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LASTÉRÉOTYPIE,OUTILLINGUISTIQUEOUÉPISTÉMOLOGIQUE?

MariaAnaOPRESCU1

RésuméLemotmêmede«stéréotypie»a,enfrançais,unsensrenvoyantàlapsychologie,àlapsychiatriemême.Pourtant,l'emploidesprocédésbaséssurlastéréotypieamarquéquelques-unesdesplusbrillantesétapesdeladidactiquedes languesétrangères.L'efficacitéprouvéedesprocédésd'enseignementdes languesbaséssur la stéréotypieestdue,enprincipal, au faitquecelle-ciest l'expression linguistiqued'unprocédéplusprofond, la catégorisation – outil épistémologique fondamental pour systématiser/ comprendre la réalité.C’est-à-dire que la stéréotypie est un processus fondamental non seulement pour l’apprentissage d’unelangueétrangère,maisaussipourlacompréhensiondumondeentantquetel.

Motsclé:stéréotypie,didactique,enseignement,catégorisation,langue.AbstractTheveryword«stereotyping»has,inFrench,ameaningrelatedtopsychologyorevenpsychiatry.Still,theuseofprocedures/techniquesbasedonstereotypinghasinfluencedsomeofthemostbrilliantperiodsof the teaching of foreign languages. The proven efficacy of language teaching techniques based onstereotypesiscausedmostlybythefactthatitisthelinguisticexpressionofadeeperphenomenon,thatitisthelinguisticexpressionofadeeperphenomenon,thecategorization–afundamentalepistemologicaltooldesignedtosystematize/understandreality.Itmeansthatstereotypingisafundamentalprocessnotonlyforlearningaforeignlanguage,butalsofortheunderstandingoftheworldassuch.

Keywords:stereotyping,teaching,categorization,learning,language.

I. Dans l’espace linguistique francophone, la stéréotypie jouit d’uneréputationmitigée.C’estque, sansavancerdesenspéjoratifexplicite, les troisprincipauxdictionnairesfrançais–leLittré,leRobertetleLarousse–donnentpour lemot«stéréotypie»uneréférenceimplicitemarquée,enrenvoyantà lapsychologie ou à la médicine. Pourtant, le terme, dû à Firmin Didot (1798)provient de l’art typographique

2 et, à l’origine, n’avait aucune connotation

négative. Celle-ci date du Second Empire, quand le psychiatre et hellénisteamateurJean-PierreFalret,danssonTraitédesmaladiesmentalesetdesasilesd’aliénés,lésionscliniques(1864),utiliselafusionsavantededeuxmotsgrecs–στερεός, « solide, figé » et τυπός « caractère » - pour décrire le principalsymptômedelacatatonie:une«itération»ou«fixationinvariable»d'ungesteoumot,sansintentiondecommunication,«ritualisationvide»qui identifie lesyndrome, la maladie. Avec de tels antécédents, dans l’espace linguistiquefrançais, le mot resta longuement cantonné à la description des psychoses etautressyndromespsychiques.

II.Lasituationdelastéréotypiedansl’espacelinguistiqueanglophoneest

toutautre.Encecas,lesenspsychiatriqueestsecondaireettardif3,situationqui

est due, enprincipal, à l’œuvredepionnier d’un émigré : JacquesRoston.Nédans lapetitebourgadedeKoło

4, cephilologue et enseignantparlait déjà cinq

languesquandilarrivaàLondres,danslesdernièresannéesduXIXèmesiècle.À l’époque, c’était la capitale d’un vaste empire, qui s’étendait des Indes etjusqu’au Canada, point d’attraction pour des immigrés de toutes nations.Beaucoup étaient des gens modestes – travailleurs manuels, pour l’insertionprofessionnelledesquelsquelquesrudimentsdepidginenglishétaientsuffisants.MaisilyenavaitdeplusenplusquivenaientàLondrespourfairedesaffaires,et ceux-ci avaient besoin d’apprendre vite un anglais sinon élégant, dumoinspassable. En plus, pour des raisons d’affaires ou de tourisme, un nombrecroissantd’Anglaispartaientàl’étranger–etce,àuneépoqueoùl’anglaisétaitloin d’être la langue universelle d’aujourd’hui. C’est là que Roston vit unmarchépotentielpour l’enseignementdes langues.Mais iln’étaitpas leseulàs’enrendrecompte,etlaconcurrenceétaitdéjàacerbe.

Et c’est là que Jacques Roston eut son moment de génie. Il imaginad’associerunlivretillustré(«ReesPictorialLanguagebook»)etunecollectiond’enregistrements sonores (« Direct English »)

5, pour mettre en œuvre un

mécanismed’apprentissageàtroisétapes(«Listen,Understand,Speak»6).C’est

laméthodeLinguaphone,diffuséeparl’instituthomonyme,dès19017.D’emblée,ilestévidentquelaméthodeLinguaphoneapouraxeunusage

intelligent de la stéréotypie : un support visuel constitué d’images d’Epinal8,

mettant en scène un contexte de communication stéréotype et un supportlinguistique stéréotype, construit par itération, qui concouraient àproduireuneréactiondecommunicationstéréotype,exercéedefaçonrépétitive.

