation presque infinie des
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enfants, si bien habitu ltranget deces runions, quil ne me cotait plusaucun effort de rester table pendant
deux heures ; prsent, ellesscoulaient mme relativement viteparce que je moccupais observer lesconvives.
Mon grand-pre les appelait : la
famille et jentendais aussi les autresse servir de ce qualificatif trs
arbitraire. Car bien que ces quatrepersonnes fussent lies par delointaines parents, elles ne formaientquun groupe assez disparate. Lonclequi tait assis mon ct, tait unhomme vieux, dont le visage dur et
rl portait quelques taches noiresque jappris tre les suites delexplosion dune charge de poudre. Decaractre maussade et aigri, il avait pris
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sa retraite comme commandant, etfaisait prsent dans un recoin duchteau que je ne connaissais pas, des
expriences dalchimie. Il tait de plus,entendis-je dire aux domestiques, enrelations avec une prison do on luienvoyait, une ou deux fois par an, des
cadavres avec lesquels il senfermaitour et nuit, quil dcoupait et apprtait
dune manire mystrieuse, de tellesorte quils rsistaient la putrfaction.
En face de lui tait la place demademoiselle Mathilde Brahe. Ctaitune personne dge indtermin, unecousine loigne de ma mre, et lon nesavait rien delle si ce nest quelleentretenait une correspondance trsrgulire avec un spirite autrichien quisappelait le baron Nolde, et qui elletait si entirement soumise, quellenentreprenait rien sans sassurer
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dabord de son consentement et luidemander une sorte de bndiction.Elle tait alors exceptionnellement
forte, dune plnitude molle etparesseuse qui semblait avoir tdverse sans soin dans des vtementslches et clairs ; ses mouvements
taient las et indcis et ses yeuxcoulaient continuellement. Cependantil y avait en elle quelque chose qui merappelait ma mre si frle et si svelte.
Plus je la regardais, plus je retrouvaisdans son visage les traits fins et lgersdont je navais plus, depuis la mort dema mre, pu me souvenir biennettement ; prsent seulement,depuis que je voyais quotidiennementMathilde Brahe, je savais quel avait tle visage de la morte ; peut-tre mmele savais-je pour la premire fois.prsent seulement se composait en moi
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de cent et cent dtails une image de lamorte, cette image qui depuismaccompagne partout. Plus tard il
mest apparu clairement que le visagede MlleBrahe contenait rellement tousles dtails qui dterminaient les traitsde ma mre ; mais comme si un
visage tranger stait intercal entreeux, ils taient rompus, fausss etrien ne les raccordait plus.
ct de cette dame tait assis le fils
dune cousine, un jeune garon quiavait peu prs mon ge, mais qui taitplus petit et plus dlicat que moi. Soncou maigre et ple sortait dunecollerette plisse et disparaissait sousun menton allong. Ses lvres taient
minces et troitement fermes, sesnarines tremblaient lgrement, et unseul de ses beaux yeux dun brun
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sombre semblait mobile. Cet ilregardait parfois de mon ct, dun airtranquille et attrist, cependant que
lautre restait toujours fix sur le mmepoint, comme sil tait vendu etnentrait plus en considration.
En haut de la table tait placlimmense fauteuil quun domestique(dont ctait la seule fonction), avanait mon grand-pre, et dont le vieillard
noccupait quune petite partie. Il yavait des gens qui appelaient ce vieuxmonsieur sourd et autoritaire : Excellence ou Monsieur leMarchal de la Cour , dautres luidonnaient le titre de gnral. Et sansdoute possdait-il tous ces grades, maisil y avait si longtemps quil navaitoccup de fonctions, que cesdnominations paraissaient peine
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encore intelligibles. Il me semblaitdailleurs quaucun nom prcis nepouvait adhrer cette personnalit
parfois si aigu et cependant toujoursde nouveau si vague. Je ne pouvaisamais me dcider lappeler grand-
pre, bien quil se montrt assez
souvent aimable mon gard etmappelt mme quelquefois lui, enessayant de donner une intonationenjoue mon nom. Dailleurs, toute la
famille avait lgard du comte uneconduite faite dun mlange de respectet de crainte. Seul le jeune Erik vivaitsur un certain pied de familiarit avecle vieux matre de la maison ; son ilvivant avait parfois de rapides regardsdintelligence auxquels grand-prerpondait tout aussi rapidement ; on lesvoyait apparatre quelquefois par delongues aprs-dnes au fond des
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autre de courtes conversations avecles chiens : je mentendais merveilleavec eux. La taciturnit tait dailleurs
une sorte de qualit familiale. Je laconnaissais chez mon pre et nemtonnais pas quon ne parlt gurependant le dner.
Cependant, les premiers jours qui
suivirent notre arrive, Mathilde Brahese montra trs bavarde. Elle
questionnait mon pre sur danciennesrelations quils avaient eues dans desvilles trangres ; elle se souvenaitdimpressions lointaines, sattendrissaitusquaux larmes en voquant le
souvenir damies mortes et de certaineune homme qui, laissait-elle
entendre, lavait aime sans quelle etvoulu rpondre son affection sansespoir. Mon pre coutait poliment,
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approuvait de temps autre de la tteet ne donnait que les rponsesindispensables. Le comte, en haut de la
table, souriait constamment, les lvresmprisantes : son visage paraissait plusgrand que dhabitude. Ctait commesil portait un masque. Il prit dailleurs
lui-mme plusieurs fois la parole, et savoix, bien quelle ne sadresst personne et ft trs basse, pouvaitcependant tre entendue dans toute la
salle et tenait de la marche rgulire,indiffrente, dune pendule ; le silenceautour delle paraissait une rsonancesingulire et creuse, la mme pourchaque syllabe.
