CYCLE : L'AVENIR DE L'HUMAIN Le bonheur a-t-il un avenir? · Marie-Jean SAURET psychanalyste,...

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1 Les Soirées-Débats du GREP Midi-Pyrénées CYCLE : L'AVENIR DE L'HUMAIN , Le bonheur a-t-il un avenir? Marie-Jean SAURET psychanalyste, professeur de psychopathologie clinique à l’université de Toulouse 2 Jean-Jaurès dialogue avec Jean-Pierre ROUZIERE, Président du GREP conférence-débat tenue à Toulouse le 15 février 2014 GREP Midi-Pyrénées 5 rue des Gestes, BP119, 31013 Toulouse cedex 6 Tél : 0561136061 Site : www.grep-mp.fr

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Les Soirées-Débats du GREP Midi-Pyrénées

CYCLE : L'AVENIR DE L'HUMAIN

,

Le bonheur a-t-il

un avenir?

Marie-Jean SAURET

psychanalyste, professeur de psychopathologie clinique

à l’université de Toulouse 2 Jean-Jaurès

dialogue avec

Jean-Pierre ROUZIERE, Président du GREP

conférence-débat tenue à Toulouse le 15 février 2014

GREP Midi-Pyrénées

5 rue des Gestes, BP119, 31013 Toulouse cedex 6

Tél : 0561136061 Site : www.grep-mp.fr

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CYCLE : L'AVENIR DE L'HUMAIN

, Le bonheur a-t-il

un avenir?

Marie-Jean SAURET

psychanalyste,

professeur de psychopathologie clinique

à l’Université de Toulouse 2 Jean-Jaurès

dialogue avec

Jean-Pierre ROUZIERE, Président du GREP

Pour la partie «conférence« de cette soirée, Jean-Pierre Rouzière, Président du

GREP et initiateur de ce cycle, a posé à Marie-Jean Sauret quatre grandes

questions sur le bonheur :

-Qu’est-ce que le bonheur ?

-Bonheur individuel et bonheur collectif

-Bonheur forcé

-Homo connecticus et l’avenir du bonheur

1. Qu’est-ce que le bonheur ?

Jean-Pierre Rouzière - Avant de nous intéresser à l’avenir du bonheur, il

faudrait savoir de quoi l’on parle : qu’est-ce que le bonheur ? Que veut dire

«être heureux» ?

Je me souviens très bien que, lorsque nous nous sommes rencontrés pour

aborder ensemble cette question de « l’avenir du bonheur », vous m’avez

d’emblée mis devant un paradoxe. D’une part vous m’avez annoncé que le

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bonheur n’était pas une catégorie psychologique et d’autre part vous m’avez

déclaré que les personnes qui viennent vous consulter espèrent fortement que

vous allez les aider à trouver des accès au bonheur.

Il a bien fallu que j’affronte ce paradoxe puisque nous avons décidé de faire

un numéro de duettiste en souvenir d’une intervention au TNT sur le

mensonge.

Déjà je peux dire que j’ai vite compris pourquoi le bonheur n’était pas une

catégorie psychanalytique ! Car c’est un sujet très complexe. Au point qu’après

y avoir réfléchi quelque peu on ne sait plus très bien si l’on est heureux ou non.

C’est pourquoi une des premières questions qui me soit venue à l’esprit est la

suivante : est-ce que le bonheur n’est pas un état où l’on n’éprouve pas le

besoin de savoir si l’on est heureux ou pas ? Bref, on serait heureux quand on

ne se pose pas la question de savoir si l’on est heureux !

Certes ce n’est pas avec une telle argutie que je vais pouvoir me défausser de

la complexité du bonheur. Si le bonheur est un sentiment complexe, c’est

d’abord parce que l’homme, parce que l’humain est complexe. Rappelons-nous

ce que dit Edgar Morin: « L’identité humaine porte en elle la forme de la

condition humaine plurielle et polymorphe, non de façon disjointe et

successive mais à la fois : « faber, sapiens, economicus, ludens, deliriens,

demens »

Vous ne trouvez pas que ça fait beaucoup de monde à contenter, et à la fois !

C’est pourquoi il y a beaucoup de mots pour exprimer l’idée du bonheur :

plaisir, enchantement, joie, satisfaction, bien-être, béatitude, félicité, etc. En

outre cet humain complexe va se construire dans des environnements

socioculturels différents et tous plus ou moins porteurs d’une idée du bonheur.

En fait les religions et les philosophies, les spiritualités en général, les

idéologies se veulent toutes des écoles du bonheur. Quand on se promène dans

les couloirs de ces écoles du bonheur, on rencontre l’eudémonisme d’Aristote,

l’ataraxie des épicuriens, l’hédonisme, mais aussi la béatitude de Saint-

Augustin et puis l’utilitarisme, le marxisme, l’existentialisme, etc.

Impossible de faire une synthèse rapide. Quelques pistes de réflexion peut-

être : sagesse ou plaisir, accepter le monde tel qu’il est ou agir pour un bonheur

plus grand, réussite sociale ou épanouissement personnel, qualité ou

quantité… ?

Je vais quand même vous soumettre une définition du bonheur qui fait

d’autant plus réfléchir qu’elle vient d’un homme qui a vécu 100 ans à une

époque où l’espérance de vie était loin de ce qu’elle est aujourd’hui. Il s’agit de

Fontenelle. Il a écrit cette simple phrase : « le plus grand secret du bonheur,

c’est d’être bien avec soi ».

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N’est-ce pas cela le bonheur : être bien avec soi ?

Est-ce que ce n’est pas ça la quête des personnes qui viennent vous

consulter ?

En fait ne cherchons-nous pas tous un peu la même chose ?

Parce que j’ai du mal à croire qu’il n’y a pas un fond commun dans cette

volonté d’être heureux. N’y a-t-il pas des symptômes du bonheur ?

Marie-Jean Sauret - Je ne suis pas un spécialiste du bonheur - et en un

sens «je ne suis pas doué pour le bonheur». J'ajoute, pour brouiller les pistes,

que je suis bien heureux comme cela ! Mais Jacques Lacan lui-même notait

que si l’on s’adressait au psychanalyste, c’est qu’il devait être sorti de la

pathologie de son analysant 1 : « C'est bien pourquoi on imagine que le

psychanalyste devrait être un homme heureux. N'est-ce pas au reste le bonheur

qu'on vient lui demander, et comment pourrait-il le donner s'il ne l'avait un peu,

dit le bon sens ? » Il poursuivait : « Il est de fait que nous ne nous récusons pas

à promettre le bonheur, en une époque où la question de sa mesure s'est

compliquée au premier chef en ceci que le bonheur, comme l'a dit Saint-Just,

est devenu un facteur de la politique ». Nous y reviendrons. En tout cas, je

m’orienterai ici sur ce que je crois tenir de la psychanalyse.

Je suis un peu inquiet au début de cette discussion, tant les débats sur le

bonheur que j’ai récemment entendus sur telle radio, ou bien entre amis, me

paraissent le plus souvent insipides. Le bonheur ne manque pas de sel, lui !

Nous sortons d'une période de l'année où il est de tradition de s'échanger des

vœux, les plus fréquents étant sûrement des vœux de bonheur. Des enquêtes

récentes montrent l'évolution de ce que les gens considèrent comme signes de

bonheur : un certain nombre de biens figurent ainsi, de la maison individuelle à

la voiture, en passant par la santé, le travail, etc. Rémy Pawin2 remarque que le

bonheur n’est pas devenu une valeur centrale en France depuis bien

longtemps : il a été longtemps concurrencé par la religion, le travail, la culture

académique, l’engagement politique. Il note encore que les chemins du

bonheur peuvent s’avérer individuels ou collectifs, passer de la recherche du

moindre mal à l’épanouissement personnel (promu vers 1970). C’était déjà une

leçon freudienne : « On peut, pour y parvenir, adopter des voies très différentes

selon qu’on place au premier plan son aspect positif, obtenir la jouissance ; ou

bien son aspect négatif, éviter la souffrance», voire rechercher des

« satisfactions substitutives », dont la religion et les toxiques « briseurs de

soucis ». 3

1 - Jacques Lacan, « La direction de la cure et le principe de son pouvoir », Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 614.

2 - Rémy Pawin, Histoire du bonheur en France depuis 1945, Paris, robert Laffont, 2013.

3 - Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971, pp. 29, 19.

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Aujourd’hui, un nouvel hédonisme semble imposer un « devoir de bonheur ».

Il faudra également revenir là-dessus. Mais confusément nous sentons bien que

le bonheur n'est pas une affaire « d'avoir » : « L’argent ne fait pas le bonheur »,

dit-on. S'il ne dépend pas absolument de ce que nous possédons, se pourrait-il

qu'il touche à ce que nous sommes, moins du côté de l'avoir que de l'être ?

Même si nous devons nous interroger déjà d’une contamination de l’être par

l’avoir propre à notre temps. Car l’adage précédent est souvent complété :

« L’argent ne fait pas le bonheur… mais il y contribue ».

Ainsi, il y a sans doute dans la vie de chacun des moments de «vrai bonheur»,

de plénitude, de paix, qui arrachent ce sentiment fugace : « Je suis heureux ! »

De même, et sans doute de façon plus répandue, chacun (les mêmes qui

connaissent des moments de bonheur) peut faire l'expérience qu'il ne tire pas de

sa vie ce qu'il est en droit d'en attendre : « Je ne suis pas heureux ». Plus que le

« malheureux », celui qui est victime du destin, c'est le sujet qui a un caillou

dans la chaussure qui vient en analyse : ce n'est pas forcément grave, mais cela

met un voile entre lui et sa vie ; il a le sentiment de "marcher à côté de ses

pompes", de ne pas tirer de sa vie ce qu’il est en droit d’en attendre, voire de ne

pas la vivre, ou de la vivre par procuration...

