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Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 1 azra@almalang.com

JEAN-LUC AZRA azra@almalang.com

FAX : 0081 – 92 – 732 – 05 – 29

Après l’orage Nouvelle, SF, 72 000 signes

Prologue

– Racontez-moi ce qui s’est passé.

– Je ne sais pas. Franchement, je ne sais pas. À un

moment, il y avait un pompier penché sur moi qui répétait :

« Ça va aller, ça va aller ».

– Où étiez-vous ?

– Dans le SAMU.

– Le SAMU ?

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– Oui, le SAMU, quoi... Une camionnette rouge avec une

sirène à deux tons...

– Hmmm.

– J’étais sur la route. Je veux dire : là, sur le bitume. Je

ne pouvais pas bouger. Pourtant je n’ai pas conduit ce jour là,

c’est certain, puisque c’est Dominique qui avait la voiture.

– Dominique.

– Oui. On vit ensemble. On a deux enfants, Lauraine et

Antoine. Dominique était avec eux dans l’Ouest, chez ses

parents.

– La route était mouillée, vous disiez.

– Oui, tout était trempé. Moi aussi, comme si j’avais

passé des heures sous la pluie. Les phares des véhicules

faisaient des halos dans l’obscurité. Peut-être qu’il bruinait

encore. J’ai entendu quelqu’un crier. Je sais pas ce que

faisais là, parce que je ne me souviens pas d’avoir quitté

Paris. Est-ce que j’ai marché, est-ce que j’ai pris le train,

franchement je ne sais pas.

Jusqu’à présent, je n’avais pas vraiment osé le regarder, de

peur de voir ce que je craignais de voir. Ce type à la voix

grave, aux tempes argentées, beau à en être chiant. Avec un

menton de star juste à peine pas rasé et des phalanges

poilues sur des mains d’intello.

– Ce n’est pas grave, il a dit. Vous étiez dans un état de

fatigue avancé...

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– Oui, j’avais peu dormi depuis des semaines. Et puis

juste avant que Dominique ne parte avec les enfants, on

s’est disputés. C’est très rare, on ne se dispute presque

jamais.

– Qu’avez-vous fait ces derniers jours ?

– Je ne me sens pas très bien en ce moment. Je suis un

peu mélancolique. Je ne m’occupe presque plus des enfants,

ils se réfugient toujours en bas, chez Madame Martinez.

– Concrètement, qu’est-ce que vous avez fait ?

– J’ai loué des DVD. J’ai passé des nuits à revoir de vieux

épisodes d’ « Hôpital Hôpital ». C’est idiot. Il paraît que je

fais une dépression. Depuis des mois, je passe à nouveau ma

vie dans « Hôpital hôpital ». Je suis en manque de sommeil.

Cette nuit-là sur le coup de trois ou quatre heures, j’ai dû

m’endormir. Je ne me souviens pas de grand-chose.

– De quoi vous souvenez-vous ?

– C’est le premier jour à l’hôpital d’Amy Lowen. À ce

moment elle est encore étudiante en médecine, mais par la

suite elle va laisser tomber et redevenir infirmière.

Il m’a regardé d’un air grave.

J’ai ajouté :

– Enfin, on ne le sait pas encore, on sait seulement

qu’elle est étudiante en médecine. Et puis il y a deux enfants

admis aux urgences ; il y a eu un accident, eux ne sont que

blessés mais leurs deux parents sont morts. J’ai pensé à

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Dominique sur la route avec les gosses. Pendant ce temps-là,

Noam Carlson et Laura Knopf ont été attaqués par un

patient. Laura meurt dans l’épisode suivant. Noam va avoir

des problèmes de drogue, mais ça c’est pareil, je le sais

parce que j’ai déjà vu tous les épisodes jusqu’à la saison

quinze. Ça me fait pleurer à tous les coups, la mort de Laura,

quand elle dit qu’elle ne veut pas être anesthésiée pour être

consciente au moment de sa mort.

– Je voulais dire : de quoi vous souvenez-vous de ces

derniers jours ?

– Ah...

– Votre dispute avec Dominique.

Ce type à la voix grave, aux tempes argentées. Ce type que je

connaissais depuis douze ans, ce type qui était entré dans

mon salon toutes les semaines pendant des années, était là

devant moi. Aussi dément que ça puisse paraître.

– C’est fou, j’ai dit dans un souffle.

– Quoi donc ? Qu’est-ce qui est fou ? a demandé le type

mal rasé.

– Vous êtes Don Cross, j’ai répondu.

– C’est moi, en effet. C’est écrit sur mon badge.

– Vous n’existez pas, vous êtes un personnage de série

télévisée. Votre vrai nom, c’est Gerald Clowny, vous êtes

acteur. Vous faites de la pub pour le café. Vous êtes

ambassadeur à l’UNESCO et vous aidez les enfants africains.

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Croisant les bras, il a eu un début d’éclat de rire, comme s’il

avait tout entendu et que celle-là ne le surprenait pas plus

qu’une autre.

– Désolé de vous décevoir, mais je ne vois pas ce que

vous voulez dire. Je ne suis pas acteur, je ne fais rien pour les

enfants africains...

– Et vous n’êtes même pas psychiatre, vous êtes

pédiatre.

– Vous voyez que je ne suis pas acteur. En effet, je suis

pédopsychiatre. Et comme notre psychiatre habituelle est

absente, je fais l’entretien psychiatrique.

– Je comprends.

Don Cross !

– Revenons à votre dispute avec votre conjoint...

conjointe... Au fait, Dominique, est-ce un homme ou une

femme ?

– Quelle importance, dans un monde où les médecins

sont des acteurs. Il me semble que j’ai eu un grave accident.

Comment ça se fait que je ne peux joindre ma famille ?

Pourquoi cette mise en scène absurde ? Une caméra

cachée ? Ça serait de mauvais goût si ça ne me permettait

pas de vous rencontrer, monsieur Clowny.

C’est à ce moment que j’ai réalisé qu’il parlait français et que

sa voix était celle du doubleur français de Clowny, et non

celle de Clowny lui-même.

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J’ai dit :

– Bon, d’accord, vous m’avez eu. Tout ça est un gag.

J’ai quitté ma chaise :

– Arrêtez les caméras. Domi, c’est pas drôle, tu fais chier.

C’est carrément con.

Il a dit d’un ton très calme :

– Asseyez-vous donc, Steph. Il n’y a ni caméra, ni

Dominique. Dominique n’est donc pas à Quiberon, chez ses

parents, 2 boulevard des Cap-Horniers ?

– Comment connaissez-vous cette adresse ?

– Vous nous l’avez donnée. Et vous, Steph, êtes-vous un

homme ou une femme ?

– Je suis... Comme je l’ai dit à Amy, je... Je suis dans la

confusion. Depuis que j’ai repris conscience, il y a des choses

qui sont... inhabituelles. Ici, tout est différent. C’est comme

si j’étais dans un rêve, un personnage de rêve.

– Qu’est-ce qui s’est passé ensuite, après l’accident ?

– Après la mort de Laura ? Eh bien, Noam est parti en

rééducation. Deux gamines sont admises aux urgences.

L’une a un cancer du col de l’utérus.

– Non, après votre accident, après votre arrivée ici dans

le SAMU.

– Ah oui. Je me souviens d’un détail idiot : on a dû me

changer de véhicule parce qu’en arrivant ici le camion était

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blanc. C’était écrit « Emergency » au-dessus du porche, en

anglais. Puis j’ai perdu connaissance. A mon réveil, j’avais

des douleurs partout, j’étais dans les pansements jusqu’aux

yeux, avec un tuyau dans la gorge et un goutte à goutte dans

le bras. Je n’avais pas de chambre, j’étais au milieu des

couloirs. Ça circulait dans tous les sens autour de moi en

criant : « Anamnèse, asystolie, AVP, ECG, intubation,

pneumothorax, trachéotomie ! »

– Vous êtes aux urgences...

– On n’arrêtait pas de pousser mon lit à droite et à

gauche. Ensuite, ça s’est calmé et Amy était là, qui s’occupait

de moi. Je ne pouvais pas parler, à cause du tuyau. Quand

elle me l’a enlevé, la première chose que je lui ai dite, c’est :

– Vous êtes Amy Lowen.

Elle a sourit, et elle m’a dit :

– Oui, c’est écrit sur mon badge.

Quinze saisons, trois cent trente épisodes

Au-dessus de ma tête tremblaient des rangées de néon.

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Je ne pouvais ni bouger ni parler. Des tuyaux, des aiguilles se

battaient pour le droit de traverser mon corps.

Au début dans mes oreilles, c’était le silence. Parfois une

blouse rose, un tablier vert passaient près de moi en vibrant,

comme dans un film accéléré.

J’avais mal.

Les sons sont revenus le lendemain. J’ai presque

regretté leur absence, tant ça criait dans cet hôpital. On

entendait des hurlements, des pleurs, des sirènes, des

« incision ! », des « suture ! », des « au bloc ! », des

« chiottes ! », des « merde ! », des « putain ! », le cri des

urgentés découpés à vif au sortir des ambulances, les

« nooon ! » déchirants hurlés dans la nuit. Ça gémissait, ça

implorait, ça ordonnait, ça demandait, négociait,

marchandait, sanglotait.

Je ne voyais rien. Tout ça se passait autour de moi, mais

je ne pouvais voir que les rangées de néons au-dessus de ma

tête.

Et puis une infirmière. Enfin, son visage rond penché sur

moi.

J’ai senti sa main dans la mienne.

– Comment allez-vous, Steph ? Serrez ma main si vous

souffrez.

« Qu’est-ce qu’elle ressemble à Amy ! », j’ai pensé

immédiatement.

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J’en ai oublié de serrer sa main. Elle était déjà partie, me

laissant avec mon mal.

– Docteur B., a crié quelqu’un dans le vacarme, on vous

bippe depuis vingt minutes !

– Je sais, je sais. J’avais une hémisomatecto-

hépatectomie. Je ne peux pas être à la fois au four et au

moulin.

Docteur B. avait cette belle voix chaude qui inspire la

confiance et le respect.

– Que quelqu’un fasse taire cette putain d’alarme ! il a

crié.

C’est vrai que depuis un quart d’heure la machine à mon

côté faisait un raffut pas normal.

J’ai perdu connaissance.

� Quinze saisons, trois cent trente épisodes, 45 minutes

par épisode, 250 heures de ma vie pour tout voir, et je vous

assure que je ne l’ai pas regardé qu’une fois, « Hôpital

Hôpital ». Ces derniers mois, avant l’accident, je me

repassais facilement trois ou quatre épisodes par jour.

Quinze heures à vingt heures par semaine.