Le comte Brahe croyait montrer une
amabilit particulire lgard de monpre en lui parlant de sa femmedfunte, ma mre. Il lappelait la
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comtesse Sibylle, et toutes ses phrasesse terminaient comme sil demandaitaprs elle. Oui, il me semblait, je ne
sais pourquoi, quil sagissait dunetoute jeune fille en blanc qui duninstant lautre pouvait entrer parminous. Jentendais parler sur le mme
ton de notre petite Anna-Sophie . Etlorsque, un jour, je demandai qui taitcette demoiselle que grand-preparaissait aimer tout particulirement,
appris quil entendait dsigner ainsi lafille du grand chancelier ConradReventlov, lpouse de la main gauchede feu Frdric IV, laquelle reposaitdepuis prs dun sicle et demi Roskilde. La succession du temps neouait aucun rle pour lui, la mort tait
un petit accident quil ignoraitcompltement, les personnes quil avaitune fois accueillies dans sa mmoire,
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continuaient dy exister et leur mort nechangeait rien ce fait. Quelquesannes plus tard, aprs la mort du
vieillard, on racontait quavec le mmeenttement, il tenait les choses futurespour prsentes. Il aurait, disait-on,entretenu un jour certaine jeune
femme de ses fils, en particulier desvoyages de lun de ses fils cependantque celle-ci, qui entrait dans letroisime mois de sa premire
grossesse, tait assise, presquevanouie de crainte et de frayeur, ctdu vieillard qui parlait sans arrt.
Mais il arriva que je ris. Oui, je ris
trs fort et ne pouvais plus me calmer.Un soir, Mathilde Brahe tait absente.Le vieux serviteur, presquecompltement aveugle, tenditnanmoins le plat, lorsquil fut arriv
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sa place. Il resta ainsi pendant quelquesinstants, puis il sen alla, satisfait,dignement, comme si tout tait dans
lordre. Javais observ cette scne, et linstant mme o je la voyais, elle neme sembla pas du tout drle. Mais uninstant aprs, lorsque jallais justement
avaler une bouche, le rire me monta la tte avec une rapidit telle, queavalai de travers et fis grand bruit. Et,ien que cette situation me ft moi-
mme pnible, bien que je mefforassede toutes les manires possibles ausrieux, le rire remontait toujours denouveau, par pousses, et finit par medominer compltement. Mon pre,comme pour dtourner lattention fixesur moi, demanda de sa voix large ettouffe : Mathilde est-ellemalade ? Le grand-pre sourit safaon et rpondit ensuite par une
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phrase laquelle je ne pris pas garde,tout occup que jtais de moi-mme, etqui disait sans doute :
Non, mais elle veut viter de
rencontrer Christine.
Je ne crus donc pas que ce pt treleffet de cette phrase, lorsque monvoisin, le commandant, se leva et quittala salle aprs avoir murmur une
excuse inintelligible et salu le comte.Je ne fus frapp que de le voir seretourner encore une fois derrirecelui-ci et faire des signes de tte aupetit Erik, puis, mon plus grandtonnement, aussi moi-mme,comme pour nous engager le suivre.Jtais tellement surpris que mon rirecessa de moppresser. Au reste, je neprtai pas plus longtemps attention au
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commandant ; il mtait dsagrable, ete remarquai dailleurs que le petit Erik
ne sen souciait pas davantage.
Le repas tranait, comme toujours, et
lon tait arriv au dessert, lorsque mesregards furent saisis et emports par un
mouvement qui se fit au fond de lasalle, dans la pnombre. Une porte quee croyais toujours ferme et qui,
mavait-on dit, donnait sur lentresol,
stait ouverte peu peu, et, tandis quee regardais avec un sentiment tout
nouveau de curiosit et desaisissement, du trou dombre de cetteporte sortit une dame lance et vtuede clair, qui lentement sapprocha denous. Je ne sais si je fis un mouvementou si je poussai un cri ; le bruit dunechaise renverse arracha mes regardsde ltrange apparition, et je vis mon
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pre qui stait lev dun bond et qui,ple comme un mort, les bras pendants,les poings ferms, marchait vers la
femme. Elle approchait de nous, pas pas, insensible ce spectacle, et elletait arrive tout prs de la place ducomte, lorsque celui-ci brusquement se
dressa, saisit mon pre par le bras, lerepoussa vers la table et le retint, tandisque ltrangre, lentement, avecindiffrence, et pas pas, traversait
lespace qui lui tait ouvert, dans unindescriptible silence o lonnentendait que le son tremblotant dunverre, et disparaissait par une porte dumur oppos. cet instant, jobservaique ctait le petit Erik qui, avec uneprofonde rvrence, fermait la portederrire ltrangre.
Jtais seul rest assis table ; je
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mtais fait si lourd dans mon sigequil me sembla que jamais plus je nepourrais me lever sans le secours de
quelquun. Un instant je regardai sansvoir. Puis je pensai mon pre etobservai que le vieux le tenait encore
toujours par le bras. Le visage de mon
pre tait maintenant colreux, gonflde sang, mais le grand-pre, dont lesdoigts pareils une griffe blanchesagrippaient au bras de mon pre, avait
son bizarre sourire de masque. Puisentendis quil disait quelque chose,
syllabe par syllabe, sans que je pussesaisir le sens des mots quil prononait.Cependant ils frapprent profondmentmon oreille, car voici environ deux ans,e les ai retrouvs un jour au fond de
mon souvenir, et depuis lors je les sais.Il dit :
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Vous tes violent, chambellan, etimpoli. Que ne laissez-vous les gensaller leurs affaires ?
Qui est cela ? cria mon pre. Quelquun qui a bien le droit dtre
ici : Christine Brahe.Il se fit alors le mme silence
singulirement tnu, et de nouveau le
verre trembla. Mais soudain, mon presarracha dun brusque mouvement etse prcipita dehors.