Le terme de « bonheur » est construit sur une sorte de pléonasme, puisque

« l’heur » dérive du latin « augurium » qui signifie plus spécialement « bonne

chance » : ce que reprend l’adjectif « heureux »4, sans que nous soyons

condamnés à dire « bonheureux ». Ceci dit, il existe le « bienheureux », « qui

jouit d’un bonheur parfait » (attesté vers 1160). Le bienheureux, pour l’Eglise,

habite l'antichambre de la sainteté parce qu'il a fait sien le programme

évangélique des béatitudes : il a été « béatifié ». Il est nommé bienheureux

parce qu'il a consenti à payer de sa souffrance pour le salut de tous. Le

christianisme enregistre à sa façon que l'humain, en naissant, se voit chassé du

bonheur. Les religions en général situent sa récupération à l'horizon de la vie

terrestre et de la fin des temps, à quoi celui qui se mortifie (le bienheureux, le

saint) et celui qui réussirait à se débarrasser de son désir pourraient goûter

parfois par anticipation (cf. le Nirvana).

Pourquoi femmes et hommes ont-ils l’idée que l’orgasme constituerait une

sorte de d’extrême du bonheur ? Pourtant chacun a pu vérifier qu’il ne suffit

pas d’être le sujet d’un besoin sexuel ni l’objet de l’amour de l’autre pour être

satisfait : encore convient-il (les analysants en témoignent) d’arriver à causer le

désir du partenaire5. Et beaucoup font l’épreuve de la difficulté à faire tenir

ensemble le désir et l’amour. A dire vrai, même quand l’amour et le désir sont

au rendez-vous, chacun peut alors se rendre compte que la tendresse du

4 - Alain Rey (sous la direction de), article « Heur », Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, Tome

F/PR, pp. 1713b-1715a. 5 - Jacques Lacan, « La signfication du phallus », Ecrits, op. cit., p. 691

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partenaire révèle plus qu’elle ne comble ou n’efface le manque à la fois

constitutif et raison du désir de chacun. Ce que Jacques Lacan formulera sous

la formule : « Il n’y a pas de rapport sexuel ». Le psychanalyste ne saurait

promettre le bonheur conjugal6 !

Ces remarques sont cohérentes avec l'idée que la psychanalyse se fait du

sujet. Pardonnez-moi ce nécessaire détour conceptuel susceptible de préciser

dans quelle langue nous échangeons : est «sujet» ce qui parle dans l'humain, et

qui, de parler, est confronté au pouvoir de symbolisation en quoi consiste le

langage. Celui qui parle est obligé de se poser la question de ce qu'il est, et de

prendre acte que la question comme la réponse sont fabriquées de mots. Il se

heurte au fait que les mots ne font que représenter, que si les mots l'obligent à

s'interroger sur le réel de ce qu'il est, les mêmes mots sont bien incapables de le

lui restituer. De sorte qu'il découvre que de parler il manque du réel de son

être, et ce manque produit un effet qui est le désir. La psychanalyse appelle

« jouissance » la substance de ce réel qui manque au langage. Le désir est

l’effet de ce manque, corrélat donc du manque constitutif du sujet du fait que

celui-ci reçoive sa structure du langage. Parler, manquer, désirer sont noués.

Le désir est à la vie du sujet ce que sont les échanges métaboliques à

l'organisme. Dès lors, aucun objet ne saurait restituer au sujet le réel de son

être, sa substance de jouissance, et, ainsi, combler le manque : s'il y

réussissait, ce serait la fin du désir et donc la mort du sujet, telle que

l'angoisse, la mélancolie, la tristesse, la dépression sur un versant, et le shoot,

l'overdose, sur un autre versant, nous en donnent un aperçu. Il est étonnant, à

première vue, que, à ce point, se conjuguent le pire, le malheur, pour les uns,

et, pour d’autres, des figures justement de l’extase, de la jouissance, d’un

bonheur absolu et mortel. En ce sens l'avoir n'est jamais ce que veut le sujet. A

peine obtenu ceci, il veut toujours autre chose.

Ce constat fait dire à Lacan, que, en tant que parlant, le sujet est heureux,

indépendamment de ce qu'il éprouve : « Le sujet est heureux. C’est même sa

définition puisqu’il ne peut rien devoir qu’à l’heur, à la fortune autrement dit

[…]»7. Le bonheur est celui de disposer des conditions de son existence de

sujet – ce qu’il est comme tel –, et de pouvoir les transmettre. En un autre sens,

il a pu dire que, dans la satisfaction sexuelle, il n’y a que le phallus à être

heureux – soit la solution que les humains ont inventé pour signifier la

différence des sexes et tenter d’attraper un peu de la jouissance perdue à parler

à travers les relations entre les dits sexes.

Cela n'empêche pas, donc, que le sujet puisse souffrir du fait même d’être

parasité par le langage, dénaturé (le besoin mute en pulsion), manquant,

désirant, et plus largement de participer du « malaise dans la civilisation »

instaurée par lui et ses semblables ainsi conçues. Lacan ironise à ce sujet :

6 - Jacques Lacan, 8 décembre 1971.

7 - Jacques Lacan, Télévision, Paris, Seuil, 1974, p. 40.

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«Alors moi, je suis pour saint Jean et son Au commencement était le Verbe,

mais c’est un commencement qui en effet est complètement énigmatique. Ça

veut dire ceci : les choses ne commencent, pour cet être charnel, ce personnage

répugnant qu’est tout de même ce qu’il faut bien appeler un homme moyen, les

choses ne commencent pour lui, je veux dire le drame ne commence que quand

il y a le Verbe dans le coup, quand le Verbe, comme dit la religion – la vraie –

quand le Verbe s’incarne. C’est quand le Verbe s’incarne que ça commence à

aller vachement mal. Il n’est plus du tout heureux, il ne ressemble plus du tout

à un petit chien qui remue la queue ni non plus à un brave singe qui se

masturbe. Il ne ressemble plus à rien du tout. Il est ravagé par le Verbe8 ».

L’humain souffre de cette médiation langagière dans son rapport aux autres et

au monde, voire, plus intimement, de la réponse qu'il se donne à la question de

ce qu'il est, et qui doit lier le langage, le sens et quelque chose de ce réel qui le

fuit : telle est la fonction du symptôme, laquelle assure le sujet qu'il ne se réduit

pas à un pur être langagier, un être virtuel. Il y a un paradoxe d'ailleurs quand

on voit le sujet s'accrocher à sa souffrance, en répétant les expériences

amoureuses douloureuses par exemple. Il trouve dans la souffrance comme une

sorte de preuve non seulement de son existence, mais que sans doute ailleurs se

trouve la jouissance équivalente à sa souffrance : il peut rêver que les

retrouvailles signeraient le bonheur sans jamais franchir le pas. Il ne le franchit

pas pour sauver son désir. De sorte que la vraie question n'est pas tant de savoir

ce que nous voulons et qui pourrait nous satisfaire, que de savoir ce que nous

faisons de notre désir.

Nous devinons déjà la sorte de tension entre le fait que le bonheur touche à ce

que nous sommes, alors que notre monde se focalise sur ce que l'on a. Cela

permet de situer la modestie de ce qui est obtenu, de ce point de vue, à la fin

d’une cure : « Je peux seulement témoigner de ce que ma pratique me fournit.

Une analyse n’a pas à être poussée trop loin. Quand l’analysant pense qu’il est

heureux de vivre, c’est assez9». Volontiers, pour faciliter la suite de notre

discussion, je substituerais ici le terme plus modeste de satisfaction – celle que

nous tirons de la vie – à celui de bonheur. La satisfaction pourrait être ce que

vous appelez un « symptôme » du bonheur, et que je préfère désigner d’indice.

Nous savons qu’un symptôme n’est pas sans rapport avec cette satisfaction, et

il nous faudra revenir encore sur le sens plus précis que nous avons donné à ce

terme… Pour l’instant, indiquons que la satisfaction du sujet est presque un

critère de fin d'analyse : mais elle doit rejoindre alors la satisfaction de chacun

avec lequel nous essayons de construire un « vivre ensemble ». Cela signifie

que l'autre, les autres, doivent pouvoir être heureux de notre satisfaction :

d'ailleurs, faute de cette validation par les autres, on aura tôt fait de vérifier que

l'on ne saurait être heureux seul.

8 - Jacques Lacan, « Conférence de presse » du 29 octobre 1974.

9 - Jacques Lacan, « Yale University, Kanzer Seminar », 24 novembre 1975.

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2. Bonheur individuel – Bonheur collectif

Jean-Pierre Rouzière - Le 15 ventôse de l’an II (3 mars 1794), devant la

Convention Nationale, Saint-Just fit une déclaration dont je vous livre cet

extrait :

« C’est une idée très généralement sentie, que toute la sagesse du

gouvernement consiste à réduire le parti opposé à la révolution, et à rendre le

peuple heureux aux dépens de tous les vices et de tous les ennemis de la

liberté… Que l’Europe apprenne que vous ne voulez plus un malheureux ni un

oppresseur sur le territoire français ; que cet exemple fructifie sur la terre,

qu’il y propage l’amour des vertus et le bonheur. Le bonheur est une idée

neuve en Europe. »

A la même époque, de l’autre côté de la Manche, fleurissait l’Utilitarisme de

Jeremy Bentham, c’est-à-dire la recherche du « plus grand bonheur pour le

plus grand nombre » pour reprendre une formule de Bentham lui-même. Il

pensait que le rôle de l’État était de promouvoir le bonheur collectif.