Ça a commencé pour moi en ’99. Au début, je ne le

sentais pas, ce feuilleton. J’ai toujours détesté les hôpitaux,

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c’était pas pour y passer mes soirées. C’est mon frère Léon

qui m’a poussé au crime. On était chez lui un soir d’été,

Dominique, moi et les enfants. Je me souviens très bien.

« Allez, on va se regarder Hôpital Hôpital à vingt-deux

heures », qu’il a fait.

C’était l’épisode de l’arrivée de Laura Knopf. Elle m’a plu

tout de suite avec sa petite bouille bien nourrie et ses

angoisses de collégienne, et Noam Carlson, aussi, avec son

côté psycho-rigide mignon, du genre auquel on s’identifie

aussi sec.

Ça m’a paru évident qu’ils allaient finir par faire la bête à

deux dos dans les cartons de compresses, ceux-là. Mais le

sort, les scénaristes et les producteurs allaient en décider

autrement.

C’est triste. J’aimais vraiment Laura.

Après ça y était, j’étais accro. J’ai loué les épisodes que

j’avais pas vus. Le suicide raté de Julie Merinos, la belle

infirmière au regard doux. L’inconstance de Don Cross, le

pédiatre, dont elle est amoureuse. Les larmes de Jiao Chang,

enceinte d’un bébé qu’elle devra laisser à l’adoption.

L’affreux docteur Reggiano, que j’ai tout de suite haï pour sa

manière éhontée de mener sa carrière dans le plus grand

mépris des autres. Le beau Docteur B., qui manie le scalpel

comme on fait du rap. L’arrivée mouvementée d’Aline

Kimbly. Chirurgienne britannique. Avec son vocabulaire

choisi, sa beauté si européenne, comme une statue de la

renaissance. Une de mes grandes héroïnes, je crois, prête à

toutes les décisions difficiles, un symbole.

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J’ai suivi les épisodes du vendredi soir sur la 2 pendant

toute l’année 2000. Puis M6 s’est mis à rediffuser les

premières saisons en fin d’après-midi. J’ai demandé une

mutation au service du contentieux. Je gagnais moins mais je

pouvais être à la maison vers seize heures.

Puis, quand M6 a arrêté de diffuser « Hôpital Hôpital »

j’ai loué tous les DVD disponibles en boucle (jusqu’à la saison

neuf).

Quand Amy et Kerfellec sont arrivés j’ai tout de suite

adoré Amy. Elle avait eu des problèmes d’alcool et elle les

avait surmontés, comme mon père. Le matin je me réveillais

et je me demandais, pourquoi elle ne se rapproche pas de

Noam ? Ils seraient si mignons tous les deux.

Quand j’avais un problème au boulot, je me disais : Que

ferait Amy ? Que dirait Aline Kimbly ? Que me conseillerait le

docteur Glen ?

Martin Glen était un plaisir à voir. Un grand acteur, mort

prématurément d’une tumeur au cerveau, laissant deux

petites filles et une chirurgienne british.

Ils étaient mes amis, mes parents.

Mes pères, mes mères, mes sœurs, mes cousins.

Il m’arrivait de m’endormir auprès d’eux, de leur parler

dans la nuit.

Le jour de l’orage, ou la veille peut-être, Dominique et

moi on s’était disputés.

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– Tu fais chier avec ta série à la con ! criait Dominique.

� Julie Merinos avait eu des jumelles avec Don Cross. Il

était parti à Seattle et elle était seule. C’était dur. Au moins

Dominique m’avait et j’avais Dominique. Et puis il y a eu la

mort du docteur Glen à Hawaii. En voyant sa petite fille qui

restait seule, j’ai pensé à la fragilité de nos existences.

Et voilà, j’ai eu un accident, je suis dans un hôpital

inconnu, j’ai un tuyau dans la gorge qui m’empêche de

parler.

Je souffre. Où sont mes enfants ? Pourquoi personne ne

vient me voir ?

Amy est passée plusieurs fois. J’ai eu le temps de bien

détailler son visage. C’est elle. C’est écrit sur son badge. Amy

Lowen.

Personne n’aurait pu me vendre que j’étais bien en vie

dans un univers où évoluait aussi Amy Lowen.

Ma spécialité, ce sont les « aspects juridiques des

rapports contractuels ou semi-contractuels des promesses

implicites suscitées par les publicités sur internet, le

marketing viral ou le virtuel ». Bref, je suis plutôt capable de

discerner le vrai du faux.

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Enfin, je pense.

Si j’ai perdu contact avec la réalité, qui va s’occuper de

Dominique et des enfants ?

Peut-être sont-ils là, juste à mes côtés.

Je regarde bien partout, mais je ne vois rien. Je veux dire,

rien en dehors de dizaines de brancards qui circulent à des

vitesses folles dans le vacarme, portant des estropiés, des

éclatés, des vomissants, des vociférants, des éventrés.

– Que quelqu’un fasse taire ce type, a crié Docteur B.,

morphine, morphine !

J’ai tourné la tête vers la gauche, autant que je pouvais.

C’est là que je l’ai vu. Il était dans la pénombre du couloir,

mais je l’ai bien reconnu. Sa tronche de gorille, sa dégaine de

basketteur et ses grandes mains qui s’étaient promenées sur

les cuisses d’Aline Kimbly. Le Docteur B. !

Dans le lointain, un bazar d’instruments métalliques qui

dégringolent s’est ajouté au bazar ambiant. On a entendu

quelqu’un crier :

– Ta mère, enculé ! Lâche-moi, fils de pute, nique ta

race !

Ça sonnait comme une rafale de pépins de raisins sur

une portière en tôle.

– Putain, un griffon, a râlé quelqu’un. Je vous préviens,

je le fais pas.

– Pédé ! a crié le griffon avec le même accent

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crachotant, indéfinissable.

Je ne pouvais pas le voir. Je regardais Docteur B. Celui-ci

avait l’air bien contrarié. Une vague de rage est passée sur

son grand front.

– Maloussi, on se passera de votre racisme. Vous prenez

tous les patients qu’on vous donne, vous les traitez comme

les autres, et c’est tout !

Maloussi est apparu dans l’encadrement de la porte. Lui

aussi je le connaissais.

– Ecoutez, « B. », avec tout mon respect pour le grand

chirurgien que vous êtes : les griffons nous emmerdent la vie.

On essaie de les soigner et ils nous insultent, ils finissent par

occuper quatre-vingt dix pour cent de notre temps. Moi je

dis qu’on devrait leur faire signer un accord de principe à

l’entrée : « Je me tiens bien ou je dégage ».

– C’est vous qui allez finir par dégager, Maloussi.

Pendant ce temps le griffon avait l’air de s’être calmé.

Tout juste lançait-il encore un « Ta race ! » de temps en

temps.

Amy a dit :

– Steph, je vais retirer ce tube. Ça va être un peu pénible.

J’ai toussé. Ça m’a fait un mal de chien.

– Amy, j’ai prononcé entre deux toux. Vous êtes Amy

Lowen.

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– En effet, elle a dit. C’est écrit sur mon badge.

La saison VII

Monsieur Simpson était mort.

Le Docteur Kerfellec a annoncé l’heure du décès :

– 19h47.

– Vous avez remarqué que tout le monde meurt à

exactement 19h47, a dit le griffon.

Mais je n’avais pas remarqué, je venais d’arriver, tout

était nouveau pour moi.

Amy a poussé dans la salle un nouveau patient sur un

brancard à roulettes, un quadra volubile, qui débitait tout un

discours sur les produits bancaires :

– Quelle que soit le type de placement qui vous attire, je

vous fait une analyse thématique et sectorielle individuelle

et sécurisée. Vous bénéficierez d’un accès privilégié à notre

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vaste gamme, en particulier à Superclean, une action-option

solide comme le roc...

– Je n’y comprends rien, Monsieur Kerben, a dit Amy.

De toute façon je n’ai rien à investir.

– Nous vous proposons également le montage et la

distribution de financements complexes et innovants, a dit

encore Kerben.

Mais à ce moment son électro a produit un long bip et il

s’est écroulé comme s’il avait été frappé tout net par une

chute brutale du marché.

Amy avait l’air affolée. Le bip se poursuivait.

À côté, Docteur B. a crié : « Que quelqu’un éteigne cette

putain d’alarme ! »

Le griffon a aussitôt répliqué : « Ta mère ! ».

Amy a appelé Noam Carlson qui passait. Celui-ci s’est

précipité pour aider. Il a immédiatement intercostalisé

pendant que l’infirmière Kim lui préparait ce qu’elle a appelé

un Bad-Kit.

Il avait l’œil inquiet, mais il gardait l’air de l’homme qui

maîtrise la situation.

Kim était juste là entre mon lit et le brancard de Kerben

agonisant. J’ai demandé :

– C’est quoi, un Bad-Kit ?

Elle m’a expliqué que c’était la trousse à trucs qu’on

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utilise quand les choses tournent bad. Carlson en avait

extrait une énorme seringue, comme celle avec laquelle les

pâtissiers font des dessins à la crème sur les gâteaux. J’ai cru

qu’il allait écrire bon anniversaire sur la poitrine du

gestionnaire, mais non, paf, d’un coup précis et puissant, il la

lui a enfoncée dans le cœur.

Kerben a fait un bruit de sifflet mouillé. Se redressant

sur un coude, il a gueulé :

– Gestion sous mandat, gestion libre, produits financiers,

ingénierie patrimoniale, conseils juridiques et fiscaux,

diversification patrimoniale, transmission du capital !

Puis il s’est écroulé. La première alarme continuait. Une

deuxième s’est mise à émettre une stridulation aiguë à peine

supportable.

Noam Carlson a coupé les machines et a annoncé

l’heure du décès :

– 19h47.

– Vous avez remarqué que tout le monde meurt à

exactement 19h47, a commenté le griffon.

– Vous l’avez déjà dit, a fait Amy.

Kerben avait rouvert les yeux. Il débitait d’une voix

métallique :

– En toute simplicité, vous accéderez à une vaste offre

de produits alternatifs, tels que les fonds Sublime

Opportunity ou encore Never-Lose-One.

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 18 azra@almalang.com

– Il est vivant, j’ai fait.

– Non, m’a expliqué Amy. Son cardio et son encéphalo

sont plats. Plus mort que ça, c’est impossible. Il parle encore,

mais c’est juste un effet nerveux.

– Monsieur Kerben, vous êtes mort, lui a expliqué

Carlson.

– Ça y est, je crois qu’il est bon, a dit Amy.

– Bien fait pour sa gueule, à ce fils de pute, a ajouté le

griffon.

– M. Dzazazaz ! a crié Amy. Ne dites pas du mal des

morts.

C’est comme ça que j’ai appris qu’il s’appelait Dzazazaz.

C’était un drôle de nom, mais j’ai supposé que c’était un

nom ordinaire pour un griffon. J’ai regardé de son côté.

