Post on 13-Feb-2019
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Les Soirées-Débats du GREP Midi-Pyrénées
CYCLE : L'AVENIR DE L'HUMAIN
,
Le bonheur a-t-il
un avenir?
Marie-Jean SAURET
psychanalyste, professeur de psychopathologie clinique
à l’université de Toulouse 2 Jean-Jaurès
dialogue avec
Jean-Pierre ROUZIERE, Président du GREP
conférence-débat tenue à Toulouse le 15 février 2014
GREP Midi-Pyrénées
5 rue des Gestes, BP119, 31013 Toulouse cedex 6
Tél : 0561136061 Site : www.grep-mp.fr
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CYCLE : L'AVENIR DE L'HUMAIN
, Le bonheur a-t-il
un avenir?
Marie-Jean SAURET
psychanalyste,
professeur de psychopathologie clinique
à l’Université de Toulouse 2 Jean-Jaurès
dialogue avec
Jean-Pierre ROUZIERE, Président du GREP
Pour la partie «conférence« de cette soirée, Jean-Pierre Rouzière, Président du
GREP et initiateur de ce cycle, a posé à Marie-Jean Sauret quatre grandes
questions sur le bonheur :
-Qu’est-ce que le bonheur ?
-Bonheur individuel et bonheur collectif
-Bonheur forcé
-Homo connecticus et l’avenir du bonheur
1. Qu’est-ce que le bonheur ?
Jean-Pierre Rouzière - Avant de nous intéresser à l’avenir du bonheur, il
faudrait savoir de quoi l’on parle : qu’est-ce que le bonheur ? Que veut dire
«être heureux» ?
Je me souviens très bien que, lorsque nous nous sommes rencontrés pour
aborder ensemble cette question de « l’avenir du bonheur », vous m’avez
d’emblée mis devant un paradoxe. D’une part vous m’avez annoncé que le
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bonheur n’était pas une catégorie psychologique et d’autre part vous m’avez
déclaré que les personnes qui viennent vous consulter espèrent fortement que
vous allez les aider à trouver des accès au bonheur.
Il a bien fallu que j’affronte ce paradoxe puisque nous avons décidé de faire
un numéro de duettiste en souvenir d’une intervention au TNT sur le
mensonge.
Déjà je peux dire que j’ai vite compris pourquoi le bonheur n’était pas une
catégorie psychanalytique ! Car c’est un sujet très complexe. Au point qu’après
y avoir réfléchi quelque peu on ne sait plus très bien si l’on est heureux ou non.
C’est pourquoi une des premières questions qui me soit venue à l’esprit est la
suivante : est-ce que le bonheur n’est pas un état où l’on n’éprouve pas le
besoin de savoir si l’on est heureux ou pas ? Bref, on serait heureux quand on
ne se pose pas la question de savoir si l’on est heureux !
Certes ce n’est pas avec une telle argutie que je vais pouvoir me défausser de
la complexité du bonheur. Si le bonheur est un sentiment complexe, c’est
d’abord parce que l’homme, parce que l’humain est complexe. Rappelons-nous
ce que dit Edgar Morin: « L’identité humaine porte en elle la forme de la
condition humaine plurielle et polymorphe, non de façon disjointe et
successive mais à la fois : « faber, sapiens, economicus, ludens, deliriens,
demens »
Vous ne trouvez pas que ça fait beaucoup de monde à contenter, et à la fois !
C’est pourquoi il y a beaucoup de mots pour exprimer l’idée du bonheur :
plaisir, enchantement, joie, satisfaction, bien-être, béatitude, félicité, etc. En
outre cet humain complexe va se construire dans des environnements
socioculturels différents et tous plus ou moins porteurs d’une idée du bonheur.
En fait les religions et les philosophies, les spiritualités en général, les
idéologies se veulent toutes des écoles du bonheur. Quand on se promène dans
les couloirs de ces écoles du bonheur, on rencontre l’eudémonisme d’Aristote,
l’ataraxie des épicuriens, l’hédonisme, mais aussi la béatitude de Saint-
Augustin et puis l’utilitarisme, le marxisme, l’existentialisme, etc.
Impossible de faire une synthèse rapide. Quelques pistes de réflexion peut-
être : sagesse ou plaisir, accepter le monde tel qu’il est ou agir pour un bonheur
plus grand, réussite sociale ou épanouissement personnel, qualité ou
quantité… ?
Je vais quand même vous soumettre une définition du bonheur qui fait
d’autant plus réfléchir qu’elle vient d’un homme qui a vécu 100 ans à une
époque où l’espérance de vie était loin de ce qu’elle est aujourd’hui. Il s’agit de
Fontenelle. Il a écrit cette simple phrase : « le plus grand secret du bonheur,
c’est d’être bien avec soi ».
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N’est-ce pas cela le bonheur : être bien avec soi ?
Est-ce que ce n’est pas ça la quête des personnes qui viennent vous
consulter ?
En fait ne cherchons-nous pas tous un peu la même chose ?
Parce que j’ai du mal à croire qu’il n’y a pas un fond commun dans cette
volonté d’être heureux. N’y a-t-il pas des symptômes du bonheur ?
Marie-Jean Sauret - Je ne suis pas un spécialiste du bonheur - et en un
sens «je ne suis pas doué pour le bonheur». J'ajoute, pour brouiller les pistes,
que je suis bien heureux comme cela ! Mais Jacques Lacan lui-même notait
que si l’on s’adressait au psychanalyste, c’est qu’il devait être sorti de la
pathologie de son analysant 1 : « C'est bien pourquoi on imagine que le
psychanalyste devrait être un homme heureux. N'est-ce pas au reste le bonheur
qu'on vient lui demander, et comment pourrait-il le donner s'il ne l'avait un peu,
dit le bon sens ? » Il poursuivait : « Il est de fait que nous ne nous récusons pas
à promettre le bonheur, en une époque où la question de sa mesure s'est
compliquée au premier chef en ceci que le bonheur, comme l'a dit Saint-Just,
est devenu un facteur de la politique ». Nous y reviendrons. En tout cas, je
m’orienterai ici sur ce que je crois tenir de la psychanalyse.
Je suis un peu inquiet au début de cette discussion, tant les débats sur le
bonheur que j’ai récemment entendus sur telle radio, ou bien entre amis, me
paraissent le plus souvent insipides. Le bonheur ne manque pas de sel, lui !
Nous sortons d'une période de l'année où il est de tradition de s'échanger des
vœux, les plus fréquents étant sûrement des vœux de bonheur. Des enquêtes
récentes montrent l'évolution de ce que les gens considèrent comme signes de
bonheur : un certain nombre de biens figurent ainsi, de la maison individuelle à
la voiture, en passant par la santé, le travail, etc. Rémy Pawin2 remarque que le
bonheur n’est pas devenu une valeur centrale en France depuis bien
longtemps : il a été longtemps concurrencé par la religion, le travail, la culture
académique, l’engagement politique. Il note encore que les chemins du
bonheur peuvent s’avérer individuels ou collectifs, passer de la recherche du
moindre mal à l’épanouissement personnel (promu vers 1970). C’était déjà une
leçon freudienne : « On peut, pour y parvenir, adopter des voies très différentes
selon qu’on place au premier plan son aspect positif, obtenir la jouissance ; ou
bien son aspect négatif, éviter la souffrance», voire rechercher des
« satisfactions substitutives », dont la religion et les toxiques « briseurs de
soucis ». 3
1 - Jacques Lacan, « La direction de la cure et le principe de son pouvoir », Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 614.
2 - Rémy Pawin, Histoire du bonheur en France depuis 1945, Paris, robert Laffont, 2013.
3 - Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971, pp. 29, 19.
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Aujourd’hui, un nouvel hédonisme semble imposer un « devoir de bonheur ».
Il faudra également revenir là-dessus. Mais confusément nous sentons bien que
le bonheur n'est pas une affaire « d'avoir » : « L’argent ne fait pas le bonheur »,
dit-on. S'il ne dépend pas absolument de ce que nous possédons, se pourrait-il
qu'il touche à ce que nous sommes, moins du côté de l'avoir que de l'être ?
Même si nous devons nous interroger déjà d’une contamination de l’être par
l’avoir propre à notre temps. Car l’adage précédent est souvent complété :
« L’argent ne fait pas le bonheur… mais il y contribue ».
Ainsi, il y a sans doute dans la vie de chacun des moments de «vrai bonheur»,
de plénitude, de paix, qui arrachent ce sentiment fugace : « Je suis heureux ! »
De même, et sans doute de façon plus répandue, chacun (les mêmes qui
connaissent des moments de bonheur) peut faire l'expérience qu'il ne tire pas de
sa vie ce qu'il est en droit d'en attendre : « Je ne suis pas heureux ». Plus que le
« malheureux », celui qui est victime du destin, c'est le sujet qui a un caillou
dans la chaussure qui vient en analyse : ce n'est pas forcément grave, mais cela
met un voile entre lui et sa vie ; il a le sentiment de "marcher à côté de ses
pompes", de ne pas tirer de sa vie ce qu’il est en droit d’en attendre, voire de ne
pas la vivre, ou de la vivre par procuration...
