Post on 04-Dec-2015
description
Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Les Études philosophiques.
http://www.jstor.org
SOCRATE, LA MUSIQUE ET LA DANSE. ARISTOPHANE, XÉNOPHON, PLATON Author(s): Aldo Brancacci and M. Christiansen Source: Les Études philosophiques, No. 2, Les écrits socratiques de Xénophon (Mai 2004), pp. 193-
211Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/20849609Accessed: 30-06-2015 14:40 UTC
Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at http://www.jstor.org/page/ info/about/policies/terms.jsp
JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact support@jstor.org.
This content downloaded from 200.45.170.1 on Tue, 30 Jun 2015 14:40:49 UTCAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
SOCRATE, LA MUSIQUE ET LA DANSE. ARISTOPHANE, XENOPHON, PLATON
I
Lorsque Ton considere le temoignage d'Aristophane sur Socrate, et que Ton essaie de comprendre les raisons de son importance historique et theo
rique - une importance telle qu'il ne serait point absurde d'envisager
Tensemble de la litterature socratique comme representant en fin de compte une reponse, directe ou indirecte, au portrait de Socrate qu'on trouve chez le
grand auteur comique -, on pense surtout, et presque toujours, aux Nuees. De
fait, on ne saurait nier l'importance intrinseque de ce texte, et encore moins les echos et les traces de son influence que Ton trouve non seulement chez
Platon, mais aussi dans les ceuvres des autres auteurs socratiques, quelles que soient les limites de notre connaissance de ces ceuvres, etant donne leur nature fragmentaire. Mais la facon dont les Grenouilles font reference a
Socrate ne presente pas moins d'importance ; la comedie comporte meme, a certains egards, plus de radicalite, de precision et de clarte dans le jugement qu'elle porte sur Socrate. Le passage en question se trouve a la fin de la piece, ou il est formule par le chceur, dans neuf vers a Failure simple et solennelle a la fois1. Le jugement contenu dans ces vers se caracterise a la fois par une
remarquable serenite, chez celui qui le formule, et a Pegard de 1'univers de valeurs qui est le sien, et par son caractere definitif, en lui-meme et par rap port au personnage vise. Le jugement en question se trouve a la fin de cette
comedie etonnante, representee en 405 et dans laquelle Aristophane, a partir de la crise du genre tragique, illustree par les deux deuils majeurs qui ont
frappe Athenes l'annee precedente (Euripide et Sophocle sont morts tous les deux en 406)2, s'attaque a nouveau au probleme du caractere politique de la
culture, c'est-a-dire au theme important et difficile du rapport entre Tart et la vie de la cite. Mais Tautre enjeu majeur, et non moins inquietant, qui se trouve
1. II s'agit de trois lecythiens, suivis de cinq dypodies trochai'ques et, finalement, d'un
ithyphallique. 2. C? Aristote, Const. dAthenes, 34.
Les Etudes philosophiques, n? 2/2004
This content downloaded from 200.45.170.1 on Tue, 30 Jun 2015 14:40:49 UTCAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
194 Aldo Brancacci
a l'arriere-plan des Grenouilles, est aussi de nature politique. II s'agit en fait d'une suite d'evenements historiques et politiques auxquels le texte fait refe
rence, ou qui y sont presupposes de facon transparente. La catabase de Dio
nysos est ainsi justifiee a posteriori par une consideration de nature a la fois
politique et artistique: Dionysos est descendu ici-bas ? pour chercher un
poete ?, et cela ? pour que notre cite puisse trouver son salut et maintenir son
theatre ?1. II s'agit la d'un propos qu'il convient naturellement de comparer a ceux dans lesquels, suivant le reck de Thucydide, Pericles, au debut de la
guerre du Peloponnese, vante orgueilleusement la superiorite du modele cul turel athenien2; ces propos, pourtant si differents, presentent neanmoins des
correspondances precises avec ceux d'Aristophane par le lien qu'ils etablis sent eux aussi entre l'art et la culture d'une part, la polis et la vie de la cite d'autre part. Mais la guerre se dirigeait maintenant vers son issue fatale : le fait
que rien ne pouvait plus sauver Athenes avait ete paradoxalement illustre par Tissue nefaste d'une victoire, en octobre 406, peu avant la representation des Grenouilles. Une flotte de guerre, dont l'armement avait coute a la cite ses der nieres ressources, avait defait aux Arginuses les Lacedemoniens de Callicrati
des, mais cela au prix de la perte de vingt-cinq navires, qui avaient coule lors d'une tempete, sans qu'il fut possible de sauver leurs equipages. ? Pour cette
raison, dans un acces deconcertant de fureur autodestructrice, les generaux victorieux furent condamnes a mort. ?3 II faut rappeler a ce propos que, selon les temoignages concordants de Xenophon et de Platon4, ce fut justement Socrate qui s'opposa au proces sommaire et illegal des generaux, voulu par les democrates. Mais cet episode malheureux trouve dans les Grenouilles un echo different, lorsque Dionysos, en se referant a YCEdipe d'Euripide et aux
mesaventures du roi de Thebes, fait le commentaire suivant: ? Mieux aurait valu pour lui etre general avec Erasynides. ?5 Par la bouche du dieu tutelaire du theatre en tant qu'institution, la cite demande a ses poetes une attitude de
responsabilite absolue. Comme l'affirme Euripide lui-meme en reponse a une question explicite d'Eschyle, le poete est admire,? en raison de son talent et de ses admonitions, et parce que nous rendons meilleurs les citoyens dans leurs cites ?6.
Une telle vision du role du poete est evidemment la raison essentielle de la victoire d'Eschyle, dans la joute entre Euripide et lui, qu'arbitre Dionysos.
1. Grenouilles, 1418-1419. 2. II suffk de rappeler la fameuse notion de cpiXoxaXoofjiv ts yap (xst' eoTsXaac; xat
cptXoCTocpoufxsv aveu [xaXooaa*;, dans Thucydide II 40, 1 ; mais cf. aussi ibid., I 38, 1. 3. Paduano (1996), p. 18. Sur le proces des generaux vainqueurs aux Arginuses,
cf. Andrewes (1974). 4. Cf. Xenophon, Helleniques I 7,1 -35 ; Mem. 11,17-19 et IV 4, 2 ; Platon, Apologie 31c
32 c; Gorgias 473 d - 474 a. Sur cet episode de la vie publique de Socrate, cf. Giannantoni
(1962). Les temoignages sur Socrate et les sources anciennes relativement aux auteurs socra
tiques sont cites selon Tedition de G. Giannantoni, Socratis et Socraticorum Reliquiae (- SSK), Naples, 1990,4 vol.
5. Grenouilles, 1195-1196. 6. Ibid, 1009-1010.
This content downloaded from 200.45.170.1 on Tue, 30 Jun 2015 14:40:49 UTCAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
Socrate, la musique et la danse. Aristophane, Xenophon, Platon 195
Et la victoire d'Eschyle est a son tour reliee a une attaque portee soudaine ment contre Socrate, rapide, definitive et, pourrait-on dire, liberatrice. Tout en renouvelant Pattaque des Nuees, ce passage represents aussi une innova tion pleine de genie:
[1] II est beau de ne pas rester, avec Socrate, assis a bavarder (XaXeiv), en mepri sant la musique (<x7ro6aX6vTa [xoikjixy)v) et en negligeant totalement les fondements de Fart tragique (toc ts uiyi<7Ta 7iapaXi7r6vTa t^c, Tpayco$txy)<; tsxvy)<;) : s'attarder
dans Poisivete de discours resonnants et de bavardages subtils, cela est le trait d'un
homme insense (to & knl (jepLvoiatv Xoyoicr!. xal (rxapi^yjfffxottrt XiQpcov StaTpL6^v
apyov noziaftoLi 7rapa9povouvTO(; av^po*;)1.
Socrate fut proche d'Euripide2 qui, disait-on, eprouvait pour lui une
immense admiration3. Et c'est a la paire composee d'Euripide et de Socrate, a leur rationalisme, remplagant le monde du mythe par le logos et la dialec
tique, que Nietzsche fera remonter, a la suite d'Aristophane4, la responsabi lite de la degenerescence et de la destruction de la tragedie. En particulier, Socrate apparaitra a Nietzsche comme l'expression ultime de l'esprit anti
dionysiaque hostile a l'esprit de la musique ; il ne saurait done exister qu'un rapport d'antinomie entre le ? socratisme ? et l'art5. Mais Aristophane lui
meme, dans cette comedie ou il evoque pour la derniere fois Socrate, pre
1. Ibid., 1491-1499 (= SSR I A 7). Sur ces vers, et sur les problemes qu'ils soulevent, il faut considerer les points de vue divers de Diibner (1842), p. 692; Reinach (1916), p. 201 209 ; Dover (1993), p. 380-381; Lapini (1999), p. 345-358. Quelques lignes seulement sont consacrees a ces vers par Strauss (1966), p. 261. II faut remarquer que l'allusion polemique a
la perte de temps representee par des conversations insensees, dans les vers 1496-1499, rap
pelle l'accusation, adressee par Eschyle a Euripide dans les vers 1069-1071, d'avoir amene les
jeunes gens a deserter les gymnases pour user leurs fesses dans le bavardage. Par ailleurs l'accusation adressee a Socrate de rester oisif (apyo<;) et de perdre son temps dans des conver
sations pretentieuses (stcl (repLvoimv Xoyoi*;) rappelle les charges portees contre lui dans les Nuees (316, 334, 363).