C’était vraiment étonnant pour moi, d’en voir un pour la

première fois, ce mélange de beauté et de laideur (ossature

solide, pommettes hautes, menton triangulaire, regard à la

fois violent et profond, et peau huileuse, verdâtre, sale,

pilosité inappropriée, mains difformes, presque crochues).

Drôles de gens, j’ai pensé, drôles de gens.

– Comment tu t’appelles, m’a demandé le griffon.

En fait il prononçait : « Tsomment Tsu Tsachelle »,

c’était presque un crachotement.

– Steph, j’ai répondu.

– « Tsech », il a répété. Puis son regard s’est dirigé vers

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 19 azra@almalang.com

l’autre côté de mon lit, vers Kerben.

Celui-ci s’était assis et s’apprêtait à descendre de son

brancard. J’ai crié. Amy et Carlson sont arrivés aussitôt.

– Bon, Monsieur Kerben, soyez coopératif, maintenant,

a dit Amy en l’aidant à se recoucher.

– Je me sens mieux, a dit Kerben (et c’était la première

fois qu’il ne parlait pas de produit bancaires).

– Bon, ça suffit, a dit Carlson, j’appelle la psy.

– Elle est pas là en ce moment, a expliqué Amy. Dis à

Don Cross de venir.

Un quart d’heure plus tard, il était dans la pièce, avec sa

gueule de pub pour le café (What else ?), sa blouse blanche

et son air si vachement concerné. En me voyant, il a sourit.

– Tiens tiens, Steph. Alors, comment ça va ?

– Vous savez, je lui ai dit, j’ai réfléchi. Vous ne devriez

pas être là. Quand Amy arrive dans la série, vous êtes déjà

parti à Seattle. À aucun moment vous n’êtes là en même

temps qu’elle.

Il a rit.

– Bon, eh bien je crois qu’il va falloir qu’on rediscute de

tout ça plus tard, Steph. En attendant, je dois m’occuper de

M. Kerben qui a lui aussi un gros problème d’existence.

Il s’est approché de mon voisin de salle.

– Alors, Monsieur Kerben, qu’est-ce que vous

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ressentez ?

– Je me sens mieux. Un peu... vide. Comme si d’un seul

coup j’étais débarrassé de toutes mes actions-options

sécurisées.

– Monsieur Kerben, avez-vous entendu que vos

cardiogramme et encéphalogramme sont plats à l’heure

qu’il est ?

– Oui, le petit docteur m’a dit ça.

– Vous savez ce que ça signifie ?

– Non, pas vraiment.

– Voilà... Vous êtes mort, Monsieur Kerben.

Kerben est resté interloqué un moment. Il a eu l’air de

réfléchir intensément.

Il a fini par dire :

– Pourtant, je ne me sens pas très mort.

Dzazazaz a soupiré bruyamment.

– Et puis, a ajouté Kerben, je croyais que j’étais déjà

mort en arrivant ici. J’ai avalé un herbicide, pour tout vous

dire. Comment est-ce possible de mourir dans la mort ?

– Il y a plusieurs lieux dans la mort, a dit Don Cross.

– Comme dans les jeux vidéos, tête de piaf ! est

intervenu le griffon. Y’a des niveaux, y’a des univers ! Fils de

pute !

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 21 azra@almalang.com

Don, a son tour, a semblé prendre le temps de la

réflexion.

Enfin, il a dit :

– Bon, écoutez, laissons reposer ça jusqu’à demain

matin. La nuit porte conseil. Vous allez sans doute accepter

le fait que vous êtes mort. Ce qui est embêtant, voyez-vous,

c’est qu’on ne peut pas vous transférer tant que vous n’avez

pas admis que vous êtes mort.

– Me transférer où ?

Don avait l’air un peu gêné, mais il a finit par avouer :

– Hmm. À la morgue. Euh. Enfin, en tout cas, on verra

demain matin. Reposez-vous... si je puis dire...

A côté de moi, Dzazazaz s’était endormi et ronflait avec

des bruits de pompe à eau.

� Un toubib est venu me voir le lendemain. Il arrivait de

l’extérieur ; la pluie avait embué ses lunettes rondes. J’ai mis

quelques minutes à le reconnaître. C’était le docteur Martin

Glen, l’époux d’Aline Kimbly.

Il avait l’air contrarié. Son crâne chauve se balançait de

droite à gauche au sommet de son long corps maigre.

Chacune de ses mains avaient la taille des deux miennes.

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– Je vais changer vos pansements, il a dit. Faut tout faire

dans cet hôpital.

J’ai trouvé le courage de lui demander ce que je faisais

là.

– Vous avez eu un accident. Vous avez échoué ici dans

un état grave, mais vous êtes en rémission rapide.

– Ici, ici ! (J’ai senti l’irritation dans ma voix). Où ça, ici ?

– Memorial Hospital, il a répondu, placide, comme si

mon énervement lui avait rendu son calme habituel.

Il avait défait une partie de mes pansements.

J’ai continué :

– Vous voyez, j’aurais pu vous le dire : Memorial

Hospital. Vous êtes le Docteur Glen de Memorial Hospital.

L’autre jour j’ai aperçu Docteur B. et Maloussi. Et j’ai aussi

rencontré Don Cross, Amy Lowen, l’infirmière Kim, et Noam

Carlson. Et je sais déjà que quelque part derrière ces murs se

trouvent Kelly Wimps, Shelly Laker, Jiao Chang, Julie

Merinos, et bien sûr, Aline Kimbly... Vous pensez que ça fait

sens ?

– Julie est partie à Seattle, et Aline est en congé

maternité.

– Vous voyez ! Pas d’erreur, je connais tous ces gens. Ça

ne vous paraît pas bizarre ? Vous ne vous demandez pas

comment je les connais ?

Il a froncé les sourcils et sa bouche s’est pincée sous

l’effet du doute. Ça m’a rappelé l’épisode où il a deux

patients pour un seul rein disponible.

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 23 azra@almalang.com

– Je ne sais pas pourquoi vous nous connaissez si bien,

mais je peux vous dire que si vous continuez à vous agiter

comme ça, je vais être obligé de vous agrafer ces

pansements à même la peau.

– Vous voyez, ce même humour caustique. Docteur Glen,

en quelle langue se déroule cette conversation ?

– En anglais.

– Raté. Pour moi, elle se déroule en français. Tout ça

n’est pas réel. Vous, vous êtes un personnage de série

télévisée, et moi, je ne sais plus.

– Ouh là là, ne prenez pas tout au tragique. Écoutez,

mon business, c’est la médecine. Pour les petits maux, voyez

Amy. Pour la psychiatrie, voyez le docteur Cross.

Il a regardé mes pansements neufs avec l’air satisfait du

mec qui vient de finir une vitrine de Noël. Puis il a dit :

– Bon, je vous laisse. J’ai un amateur de saut urbain qui

a raté l’autre côté de la rue.

Il s’éloignait déjà de sa dégaine de jazzman en blouse

blanche.

– Docteur ! Vous allez bientôt mourir d’une tumeur au

cerveau.

J’ai failli le lui dire, mais j’ai pas pu. C’étaient pas des

trucs à faire, de dire aux gens des choses personnelles qu’ils

ont sans doute pas envie de savoir, et qu’on connaît sur eux

simplement parce qu’on regarde trop la télé.

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 24 azra@almalang.com

� À quoi bon y faire pleuvoir, si cet univers était un pur

fantasme ? Pourquoi les toilettes sentaient-elles la pisse à en

mourir, pourquoi les malades dégueulaient-ils comme j’avais

jamais vu, pourquoi les docteurs énonçaient-ils des noms de

maux que j’avais jamais entendus ? Comment et pourquoi

ces choses sortaient-elles de mon imagination avec une telle

intensité ?

Prenez ce pan de mur, à un mètre de moi, devant mes

yeux. Voyez-le en rêve, il sera flou et mouvant, il se

désintégrera et se recomposera au fur et à mesure que le

rêve avance. Touchez-le, dans votre rêve. Vos doigts

s’avanceront, s’avanceront, mais vous ne l’atteindrez jamais.

Ici, rien de ça. C’est un mur et c’est tout. Stable comme

un mur, solide, palpable, immobile, impassible, réel.

Je ne rêve pas.

– Vous ne rêvez pas, a dit Don Cross.

– Je suis en vie, alors.

– À vous de voir.

– Comment ça, à moi de voir ? Je suis en vie ou pas ?

Il n’a pas répondu.

– Alors, c’est comme a dit le griffon ? j’ai fait. Comme

dans les jeux vidéos, y’a des niveaux, y’a des univers ! Fils de

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 25 azra@almalang.com

pute !

Don Cross s’est raclé la gorge. Il a sorti une photo du

dossier qu’il tenait depuis le début de l’entretien.

– Vous aviez cette photo sur vous.

En effet, c’était une petite photo de Do et des enfants

que j’avais toujours dans mon portefeuille. Elle était écornée

et craquelée.

– C’est Dominique ? il a demandé.

– Oui. Et les enfants. Vous le savez bien.

Il a marqué une pause, puis il a dit :

– Alors, Dominique est un homme ou une femme ?

J’ai hésité un instant. La photo ne me renseignait pas.

– Je ne sais plus.

– Essayez de vous rappeler la journée de l’orage.

Je ne voyais que des bribes de ce qui s’était passé ce

jour-là. Ma dispute avec Dominique, au moment où les

enfants s’apprêtaient à monter en voiture pour partir chez

ses parents, dans l’Ouest.

« Tu fais chier avec ta série à la con ! »

Qu’est-ce qui avait pu l’irriter à ce point ?

Mes nuits blanches. Une pulsion, je ne sais pas... j’avais

décidé de tout revoir depuis le début, de la saison 1 à la

saison 15, d’une traite. Deux cent cinquante heures, au

moins trente ou quarante nuits de plaisir, un marathon

jouissif dans les bras de Julie, d’Amy, de Noam... Dans les

volutes graves de la voix de Docteur B. ... À rager contre

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 26 azra@almalang.com

l’affreux Reggiano, l’insupportable Maloussi, à pleurer avec

Julie et Aline et Martin et Jiao et Laura...

Don Cross est intervenu :

– Bon bon bon, d’accord, on a compris. Revenons à

cette journée de l’accident. Parlez-moi de cet orage.

Ce n’était pas la première fois que Cross ou Amy

m’interrompaient dans mes pensées. Ils semblaient en

entendre le déroulement comme si je parlais à voix haute.

J’ai continué :

– Dominique et les enfants avaient pris la route puisque

j’étais à la maison sans eux.

– C’est sûr ? J’ai plutôt l’impression qu’après la dispute,

Dominique a claqué la porte. Les enfants sont descendus au

premier jouer avec les gosses Martinez.

J’ai pris ça en pleine figure. Comment savait-il ça ?

– Vous me l’avez dit l’autre jour.