Toute la nuit je lentendis arpenter
sa chambre, car moi non plus je nepouvais pas dormir. Vers le matin,subitement, je mveillai pourtantdune sorte dassoupissement, et, avecune terreur qui me paralysa jusquau
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cur, je vis une chose blanche assisesur mon lit. Mon dsespoir finit par medonner la force de cacher ma tte sous
la couverture, et de peur et de dtresseclatai en larmes. Je sentis une
fracheur et une clart sur mes yeux quipleuraient ; je fermai les paupires sur
mes larmes pour ne rien voir. Mais lavoix, qui me parlait prsent de toutprs, effleurait mon visage dunetideur doutre, et je la reconnus :
ctait la voix de Mlle Mathilde. Je mecalmai aussitt, mais continuaicependant me faire consoler, mmelorsque je fus tout fait rassur ; jesentais sans doute que cette bont taittrop douillette, mais jen jouissaisnanmoins et je croyais lavoir mrite
en quelque faon. Tante , dis-jeenfin et jessayais de rassembler dansson visage diffus les traits pars de ma
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mre : Tante, qui tait cette dame ?
Hlas, rpondit MlleBrahe avec un
soupir qui me sembla comique, uneinfortune, mon enfant, une
infortune.Le matin du mme jour japerus
dans une chambre quelquesdomestiques occups faire des malles.Je pensai que nous partirions et celame parut tout naturel. Peut-tre tait-ce aussi lintention de mon pre. Je naiamais appris ce qui le dcida rester
encore Urnekloster aprs cette soire.Mais nous ne partmes pas. Nous
restmes encore huit ou neuf semainesdans cette maison, nous supportmesle poids de ses trangets et nous
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revmes encore trois fois ChristineBrahe.
Je ne savais alors rien de sonhistoire. Je ne savais pas quelle taitmorte depuis bien longtemps, en sesdeuximes couches, en donnant
naissance un petit garon qui grandit un destin douloureux et cruel, je nesavais pas quelle tait une morte. Maismon pre le savait. Avait-il voulu, lui
qui alliait un temprament passionn un esprit clair et logique, se contraindre supporter cette aventure en seressaisissant et sans interroger ? Je levis sans comprendre, lutter contrelui-mme, et je le vis enfin se dominer.
Ce fut le soir que nous vmes
Christine Brahe pour la dernire fois.Cette fois-ci, Mlle Mathilde, elle aussi,
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tait venue table ; mais elle ntait pascomme dhabitude. De mme que lespremiers jours qui suivirent notre
arrive, elle parlait sans arrt et sanssuite, se troublant continuellement, etil y avait encore en elle une inquitudephysique qui lobligeait ajuster sans
cesse quelque chose ses cheveux ou ses vtements jusqu ce quelle selevt subitement, avec un grand crigmissant, et dispart.
Au mme instant mes regards se
tournrent malgr moi vers certaineporte, et en effet : Christine Braheentra. Mon voisin, le commandant, fitun mouvement violent et court qui secontinua dans mon corps, mais ilnavait apparemment plus la force de selever. Son visage, vieux, brun et tach,allait de lun lautre, sa bouche tait
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ouverte, et la langue se tordait derriredes dents gtes ; puis, soudain, cevisage avait disparu, et sa tte grise
roula sur la table, et ses bras larecouvrirent comme des morceaux, eten dessous, quelque part, apparut unemain flasque, tavele, et tremblait.
Et alors Christine Brahe franchit la
salle, pas pas, lentement, comme unemalade, dans un silence o ne
rsonnait quun seul son pareil ungmissement de vieux chien. gauchedu grand cygne dargent rempli denarcisses, se glissait le grand masquedu vieux comte, grimaant un souriregris. Il leva sa coupe de vin vers monpre. Et je vis alors mon pre, linstant prcis o Christine Brahepassait derrire son sige, saisir sontour sa coupe, et la soulever au-dessus
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de la table, de la largeur dune main,comme un objet trs lourd
Et la mme nuit, nous quittmesUrnekloster.
*
Bibliothque Nationale.
Je suis assis et je lis un pote. Il y a
eaucoup de gens dans la salle, mais onne les sent pas. Ils sont dans les livres.Quelquefois ils bougent entre lesfeuillets, comme des hommes quidorment, et se retournent entre deuxrves. Ah ! quil fait bon tre parmi deshommes qui lisent. Pourquoi ne sont-ils pas toujours ainsi ? Vous pouvezaller lun et le frler : il ne sentirarien. Vous pouvez heurter votre voisin
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en vous levant et si vous vous excusez,il fait un signe de tte du ct dovient votre voix, son visage se tourne
vers vous et ne vous voit pas, et sescheveux sont pareils aux cheveux dunhomme endormi. Que cest bon ! Et jesuis assis et jai un pote. Quel destin !
Ils sont peut-tre trois cents dans cettesalle, qui lisent prsent ; mais il estimpossible que chacun dentre eux aitun pote. (Dieu sait ce quils peuvent
ien lire !) Il nexiste dailleurs pas troiscents potes. Mais voyez mon destin :Moi, peut-tre le plus misrable de cesliseurs, moi, un tranger, jai un pote.Bien que je sois pauvre. Bien que monveston que je porte tous les jourscommence suser par endroits ; bienque mes chaussures ne soient pasirrprochables. Sans doute, mon col estpropre, mon linge aussi, et je pourrais,
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tel que je suis, entrer dans nimportequelle confiserie, au besoin sur lesgrands boulevards, et je pourrais sans
crainte avancer la main vers uneassiette de gteaux et me servir. Onnen serait pas surpris, et nul nesongerait me gronder et me chasser,
car cest encore une main de bonnecompagnie, une main qui est lavequatre ou cinq fois par jour. Oui, il ny arien sous les ongles, lindex est sans
encre, et les poignets surtout sont enparfait tat. Or nul nignore que lespauvres gens ne se lavent jamais aussihaut. On peut tirer de leur propretcertaines conclusions. Et lon conclut.Dans les magasins lon conclut. Sansdoute, il y a quelques individus, sur le
oulevard Saint-Michel par exemple, oudans la rue Racine, que mes poignetsne tromperont pas. Ils se moquent bien
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de mes poignets. Ils me regardent et ilssavent. Ils savent quau fond je suis desleurs, que je ne fais que jouer un peu de
comdie. Nest-ce pas carnaval ? Et ilsne veulent pas me gter le plaisir ; ilsgrimacent un peu et clignent des yeux.Personne ne la vu. Dailleurs ils me
traitent comme un monsieur. Pour peuquil y ait quelquun prs de nous, ils semontrent mme empresss et fontcomme si je portais un manteau de
fourrure, comme si ma voiture mesuivait.