2. Le jugement de Wilamowitz-Moellendorff (1910, p. 24), repris par Radermacher
(1967), selon lequel il faudrait nier tout rapport entre Socrate et Euripide, est manifestement
biaise, en fonction de la polemique de l'auteur contre la these bien connue de Nietzsche. Le
rapport entre Socrate et Euripide, tel que l'esquissent les comedies d'Aristophane, a ete etu die par Gelzer (1956); mais on ne saurait partager le jugement de l'auteur, selon lequel Euri
pide et Socrate n'auraient ete que des symboles des usages et des fa^ons de voir qu'Aris tophane entend combattre. Comme le remarque Arrighetti (1944, p. 43), le role joue par les deux personnages peut correspondre a cela, pour une part, mais ne saurait s'y reduire.
3. Cette amitie devait remonter a la periode ou les deux hommes frequentaient le cercle de Pericles (meme s'il parait peu probable que Socrate, qui resta toujours un ? cimonien ?,
proche des cercles philo-lacedemoniens et admirateur de la culture de Sparte, ait partage tou tes les idees et tendances de ce cercle). Sur la pretendue collaboration entre Socrate et Euri
pide, cf. le texte controverse de Diogene Laerce, II 18, avec les passages auxquels ce texte
renvoie : les fragments 41 et 42 PCH de l'auteur comique Theleclide, et le fragment 15 PCG de l'auteur comique Callias (ainsi que le fragment 392 PCG d'Aristophane, appartenant a la
premiere version des Nuees). Pour un examen rapide de la question, cf. Arrighetti (1944), p. 35-44.
4. Snell (1963, p. 166-189) a retrace l'influence du jugement d'Aristophane sur Herder,
Schlegel et Nietzsche. 5. Cf. F. Nietzsche, Die Geburt der Tragodie, Un^eitgemdsse Betrachtungen I-III, in
F. Nietzsche, Sdmtliche Werke. Kritische Studienausgabe in 15 Bdnden, hrsg. v. G. Colli und M. Montinari, Berlin-New York, 1972, Band III 1, ? 11-14.
This content downloaded from 200.45.170.1 on Tue, 30 Jun 2015 14:40:49 UTCAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
196 Aldo Brancacci
sente deja la dialectique et les discussions linguistiques auxquelles se livre le
philosophe comme un attentat contre la [xooaixy) et les principes de la tra
gedie (musique, poesie, danse), en laissant entendre que cet attentat, ce
genre de philosophic, constituent l'element corrosif qui parviendra a les detruire1. A ce propos, on ne peut s'empecher de rappeler le jugement abrupt que Ton trouve dans la Constitution des Atheniens et selon lequel le
SyJ[jio<;, la democratie, a detruit la (jtoiKuxyj2. D'un point de vue strictement
politique, cette remarque correspond parfaitement, pro tanto, au jugement d'Aristophane. Mais chez ce dernier on trouve en outre la mention d'un
nom, Socrate, et la reference a une pratique intellectuelle, la dialectique, a
l'arriere-plan de laquelle se trouve malgre tout la sophistique, c'est-a-dire en
derniere analyse la philosophie. Compte tenu du caractere radical du juge ment porte par Aristophane, une question surgit spontanement. Quelle fut la reaction des Socratiques a la condamnation portee contre Socrate dans les Grenouilles ? Est-il possible que cette condamnation soit tombee dans le vide, toute l'attention des philosophes socratiques, y compris Platon, etant retenue par les ? anciennes accusations ? formulees dans les Nuees ? C'est
justement Xenophon ? mais non pas lui seul, comme on le verra aussi ? qui
peut nous aider a repondre a cette question. II s'agit d'eclairer un reseau dense de relations theoriques et thematiques entre une serie de textes en
general negliges, voire ignores, mais qui meritent notre attention, compte tenu de la richesse de leur sens.
II
Le Banquet de Xenophon est une ceuvre sensiblement differente des
Memorables, par son style, par son caractere et par ses objectifs. Meme s'ils suivent un plan precis et qu'ils n'ont done pas un caractere rhapsodique3, les Memorables ne presentent pourtant ni un ton uniforme ni une unite absolue. Ils restent essentiellement definis par le passage qui, en I 1-2, contient une defense generale de Socrate qui s'accorde aussi bien au but
apologetique de Xenophon qu'au contenu philosophique du portrait qu'il nous donne de Socrate. En revanche, le Banquet presente un caractere plus vivant, plus proprement litteraire, et, par son genre meme, une plus grande liberte et une plus grande facilite dans l'expression. Le portrait de Socrate
1. II n'y a aucun doute sur le fait que Socrate et Euripide sont, chez Aristophane, les
penseurs tenus pour etre a l'origine de la decadence de l'ethique et du sens civique: il faut considerer que les v. 1491-1499 suivent immediatement le passage (1482-1490) ou Eschyle est loue en tant qu'homme pourvu d'intelligence et de sagesse, et qui merite d'etre rendu a la vie pour le bien de ses amis et de ses parents.
2. Pseudo-Xenophon, Constitution des Atheniens, I 13: xal tt)v [xotxnxiqv ?7rtT7)$euovTa<; xaraXeXuxsv 6 8^(jlo(;, xtX. Voir, a propos de ce passage, les remarques de Lapini 1997, p. 98-103.
3. Sur la question de l'unite et du plan des Memorables, je renvoie a l'abondante discus sion de Dorion (2000), p. CLXXXIII-CCXL.
This content downloaded from 200.45.170.1 on Tue, 30 Jun 2015 14:40:49 UTCAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
Socrate, la musique et la danse. Aristophane, Xenophon, Platon 197
s'insere dans le cadre realiste d'un banquet, un texte qui rapporte des conversations entre Socrate et des amis, des relations ou des eleves, et qui met en scene leurs rapports. Ce contexte tout comme le caractere tres mobile du reck permettent a Xenophon de fake reference a des aspects de Socrate peut-etre moins previsibles, ou moins conditionnes par des sche mas ou des buts predetermines1.
Le contenu doctrinal du Banquet est une discussion sur l'amour, theme
auquel sont relies celui de la vertu et une serie de digressions sur des sujets caracteristiques de la pratique et, par la suite, de la litterature des banquets. Une place importante appartient, dans ce cadre, aux themes de la musique et de la danse, et plus generalement de Fart; Xenophon donne a ces themes une epaisseur particuliere. On peut le constater des le debut de l'ceuvre.
Lorsque les participants ont fini de manger et ont chante le pean, Xenophon decrit l'entree sur la scene d'un Syracusain, amenant avec lui une flutiste, une danseuse acrobatique tres habile et ? un gargon tres beau et tres habile au jeu de la cithare et a la danse ?2. Apres que la flutiste eut joue de son ins
trument, et le garcon de la cithare, Xenophon met dans la bouche de Socrate un commentaire approprie, soulignant la douceur extraordinaire de la musique et la beaute du spectacle3. De meme, on insiste plus loin sur le
moment ou, apres avoir accorde sa lyre avec la flute, le garcon joue et
chante; tous les auditeurs le louent, tandis que Charmide remarque com
bien la beaute des garcons, combinee avec celle des sons, parvient a apaiser les soucis et a fake surgir l'amour4. Par la suite, dans le dialogue entre Crito bule et Socrate, on trouve une allusion aux arts de la peinture et de la sculp ture, allusion ou Sorbom a discerne une theorie esthetique achevee5. C'est encore Socrate qui affirme, dans un autre contexte, que ? comme le chant est plus doux lorsqu'il est accorde a la flute ? (&Gizzp y) g><W) yjo^oov 7up6^ tov
auXov), de meme les paroles d'Hermogene seront rendues plus douces par le
son, surtout si, en suivant l'exemple de la flutiste, il prend soin de les accom
pagner de gestes6. Et c'est finalement Socrate lui-meme qui, a un moment
donne, invite les participants a chanter au lieu de parler, et qui entonne lui meme une melodie7. Cette insistance sur la musique et sur la danse n'est pas le fruit du hasard, et elle ne represente pas seulement un theme naturel dans le cadre d'un banquet attique8. II s'agit plutot de signaux litteraires renvoyant a l'attention specifique que le Socrate de Xenophon prete a la musique et a
la danse. Cette attention s'exprime, comme on le verra, a travers une serie
1. Sur le caractere du Banquet, voir Strauss (1994), p. 9-55. 2. Banq. II 1. 3. Cf. Ibid, II 2. 4. Cf. ibid, III 1. 5. Cf. ibid, IV 21-22, et, sur ce passage, cf. Sorbom (1966), p. 78-98. 6. Banq. VI 4. 7. Cf. ibid, VII 1. 8. Pour ce qui est des caracteristiques du banquet grec, et sur ses diverses formes, je
renvoie a von der Muhll (1983), Rossi (1983), Murray (1990), Vetta (1992).