Le terme de « bonheur » est construit sur une sorte de pléonasme, puisque
« l’heur » dérive du latin « augurium » qui signifie plus spécialement « bonne
chance » : ce que reprend l’adjectif « heureux »4, sans que nous soyons
condamnés à dire « bonheureux ». Ceci dit, il existe le « bienheureux », « qui
jouit d’un bonheur parfait » (attesté vers 1160). Le bienheureux, pour l’Eglise,
habite l'antichambre de la sainteté parce qu'il a fait sien le programme
évangélique des béatitudes : il a été « béatifié ». Il est nommé bienheureux
parce qu'il a consenti à payer de sa souffrance pour le salut de tous. Le
christianisme enregistre à sa façon que l'humain, en naissant, se voit chassé du
bonheur. Les religions en général situent sa récupération à l'horizon de la vie
terrestre et de la fin des temps, à quoi celui qui se mortifie (le bienheureux, le
saint) et celui qui réussirait à se débarrasser de son désir pourraient goûter
parfois par anticipation (cf. le Nirvana).
Pourquoi femmes et hommes ont-ils l’idée que l’orgasme constituerait une
sorte de d’extrême du bonheur ? Pourtant chacun a pu vérifier qu’il ne suffit
pas d’être le sujet d’un besoin sexuel ni l’objet de l’amour de l’autre pour être
satisfait : encore convient-il (les analysants en témoignent) d’arriver à causer le
désir du partenaire5. Et beaucoup font l’épreuve de la difficulté à faire tenir
ensemble le désir et l’amour. A dire vrai, même quand l’amour et le désir sont
au rendez-vous, chacun peut alors se rendre compte que la tendresse du
4 - Alain Rey (sous la direction de), article « Heur », Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, Tome
F/PR, pp. 1713b-1715a. 5 - Jacques Lacan, « La signfication du phallus », Ecrits, op. cit., p. 691
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partenaire révèle plus qu’elle ne comble ou n’efface le manque à la fois
constitutif et raison du désir de chacun. Ce que Jacques Lacan formulera sous
la formule : « Il n’y a pas de rapport sexuel ». Le psychanalyste ne saurait
promettre le bonheur conjugal6 !
Ces remarques sont cohérentes avec l'idée que la psychanalyse se fait du
sujet. Pardonnez-moi ce nécessaire détour conceptuel susceptible de préciser
dans quelle langue nous échangeons : est «sujet» ce qui parle dans l'humain, et
qui, de parler, est confronté au pouvoir de symbolisation en quoi consiste le
langage. Celui qui parle est obligé de se poser la question de ce qu'il est, et de
prendre acte que la question comme la réponse sont fabriquées de mots. Il se
heurte au fait que les mots ne font que représenter, que si les mots l'obligent à
s'interroger sur le réel de ce qu'il est, les mêmes mots sont bien incapables de le
lui restituer. De sorte qu'il découvre que de parler il manque du réel de son
être, et ce manque produit un effet qui est le désir. La psychanalyse appelle
« jouissance » la substance de ce réel qui manque au langage. Le désir est
l’effet de ce manque, corrélat donc du manque constitutif du sujet du fait que
celui-ci reçoive sa structure du langage. Parler, manquer, désirer sont noués.
Le désir est à la vie du sujet ce que sont les échanges métaboliques à
l'organisme. Dès lors, aucun objet ne saurait restituer au sujet le réel de son
être, sa substance de jouissance, et, ainsi, combler le manque : s'il y
réussissait, ce serait la fin du désir et donc la mort du sujet, telle que
l'angoisse, la mélancolie, la tristesse, la dépression sur un versant, et le shoot,
l'overdose, sur un autre versant, nous en donnent un aperçu. Il est étonnant, à
première vue, que, à ce point, se conjuguent le pire, le malheur, pour les uns,
et, pour d’autres, des figures justement de l’extase, de la jouissance, d’un
bonheur absolu et mortel. En ce sens l'avoir n'est jamais ce que veut le sujet. A
peine obtenu ceci, il veut toujours autre chose.
Ce constat fait dire à Lacan, que, en tant que parlant, le sujet est heureux,
indépendamment de ce qu'il éprouve : « Le sujet est heureux. C’est même sa
définition puisqu’il ne peut rien devoir qu’à l’heur, à la fortune autrement dit
[…]»7. Le bonheur est celui de disposer des conditions de son existence de
sujet – ce qu’il est comme tel –, et de pouvoir les transmettre. En un autre sens,
il a pu dire que, dans la satisfaction sexuelle, il n’y a que le phallus à être
heureux – soit la solution que les humains ont inventé pour signifier la
différence des sexes et tenter d’attraper un peu de la jouissance perdue à parler
à travers les relations entre les dits sexes.
Cela n'empêche pas, donc, que le sujet puisse souffrir du fait même d’être
parasité par le langage, dénaturé (le besoin mute en pulsion), manquant,
désirant, et plus largement de participer du « malaise dans la civilisation »
instaurée par lui et ses semblables ainsi conçues. Lacan ironise à ce sujet :
6 - Jacques Lacan, 8 décembre 1971.
7 - Jacques Lacan, Télévision, Paris, Seuil, 1974, p. 40.
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«Alors moi, je suis pour saint Jean et son Au commencement était le Verbe,
mais c’est un commencement qui en effet est complètement énigmatique. Ça
veut dire ceci : les choses ne commencent, pour cet être charnel, ce personnage
répugnant qu’est tout de même ce qu’il faut bien appeler un homme moyen, les
choses ne commencent pour lui, je veux dire le drame ne commence que quand
il y a le Verbe dans le coup, quand le Verbe, comme dit la religion – la vraie –
quand le Verbe s’incarne. C’est quand le Verbe s’incarne que ça commence à
aller vachement mal. Il n’est plus du tout heureux, il ne ressemble plus du tout
à un petit chien qui remue la queue ni non plus à un brave singe qui se
masturbe. Il ne ressemble plus à rien du tout. Il est ravagé par le Verbe8 ».
L’humain souffre de cette médiation langagière dans son rapport aux autres et
au monde, voire, plus intimement, de la réponse qu'il se donne à la question de
ce qu'il est, et qui doit lier le langage, le sens et quelque chose de ce réel qui le
fuit : telle est la fonction du symptôme, laquelle assure le sujet qu'il ne se réduit
pas à un pur être langagier, un être virtuel. Il y a un paradoxe d'ailleurs quand
on voit le sujet s'accrocher à sa souffrance, en répétant les expériences
amoureuses douloureuses par exemple. Il trouve dans la souffrance comme une
sorte de preuve non seulement de son existence, mais que sans doute ailleurs se
trouve la jouissance équivalente à sa souffrance : il peut rêver que les
retrouvailles signeraient le bonheur sans jamais franchir le pas. Il ne le franchit
pas pour sauver son désir. De sorte que la vraie question n'est pas tant de savoir
ce que nous voulons et qui pourrait nous satisfaire, que de savoir ce que nous
faisons de notre désir.
Nous devinons déjà la sorte de tension entre le fait que le bonheur touche à ce
que nous sommes, alors que notre monde se focalise sur ce que l'on a. Cela
permet de situer la modestie de ce qui est obtenu, de ce point de vue, à la fin
d’une cure : « Je peux seulement témoigner de ce que ma pratique me fournit.
Une analyse n’a pas à être poussée trop loin. Quand l’analysant pense qu’il est
heureux de vivre, c’est assez9». Volontiers, pour faciliter la suite de notre
discussion, je substituerais ici le terme plus modeste de satisfaction – celle que
nous tirons de la vie – à celui de bonheur. La satisfaction pourrait être ce que
vous appelez un « symptôme » du bonheur, et que je préfère désigner d’indice.
Nous savons qu’un symptôme n’est pas sans rapport avec cette satisfaction, et
il nous faudra revenir encore sur le sens plus précis que nous avons donné à ce
terme… Pour l’instant, indiquons que la satisfaction du sujet est presque un
critère de fin d'analyse : mais elle doit rejoindre alors la satisfaction de chacun
avec lequel nous essayons de construire un « vivre ensemble ». Cela signifie
que l'autre, les autres, doivent pouvoir être heureux de notre satisfaction :
d'ailleurs, faute de cette validation par les autres, on aura tôt fait de vérifier que
l'on ne saurait être heureux seul.
8 - Jacques Lacan, « Conférence de presse » du 29 octobre 1974.
9 - Jacques Lacan, « Yale University, Kanzer Seminar », 24 novembre 1975.
9
2. Bonheur individuel – Bonheur collectif
Jean-Pierre Rouzière - Le 15 ventôse de l’an II (3 mars 1794), devant la
Convention Nationale, Saint-Just fit une déclaration dont je vous livre cet
extrait :
« C’est une idée très généralement sentie, que toute la sagesse du
gouvernement consiste à réduire le parti opposé à la révolution, et à rendre le
peuple heureux aux dépens de tous les vices et de tous les ennemis de la
liberté… Que l’Europe apprenne que vous ne voulez plus un malheureux ni un
oppresseur sur le territoire français ; que cet exemple fructifie sur la terre,
qu’il y propage l’amour des vertus et le bonheur. Le bonheur est une idée
neuve en Europe. »
A la même époque, de l’autre côté de la Manche, fleurissait l’Utilitarisme de
Jeremy Bentham, c’est-à-dire la recherche du « plus grand bonheur pour le
plus grand nombre » pour reprendre une formule de Bentham lui-même. Il
pensait que le rôle de l’État était de promouvoir le bonheur collectif.