Aussi à la même époque, de l’autre côté de l’Atlantique était signée la

Déclaration d’indépendance américaine (4 juillet 1776) qui disait : « Nous

soutenons que les maximes suivantes ont la force de l’évidence, à savoir que

tous les hommes ont été créés égaux, qu’ils ont été dotés par leur créateur d’un

certain nombre de droits inaliénables parmi lesquels la vie, la liberté et la

recherche du bonheur (the pursuit of happiness) »

Certes il serait intéressant de faire des analyses de texte et en particulier de

mettre en perspective la pensée des révolutionnaires français et celle de

Bentham : l’amour des vertus face au principe d’utilité.

Mais ce que je voudrais souligner c’est que, quelle qu’en soit la formulation,

la fin du XVIIIe siècle est un tournant pour le bonheur. Apparaissent deux idées

nouvelles : on déclare «officiellement» qu’il existe un bonheur collectif et que

ce bonheur collectif est un objectif politique pour tout gouvernement. Avec une

conséquence : le bonheur se libère de la férule religieuse. D’abord le bonheur

ici-bas.

On verra alors émerger des idéologies qui sont autant de promesses de

bonheur : « socialisme utopique », fouriérisme et surtout marxisme :

« L’abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est

l’exigence que formule le bonheur réel » (Marx, Critique de la philosophie du

droit de Hegel)

Dans un tel contexte, il semble difficile de dissocier bonheur individuel et

bonheur collectif. D’un autre côté il est difficile d’admettre qu’un

gouvernement puisse imposer une forme de bonheur même collective.

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Est-ce qu’on parle encore de bonheur quand il devient collectif ?

Comment s’articulent bonheur individuel et bonheur collectif ?

Le bonheur en devenant un enjeu politique n’est-il pas en train de se

transformer en une quantité mesurable, le bien-être, aux dépens de la qualité

de la vie ?

Marie-Jean Sauret - Ce que j'ai avancé en réponse à la question

précédente n'aurait pas été possible sans la Révolution Française. La

Révolution entérine, provoque, accompagne le passage d'un monde hétéronome

–dans lequel hommes et femmes sont assujettis au Roi et à Dieu, et déterminés

par eux– à un monde habité de sujets tous potentiellement autonomes :

responsables de leur position. Le sujet devient acteur de sa vie en même temps

qu'il renonce aux solutions religieuses qui prétendaient lui dicter son destin

jusque là. La psychanalyse n'aurait pas été possible sans la naissance de ce

sujet.

Le sujet gagne, avec l'autonomie, la possibilité de se reconnaître acteur de la

construction du lien social qu'il partage avec d'autres et grâce à laquelle

construction il se réalise comme tel. Pour la psychanalyse, le sujet du collectif

n'est rien d'autre que le sujet de l'individuel (Lacan). Nous ne savons pas bien

définir le bonheur, mais nous savons que tout ce qui met à mal cette

construction, à commencer, actuellement, par les atteintes à la démocratie et au

travail, contrevient à la réalisation heureuse du sujet : en ce sens, d'ailleurs, ces

atteintes constituent un véritable crime contre l'humanité. Mais il faut compter

aussi avec la part que chacun prend à son malheur, que le politiquement correct

a tôt fait d’instrumenter pour dédouaner le système dans lequel nous vivons

(cf., très concrètement, les autopsies psychiques engagées par les assurances

afin de dégager les entreprises de leurs responsabilités dans les suicides au

travail).

La Révolution Française nous enseigne que Saint-Just –votre citation le

rappelle– avant sa proposition relative au bonheur, a pris acte des souffrances

du peuple10. Certes, la souffrance, sous la forme de la peste, des intempéries ou

de la guerre, frappe également toutes les classes sociales : également (il

faudrait nuancer !) riches et pauvres. Mais l'Ancien régime (comme le monde

contemporain) considèrent que les pauvres ont l'habitude de souffrir, qu'ils le

supportent même mieux que les riches, et il n'y a pas loin à soutenir qu'ils sont

heureux comme cela, sacrifiés ! C'est en quoi le bonheur est une idée neuve en

Europe avec l'abolition de l'Ancien régime. On a oublié pourtant que les

Révolutionnaires étaient divisés et qu'il fallait choisir déjà entre ceux qui

réclamaient la liberté absolue pour tous, dont le capitalisme naissant a besoin

10

- Louis-Antoine de Saint-Just, Œuvres complètes, édition établie et présentée par Anne Kupiec et Miguel Abensour, éd.

Gallimard, coll. Folio/histoire, 2004.

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(cf. le «Enrichissez-vous» de Guizot11), qui ouvre sur la corruption généralisée

(les vices désignés par Saint-Just), et ceux qui promouvaient la Vertu. Il y avait

là un problème réel qui est encore le notre : si l'on destitue les idéaux, quoi peut

maintenir la cohésion d'une société ? Les idéaux désignent ici ce sur quoi l'on

pense ne pas devoir céder sans se renier soi-même. Si le choix du discours

capitaliste est le choix non seulement de l'avoir mais de la corruption

généralisée, alors il faudrait déduire l'existence d'une certaine antinomie avec le

bonheur pour celui qui se laisserait séduire, même s'il en profite. Ne nous

arrive-t-il pas de remarquer, à propos de soi-même ou de quelqu'un d'autre, que

« ça ne va pas » bien que « nous ayons tout pour être heureux » ?

C'est que l'idée suggérée par le discours capitaliste : « Allez dans le sens de

vos caprices, faites du vice vertu », telle que ses porte-parole (Guizot, Smith,

Mandeville, Pascal lui-même, etc.) la formulent, est largement répandue. Le

désir est transformé en besoin que ce discours (capitaliste) propose de satisfaire

intégralement, non par l'obtention de tel ou tel objet, qui ne convient jamais,

mais par l'enrôlement du sujet dans une société de consommation infinie. Cette

suggestion est allée jusqu'à la soumission de la politique à l'économie (cf. le

récent «social libéralisme»), et la substitution du calcul à toute autre forme

d'évaluation. Et nous voyons apparaître des économies du bonheur qui tentent

de nous convaincre, chiffres à l'appui, que nous sommes heureux en dépit de

tout ce que nous pourrions éprouver en sens contraire : la vérité est ici

dissimulée sous l’exactitude d’un calcul.

Est-il nécessaire de rappeler la découverte par les experts du FMI d’une erreur

dans sa formule du calcul de l’austérité à imposer aux pays en dette, dont tout

le monde s’est réjoui – alors que les politiciens sont restés sourds aux millions

de gens descendant crier leur souffrance dans la rue en Grèce, en Espagne, aux

Etats-Unis, au Portugal, en France même ? Sans compter que cette découverte

d’une erreur est redoublée du résultat des expertises des politiques actuelles

d’austérités par la Commission européenne, selon lesquelles ces politiques ont

aggravé la situation – ce que les mêmes peuples dénonçaient ! Guizot a

triomphé de Saint-Just.

Ceci dit, et là encore je suis le commentaire de Jacques Lacan, il se pourrait

bien que Saint-Just se trompe légèrement tout en laissant entrevoir le nouveau :

« Sade, le ci-devant, reprend Saint-Just là où il faut. Que le bonheur soit

devenu un facteur de la politique est une proposition impropre. 1l l'a toujours

été et ramènera le sceptre et l'encensoir qui s'en accommodent fort bien. C'est

la liberté de désirer qui est un facteur nouveau, non pas d'inspirer une

révolution, c'est toujours pour un désir qu'on lutte et qu'on meurt, mais de ce

que cette révolution veuille que sa lutte soit pour la liberté du désir12 ».

11

- … même si celui-ci devait s’avérer apocryphe et ne portait que sur la limitation du vote censitaire, ouvert à ceux-là seuls qui

pouvaient payer (Gabriel de Broglie, Guizot, Perrin, 1990, nouvelle édition en 2002). 12

- Jacques Lacan, « Kant avec Sade », Ecrits, op. cit., p. 785.

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Autrement dit, deux conceptions du bonheur s’affrontent : celle de la formule

scientiste, celle des sujets qui crient. Le prendre par ce bout-là anticipe sur le

fait que le bonheur calculé objectivement est sans doute celui qui convient au

système pour avoir la paix et continuer à accumuler des richesses au détriment

de ceux qui le servent. De l’autre, le sujet doit trouver une satisfaction à partir

de ce qu’il fait de son désir, mais une satisfaction dont ceux avec qui il fait

« lien social » soient également satisfaits… Là, se confirme ce que nous avons

déjà avancé, on n’est pas heureux tout seul : les notions de droits de l’homme,

de service public, voire de collectivisation, devraient être repensées à partir de

ce point.

C’est cette idée révolutionnaire du bonheur dont le Conseil National de la

Résistance s’est fait l’héritier en proposant son programme, le 15 mars 1944,

sous l’intitulé : « ‘’Les jours heureux’’. Programme du Conseil National de la

Résistance, 15 mars 1944 »13

. A sa lecture nous mesurons mieux avec quoi

notre contemporanéité entend rompre au prix de falsifier l’idée de « bonheur ».

Mais j’anticipe sur la suite.

3. Le bonheur forcé

Jean-Pierre Rouzière - Maintenant nous allons nous intéresser à notre

monde contemporain.