Denosjours,nousconnaissonsbienleslimitesdecetyped’enseignementdeslanguesétrangères,maisilnefautpasoublierqu’àl’époque,lesuccèsdelaméthodeLinguaphonefutexplosif:en1905,elleétaitdisponibleen4languesétrangères(français,allemand,espagnoletitalien).Unquartdesiècleplustard,c’étaitlaplusdiffuséeméthoded’apprentissagesansprofesseur,avecplusd’unmillion de cours vendus et des filiales en une vingtaine de pays ; elle étaitdisponible même pour les langues les plus exotiques (Haussa, Hébreu ouEspéranto)!C’estdirequel’usagedidactiquedesstéréotypies(visuelle,sonoreetexpressive)donnaitdesrésultats!

Cela me rappelle mes expériences du début des années ’90, quand jetravaillais dans l’enseignement secondaire. J’avais des élèves provenant dedifférents milieux, des plus pauvres aux plus aisés, mais ce n’était pas leursituation économique qui déterminait leurs performances dans l’étude dufrançais–maisunautrefacteur,quejemisdutempsàcomprendre.Cen’étaientpas les leçons privées qui faisaient la différence – celles-ci réservées auxmatières«importantes»,commelesmathématiques.Jemisdutempsàréaliserqueleslecturesprivéesfaisaientladifférence:ceuxdemesélèvesquiavaientunebibliothèquefournieàlamaisonobtenaientsystématiquementdemeilleursrésultats non seulement en classe de français, mais aussi dans le cas del’ensemble des matières scolaires ! Le tout fonctionnait comme si lesstéréotypies (d’interprétation, de comportement, de langage, etc.) apprises aucontactdutextelittérairefacilitaient,teluninventairedesignificationssociales,la compréhension des situations réelles ou des simulations didactiquessimilaires!

III. Malgré le mépris injuste qui les accompagne (du moins dans la

francophonie),lesstéréotypesnousaidentàdonnerdusensaumonde.Héritageculturel, donc produits d’expériencesmultimillénaires – c’est là une forme decatégorisation qui aide à simplifier et systématiser le monde, tel que nous levoyons/vivons. Ainsi, l'infinie diversité du monde réel auquel se confrontechacun est plus facilement identifiée, analysée etmémorisée – ce qui accélère

nosréactionsetnouspermetlaprédiction.Lesstéréotypes,qu’ellesportentsurles catégories d'objets ou de personnes, sont certainement réductives, doncbiaisées, ce qui nous impose de la prudence, lorsqu’un jugement nuancé estnécessaire

9.Néanmoins,pourreprendreleraisonnementdupsychologueGordon

Allport(1954:39-43),l’usagesystématique,quotidiendesstéréotypesfacilitelacompréhension,carilestplusfaciledecomprendreuneinformation«classée»,etce,pourquatreraisons.Entoutpremierlieu,celapermetauxgensd'identifierrapidementlesschémasderéponse,parassimilationdelasituationréelleàunestéréotypie (« classification »). Deuxièmement, les informations « classées »sontplus spécifiquesque les informationsnon-classées, car l’assimilationàunstéréotypeaccentue,«essentialise»lespropriétésfondamentales,cellesquisontpartagéespartouslesmembresd'ungroupe(«in-group»,quipeutêtreconstituéd’objets,de situations,degensou,dansnotrecas,de structures linguistiques).Troisièmement, par l’inclusion de l’objet (personne, situation, structurelinguistique)dansungroupe, lesgenspeuventplus facilementdécrire (utiliser,manipuler,modifier)l’objetainsi«classé»,enprenantpourpointdedépartlescaractéristiques de la catégorie dans son ensemble (et cette approche resteefficace,même si la catégorie elle-mêmen’est, à l’analyse, qu’ungroupementarbitraire).Enfin, il estplus faciledesaisir la spécificitéd’unobjet (personne,situationetc.)pardifférenciationparrapportàlacatégorieoùilaété«classé».

C’estdirequelastéréotypieestunprocessusfondamentalnonseulementpour l’apprentissaged’une langueétrangère,maisaussipour lacompréhensiondumondeentantquetel.Bienquelesstéréotypiessoientsouventbiaiséesparlecontexte social et/ou culturel, les gens continuent à les utiliser avec succès,commeraccourcispourdonnerunsensàleursexpériencesquotidiennes,cequirendlatâchedecomprendrelemondemoinscognitivementexigeante.