Quelquefois je leur donne deux sous,
en tremblant quils ne les refusent ;mais ils les acceptent. Et tout seraitdans lordre sils navaient pas denouveau un peu rican et clign delil. Qui sont ces gens ? Que meveulent-ils ? Mattendent-ils ?
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Comment me reconnaissent-ils ? Il estvrai que ma barbe a lair un peunglige et rappelle un peu, un tout
petit peu, leurs vieilles barbes maladeset passes qui mont toujours surpris.Mais nai-je pas le droit de ngliger ma
arbe ? Cest le cas de beaucoup
dhommes occups, et lon ne savisepas pour cela de les compter parmi lespaves de la socit. Car il est videntque ceux-l forment le rebut et que ce
ne sont pas de simples mendiants. Non,au fond, ce ne sont pas des mendiants,il faut distinguer. Ce sont des dchets,des pelures dhommes que le destin acraches. Humides encore de la salivedu destin, ils collent un mur, unelanterne, une colonne daffichage, ou
ien ils coulent lentement au fil de larue en laissant une trace sombre etsale. Que diable voulait de moi cette
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vieille qui, avec son tiroir de table denuit, o roulaient quelques boutons etquelques aiguilles, avait surgi de je ne
sais quel trou ? Pourquoi marchait-elletoujours mon ct et mobservait-elle ? Comme si elle essayait de mereconnatre, avec ses yeux chassieux,
ses yeux o un malade semblait avoircrach des glaires verdtres dans despaupires sanglantes. Et pourquoi cettepetite femme grise resta-t-elle debout
ct de moi, pendant tout un quartdheure, devant une vitrine, en faisantglisser un long et vieux crayon hors deses vilaines mains fermes ? Je faisaissemblant de regarder ltalage dont jene voyais rien. Mais elle savait que jelavais vue, elle savait que jtais arrtet que je me demandais ce quellefaisait. Car je comprenais bien quil nepouvait sagir du crayon. Je sentais que
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ctait un signe, un signe pour lesinitis, un signe que les pavesconnaissent. Je devinais quelle voulait
me dire daller quelque part ou de fairequelque chose. Et le plus trange taitque je ne pouvais perdre le sentimentquil y avait rellement certaines
conventions auxquelles appartenait cesigne et que cette scne tait au fondquelque chose quoi jaurais dmattendre.
*
Ctait il y a deux semaines. Mais
depuis, plus un jour ne se passe sansune pareille rencontre. Non seulementau crpuscule, mais en plein midi, dansles rues les plus populeuses, il arriveque subitement un petit homme ou unevieille femme est l, me fait signe, me
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montre quelque chose et disparat denouveau. Comme si le plus ncessairetait accompli. Il est possible quun
eau jour ils savisent de venir jusquedans ma chambre. Ils savent fort bieno jhabite et prendront leursdispositions pour ne pas tre arrts
par la concierge. Mais ici, mes chers, icie suis labri de vous. Il faut avoir une
carte spciale pour pouvoir entrer danscette salle. Cette carte, jai sur vous
lavantage de la possder. Je traverseles rues avec un peu de crainte, comme
ien lon pense, mais enfin, je suisdevant une porte vitre, je louvrecomme si jtais chez moi, je montrema carte la porte suivante,rapidement, comme vous me montrezvos objets, mais avec cette diffrenceque lon me comprend, que lon sait ceque je veux dire, et puis je suis parmi
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ces livres, je suis retir de vous commesi jtais mort, et je suis assis et je lisun pote.
Vous ne savez pas ce que cest quun
pote ? Verlaine Rien ? Pas desouvenir ? Non. Vous ne lavez pas
distingu de ceux que vous connaissiez.ous ne faites pas de diffrence, je sais.
Mais cest un autre pote que je lis, unqui nhabite pas Paris, un tout autre.
Un qui a une maison calme dans lamontagne. Qui sonne comme unecloche dans lair pur. Un pote heureuxqui parle de sa fentre et des portesvitres de sa bibliothque, lesquellesrefltent, pensives, une profondeuraime et solitaire. Cest justement cepote que jaurais voulu devenir ; car ilsait tant de choses sur les jeunes filles,et moi aussi jaurais su tant de choses
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sur elles. Il connat des jeunes filles quiont vcu voici cent ans ; peu importequelles soient mortes, car il sait tout.
Et cest lessentiel. Il prononce leursnoms, ces noms lgers, gracieusementtirs, avec des lettres majusculesenrubannes lancienne mode, et les
noms de leurs amies plus ges osonne dj un peu de destin, un peu dedception et de mort. Peut-tretrouverait-on dans un cahier de son
secrtaire en acajou leurs lettres plieset les feuillets dlis de leurs journauxo sont inscrits des anniversaires, despromenades dt, des anniversairesOu bien, il est possible quil existe aufond de la chambre coucher, dans lacommode ventrue, un tiroir o sontconservs leurs vtements deprintemps ; robes blanches quonmettait pour la premire fois Pques,
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vtements de tulle qui taient pluttdes vtements pour lt que cependantlon nattendait pas encore. sort
ienheureux de qui est assis dans lachambre silencieuse dune maisonfamiliale, entour dobjets calmes etsdentaires, couter les msanges
sessayer dans le jardin dun vertlumineux, et au loin lhorloge duvillage. tre assis et regarder unechaude trane de soleil daprs-midi, et
savoir beaucoup de choses sur lesanciennes jeunes filles, et tre unpote. Et dire que jaurais pu devenirun tel pote, si javais pu habiterquelque part, quelque part en cemonde, dans une de ces maisons decampagne fermes o personne ne vaplus. Jaurais eu besoin dune seulechambre (la chambre claire sous lepignon). Jy aurais vcu avec mes
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anciennes choses, des portraits defamille, des livres. Et jaurais eu unfauteuil, et des fleurs et des chiens, et
une canne solide pour les cheminspierreux. Et rien de plus. Rien quunlivre, reli dans un cuir jauntre,couleur divoire, avec un ancien papier
fleuri pour feuille de garde. Jy auraiscrit. Jaurais beaucoup crit, caraurais eu beaucoup de penses et des
souvenirs de beaucoup de gens.