This content downloaded from 200.45.170.1 on Tue, 30 Jun 2015 14:40:49 UTCAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
198 A/do Brancacci
d'interventions generates, de type theorique et assez etendues, et qui s'impo sent a l'attention, lorsque Ton considere la structure du texte.
Si Ton examine attentivement l'ensemble des references a la danse,
reparties a travers le Banquet, et qui vont des remarques sur les danses execu tees aux considerations plus generates sur la danse comme art, on constate
que toutes ces references correspondent en fait a un plan precis et a une
progression. Socrate passe en revue et ordonne hierarchiquement les diver ses formes de la danse contemporaine, tout en opposant a cela sa propre vision normative de la nature et du plaisir esthetique propres a Tart en lui meme. Cette vision est fondee sur le principe selon lequel la forme supe rieure de la danse se fonde sur une representation de traits raffines et agrea bles, aptes au plus haut point a susciter en nous des emotions.
Dans le deuxieme chapitre du Banquet, nous assistons d'abord au spec tacle offert par la danseuse amenee chez Callias par le Syracusain. Ce spec tacle represente une forme d'habilete qui fait l'objet de louanges et d'eva luations positives de la part des convives, mais qui selon Socrate se trouve au plus bas niveau de 1'evaluation esthetique de la danse. Dans la perspec tive du jeu subtil de correspondances etablies entre la discussion sur la vertu et sur eros d'une part, et les elements reels du banquet d'autre part, c'est la vertu du courage qui d'un point de vue philosophique se rapporte a la danseuse1. La performance de la danseuse se trouve decrite, d'abord par Socrate, puis a travers le discours indirect de Xenophon, dans les termes suivants:
[2] ?Je vois en effet la danseuse prete et quelqu'un qui lui passe les cerceaux.? Et l'autre deja commencait a raccompagner avec la flute, tandis que quelqu'un, se
tenant pres de la danseuse, lui passait des cerceaux, douze en tout. Elle les saisissait
et continuait a danser, tout en les lancant en Fair, en les faisant tournoyer et en
calculant a quelle hauteur elle devait les lancer pour les reprendre en suivant la mesure (ev pu^jxco). [...] On emmena ensuite un cerceau avec, tout autour, des
lames dressees. La danseuse s'y jetait dessus en sautant (exu6taTa), puis passait a travers elles avec un saut perilleux (&;?xu6 terra), et le spectateur craignait qu'elle ne se blesse, alors qu'elle accomplissait son exercice avec assurance et sans
apprehension2.
Au xuSicrrav, danse acrobatique, et au ftauu-aTOTroisiv, danse ou la vir tuosite se combine avec le danger, et, d'un point de vue musical, aux formes
plus rigides de la danse Iv pirftfjico (?qui suit la mesure?), Socrate
s'empresse d'opposer un modele de danse plus eleve, represente par le
spectacle de l'enfant xi/dap^ovxa xal oup^oufxevov. Des sa presentation en II1, ce dernier apparait comme doue de deux competences, relatives a la danse et a la musique. Dans ce genre de danse plus raffinee, aucune partie du corps ne reste immobile; le corps, les jambes et les bras bougent en meme temps. II faut remarquer que l'enfant, dont la beaute est propre a
1. CLBanq. II 12. 2. 72%/., II 7-8 et 11.
This content downloaded from 200.45.170.1 on Tue, 30 Jun 2015 14:40:49 UTCAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
Socrate, la musique et la danse. Aristophane, Xenophon, Platon 199
emouvoir les spectateurs, correspond d'un point de vue philosophique a la
acocppoauvY). Voici le passage qui le concerne :
[3] Ce rut apres le tour de Fenfant de danser. Et Socrate commenta: - Voyez
vous comment Fenfant, aussi beau soit-il, apparait neanmoins encore plus beau
dans ces attitudes que lorsqu'il est immobile ? - Et Charmide de repondre: II semble que tu entendes louer le maitre de danse. - Sans doute, par Zeus, dit Socrate. Et je me suis apercu d'une autre chose aussi, c'est-a-dire du fait que, lors
qu'il dansait, aucune partie de son corps ne restait immobile, mais le cou, les jambes et les mains bougeaient ensemble : c'est ainsi que doit danser celui qui veut accroitre la souplesse de son corps. En fait, Syracusain, je voudrais moi-meme apprendre de toi ces figures (toc <j^fxaTa). Et Fautre : - A quoi te serviront-elles ? - Par Zeus, a danser1!
Mais la forme superieure de plaisir esthetique est celle qui se manifeste
lorsque musique et danse sont confondues de facon encore plus intime, quand la danse se deroule 7rp6<; tov auXov, au son de la flute ; elle correspond alors a une forme libre, dans la mesure ou elle est accompagnee par une melodie. Au-dela de toute forme de danse ? objective ?, ou les mouvements sont directement imposes par le rythme et ne permettent pas un degre eleve de liberte expressive, cet autre type de danse peut en revanche, en vertu de sa simple correspondance a un mehs, representer de facon plus complete et achevee des ax^fxaTa ; il faut remarquer a ce propos que le terme ax^axa, sur lequel on reviendra, est deja apparu dans la bouche de Socrate, lorsque, dans le passage precedent, il declare qu'il veut apprendre les ? figures ? dont il a ete le spectateur. II faut considerer les mots memes de Socrate, dans le
passage qui esquisse la troisieme forme de danse, celle qui a une nature
superieure:
[4] II se peut, Syracusain, que je sois vraiment quelqu'un qui pense, comme tu le dis. Maintenant, par exemple, je reflechis a la facon dont ce garcon et cette fille
pourraient s'exhiber de la facon la plus facile pour eux, et nous, en meme temps, tirer de leur vue le plaisir le plus intense. Toi-meme aussi, je le sais, tu ne cherches
pas autre chose. Or sauter parmi les lames est une exhibition un peu dangereuse et
non adaptee a un banquet; ecrire et lire sur une roue qui tourne peut certes sur
prendre, mais je n'arrive pas a comprendre quel plaisir cela pourrait procurer; fina
lement, admirer des jeunes gens beaux et en bonne sante, pendant qu'ils plient leur
corps et font la roue, n'est pas plus plaisant que de les contempler au repos. [...] Mais si ces jeunes gens dansaient au son de la flute (npoQ t6v auXov), en imitant les attitudes (ax^fxaTa) que les peintres attribuent aux Graces, aux Heures et aux Nym phes, je pense que cela serait beaucoup plus facile pour eux et que le banquet nous serait plus agreable
a nous-memes2.
Au-dela d'une synthese parfaite entre musique et danse, illustree par la
prescription de Socrate de composer des figures de danse (ax^fxaTa) au son de la flute, ce genre de spectacle plus raffine se fonde encore sur la relation
1. Ibid., II15-16. 2. Ibid, VII 2-3 et 5.
This content downloaded from 200.45.170.1 on Tue, 30 Jun 2015 14:40:49 UTCAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
200 Aldo Brancacci
entre la danse et la peinture : comme un tableau vivant, ce genre de danse
s'efforce en effet de mettre en mouvement les figures (a^u-ocTa) qui per mettent aux peintres de representer des sujets comme les Graces, les Heu
res, les Nymphes. Or il faut remarquer comment une justification esthetique
plus precise de ce type de danse est donnee dans un chapitre important des
Memorables qui rapporte une conversation entre Socrate et le peintre Parrha
sios, et une autre avec le sculpteur Cleiton, qu'il faut peut-etre identifier avec
Polyclete1. La conversation avec Parrhasios presente, en particulier, une
interessante theorie de l'^-do^ propre a la peinture, theorie qu'il est mainte nant necessaire de rappeler. La conversation commence avec une definition
de la peinture comme ? representation des choses visibles? (sixaaia tcov
opouivcov), realisee par le moyen des couleurs et ayant pour objet les corps, et dont la diversite est ramenee a une serie de qualites contraires : concave
convexe, sombre-lumineux, raide-souple, rugueux-lisse, jeune-vieux. Par la
suite, la notion d'imitation, qui a jusque-la un caractere rigoureusement naturaliste, se trouve elargie, puisque son objet ne s'identifie plus aux
acou-ocTa, mais aux xaXa d8y\. Socrate affirme en effet que l'effort du peintre se revele etre celui de faire apparaitre oXa toc acofjiaTa xaXa, c'est-a-dire de
produire des images de corps entierement beaux. Et comme il est difficile de trouver un homme qui soit parfait en chacune de ses parties, le peintre devra
reunir (cruvaysiv), a partir de plusieurs modeles, ce qu'il y a de plus beau en
chacun, pour representer ainsi des ? modeles de beaute ?2. Cela est possible en raison du fait que l'artiste possede en son ame une image (sfficoXov) qu'il essaie de visualiser, en rendant l'objet represente le plus semblable possible (ofxoLov) a cette image (slScoXov). Cette theorie est formulee dans un passage du Banquet concernant l'art du peintre et du sculpteur3; cela confirme l'existence d'un lien entre tous ces passages ayant pour sujet l'esthetique.