Pour vous mettre en émoi, j’ai choisi deux grands thèmes que je résumerais

ainsi :

1) comment résister au bonheur forcé ?

2) ne vivons-nous pas une mutation du bonheur avec homo connecticus ?

Dans les sociétés appartenant à ce qu’on nomme le «monde occidental», est-

ce qu’on a encore besoin de se poser la question du bonheur dans la mesure où,

comme toute chose, le bonheur est devenu un marché ? Peut-être même le

marché le plus important : en effet que ne ferait-on pas pour être heureux ?

Bref le bonheur est à vendre. Il suffit de choisir dans l’offre qui nous est faite.

Caresser amoureusement le dernier smartphone, conduire fièrement le dernier

4X4, fréquenter fébrilement les sites de rencontre, se délecter de coca-cola,

faire une croisière dans les fjords, etc. Pour être heureux il suffit d’en avoir les

moyens !

13

« ‘’Les jours heureux’’. Programme du Conseil National de la Résistance, 15 mars 1944 », in Charles

µSilvestre, La victoire de Jaurès, Toulouse, Editions Privat, 2013. Sur le contexte, l’esprit et les limites

de ce Programme, lire le chapitre 7 du même ouvrage : « Les ‘’Fralibiens’’ de Géménos », pp. 111-122.

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13

Le marketing de cette idéologie du bonheur - pour ne pas dire de cette

manipulation du bonheur - est basé sur un principe simple : ne pas donner le

temps de réfléchir à ce que pourrait être le bonheur en créant sans cesse des

besoins nouveaux. Comme si l’idée de bonheur pouvait être absorbée par la

spirale sans fin de la consommation.

On pourrait dire que s’est instaurée comme une tyrannie du bonheur, une

quasi-obligation d’avoir des désirs permanents et de les satisfaire. Une

injonction au bonheur en quelque sorte : il faut être optimiste, il faut positiver,

il faut rigoler. Une sorte de méthode Coué du bonheur. Dans beaucoup

d’émissions télévisées, les gens sont toujours en train de se marrer pour la

moindre chose. Peut-être ces rieurs avalent-ils des antidépresseurs ?

Comment résister aux tentations de ce bonheur imposé ?

Comment combattre cette injonction au bonheur ?

Et faut-il vraiment le faire ?

Marie-Jean Sauret - Il y a quelque chose du bonheur qui a partie liée à

la forme contemporaine du lien social : la satisfaction obtenue par la

récupération de la plus value, plus-de-jouir du capitaliste. Cf. ce que Jacques

Lacan écrit de Pascal : « Ce travail, comme l’échange auquel procède le pari

avec quelque chose dont nous saurions qu’il en vaut la peine, ont pour ressort

une fonction qui est corrélative de celle du plus-de-jouir, et qui est celle du

marché. Elle est au fond même de l’idée que Pascal manie, semble-t-il, avec

l’extraordinaire aveuglement de qui est lui-même au début de la période de

déchaînement de cette fonction du marché. S’il a introduit le discours

scientifique, n’oublions pas qu’il est aussi celui qui, même aux moments les

plus extrêmes de sa retraite et de sa conversion, voulait inaugurer une

Compagnie des omnibus parisiens. Ce Pascal ne sait pas ce qu’il dit quand il

parle d’une vie heureuse, mais nous en avons là l’incarnation. Quoi d’autre

sous le terme de heureux est saisissable ? – sinon précisément la fonction qui

s’incarne dans le plus-de-jouir. / Aussi bien n’avons-nous pas besoin de parier

sur l’au-delà pour savoir ce qu’il en vaut, là où le plus-de-jouir se dévoile sous

une forme nue. / Cela à un nom – cela s’appelle la perversion. Et c’est bien

pourquoi à sainte femme fils pervers. Nul besoin de l’au-delà pour que de

l’une : la sainte femme [celle qui parie sur Dieu] à l’autre : le fils pervers

s’accomplisse la transmission d’un jeu essentiel du discours14 ».

Le monde contemporain est celui qui a vu le mariage de la technoscience et

du marché s’épanouir avec le néolibéralisme au point que la politique s’est

soumise à l’économie. La question du sens a d’abord été reléguée au privé

14

- Jacques Lacan, Séminaire d’un Autre à l’autre, leçon du 13 novembre 1968, publié sous le titre « De la plus-value au plus-

de-jouir », Cités, Paris, P.U.F., 2003/4 – n° 16, pp. 129-142.

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14

(trouvant une solution dans la névrose de chacun) avant de devenir quasiment

impensable : les thérapies comportementales sans psychisme (thérapies de

conditionnement, de redressement des comportements, d’apprentissage de

nouveaux scénarios de vie, coaching) supplantent les psychothérapies.

Cela est possible parce que le néolibéralisme suggère une idéologie, le

scientisme, selon laquelle la science a réponse à toutes les questions y compris

existentielles, ainsi qu’une anthropologie également idéologique : chacun est

invité à se penser comme une machine, un organisme, une entreprise – durable,

efficace, flexible, économique, rentable, utile, etc. Et le bonheur est désormais

pensé au travers de cette double idéologie : il est clair que la prothèse de la

machine ou tout ce qui peut booster les performances de l’entreprise de soi-

même ou de l’organisme (cf. le sport à tous les niveaux) sont bienvenus.

Indiquons sommairement comment le monde contemporain réussit à capturer

chacun d’entre nous dans la logique qui est la sienne et qui nous conduit à nous

penser dans les termes dont le système a besoin pour se pérenniser. Il faut bien

que quelque chose en chacun de nous lui réponde et soit prêt à l’accueillir.

L'humain est ainsi fabriqué que le réel de son être, il le demande à l'Autre :

l'enfant aux parents, l'amoureux à son amoureuse, les humains à Dieu - puisque

c'est du premier Autre dont il eu l'expérience, les parents le plus souvent, que le

sujet reçoit langage, soins, vie sociale... Il oublie que si l'Autre parental peut

bien lui fournir un être de substitution, fait de mots, formaté, et lui donner les

moyens de sa survie, cet Autre est bien incapable de prendre sa vie en charge :

personne ne peut vivre à la place d'un autre. La vie demeure à la charge de

chacun : ce que le sujet vit comme un abandon inaugural qui le confronte à une

détresse originaire et incurable. Cette détresse est sans doute le plus puissant

moteur à s'en remettre à l'Autre pour son bonheur, alors même que le sujet sait

qu'il pourrait y perdre son autonomie.

Cette pente à attendre de l'Autre la réponse aux questions existentielles

fragilise l'humain, et constitue sans doute le ressort de la "servitude volontaire"

(La Boétie). Le capitalisme en profite pour capter le désir et l'asservir à la

consommation, je l'ai déjà noté, tout en exacerbant la frustration. Il exacerbe la

frustration puisque chacun peut constater qu’il y a plus de « bonheur » et

d’excitation à espérer le nouveau produit qu’à jouir de son obtention : l’objet

n’est jamais celui qui comblerait le sujet, et cette insatisfaction, sans doute

étayée sur ce qui se satisfait d’espérer, relance le sujet dans la course à la

consommation.

Il y a des effets paradoxaux puisque certains d’entre nous finissent par se

penser complétés par ces prothèses comme si elles étaient une partie d’eux-

mêmes : et l’on peut ainsi se sentir mutilé parce que l’on est cambriolé ou bien

parce que quelqu’un a abîmé votre voiture. L’objet du marché porte la trace de

la confusion entre le plus-de-jouir que le désir cherche à récupérer sur la

jouissance perdue à parler et dont le manque le cause, d’un côté, et, de l'autre,

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les objets manufacturés dont le néolibéralisme s’efforce de nous convaincre

qu’ils sont bien ce qui nous manque pour être heureux. "Heureusement" que

cette complétude n’est pas à sa portée : sans quoi elle se solderait par la fin du

désir – la mort du sujet. Mais cette suggestion fait pas mal de dégâts

psychologiques (sans parler des victimes directe du néolibéralisme : chômeurs,

SDF et autres déchets du système) : nous avons nommé les dépressions, ennuis,

détresses, conduites à risques, suicides, etc.

De sorte qu'il y a plus de paix à obtenir en mettant le capitalisme hors de soi

(Pierre Bruno) pour préserver ou récupérer son désir, qu'à tenter d'étancher sa

soif avec les objets qu'il fait couler à flot... Mettre le capitalisme hors de soi ne

signifie pas immédiatement changer de système – quoique cela puisse en

constituer une condition –, mais ne pas identifier le réel de ce que l’on est aux

objets qu’il fabrique, ni s’identifier à l’anthropologie qu’il impose. Et là, nous

pouvons compter sur ce qui du sujet refuse le formatage par l’Autre, objecte au

politiquement correct, dénonce « l’écomystification », comme l’écrit Jean-

Pierre Dupuy15 : c’est ce que nous appelons symptôme, en psychanalyse, qui

indexe ainsi ce qui du réel de chacun « résiste » à cette dissolution dans un

monde quel qu’il soit. C’est aussi pourquoi la psychanalyse n’est pas une

psychothérapie à des fins curatives, mais cherche à extraire de ce qui ne va pas

ce qui y est inclus de solution.

4. Homo connecticus – L’avenir du bonheur

Jean-Pierre Rouzière - Branchons-nous maintenant sur les réseaux sociaux

avec homo connecticus.

Le lien numérique est devenu le lien du bonheur à la fois individuel et

collectif. La sociabilité numérique, la sociabilité virtuelle, comment la

nommer ? Cette sociabilité numérique est en fait une mise en réseau de nos

intériorités, qui remet en cause la frontière de l’intimité.