IV. Ce sont là les propos de l’un des fondateurs de la psychosociologie

moderne,quiendégageunmécanismeabstraitafind’expliquer lagenèseet lefonctionnement social des clichés et préjugés. La perspective d’un philologueest, elle, bien plus concrète. L’attribution d’un nom à un être, objet ou à uneaction – lanominalisation – est une forme de catégorisation, qui satisfait lesquatrecritèresdeGordonAllport:celapermetlaréponse(sansnominalisation,ledialogue,donc la réponse,n’existeraitpas), lesêtres/objetsnominaliséssontplus spécifiques que ceux non-nominalisés (car la classification parnominalisationaccentue,«essentialise»lespropriétésfondamentales,cellesquisontpartagéespar touslesmembresd'ungroupedelocuteurs).Troisièmement,

par la nominalisation de l’objet, les gens peuvent le décrire. Enfin, il est plusfacile de saisir la spécificité d’un objet par différenciation (adjectivation) parrapportàlacatégorienominaleàlaquelleilappartient.

Il nous faut observer que si la classification est l’une des activitésépistémologiques fondamentales, ayant contribué à la genèse de l’esprit, lanominalisation,commeprocessusdeclassificationverbale,constitueunfacteurfondamentalpourlagenèsedulangage.C’estainsiquesontapparues,ilyabiendes millénaires, les unités minimales porteuses de sens – les mots – par lerattachement d’une référence objectuelle à une expression phonématique. Et,pour reprendre l’observation du dr. Allport, cette juxtaposition reste efficace,mêmesilarelationentrelacatégorieetl’objetréférencén’est,àl’analyse,qu’unacte arbitraire (à l’exception des onomatopées). C’est bien pourquoi lesgrammairiensde l’école structurale considèrentque lemot est«unecatégorieinsignifiante » : elle appartient à l’épistémologie du langage, et non pas à lagrammaire.

Ce serait une démarche du plus grand intérêt l’étude du rôle de lastéréotypie dans le processus de nominalisation: dans bien des cas, les motsrenvoient initialement à des références limitées, avant de devenir, à forced’association stéréotype, nominalisant d’une classe d’objets (le roumain«frigider»,dérivéd’unnomdemarquecommercialedepuislongtempsoublié,estunexemplebienconnu).

Celaposeunequestion troublante : enquellemesure le vocabulaire toutentier est, à l’origine, dérivé de l’« itération » ou la « fixation invariable »(comme dirait le dr. Falret) de l’association d'une classe d’objets et d’uneexpressionphonématique?Donc,lefruitsocialisédelastéréotypie?Maisc’estlàun toutautredomaine,dont l’ampleurdépasse lesmodestes limitesdecettecontribution.

Référencesbibliographiques

1. ALLPORT, Gordon (1954), The Nature of Prejudice, Reding,Massachusetts:Addison-WesleyPublishingCompany

2. FALRET,Jean-Pierre(1864),Traitédesmaladiesmentalesetdesasilesd’aliénés,lésionscliniques,Paris:Baillière

3. KLEG, Milton (1993), Hate Prejudice and Racism, Albany : StateUniversityofNewYorkPress

4. McGARTY, Craig, YZERBYT, Vincent Y., SPEARS, Russel (2002),Social, cultural and cognitive factors in stereotype formation.Stereotypesasexplanations:Theformationofmeaningfulbeliefsaboutsocial,Cambridge:CambridgeUniversityPress

Notes[←1]

Chargée de cours, Département des Langues Modernes et de Communication en Affaires, ASEBucarest

[←2]

Procédéconsistantenl’utilisationd’unclichédit«procédéécossais»,initialementmisaupointparl'Imprimerienationalepourimprimerlesassignats(inventiondel’ÉcossaisLaw)etreprisparlesfrèresDidotpourimprimerencontinusurdesbobinesdepapier,procédéquideviendralarotative.

[←3]Cesensn’apparaitqu’en1922(Kleg,1993:135–137).

[←4]

Aujourd’huienPolognecentrale.

[←5]

Initialementsurcylindresdecire,parlasuitesurdisquedurà78tours/minute.

[←6]

«Écouter,Comprendre,Parler».

[←7]

Biendessourcesbibliographiquesroumainesdonnentpourpointdedépartdeladiffusionmondialede la méthode Linguaphone les années ’40 et la collaboration de l’Institut Linguaphone avecl’arméedesÉtats-Unis.Enréalité,laméthodeétaitàl’époquebienconnueetamplementdiffusée,et c’est bien pourquoi l’armée des États-Unis employa amplement la 3ème génération de laMéthodeLinguaphone.

[←8]

Entre1905et1925;dès1926,laméthodeutilisadesphotosdesituationsstéréotypes(jusquedanslesannées‘30,Rostonutilisaencesenssespropresphotosdefamille!).

[←9]

Voir,encesens,McGarty,Yzerbyt,Spears(2002:1–15).