La tache aveugle

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Carol Dallaire

La tache aveugle(Les journées presque parfaites )

Quelques fois Pécuchet tirait de sa poche son manuel et il enétudiait un paragraphe, debout, avec sa bêche auprès de lui,dans la pose du jardinier qui décorait le frontispice du livre.Cette ressemblance le flatta même beaucoup. Il en conçut plusd’estime pour l’auteur.

Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, 1880.

Avant propos

Envieux de la renommée et du prestige dont semblaient jouir

certains amis cultivés, grands utilisateurs de métaphores et de

néologismes complexes, amateurs et connaisseurs d’art, I.L.

avait entrepris, malgré bien des déboires, de parfaire ses con-

naissances. Il s’était essayé à la poésie sans grand succès; au

point que même Baudelaire, déjà déprimé, se refusait depuis

lors à lui apparaître1. La peinture et la sculpture n’avaient été

qu’une suite d’échecs cuisants; les nouvelles technologies lui

avaient appris à se tenir loin des innovations qui suscitent trop

de débats2. L’étude des choses de la culture s’étant avérée plus

exigeante qu’il ne le croyait – que de pré requis pour compren-

dre les grecs, la Renaissance ou le cubisme – l’intérêt s’était

émoussé. La littérature avait fait son temps, selon un ami qui

maintenant, critique à la syntaxe étouffante, se refusait à écrire,

pour l’instant, de peur de corrompre son intellect. On avait

tout dit sur l’art selon la compagne d’une amie artiste qui

lisait beaucoup et qui depuis toute petite savait dessiner et

exposait les photographies de chats morts dans tous les sa-

lons.

Que pouvait-on dire de plus sur Picasso, Degas ou l’Arte

Povera? Que du bien, donc démarche inutile, avait proclamé

un ami, connu depuis peu dans le MILIEU, et qui, pressenti

– il se vantait, on s’en doutait un peu, mais que voulez-vous,

il faut préserver son image – pour un court texte dans une

publication underground branchée européenne, s’était refusé

à l’écrire prétextant un excès de travail. L’art contemporain

totalement marginal, voilà la voie, lui avait annoncé l’ami

d’un confrère philosophe retraité et maintenant galériste dans

une lointaine région périphérique. Là se trouvait la pensée

de notre époque, la contemporanéité, aimait-il à clamer pres-

que sans pompe. Il fallait de la pensée originale, faire évo-

luer l’art à travers de nouveaux paradigmes, à la rigueur, cesser

d’en faire pour en parler, identifier ainsi le trouble, nommer les

symptômes. Et on avait droit à l’erreur; il suffisait d’accuser

l’artiste. De tout ce discours, un mot l’avait frappé de plein

fouet. Paradigme, quel beau terme, à coupler avec chiasme,

prolégomène et Paraguay, pays de mystères mais malheureuse-

ment sans art actuel, avait rugi le galériste un peu souffrant ce

jour-là. R.A., le chat d’I.L. y était pour quelque chose. Allergi-

que le pauvre galériste éternuait et pleurait tandis que R.A., à

côté de lui, torturait dans un magazine d’art américain la repro-

duction sur papier glacé d’une érection de Jeff Koon.

Tout cela avait convaincu I.L. Il fallait cependant procéder avec

méthode. D’abord faire ses premières armes, ne rien hâter, pren-

dre une semaine s’il le fallait pour 1˚ Connaître les expres-

sions à la mode. 2˚ Apprendre quelques citations pour faire

sérieux – le pire problème car, il fallait pour ce faire lire et ainsi

risquer de se corrompre dès le départ. 3˚ Chercher les bons

vernissages, ceux où il pouvait être utile d’être aperçu. 4˚ Cher-

cher un paradigme qui soit le sien.

Et de faire prudemment la tournée des galeries d’art et des mu-

sées, d’abord accompagné – pour apprendre à voir et pour se

faire voir aussi – et puis de plus en plus en solitaire, l’air sé-

rieux en général mais sans négliger de sourire au détail intri-

guant que seul un esprit fin pouvait percevoir. I.L. souhaitait,

et avait oser le dire très tôt, commenter et écrire des textes sa-

vants sur l’art et les jeunes artistes, des textes où il serait possi-

ble d’utiliser, cela I.L. ne l’avouait pas, ces beaux mots rares si

intéressants à collectionner. Qui sait peut-être apparaîtrait-il tel

une réincarnation de Baudelaire critique d’art – bien qu’il puisse

avoir fait son temps et le XIXième siècle était déjà si loin – ou

encore, la perspective n’était pas à négliger, peut-être serait-il

reconnu comme le prochain Barthes, pas le Simpson de BD aux

valeurs perverses, l’autre; le migraineux magnifique.

L’Europe l’attendait peut-être. Il devenait ainsi important de

noter, d’observer, de commenter en se laissant emporter dans

les discours savants, refuser le beau et l’esthétique, chercher

les vraies valeurs, se fier à son instinct. Le plus important, on

le lui avait répété: faire neuf: ce serait facile, avait-il pensé, ne

sachant rien ou très peu... tout était nouveau.

E.L., souvent seule maintenant qu’I.L., selon son expression,

partait sur la galère des journées entières, relisait Flaubert avec

délectation.

Adolescent il avait mis du temps à saisir cettevieille plaisanterie qu'un professeur de languemorte écrivait à chaque début d'année en pleincentre du tableau. Depuis, I.L. avait appris à évi-ter les expositions post-modernes ou trop actuel-les... surtout celles portant ces titres en latin sidifficiles à prononcer.