Mais la vie en a dispos autrement,
Dieu sait pourquoi. Mes vieux meublespourrissent dans une grange o lonma permis de les placer, et moi-mme,oui, mon Dieu, je nai pas de toit quimabrite, et il pleut dans mes yeux.
*
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Quelquefois, je passe devant depetites boutiques : dans la rue de Seinepar exemple. Ce sont des antiquaires,
de petits bouquinistes ou desmarchands deaux-fortes aux vitrinestrop pleines. Jamais personne nentrechez eux, ils ne font apparemment pas
daffaires. Mais si lon y jette un coupdil, on les voit assis, toujours assis,lisant et insouciants. Ils ne songent pasau lendemain, ne sinquitent daucune
russite. Ils ont un chien qui est assisdevant eux et frtille de bonne humeur,ou un chat qui agrandit le silence en seglissant le long des ranges de livrescomme sil effaait les noms du dos desreliures.
Ah ! si cela pouvait suffire : je
voudrais quelquefois macheter une deces vitrines pleines de choses, et
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masseoir l derrire, avec un chienpour vingt ans.
*
Cest bon de dire haute voix : Il
nest rien arriv . Mais quand mme je
le dirais, et quand je le rpterais : Ilnest rien arriv , quoi celamavancerait-il ?
Que mon pole se soit encore mis fumer et que jaie d sortir, est-ce lvraiment un malheur ? Que je me sentelas et transi, est-ce de quelqueimportance ? Et si jai couru tout le jourdans les rues, cest moi-mme qui laivoulu. Jaurais pu aussi bien mereposer dans une salle du Louvre.Pourtant non, je crois que non. Cestquil y vient certaines gens pour se
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chauffer. Ils sont assis sur lesanquettes de velours et, sur lesouches de chaleur, leurs pieds posent
lun contre lautre comme de grandesottes vides. Ce sont des hommes dune
extrme modestie qui savent gr cesgardiens aux uniformes bleus
constells de dcorations de seulementles tolrer. Mais si jentre, ilsgrimacent. Ils grimacent et hochent latte. Puis, si je vais et viens devant les
tableaux, ils me gardent vue et mesuivent obstinment de leur il
rouill. Jai donc bien fait de ne pasaller au Louvre. Jai march sans cesse.Dieu sait combien de villes, dequartiers, de cimetires, de ponts et depassages jai traverss. Je ne sais o jairencontr un homme qui poussaitdevant lui une charrette pleine delgumes. Il criait : Chou-fleur, chou-
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fleur , lefleuravec un eubizarrementtrouble. ct de lui marchait unelaide et anguleuse femme qui, de temps
en temps, le poussait. Et quand elle lepoussait, il criait. Quelquefois aussi ilcriait de lui-mme, mais alors son criavait t inutile, et aussitt il lui fallait
crier nouveau, parce quon passaitdevant la maison dun client. Ai-je ditque cet homme tait aveugle ? Non ?Eh bien, il tait aveugle. Il tait aveugle
et il criait. Jarrange en disant cela ;escamote la charrette quil poussait ;e feins de navoir pas remarqu quil
criait des choux-fleurs. Mais est-ce bienessentiel ? Et quand cela seraitessentiel, nimporte-t-il pas davantagede savoir ce que jai vu, moi ? Jai vu unvieil homme qui tait aveugle et quicriait. Voil ce que jai vu. Vu.
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Croira-t-on quil y ait de pareillesmaisons ? Non, lon va dire encore quearrange. Mais cette fois, cest la
vrit ; rien descamot ; bien entendurien dajout non plus. Do leprendrais-je ? On sait que je suispauvre. On le sait. Maisons ? Mais pour
tre prcis, ctaient des maisons quintaient plus l. Des maisons quonavait dmolies du haut en bas. Ce quily avait, ctaient les autres maisons,
celles qui staient appuyes contre lespremires, les maisons voisines.