Aussi à la même époque, de l’autre côté de l’Atlantique était signée la
Déclaration d’indépendance américaine (4 juillet 1776) qui disait : « Nous
soutenons que les maximes suivantes ont la force de l’évidence, à savoir que
tous les hommes ont été créés égaux, qu’ils ont été dotés par leur créateur d’un
certain nombre de droits inaliénables parmi lesquels la vie, la liberté et la
recherche du bonheur (the pursuit of happiness) »
Certes il serait intéressant de faire des analyses de texte et en particulier de
mettre en perspective la pensée des révolutionnaires français et celle de
Bentham : l’amour des vertus face au principe d’utilité.
Mais ce que je voudrais souligner c’est que, quelle qu’en soit la formulation,
la fin du XVIIIe siècle est un tournant pour le bonheur. Apparaissent deux idées
nouvelles : on déclare «officiellement» qu’il existe un bonheur collectif et que
ce bonheur collectif est un objectif politique pour tout gouvernement. Avec une
conséquence : le bonheur se libère de la férule religieuse. D’abord le bonheur
ici-bas.
On verra alors émerger des idéologies qui sont autant de promesses de
bonheur : « socialisme utopique », fouriérisme et surtout marxisme :
« L’abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est
l’exigence que formule le bonheur réel » (Marx, Critique de la philosophie du
droit de Hegel)
Dans un tel contexte, il semble difficile de dissocier bonheur individuel et
bonheur collectif. D’un autre côté il est difficile d’admettre qu’un
gouvernement puisse imposer une forme de bonheur même collective.
10
Est-ce qu’on parle encore de bonheur quand il devient collectif ?
Comment s’articulent bonheur individuel et bonheur collectif ?
Le bonheur en devenant un enjeu politique n’est-il pas en train de se
transformer en une quantité mesurable, le bien-être, aux dépens de la qualité
de la vie ?
Marie-Jean Sauret - Ce que j'ai avancé en réponse à la question
précédente n'aurait pas été possible sans la Révolution Française. La
Révolution entérine, provoque, accompagne le passage d'un monde hétéronome
–dans lequel hommes et femmes sont assujettis au Roi et à Dieu, et déterminés
par eux– à un monde habité de sujets tous potentiellement autonomes :
responsables de leur position. Le sujet devient acteur de sa vie en même temps
qu'il renonce aux solutions religieuses qui prétendaient lui dicter son destin
jusque là. La psychanalyse n'aurait pas été possible sans la naissance de ce
sujet.
Le sujet gagne, avec l'autonomie, la possibilité de se reconnaître acteur de la
construction du lien social qu'il partage avec d'autres et grâce à laquelle
construction il se réalise comme tel. Pour la psychanalyse, le sujet du collectif
n'est rien d'autre que le sujet de l'individuel (Lacan). Nous ne savons pas bien
définir le bonheur, mais nous savons que tout ce qui met à mal cette
construction, à commencer, actuellement, par les atteintes à la démocratie et au
travail, contrevient à la réalisation heureuse du sujet : en ce sens, d'ailleurs, ces
atteintes constituent un véritable crime contre l'humanité. Mais il faut compter
aussi avec la part que chacun prend à son malheur, que le politiquement correct
a tôt fait d’instrumenter pour dédouaner le système dans lequel nous vivons
(cf., très concrètement, les autopsies psychiques engagées par les assurances
afin de dégager les entreprises de leurs responsabilités dans les suicides au
travail).
La Révolution Française nous enseigne que Saint-Just –votre citation le
rappelle– avant sa proposition relative au bonheur, a pris acte des souffrances
du peuple10. Certes, la souffrance, sous la forme de la peste, des intempéries ou
de la guerre, frappe également toutes les classes sociales : également (il
faudrait nuancer !) riches et pauvres. Mais l'Ancien régime (comme le monde
contemporain) considèrent que les pauvres ont l'habitude de souffrir, qu'ils le
supportent même mieux que les riches, et il n'y a pas loin à soutenir qu'ils sont
heureux comme cela, sacrifiés ! C'est en quoi le bonheur est une idée neuve en
Europe avec l'abolition de l'Ancien régime. On a oublié pourtant que les
Révolutionnaires étaient divisés et qu'il fallait choisir déjà entre ceux qui
réclamaient la liberté absolue pour tous, dont le capitalisme naissant a besoin
10
- Louis-Antoine de Saint-Just, Œuvres complètes, édition établie et présentée par Anne Kupiec et Miguel Abensour, éd.
Gallimard, coll. Folio/histoire, 2004.
11
(cf. le «Enrichissez-vous» de Guizot11), qui ouvre sur la corruption généralisée
(les vices désignés par Saint-Just), et ceux qui promouvaient la Vertu. Il y avait
là un problème réel qui est encore le notre : si l'on destitue les idéaux, quoi peut
maintenir la cohésion d'une société ? Les idéaux désignent ici ce sur quoi l'on
pense ne pas devoir céder sans se renier soi-même. Si le choix du discours
capitaliste est le choix non seulement de l'avoir mais de la corruption
généralisée, alors il faudrait déduire l'existence d'une certaine antinomie avec le
bonheur pour celui qui se laisserait séduire, même s'il en profite. Ne nous
arrive-t-il pas de remarquer, à propos de soi-même ou de quelqu'un d'autre, que
« ça ne va pas » bien que « nous ayons tout pour être heureux » ?
C'est que l'idée suggérée par le discours capitaliste : « Allez dans le sens de
vos caprices, faites du vice vertu », telle que ses porte-parole (Guizot, Smith,
Mandeville, Pascal lui-même, etc.) la formulent, est largement répandue. Le
désir est transformé en besoin que ce discours (capitaliste) propose de satisfaire
intégralement, non par l'obtention de tel ou tel objet, qui ne convient jamais,
mais par l'enrôlement du sujet dans une société de consommation infinie. Cette
suggestion est allée jusqu'à la soumission de la politique à l'économie (cf. le
récent «social libéralisme»), et la substitution du calcul à toute autre forme
d'évaluation. Et nous voyons apparaître des économies du bonheur qui tentent
de nous convaincre, chiffres à l'appui, que nous sommes heureux en dépit de
tout ce que nous pourrions éprouver en sens contraire : la vérité est ici
dissimulée sous l’exactitude d’un calcul.
Est-il nécessaire de rappeler la découverte par les experts du FMI d’une erreur
dans sa formule du calcul de l’austérité à imposer aux pays en dette, dont tout
le monde s’est réjoui – alors que les politiciens sont restés sourds aux millions
de gens descendant crier leur souffrance dans la rue en Grèce, en Espagne, aux
Etats-Unis, au Portugal, en France même ? Sans compter que cette découverte
d’une erreur est redoublée du résultat des expertises des politiques actuelles
d’austérités par la Commission européenne, selon lesquelles ces politiques ont
aggravé la situation – ce que les mêmes peuples dénonçaient ! Guizot a
triomphé de Saint-Just.
Ceci dit, et là encore je suis le commentaire de Jacques Lacan, il se pourrait
bien que Saint-Just se trompe légèrement tout en laissant entrevoir le nouveau :
« Sade, le ci-devant, reprend Saint-Just là où il faut. Que le bonheur soit
devenu un facteur de la politique est une proposition impropre. 1l l'a toujours
été et ramènera le sceptre et l'encensoir qui s'en accommodent fort bien. C'est
la liberté de désirer qui est un facteur nouveau, non pas d'inspirer une
révolution, c'est toujours pour un désir qu'on lutte et qu'on meurt, mais de ce
que cette révolution veuille que sa lutte soit pour la liberté du désir12 ».
11
- … même si celui-ci devait s’avérer apocryphe et ne portait que sur la limitation du vote censitaire, ouvert à ceux-là seuls qui
pouvaient payer (Gabriel de Broglie, Guizot, Perrin, 1990, nouvelle édition en 2002). 12
- Jacques Lacan, « Kant avec Sade », Ecrits, op. cit., p. 785.
12
Autrement dit, deux conceptions du bonheur s’affrontent : celle de la formule
scientiste, celle des sujets qui crient. Le prendre par ce bout-là anticipe sur le
fait que le bonheur calculé objectivement est sans doute celui qui convient au
système pour avoir la paix et continuer à accumuler des richesses au détriment
de ceux qui le servent. De l’autre, le sujet doit trouver une satisfaction à partir
de ce qu’il fait de son désir, mais une satisfaction dont ceux avec qui il fait
« lien social » soient également satisfaits… Là, se confirme ce que nous avons
déjà avancé, on n’est pas heureux tout seul : les notions de droits de l’homme,
de service public, voire de collectivisation, devraient être repensées à partir de
ce point.
C’est cette idée révolutionnaire du bonheur dont le Conseil National de la
Résistance s’est fait l’héritier en proposant son programme, le 15 mars 1944,
sous l’intitulé : « ‘’Les jours heureux’’. Programme du Conseil National de la
Résistance, 15 mars 1944 »13
. A sa lecture nous mesurons mieux avec quoi
notre contemporanéité entend rompre au prix de falsifier l’idée de « bonheur ».
Mais j’anticipe sur la suite.
3. Le bonheur forcé
Jean-Pierre Rouzière - Maintenant nous allons nous intéresser à notre
monde contemporain.
Pour vous mettre en émoi, j’ai choisi deux grands thèmes que je résumerais
ainsi :
1) comment résister au bonheur forcé ?
2) ne vivons-nous pas une mutation du bonheur avec homo connecticus ?
Dans les sociétés appartenant à ce qu’on nomme le «monde occidental», est-
ce qu’on a encore besoin de se poser la question du bonheur dans la mesure où,
comme toute chose, le bonheur est devenu un marché ? Peut-être même le
marché le plus important : en effet que ne ferait-on pas pour être heureux ?