Aujourd’hui un individu humain est un être élargi à toutes ses connexions

numériques. Ce qui signifie que son intériorité est d’abord à l’extérieur, elle

n’est même peut-être qu’à l’extérieur de son enveloppe corporelle. Sa

subjectivité s’étend toujours plus vers l’extérieur. En quelque sorte, on pourrait

dire qu’il est « hors de lui » ! La délibération avec soi est remplacée par des

échanges continus avec l’extérieur de soi.

Alors si l’on veut penser l’avenir du bonheur ou le bonheur de l’avenir, n’est-

ce pas cette nouvelle manière de communiquer avec l’autre qu’il faut explorer

en priorité ?

15

- Jean-Pierre Dupuy, L'Avenir de l'économie : sortir de l'écomystification, Flammarion, 2012.

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Avec homo connecticus, c’est une autre manière d’être au monde, d’être en

relation avec l’autre qui ne peut qu’engendrer une mutation du bonheur.

Est-ce qu’on a pu déterminer des formes nouvelles de bonheur qui nous

permettraient d’avoir une idée de l’avenir du bonheur ?

Marie-Jean Sauret - « L’homme augmenté », pour paraphraser le beau

titre d’Eric Sadin L’humanité augmentée, est soit une tautologie, soit un

fantasme. C’est une tautologie, au sens où l’homme naît prématuré, inachevé

biologiquement parlant, et qu’il est d’emblée supplémenté plutôt que complété

du langage : grâce au pouvoir que lui confère le symbolique qui le prothèse, il

réussi à courir plus vite que les animaux, à voler mieux, à nager à rendre les

poissons envieux, à ramper sous terre, etc. Surtout, au lieu d’avoir à s’adapter,

par les lois de la sélection naturelle, à son environnement, il le change tout

simplement. Du moins il le changeait. Il est clair que le pouvoir de

symbolisation lui donne un avantage indéniable – qu’il paie le prix fort : ne

faisant que représenter, le langage tel qu’il se parle (pour le distinguer des

mathématiques), non seulement permet de mentir, mais est menteur. Il est en

outre nettement moins performant qu’un code animal plus ou moins univoque

pour ce qui est de la communication. D’où la tentative de pallier ce déficit

également par des machines à communiquer en temps réel partout et en même

temps (là, on est servi !).

Ce mouvement qui consiste en l’exploitation du pouvoir de symbolisation

définit le processus de civilisation par les réalisations culturelles : dans les

domaines des ontologies (la religion), de la philosophie, de l’art, de la

technique, des sciences, du droit, de la politique, etc. Grâce à la civilisation

l’humain traite la précarité ontologique qu’il découvre en naissant : non

seulement il ne peut répondre de ce qu’il est, mais il se découvre mortel,

fragile, impuissant face aux forces de la nature, en conflit avec ses semblables,

malade du langage.

Or, il se pourrait que la machine symbolique qu’il a perfectionnée au cours

des âges ait aujourd’hui, pour user d’une formule, une pente à rouler pour elle-

même sous la forme que prend le « vivre ensemble » néolibéral (Gunther

Anders16). Il faut nous arrêter sur cet aspect pour situer notre rapport aux

machines communicationnelles entre autres à laquelle notre civilisation donne

son cadre.

Pour la première fois, l’humain s’entend dire qu’il doit se soumettre, s’adapter

au monde qu’il a lui-même inventé ! Et ce monde, qui jusqu’à récemment lui

permettait de traiter par ses inventions sa précarité ontologique, lui substitue

16

- Gunther Anders, L'Obsolescence de l'homme, t. 1, trad. Christophe David, éditions Ivrea et éditions de l'Encyclopédie des

Nuisances, Paris, 2002 ; L'Obsolescence de l'homme, t. 2 : Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution

industrielle, trad. Christophe David, éditions Fario, Paris, mars 2011 ; Nous, fils d'Eichmann, trad. Sabine Cornille et Philippe

Ivernel, Payot et Rivages, Paris, 1999 ; éd. de poche, 2003.

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aujourd’hui une précarité matérielle : SDF, SDP, exclus en tout genre,

chômeurs, pauvres et grands pauvres, et même « privés d’Internet et de

téléphone »… La liste des victimes de ce système est bien plus importantes que

celle de tous les génocides, guerres et crimes contre l’humanité réunis – malgré

nos ressources informatiques ! Comment se fait-il qu’il y a plus d’énergie à

sauver ce système (le néolibéralisme) qu’à tenter d’en sortir, puisqu’il ne s’agit

jamais que d’une réalisation humaine ? En quelque sorte, la civilisation s’est

retournée contre elle-même, et nous ne semblons pas protester tant que cela.

Quelle forme de bonheur trouverions-nous à cet état de fait ? Le minimum est

de reconnaître que l’idée de bonheur est encore une idée neuve, à condition de

ne pas la laisser s’instrumenter au service du système actuel.

C’est ici que l’homme augmenté pourrait être un fantasme, celui de l’homme

exigé par le discours capitaliste. Celui-ci nous amène à nous penser non plus

comme l’agent de la civilisation, mais comme une machine (une entreprise de

soi-même, un organisme) au service du marché capitaliste, économique,

rentable, rapide, durable, flexible, utile, etc. Et il y a des gens pour nous

suggérer que la fabrication d’un homme machine intégral est possible : ils

suggèrent même que nous représenterions la dernière étape de l’évolution de

l’homme, et que nous devrions céder la place à la machine.

Là est donc le fantasme, même si celui-ci soutient des projets concrets

intéressants par ailleurs. Google a ainsi créé une université de la singularité

dirigée par Ray Kurtzweil. Celle-ci travaille à la convergence dites NBIC :

nanotechnologies, biologie, informatique et sciences cognitives (intelligence

artificielle et sciences du cerveau). Les tenants du transhumanisme

revendiquent la liberté pour l’homme de se faire le terrain d’expérimentation

de ce nouveau type de prothèse, travaillant au moment où l’intelligence

artificielle prendra le pas sur l’intelligence humaine, moment qualifié de

« singularité », comme le Big-bang en a déjà constitué celle dont notre univers

est issu. Une singularité est espérée qui débarrasserait chacun d’avoir à se

penser différent de tous les autres, singulier lui-même, exceptionnel. Grâce à la

substitution de la machine au vivant tel que nous le connaissons, les

transhumains espèrent gagner l’immortalité. Pour la petite histoire, le

cofondateur de Google, dont la femme dirige une filiale dévolue au séquençage

ADN (23andMe), a découvert qu’il était porteur de la version mutée du gène

LRRK2, laquelle mutation signifie qu’il a de forte chance de développer la

maladie de Parkinson. De la sorte on comprend son intérêt au projet

transhuman !

N’êtes-vous pas sensible au fait que ce projet ne peut réussir qu’à nous

débarrasser de la vie ? Et même de l’amour, car un tel projet ne saurait voir le

jour qu’à la condition de renoncer aux vieilles méthodes de reproductions (la

PMA pour tous ne sera plus à l’ordre du jour) : l’immortalité comme la

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machinisation de l’humain mettent fin à l’amour des enfants et des générations

à venir – ainsi qu’à l’interrogation sur les conditions de pérennisation du

processus d’humanisation et leur transmission.

Pourquoi s’embêter d’ailleurs avec le soin de la planète puisqu'une machine

ne respire pas, ne mange pas, ne se promène pas ? Et en plus, toutes les unités

machiniques étant interconnectées, il n’y a plus qu’une intelligence artificielle

unique – pour le projet de laquelle l’Europe elle-même a déboursé 1,8 milliards

d'euros au début de 2013 !

Entendez-moi bien, il ne s’agit pas de se priver des moyens que nous serions

capables de fabriquer pour améliorer nos conditions de vie : compensation

d’organes lésés, y compris le cerveau, branchement cerveau/domotique,

amélioration des réseaux et démocratisation des informations, etc. Ainsi les

réseaux sociaux semblent avoir eu un rôle important dans la mobilisation

durant le printemps arabe ; de même ceux que l’on appelle Hikikomori, au

Japon, des jeunes qui se retirent de toute vie sociale pour vivre en exclusion

interne enfermés au sein de leur famille, sortent parfois de leur isolement (et

non pas s’y maintiennent) grâce à Internet17.

Mais il est curieux de voir surgir aujourd’hui la honte de ne pas être aussi

performant qu’une machine, à laquelle il convient sans doute d’imputer la

tendance généralisée au dopage. Ce fantasme du surhomme nous rappelle de

sombres années, à ceci près qu’il y va ni plus ni moins que du génocide de

l’humanité elle-même.

Je livre tel quel ce qu’avançait Bernard Baas, venu parler récemment à

l’Université du Mirail, à l’invitation de Sidi Askofaré : « C'est en tout cas ce

que peuvent laisser craindre les projets contemporains de «l'ingénierie

humaine» : transformer le corps même de l'homme pour qu'il soit lui-même,

autant que possible, adapté aux exigences d'un monde soumis aux lois des

machines robotisées. Telles sont, aujourd'hui, les ambitions déclarées de

certains spécialistes de nanotechnologie : produire un homme nouveau que, par

«pudeur», ils n'osent pas nommer «surhomme», mais l'homme du

« transhumanisme », lequel entend réduire au silence les « bioconservateurs »

(ce sont là les termes employés par James Hughes, sociologue américain,

promoteur d'une nouvelle forme de « biopolitique » dont le but est de préparer

l'avenir « post-humain » [sic] !). Conformément à la thèse de G. Anders, on

peut dire que de tels projets attestent que c'est maintenant l'instrumentalité

mécanique et computationnelle qui devient l'idéal de l'homme lui-même et qui

lui dicte ce qu'il «doit» devenir, de sorte que – comme disait Anders –

« l'exigence morale elle-même a maintenant été transférée de l'homme aux

17

- Nicolas Tajan, Le retrait social au Japon : Enquête sur le hikikomori et l’absentéisme scolaire (futoko), thèse de Doctorat

sous la direction de M.-.J. Sauret, Ed. CLESCO, mention Psychopathologie, Université de Toulouse 2 le Mirail, soutenue le 8

février 2014,

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19

instruments18 ». Et tant que l'homme n'aura pas totalement réalisé sa propre

transformation en machine fabriquée, il éprouvera la honte de n'être pas à la

hauteur de cet idéal d'autoréification19 ».