SUMPTI DUM EST HIC APORTAVIT LEGATO ALACREM EORUM

Une question l'avait tenu longtemps éveillé:

Fallait-il toujours regarder une grande oeuvre actuellede biais la main sous le menton, celui-ci pointant unpeu vers l'avant ?

Déçu, I.L. avait noté que l'on avait encore peuécrit sur le sujet. Regardeur critique, il s'étaitsoudainement senti un peu démuni.

Légère nausée.�

Dans son rêve, I.L., critique craint et malgrétout acclamé, pleurait en criant qu'il y avait dela merde sur tous les murs.E.L. l'avait réveilléd'un coup de coude dans les côtes et s'étaitlevée pour boire.

Sortant de la douche, I.L. avait déclaré avoir misau point une approche systémique pour distinguerles faux artistes des vrais mais se refusait d'endire plus.

Je suis sur quelque chose de bien, avait-il avoué sé-rieux à E.L. qui riait aux éclats de le voir nu et sirose.

À son grand désarroi, I.L. était moins que certainde savoir comment prononcer correctement Beuyset einfühlung.

I.L. avait par contre lu presque tout Benjamin,qu'il s'assurait de bien prononcer ValterBenyamin... pour faire sérieux.

Confronté à une grande oeuvre rouge maculée dejaune, I.L. avait repéré un poil de martre prison-nier de la peinture.

Vérifier dans Baudrillard – qu'il venait de décou-vrir – s'il y a quelque chose d'utile (voir aussi zen)»avait-il noté, fier de sa perspicacité.

En compagnie de deux confrères, I.L. s'était ex-cité – reprenant à son compte leurs discours dontil aimait les mots – en critiquant l'accrochaged'une exposition d'estampes érotiques orienta-les - ou était-ce africaines contemporaines – ci-tant hors contexte un court passage de cet amé-ricain qui foutait des trucs dans son piano. Il enavait échappé son carnet qui s'était ouvert à lapage où était inscrit en majuscules et à l'encrerouge l'étrange mot

PSITTACISME

lequel, découvert au hasard d'une lecture en dia-gonale d'un ouvrage sur les procédés littéraires,n'avait plus ce jour-là aucune signification pourlui.

Aucun beau cul et le vin est trop froid

avait-il gribouillé, furieux de perdre sa soirée àce vernissage peu couru de l'ami d'un amiperformeur qui, pervers jouissif depuis l'enfance,prenait plaisir, disait-on, à uriner dans des bou-teilles de bière.

Quel animal admirable que le cochon, il ne lui man-que que de savoir faire lui-même son boudin.

Depuis des jours, I.L. tentait sans grand succèsde réécrire cette citation découverte par hasard,afin de pouvoir la reprendre humblement à soncompte

I.L. avait sursauté de plaisir; l'artiste était làtrès belle accompagnée d'un grand danois trèsblond.

I.L. travaillait fort chaque matin à tenter d'in-venter un néologisme qu'il souhaitait éternel.

So far : no luckSo far : no luckSo far : no luckSo far : no luckSo far : no luck

avait-il gribouillé à l'encre rouge au centre de lafeuille encore immaculée alors qu'un peu de cons-tipation matinale commençait à l'ennuyer.

Souffrant d'une jolie meurtrissure à un orteil àla suite d'un vernissage mouvementé, I.L. s'étaitconfortablement installé dans un des trois fau-teuils de l'installation qui avait cédé avec un bruitsourd.

I.L. avait noté sous forme d'équation:

Un gros égo = de grosses merdespreuve a contrario

les wapitis: pas d'égo = petites crottes bien rondes

L'équation ne fonctionnait pas encore pour tousles mammifères et autres pachidermes... celaviendrait.

Avec un léger accent pointu, I.L. avait voulu pré-ciser en chuchotant, juste assez fort pour sefaire entendre de deux visiteurs:

Trop de couleurs... cela fait joli... on ne veut plus celaaujourd'hui.

Accompagnant dans une exposition une jeune ap-prentie critique qu'il souhaitait former un peu,I.L. avait déclaré, dans un moment de faiblessecalculée, regretter que l'on ne vit presque plusde seins dans l'art actuel.

Tout près d'eux, un couple de religieuses avaitimploré tous les saints du ciel de bénir un hommesi pur et si bon.

Le sushi était très bien... l'exposition ? Je reviendraiplus tard dans la semaine pour mieux la voir, la sai-sir. Vous savez, môâ, les vernissages... avait-il pro-mis, migraineux, à trois jeunes artistes talen-tueux, totalement inconnus mais néanmois dési-reux que l'on écrive sur leur travail encore unpeu pauvre mais réjouissant.

Une grosse goutte de sueur chaude avait coulélentement entre ses fesses.

Amateur récent de titres bien tournés, I.L. avaitécrit d'une assez belle calligraphie:

Phallus, histoire(s) et (re)présentationsou le poteau (r)ose

Cela valait bien en moins prétentieux le titre dela communication d'une amie philosophe et néan-moins critique:

De la parcellisation et du morcellement des qualitéssignifiantes de l'atomisme et de sa (dif)fusion

colorée:trois points de vue exemplaires surle fragment en art contemporain.

Devant une oeuvre faite de saindoux, I.L. avaitnoté dans un petit carnet noir qui ne le quittaitplus:

LARD CONTEMPORAIN

Voilà, I.L. avait compris... tout.

Textes et imagesCarol Dallaire

Paysage sonore

MUSIQUES POUR LES GENS QUI S’ENDORMENT TÔT AU CONCERT :PORTRAITS D’ARTISTES DANS LA FOSSE AUX LIONS

Carol Dallaire et Jun Zhang