Bref le bonheur est à vendre. Il suffit de choisir dans l’offre qui nous est faite.
Caresser amoureusement le dernier smartphone, conduire fièrement le dernier
4X4, fréquenter fébrilement les sites de rencontre, se délecter de coca-cola,
faire une croisière dans les fjords, etc. Pour être heureux il suffit d’en avoir les
moyens !
13
« ‘’Les jours heureux’’. Programme du Conseil National de la Résistance, 15 mars 1944 », in Charles
µSilvestre, La victoire de Jaurès, Toulouse, Editions Privat, 2013. Sur le contexte, l’esprit et les limites
de ce Programme, lire le chapitre 7 du même ouvrage : « Les ‘’Fralibiens’’ de Géménos », pp. 111-122.
13
Le marketing de cette idéologie du bonheur - pour ne pas dire de cette
manipulation du bonheur - est basé sur un principe simple : ne pas donner le
temps de réfléchir à ce que pourrait être le bonheur en créant sans cesse des
besoins nouveaux. Comme si l’idée de bonheur pouvait être absorbée par la
spirale sans fin de la consommation.
On pourrait dire que s’est instaurée comme une tyrannie du bonheur, une
quasi-obligation d’avoir des désirs permanents et de les satisfaire. Une
injonction au bonheur en quelque sorte : il faut être optimiste, il faut positiver,
il faut rigoler. Une sorte de méthode Coué du bonheur. Dans beaucoup
d’émissions télévisées, les gens sont toujours en train de se marrer pour la
moindre chose. Peut-être ces rieurs avalent-ils des antidépresseurs ?
Comment résister aux tentations de ce bonheur imposé ?
Comment combattre cette injonction au bonheur ?
Et faut-il vraiment le faire ?
Marie-Jean Sauret - Il y a quelque chose du bonheur qui a partie liée à
la forme contemporaine du lien social : la satisfaction obtenue par la
récupération de la plus value, plus-de-jouir du capitaliste. Cf. ce que Jacques
Lacan écrit de Pascal : « Ce travail, comme l’échange auquel procède le pari
avec quelque chose dont nous saurions qu’il en vaut la peine, ont pour ressort
une fonction qui est corrélative de celle du plus-de-jouir, et qui est celle du
marché. Elle est au fond même de l’idée que Pascal manie, semble-t-il, avec
l’extraordinaire aveuglement de qui est lui-même au début de la période de
déchaînement de cette fonction du marché. S’il a introduit le discours
scientifique, n’oublions pas qu’il est aussi celui qui, même aux moments les
plus extrêmes de sa retraite et de sa conversion, voulait inaugurer une
Compagnie des omnibus parisiens. Ce Pascal ne sait pas ce qu’il dit quand il
parle d’une vie heureuse, mais nous en avons là l’incarnation. Quoi d’autre
sous le terme de heureux est saisissable ? – sinon précisément la fonction qui
s’incarne dans le plus-de-jouir. / Aussi bien n’avons-nous pas besoin de parier
sur l’au-delà pour savoir ce qu’il en vaut, là où le plus-de-jouir se dévoile sous
une forme nue. / Cela à un nom – cela s’appelle la perversion. Et c’est bien
pourquoi à sainte femme fils pervers. Nul besoin de l’au-delà pour que de
l’une : la sainte femme [celle qui parie sur Dieu] à l’autre : le fils pervers
s’accomplisse la transmission d’un jeu essentiel du discours14 ».
Le monde contemporain est celui qui a vu le mariage de la technoscience et
du marché s’épanouir avec le néolibéralisme au point que la politique s’est
soumise à l’économie. La question du sens a d’abord été reléguée au privé
14
- Jacques Lacan, Séminaire d’un Autre à l’autre, leçon du 13 novembre 1968, publié sous le titre « De la plus-value au plus-
de-jouir », Cités, Paris, P.U.F., 2003/4 – n° 16, pp. 129-142.
14
(trouvant une solution dans la névrose de chacun) avant de devenir quasiment
impensable : les thérapies comportementales sans psychisme (thérapies de
conditionnement, de redressement des comportements, d’apprentissage de
nouveaux scénarios de vie, coaching) supplantent les psychothérapies.
Cela est possible parce que le néolibéralisme suggère une idéologie, le
scientisme, selon laquelle la science a réponse à toutes les questions y compris
existentielles, ainsi qu’une anthropologie également idéologique : chacun est
invité à se penser comme une machine, un organisme, une entreprise – durable,
efficace, flexible, économique, rentable, utile, etc. Et le bonheur est désormais
pensé au travers de cette double idéologie : il est clair que la prothèse de la
machine ou tout ce qui peut booster les performances de l’entreprise de soi-
même ou de l’organisme (cf. le sport à tous les niveaux) sont bienvenus.
Indiquons sommairement comment le monde contemporain réussit à capturer
chacun d’entre nous dans la logique qui est la sienne et qui nous conduit à nous
penser dans les termes dont le système a besoin pour se pérenniser. Il faut bien
que quelque chose en chacun de nous lui réponde et soit prêt à l’accueillir.
L'humain est ainsi fabriqué que le réel de son être, il le demande à l'Autre :
l'enfant aux parents, l'amoureux à son amoureuse, les humains à Dieu - puisque
c'est du premier Autre dont il eu l'expérience, les parents le plus souvent, que le
sujet reçoit langage, soins, vie sociale... Il oublie que si l'Autre parental peut
bien lui fournir un être de substitution, fait de mots, formaté, et lui donner les
moyens de sa survie, cet Autre est bien incapable de prendre sa vie en charge :
personne ne peut vivre à la place d'un autre. La vie demeure à la charge de
chacun : ce que le sujet vit comme un abandon inaugural qui le confronte à une
détresse originaire et incurable. Cette détresse est sans doute le plus puissant
moteur à s'en remettre à l'Autre pour son bonheur, alors même que le sujet sait
qu'il pourrait y perdre son autonomie.
Cette pente à attendre de l'Autre la réponse aux questions existentielles
fragilise l'humain, et constitue sans doute le ressort de la "servitude volontaire"
(La Boétie). Le capitalisme en profite pour capter le désir et l'asservir à la
consommation, je l'ai déjà noté, tout en exacerbant la frustration. Il exacerbe la
frustration puisque chacun peut constater qu’il y a plus de « bonheur » et
d’excitation à espérer le nouveau produit qu’à jouir de son obtention : l’objet
n’est jamais celui qui comblerait le sujet, et cette insatisfaction, sans doute
étayée sur ce qui se satisfait d’espérer, relance le sujet dans la course à la
consommation.
Il y a des effets paradoxaux puisque certains d’entre nous finissent par se
penser complétés par ces prothèses comme si elles étaient une partie d’eux-
mêmes : et l’on peut ainsi se sentir mutilé parce que l’on est cambriolé ou bien
parce que quelqu’un a abîmé votre voiture. L’objet du marché porte la trace de
la confusion entre le plus-de-jouir que le désir cherche à récupérer sur la
jouissance perdue à parler et dont le manque le cause, d’un côté, et, de l'autre,
15
les objets manufacturés dont le néolibéralisme s’efforce de nous convaincre
qu’ils sont bien ce qui nous manque pour être heureux. "Heureusement" que
cette complétude n’est pas à sa portée : sans quoi elle se solderait par la fin du
désir – la mort du sujet. Mais cette suggestion fait pas mal de dégâts
psychologiques (sans parler des victimes directe du néolibéralisme : chômeurs,
SDF et autres déchets du système) : nous avons nommé les dépressions, ennuis,
détresses, conduites à risques, suicides, etc.
De sorte qu'il y a plus de paix à obtenir en mettant le capitalisme hors de soi
(Pierre Bruno) pour préserver ou récupérer son désir, qu'à tenter d'étancher sa
soif avec les objets qu'il fait couler à flot... Mettre le capitalisme hors de soi ne
signifie pas immédiatement changer de système – quoique cela puisse en
constituer une condition –, mais ne pas identifier le réel de ce que l’on est aux
objets qu’il fabrique, ni s’identifier à l’anthropologie qu’il impose. Et là, nous
pouvons compter sur ce qui du sujet refuse le formatage par l’Autre, objecte au
politiquement correct, dénonce « l’écomystification », comme l’écrit Jean-
Pierre Dupuy15 : c’est ce que nous appelons symptôme, en psychanalyse, qui
indexe ainsi ce qui du réel de chacun « résiste » à cette dissolution dans un
monde quel qu’il soit. C’est aussi pourquoi la psychanalyse n’est pas une
psychothérapie à des fins curatives, mais cherche à extraire de ce qui ne va pas
ce qui y est inclus de solution.
4. Homo connecticus – L’avenir du bonheur
Jean-Pierre Rouzière - Branchons-nous maintenant sur les réseaux sociaux
avec homo connecticus.
Le lien numérique est devenu le lien du bonheur à la fois individuel et
collectif. La sociabilité numérique, la sociabilité virtuelle, comment la
nommer ? Cette sociabilité numérique est en fait une mise en réseau de nos
intériorités, qui remet en cause la frontière de l’intimité.
Aujourd’hui un individu humain est un être élargi à toutes ses connexions
numériques. Ce qui signifie que son intériorité est d’abord à l’extérieur, elle
n’est même peut-être qu’à l’extérieur de son enveloppe corporelle. Sa
subjectivité s’étend toujours plus vers l’extérieur. En quelque sorte, on pourrait
dire qu’il est « hors de lui » ! La délibération avec soi est remplacée par des
échanges continus avec l’extérieur de soi.