Toujours dans le dialogue avec Parrhasios, Socrate essaie de faire un autre
pas en avant, en posant l'exigence d'elargir le domaine de la \A\xt\gic, a la
sphere du caractere moral de l'ame (to ryjg ̂ uX*k ̂0<^)- H demande alors au peintre s'il est possible d'imiter le trait qui inspire le plus de confiance
(ttl-davoTaTov), qui est au plus haut point agreable (t^Slgtov), amical
(cpiXixcoTaTov), desirable (TroftsLvoTocTov), aimable (IpaafjiLcoTaTov). Face a
l'etonnement de Parrhasios, qui demande comment on pourrait imiter ce
qui n'a pas de proportion ni de parties ni de couleurs, qui n'a aucune qualite physique, et qui n'est meme pas visible, Socrate enonce une theorie de
l'Vj'dcx; du peintre selon laquelle les diverses qualites morales - magnanimite
et dignite, etroitesse d'esprit et servilite, moderation et sagesse, insolence et
vulgarite -
apparaissent (StacpaivsLv) aussi bien au moyen de l'expression (Sloc too 7rpoaco7rou) qu'au moyen de l'attitude (Sloc tc5v ax^(JtaTcov) des hommes,
1. Cf. Mem. Ill 10, 1-8. Pour une analyse detaillee de ces deux conversations, cf. Bran cacci (1995) (cf. aussi Brancacci (1997) pour une version legerement remaniee de la meme
etude). 2. Cf. Mem. Ill 10, 1-2. 3. Ci.Banq. IV 21.
This content downloaded from 200.45.170.1 on Tue, 30 Jun 2015 14:40:49 UTCAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
Socrate, la musique et la danse. Aristophane, Xenophon, Platon 201
que ceux-ci soient immobiles (Icttcotoov) ou en mouvement (xivouuivoov)1. Les figures de la danse ne sont pas immobiles comme celles de la peinture, mais en mouvement: elles en partagent neanmoins le statut esthetique, et la theorie de Y ethos pictural developpee dans les Memorahles fournit une justifi cation esthetique qui vaut aussi pour la conception de la danse developpee dans le Banquet. Les ? figures ? en question sont par ailleurs designees par le meme terme: il ne faut pas oublier que a/y^aTa, terme technique de la
peinture, s'applique aussi a la danse, dont les elements constitutifs sont les
8e??si?, gestes indicatifs, les cpopou, mouvements, les ax^aTa, figures de danse2.
Nous disposons maintenant de l'ensemble des cles necessaires a
l'interpretation du grand tableau final du Banquet combat a la danse. II s'agit de la celebre pantomime evoquee a la fin de l'ceuvre de Xenophon, et qui aurait ete reellement representee a la fin du banquet qui se deroule dans la maison de Callias. Cette pantomime a ete preparee et realisee par le Syracu sain a partir des criteres esthetiques formules par Socrate qui en est done le vrai metteur en scene. Le Syracusain en resume brievement le theme aux
spectateurs : Ariane est sur le point de rentrer dans la chambre nuptiale pre paree pour Dionysos et pour elle ; survient alors Dionysos, qui s'etait arrete
pour boire avec les dieux ; il rejoindra Ariane et ils feront Pamour ensemble3. Voici la description:
[5] Voici qu'Ariane, habillee en epouse, s'avanca et s'assit sur le siege. Lorsque Dionysos etait encore invisible, la flute entonna le rythme bachique. Et tous admire rent ici le maitre de danse, car, lorsqu'Ariane l'entendit, elle fit comprendre a chacun
qu'elle Pavait entendu avec plaisir: elle le fit comprendre par ses gestes. Elle n'alla pas a sa rencontre, elle ne se leva meme pas, mais il etait clair qu'elle avait du mal a ne pas
bouger. Lorsque Dionysos la vit, il dansa pres d'elle en homme amoureux, s'assit sur ses genoux et, la prenant entre ses bras, lui donna un baiser. En maitrisant sa honte, elle aussi l'embrassa a son tour avec tendresse. Les spectateurs alors applaudirent tous ensemble et reclamerent un ? bis ?. Alors Dionysos fit lever Ariane et, apres, ils
se montrerent dans rattitude des amants qui se donnent des baisers et des caresses
reciproques. En voyant la beaute de Dionysos et la delicatesse d'Ariane, et qu'ils se donnaient reellement des baisers, et non de facon feinte, tous resterent a regarder, saisis d'une emotion violente (avsTTTspcoptevot.). Et ils entendirent Dionysos deman
der a la jeune fille si elle Taimait, et celle-ci jurer que e'etait le cas, de facon telle que non seulement Dionysos mais tous les spectateurs auraient jure que le garcon et la
fille s'aimaient Tun Tautre. II semblait qu'ils ne prenaient pas cette attitude parce qu'ils Tavaient apprise, mais parce qu'ils voulaient satisfaire un desir ancien4.
Socrate aussi est done capable de faire de la danse, qui est un des ? fon dements ? (ap^aQ de Tart tragique, un spectacle de valeur artistique parfaite,
1. Cf. Mem. Ill 10, 3-5. 2. Cf. Plutarque, Questions conviviales, IX 15, 2. Cf. a ce propos Esteve (1902), p. 52, n. 3.
Sur les axYjfjLaTa de la danse, cf. Sechan (1930), p. 64-67. 3. Cf.5^.VII2. 4. Cf. ibid., IX 3-6.
This content downloaded from 200.45.170.1 on Tue, 30 Jun 2015 14:40:49 UTCAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
202 Aldo Brancacci
en combinant la danse et la musique, tout comme le fait le drame attique, et en combinant la danse et la peinture, comme cela aussi etait requis par le
genre, bien que dans une perspective differente, puisque les decors des sce nes tragiques et comiques etaicnt peints. Mais Socrate ne le fait pas dans le
style austere et hieratique de la danse tragique des drames d'Eschyle, ni dans le style tout aussi grave et digne que Platon recommande dans les Lois, lors
qu'il parle de la danse d'un point de vue theorique, mais dans le style dune ? danse de chambre ? raffinee, genre que Socrate oppose deliberement au
genre ordinaire des ? danses de banquets ?1. Le principe esthetique qui sous
tend la pantomime tres soignee de la fin du Banquet est visiblement celui de la ui[ry)ai<;, a laquelle le Socrate de Xenophon confere, de facon tout aussi
evidente, une valeur positive. Limitation est appliquee aussi bien a la
musique qu'a la danse. La flute qui execute un rythme bachique ? repre sente ? Dionysos, et le represente justement, avec une finesse extreme, alors
meme qu'il est encore absent de la scene ; elle annonce ainsi son arrivee. La danse ? represente ? les emotions des personnages
- plaisir, trouble, honte,
ardeur, desk -, aussi bien par les gestes que par les figures. Le modele
emprunte pour la representation, du fait qu'il est tire de la peinture, implique aussi une imitatio au carre, puisque la danse elle-meme est presentee comme une imitation de la peinture ; et la raison en est evidente : elle intensifie les emotions de la peinture, en conferant aux figures la vie des corps en mouve
ment, dont les effets (et les affections) apparaissent comme parfaitement reels, et le sont en fait. Ce point nous ramene encore une fois aux conversa tions des Memorables autour de l'esthetique, et cette fois-ci au dialogue avec
Cleiton, dont le theme est la sculpture. Dans cette conversation, Socrate
pose pour commencer les concepts du beau, de la nature ou de Tart comme
representant l'objet propre de la sculpture ; il insiste ensuite sur le theme de to ^cotixov <pa?ve(rftai, c'est-a-dke sur l'effet particulier de beaute que le
sculpteur est capable d'obtenir, pour fake apparaitre ses statues pleines de
vie, plus semblables aux vivants reels et, de cette facon, plus credibles
(TTL'Q'avcoTspa); il indique ensuite que le but ultime de la sculpture se trouve etre la capacite de representer les emotions (tz6&v\) des corps, represented en train d'accomplir des mouvements d'une intensite particuliere; il s'agit, au bout du compte, de representer exterieurement (tco zi&zi npoozix&Zziv) l'activite meme de Fame (toc ty)<; ̂u%t}^ Ipya)2. Or il est evident que cela est aussi le but de la pantomime de la fin du Banquet: representer avec le maxi
mum d'intensite les emotions des corps (peints et) representes comme
pleins de vie et de mouvement, pour faire apparaitre ainsi les mouvements de Tame. II faut preciser que cette representation induit a son tour le maxi mum de participation et d'admkation chez les spectateurs, qui regardent comme ensorceles, sous Temprise d'une emotion violente (avaTCTspcofxevot). Aux nift-fi objectifs des corps sculptes, qui appartiennent a l'ceuvre d'art et
1. Sur ces types de danse, cf. Moutsopoulos (19892), p. 15-155. 2. Cf. Mem. Ill 10, 6-8. Sur ce passage, cf. Brancacci (1995), p. 117-120.