pparemment elles risquaient descrouler depuis quon avait enlev cequi les tayait ; car tout un chafaudagede longues poutres goudronnes taitarc-bout entre le sol encombr degravats et la paroi dnude. Je ne saispas si jai dj dit que cest de cetteparoi que je parle. Ce ntait pas,
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proprement parler, la premire paroides maisons subsistantes (comme onaurait pu le supposer), mais bien la
dernire de celles qui ntaient plus. Onvoyait sa face interne. On voyait, auxdiffrents tages, des murs dechambres o les tentures collaient
encore ; et, a et l, lattache duplancher ou du plafond. Auprs desmurs des chambres, tout au long de laparoi, subsistait encore un espace gris
lanc par o sinsinuait, en des spiralesvermiculaires et qui semblaient servir quelque rpugnante digestion, leconduit dcouvert et rouill de ladescente des cabinets. Les tuyaux degaz avaient laiss sur les bords desplafonds des sillons gris et poussireuxqui se repliaient a et l, brusquement,et senfonaient dans des trous noirs.Mais le plus inoubliable, ctait encore
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les murs eux-mmes. Avec quelquerutalit quon let pitine, on navait
pu dloger la vie opinitre de ces
chambres. Elle y tait encore ; elle seretenait aux clous quon avait ngligdenlever ; elle prenait appui sur untroit morceau de plancher ; elle stait
lottie sous ces encoignures o seformait encore un petit peu dintimit.On la distinguait dans les couleurs quedanne en anne elle avait changes, le
leu en vert chanci, le vert en gris, et leaune en un blanc fatigu et rance. Mais
on la retrouvait aussi aux places restesplus fraches, derrire les glaces, lestableaux et les armoires ; car elle avaittrac leurs contours et avait laiss sestoiles daraignes et sa poussire mmedans ces rduits prsent dcouverts.On la retrouvait encore dans chaquecorchure, dans les ampoules que
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lhumidit avait souffles au bas destentures ; elle tremblait avec leslambeaux flottants et transpirait dans
daffreuses taches qui existaient depuistoujours. Et, de ces murs, jadis bleus,verts ou jaunes, quencadraient lesreliefs des cloisons transversales
abattues, manait lhaleine de cette vie,une haleine opinitre, paresseuse etpaisse, quaucun vent navait encoredissipe. L sattardaient les soleils de
midi, les exhalaisons, les maladies,danciennes fumes, la sueur qui filtresous les paules et alourdit lesvtements. Elles taient l, lhaleinefade des bouches, lodeur huileuse despieds, laigreur des urines, la suie qui
rle, les grises bues de pommes deterre et linfection des graisses rancies.Elle tait l, la doucereuse et longueodeur des nourrissons ngligs,
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langoisse des coliers et la moiteur deslits de jeunes garons pubres. Et toutce qui montait en bue du gouffre de la
rue, tout ce qui sinfiltrait du toit avecla pluie, qui ne tombe jamais pure surles villes.
Et il y avait encore l bien des chosesque les vents domestiques, ces soufflesfaibles et apprivoiss qui ne sortent pasde leur rue, avaient apportes, et bien
des choses aussi dont on ne savait paslorigine. Jai dit, nest-ce pas, quonavait dmoli tous les murs, lexception de ce dernier ? Cesttoujours de celui-ci que je parle. On vapenser que je suis rest longtempsdevant ; mais je jure que je me suis mis courir aussitt que je leus reconnu.Car le terrible, cest que je lai reconnu.Tout ce qui est ici je le reconnais bien,
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et cest pourquoi cela entre en moiaussitt : comme chez soi.
Aprs cet effort, je me sentis quelquepeu puis, je dirai mme atteint. Aussitait-ce trop pour moi que lui encoredt mattendre. Il attendait dans la
petite crmerie o je voulais mangerdeux ufs sur le plat ; javais faim ;tais rest tout le jour sans manger.
Mais prsent non plus, je ne pouvais
rien prendre ; mes ufs ntaient pasprts que je me sentis de nouveaupouss dans les rues qui coulaient versmoi empoisses de gens. Car ctait lesoir, et de plus carnaval, et les gens, quiavaient du temps eux, flottaient et sefrottaient les uns aux autres. Et leursvisages taient pleins de la lumire desventaires et le rire suintait de leurs
ouches comme de blessures
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purulentes. Ils riaient toujours plus etsagglomraient dautant plus que plusimpatiemment je tentais davancer.
Jaccrochai je ne sais comment le chledune femme que jentranai ; des gensmarrtrent en riant ; et je sentais queaurais d rire, moi aussi ; mais je ne le
pouvais pas. Quelquun me jeta dansles yeux une poigne de confettis quime brlrent comme un coup de fouet.
ux carrefours les gens taient coincs,
imbriqus les uns dans les autres. Il nyavait plus davance possible, rien quunmol et silencieux mouvement de va-et-vient parmi eux comme silssaccouplaient debout. Mais bien quilsstationnassent, tandis que, contre letrottoir, travers la dchirure de lafoule, je courais comme un fou, envrit ctaient tout de mme eux qui
ougeaient, et moi qui restais sur place.
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Car rien ne changeait ; quand je levaisla tte, je continuais de voir les mmesmaisons dun ct, et de lautre, les
araques. Peut-tre aussi tout tait-ilfixe, et ny avait-il en moi comme eneux quun vertige qui semblait fairetournoyer le tout. Mais je navais pas le
temps dy rflchir ; jtais lourd desueur, et une douleur tourdissantecirculait en moi, comme si mon sangcharriait je ne sais quoi de trop grand
qui au passage distendait mes veines.Et je sentais en mme temps que lairtait puis depuis longtemps et quilne restait plus que des exhalaisonsvicies dont mes poumons ne voulaientpas.
