12 L’ECHO Opinions · du travail invisible très précarisé. C’est l’au-tomation qui met le...

Post on 25-Jun-2020

0 views 0 download

Transcript of 12 L’ECHO Opinions · du travail invisible très précarisé. C’est l’au-tomation qui met le...

12 L’ECHO SAMEDI 20 JUILLET 2019

Opinions

INTERVIEWÉTIENNE BASTIN

Non, les robots ne vont pasremplacer le travail hu-main. Au contraire, c’estle travail humain qui estmis au service de l’auto-mation. Dans une étude

magistrale («En attendant les robots. En-quête sur le travail du clic», Seuil, 2019),Antonio Casilli, sociologue, enseignant etchercheur à Telecom Paris et à l’EHESS, ré-vèle, derrière les discours enflammés rela-tifs à l’intelligence artificielle (IA), une toutautre réalité: les armées de travailleurs duclic qui entraînent les algorithmes et quioptimisent en permanence nos applis pré-férées. Même Google Search exploite cespetites mains. Un travail invisible, peu oupas rémunéré, engendrant un «cyberta-riat» mondialisé qui échappe à toute légis-lation.

Le grand remplacement technologiquede l’homme par le robot n’aura pas lieu;pourquoi? L’IA ne remplit pas ses pro-messes?Un feu de communication marchande asurjoué les promesses de l’IA. Née à la moi-tié du 20e siècle, l’IA aspirait à simulercomplètement la cognition humaine –l’«IA forte». Mais l’évolution technique aconduit à ne développer en réalité que de«l’IA faible». Celle-ci suppose l’apprentis-sage automatique («machine learning»)mais pour apprendre, les algorithmes ontbesoin qu’on les nourrisse en données pro-venant des plateformes numériques. Orcet apprentissage est effectué par desfoules de personnes, peu ou pas rémuné-rées, chargées d’entraîner les algorithmespour les rendre efficaces.

Comment s’opère ce déplacement et quelest son impact sur la nature du travail?Ce faux remplacement technologiquecache en réalité une dynamique de «tâche-ronnisation», c’est-à-dire une fragmenta-tion de l’activité travaillée. Autour de l’IAse met en place un travail fait de micro-tâches, le microtravail: des tâches dequelques secondes ou minutes payées encentimes. Des plateformes de micro-travailmettent en relation d’un côté une entre-prise client qui veut automatiser un pro-cessus-métier (la comptabilité, l’étique-tage d’images, la reconnaissance vocale,etc.) et de l’autre, des personnes qui, à laplace de l’IA, font le travail d’interpréter lesvoix humaines, reconnaître les images ouretranscrire les tickets de caisse. Ce travailentraîne les IA qui, en principe, seront ca-pables de faire ce qu’elles promettent. Enpleine expansion, ces plateformes embau-chent de plus en plus de micro-tâcherons.Il y en aurait déjà au moins 100 millions,principalement en Asie et en Afrique. EnFrance, on compte 23 plateformes pour untotal de 260.000 travailleurs, dont 15.000assidus.

Quel est leur statut?Ces travailleurs du clic, qui ne sont pas re-connus comme travailleurs, n’ont aucunestabilité dans leur rémunération, leur sta-tut, ou leur activité. Leur travail est déqua-lifié. Sur certaines plateformes de micro-travail, des graphistes diplômés sont

engagés pour dessiner un pixel. Ailleurs,des journalistes ou des traducteurs tradui-sent ou écrivent quelques mots, quelqueslignes. Des savoirs experts (traducteurs, co-deurs,…) ne sont pas remplacés par des ro-bots, mais concurrencés par du microtra-vail délocalisé, sous-payé.

Cette évolution du travail amplifie cer-taines tendances anciennes: la logique for-diste de division du travail s’intensifie dansl’hyper-fragmentation de l’activité; le free-lancing, en pleine expansion, devient deplus en plus précaire. L’emploi n’est doncpas remplacé par l’automation mais pardu travail invisible très précarisé. C’est l’au-tomation qui met le travail humain au ser-vice du robot. Je parle de servicialisationdu travail. Lors du lancement de la plate-forme de microtravail la plus connue,Amazon Mechanical Turk, Jeff Bezos l’avaitdit clairement: human as a service! Les hu-mains réduits à des services.

Pourquoi parler de «digital labor»? Quelstypes de travail recouvrent cette expres-sion?«Digital» renvoie au geste même, le travaildu doigt («digitus») qu’est le travail du clic:le geste ultime, le plus dévalorisé.Le digital labor le plus connu est celui dutravail à la demande (Uber, Deliveroo,etc.). Ces plateformes ont une dimensionostensible très forte: on voit les travailleursdans la rue. Mais on ignore l’importance,même en termes de production de valeur,du temps passé sur l’appli à produire de ladata. Pour les chauffeurs d’Uber, cela re-présente environ 60% de leur temps. Cetteactivité sur l’appli concerne la communi-cation des données relatives aux trajets, lanotation des passagers et tout ce qui sert àaméliorer l’algorithme. A quoi s’ajoute ladata utile au projet de véhicules auto-nomes d’Uber, nourrie par les donnéesproduites autant par les chauffeurs quepar les passagers.