Alors si l’on veut penser l’avenir du bonheur ou le bonheur de l’avenir, n’est-
ce pas cette nouvelle manière de communiquer avec l’autre qu’il faut explorer
en priorité ?
15
- Jean-Pierre Dupuy, L'Avenir de l'économie : sortir de l'écomystification, Flammarion, 2012.
16
Avec homo connecticus, c’est une autre manière d’être au monde, d’être en
relation avec l’autre qui ne peut qu’engendrer une mutation du bonheur.
Est-ce qu’on a pu déterminer des formes nouvelles de bonheur qui nous
permettraient d’avoir une idée de l’avenir du bonheur ?
Marie-Jean Sauret - « L’homme augmenté », pour paraphraser le beau
titre d’Eric Sadin L’humanité augmentée, est soit une tautologie, soit un
fantasme. C’est une tautologie, au sens où l’homme naît prématuré, inachevé
biologiquement parlant, et qu’il est d’emblée supplémenté plutôt que complété
du langage : grâce au pouvoir que lui confère le symbolique qui le prothèse, il
réussi à courir plus vite que les animaux, à voler mieux, à nager à rendre les
poissons envieux, à ramper sous terre, etc. Surtout, au lieu d’avoir à s’adapter,
par les lois de la sélection naturelle, à son environnement, il le change tout
simplement. Du moins il le changeait. Il est clair que le pouvoir de
symbolisation lui donne un avantage indéniable – qu’il paie le prix fort : ne
faisant que représenter, le langage tel qu’il se parle (pour le distinguer des
mathématiques), non seulement permet de mentir, mais est menteur. Il est en
outre nettement moins performant qu’un code animal plus ou moins univoque
pour ce qui est de la communication. D’où la tentative de pallier ce déficit
également par des machines à communiquer en temps réel partout et en même
temps (là, on est servi !).
Ce mouvement qui consiste en l’exploitation du pouvoir de symbolisation
définit le processus de civilisation par les réalisations culturelles : dans les
domaines des ontologies (la religion), de la philosophie, de l’art, de la
technique, des sciences, du droit, de la politique, etc. Grâce à la civilisation
l’humain traite la précarité ontologique qu’il découvre en naissant : non
seulement il ne peut répondre de ce qu’il est, mais il se découvre mortel,
fragile, impuissant face aux forces de la nature, en conflit avec ses semblables,
malade du langage.
Or, il se pourrait que la machine symbolique qu’il a perfectionnée au cours
des âges ait aujourd’hui, pour user d’une formule, une pente à rouler pour elle-
même sous la forme que prend le « vivre ensemble » néolibéral (Gunther
Anders16). Il faut nous arrêter sur cet aspect pour situer notre rapport aux
machines communicationnelles entre autres à laquelle notre civilisation donne
son cadre.
Pour la première fois, l’humain s’entend dire qu’il doit se soumettre, s’adapter
au monde qu’il a lui-même inventé ! Et ce monde, qui jusqu’à récemment lui
permettait de traiter par ses inventions sa précarité ontologique, lui substitue
16
- Gunther Anders, L'Obsolescence de l'homme, t. 1, trad. Christophe David, éditions Ivrea et éditions de l'Encyclopédie des
Nuisances, Paris, 2002 ; L'Obsolescence de l'homme, t. 2 : Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution
industrielle, trad. Christophe David, éditions Fario, Paris, mars 2011 ; Nous, fils d'Eichmann, trad. Sabine Cornille et Philippe
Ivernel, Payot et Rivages, Paris, 1999 ; éd. de poche, 2003.
17
aujourd’hui une précarité matérielle : SDF, SDP, exclus en tout genre,
chômeurs, pauvres et grands pauvres, et même « privés d’Internet et de
téléphone »… La liste des victimes de ce système est bien plus importantes que
celle de tous les génocides, guerres et crimes contre l’humanité réunis – malgré
nos ressources informatiques ! Comment se fait-il qu’il y a plus d’énergie à
sauver ce système (le néolibéralisme) qu’à tenter d’en sortir, puisqu’il ne s’agit
jamais que d’une réalisation humaine ? En quelque sorte, la civilisation s’est
retournée contre elle-même, et nous ne semblons pas protester tant que cela.
Quelle forme de bonheur trouverions-nous à cet état de fait ? Le minimum est
de reconnaître que l’idée de bonheur est encore une idée neuve, à condition de
ne pas la laisser s’instrumenter au service du système actuel.
C’est ici que l’homme augmenté pourrait être un fantasme, celui de l’homme
exigé par le discours capitaliste. Celui-ci nous amène à nous penser non plus
comme l’agent de la civilisation, mais comme une machine (une entreprise de
soi-même, un organisme) au service du marché capitaliste, économique,
rentable, rapide, durable, flexible, utile, etc. Et il y a des gens pour nous
suggérer que la fabrication d’un homme machine intégral est possible : ils
suggèrent même que nous représenterions la dernière étape de l’évolution de
l’homme, et que nous devrions céder la place à la machine.
Là est donc le fantasme, même si celui-ci soutient des projets concrets
intéressants par ailleurs. Google a ainsi créé une université de la singularité
dirigée par Ray Kurtzweil. Celle-ci travaille à la convergence dites NBIC :
nanotechnologies, biologie, informatique et sciences cognitives (intelligence
artificielle et sciences du cerveau). Les tenants du transhumanisme
revendiquent la liberté pour l’homme de se faire le terrain d’expérimentation
de ce nouveau type de prothèse, travaillant au moment où l’intelligence
artificielle prendra le pas sur l’intelligence humaine, moment qualifié de
« singularité », comme le Big-bang en a déjà constitué celle dont notre univers
est issu. Une singularité est espérée qui débarrasserait chacun d’avoir à se
penser différent de tous les autres, singulier lui-même, exceptionnel. Grâce à la
substitution de la machine au vivant tel que nous le connaissons, les
transhumains espèrent gagner l’immortalité. Pour la petite histoire, le
cofondateur de Google, dont la femme dirige une filiale dévolue au séquençage
ADN (23andMe), a découvert qu’il était porteur de la version mutée du gène
LRRK2, laquelle mutation signifie qu’il a de forte chance de développer la
maladie de Parkinson. De la sorte on comprend son intérêt au projet
transhuman !
N’êtes-vous pas sensible au fait que ce projet ne peut réussir qu’à nous
débarrasser de la vie ? Et même de l’amour, car un tel projet ne saurait voir le
jour qu’à la condition de renoncer aux vieilles méthodes de reproductions (la
PMA pour tous ne sera plus à l’ordre du jour) : l’immortalité comme la
18
machinisation de l’humain mettent fin à l’amour des enfants et des générations
à venir – ainsi qu’à l’interrogation sur les conditions de pérennisation du
processus d’humanisation et leur transmission.
Pourquoi s’embêter d’ailleurs avec le soin de la planète puisqu'une machine
ne respire pas, ne mange pas, ne se promène pas ? Et en plus, toutes les unités
machiniques étant interconnectées, il n’y a plus qu’une intelligence artificielle
unique – pour le projet de laquelle l’Europe elle-même a déboursé 1,8 milliards
d'euros au début de 2013 !
Entendez-moi bien, il ne s’agit pas de se priver des moyens que nous serions
capables de fabriquer pour améliorer nos conditions de vie : compensation
d’organes lésés, y compris le cerveau, branchement cerveau/domotique,
amélioration des réseaux et démocratisation des informations, etc. Ainsi les
réseaux sociaux semblent avoir eu un rôle important dans la mobilisation
durant le printemps arabe ; de même ceux que l’on appelle Hikikomori, au
Japon, des jeunes qui se retirent de toute vie sociale pour vivre en exclusion
interne enfermés au sein de leur famille, sortent parfois de leur isolement (et
non pas s’y maintiennent) grâce à Internet17.
Mais il est curieux de voir surgir aujourd’hui la honte de ne pas être aussi
performant qu’une machine, à laquelle il convient sans doute d’imputer la
tendance généralisée au dopage. Ce fantasme du surhomme nous rappelle de
sombres années, à ceci près qu’il y va ni plus ni moins que du génocide de
l’humanité elle-même.
Je livre tel quel ce qu’avançait Bernard Baas, venu parler récemment à
l’Université du Mirail, à l’invitation de Sidi Askofaré : « C'est en tout cas ce
que peuvent laisser craindre les projets contemporains de «l'ingénierie
humaine» : transformer le corps même de l'homme pour qu'il soit lui-même,
autant que possible, adapté aux exigences d'un monde soumis aux lois des
machines robotisées. Telles sont, aujourd'hui, les ambitions déclarées de
certains spécialistes de nanotechnologie : produire un homme nouveau que, par
«pudeur», ils n'osent pas nommer «surhomme», mais l'homme du
« transhumanisme », lequel entend réduire au silence les « bioconservateurs »
(ce sont là les termes employés par James Hughes, sociologue américain,
promoteur d'une nouvelle forme de « biopolitique » dont le but est de préparer
l'avenir « post-humain » [sic] !). Conformément à la thèse de G. Anders, on
peut dire que de tels projets attestent que c'est maintenant l'instrumentalité
mécanique et computationnelle qui devient l'idéal de l'homme lui-même et qui
lui dicte ce qu'il «doit» devenir, de sorte que – comme disait Anders –
« l'exigence morale elle-même a maintenant été transférée de l'homme aux
17
- Nicolas Tajan, Le retrait social au Japon : Enquête sur le hikikomori et l’absentéisme scolaire (futoko), thèse de Doctorat
sous la direction de M.-.J. Sauret, Ed. CLESCO, mention Psychopathologie, Université de Toulouse 2 le Mirail, soutenue le 8
février 2014,
19
instruments18 ». Et tant que l'homme n'aura pas totalement réalisé sa propre
transformation en machine fabriquée, il éprouvera la honte de n'être pas à la
hauteur de cet idéal d'autoréification19 ».