Mais maintenant cest fini ; jai tout
surmont. Me voici dans ma chambre,assis prs de la lampe ; il fait un peu
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froid, car je nose pas mettre le pole lpreuve ; que ferais-je sil allait encorefumer et me chasser dans la rue ? Je
suis assis et je pense : Si je ntais paspauvre, je louerais une autre chambreavec des meubles moins fatigus,moins hants par les prcdents
locataires. Dabord, il men cotaitvraiment dappuyer ma tte dans cefauteuil. L, dans sa housse verte, il y aun vallonnement dun gris graisseux
qui doit sadapter toutes les ttes.Pendant quelque temps, jai pris laprcaution de mettre sous mes cheveuxun mouchoir ; mais maintenant je suistrop fatigu ; et du reste, ce petit creuxsemble fait la mesure de ma nuque.Mais si je ntais pas pauvre, jecommencerais par macheter un bonpole, et je me chaufferais avec du fortet pur bois de montagne, au lieu de ces
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pitoyables ttes-de-moineaux dontles manations me font le souffle siirrgulier et la tte si trouble. Et puis, il
me faudrait quelquun qui rangeraitsans bruit et veillerait sur le feu,comme je le dsire. Car souvent,lorsque je dois rester un quart dheure
tisonner, agenouill contre le brasierdont le proche clat me brle les yeuxet me rissole la peau du front,abandonne dun seul coup tout ce que
avais de force en rserve pour laourne, et quand, aprs, je redescends
parmi les hommes, ils ontnaturellement sans peine raison demoi. Parfois, quand il y aurait foule, jeprendrais une voiture, je passerais ct des pitons, je mangerais tous lesours dans un Duval et je ne
tranerais plus dans les crmeriesLaurais-je aussi bien rencontr au
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Duval ? Non ! On ne lui aurait paspermis de my attendre. On ny laissepas entrer les moribonds. Les
moribonds ? prsent que je suis labri dans ma chambre, je vais essayerde rflchir tranquillement ce quimest arriv. Il est bon de ne rien
laisser dans le vague. Donc jentrai, etdabord je vis que quelquun occupait latable laquelle je massiedsquelquefois. Je saluai dans la direction
du comptoir, commandai mon repas etmassis l, tout prs. Cest alors que jele sentis soudain, bien quil ne bougetpas. Cest prcisment son immobilitque je sentis et que je compris tout coup. Un courant stait tabli entrenous, et je connus quil tait raide deterreur. Je compris que la terreur lavaitparalys, terreur de quelque chose quise passait en lui-mme. Peut-tre un
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vaisseau se rompait-il en lui ; peut-treun poison quil avait longtempsredout, pntrait-il en ce moment
prcis dans le ventricule de son cur ;peut-tre un grand abcs se levait-il etsouvrait-il dans son cerveau, commeun soleil qui lui changeait laspect du
monde. Avec un indicible effort, je meforai regarder de son ct : caresprais encore que tout cela serait
imaginaire. Mais enfin, je sursautai et
me prcipitai au dehors, car je nemtais pas tromp. Il tait assis l,dans un manteau dhiver noir et pais,et son visage gris, convuls, plongeaitdans un cache-nez de laine. Sa bouchetait close comme si un poids subitreposait sur elle, mais il ntait paspossible de dire si ses yeux voyaientencore : des lunettes embues et grisesde fume les cachaient et tremblaient
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un peu. Ses narines taient distendueset sa longue chevelure se fanait sur sestempes dvastes comme par une
chaleur trop grande. Ses oreilles taientlongues, jaunes et jetaient de grandesombres derrire elles. Oui, il savaitquen ce moment il sloignait de tout ;
pas seulement des hommes. Un instantencore, et tout aura perdu son sens, etcette table et cette tasse et cette chaise laquelle il se cramponne, tout le
quotidien et le proche sera devenuinintelligible, tranger et lourd. Ainsi iltait assis l, et attendait que ce ftconsomm. Et ne se dfendait plus.
Et moi, je me dfends encore. Je me
dfends, quoique je sache bien que djmon cur est arrach, et que si mmemes bourreaux maintenant me tenaientquitte, je ne pourrais quand mme plus
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vivre. Je me dis : il nest rien arriv, etpourtant je nai pu comprendre cethomme que parce que, en moi aussi,
quelque chose arrive qui commence mloigner et me sparer de tout.Combien toujours il me fut horribledentendre dire dun mourant : il ne
reconnat dj plus personne. Alors jeme reprsente un solitaire visage qui sesoulve de dessus les coussins, quicherche nimporte quoi de connu,
nimporte quoi de dj vu, et qui netrouve rien. Si mon angoisse ntait sigrande, je me consolerais en mepersuadant quil nest pas impossible devoir tout dun il diffrent, etnanmoins de vivre ; mais jai peur, jaiune peur indicible de cettemodification. Je ne me suis mme pasencore familiaris avec ce monde quime parat bon. Que ferais-je dans un
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autre ? Jaimerais tant demeurer parmiles significations qui me sont devenueschres ! et si pourtant quelque chose
doit tre chang, je voudrais du moinspouvoir vivre parmi les chiens, dont lemonde est parent du ntre.
Durant quelque temps encore je vaispouvoir crire tout cela et entmoigner. Mais le jour viendra o mamain me sera distante, et quand je lui
ordonnerai dcrire, elle tracera desmots que je naurai pas consentis. Letemps de lautre explication va venir, oles mots se dnoueront, o chaquesignification se dfera comme un nuageet sabattra comme de la pluie. Malgrma peur je suis pourtant pareil quelquun qui se tient devant degrandes choses, et je me souviens que,autrefois, je sentais en moi des lueurs
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semblables lorsque jallais crire. Maiscette fois-ci je serai crit. Je suislimpression qui va se transposer. Il ne
sen faudrait plus que de si peu, et jepourrais, ah ! tout comprendre,acquiescer tout. Un pas seulement, etma profonde misre serait flicit. Mais
ce pas, je ne puis le faire ; je suis tombet ne puis plus me relever, parce que jesuis bris. Jusquici jai cru que jepourrais voir venir un secours. Voici
devant moi, de ma propre criture, ceque jai pri, soir par soir. Des livres oe lai trouv, jai transcrit cela, pour
que cela me ft tout proche, pour quecela ft issu de ma main, comme jaillide moi-mme. Et maintenant je veux lecopier encore une fois, ici, devant matable, genoux, je veux lcrire, carainsi je le sens en moi plus longtempsqu le lire, et chaque mot prend de la
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dure et a le temps de retentir. Mcontent de tous et mcontent de
moi-mme, je voudrais bien meracheter et menorgueillir un peu dansle silence et la solitude de la nuit. mesde ceux que jai aims, mes de ceux
que jai chants, fortifiez-moi,soutenez-moi, loignez de moi lemensonge et les vapeurs corruptricesdu monde ; et vous, Seigneur mon
Dieu ! accordez-moi la grce deproduire quelques beaux vers qui meprouvent moi-mme que je ne suispas le dernier des hommes, que je nesuis pas infrieur ceux que jemprise.