J’avais la certitude que non. Mais c’était sans doute vrai.

Do et les enfants n’étaient pas partis immédiatement après

la dispute. L’orage avait éclaté.

– Alors, qui est parti où et quand ?

– Ensemble. On est partis ensemble.

La pluie frappait sur le carreau et battait les grands

arbres devant la fenêtre de Don Cross.

– Eh bien, vous voyez qu’on arrive à quelque chose, il a

dit.

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 27 azra@almalang.com

� Amy a défait mes pansements et le docteur Glen est

venu m’examiner.

Il a sourit :

– Eh bien, Steph. On dirait que vous voilà libre de sortir.

– Je vous ai apporté vos affaires, a dit Amy.

C’étaient bien mon jean, ma chemise bleue et ma veste

qui étaient posés là en pile sur une chaise.

J’ai eu un moment de panique.

– Mais où je vais aller ? j’ai demandé.

– Chez vous, bien sûr, a dit Glen. Alicia va vous appeler

un taxi.

– Un instant, j’ai dit.

Ma voix tremblait. Ils ne comprenaient pas. Même Amy

ne comprenait rien à ma détresse.

– C’est nulle part ici ! Ça n’existe pas !

– Vous n’êtes pas la première personne à avoir ce

problème, elle a dit.

Elle se tenait les bras croisés et dansait d’une jambe sur

l’autre. Elle avait cet air embarrassé que je lui avais vu quand

sa mère avait débarqué à l’hôpital.

Glen se mordait la lèvre.

– Bon, il a fini par dire. Mon business, c’est la médecine.

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 28 azra@almalang.com

Vous êtes en pleine forme, je vous libère. Pour le reste, allez

voir Alicia à l’accueil, il y a des papiers à signer.

Il était déjà parti.

– Je sais que c’est dur, a dit Amy, mais vous allez voir,

c’est un pas vers la renaissance.

– Où sont mes enfants ? j’ai demandé, mais je savais

que cette question allait rester sans réponse.

– Quand vous aurez compris où vous êtes, tout va aller

mieux, vous verrez.

– Mais je sais où je suis !

J’avais envie de pleurer.

– Je suis dans un cauchemar, un fantasme.

– Je vous assure pourtant que tout ça est bien réel.

Essayez d’abord de rentrer chez vous. Allez, venez, on va

aller voir Alicia.

J’ai mis mes vêtements. Ils avaient été lavés de frais.

Elle a pris ma main.

Alicia était habillée de façon extravagante, comme

d’habitude. Sa grosse bouche rouge mâchait un chewing-

gum de la taille d’une balle de ping-pong.

– ’emplichez et chignez là, là et là.

J’ai rempli une fiche cartonnée jaune. Nom, prénom,

adresse, tout était ordinaire à part la dernière partie.

Juste après « 15. Avez-vous des antécédents

allergiques ? », la question 16 me demandait quelle était

mon occupation préférée et celles des personnes qui

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 29 azra@almalang.com

m’étaient chères.

J’ai écrit :

MOI : « Hôpital Hôpital »

DOMINIQUE : la peinture

LAURAINE : téléphoner à ses copines

ANTOINE : Super-Mario

– Faut préchiser, là, a dit Alicia en continuant à mâcher.

Quel genre de peinchure ?

– La peinture impressionniste.

Elle a tapoté sur le carton d’un doigt impatient. J’ai

rajouté le mot qui manquait.

La peinture impressionniste.

� Quand j’ai pénétré sur l’esplanade des ambulances, Amy

était en train de fumer des clopes avec Noam.

– Qu’est-ce que je vais faire maintenant ? j’ai demandé.

Où voulez-vous que j’aille ?

Ma voix tremblait un peu.

– Vous pouvez rentrer chez vous, a dit Noam.

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 30 azra@almalang.com

– Regardez dans vos poches, m’a suggéré Amy. Il y a un

peu d’argent.

Je m’attendais à trouver des euros, mais il y avait 42

dollars et vingt-et-un cents. Évidemment, puisqu’Hôpital

hôpital se passait en Amérique.

– Écoutez, a dit Amy, je sais que ça peut paraître bizarre,

mais essayez de trouver votre route. Marchez droit devant

vous, s’il le faut. Prenez le train aérien.

– Au revoir, a dit Noam en souriant.

– Au revoir, a répété Amy.

J’ai fait quelques pas vers la rue.

– Steph !

J’ai regardé en arrière.

– Tu seras toujours ici chez toi, a dit encore Amy. Il y a

toujours une banquette dans le mess des infirmiers, et tu

pourrais nous aider à faire quelques pansements.

La pluie avait cessé. J’ai décidé de marcher droit devant

moi.

Les rues se déroulaient sous mes semelles, toutes

semblables, toutes différentes. Les foules marchaient,

identiques, faites d’hommes en costumes, de femmes

hispaniques en fichus, de jeunes noirs en blousons

acryliques. Des sirènes hurlaient dans les contre-allées, des

ambulances filaient sous les arches métalliques du métro

aérien, des baraques de fleuristes, des kiosques à journaux,

des vendeurs de donuts encombraient les trottoirs. Hommes

et femmes se pressaient dans leur semblable quête d’espoir,

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 31 azra@almalang.com

dans leur recherche sans issue d’opportunités, d’amour, de

construction d’eux-mêmes.

Vers le milieu du jour, j’ai acheté un hot-dog.

Après ma première bouchée, j’ai demandé au vendeur :

– Comment s’appelle cette ville ?

Il m’a regardé comme celui qui en a marre de toujours

répondre à la même question. Il a dit :

– Vous voyez ce bâtiment, derrière moi ? C’est

Memorial Hospital. Ils ont un service de psychiatrie. J’ai un

deal avec eux : moi, je ne m’occupe pas de leurs malades, et

eux ils ne vendent pas de hot-dogs.

– Ha ha ha, très drôle.

J’ai regardé le bâtiment. C’était bien Memorial Hospital.

J’avais marché plusieurs heures et pourtant j’étais à nouveau

devant Memorial.

Alors j’ai marché jusqu’à la station de métro aérien.

Au type du kiosque à journaux, j’ai demandé :

– Dites-moi, vous seriez assez gentil pour me dire

comment s’appelle cette ville ?

– Vous voyez ce bâtiment, là-bas ? il a commencé.

– D’accord, j’ai compris... Vous ne vous occupez pas des

malades, et ils ne vendent pas de journaux.

– Exactement.

J’ai monté les marches de fer et j’ai mis le pied sur le

quai de la station « L-Street ». Le train aérien arrivait

justement.

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 32 azra@almalang.com

Il a traversé une partie de la ville, ses immeubles de

briques rouges en pagaille, ses grappes d’échelles d’incendie

agrippées aux façades comme des lierres desséchés, ses

gratte-ciel de verre. Sur ma gauche, la fin du jour rougissait

l’horizon.

Au bout d’une heure, le haut-parleur a grésillé : « L-

Street ». Je m’y attendais un peu.

Descendant du train, j’ai traversé le quai.

J’ai dirigé mes pas vers Memorial Hospital.

Romance(s)

À midi, je mangeais en général dans le mess des

infirmiers avec Kim, Amy, Takashi et les autres. Julie était

revenue de Seattle parce qu’elle avait compris qu’elle ne

pourrait pas élever ses jumelles toute seule et qu’elle aimait

Don Cross. Et lui aussi, il l’aimait. Il avait décidé de changer,

de cesser d’être l’homme à femmes inconstant et futile qu’il

avait toujours été.

– Des trucs restent dans les tupperwares, disait Julie

invariablement.

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 33 azra@almalang.com

Il y avait toujours une assiette pour moi.

Qu’elle était belle, avec ses grand yeux, sa bouche

exquise. Je la voyais encore, allongée, muette, inconsciente,

après sa tentative de suicide.

Les journées succédaient aux journées.

Amy et Julie m’avaient collé une blouse sur le dos. Je les

suivais dans leur tournée. Tout le monde pensait que je

travaillais aux urgences. De fil en aiguille, j’en étais

maintenant à rendre de petit services, une perfusion par ci,

une trachéotomie par là.

C’est vrai que c’était dur de travailler avec les griffons.

Dans un sens, je comprenais Maloussi.

Ils vous insultaient continuellement.

– Quoi, tu m’as regardé ? Pute de ta mère, tu veux une

grosse baffe ?

Ils s’offensaient d’un regard, d’un mot mal compris.

– Tu m’as dis merci, race d’enflure ? Tu me prends pour

un pédé ou quoi ?

J’ai demandé aux autres ce qu’ils en pensaient.

Amy : « Si on les rejette, ce sera pire. »

Martin Glen : « Mon business, c’est la médecine. Pour le

reste, voyez les services sociaux. »

Don Cross : « Qu’est-ce que les griffons vous rappellent,

Steph ? »

Julie : « Je les déteste. Mais je dois faire mon

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 34 azra@almalang.com

boulot, c’est tout ».

Alicia : « J’ai les chiffres. La plus grande partie des

soins qu’on leur fait sont liés aux bagarres

aux blessures par armes. On devrait les

laisser crever dans la rue ».

Docteur B. : « On a dit les mêmes choses des Noirs

pendant des siècles dans ce pays ».

Noam Carlson : « Ils sont ici parce qu’on les a fait venir ».

Maloussi : « Quand quelqu’un disparaît sans payer,

c’est toujours un griffon ».

Kelly Wimps : « Que j’entende encore une réflexion

raciste, une seule, et je prends des

mesures ! »

Pour ma part, vraiment, je savais pas quoi penser. Je

regardais le petit griffon dans le lit devant moi. Il devait avoir

sept ou huit ans, comme mon fils Antoine.

Ses yeux étaient à demi ouverts. Il était couvert de

pansements. Il avait été brûlé au troisième degré par de

l’acide allomégalopathique.

– Comment tu t’appelles ? J’ai fait.

– Qu’est-ce que ça peut te foutre, trou du cul de ta sœur.

– J’ai pas de sœur.

Kelly Wimps était derrière moi, appuyée sur sa béquille.

– C’est culturel, elle a dit. L’insulte rituelle permet

d’établir le contact.

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 35 azra@almalang.com

Elle a continué à l’adresse du petit griffon :

– C’est comme ça que tu t’appelles, « Trou du cul de ta

sœur » ?

– Qu’est-ce que ça peut te foutre, grosse pute ? Casse-

toi.

Kelly Wimps avait l’air décontenancée. Il y avait comme

un fossé entre la théorie et la pratique.

– De toute façon je m’en balance, de son nom, j’ai dit.

J’avais envie de voir ce qui se passait au bloc.

Kelly a couru après moi en claudiquant.

– Steph ! Une seconde, s’il vous plaît.

Elle avait son air crispé des moments où elle sait que

son point de vue va être dur à faire passer.