Tel est ce qui faisait redouter à Freud le succès de la sublimation, soit la
substitution de la culture au vivant – et ce grâce à la mobilisation du désir et à
la désexualisation de la libido. Triomphe de la pulsion de mort ! C’est cette
image qui est vendue comme image du bonheur par le nouveau messianisme, et
qui constitue le cadre des inventions techniques mises à notre disposition !
Le nouveau messianisme n’est que la contrepartie de l’asservissement à la
machine capitaliste (Gunther Anders encore), une machine qui broie l’humain,
vie y comprise, et que néanmoins les individus servent en sacrifiant des pans
entiers de population. Nous revoilà dans la situation de Saint-Just.
Sans doute les progrès techniques nous livrent-ils des moyens inédits
d’améliorer nos conditions de vie, je le répète : le capitalisme cherche encore à
faire des profits en s’adressant aux consommateurs. Mais la logique de fond ne
va pas vers le bonheur du plus grand nombre. N’irait-elle pas plutôt vers la
suppression, fantasmatiquement, de l’idée même de bonheur ? C’est sans doute
sans compter sur la résistance de chacun qui compose l’actuelle communauté
humaine, son symptôme, sa singularité, lequel a tout loisir de retourner à son
tour les moyens techniques qu’il contribue éventuellement à fabriquer, contre
la forme contemporaine du lien social qui tente de l’asservir, pour contribuer à
une autre sorte de « vivre ensemble ». La lutte sera sans doute féroce entre les
serviteurs de la machine qui préparent la mort du vivant, et ceux qui utilisent la
machine pour rendre à l’humain une indispensable liberté… pour le « vivre
ensemble » qu’il souhaite.
J’aurais beaucoup de satisfaction à mettre des grains de sable dans la
machine : car le grain de sable n’est autre que ce qui soutient notre singularité
respective dans son rapport au monde. Cela s’appelle un symptôme, je le
répète. C’est le symptôme de Mohammed Bouazizi, tel que les Tunisiens y ont
localisé le leur dans une forme étonnante de collectivisation, qui a permis de
chasser le tyran. La dernière fois où vous m’avez invité, j’avais évoqué cet
exemple, en écrivant par anticipation que sûrement les acteurs de la révolution
de Jasmin avaient vu les vendeurs de sens (les religieux) voler le résultat de
leur mouvement, faute d’une réflexion collective sur le type de société qu’ils
voulaient. Mais j’avais aussi prédit – pariant sur le symptôme – qu’ils ne se
laisseraient pas faire : et la rédaction de la constitution leur a laissé le temps
pour comprendre et bouter la religion hors de ladite constitution. Ce faisant, ils
redonnent chance, si vous m’avez suivi, à l’amour.
18 Ibid., p. 57. 19
- Bernard Baas, « Honte, subjectivation et réification : une leçon d’‘’hontologie‘’ », conférence donnée au LCPI (EA 4591),
axe 2, Université de Toulouse le Mirail, 25 janvier 2014.
20
Le réseau, l’illusion d’un avenir intégralement machinique laisse croire que
l’on pourrait se passer des parents et de la famille comme moyen et lieu d’une
transmission : une machine a un fabriquant mais pas de généalogie, une
mémoire mais pas d’histoire, un organisme mais pas de corps, un
fonctionnement en principe satisfaisant mais pas de sexualité, un langage mais
pas de parole… Et si elle travaille, c’est au sens des physiciens ou des
mouvements horlogers : le travail comme processus d’humanisation et de
réalisation lui est fermé. Chez les humains et dans nos sociétés en particulier,
les parents se chargent encore de l’éducation et les grands-parents profitent
d’un amour gratuit qu’ils agrémentent de la transmission de l’histoire familiale.
C’était caricatural dans l’ancienne URSS, où se sont les grands-mères qui ont
maintenu les traditions religieuses que les parents, membres du parti comme il
se devait, ne pouvaient pas afficher. Ce sont les conditions de transmission du
processus d’humanisation auxquelles un certain usage du réseau et l’illusion
machinique portent atteinte.
Le bonheur se confond ici avec la voie grâce à laquelle se pérennise le
processus même de transmission des conditions de l’humanisation de chacun :
et cela passe par l’amour de nos enfants, et des générations à venir, et de
quelques uns de nos contemporains... Et ce qui se transmet, finalement c’est ce
qui assure chacun de ce point d’indétermination qui lui permet d’échapper,
comme sujet, à toute détermination par l’Autre, qu’il soit biologique,
psychologique, social : de façon à assumer la responsabilité de sa position dans
l’existence. Le symptôme témoigne de la façon dont le sujet met ici du sien. Il
est l’index de ce point d’indétermination… C’est pourquoi nous pouvons
compter sur lui.
Je vous remercie de votre attention et de ce bon moment (pour moi !) !
Débat
Une participante - Vous nous avez parlé de tout ces gens qui sont toujours
branchés. Je voudrais vous demander – parce que je crois que par rapport à ces
nouvelles technologies nous avons un gros problème – ce que vous pensez des
ondes électromagnétiques, de leur multiplication et de toutes ces personnes qui,
ne pouvant plus les supporter, cherchent désespérément des zones blanches ?
21
Marie-Jean Sauret - C’est un sujet très débattu, très contradictoire. Nous
pourrions le prendre, d’une certaine façon, comme le signe d’une objection à la
machine. De toute façon ( je vais forcer le trait) que ce soit vrai ou faux, de
toute façon, il y a dans les gens qui se plaignent une plainte qui doit être prise
au sérieux. Voilà, c’est tout. Mais comment collectiviser cela ?
Un participant - Ma question porte sur l’évaluation du bonheur, notamment
du bonheur collectif, avec une évaluation faisant appel à des formules
mathématiques. Concernant une évaluation individuelle, c’est beaucoup plus
compliqué, voire impossible. Daniel Kahneman, qui est psychologue mais
aussi prix Nobel d’économie, a fait des études sur le bonheur et sur la
corrélation entre le niveau de richesse et le bonheur. Ce n’est pas individuel,
c’est une moyenne. Il constate qu’à partir d’un certain niveau, il n’y a plus du
tout de corrélation entre l’argent, la richesse et le bonheur mais que jusqu’à un
certain seuil, il y a quand même un lien direct. J’aimerais savoir ce que vous
pensez de ces modes d’évaluation d’un point de vue individuel et d’un point de
vue collectif.
Marie-Jean Sauret - Il n’est pas le seul à avoir fait ce genre d’étude mais je
suis frappé de constater que, quand un psychologue reçoit un prix Nobel, c’est
un prix Nobel d’économie. Cela montre bien dans quelle logique on est ! C’est
à dire qu’il n’y a plus de psychologie. Une corrélation ne fait pas une
psychologie. C’est mettre en évidence deux types de faits. Même si vous
observez une corrélation, vous ne pouvez en déduire ni le sens ni comment ça
marche. Il y a des gens qui se sont amusés à faire une corrélation entre les
buveurs de bière en Malaisie et je ne sais quel symptôme aux USA. On fait une
corrélation entre l’argent et le bonheur parce qu’on pense qu’il y a corrélation
entre l’argent et le bonheur. On veut bien d'ailleurs qu'il n'y ait pas de
corrélation à condition d'accepter la preuve par le calcul ! Mais j’ai aussi envie
de dire que ce que fabrique le capitalisme aujourd’hui, c’est presque un
changement de civilisation. L’humain a inventé la civilisation pour traiter sa
précarité ontologique. Il est faible, il a des maladies, il est fragile, il se sait
mortel, il y a des guerres… Et il a inventé la civilisation pour fabriquer ce qui
peut soigner cette précarité. Or, on est arrivé à un point où c’est la civilisation
qu’il a inventée qui fabrique de la précarité. C’est à dire, des SDF, des SDP,
des chômeurs… Jusqu’en 1970/74, sous Giscard, quand on donnait 1 franc à un
salarié, on donnait 50 centimes à l’actionnaire. Depuis 2000, (c’est là que se
fait le virage), quand on donne 1 euro à un salarié, on donne 20 fois plus à
l’actionnaire, ce qui fait un changement qualitatif et pas seulement quantitatif.
Or cet argent, il faut bien le prendre quelque part. D’où vient ce 20 fois plus ?
Alors l’actionnaire doit être payé avant le salarié, le travail doit devenir
flexible, etc. Il faut faire payer tout le monde sauf les grosses entreprises et les
banques. Il y a quelque chose qui ne va pas très bien là dedans.
22
En effet, vous pouvez faire une corrélation entre l’idée de bonheur et le fait de
ne pas avoir d’argent, car si vous n’avez aucun moyen ou très peu pour vivre,
si vous souffrez, il est évident que vous avez besoin d’argent, tout simplement.