Ctaient des gens de nant, des
gens sans nom abaisss plus bas que laterre. Voici que je suis pour eux un
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objet de rise et le sujet de leurchanson
Ils ont rompu mon sentier et pouraugmenter mon affliction ils nontbesoin du secours de personne
Maintenant mon me se fond enmoi
Des frayeurs la poursuivent
comme un vent, ma dlivrance estasse comme une nue, la nuit meerce los et mes veines ne prennentoint de repos.
Mon vtement a chang de couleur
ar la violence de mon mal ; il se colle mon corps et menserre commelouverture de ma robe
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Les jours daffliction montsurpris, je ressemble la poussire et la cendre
Ma harpe nest plus quune plainte
et le son de ma flte, un sanglot.
*
Le mdecin ne ma pas compris. Il
na rien compris. Sans doute tait-ce
difficile expliquer. On dcida quilfallait essayer de mlectriser. Bien. Onme remit une fiche : je devais metrouver une heure la Salptrire. Jyfus. Je dus dabord passer devant unelongue file de baraques et traverserplusieurs cours o des gens, que leurs
onnets blancs faisaient semblables des forats, stationnaient sous lesarbres vides. Enfin je pntrai dans une
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longue pice sombre qui avaitlapparence dun couloir et prenait toutson jour dun ct, par quatre fentres
dun verre double et verdtre, dontlune tait spare de lautre par un pande mur large et noir. Un banc de boisles longeait, et sur ce banc ils taient
a s s i s , eux, tous ceux qui meconnaissaient, et attendaient. Oui, ilstaient tous l. Lorsque je me fushabitu au demi-jour de la pice, je
remarquai cependant quil y avait aussi,dans cette file interminable de gensassis, quelques autres personnes, depetites gens, des artisans, des servanteset des camionneurs. Du ct troit ducouloir, sur des chaises particulires,deux grosses femmes staient taleset sentretenaient : des concierges sansdoute. Je regardai lheure ; il tait uneheure moins cinq. Dans cinq, mettons
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dans dix minutes, mon tour devaitvenir ; ce ntait donc pas si terrible.Lair tait mauvais, lourd, plein de
vtements et dhaleines. un certainendroit, la fracheur forte et croissantede lther pntrait par la fente duneporte. Je commenai aller et venir. Je
songeai tout coup que lon mavaitenvoy ici, parmi ces gens, cetteconsultation publique, surpeuple. Celame confirmait en quelque sorte pour la
premire fois officiellement que jefaisais partie de ces paves. Le mdecinlavait-il lu sur ma figure ? Pourtant jelui avais rendu visite dans un costumeassez convenable, je lui avais mme faitpasser ma carte. Et malgr cela Sansdoute lavait-il appris quelque part, oupeut-tre mtais-je trahi moi-mme.
llons, puisque ctait un fait accompli,e ne men trouvais somme toute pas
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trop mal. Tous ces gens taient assis l,ien sagement, et ne soccupaient pas
de moi. Quelques-uns prouvaient des
douleurs et remuaient un peu uneambe, pour les mieux supporter.
Plusieurs hommes avaient pos leurtte sur la paume de leurs mains,
dautres dormaient profondment, avecdes visages lourds, comme enfouis souslboulement du sommeil. Un groshomme, au cou rouge et enfl, tait
pench en avant, regardait fixement parterre et laissait tomber de temps entemps en un point qui lui paraissaitsans doute convenir particulirement cet exercice, un crachat qui claquait surle parquet. Un enfant sanglotait dansun coin ; il avait tir lui, sur le banc,ses longues jambes maigres, et il lestenait prsent embrasses,troitement serres contre lui, comme
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si on avait voulu len sparer. Unepetite femme ple, un chapeau decrpe, orn de fleurs rondes et noires,
pos de travers sur ses cheveux, avait lagrimace dun sourire autour de seslvres misrables, mais ses paupires
lesses dbordaient sans cesse. On
avait assis non loin delle une fillette,au visage rond et lisse, dont les yeuxinexpressifs sortaient des orbites ; sa
ouche tait ouverte de sorte que lon
voyait les gencives blanches, saliveuses,avec les vieilles dents atrophies. Et il yavait beaucoup de pansements. Despansements qui entouraient [de] leurs
andeaux, couche par couche, touteune tte, jusqu ne laisser voir quunil qui nappartenait plus personne.Des pansements qui dissimulaient etdes pansements qui laissaient voir cequi se trouvait en dessous. Des
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pansements quon avait ouverts et otait tendue prsent, comme dans unlit sale, une main qui ntait plus une
main ; et une jambe emmaillote quisortait du rang, grande comme unhomme tout entier. Jallais et je venaiset mefforais dtre calme. Je
moccupais beaucoup du mur den face.Je remarquai quil encadrait un certainnombre de portes un battant et quilnatteignait pas le plafond, de sorte que
ce couloir ntait pas compltementspar des pices qui devaient setrouver ct. Je regardai ensuite mamontre : javais arpent la salledattente pendant une heure. Quelquesinstants aprs vinrent les mdecins.Dabord quelques jeunes gens quipassrent avec des visages indiffrents,enfin celui chez lequel javais t, engants clairs, en chapeau huit reflets et
8/13/2019 Les Cahiers de Malte Laurids Br - Rilke, Rainer Maria
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en pardessus impeccable. Lorsquil mevit, il souleva un peu son chapeau etsourit distraitement. Jeus alors lespoir
dtre appel aussitt, mais une heurescoula encore. Je ne me rappelle plus quoi je la passai. Elle scoula. Vintensuite un homme vieux, ceint dun
tablier tach, une sorte dinfirmier, quime toucha lpaule. Jentrai dans unedes chambres voisines. Le mdecin etles jeunes gens taient assis autour de
la table et me regardaient. On medonna une chaise. Voil. prsent jedevais raconter mon cas. Le plus
rivement possible, sil vous plat. Carces messieurs ne disposaie