Tel est ce qui faisait redouter à Freud le succès de la sublimation, soit la

substitution de la culture au vivant – et ce grâce à la mobilisation du désir et à

la désexualisation de la libido. Triomphe de la pulsion de mort ! C’est cette

image qui est vendue comme image du bonheur par le nouveau messianisme, et

qui constitue le cadre des inventions techniques mises à notre disposition !

Le nouveau messianisme n’est que la contrepartie de l’asservissement à la

machine capitaliste (Gunther Anders encore), une machine qui broie l’humain,

vie y comprise, et que néanmoins les individus servent en sacrifiant des pans

entiers de population. Nous revoilà dans la situation de Saint-Just.

Sans doute les progrès techniques nous livrent-ils des moyens inédits

d’améliorer nos conditions de vie, je le répète : le capitalisme cherche encore à

faire des profits en s’adressant aux consommateurs. Mais la logique de fond ne

va pas vers le bonheur du plus grand nombre. N’irait-elle pas plutôt vers la

suppression, fantasmatiquement, de l’idée même de bonheur ? C’est sans doute

sans compter sur la résistance de chacun qui compose l’actuelle communauté

humaine, son symptôme, sa singularité, lequel a tout loisir de retourner à son

tour les moyens techniques qu’il contribue éventuellement à fabriquer, contre

la forme contemporaine du lien social qui tente de l’asservir, pour contribuer à

une autre sorte de « vivre ensemble ». La lutte sera sans doute féroce entre les

serviteurs de la machine qui préparent la mort du vivant, et ceux qui utilisent la

machine pour rendre à l’humain une indispensable liberté… pour le « vivre

ensemble » qu’il souhaite.

J’aurais beaucoup de satisfaction à mettre des grains de sable dans la

machine : car le grain de sable n’est autre que ce qui soutient notre singularité

respective dans son rapport au monde. Cela s’appelle un symptôme, je le

répète. C’est le symptôme de Mohammed Bouazizi, tel que les Tunisiens y ont

localisé le leur dans une forme étonnante de collectivisation, qui a permis de

chasser le tyran. La dernière fois où vous m’avez invité, j’avais évoqué cet

exemple, en écrivant par anticipation que sûrement les acteurs de la révolution

de Jasmin avaient vu les vendeurs de sens (les religieux) voler le résultat de

leur mouvement, faute d’une réflexion collective sur le type de société qu’ils

voulaient. Mais j’avais aussi prédit – pariant sur le symptôme – qu’ils ne se

laisseraient pas faire : et la rédaction de la constitution leur a laissé le temps

pour comprendre et bouter la religion hors de ladite constitution. Ce faisant, ils

redonnent chance, si vous m’avez suivi, à l’amour.

18 Ibid., p. 57. 19

- Bernard Baas, « Honte, subjectivation et réification : une leçon d’‘’hontologie‘’ », conférence donnée au LCPI (EA 4591),

axe 2, Université de Toulouse le Mirail, 25 janvier 2014.

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Le réseau, l’illusion d’un avenir intégralement machinique laisse croire que

l’on pourrait se passer des parents et de la famille comme moyen et lieu d’une

transmission : une machine a un fabriquant mais pas de généalogie, une

mémoire mais pas d’histoire, un organisme mais pas de corps, un

fonctionnement en principe satisfaisant mais pas de sexualité, un langage mais

pas de parole… Et si elle travaille, c’est au sens des physiciens ou des

mouvements horlogers : le travail comme processus d’humanisation et de

réalisation lui est fermé. Chez les humains et dans nos sociétés en particulier,

les parents se chargent encore de l’éducation et les grands-parents profitent

d’un amour gratuit qu’ils agrémentent de la transmission de l’histoire familiale.

C’était caricatural dans l’ancienne URSS, où se sont les grands-mères qui ont

maintenu les traditions religieuses que les parents, membres du parti comme il

se devait, ne pouvaient pas afficher. Ce sont les conditions de transmission du

processus d’humanisation auxquelles un certain usage du réseau et l’illusion

machinique portent atteinte.

Le bonheur se confond ici avec la voie grâce à laquelle se pérennise le

processus même de transmission des conditions de l’humanisation de chacun :

et cela passe par l’amour de nos enfants, et des générations à venir, et de

quelques uns de nos contemporains... Et ce qui se transmet, finalement c’est ce

qui assure chacun de ce point d’indétermination qui lui permet d’échapper,

comme sujet, à toute détermination par l’Autre, qu’il soit biologique,

psychologique, social : de façon à assumer la responsabilité de sa position dans

l’existence. Le symptôme témoigne de la façon dont le sujet met ici du sien. Il

est l’index de ce point d’indétermination… C’est pourquoi nous pouvons

compter sur lui.

Je vous remercie de votre attention et de ce bon moment (pour moi !) !

Débat

Une participante - Vous nous avez parlé de tout ces gens qui sont toujours

branchés. Je voudrais vous demander – parce que je crois que par rapport à ces

nouvelles technologies nous avons un gros problème – ce que vous pensez des

ondes électromagnétiques, de leur multiplication et de toutes ces personnes qui,

ne pouvant plus les supporter, cherchent désespérément des zones blanches ?

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Marie-Jean Sauret - C’est un sujet très débattu, très contradictoire. Nous

pourrions le prendre, d’une certaine façon, comme le signe d’une objection à la

machine. De toute façon ( je vais forcer le trait) que ce soit vrai ou faux, de

toute façon, il y a dans les gens qui se plaignent une plainte qui doit être prise

au sérieux. Voilà, c’est tout. Mais comment collectiviser cela ?

Un participant - Ma question porte sur l’évaluation du bonheur, notamment

du bonheur collectif, avec une évaluation faisant appel à des formules

mathématiques. Concernant une évaluation individuelle, c’est beaucoup plus

compliqué, voire impossible. Daniel Kahneman, qui est psychologue mais

aussi prix Nobel d’économie, a fait des études sur le bonheur et sur la

corrélation entre le niveau de richesse et le bonheur. Ce n’est pas individuel,

c’est une moyenne. Il constate qu’à partir d’un certain niveau, il n’y a plus du

tout de corrélation entre l’argent, la richesse et le bonheur mais que jusqu’à un

certain seuil, il y a quand même un lien direct. J’aimerais savoir ce que vous

pensez de ces modes d’évaluation d’un point de vue individuel et d’un point de

vue collectif.

Marie-Jean Sauret - Il n’est pas le seul à avoir fait ce genre d’étude mais je

suis frappé de constater que, quand un psychologue reçoit un prix Nobel, c’est

un prix Nobel d’économie. Cela montre bien dans quelle logique on est ! C’est

à dire qu’il n’y a plus de psychologie. Une corrélation ne fait pas une

psychologie. C’est mettre en évidence deux types de faits. Même si vous

observez une corrélation, vous ne pouvez en déduire ni le sens ni comment ça

marche. Il y a des gens qui se sont amusés à faire une corrélation entre les

buveurs de bière en Malaisie et je ne sais quel symptôme aux USA. On fait une

corrélation entre l’argent et le bonheur parce qu’on pense qu’il y a corrélation

entre l’argent et le bonheur. On veut bien d'ailleurs qu'il n'y ait pas de

corrélation à condition d'accepter la preuve par le calcul ! Mais j’ai aussi envie

de dire que ce que fabrique le capitalisme aujourd’hui, c’est presque un

changement de civilisation. L’humain a inventé la civilisation pour traiter sa

précarité ontologique. Il est faible, il a des maladies, il est fragile, il se sait

mortel, il y a des guerres… Et il a inventé la civilisation pour fabriquer ce qui

peut soigner cette précarité. Or, on est arrivé à un point où c’est la civilisation

qu’il a inventée qui fabrique de la précarité. C’est à dire, des SDF, des SDP,

des chômeurs… Jusqu’en 1970/74, sous Giscard, quand on donnait 1 franc à un

salarié, on donnait 50 centimes à l’actionnaire. Depuis 2000, (c’est là que se

fait le virage), quand on donne 1 euro à un salarié, on donne 20 fois plus à

l’actionnaire, ce qui fait un changement qualitatif et pas seulement quantitatif.

Or cet argent, il faut bien le prendre quelque part. D’où vient ce 20 fois plus ?

Alors l’actionnaire doit être payé avant le salarié, le travail doit devenir

flexible, etc. Il faut faire payer tout le monde sauf les grosses entreprises et les

banques. Il y a quelque chose qui ne va pas très bien là dedans.

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En effet, vous pouvez faire une corrélation entre l’idée de bonheur et le fait de

ne pas avoir d’argent, car si vous n’avez aucun moyen ou très peu pour vivre,

si vous souffrez, il est évident que vous avez besoin d’argent, tout simplement.