This content downloaded from 200.45.170.1 on Tue, 30 Jun 2015 14:40:49 UTCAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
Socrate, la musique et la danse. Aristophane, Xenophon, Platon 203
dont il est question dans les Memorables, et qui se transforment selon le Ban
quet fans les 7ua,d7] des corps en mouvement de la danse, s'associent mainte nant les ? emotions ? subjectives des spectateurs, qui resultent de la vision du spectacle. Mais il y a aussi un autre aspect par lequel la pantomime du
Banquet nous ramene aux conversations sur l'esthetique dans les Memorables, et en particulier a celle avec Parrhasios. La conclusion de cette conversation est que si la peinture a pour but d'imiter les caracteres moraux manifestos
par l'expression et par les attitudes humaines, le plus grand plaisir procure par la peinture doit consister dans la contemplation d'hommes dont Faspect manifeste des traits beaux, bons et dignes d'amour (xaXa xal ayafta xal
aya7U7]Ta ̂ {b))1. Avec cette definition, on saisit le type de fusion qui englobe les spheres ethique et esthetique d'une part, et erotique d'autre part, fusion
qui caracterise les interets et la trame du Banquet en general, et qui se trouve resumee ou en fait represented par la pantomime finale.
Ill
Dans les vers 1491-9 des Grenouilles, Xaprosdoketon de la mention finale d'un Socrate desceuvre represente dans rintervention finale du chceur un
trait comique isole : mentionner un personnage comique (ce qu'est Socrate chez Aristophane2) dans un discours de haute tenue ethico-politique est en
soi un aprosdoketon comique. Ce trait permet d'expliquer le caractere
comique de la reponse de Xenophon, ou plutot de sa source socratique, qui montre Socrate comme un expert dans le domaine de la danse et comme un
danseur lui-meme. On peut encore percevoir le theme comique dans un
passage du Banquet qui suit immediatement celui ou Socrate dit vouloir
apprendre du Syracusain les figures de la danse et vouloir danser lui-meme, ce qui, par ailleurs, suscite immediatement le rire des convives :
[6] Alors Socrate repliqua, avec un visage tres serieux : Riez-vous de moi, dit-il, parce que je veux m'exercer pour mieux preserver ma sante, pour manger et dormir
plus facilement ? Ou parce que je desire pratiquer ces exercices et non seulement ceux par lesquels les coureurs developpent seulement leurs jambes, alors que leur torse reste grele,
ou les lutteurs developpent leur torse, alors que leurs jambes res
tent greles, en exercant au labeur le corps entier, pour qu'il s'accroisse de fac^on har
monieuse dans toutes ses parties ? Ou riez-vous parce que je n'aurai pas besoin de
me trouver un camarade d'exercice, ni de me deshabiller, a mon age, au milieu des
autres, mais il me suffira d'une chambre capable de contenir sept iits, comme cela a
1. Cf. ibid. Ill 10, 5. 2. On peut rappeler
- hormis, naturellement, la representation de Socrate dans les
Nuees ? les v. 1282-1284 des Oiseaux (= SSRI A 5), ou il est question des hommes qui ?lais saient pousser leur tignasse, supportaient la faim, / vivaient dans la salete, socratisaient
(scroxpaTwv), portaient des gourdins?; et, dans la meme piece, les v. 1553-1556
(= SSR I A 6), ou il est dit que ? pres des Sciapodes il y a un lac / ou Socrate, qui ne se lave
jamais, / evoque les esprits ?.
This content downloaded from 200.45.170.1 on Tue, 30 Jun 2015 14:40:49 UTCAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
204 Aldo Brancacci
suffi a ce garcon pour qu'il transpire, et je pourrai done m'exercer pendant Phiver a Pinterieur et, lorsque la chaleur est excessive, a Pombre ? Ou riez-vous parce que je veux reduire a ses justes proportions mon ventre, plus gros que la norme ? Ne savez-vous pas que, il y a quelques jours, Charmide, ici present, me surprit le matin en train de danser P1.
Strauss a remarque que le rire est un des grands themes du Banquet1. Mais il faut ajouter que non seulement Socrate oppose au rire des convives le serieux de ses propres arguments sur la necessite de danser, mais que ces
arguments ? serieux ? - presented encore une fois dans un registre ?leger ?, et qui redevient meme ? comique ? dans l'intervention de Charmide, qui confirme le reck de Socrate, tout en fournissant d'autres details3 ? cachent une serie de contenus philosophiques, bien que ceux-ci soient exprimes avec une legerete deliberee, et sur un ton allusif, ironique et litteraire. Le ?labeur? auquel Socrate fait allusion rappelle un theme caracteristique d'Antisthene et de sa representation de Socrate, mais qui a du caracteriser aussi le Socrate historique, puisque ce theme, ou d'autres themes sembla
bles, font l'objet de references explicites chez Platon et chez Xenophon4. La reference a 1'? harmonie ? sous-entend que cette harmonie est surtout inte
rieure, qu'elle est harmonie de l'ame. Le theme des ?justes proportions ? -
qu'on rencontre aussi dans la troisieme conversation de Memorables, III 10, celle menee avec le fabricant de cuirasses Pistias - fait allusion a la juste pro portion realisee par la <jc*)<ppo<juv7), meme si, avec un effet proprement comique, Socrate lui-meme rapporte cette juste proportion a son propre ventre. Socrate nous fait rire, pourrait-on dire, comme le font les auteurs
comiques ; mais a la difference de ceux-ci, Socrate prononce des paroles qui cachent un enseignement utile, voile, qui nous invite a la reflexion. Et e'est Socrate lui-meme en effet qui, dans le passage ou il envisage pour la pre miere fois un nouveau style de danse, plus reflechie, se definit comme eppov ti<jty)<;, bien qu'avec
une nuance de doute.
Tout cela constitue une reponse raffinee, gaie et subtile a la representa tion de Socrate par Aristophane, une reponse qui n'est ni hargneuse ni hos
tile, mais legere dans le ton comme dans le contenu. II s'agit aussi d'une
reponse subtilement polemique a l'auteur comique qui avait oppose dans les Grenouilles la ? paresse ? de Socrate a la vo[jio6?<na engagee du poete civique, et, implicitement, les discours pretentieux et les bavardages de Socrate aux
1. Banq. II 17-19. Sur ce passage, voir le commentaire de Huss (1999), p. 146-156. 2. Cf. Strauss (1994), p. 12. Cf. aussi Huss (1999), p. 381-409. 3. Cf. Banq. II 19: ?Cest tout a fait vrai, par Zeus, confirma Charmide: et, tout
d'abord, je fus surpris et craignis que tu ne fusses devenu fou ; mais lorsque tu me donnas des raisons comparables a celles que tu viens maintenant d'evoquer, je ne cfis pas que moi aussi, revenu a la maison, me mis a danser - car cela je ne Pai jamais appris ?, mais je commencai
quand meme a mouvoir mes mains en cadence : cela je savais le faire. ? 4. Pour la EcoxpaTixT) iayyc, dont parlait Antisthene, cf. Diogene Laerce, VI 11
(= SSR V A 134). Pour la capacite extraordinaire de Socrate a supporter la fatigue, on peut rappeler l'eloge d'Alcibiade dans Platon, Banquet 220 a-d. Pour la temperance et la continence de Socrate, cf. Xenophon, Mem. TV 5.