Il y a donc à ce niveau une corrélation qui me paraît basique. Or justement la
nouvelle idéologie scientiste nous explique que l'on n'a plus besoin de l'argent
pour être heureux... donc on peut nous en priver ! Peut-être faut-il avoir
beaucoup d’argent pour s’apercevoir que l’on n’est pas heureux avec ? La
corrélation n’explique rien. Moi, j’essaie d’expliquer ça (ces phénomènes) par
la référence à la question du désir. C’est-à-dire, par exemple, par le fait que
celui qui a beaucoup d’argent veut autre chose que de l'argent – et, au moins, il
veut plus d’argent.
Le participant - Et sur la méthode ?
Marie-Jean Sauret - Sur la question de l’évaluation de la satisfaction de
chacun, c’est du singulier. C’est-à-dire qu’il faut avoir le témoignage singulier
de sa satisfaction. Mais je voudrais ajouter qu’il faut aussi pouvoir écouter
l’entourage, le témoignage de l’autre, (est-il satisfait de la satisfaction du
sujet?) parce qu’il est plus facile de faire des additions.
Je trouve qu’il n’est pas scientifique d’essayer d’appréhender l’individu par
des méthodes de calcul qui nient l’objet dont elles s’occupent, parce que la
statistique vise l’individu moyen et non l'individu concret.
J’ai l’habitude, avec mes étudiants de première année, de pratiquer un
exercice qui consiste à faire le portrait moyen d’une personne, d’ailleurs on
pourrait essayer avec vous, avec le public qui assiste à cette conférence. On
relève, en questionnant, une série de caractéristiques : être un homme ou une
femme, avoir une bonne ou une mauvaise vue, des cheveux clairs ou foncés,
etc. A partir donc de variables binaires, à la fin on obtient un portrait à partir
des caractéristiques les plus partagées du type : c’est une femme qui a tel âge,
tel poids, toulousaine, cheveux foncés, bonne vue, parlant plusieurs langues
dont l'anglais, faible en mathématiques, etc.
On demande alors aux personnes présentes lesquelles correspondent à ce
tableau ? Personne ! Parce que cette approche prétendument "totalement"
scientifique est abstraite, et il n’y a aucun individu concret qui corresponde à la
moyenne des individus. Cet individu moyen est un mythe. Il n’existe pas.
Mais je ne dis pas que c’est un calcul à ne pas faire dans certains cas, parce
que, par exemple, l’épidémiologue a besoin de savoir qui correspond à une
situation à risque.
Je ne dis pas que les statistiques ne servent à rien. Mais il ne faut pas vouloir
leur faire dire ce qu’elles ne peuvent pas dire. Cf. après chaque élection, ce que
l'on fait "penser" au Français moyen !
23
Jean-Pierre Rouzière - Je pense quant à moi qu’il y a un socle sur lequel
s’appuie le bonheur qui est indépendant de l’argent.
Je me souviens que, lorsque Mandela est décédé, on a interrogé des Africains
du sud qui étaient encore plus pauvres que lorsque Mandela a accédé au
pouvoir – la pauvreté en Afrique du Sud n’a pas été résorbée – et ces gens,
encore plus pauvres qu’avant, ont tous dit : « cet homme là nous a rendu notre
dignité». Il doit y avoir une limite, un socle sur lequel on s’appuie
obligatoirement, pour pouvoir vivre et être heureux : la dignité.
Un participant - De nouvelles formes de bonheur ne sont-elles pas en train
d’émerger ? Et je voudrais savoir comment vous vous situez par rapport à la
réponse de Lipovetsky sur ces nouvelles formes de bonheur. Il répond, je cite :
« le nouvel hédonisme, c’est l’idée de vie esthétique. Cet idéal privilégie la
sensation de soi : recentrement, émotion du moment, cosmétisation ». Alors, je
vais me faire l’avocat du diable. Que pensez-vous de cette nouvelle philosophie
du bonheur de Lipovetsky ?
Marie-Jean Sauret - Un mot n’a pas été évoqué : amour. La question de
l’amour, dans tous les sens du terme. Cela me paraît constitutif de la dimension
du bonheur subjectif. Je reviendrai ensuite sur Lipovetsky.
Aimez vous la vie ? Pas la votre, ni celle de vos proches, parce qu’on peut
immédiatement en tirer quelque satisfaction, mais celle de ceux qui viennent
après. Que voulez vous leur transmettre ? Vraiment, quand on voit comment
nous contribuons à l’épuisement de la planète, pour notre prétendu bonheur
immédiat, je crois que c’est quand même une sorte de triomphe de la mort.
Objectivement, si on n’arrête pas ça, c’est une vrai catastrophe. Je crois qu’il
y a là un vrai problème, qui est amplifié notamment par le fait (qui est très fort
au Japon, pays qui reste ma référence pour l’instant) que certaines des jeunes
femmes qui travaillent ne veulent pas de copain, ni se marier, ni avoir de
gosses : c’est stupéfiant. C’est extraordinaire cette société. Pour moi, c’est cela
aussi l’idéal transhumain. Ce n’est pas la machine qui se substitue à l’homme,
c’est fini, le problème de transmission est réglé. La machine s’auto-génèrera
désormais... Nous aurons gagné l’immortalité. Mais à quel prix ? L’immortalité
se construit au détriment des générations futures : CQFD, nous n’aimons pas la
vie. J’ai entendu tout à l’heure à la télé que «les Français» (les fameux Français
moyens) veulent avoir plus de trois enfants. Je suis content de l’apprendre.
Pour moi, c’est quand même une question forte.
Quant à la question sur les nouvelles formes de bonheur, on entend de tout.
Quelqu’un disait récemment qu’il serait très heureux s’il pouvait voyager dans
l’espace, aller sur Mars. Il paraît qu’il y a plein de candidats pour Mars. Très
bien, qu’ils y aillent ! Sur ce mode là, il y a de nouvelles façons de vivre, de
nouveaux objectifs et des gens qui peuvent se réaliser à travers ça..
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La question est peut-être : comment se réalise-t-on ? Mais, s’il n’y a pas de
réponse simple à la question : «qu’est-ce que je suis ?», peut-être pourrait-on
répondre : c’est la vie que je suis en train de construire. Car ma vie est une
réponse.
Moi aussi, je pense qu’il y a un côté esthétique à la vie. Mais au sens où, peut
être, on pourrait essayer de voir la vie comme l’œuvre d’un artiste. Je vois
l’artiste comme quelqu’un qui cherche à se loger dans ce qu’il fait, qui a trouvé
dans son œuvre une réponse à la question de ce qu’il est. Mais évidemment, il
ne peut pas. C’est pour cela qu’il va peindre – s’il peint – tableau après tableau.
Il n’arrête pas de peindre. Tout tableau est un ratage. Mais ce ratage, c’est son
style, c’est la trace de ce qu’il est. Moi, j’aimerais que ma vie ait un style.
J’aimerais avoir le temps de me retourner et pouvoir me dire : oui, ça avait de
la gueule ! Mais je ne sais pas si « l’Autre » m’en laissera le temps.
« L’Autre », voyez-vous, disons que c’est le destin. C’est toujours la figure de
l’Autre radical. Et suivant la façon dont nous pensons cet Autre, il se pourrait
qu'elle soit déjà là : la religion.
Sur le mot esthétique, d’accord, mais ensuite, sur la conception même de
Lipovetsky, et sa conception du vide, il faudrait encore discuter.
Un participant - Dans le bonheur il y a une notion de partage, vous l’avez
abordé tout à l’heure, il n’y a pas de doute là dessus. Boire une bonne bouteille
tout seul ou la partager avec des copains, c’est tout à fait différent. Se retrouver
dans la rue lors d’une manifestation, tous ensembles, tous, et en partager les
utopies, ce que vous appelez : la liberté de désirer, c’est quand même autre
chose. Là, j’en arrive aux réseaux sociaux, où on ne peut se faire que des amis !
C’est extraordinaire. Il y a un bouton « je partage », je partage avec des amis :
paradis. Que ce soit utilisé comme une marchandise : paradis. Que ce soit
utilisé par des institutions, ça, c’est une autre dimension. Mais côté bonheur je
crois que : vive les réseaux sociaux !
Marie-Jean Sauret - Bon moi, je n’utilise pas. J’ai un compte Facebook que
je n’utilise pas, sur lequel j’ai mis : si vous voulez me joindre, envoyez moi un
mail. Mes gosses m’ont fait découvrir un compte fabriqué à mon nom par des
étudiants – amicaux, je le précise. Je n’ose pas dire ce qu’ils y ont mis, c’était
terrible ! Ceci dit, j’ai de la famille éparpillée un peu partout dans le monde et
mes enfants, la génération de mes enfants, utilisent Face-book pour
communiquer et mutualiser des nouvelles et des photos. Pour eux, « ami » ça a
un sens concret, c’est vraiment l’ami. Ils ont fermé les listes. Les amis, c’est
ceux avec qui ils veulent parler.
Par contre, j’ai entendu ce matin à la radio quelqu’un qui fait de la promotion
pour je ne sais quel produit et à qui le journaliste demandait : « mais comment
faites vous pour contacter autant de gens par internet ? » Et il répondait : «ce
n’est pas compliqué, grâce à Facebook ». On génère des listes d’amis qui sont
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en fait des cibles commerciales. Le journaliste lui demandait alors si ce n’était
pas une forme de détournement à but commercial ? Comme il vendait un
produit culturel, il répondait : « non, c’est quand même pour la culture».
Et là, je vous rejoins. Je pense qu’il y a sûrement un usage économique de ces
réseaux. Il faut bien dire que si c’est gratuit, c’est bien sûr que quelqu’un paie
et que quelqu’un tire des bénéfices de tout ça.