Il y a donc à ce niveau une corrélation qui me paraît basique. Or justement la

nouvelle idéologie scientiste nous explique que l'on n'a plus besoin de l'argent

pour être heureux... donc on peut nous en priver ! Peut-être faut-il avoir

beaucoup d’argent pour s’apercevoir que l’on n’est pas heureux avec ? La

corrélation n’explique rien. Moi, j’essaie d’expliquer ça (ces phénomènes) par

la référence à la question du désir. C’est-à-dire, par exemple, par le fait que

celui qui a beaucoup d’argent veut autre chose que de l'argent – et, au moins, il

veut plus d’argent.

Le participant - Et sur la méthode ?

Marie-Jean Sauret - Sur la question de l’évaluation de la satisfaction de

chacun, c’est du singulier. C’est-à-dire qu’il faut avoir le témoignage singulier

de sa satisfaction. Mais je voudrais ajouter qu’il faut aussi pouvoir écouter

l’entourage, le témoignage de l’autre, (est-il satisfait de la satisfaction du

sujet?) parce qu’il est plus facile de faire des additions.

Je trouve qu’il n’est pas scientifique d’essayer d’appréhender l’individu par

des méthodes de calcul qui nient l’objet dont elles s’occupent, parce que la

statistique vise l’individu moyen et non l'individu concret.

J’ai l’habitude, avec mes étudiants de première année, de pratiquer un

exercice qui consiste à faire le portrait moyen d’une personne, d’ailleurs on

pourrait essayer avec vous, avec le public qui assiste à cette conférence. On

relève, en questionnant, une série de caractéristiques : être un homme ou une

femme, avoir une bonne ou une mauvaise vue, des cheveux clairs ou foncés,

etc. A partir donc de variables binaires, à la fin on obtient un portrait à partir

des caractéristiques les plus partagées du type : c’est une femme qui a tel âge,

tel poids, toulousaine, cheveux foncés, bonne vue, parlant plusieurs langues

dont l'anglais, faible en mathématiques, etc.

On demande alors aux personnes présentes lesquelles correspondent à ce

tableau ? Personne ! Parce que cette approche prétendument "totalement"

scientifique est abstraite, et il n’y a aucun individu concret qui corresponde à la

moyenne des individus. Cet individu moyen est un mythe. Il n’existe pas.

Mais je ne dis pas que c’est un calcul à ne pas faire dans certains cas, parce

que, par exemple, l’épidémiologue a besoin de savoir qui correspond à une

situation à risque.

Je ne dis pas que les statistiques ne servent à rien. Mais il ne faut pas vouloir

leur faire dire ce qu’elles ne peuvent pas dire. Cf. après chaque élection, ce que

l'on fait "penser" au Français moyen !

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Jean-Pierre Rouzière - Je pense quant à moi qu’il y a un socle sur lequel

s’appuie le bonheur qui est indépendant de l’argent.

Je me souviens que, lorsque Mandela est décédé, on a interrogé des Africains

du sud qui étaient encore plus pauvres que lorsque Mandela a accédé au

pouvoir – la pauvreté en Afrique du Sud n’a pas été résorbée – et ces gens,

encore plus pauvres qu’avant, ont tous dit : « cet homme là nous a rendu notre

dignité». Il doit y avoir une limite, un socle sur lequel on s’appuie

obligatoirement, pour pouvoir vivre et être heureux : la dignité.

Un participant - De nouvelles formes de bonheur ne sont-elles pas en train

d’émerger ? Et je voudrais savoir comment vous vous situez par rapport à la

réponse de Lipovetsky sur ces nouvelles formes de bonheur. Il répond, je cite :

« le nouvel hédonisme, c’est l’idée de vie esthétique. Cet idéal privilégie la

sensation de soi : recentrement, émotion du moment, cosmétisation ». Alors, je

vais me faire l’avocat du diable. Que pensez-vous de cette nouvelle philosophie

du bonheur de Lipovetsky ?

Marie-Jean Sauret - Un mot n’a pas été évoqué : amour. La question de

l’amour, dans tous les sens du terme. Cela me paraît constitutif de la dimension

du bonheur subjectif. Je reviendrai ensuite sur Lipovetsky.

Aimez vous la vie ? Pas la votre, ni celle de vos proches, parce qu’on peut

immédiatement en tirer quelque satisfaction, mais celle de ceux qui viennent

après. Que voulez vous leur transmettre ? Vraiment, quand on voit comment

nous contribuons à l’épuisement de la planète, pour notre prétendu bonheur

immédiat, je crois que c’est quand même une sorte de triomphe de la mort.

Objectivement, si on n’arrête pas ça, c’est une vrai catastrophe. Je crois qu’il

y a là un vrai problème, qui est amplifié notamment par le fait (qui est très fort

au Japon, pays qui reste ma référence pour l’instant) que certaines des jeunes

femmes qui travaillent ne veulent pas de copain, ni se marier, ni avoir de

gosses : c’est stupéfiant. C’est extraordinaire cette société. Pour moi, c’est cela

aussi l’idéal transhumain. Ce n’est pas la machine qui se substitue à l’homme,

c’est fini, le problème de transmission est réglé. La machine s’auto-génèrera

désormais... Nous aurons gagné l’immortalité. Mais à quel prix ? L’immortalité

se construit au détriment des générations futures : CQFD, nous n’aimons pas la

vie. J’ai entendu tout à l’heure à la télé que «les Français» (les fameux Français

moyens) veulent avoir plus de trois enfants. Je suis content de l’apprendre.

Pour moi, c’est quand même une question forte.

Quant à la question sur les nouvelles formes de bonheur, on entend de tout.

Quelqu’un disait récemment qu’il serait très heureux s’il pouvait voyager dans

l’espace, aller sur Mars. Il paraît qu’il y a plein de candidats pour Mars. Très

bien, qu’ils y aillent ! Sur ce mode là, il y a de nouvelles façons de vivre, de

nouveaux objectifs et des gens qui peuvent se réaliser à travers ça..

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La question est peut-être : comment se réalise-t-on ? Mais, s’il n’y a pas de

réponse simple à la question : «qu’est-ce que je suis ?», peut-être pourrait-on

répondre : c’est la vie que je suis en train de construire. Car ma vie est une

réponse.

Moi aussi, je pense qu’il y a un côté esthétique à la vie. Mais au sens où, peut

être, on pourrait essayer de voir la vie comme l’œuvre d’un artiste. Je vois

l’artiste comme quelqu’un qui cherche à se loger dans ce qu’il fait, qui a trouvé

dans son œuvre une réponse à la question de ce qu’il est. Mais évidemment, il

ne peut pas. C’est pour cela qu’il va peindre – s’il peint – tableau après tableau.

Il n’arrête pas de peindre. Tout tableau est un ratage. Mais ce ratage, c’est son

style, c’est la trace de ce qu’il est. Moi, j’aimerais que ma vie ait un style.

J’aimerais avoir le temps de me retourner et pouvoir me dire : oui, ça avait de

la gueule ! Mais je ne sais pas si « l’Autre » m’en laissera le temps.

« L’Autre », voyez-vous, disons que c’est le destin. C’est toujours la figure de

l’Autre radical. Et suivant la façon dont nous pensons cet Autre, il se pourrait

qu'elle soit déjà là : la religion.

Sur le mot esthétique, d’accord, mais ensuite, sur la conception même de

Lipovetsky, et sa conception du vide, il faudrait encore discuter.

Un participant - Dans le bonheur il y a une notion de partage, vous l’avez

abordé tout à l’heure, il n’y a pas de doute là dessus. Boire une bonne bouteille

tout seul ou la partager avec des copains, c’est tout à fait différent. Se retrouver

dans la rue lors d’une manifestation, tous ensembles, tous, et en partager les

utopies, ce que vous appelez : la liberté de désirer, c’est quand même autre

chose. Là, j’en arrive aux réseaux sociaux, où on ne peut se faire que des amis !

C’est extraordinaire. Il y a un bouton « je partage », je partage avec des amis :

paradis. Que ce soit utilisé comme une marchandise : paradis. Que ce soit

utilisé par des institutions, ça, c’est une autre dimension. Mais côté bonheur je

crois que : vive les réseaux sociaux !

Marie-Jean Sauret - Bon moi, je n’utilise pas. J’ai un compte Facebook que

je n’utilise pas, sur lequel j’ai mis : si vous voulez me joindre, envoyez moi un

mail. Mes gosses m’ont fait découvrir un compte fabriqué à mon nom par des

étudiants – amicaux, je le précise. Je n’ose pas dire ce qu’ils y ont mis, c’était

terrible ! Ceci dit, j’ai de la famille éparpillée un peu partout dans le monde et

mes enfants, la génération de mes enfants, utilisent Face-book pour

communiquer et mutualiser des nouvelles et des photos. Pour eux, « ami » ça a

un sens concret, c’est vraiment l’ami. Ils ont fermé les listes. Les amis, c’est

ceux avec qui ils veulent parler.

Par contre, j’ai entendu ce matin à la radio quelqu’un qui fait de la promotion

pour je ne sais quel produit et à qui le journaliste demandait : « mais comment

faites vous pour contacter autant de gens par internet ? » Et il répondait : «ce

n’est pas compliqué, grâce à Facebook ». On génère des listes d’amis qui sont

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en fait des cibles commerciales. Le journaliste lui demandait alors si ce n’était

pas une forme de détournement à but commercial ? Comme il vendait un

produit culturel, il répondait : « non, c’est quand même pour la culture».