– Vous ne pouvez pas agir comme ça. Ce petit est une

victime. Vous renforcez son sentiment d’abandon.

Ça m’a fait réfléchir. Puis j’ai demandé :

– Qu’est-ce que c’est, l’acide allomégalopathique ?

– C’est un acide qui ne s’attaque qu’à la peau.

– Et ça sert à quoi ?

Maloussi qui passait est intervenu :

– Ça sert à défigurer les gens sans abîmer leurs fringues,

ce qui est pratique quand on veut les leur piquer au passage.

Il a ajouté à l’adresse de Kelly :

– À mon avis, ce gosse, le sentiment d’abandon n’est

pas son problème N°1.

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 36 azra@almalang.com

– Mêlez-vous de ce qui vous regarde, Maloussi, à

répliqué Wimps en agitant sa béquille.

M. Kerben, le représentant en produits bancaires qui

refusait d’admettre qu’il était mort, encombrait encore le

service. De temps en temps, on bavardait. Lui aussi avait des

enfants. Il s’était empoisonné par erreur avec un herbicide. Il

s’inquiétait de ce que la bouteille soit restée ouverte dans le

garage.

– Ils me disent que je suis mort, mais si ceux qui

meurent viennent ici, où vont ceux qui meurent ici ?

C’était curieux, en effet. Des dizaines d’hommes et de

femmes mouraient chaque mois dans cet hôpital.

– Il y a plusieurs lieux dans la mort, j’ai hasardé.

Plusieurs univers, plusieurs niveaux.

– Oui, j’ai déjà entendu cette théorie, a dit Kerben.

Dans le couloir, Maloussi essayait de convaincre un

homme de faire un don d’organe de vivo.

– Vous êtes une loque minable, Kossowitz. Vous devriez

donner votre cœur à votre frangin, c’est un grand acteur, un

grand metteur en scène...

– Mais si je fais ça, je vais mourir, disait Kossowitz.

– C’est une contingence.

J’ai entendu la voix de Reggiano.

– Maloussi, vous êtes nul. Tirez-vous de là.

Maloussi n’avait pas eu le temps de protester que

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 37 azra@almalang.com

Reggiano prenait déjà l’affaire en main.

– Kossowitz, savez-vous combien va me rapporter cette

transplantation ? Et les articles que je vais en tirer pour les

meilleures revues médicales ? Vous pensez que je vais laisser

passer ça ?

– Euh... a hésité Kossowitz.

– Votre choix, a continué Reggiano, n’est pas entre vivre

et mourir, c’est entre mourir en héros ou mourir minable et

ruiné après le procès que je vais vous coller pour obstruction

médicale.

Il y a eu un long silence. Puis Reggiano a appelé :

– Maloussi ! Monsieur Kossowitz est mûr. Vous pouvez

faire préparer le bloc.

Reggiano était vraiment un affreux bonhomme,

j’attendais presque avec impatience le moment où il allait se

faire découper par les pales de l’hélicoptère.

� La nuit, en général je dormais dans le mess, ou dans une

salle d’examen s’il y en avait une de libre. Mais depuis deux-

trois jours je rentrais avec Amy.

Ce qui devait arriver arriva.

Sa peau n’avait rien d’irréel.

Ni les gouttes de sueur sur son petit ventre un peu rond.

Ni ses baisers, ni ce qu’elle...

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 38 azra@almalang.com

Ce qu’elle me faisait.

Ce que je lui faisais.

Ah, Amy.

On faisait les trois huits. Huit heures de garde de jour,

huit heures de garde de nuit, huit heures de baise. On

mangeait peu, on dormait pas, mais il semblait qu’on n’en

ait pas besoin.

Un soir on a posé nos culs nus sur le sofa devant la télé.

C’était le milieu de l’été maintenant, une chaleur moite

couvrait la ville. On entendait au loin les ambulances et les

voitures de police passer dans la nuit, derrière les stores.

Il y avait un film avec Eild Molenssen sur Fox.

– Je l’adore, pas toi ? elle a dit.

– Moi aussi. L’humour, le talent, la beauté,

l’intelligence...

– Un corps parfait.

– Ne m’en parle pas.

– T’aimerais bien en goûter ! elle a dit de ce ton ironique

que je lui connaissais bien.

– Eild Molenssen ? j’ai fait. Plutôt deux fois qu’une.

C’était un de ces films à la con où ça tire dans tous les

coins pour un chargement de coke, dans une ambiance de

nuit où on voit que dalle, à part des reflets sur les portières

des bagnoles, des flingues, des bouts de visages qu’on a à

peine le temps de reconnaître. J’ai changé de chaîne.

Il y avait encore Eild Molenssen. Cette fois c’était

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 39 azra@almalang.com

Réponds ou meurs, une émission de variétoches où des

acteurs devaient participer à des quizz débiles. La lumière

était crue comme un jambon de Parme. On avait tout le

loisir d’admirer ses épaules, ses cheveux d’or, ses yeux à

vous damner.

– Quel est le feuilleton le plus populaire de toute

l’histoire des séries américaines ? a demandé Ronald Peeks,

le présentateur.

– « Hôpital hôpital », a répondu Eild sans hésitation.

Amy s’était endormie sur mes genoux. J’ai caressé ses

cheveux tout en continuant à regarder Eild Molenssen

répondre à toutes sortes de questions tordues.

– Quel est le nom du quatrième Charlie’s Angel ?

– Bosley.

– Comment s’appelle l’extraterrestre à fourrure ?

– Alf.

– Qui a tenu six rôles différents dans la série Columbo ?

– Robert Vaughn.

Moi aussi, je connaissais toutes les réponses.

� Noam était assis sur le banc habituel de l’esplanade des

ambulances.

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 40 azra@almalang.com

J’ai appuyé mon dos contre le mur près de lui.

– Pourquoi vous n’avez jamais été ensemble, Amy et

toi ? j’ai demandé.

– On a souvent été ensemble.

Je n’ai pas caché ma surprise.

– Faut pas croire tout ce que raconte la télé, il a dit.

Nouvelle surprise.

– Alors, tu sais que vous êtes tous des personnages

de... ?

Il a soupiré.

– Bien sûr. Tout le monde le sait, Don Cross, Amy, tout

le monde.

Je ne l’avais pas vu venir. Naïvement peut-être,

j’imaginais qu’ils se voyaient comme des anges, comme des

entités de l’au-delà, sans rapport avec mon réel. Ça m’a fait

un choc, comme sous le coup d’une grande émotion. Je

devais être pâle comme un Doliprane.

– Quoi ? il a fait. Qu’est-ce qui t’arrive ? T’aurais dû t’en

douter.

– Tout le monde se paie ma tête depuis le début.

– Mais non, Steph, la seule personne qui se paie ta tête,

c’est toi. Tu craches en l’air et tu dis qu’il pleut. Tu inventes

un monde et tu te plains de ce qu’il est trop comme ci, pas

assez comme ça.

J’ai sangloté :

– Je veux mes enfants ! Je veux Dominique ! Je veux

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 41 azra@almalang.com

vivre !

Noam a rit, d’un rire pourtant sans méchanceté. Il m’a

tapé sur l’épaule.

– Ecoute Steph, avant cet orage tu passais ta vie dans

« Hôpital Hôpital ». Maintenant que tu y es ça ne te va plus.

– Je veux mes enfants, j’ai répété.

– Allez, tu les retrouveras bien.

Il a dit ça comme s’il s’agissait d’une paire de savates

égarées.

Je ne savais plus quoi penser, ni de ce que j’étais ici, ni

de ce que j’avais été dans l’autre monde.

– J’ai fini ma garde, il a fait de but en blanc. On va chez

moi ?

On a pris un taxi.

Son appart était vaste et luxueux, bien trop vaste et

luxueux pour celui d’un petit interne. Mais c’est vrai que sa

famille était démesurément riche.

On a baisé devant la cheminée, sur une peau d’ours

blanc.

� – Alors, c’était bien avec Noam, hier ? m’a demandé

Amy.

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 42 azra@almalang.com

J’avais un peu honte.

– Il t’en a parlé ?

– Oh, je sais tout ce qui se passe ici, elle a fait. C’est un

peu moi la script-girl de ce scénario à la con.

Sur le coup, j’ai pas fait attention à ce qu’elle racontait.

J’ai continué à parler de moi :

– Amy, je suis triste, je suis en pleine confusion. Je ne

voulais pas te trahir.

– Mais il n’y aucune trahison là-dedans. Tu dis que tu

m’aimes, mais tu as toujours aussi aimé Noam, pas vrai.

– Oui.

Elle a eu ce sourire en coin qui la rendait irrésistible.

– Tu ne m’en veux pas ? j’ai demandé.

– Bien sûr que non. On est là pour ça, tu sais.

– Noam dit que c’est moi qui vous crée.

– Non, pas exactement. Nous étions là avant toi et nous

serons là après toi. Tu n’es pas la seule personne à vouloir

vivre dans « Hôpital Hôpital ».

– Je n’y comprends rien.

J’étais au bord de l’écroulement.

– Ne t’inquiète pas, Steph. Tiens, aujourd’hui j’ai un

cadeau pour toi.

– Un cadeau ?

– Oui, tu verras. Ah, on m’appelle.

C’était Docteur B. :

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 43 azra@almalang.com

– On se bouge, on se bouge ! Un car de caméos arrive

dans trois minutes. Tous potentiellement contaminés par la

maladie de Koh Lanta. Je veux des couvertures chauffantes,

des bouillottes, trois tonnes de café chaud.

Il était déjà au bout du couloir. Il criait :

– Et cachez-moi toutes les revues de cinéma et tous les

magazines people !

– La Maladie de Koh-Lanta... ? j’ai demandé,

mais Amy avait disparu elle aussi.

Il y avait de l’agitation sur l’esplanade. Des paramédics

en pagaille sont entrés avec des brancards.

– Homme, 55 ans, 75 kg, 130/70, cardio 140, pas

d’antécédents notables, ex-Jedi, caméo possible, MKL à

l’état d’avancement deux !

Le type sur le brancard était Mark Hamill, celui qui avait

été Luke Skywalker dans la Guerre des Étoiles. Son image me

paraissait faible, comme s’il était en partie transparent. Oui,

c’était ça : je pouvais voir le paramédic derrière lui à travers

son visage.

Maloussi était derrière moi. Il buvait un café frappé

mcdonald à la paille.

– Il est foutu.

– Qu’est-ce que c’est, cette maladie ? j’ai demandé.

– MKL, la maladie de Koh Lanta. Elle frappe les acteurs

et les actrices qui ne trouvent plus de grands rôles. Ils

deviennent progressivement transparents. Ils font des

apparitions ponctuelles dans des séries de merde parce

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 44 azra@almalang.com

qu’ils ont été célèbres un jour. Puis il deviennent invisibles et

ils disparaissent. Parfois, il y a une épuration à Hollywood et

ils s’effacent en bloc, comme aujourd’hui.