Le participant - Mais ce n’est pas du tout gratuit.
Marie-Jean Sauret - Ce n’est pas gratuit pour tout le monde mais l’usager de
base, celui qui fournit ses données, peut avoir cette impression… Et si « on »
ne le fait pas payer, n’est-ce pas que « on » l’aime ?
Un participant - J’aurais aimé avoir votre éclairage sur la question de
l’angoisse de séparation. Ne pensez-vous pas que si le marché a tant de succès,
que si le fait d’être muni d’un objet, de le caresser, d’être connecté, d’être relié
aux autres est rassurant, c'est parce que ça répond à quelque chose d’une
angoisse qui est due au fait de la séparation ? Pouvez-vous dire quelque chose
là-dessus ? Ou est-ce que pour vous cela n’a pas de lien ?
Marie-Jean Sauret - Si, il y a un lien, mais c’est complexe. C’est sûrement
complexe et à plusieurs niveaux.
Si on s’intéresse à l’objet du marché, c’est quand même parce qu’il faut que le
manque soit éprouvé, par chacun. Mais que le manque ne soit pas éprouvé en
termes de cause du désir mais en terme de manque à combler. S’il n’y a pas ça,
on ne va pas se servir sur le marché de la même façon – selon qu’on va
chercher les objets avec lesquels on construit sa vie ou les objets dont nous
jouissons, ou dont nous pouvons espérer jouir. On peut aller sur le marché sans
que la question de la séparation ne se pose, d’un certain point de vue. Mais ce
manque, comment est-il interprété par chacun de nous ?
Tout à l’heure j’ai fait allusion à la fusion du nouveau-né avec sa mère quand
elle lui donne le sein. S’il pouvait parler, il faudrait lui demander: « A qui est
ce sein ? » Je ne suis pas certain qu’il considère que le sein appartienne à la
mère. Et puis, il peut très bien se séparer. Je veux dire que la condition de sa
vie, c’est quand même de se séparer d’un autre qui lui donnait sécurité, un
certain nombre de moyens, etc.
Donc, dans ce contexte, cette séparation fonctionne en quelque sorte comme
un traumatisme. C’est une séparation que chacun va traiter à sa façon dans la
vie... et qui va déterminer la façon de faire avec les autres séparations à venir.
En général, quand même, on va trouver les moyens de maintenir un certain
type de lien avec l’autre tout en ne se confondant pas avec lui. Il y a quelque
chose de l’aliénation qui est inéluctable pour l’humain. Vous ne pouvez pas
parler si vous n’empruntez pas les mots de l’autre. C’est de l’aliénation. Mais
vous ne pouvez parler que si vous ne répétez pas ce que l’autre dit.
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Et si ce que je fais, là, maintenant, ce n’est que répéter une leçon, je ne parle
pas. Parler « vraiment », c’est se séparer. Il y a donc quelque chose de positif
dans la séparation.
Si la singularité (la sienne propre) n’est pas pensable, il est clair que la
séparation devient lourde. On a envie de trouver l’autre qui nous tiendrait la
main partout. C’est : « donne-moi un conseil, accompagne-moi, dis-moi ce que
je dois faire».
Il est vrai que beaucoup de demandes d’analyse, aujourd’hui (mais peut être
que ça n’est pas nouveau), sont des demandes de ce type : « aidez-moi, dites-
moi ce qu’il faut faire, que dois-je faire, mais enfin, allez-vous me répondre ?»
Il s’agit de trouver un Autre qui soit toujours présent. Donc certains, sans
doute, trouvent dans le branchement sur internet un moyen de pallier cette
séparation, – je ne sais pas si c’est ce que vous voulez dire – d’apaiser
l’angoisse. Mais le problème est que l’angoisse n’est pas causée seulement par
la séparation. Elle est causée par la perte du désir. Autrement dit, ce qui vous
satisfait d’un côté peut vous angoisser de l’autre. Vous vous retrouvez aliéné,
pieds et poings liés, et ce n’est pas mieux. Alors, comme l’Autre de la
modernité est une machine et qu’elle n’est pas subjectivée (une machine ne
parle pas, n’a ni désir ni intention), il y a des sujets qui s’en accommodent.
Très concrètement, les autistes – parce que c’est quelque chose qu’on voit
dans la pratique clinique – sont des sujets qui témoignent du risque qu’il y a à
parler, et qui démontrent l’intérêt de se brancher sur un langage machinique
(liste du Bottin, catalogues divers, calcul, etc.), et qui, avec cet appui, se
mettent à parler. Parce que « l’autre » (artificiel, de synthèse) auquel ils
empruntent leurs mots ne les emmerde pas, parce que ce n’est pas un « autre
sujet » .
Nous ne savons pas très bien ce qu’obtiendrait celui qui traiterait la séparation
par le réseau. Même si on était 15 à traiter la séparation par le réseau, on
pourrait avoir un rapport à l’Autre 15 fois différent. Il faut donc passer par la
problématique de chacun pour savoir ce qu’il cherche : l’inviter à nous
expliquer en quoi le réseau est une solution pour lui, ce qu’il y cherche et ce
qu’il y trouve...
Un participant - Je vais poser une question qui, peut-être, ne vous plaira pas.
Je m’intéresse à la mesure. Vous savez que, tous les ans, des statisticiens
mesurent le bonheur. De ce point de vue, la France est parmi les pays qui ont
les moins bons résultats. Le Français moyen est parmi les sinistrosés. Pourquoi
le lien social, qui est un des éléments importants du bonheur, est-il brisé ?
Qu’est ce qui fait qu’en France, particulièrement, on soit parmi les plus
sinistrés sur ce plan-là ?
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Marie-Jean Sauret - Eh bien moi, je trouve que ces Français font bien. Vous
trouvez qu’il est bien le monde ?
Le participant - C’est mieux aux USA, c’est mieux au Danemark?
Marie-Jean Sauret - Ah, mais, ce n’est pas la question.
Le participant - C’est ma question.
Marie-Jean Sauret - Oui, mais moi « je suis très Gunther Anders » sur ce
plan-là. Ce n’est pas la question que je me pose. Parce que, si on veut me faire
avaler que je dois être heureux pour valider le monde dans lequel je vis, moi je
dirais que je suis sinistrosé : je ne veux pas rentrer dans l’instrumentation du
bonheur pour me faire accepter la logique néolibérale. La réponse des Français
témoigne au-contraire d’une plus grande résistance que leurs contemporains
dans le monde : puissent-ils en faire bon usage ! Alors que, franchement, j’ai
des amis, je vis assez bien, je pense qu’en effet il y a des choses à faire. Enfin
voilà, je souhaite ne pas rester les pieds dans mes pantoufles. Je ne sais pas si
vous avez lu le dernier petit bouquin de Gunther Anders paru chez Allia : «Et
si je suis désespéré, que voulez-vous que j‘y fasse ? » Ce n’est pas quelqu’un
qui serait malheureux, pessimiste, mélancolique, c’est quelqu’un qui pense
que, vu la logique du monde telle qu’il la voit de la place qu’il y occupe, il n’y
a pas de quoi être heureux. Du coup, pour moi, la question n’est pas de savoir
si les Français sont pessimistes et les Américains optimistes, ça ne m’apporte
aucune information sur la capacité que nous aurions à faire face au monde.
Je préférerais les Français optimistes et engagés dans un vivre ensemble
meilleur : ce qui ne veut certainement pas dire sauver l’économie telle qu’elle
est. Là, il y a plein de discussions à avoir avec tous les spécialistes et il faut
essayer d’autres alternatives.
Donc l’optimisme seul fait que rien ne changera. C’est dans ce sens-là que je
dis que, pour moi, la mesure de l’optimisme et de la sinistrose nous est revenue
dans la figure pour culpabiliser les Français à qui on dit : « regardez les petits
Africains, comme ils souffrent ».
Quand j’étais petit et que je ne mangeais pas mon pain, on me disait :
« Mange ton pain, pense aux petits Africains qui ont faim». Il s’agissait de me
culpabiliser pour que je ne gâche pas la nourriture : « Quand on a la chance de
vivre dans notre monde, on mange même quand on n’a plus faim ! ». Et moi, je
répondais, sans m’apercevoir de la terrible ambiguïté du propos : « Mais papa,
si je ne jette pas mon pain à la poubelle, comment veux-tu que les petits
Africains le trouvent ?» Je soupçonne que mon père, qui traquait le gaspillage,
n’était dans le fond pas mécontent de ma répartie. Pour autant, je n’invite pas à
jeter le superflu à la poubelle, surtout quand il masque la masse de ceux qui
manquent du nécessaire : mais sûrement il y a une solidarité à inventer qui ne
se réduit pas à une communauté d’optimisme ou de pessimisme !
le 15 février 2014
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Marie-Jean SAURET est psychanalyste, membre de l’Association de
Psychanalyse Jacques Lacan (APJL), Professeur de psychopathologie
clinique à l’université Jean-Jaurès (Toulouse-Le Mirail), Co-directeur du
Laboratoire de Cliniques Psychopathologique et Interculturelle (EA4291)
Bibliographie récente :
Malaise dans le Capitalisme (Presses Universitaires du Mirail, 2009)
Comprendre pour aimer : La psychanalyse (Milan, 2010)
Avec Pierre Bruno : Deux l’Amour (APJL, 2010)
Avec Alain Abelhauser et Roland Gori : La folie Evaluation (Fayard, Mille
et une nuits, 2011)