Et là, je vous rejoins. Je pense qu’il y a sûrement un usage économique de ces

réseaux. Il faut bien dire que si c’est gratuit, c’est bien sûr que quelqu’un paie

et que quelqu’un tire des bénéfices de tout ça.

Le participant - Mais ce n’est pas du tout gratuit.

Marie-Jean Sauret - Ce n’est pas gratuit pour tout le monde mais l’usager de

base, celui qui fournit ses données, peut avoir cette impression… Et si « on »

ne le fait pas payer, n’est-ce pas que « on » l’aime ?

Un participant - J’aurais aimé avoir votre éclairage sur la question de

l’angoisse de séparation. Ne pensez-vous pas que si le marché a tant de succès,

que si le fait d’être muni d’un objet, de le caresser, d’être connecté, d’être relié

aux autres est rassurant, c'est parce que ça répond à quelque chose d’une

angoisse qui est due au fait de la séparation ? Pouvez-vous dire quelque chose

là-dessus ? Ou est-ce que pour vous cela n’a pas de lien ?

Marie-Jean Sauret - Si, il y a un lien, mais c’est complexe. C’est sûrement

complexe et à plusieurs niveaux.

Si on s’intéresse à l’objet du marché, c’est quand même parce qu’il faut que le

manque soit éprouvé, par chacun. Mais que le manque ne soit pas éprouvé en

termes de cause du désir mais en terme de manque à combler. S’il n’y a pas ça,

on ne va pas se servir sur le marché de la même façon – selon qu’on va

chercher les objets avec lesquels on construit sa vie ou les objets dont nous

jouissons, ou dont nous pouvons espérer jouir. On peut aller sur le marché sans

que la question de la séparation ne se pose, d’un certain point de vue. Mais ce

manque, comment est-il interprété par chacun de nous ?

Tout à l’heure j’ai fait allusion à la fusion du nouveau-né avec sa mère quand

elle lui donne le sein. S’il pouvait parler, il faudrait lui demander: « A qui est

ce sein ? » Je ne suis pas certain qu’il considère que le sein appartienne à la

mère. Et puis, il peut très bien se séparer. Je veux dire que la condition de sa

vie, c’est quand même de se séparer d’un autre qui lui donnait sécurité, un

certain nombre de moyens, etc.

Donc, dans ce contexte, cette séparation fonctionne en quelque sorte comme

un traumatisme. C’est une séparation que chacun va traiter à sa façon dans la

vie... et qui va déterminer la façon de faire avec les autres séparations à venir.

En général, quand même, on va trouver les moyens de maintenir un certain

type de lien avec l’autre tout en ne se confondant pas avec lui. Il y a quelque

chose de l’aliénation qui est inéluctable pour l’humain. Vous ne pouvez pas

parler si vous n’empruntez pas les mots de l’autre. C’est de l’aliénation. Mais

vous ne pouvez parler que si vous ne répétez pas ce que l’autre dit.

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Et si ce que je fais, là, maintenant, ce n’est que répéter une leçon, je ne parle

pas. Parler « vraiment », c’est se séparer. Il y a donc quelque chose de positif

dans la séparation.

Si la singularité (la sienne propre) n’est pas pensable, il est clair que la

séparation devient lourde. On a envie de trouver l’autre qui nous tiendrait la

main partout. C’est : « donne-moi un conseil, accompagne-moi, dis-moi ce que

je dois faire».

Il est vrai que beaucoup de demandes d’analyse, aujourd’hui (mais peut être

que ça n’est pas nouveau), sont des demandes de ce type : « aidez-moi, dites-

moi ce qu’il faut faire, que dois-je faire, mais enfin, allez-vous me répondre ?»

Il s’agit de trouver un Autre qui soit toujours présent. Donc certains, sans

doute, trouvent dans le branchement sur internet un moyen de pallier cette

séparation, – je ne sais pas si c’est ce que vous voulez dire – d’apaiser

l’angoisse. Mais le problème est que l’angoisse n’est pas causée seulement par

la séparation. Elle est causée par la perte du désir. Autrement dit, ce qui vous

satisfait d’un côté peut vous angoisser de l’autre. Vous vous retrouvez aliéné,

pieds et poings liés, et ce n’est pas mieux. Alors, comme l’Autre de la

modernité est une machine et qu’elle n’est pas subjectivée (une machine ne

parle pas, n’a ni désir ni intention), il y a des sujets qui s’en accommodent.

Très concrètement, les autistes – parce que c’est quelque chose qu’on voit

dans la pratique clinique – sont des sujets qui témoignent du risque qu’il y a à

parler, et qui démontrent l’intérêt de se brancher sur un langage machinique

(liste du Bottin, catalogues divers, calcul, etc.), et qui, avec cet appui, se

mettent à parler. Parce que « l’autre » (artificiel, de synthèse) auquel ils

empruntent leurs mots ne les emmerde pas, parce que ce n’est pas un « autre

sujet » .

Nous ne savons pas très bien ce qu’obtiendrait celui qui traiterait la séparation

par le réseau. Même si on était 15 à traiter la séparation par le réseau, on

pourrait avoir un rapport à l’Autre 15 fois différent. Il faut donc passer par la

problématique de chacun pour savoir ce qu’il cherche : l’inviter à nous

expliquer en quoi le réseau est une solution pour lui, ce qu’il y cherche et ce

qu’il y trouve...

Un participant - Je vais poser une question qui, peut-être, ne vous plaira pas.

Je m’intéresse à la mesure. Vous savez que, tous les ans, des statisticiens

mesurent le bonheur. De ce point de vue, la France est parmi les pays qui ont

les moins bons résultats. Le Français moyen est parmi les sinistrosés. Pourquoi

le lien social, qui est un des éléments importants du bonheur, est-il brisé ?

Qu’est ce qui fait qu’en France, particulièrement, on soit parmi les plus

sinistrés sur ce plan-là ?

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Marie-Jean Sauret - Eh bien moi, je trouve que ces Français font bien. Vous

trouvez qu’il est bien le monde ?

Le participant - C’est mieux aux USA, c’est mieux au Danemark?

Marie-Jean Sauret - Ah, mais, ce n’est pas la question.

Le participant - C’est ma question.

Marie-Jean Sauret - Oui, mais moi « je suis très Gunther Anders » sur ce

plan-là. Ce n’est pas la question que je me pose. Parce que, si on veut me faire

avaler que je dois être heureux pour valider le monde dans lequel je vis, moi je

dirais que je suis sinistrosé : je ne veux pas rentrer dans l’instrumentation du

bonheur pour me faire accepter la logique néolibérale. La réponse des Français

témoigne au-contraire d’une plus grande résistance que leurs contemporains

dans le monde : puissent-ils en faire bon usage ! Alors que, franchement, j’ai

des amis, je vis assez bien, je pense qu’en effet il y a des choses à faire. Enfin

voilà, je souhaite ne pas rester les pieds dans mes pantoufles. Je ne sais pas si

vous avez lu le dernier petit bouquin de Gunther Anders paru chez Allia : «Et

si je suis désespéré, que voulez-vous que j‘y fasse ? » Ce n’est pas quelqu’un

qui serait malheureux, pessimiste, mélancolique, c’est quelqu’un qui pense

que, vu la logique du monde telle qu’il la voit de la place qu’il y occupe, il n’y

a pas de quoi être heureux. Du coup, pour moi, la question n’est pas de savoir

si les Français sont pessimistes et les Américains optimistes, ça ne m’apporte

aucune information sur la capacité que nous aurions à faire face au monde.

Je préférerais les Français optimistes et engagés dans un vivre ensemble

meilleur : ce qui ne veut certainement pas dire sauver l’économie telle qu’elle

est. Là, il y a plein de discussions à avoir avec tous les spécialistes et il faut

essayer d’autres alternatives.

Donc l’optimisme seul fait que rien ne changera. C’est dans ce sens-là que je

dis que, pour moi, la mesure de l’optimisme et de la sinistrose nous est revenue

dans la figure pour culpabiliser les Français à qui on dit : « regardez les petits

Africains, comme ils souffrent ».

Quand j’étais petit et que je ne mangeais pas mon pain, on me disait :

« Mange ton pain, pense aux petits Africains qui ont faim». Il s’agissait de me

culpabiliser pour que je ne gâche pas la nourriture : « Quand on a la chance de

vivre dans notre monde, on mange même quand on n’a plus faim ! ». Et moi, je

répondais, sans m’apercevoir de la terrible ambiguïté du propos : « Mais papa,

si je ne jette pas mon pain à la poubelle, comment veux-tu que les petits

Africains le trouvent ?» Je soupçonne que mon père, qui traquait le gaspillage,

n’était dans le fond pas mécontent de ma répartie. Pour autant, je n’invite pas à

jeter le superflu à la poubelle, surtout quand il masque la masse de ceux qui

manquent du nécessaire : mais sûrement il y a une solidarité à inventer qui ne

se réduit pas à une communauté d’optimisme ou de pessimisme !

le 15 février 2014

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Marie-Jean SAURET est psychanalyste, membre de l’Association de

Psychanalyse Jacques Lacan (APJL), Professeur de psychopathologie

clinique à l’université Jean-Jaurès (Toulouse-Le Mirail), Co-directeur du

Laboratoire de Cliniques Psychopathologique et Interculturelle (EA4291)

Bibliographie récente :

Malaise dans le Capitalisme (Presses Universitaires du Mirail, 2009)

Comprendre pour aimer : La psychanalyse (Milan, 2010)

Avec Pierre Bruno : Deux l’Amour (APJL, 2010)

Avec Alain Abelhauser et Roland Gori : La folie Evaluation (Fayard, Mille

et une nuits, 2011)