On amenait d’autres brancards.

– Femme, 51 ans, 54 kg, 140/90, cardio 135, deux arrêts

cardiaques, quelques séries, MKL potentiel.

– C’est Faye Grant, a dit Maloussi. La fille de « V », la

minisérie. En 1980... Vous vous souvenez ?

Non, je ne me souvenais pas, à l’époque je ne regardais

que Dorothée et Jacques Martin.

D’autres caméos sont entrés sur leur pieds, enveloppés

dans des couvertures chauffantes. Ça toussait, ça pleurait, ça

s’observait les mains pour constater l’éventuelle avancée du

mal.

Et là, parmi, eux, il y avait la beauté stupéfiante d’Eild

Molenssen, telle qu’elle était l’avant-veille sur Fox et sur

NBC.

– C’est Eild Molenssen, a dit Maloussi.

– Je sais.

J’ai avalé ma salive.

– Un sacré morceau de bonheur, pas vrai ? a continué

Maloussi.

– Je t’en parle même pas, j’ai fait.

Je n’écoutais plus Maloussi. J’ai marché vers Eild à petits

pas, comme pour ne pas l’effrayer. J’ai continué jusqu’à être

le plus près possible.

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 45 azra@almalang.com

– Bonjour. Je m’appelle Steph. C’est moi qui suis en

charge de votre accueil aujourd’hui, j’ai dit tout doucement.

J’ai soutenu son corps épuisé pour lui permettre de

s’allonger sur l’une des banquettes de l’attente. J’ai passé

mon bras sous sa taille souple et ferme, et j’ai senti le

contact chaud de la peau de ses bras. J’ai pensé : « Je viens

de toucher Eild Molenssen, je viens de toucher Eild

Molenssen » et j’étais sur le point de m’évanouir.

Eild a levé son visage parfait vers moi.

– Merci, Steph. Je suis Eild et je vais sans doute mourir

aujourd’hui.

– Vous ne pouvez pas mourir, j’ai dit. Vous êtes une

légende, un miracle. Vous êtes la noblesse de votre métier.

Vous êtes la beauté et le talent. Vous ne mourrez jamais.

Un sourire s’est dessiné sur sa bouche idéale.

– Steph, vous êtes adorable. Mais savez-vous qu’il y a

deux jours, j’ai fait « Réponds ou Meurs » de Ronald Peeks

sur NBC ?

– Oui, j’ai vu l’émission. Vous étiez splendide.

– C’est la fin. J’ai vingt-huit ans et on me propose déjà

des caméos. J’en suis à aller chez Peeks avant d’avoir mis les

pieds chez Oprah. C’est la fin, Steph. Je ne donne pas six

heures avant que vous puissiez lire le journal à travers ma

carcasse.

Cette image m’a inspiré une immense tristesse. Eild a

serré ses bras autour de moi. J’ai posé ma tête sur sa

poitrine. C’était triste, et paradisiaque.

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 46 azra@almalang.com

Nous avons dû nous endormir un moment.

– Steph ! Steph !

J’ai ouvert brusquement les yeux. C’était Amy. Il faisait

sombre.

– J’ai installé Eild dans la salle d’examen Deux. Tu peux y

aller aussi.

Je l’ai regardée sans comprendre.

– Allez, allez, dépêche-toi, fais pas d’histoires. Debout,

vite.

J’ai titubé jusqu’aux toilettes pour me passer de l’eau

fraîche sur le visage.

J’étais sans doute déjà dans le monde des morts, et Eild

Molenssen en train de devenir invisible m’attendait dans la

salle d’examen Deux.

Je n’ai pas cherché à contrarier le tour délirant que

prenait cette histoire. J’ai marché jusqu’à la salle d’examen

Deux en essayant de ne pas trop penser à ce qui se passait.

Je croyais savoir ce qu’était l’amour. C’était avant de le

faire avec Eild Molenssen. Son corps nu était un mausolée.

Ce qu’on en voyait dans les films, c’était que dalle. C’était

comme la différence entre un Ange et une photo d’ange.

Chacun de ses muscles était un rêve, chaque centimètre

de sa peau semait la panique dans mes sens bouleversés.

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 47 azra@almalang.com

Ici c’est ailleurs

Quand j’ai ouvert les yeux c’était déjà le matin. J’étais

sur un drap blanc posé à même le sol. Eild n’était pas dans la

pièce.

– Ce qui restait de son image s’est effacé ce matin à six

heures.

C’était Amy. Elle était assise les jambes repliées, les

genoux sous le menton.

– Eild n’a pas voulu te réveiller. Avant de disparaître, ses

derniers mots ont été pour toi : « Dites-lui que c’était

merveilleux ». Voilà.

– C’est un mensonge, Amy. Eild Molenssen n’aurait

jamais accepté de faire l’amour avec moi. Les gens ne

deviennent pas transparents. La maladie de Koh Lanta

n’existe pas. C’est un gag, une plaisanterie.

– Stop.

– Stop ?

– Ça ne sert à rien de le prendre comme ça. Tu

n’obtiendras rien de bon.

– Comment ça, rien de bon ? Qu’est-ce que je peux

obtenir, de toute façon ?

Amy a pris son air de ne plus pardonner. Elle a dit :

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 48 azra@almalang.com

– Quel incroyable manque de gratitude ! Tu t’es quand

même fait Amy Lowen, Noam Carlson, et, tenez-vous bien,

Eild Molenssen ! Numéro quinze des 100 most beautiful

people de People Magazine !

Mais c’était un rêve, un fantasme, j’ai pensé.

– Ah ah ah, elle a rigolé. Tu ne disais pas ça cette nuit

quand vous étiez en train de vous fréquenter

respectivement les organes.

Elle a enfoncé le clou :

– « Je croyais savoir ce qu’était l’amour. C’était avant

de le faire avec Eild Molenssen », blablabla. Je cite.

Elle lisait mon esprit comme un livre.

J’ai pensé à Domi. Qu’est-ce que je devais penser de

Domi et moi maintenant ? Est-ce que ça avait un sens

quelconque, dans une telle situation ?

On avait eu des enfants trop jeunes, on s’était mariés

trop vite.

Et où était Dominique maintenant ? j’ai pensé.

– Quand tu voudras vraiment le savoir, tu m’appelleras,

d’accord ?

Descendant de son siège, elle a remis ses pieds nus dans

ses chaussons. J’ai à nouveau perdu le fil de ce que j’étais en

train de penser.

– Amy, je t’aime.

– Je sais, elle a dit. Je t’aime aussi. Je ferais n’importe

quoi pour toi. Si tu veux coucher avec l’un des six de Friends,

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 49 azra@almalang.com

je peux le faire venir pour toi. Qu’est-ce que tu dirais de

Rachel Green ?

– Non merci. Je veux rester avec toi. Je regrette,

pardonne-moi, je ne sais plus ce que je fais.

Mais elle avait déjà quitté la pièce.

J’ai ramassé mes affaires éparses et j’ai commencé à me

rhabiller.

Docteur B. a passé la tête par l’encadrement de la

porte :

– Steph, on dégage en vitesse ! J’ai deux

cuniclocéphalies à examiner dans cette salle.

J’ai fermé mon dernier bouton de chemise. En sortant,

j’ai croisé deux types avec des dents de devant démesurées

et des oreilles de trente centimètres.

� – Bon, reprenons, a dit Don Cross en se caressant les

poignets. Qu’avez-vous fait le jour de l’orage ?

– Je vous l’ai déjà raconté. Domique et moi nous

sommes disputés. Les enfants sont descendus chez les

Martinez. Dominique a claqué la porte. Je ne sais pas pour

aller où.

– Et ensuite ?

– Ensuite, rien.

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 50 azra@almalang.com

Cross a penché la tête d’un air contrarié.

– Dominique et les enfants sont partis dans l’Ouest et

vous, vous avez eu un accident ?

– Non.

– C’est pourtant la version que vous souteniez à votre

arrivée.

– Nous sommes partis ensemble.

J’ai fait un effort de concentration démesuré.

Dominique a ouvert la porte de droite. Non, de gauche. Non,

de droite. J’ai ouvert la porte de gauche. J’avais les clefs en

main.

– J’ai conduit.

Et voilà.

J’ai poussé un cri.

Un cri terrible.

Don a eu un mouvement de recul, comme s’il avait été

frappé par une branche emportée par l’orage.

L’orage.

J’ai crié encore.

C’est moi qui conduisait.

J’ai glissé de mon siège et ma tête a frappé le pied d’un

brancard.

J’ai entendu Don appeler à l’aide :

« Amy ! Kim ! »

C’est moi qui conduisait.

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 51 azra@almalang.com

C’est moi qui les ai tués.

Dominique. Lauraine. Antoine.

J’ai appuyé ma main contre le mur.

– Ils sont morts, n’est-ce pas ?

– Oui.

– C’est moi qui les ai tués.

– Non, ce sont les circonstances. Un mauvais hasard.

– Aidé d’un camion-citerne.

– Et d’une route glissante.

– Où sont-ils ?

– On ne sait pas.

– Vous et seulement vous pouvez le savoir.

– Comment pourrais-je le savoir ? Je ne savais même

pas qu’ils étaient morts.

– Et vous ?

– Moi aussi.

– Et où êtes-vous ?

– Aussi absurde que ça puisse paraître, je suis dans

« Hôpital Hôpital ».

– Et vos enfants ?

– Comment pourrais-je le savoir ?

J’ai crié encore, puis de grosses larmes se sont mises à

rouler sur mes joues et des sanglots se sont échappés de ma

gorge.

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 52 azra@almalang.com

� Je me souviens maintenant.

Les oiseaux ont commencé à pépier dehors, puis le ciel a

pâli derrière les platanes. J’avais pas vu le matin venir.

Sur l’écran devant moi, Docteur B. pratiquait sur son

neveu poignardé une bulbotectomie de la dernière chance,

avec l’énergie du désespoir.

J’ai pensé que j’avais le temps de regarder l’épisode

suivant avant que les enfants se réveillent.

Vers sept heures, j’ai entendu Domi se lever et préparer

le petit-déjeuner. Le neveu de Docteur B. était mort. Le

couple d’homos joués par Billy Crystal et Paul Michael Glaser

menaçait d’attaquer Martin Glen en justice pour négligence.

Marine Godet venait d’apprendre qu’elle avait Kreutzfeld-

Jakob. C’était une journée qui commençait mal.

– C’est toi qui fait ce boucan ? a râlé Do en entrant dans

le salon.

J’ai baissé le son de la télé.

– Tu as passé la nuit entière sans dormir à regarder la

télé ?

Il y avait de la colère dans sa voix.