This content downloaded from 200.45.170.1 on Tue, 30 Jun 2015 14:40:49 UTCAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
Socrate, la musique et la danse. Aristophane, Xenophon, Platon 205
vers sublimes d'Eschyle. Cela nous parait etre confirme aussi par la refe rence faite par Xenophon, dans un autre passage du Banquet, et cette fois-ci de fagon explicite et affichee, a la representation de Socrate dans les Nue'es
d'Aristophane. Ce passage aussi, malgre son importance, n'a eu que peu d'echos chez les commentateurs, et il faut pour cela bien se le remettre a
l'esprit:
[7] Lorsque le Syracusain vit que, a Toccasion de ces echanges, personne ne pre tait plus attention a ses spectacles, mais qu'ils s'amusaient entre eux, il fut pousse par sa jalousie a dire a Socrate :
? Mais, Socrate, n'es-tu pas appele savant (cppovxto-T^) ? ? Cela vaut mieux, repondit-il, que d'etre appele ignorant. ? Oui, pourvu que tu n'apparaisses pas comme savant des choses d'en haut
(tcov (jLeTscapcov)! ? Connais-tu, repondit Socrate, quelque chose de plus haut que les dieux
(fX?T?tOpOT?p6v Tl TtOV $"?COv) ? ? Mais ce n'est pas de ceux-ci qu'on dit que tu t'occupes, mais de choses hau
tement inutiles (tcov ava)9?X?<TTaTO)v)! ? Mais meme ainsi, je m'occuperais des dieux : c'est d'en haut (ocvco'&ev) qu'ils nous envoient la pluie, d'en haut (ocvco'&ev) la lumiere. Si je dis des bons mots, c'est toi qui me provoques. ? Laissons cela, repliqua le Syracusain, et dis-moi plutot de combien de sauts de puces tu es eloigne de moi: on dit que tu es expert dans ce genre de calculs (y?co [X?Tp?Lv). ? Alors Antisthene se tourna vers Philippe et dit: Toi, qui as vraiment un don formidable pour faire des comparaisons, ne te semble-t-il pas que cet homme res semble a quelqu'un qui veut etre insolent P1.
On trouve dans les propos du Syracusain, et cela en des termes extreme ment precis, Techo de l'image deformante qu'Aristophane avait donnee de Socrate dans les Nue'es, et des accusations portees dans la piece : se presenter comme un savant2, s'occuper des phenomenes celestes (toc fxsTscopa
7rpay[jLaTa)3, etre adroit dans l'elaboration de subtilites et de discours fumeux et inutiles4, s'occuper de questions derisoires comme la longueur du saut d'une puce5. Meme rutilisation par le Syracusain du verbe technique yscou-sTpsTv, pour signifier les mesures etablies par Socrate, s'explique par les vers des Nuees ou sont portes sur scene les instruments de mesure, dont cer
tains representent la geometrie (yscofisxpia)6, d'autres l'astronomie et la car
tographic Le Socrate de Xenophon repond a tout cela avec une replique
1. Banq. VI 6-7. 2. Cf. Nuees, v. 94 (ou il est dit que t|/ux&v docpcov tout ectti 9povTi<7ty)piov), v. 841 (ou
Strepsiade assure a son fils qu'il pourra dans le Pensoir apprendre tout ce qu'un homme peut
3. Cf. ibid., v. 226 ; cf. aussi v. 490 (7cepi twv (xeTewpcov). 4. Cf. ibid, v. 358 (ou Socrate est defini comme ? pretre des plus subtils bavardages ?). 5. Cf. ibid, v. 144-152 (cf. aussi v. 831). Pour d'autres inventions (cppovTtafxaToc) de
Socrate, dans le meme genre, cf. ibid, v. 155-179. 6. Cf. ibid,v. 202.
This content downloaded from 200.45.170.1 on Tue, 30 Jun 2015 14:40:49 UTCAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
206 Aldo Brancacci
elegante : il comprend par exemple le terme ptsTscopa ?
qui dans le propos du Syracusain a un sens physique, pour signifier, comme chez Aristophane, la recherche sur la nature - en un sens spirituel, comme apte a signifier les
dieux (de fa$on a repondre aussi a l'accusation d'atheisme, cruellement
insinuee par Aristophane)1: et il n'est pas necessaire de souligner le fait que
jouer sur le sens des mots reprend une pratique bien connue chez Aristo
phane lui-meme. Le Socrate de Xenophon etablit aussi des assonances entre
les mots, pour introduire de facon allusive des sens nouveaux: a
l'accusation de s'occuper de choses tout a fait inutiles (avcocpsXscrraTa), il
repond en reprenant partiellement le mot utilise par le Syracusain, avec le
mot avooftsv (? d'en haut?), qui fait de nouveau allusion a Faction provi dentielle des dieux. La reponse a l'accusation de s'occuper de questions ridi
cules, telle la longueur du saut d'une puce, appartient ensuite au fidele et
impetueux disciple de Socrate, Antisthene, qui accuse franchement le Syra cusain d'insolence. Et l'affirmation initiale selon laquelle le Syracusain observe que ? en presence de tels discours, personne ne pretait plus atten
tion a ses spectacles ?, ressemble vraiment a une plaisanterie ironique a
l'egard d'Aristophane, de meme que parait aussi viser l'auteur comique la
remarque selon laquelle les accusations du Syracusain sont le fruit d'une
?jalousie ?. Bref, le Syracusain apparait dans cette page du Banquet comme
une transposition allusive d'Aristophane. Cela est confirme par un autre
texte, deja cite, et sur lequel il vaut la peine de s'arreter encore un instant:
?II se peut, cher Syracusain, que, comme tu le dis, je sois vraiment un penseur (cppovTwro^).?
II est opportun de rappeler que 9povTt.(7Tr]^ et les termes apparentes ? il
suffit de penser au celebre OpovTio-T/jpiov - sont ceux qu'Aristophane
emploie de facon reguliere et insistante dans les Nuees, pour signifier la pre tendue et subtile intelligence de Socrate2. Et le Socrate de Xenophon, en uti
lisant l'expression ? comme tu le dis ?, renforce l'allusion. Un dernier signal, que Xenophon, ou sa source socratique, a voulu nous adresser de facon
deliberee, pour rendre encore plus apparente la reference a Aristophane, se
trouve finalement dans l'eloge inattendu du vin, eloge que Socrate adresse aux convives a un moment donne. Le modele litteraire de ce passage est evi
1. En appelant Socrate EcaxpdcTYjc; 6 M^Xio<; (v. 830), avec un renvoi evident a Diagoras de Melos, connu pour son atheisme.
2. La semantique de 9povTi?eiv, 9povTicrnf]c;, 9povTL<; est largement utilisee dans les
Nuees pour caracteriser Socrate, ses disciples et le milieu de son ecole. L'ecole meme est
emblematiquement appelee, comme on le sait bien, OpovTian^piov {Pensoir): cf. v. 94, 128,
142,181,1144,1487. Le disciple de Socrate qui se trouve dans le Pensoir affirme que Strep siade, en frappant violemment a la porte, a fait avorter la pensee (9povTiS', v. 137) qu'il avait
con^ue. Socrate lui-meme, dans son autorepresentation, utilise comme termes apparemment
techniques to voYjpia xal tt)v 9povTiSa (v. 229), et declare avoir melange ?la pensee subtile ?
avec l'air qui lui est semblable. Au v. 266, Socrate demande aux Nuees de se montrer au pen seur (ty] 9povTi<7Tyj), qui est alors Strepsiade, et au v. 414 le coryphee demande a Strepsiade s'il est (jLVYjfjicov et 9povTi<7T7j<;. Le terme 9povTi<r[jia designe, par exemple au v. 155, une des ?inventions ? de Socrate. Et on pourrait citer d'autres exemples.
This content downloaded from 200.45.170.1 on Tue, 30 Jun 2015 14:40:49 UTCAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
Socrate, la musique et la danse. Aristophane, Xenophon, Platon 207
demment l'eloge du vin fait par Aristophane dans les Cavaliers, mais, pour rendre Pallusion plus evidente, Socrate insere au debut meme de son dis cours une citation discrete du texte d'Aristophane, comme cela apparait si on compare les deux passages :
As-tu le courage de mepriser le vin ?/ De nier qu'il stimule l'invention ?/ Sais tu trouver quelque chose qui pousse a Faction plus que le vin ?/ Tu le constates :
lorsqu'ils boivent, les hommes deviennent/ riches, ils font d'excellentes affaires, ils
gagnent leurs proces; / sont heureux, aident leurs amis. / Va done aussitot me chercher un conge de vin : / je veux arroser mon cerveau (tov vouv IV apSco), / dire
quelque chose d'intelligent (Cavaliers, v. 90-96). Je veux boire moi aussi, mes amis ! En fait le vin, en arrosant nos ames (apScav
Tccq ̂u^ac;), apaise les soucis, comme la mandragore les hommes, et, en meme
temps, reveille l'affabilite (cpLAocppotfuva*;), comme l'huile la flamme. Mais il me semble que le corps humain ressemble beaucoup aux plantes: celles-ci, quand le dieu les abreuve trop genereusement, ne
parviennent pas a rester droites ni a etre
aerees par le souffle de Pair; quand, au contraire, elles boivent a leur gout, alors elles
poussent droites, elles fleurissent et parviennent a produire leurs fruits. De meme nous aussi, si nous avalons trop de Hquide, notre corps et notre intelligence
com
mencent aussitot a vaciller, nous ne parviendrons pas a souffler et moins encore a
produire des mots : mais si les esclaves, en nous exprimant a la facon de Gorgias, nous radministrent par doses frequentes et dans de petits verres, il ne nous montera
pas a la tete (pis'duetv) de facon violente, mais, a son invitation gentille, nous nous
disposerons doucement a la belle humeur (7rouyviG)8e<7t?pov) (Banq. II 24-26).