Ensuite, il y a les plateformes de micro-travail où se réalisent, entre autres, lestâches nécessaires au machine learning.On y rencontre aussi les modérateurs desréseaux sociaux – généralement issus depays très pauvres – qui font le sale bouloten filtrant le pire des photos et des vidéosdu Web. Ajoutons-y aussi les «fermes àclics»: des gens payés pour liker des imagesou des commentaires afin de gonfler l’au-dience et donc la viralité d’un post. Durantsa campagne électorale, Trump a utilisé cetype de procédé.

Ce type de micro-travail est donc inévita-ble…Même Google en a besoin pour vérifier ceque le moteur de recherche a produit.Qu’il s’agisse de la recherche d’une phar-macie au Wisconsin ou du porno d’untype particulier, des personnes s’assurentque Google a fourni les résultats les pluspertinents. Sur Google aussi, on vérifietout à la main! Ce qui ne va pas sans soule-ver un monstrueux problème de vie privée:qui peut savoir que je suis en train de cher-cher tel médecin parce que j’ai telle patho-logie? Eh bien, beaucoup de monde!Enfin, sur les réseaux sociaux, les usagersréalisent aussi du digital labor: chaque foisqu’on like ou qu’on laisse un commen-taire, on contribue à produire de la valeurpour les plateformes et surtout à entraîner

leurs algorithmes.Ces plateformes ne se distinguent pas

trop des autres types de digital labor.D’abord, elles récupèrent les données quipermettent de savoir si telle interface outel algorithme de la plateforme marchentbien. Ensuite, nos données personnellessont monétisées à des tiers. Enfin, ces don-nées sont exploitées pour automatisertout ce qui est possible: par exemple, surAmazon, le meilleur livre à acheter.

Nous sommes donc tous des micro-tra-vailleurs?C’est déjà une ancienne controverse, maisoui, on peut effectivement assimiler nosactivités sur les réseaux sociaux à du travailau sens traditionnel. Est-on soumis à desformes de mesures, de métriques? Oui: onest tracé du matin au soir. Ce n’est pas untravail libre, ni du jeu. Quand on joue vrai-ment, on n’est pas surveillé. Ensuite, est-ceune activité entièrement dépourvue deconséquences économiques? Non, aucontraire; on produit de la valeur. Est-ceune activité libre, en dehors de tout cadrecontractuel? Non encore: on a signé uncontrat (les CGU), qui s’arrange pour nepas se présenter comme un contrat de tra-vail. Et enfin, question-clé, y a-t-il un liende subordination? Eh bien oui, par le biaisd’un flux d’ordres, de notifications à l’im-pératif («connectez-vous», «faites ci»,«faites ça»). On ne peut pas assimiler cesinjonctions à une situation de consomma-tion pure.

Que faire face à la «tâcheronnisation» dutravail et au travail déguisé sur les réseaux

«C’est l’auto-mation quimet le travailhumain auservice du ro-bot. Je parlede serviciali-sation dutravail.»

sociaux?Du côté d’Uber ou de Deliveroo, les actionsen justice pour la reconnaissance desdroits des travailleurs se multiplient. Surles réseaux sociaux comme Facebook, legroupe néerlandais «Data Union» mèneune action de type syndical. Concernant lemicrotravail et le travail à la demande, IGMetall, syndicat allemand, ou Force Ou-vrière en France se sont positionnés pourdéfendre ces travailleurs. Une autre piste,d’inspiration mutualiste et coopérativiste,consiste à créer des Uber ou Twitter dupeuple, des plateformes dont la propriétéest entre les mains des travailleurs. Desbanques financent ce type de projets. Mal-heureusement, Google aussi…

Enfin, et c’est le plus difficile, il faudraitreconnaître que les données que nous pro-duisons sont des communs de connais-sances, et donc de valeur, et que cette va-leur peut être redistribuée auxproducteurs-usagers. C’est pourquoi jepropose un Revenu Universel Numérique,c’est-à-dire un montant mensuel reversé àchaque utilisateur de services. En 2013, leministère des Finances français avait ima-giné une fiscalité imposant les plateformessur base du travail invisible des usagers, undispositif parfait pour rémunérer le re-venu numérique. Mais ce projet a étéabandonné. Avec le digital labor, la ques-tion fiscale est complexe parce qu’on nesait pas quel est le territoire de ces plate-formes. Il faut donc d’abord admettrequ’on y travaille; et ensuite, qu’il faut rétri-buer ces travailleurs. La fiscalité du numé-rique, c’est étourdissant… Mais on n’en estqu’au début!

Antonio Casilli

«Derrière l’intelligence artificielle, il y ades humainspeu rémunérés»

«On peut assimiler nos activités sur les réseaux sociaux à du travail au sens traditionnel», estime le sociologue.©

AN

TON

IN W

EB

ER

/ H

AN

S LU

CA

S