– Est-ce que tu te rends compte de l’état dans lequel tu

vas être ?

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 53 azra@almalang.com

C’est vrai, j’allais être HS pour faire les bagages et

surtout pour prendre la route. Mais tout ce que j’ai trouvé à

dire, c’est :

– Écoute, je termine cet épisode, et je m’occupe des

enfants.

Do a élevé la voix :

– Tu fais chier, Steph ! Tu crains ! Tu fais plus que ça

depuis des mois ! Regarde-toi !

Ben quoi ? j’ai pensé. J’étais en peignoir sur le canapé

du salon. Je buvais pas, je fumais pas, j’avais à peine un peu

grossi...

– Tu te lèves plus ! Tu te laves plus ! Tu ne t’occupes

plus des enfants, ni de leur devoirs, ni de leurs sorties. Tu ne

fais plus les courses, tu ne fais plus le ménage...

– Oh ça va, j’ai dit. C’est ma série, ça m’aide... Quand je

la regarde...

Mais Do n’était plus d’humeur à m’écouter.

– Tu fais chier avec ta série à la con !

Ses pas ont résonné sur le parquet du couloir, puis

blam ! – la porte d’entrée a claqué.

En attendant que les enfants se lèvent, j’ai regardé

l’épisode suivant. Amy avait couvert l’erreur médicale de

Maloussi dans l’espoir qu’il s’amende. Elle a commencé à

sortir avec Kerfellec, et ça ne m’a pas plu du tout. On

s’approchait de la mort de Laura Knopf.

Vers onze heures, je me suis dit qu’il fallait que je jette

un œil sur ce que faisaient les enfants.

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 54 azra@almalang.com

Lauraine était au téléphone avec une de ses copines.

– Entièrement rose.

– Si, rose. Des pieds à la tête.

– Avec une dentelle.

– Non, blanche.

– Ça rentre dedans. À l’intérieur.

– Oui, ça se déploie et ça rentre dedans.

(rire)

– Jamais, jamais, jamais !

(rire)

Antoine était dans le recoin sombre qu’il affectionnait,

entre le lit superposé et le placard. Il s’y recroquevillait avec

sa console de jeux et jouait jusqu’à l’épuisement. Ses doigts

couraient sur les boutons avec une aisance professionnelle.

Au moins, il pourra devenir testeur chez Nintendo.

– T’as pas faim ? j’ai demandé.

– Je termine ce niveau, et je vais aller manger en bas.

Quand mes gosses avaient faim, ils allaient manger au

premier chez les Martinez. C’est un fonctionnement qui

s’était installé au début de ma dépression, il y a près deux

ans, quand je n’avais plus été capable de sortir du sofa et

d’éteindre la télé.

Par moment j’avais essayé de m’y opposer mais ça

m’évitait plein de trucs chiants comme de faire les courses

ou de préparer la bouffe. J’avais fini par laisser faire.

Maintenant, c’était une habitude.

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 55 azra@almalang.com

Quand je croisais Madame Martinez dans l’escalier je lui

disais :

– Oh Madame Martinez, vraiment, toutes mes excuses

pour tous ces dérangements...

– Mais non, mais non, disait Madame Martinez, qui

aimait mes gosses.

Et je me disais qu’ils mangeaient mieux chez elle que

chez moi, et que tout le monde y trouvait son compte.

Oui, je me souviens maintenant.

Domi était de retour vers quatre heures.

– Les enfants sont chez les Martinez, j’ai fait en coupant

la télé.

J’ai rangé le DVD dans sa boîte, la boîte dans la pile et la

pile dans le sac que j’allais emporter en vacances.

Do avait l’air de bonne humeur.

– Je vais les chercher. On va faire les bagages. On partira

quand on sera prêts.

– D’accord.

– Tu veux bien t’occuper de la vaisselle et des volets ?

– D’accord.

On est partis vers six heures.

À la nuit tombante, de grosses gouttes ont commencé à

s’écraser sur le pare-brise.

A la sortie de Rennes, entre Bréal-sous-Montfort et

Édein, la route se rétrécit brusquement. La pluie tombait par

paquets et battait les grands saules au-delà des fossés.

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 56 azra@almalang.com

Un camion-citerne.

Je me souvenais, maintenant.

� – Vous n’auriez pas vu Emma ?

Quelque jours plus tôt, on avait admis un vieux

bonhomme en tenue de golf, grand et voûté, qui posait la

même question à tous ceux qu’il rencontrait.

– Vous n’auriez pas vu Emma ?

– Qui est Emma ? j’ai demandé.

– C’est ma femme. Elle devrait être là, voyez-vous.

– Ah bon.

J’ai haussé les épaules. Il n’y avait plus grand chose qui

m’intéressait.

Près d’un an s’était écoulé depuis l’affaire avec Eild

Molenssen. Depuis, je voyais rarement Amy, je dormais de

temps en temps chez elle mais le cœur n’y était plus.

Près d’un an depuis que j’avais compris que Do et les

petits étaient dans la voiture avec moi ce jour-là, et que

j’avais tué tout le monde.

– Vous comprenez, elle adorait tellement cette série.

Elle devrait être là.

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 57 azra@almalang.com

J’ai tourné la tête vers le vieux.

– Qui ça, elle ?

Un immense sourire s’est éclairé sur sa face. Comme si

j’étais la première personne qui s’intéresse à son cas depuis

des lustres.

– Mais Emma, bien sûr, ma femme.

– Emma s’intéressait à « Hôpital Hôpital » ?

– Oui, c’est ça. Vous l’avez vue ?

J’ai longuement inspiré.

– Laissez-moi comprendre. Vous pensez que votre

femme se trouve ici parce qu’elle s’intéressait à la série

« Hôpital Hôpital » ?

– C’est ça. C’est pour ça que je suis venu.

– Venu ?

Il a hoché la tête de droite et de gauche en cherchant

ses mots.

– Voilà. Moi, j’aime le golf. Alors, après la mort d’Emma

j’ai fait beaucoup de golf, pour oublier, voyez-vous. Et puis

j’ai eu une crise cardiaque, apparemment, pof ! au sixième

trou du Bloomfield Hills Club.

Je l’écoutais de toutes mes oreilles.

– Donc, me voilà mort à ce qu’il semble. Je me dis :

« Grand bien m’en fasse. Puisque je suis mort je vais

retrouver Emma ».

– Oui.

– Non. Pas du tout. Je me suis retrouvé dans un

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 58 azra@almalang.com

Disneyland du golf. Une sorte d’île où sont accolés les plus

grands parcours du monde : le Spanish Bay, le Filton, le

Kabul, le Peeble Beach, le Saint Andrew, le Baker’s Bay, Le

Royal Malta, le Querencia...

– Oui, oui, bon. Alors ?

– Tiger Woods était là, mais pas Emma. Bobby Jones,

Jack Nicklaus, Sherri Steinhauer, mais pas Emma.

– Hmmm...

Il hochait toujours la tête, mais son sourire s’était mué

en air de profonde mélancolie.

– Et puis il y a eu cette femme qui cherchait son Roger.

Comme il adorait le golf de son vivant, elle s’est dit qu’il

serait peut-être là. Elle s’était mis au golf elle aussi, pour

pouvoir arriver sur l’île.

Je ne comprenais plus rien.

– Comment ça ?

– Qu’est-ce vous croyez ? Qu’on peut aller comme ça au

royaume du golf en claquant des doigts ? Ah, non,

certainement pas. Vous le voudriez que vous en seriez

incapable, à moins que vous ne connaissiez par cœur tous

les parcours que j’ai cité plus haut, leurs moindres creux et

leurs bosses, leurs greens et leurs bunkers, leurs holes et

leurs arbres.

– Mais cette femme...

– C’est ce qu’elle a fait ! Elle n’aimait pourtant que le

shopping. D’ailleurs elle a commencé à vivre sa mort au

galeries Lafayette. Mais quand elle a compris qu’elle devait

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 59 azra@almalang.com

s’intéresser au golf pour retrouver son Roger, elle a quitté

les prémices pour courir les librairies, les vidéo-clubs, les

bibliothèques... à tout lire sur le golf et à visionner tout ce

qu’elle trouvait.

– Et vous-même...

– Moi-même, de même. Tout ça m’a donné l’idée

qu’Emma devait être dans « Hôpital Hôpital ». Alors chaque

semaine pendant dix ans, j’ai regardé l’épisode de CBS sur la

télévision du lodge du Royal Malta Golf Club.

– Bravo.

– N’est-ce pas ? Je vous connais tous maintenant ! Amy

Lowen et sa mère cinglée, et la Julie Merinos qui se maquille

comme une trapéziste. Don Cross, celui du café What Else,

Noam Carlson, qui a pris un couteau dans le dos, Reggiano le

chirurgien que tout le monde déteste, et Docteur B., l’autre

chirurgien, là, avec son fils qu’entend pas bien des deux

oreilles, et aussi...

– OK, OK, OK, OK. On va chercher Emma, d’accord ?

Emma comment ?

– Emma Jones.

C’était facile à retenir.

Nous sommes partis chacun de notre côté à la

recherche d’Emma Jones. Il m’est venu l’idée d’aller parler à

Alicia.

Elle avait dû se faire faire un nouveau boob job, ses

seins avaient encore doublés de volume. Elle mâchait

comme d’habitude une tonne de gomme à la chlorophylle.

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 60 azra@almalang.com

Elle devait s’enfoncer continuellement des chewing-gums

dans la bouche sans jamais recracher les anciens.

– Emma Jones, j’ai fait en tapant du plat de la main sur

le comptoir.

– Deux ’igne huit, a mâché Alicia.

– Quoi ?

Elle a saisit un petit bloc et elle a écrit.

« Elle a disparu en 2008. Je me souviens très bien d’elle

parce qu’elle était passionnée de golf ».

– Merci.

J’ai couru retrouver le bonhomme.

Je lui ai dit :

– Votre femme s’est mise au golf. Apparemment elle a

eu la même idée que vous. Je pense que si vous retournez

là-bas vous la trouverez, maintenant.

Il a eu un petit rire tristoune. L’ironie de la situation ne

lui échappait pas. Il devait penser aux centaines d’heures

d’« Hôpital Hôpital » qu’il avait dû se fader alors qu’il aurait

pu attendre sa femme tranquillement en sirotant des

tequilas et en poussant ses baballes.

Je l’ai laissé au mess des infirmiers, assis dans un

fauteuil.

Puis j’ai commencé à me creuser la cervelle.

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 61 azra@almalang.com

� – Donne-moi ma fiche de sortie, j’ai dit à Alicia.

Elle a fouillé dans ses classeurs.

C’était ça. La petite fiche cartonnée jaune.

Question 16. Quelle est votre occupation

préférée, et celle des personnes qui vous

sont chères ?