On remarque que, conformement au propos de Socrate dans l'ensemble du Banquet, Teloge du vin, qui dans la bouche de l'esclave des Cavaliers est une franche invitation a Fivresse, dont depend la reussite en toute sorte
d'actions, se transforme en une invitation a la moderation, rejetant l'exces du (jis^oslv et disposant a la cpiXocppoauvT), a un etat d'esprit TraLyvLcoSsaTspov.
IV
On dit et on repete depuis toujours que Socrate n'a rien ecrit. Mais Cebes affirme dans le Phedon que Socrate a compose dans sa prison des poe mes, mettant en vers et en musique les fables d'Esope et un hymne a Apol lon. Cette singuliere activite poetique et musicale est presentee comme un
fait a la fois connu et discute, et s'accompagne d'une reference appuyee a
Evenos de Paros, rheteur, mais aussi poete elegiaque, reference qui cache
peut-etre des complexites que nous sommes incapables de decrypter1. Dion
Chrysostome affirme connaitre, a son epoque encore, un pean de Socrate a
Apollon et a Artemis - qui correspond certainement a l'hymne a Apollon
dont il est question dans le Phedon et il precise qu'il s'agit ? du meme
hymne que je chante encore moi-meme ?2. A son tour, Diogene Laerce, pui
1. Cf. Phedon,Wd 2. Dion Chrysostome, Discours, XLIII 10 (= SSR I C 121).
This content downloaded from 200.45.170.1 on Tue, 30 Jun 2015 14:40:49 UTCAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
208 Aldo Brancacci
sant dans une tradition ancienne, affirme que Socrate ? parvenu a un age avance, apprit a jouer de la lyre, en disant qu'il n'est aucunement etrange
d'apprendre ce qu'on ignore ?1. II faut finalement rappeler toute la tradition, solidement fondee, d'apres laquelle Socrate se fit dans son vieil age l'eleve du cythariste Connos. Cette tradition doit remonter a un dialogue socratique que nous sommes incapables d'identifier2 et qui, probablement, repondait lui aussi a l'ironie et au sarcasme des auteurs comiques, au sujet d'un episode probablement reel de la vie de Socrate3.
Mais encore plus important est le fait qu'Athenee, le plus grand erudit de l'Antiquite, nous ait transmis des vers de Socrate appartenant, tres vrai
semblablement, a ceux que le philosophe composa, pour la premiere fois de sa vie, lorsqu'il se retrouva en prison. Voici ce que dit Athenee :
[8] Autrefois, le genre de danse qui etait execute par les chceurs avait une forme de dignite, en imitant, pour ainsi dire, les mouvements d'une personne en armes. Socrate lui-meme affirme done dans ses vers que les meilleurs danseurs sont aussi
les meilleurs guerriers, en disant: ? Ceux qui honorent le mieux les dieux dans la danse sont aussi/ les meilleurs a
la guerre. ?4
Nous n'allons pas souligner le paradoxe apparent qui resulte du fait que tout ce qui nous a ete transmis de Socrate, tout ce qu'il a ecrit, est de la poesie - un fait auquel il nous semble qu'on n'a pas prete suffisamment attention.
Nous nous limitons a remarquer que ces vers donnent un fondement et une credibility additionnels a la representation de Xenophon, lequel met la danse au centre des interets de Socrate. Ces vers montrent que Xenophon doit etre tres pres du Socrate historique, et que celui-ci par ailleurs doit avoir
developpe une reflexion vraiment approfondie sur la danse, puisque l'eloge de la danse en armes, de la danse pyrrique, nous entraine dans une dimen sion ethico-esthetique qui est encore differente de la pantomime du Banquet, legere et raffinee.
1. Diogene Laerce, II 32 (= SSRI D 1). 2. Cf. Ciceron, Adfamiliares, IX 22, 3 : ? Un cithariste tres connu, habituellement appele
Connos, apprit a Socrate a jouer de la cithare ?; on trouve plus de details dans le temoignage de Valere Maxime, VIII 7 ext. 8 ; et Sextus Empiricus, Adv. Math., VI 3. Mais le passage le
plus important est celui de Maxime de Tyr, Dissertations, XXXVIII 4: ?Je t'entends souvent
dire, Socrate, que tu mets la science au-dessus de tout [...] et toi-meme, a ton age, tu suis ses traces et il ne te suffit pas d'elle comme maitresse, mais tu apprends de Diotime Tart d'aimer, de Connos la musique, d'Evenos la poesie, d'Ischomaque ragriculture et de Theodore la geo metric.? Uaffkmation initiale (?je intends souvent dire, Socrate?) renvoie a ce que Maxime de Tyr pouvait lire dans la litterature socratique qu'il connaissait: dialogues de Pla ton et d'autres Socratiques. L'enumeration qui suit confirme cette interpretation: alors que la reference a Diotime fait reference au Banquet platonicien, la mention de Connos renvoie a un
dialogue socratique qui ne nous est pas connu, celle d'lschomaque renvoie a YEconomique de
Xenophon, et celle de Theodore au Theetete. Pour la mention d'Evenos, cf. infra, p. 209 n. 1. 3. On peut rappeler que dans le concours comique de 422, le meme ou furent represen
tees les Nuees, Ameipsas presenta une piece intitulee Connos (d'apres le nom du maitre de
musique de Socrate), qui devak done avoir un but analogue a celui de la comedie
d'Aristophane. 4. Athenee, XIV 628 e (= SSR I C 143).
This content downloaded from 200.45.170.1 on Tue, 30 Jun 2015 14:40:49 UTCAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
Socrate, la musique et la danse. Aristophane, Xenophon, Platon 209
Mais revenons au Phedon, et considerons la reponse du Socrate platoni cien a Cebes, lorsque celui-ci demande ce qu'il devra repondre a Evenos1, si ce dernier l'interroge a nouveau sur les raisons qui ont amene Socrate a
composer en prison de la poesie et de la musique :
[9] Dis-lui la verite, Cebes : que je les ai composees non dans le but de faire de la concurrence a lui-meme ou a ses poemes
? je savais que cela n'aurait pas ete facile
mais pour verifier le sens de certains reves et m'enlever tout scrupule, pour le cas ou il se serait agi la de la musique ([xoiktixtqv) que ces reves souvent me commandaient de composer. Voila ce qu'il en est: souvent dans ma vie j'ai ete visite par le meme
reve, qui m'apparaissait sous une forme ou l'autre, mais en disant toujours la meme chose : ? Socrate, compose et fais de la musique.?Je supposais autrefois que le reve m'exhortait et poussait a faire justement ce que j'etais en train de faire et que, tels ceux qui incitent les coureurs, le reve me poussait a faire ce que j'etais en train de
faire, c'est-a-dke a composer de la musique : la philosophie est la musique supreme (&c, <piAo<Tocpta^ [xsv ou<7Y)(; fjisytaryjc; fj.ou<7ixyj<;), et j'etais moi-meme occupe a la pra
tiquer. Mais apres le proces et apres que la fete du dieu eut empeche que je meure
aussitot, il m'est apparu, pour le cas ou le reve m'aurait recommande souvent de
composer de la musique au sens ordinaire (ttqv &r)fjico$7) fxouatxTQv), que je ne devais
pas lui desobeir, mais que je devais en composer, et qu'il etait plus sur de ne pas m'en aller avant d'avoir apaise mes scrupules en composant des poesies, pour obeir au reve. J'ai ainsi compose d'abord une poesie pour le dieu dont c'etait la fete; ensuite, apres le dieu, j'ai pense que le poete, s'il veut etre poete, doit composer des recks et non pas des raisonnements (tuoisiv [jiu'doiK; dcXX' ou Xoyoix;), et que je n'etais
pas moi-meme expert en recks (xai olutoq oux ^ [xu-doXoyixoc;). J'ai done mis en vers les recks (fzu'&oix;) que j'avais sous la main, en les connaissant par cceur, ceux
d'Esope, les premiers auxquels j'ai pense2.
A la lumiere de l'analyse menee jusqu'ici, nous croyons pouvoir affirmer
que la reference au reve est un moyen, riche par ailleurs en signification, qui permet a Platon de repondre a l'accusation, adressee par Aristophane a
Socrate, de negliger la musique -
injure supreme dans la bouche d'un Grec.
1. La reference a Evenos presente un interet particulier en ce debut du Phedon; en outre, elle ne semble trouver une explication adequate ni dans Peconomie du dialogue ni, en gene
ral, dans l'ceuvre de Platon, ou Evenos joue un role rninimal. Par ailleurs, la mention d'Evenos dans le passage de Maxime de Tyr (cite supra, p. 208 n. 2) ne saurait etre interpretee comme un renvoi a ce passage du Phedon, car Maxime, qui est evidemment en train de dresser une liste de dialogues socratiques qu'il connait, affirme que Socrate a appris la poesie aupres d'Evenos : mais rien de semblable n'est dit dans le Phedon platonicien, ou c'est au contraire Evenos qui demande des renseignements sur l'activit6 litterake et musicale de Socrate, lequel lui fait comprendre qu'il n'est pas interesse par la poesie en elle-meme, et qui fait meme dire a
Evenos que, si celui-ci etait reellement philosophe, il devrait mourir, comme Socrate lui meme s'apprete a le fake (61 bl-S). Tout cela nous induit a penser que Platon repond a sa
maniere, et selon son genie, a un dialogue socratique dont Maxime nous conserve le souvenk et dans lequel Socrate dialoguait avec Evenos sur la poesie et ou il se presentait, de facon ko
nique ou non, comme apprenant la poesie du poete elegiaque. A ce portrait de Socrate, Pla ton se preoccupe de repondre avec une petite allusion, au debut du Phedon, remettant ainsi les
choses a leur place. On remarque par ailleurs, en [9], la declaration de Socrate selon laquelle il
n'aspke pas a devenk le concurrent d'Evenos, et son attitude konique au sujet de la difficulte
d'une telle tentative. 2. Phedon, 60 dl - 61 bl.
This content downloaded from 200.45.170.1 on Tue, 30 Jun 2015 14:40:49 UTCAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
210 Aldo Brancacci
Le reve recurrent montre au contraire que Socrate a toujours reflechi a la
(jtooaixT), mais que, de la prescription a composer et a faire de la musique, il a
donne une interpretation plus profonde, en operant une transformation radicale du concept meme de (jiougixy). La musique supreme est la philo sophic, et Socrate ne merite pas le reproche que lui fait Aristophane: la
musique au sens ordinaire n'est qu'une 8t][jlco87]^ (jlouglxy), une ? musica vulga rise au-dessus de laquelle regne une u-syiaTY) (jlooo-lxy). Tout en remarquant qu'une telle transformation aurait fait fremir Aristophane, il faut dire que la deuxieme partie du passage platonicien merite elle aussi notre attention : elle confirme l'impression d'une reponse de Platon a l'auteur comique, d'une facon voilee, mais en un autre sens meme trop explicite. Platon tend (en apparence) la main a Aristophane, en affirmant, et cela en adherant sans doute pleinement lui-meme au contenu des paroles qu'il met dans la bouche de Socrate, que le poete, s'il est un vrai poete, doit composer des (jio'doi et non des Xoyoi. Et comme Socrate n'est expert que dans ces derniers, il a
entrepris, pour apaiser ses scrupules, de mettre en musique et en vers les
premiers [xoftoL auxquels il a pense, ceux que lui-meme, comme tous les
Grecs, connaissait par coeur, c'est-a-dire les fables d'Esope. Le partage des
champs reste done clair, et la hierarchie immuable: au poete le [jiu'Qo^, au
philosophe les Xoyoi, et ?l'ancien conflit entre philosophic et poesie))1 se conclut avec un divorce, sanctionnant une nouvelle primaute. Defendre Socrate contre l'accusation d'Aristophane ne signifie done pas, pour Platon, maintenir qu'il fut ptouaixo^, en depit des apparences, ou qu'il sut concilier
musique et philosophic, comme dans le cas du Socrate de Xenophon, mais reaffirmer encore une fois les raisons pour lesquelles il fut <$>ikoGoq>oc? et, par la, la position hierarchiquement dominante de la philosophic
Aldo Brancacci
(Universita di Roma Tor Vergata). Traduit de I'italien parM. Christiansen.
1. Republique, X 607 b 5-6.
Bibliographie
Andrewes A. (1974), ?The Arginousai Trial?, in Phoenix (27), p. 112-122.
Arrighetti G. (1944), ? Socrate, Euripide e la tragedia. Aristoph. Ranae 1491-1499 ?, in Storia poesia e pensiero nel mondo antico, Studi in onore di Marcello Gigante,
Naples. Brancacci A. (1995), ? Ethos e pathos nella teoria delle arti. Una poetica socratica
della pittura e della scultura?, in Elenchos (16), p. 103-127; reproduit, avec de legeres modifications, sous le titre ? Socrate critico d'arte ?, in G. Giannan toni & M. Narcy (ed.), Le^ioni Socratiche (? Elenchos ?, XXVI), Naples, 1997, p. 121-151.
This content downloaded from 200.45.170.1 on Tue, 30 Jun 2015 14:40:49 UTCAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
Socrate, la musique et la danse. Aristophane, Xenophon, Platon 211
Dorion L.-A. & Bandini M. (2000), Xenophon: Memorables, vol. I: Introduction generate et Livre I, Paris.
Dover K. J. (1993), Aristophanes. Frogs, Oxford. Dubner F. (1842), Scholia Graeca in Aristophanem, Paris. Esteve J. (1902), Les Innovations musicales dans la tragedie grecque d I'epoque dEuriplde,
these, Nimes.
Gelzer T. (1956), ? Aristophanes und sein Sokrates?, in Museum Helveticum (13), p. 65-93.
Giannantoni G. (1962),? La pritania di Socrate nel 406 a.C.?, in Rivista Critica di Sto ria della Filosofia (17), p. 3-25.
Huss B. (1999), Xenophons Sjmposion. Ein Kommentar, Stuttgart-Leipzig. Lapini W. (1997), Commento allAthenaion Polltela dello Pseudo-Senofonte, Florence.
? (1999), ? Panezio e P "altro" Socrate ?, in Elenchos (20), p. 345-358.
Moutsopoulos E. (19892), La mustque dans I'auvre de Platon, Paris. Muhll P. von der (1983),?II simposio greco ?, in M. Vetta (ed.), Poesia e simposio nella
Grecla antica, Rome-Bari, p. 3-28.
Murray O. (ed.) (1990), Sympotica. A symposium on the Symposion, Oxford. Paduano G. (1996), Aristofane. Le rane, Milan. Radermacher L. (1967), Aristophanes ?Frdsche?, III Aufl. von W. Kraus, Graz-Wien
Koln.
Reinach S. (1916), ? Panaitios critique ?, in Revue dephilologle (40), p. 201-209. Rossi L. E. (1983), ?I1 simposio greco arcaico e classico come spettacolo a se
stesso ?, in Atti del VII Convegno di studio. Spettacoll conviviali dallAntichita classlca
al'400, Viterbo, p. 41-50. Sechan L. (1930), La danse grecque antique, Paris. Snell B. (1963), Die Entdeckung des Geistes. Studien %ur Entstehung des europdischen Den
kens bel den Griechen [1946], Hamburg; trad. ital.: La culturagreca e le originl delpen slero europeo [19552], Turin.
Sorbom G. (1966), Mimesis and Art. Studies in the Origin and Early Development of an Aes thetic Vocabulary, Uppsala.
Strauss L. (1966), Socrates and Aristophanes, New York - Londres ; trad, franc;.: Socrate
etAristophane, Combas, 1993. ?
(1994), Presentation du Banquet de Xenophon [1972], in Xenophon: Banquet suivi de
Apologle de Socrate, textes de Xenophon traduits par F. Oilier, presentations par L. Strauss, traduites de Panglais par O. Sedeyn, Paris, p. 9-55.
Vetta M. (1992), ?II simposio : la monodia e il giambo ?, in G. Cambiano, L. Can
fora, D. Lanza (ed.), Lo spa^io letterario della Grecia antica, vol. I: Laprodu^ione e la
circola^ione del testo, 1.1: La polls, Rome, p. 177-218. Wilamowitz-Moellendorff U. von (1910), Einleitung in die griechische Tragodle, Berlin.
This content downloaded from 200.45.170.1 on Tue, 30 Jun 2015 14:40:49 UTCAll use subject to JSTOR Terms and Conditions