J’avais écrit :

MOI : « Hôpital Hôpital »

DOMINIQUE : la peinture impressionniste

LAURAINE : téléphoner à ses copines

ANTOINE : Super-Mario

J’ai repris la direction du mess, car j’avais quelques

questions à poser au vieux.

Quand j’ai ouvert la porte, une dizaine de griffons,

certains à demi-nus, d’autre en loques, d’autres encore en

survêtement Puma, étaient serrés dans le coin où je l’avais

laissé, comme une colonie d’huîtres autour d’un poteau.

J’ai poussé un cri d’horreur. On aurait un grouillement

de gargouilles.

Deux d’entre eux, un petit râblé et un grand avec des

incisives qui se croisaient comme celles d’un sanglier, ont

bondi dans ma direction.

En deux sauts, ils étaient sur moi et m’ont fait tomber à

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 62 azra@almalang.com

terre. Ils m’ont crachoté à la figure :

– Ta mère la pute ! Qu’est-ce que tu fous là ?

– Salope ! Salope !

– Laissez-moi ! j’ai crié.

– Putain de salope !

J’ai hurlé de plus belle. L’un portait un T-shirt LIMBO’S

BIMBO, l’autre une chaîne en or sur un sweater Nike.

– Ferme ta gueule, face de drap !

– Ferme ta gueule, ou on te nique ta race !

Ils tiraient sur mes vêtements. J’ai tenté de me débattre.

J’ai commencé par prendre une gifle. Puis les coups se sont

mis à pleuvoir. Ma chemise est partie en lambeaux.

– Au secours, au secours ! j’ai braillé.

À ce moment, Docteur B. et le docteur Glen sont entrés

dans la pièce.

– On se calme, a dit B.

– On se calme, a répété Glen.

Les deux griffons se sont redressés et on fait un pas en

arrière. Celui qui avait des crocs a émis un sifflement de rage.

Le petit a crachoté :

– J’ai vu vos mères faire le tapin !

Docteur B. a répliqué du tac-au-tac :

– Et la tienne elle suce les lapins !

Glen a surenchéri :

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 63 azra@almalang.com

– À Noël elle broutte les sapins !

Les deux griffons ont parus défaits. Ils ont rejoint la

grappe de leurs congénères au fond de la pièce.

– Qu’est-ce qu’ils ont fait de Monsieur Jones ? j’ai crié,

la voix tremblante.

– Calmez-vous, a dit B.

– Oui, Steph, a ajouté Glen, ça va aller. Calmez-vous.

Au fond de la pièce, la grappe de griffons a semblé

désépaissir. Et puis, un à un, ils ont disparus.

– Asseyez-vous, a dit Glen.

Il n’y avait plus personne dans la pièce à part moi,

Martin Glen et Docteur B.

Glen m’a apporté du café dans un gobelet en carton.

Je tremblais encore comme une feuille.

B. s’est accroupi auprès de moi, pour se mettre à ma

hauteur et croiser mon regard pendant que je buvais.

– Ce sont des passeurs, il a dit.

– Des passeurs ?

– Oui, les griffons.

– Ce sont eux qui font passer les morts, a continué Glen.

– Ils ont remmené Jones.

– Vous voyez, a dit B., vous comprenez maintenant. Tout

le monde déteste les griffons, mais ce sont les mêmes qui les

font venir.

– Ils ont une fonction.

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 64 azra@almalang.com

– Je dirais même, ils sont une chance pour l’au-delà.

– Ils font le travail dont personne ne veut.

– Pour un salaire de misère.

� Le lendemain, Glen et B. jouaient au basket dans

l’esplanade des ambulances, l’un blanc, l’autre noir, deux

immenses carcasses humaines en blouses, avec leurs

grandes pattes puissantes capables chacune d’attraper la

balle et de l’envoyer au panier.

Amy fumait une clope en les regardant. J’en ai pris une

dans son paquet. On n’a pas parlé, on a juste observé les

gesticulations des deux toubibs et la fumée qui sortait de

nos bouches. Une ambulance s’est introduite dans la cour,

avec un gémissement de sirène mourante.

� J’allais commencer par Antoine.

C’était sans doute ce qu’il y avait de plus facile à faire.

J’avais déjà une idée d’auprès de qui j’allais trouver les infos

dont j’avais besoin.

– Maloussi, tu t’y connais en Super-Mario ?

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 65 azra@almalang.com

Il a pris l’air prétentieux qu’il a quand il nous parle de

ses bagnoles ou de ses gonzesses.

– Super-Mario ? Tu rigoles. J’ai le record absolu à tous

les jeux. J’ai toutes les cassettes, je suis abonné à tous les

mags.

– T’exagères pas un peu ?

– À peine.

– Tu me prêterais ta console et quelques cassettes de

base ?

– Pas de problème.

C’était sûr qu’avec Maloussi j’allais en apprendre un

paquet.

J’ai revu les dimanches après-midi d’Antoine rivé à sa

console.

Dominique gueulait :

– Mollo sur la Nintendo, Antoine !

Et moi :

– T’as fini tes devoirs ?

ou encore :

– Tu veux pas aller jouer au parc avec tes copains ?

Mais Antoine n’avait pas de copains. Le seul monde

dans lequel il passait son temps était de celui de Mario et de

sa course d’obstacles infinie à travers des collines vertes, des

montagnes enneigées, des tunnels interminables, des

batailles de sphères lumineuses.

Je me suis dit que pour moi, ce serait pas une partie de

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 66 azra@almalang.com

plaisir.

Mais vu les circonstances, Antoine me simplifiait la

tâche avec sa manie.

� – Vous avez été vite, a dit Don Cross.

– Ah bon ?

– Oui. À peine un an.

– Il reste beaucoup de choses que je ne comprends pas.

– Comment allez-vous faire ?

– Je ne sais pas encore très bien. Je vais commencer par

Antoine. Ensuite je compte sur lui pour me rapprocher de

Lauraine. J’ai du mal à imaginer ce que peut être l’univers

idéal d’une petite fille qui ne pense qu’à ses copines.

– Et Dominique ?

– Dominique doit être sur une planète splendide et

délicate comme les tableaux de Monet, Renoir ou Cézanne.

Mais j’avoue que je ne connais pas grand-chose sur le sujet,

il va falloir trouver un moyen d’apprendre en chemin.

– Super-Mario, la psychologie adolescente, l'impression-

nisme, ça ne va pas être facile.

– J’ai tout le temps. Et puis, je peux faire des allers-

retours.

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 67 azra@almalang.com

Il a semblé hésiter un peu.

– Les passages ne sont pas gratuits. Les griffons

prennent à chaque fois une partie de votre mental.

J’ai froncé les sourcils.

Il a continué :

– Lors de votre premier passage, ils vous ont pris votre

genre.

– Mon genre ?

– Oui. Vous ne pouvez plus dire si vous êtes un homme

ou une femme. C’est la part de vous-même que les griffons

ont pris comme tarif de passage.

– Mais Monsieur Jones, par exemple...

– Monsieur Jones a sans doute perdu quelque chose lui

aussi.

– Ah...

– Son origine, le souvenir d’un proche, la vision des

couleurs...

J’ai cessé de parler.

Don regardait par la fenêtre une grosse pluie d’orage

battre les saules qui se dressaient devant nous, dans la cour.

– Comment je vais m’y prendre, alors, pour ne pas

perdre la moitié de moi-même ?

– Vous allez certainement trouver un moyen.

À ce moment Julie Mérinos est entrée dans le bureau,

belle comme une actrice, adorable suicidée pleine de

promesses d’avenir.

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 68 azra@almalang.com

– N’est-ce pas, chérie, que Steph va trouver un moyen ?

– Mais bien sûr, elle a dit.

Un sourire l’illuminait.

Dans le couloir on a entendu un griffon qui gueulait, et

Maloussi qui répliquait :

– Si ça te plaît pas, casse-toi ! Retourne dans tes limbes

de merde !

J’ai regardé Cross. Avec la plus exquise des politesses, sa

belle gueule aimable, sombre et mal rasée semblait dire :

l’entretien est fini pour aujourd’hui.

Pendant que se déroulait le générique, j’ai continué à

réfléchir.

Je voyais le petit visage fermé d’Antoine, les taches de

rousseur de Lauraine.

Ça ne serait pas facile, mais j’avais l’éternité devant moi.

Générique

Avec (soft rap)

Jean-Luc AZRA – Après l’orage – 69 pages 69 azra@almalang.com

Amy Lowen : Dora Murney

Don Cross : Gerald Clowny

Noam Carlson : John Whyse

Martin Glen : Edward Anthonies

David Maloussi : Dick Formaggino

Julie Merinos : Carol Attaway

Kelly Wimps : Launes Inra

Shelly Laker : Susan Stringless

Jiao Chang : Ma-ma Ning

Aline Kimbly : Axel Kingsville

Docteur B. : Marq LeFrench

Robert Reggiano : Paul Head

Lucas Kerfellec : Jean de la Fosse

Special guests

Steph Vernes : Steph Vernes

Monsieur Jones : Morgan Freeman

Caméos

Eild Molenssen

Mark Hamill

John Luke Ezra

et

Faye Grant

jouent leur propre rôle

Donnez-moi un verre d’eau, l’aspro, la cigarette Le gyrophare a fait des clins d’œil bleu azur Dans la gorge une arête Mon cœur me gueule arrête Et au coin de mon front comme une défrisure

Dans la nuit qui me glace Et me laisse sur place Ça sent un peu l’usure

Dans un goût de cachet intense | effervescent J’aperçois l’ambulance | et un bout de trottoir Il y a comme un bruit de silence | décent Et l’odeur de l’essence | au fond du dépotoir

Urgence | Samu Ambulance de nuit perçant les avenues (Quelques secondes de moins, de plu’) (C’est tout ce qu’il aurait fallu)

Poussé, porté, choqué, balancé comme un dé La sirène me chante un vrai chant de sirène Dans le fourgon blindé Un infirmier guindé M’annonce un grand malaise au fond de ma carène

Est-ce grave docteur Lui dit le gladiateur Quand on nettoie l’arène

Comme on taille la route | un soir de premier août Mon Samu troue la nuit | presque mathématique Ma carcasse à des bruits | de galère | asthmatique Et il y a dans l’air | comme un air de déroute

Urgence | Samu Ambulance de nuit perçant les avenues (Quelques instants de moins, de plu’) (C’est tout ce que j’aurais voulu)

Urgence | Samu Ambulance de nuit perçant les avenues (Juste dix secondes de plu’) (Je le tenais, j’aurais conclu)

Il y a dans l’entrée des tas de types en blanc Et des caillots de sang au fond de ma théïère Je couve un mauvais plan J’ai des trous dans les flancs Il règne dans mon crâne un climat de houillère

Et il me semble bien Que je ne sens plus rien Depuis avant-hier