DANNY BOISVERT
LE CONCEPT HUSSERLIEN DE a MONDE VÉCU INTERSUBJECTIF »
DANS LA THÉORIE DES SYSTÈMES DE NLKLAS LUEUWWW
ET DAIS LA THÉoRIE DE L'AGIR C O ~ ~ C A T I O N X E L
DE ~ G E N HABERMAS
Mémoire
présenté
à la Faculté des études supérieures
de l'université Laval
pour l'obtention
du grade de maitre ès arts (M.A.)
Département de socioiogie
FACULTÉ DES SCENCES SOCiALES
UNIVERSITE LAVAL
O Danny Boisvert, 2000
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Ce mémoire porte sur le concept de N monde vécu intersubjectif » du philosophe
phénoménologue Edmund Husserl et su. les réappropriations de ce concept par le sociologue
Niklas Luhmann dans le caâre de sa théorie des systèmes, et par le sociolojgue et philosophe
Jürgen Habermas dans le cadre de sa théorie de l'agir communicatiomel. L'objectif est de
montrer tes divergences entre la réappropriation du concept par Luhmann et celle que réalise
Habermas, en insistant sur les caractères perspectiviste, technique et descriptif de la théorie
des systèmes, ainsi que sur les caractères humaniste, critique, normatif, dialectique et pratique
de la théorie de l'agir comrnunicationnel. Trois chapitres constituent ce mémoire : le premier
porte sur le concept husserlien de a monde vécu intersubjectif », le second sur la théorie des
systémes de Nililas Luhmann et sur la théorie de l'agir comrnunicationnel de Jürgen
Habermas, et le dernier chapitre est une présentation des récents développements de la
polémique entre Luhmann et Habermas concernant le monde vécu.
AVANT-PROPOS
J'aimerais tout d'abord remercier mon directeur de recherche, M Olivier Clain, pour
ses encouragements, sa disponibilité et ses commentaires enrichissants et comtnictifs.
J 'aimerais également o f i r des remerciements aux personnels enseignant et administratif du
département de sociologie de l'université Laval pour la qualité de l'enseignement et la
disponibilité envers la communauté étudiante. Merci a mes patrons pour leur tolérance envers
mes périodes de lectures au travail, sans celle-ci le temps m'aurait sûrement manqué. Milles
mercis à mes proches pour leurs encouragements, leur aide à la correction, et surtout pour leur
patience envers mes sautes d'humeur occasionnelles succédant mes nombreuses heures de
travail et d'étude. Je vous en suis reconnaissant! Et finalement, je m'en voudrais d'omettre de
remercier les professeurs Luc Langlois et Marie-Andrée Ricard, de la Faculté de Philosophie
de l'Université Laval, pour la qualité de leurs enseignements des pensées de Kant, Gadamer et
Habermas (M. Langlois) ainsi que de Hegel, Husserl et des philosophes critiques de l'École de
Francfort (Mme Ricard).
4
TABLE DES MATIÈREs
. AVANT-PROPOS ................................................................................................................. -3
TABLE DES MATIÈRES ..................................................................................................... -4
INTRODUCTION : Une théorie de la société ....................................................................... -6
CHAPITRE 1 L'TNTERsUBJECTMTÉ DU MONDE-DE-LA-VIE DANS LA PHÉNoMÉNoLoGIE D'EDMUND HCTSSEXL
1.1 Le monde-de-la-vie et les sciences objectives ........................................................... 1
2.2 L'intersubjectivité transcendantale du monde-de-la-vie ................................................ -12
CHAPITRE Il ANALYSES IDIOSYNCRATIQUES DE LA THÉORIE DES SYSTÈMES DE NMLAS LUHMANN ET DE LA THÉORIE DE L'AGIR COMMUNICATIONNEL DE ~ G E N HABERMAS
2.1 La théorie des systèmes sociaux de Niklas Luhmann ............................... ...... ............ 19 2.1 . 1 . La théorie des systèmes ................................................................................. -20 2.1 .2 . La théorie de la communication .................................................................... 2 7 2.1.3. La dimension temporelle du système comme introduction à la théorie de
l'évolution .................... .., ......................................................................... -32 2.1.4. La théorie de l'évolution ............................................................................. - 3 5
2.2. La théorie de l'agir communicationne1 de Jürgen Habernas ...................................... -37 2 .2.1. Le concept de rationalité .................... ... ................................................... -38 2.2.2. La théorie wéberieme du processus de rationalisation socioîulturelle de
...................................................................................................... l'occident -39 2.2.3. Le concept d'agir communicationne1 ........................................................... -41 2.2.4. Le concept de monde vécu ............................................................................ -44 2.2.5. La disjonction entre système et monde vécu .................................................. 47 2.2.6. Le concept de société à deux niveaux ........................................................... -49
CHAPITRE III LES &CENTS DÉVELOPPEMENTS DE LA POLÉMIQUE ENTRE LUHMANN ET HABERMAS CONCERNANT LE MONDE &CU
3.1. Les trois modèles : Husserl et l'intersubjectivité du monde-de-la-vie, Luhmann et le systéme comme perspective auto-référentielle dans et sur le monde vécu (la société), Habermas et l'agir comrnunicatio~el comme notion complémentaire au concept de monde vécu .................................................................................................................... 54
3.2 L u ~ I ~ ~ M versus Habermas ............................................................................................. 60
BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................................... 83
6
INTRODUCTION
Une théorie de la société.
L'avantage que possède le sociologue sur toutes autres disciplines scientifiques (sauf
peut-être la psychologie) est la constante présence de son objet d'étude en lui et autour de lui.
C'est I'implication du chercheur dans son propre objet d'étude qui caractérise la sociologie,
comme toutes les sciences humaines d'ailleurs, de là l'importance et la pertinence de cette
discipline scientifique : les théories qu'elle produit ont des conséquences directes sur la vie
sociale du chercheur lui-même, la sociologie est une discipline scientifique pratique qui ne
peut séparer le sujet-chercheur de son objet puisqu' il s'y dilue. Les traditions compréhensive
et critique en sociologie ont toujours su tenir compte de cette implication du sociologue dans
son objet d'étude. Par contre, une école théorique en sociologie, depuis les écrits de Comte et
Durkheim, a préféré approcher la société et l'expérience d'autrui comme les sciences exactes
approchent leur objet, c'est-à-dire en insistarit sur la stricte séparation entre le sujet-chercheur
et son objet, faisant de la société et de l'expérience d'autrui des objets d'étude observables
comme de l'extérieur, desquels le sociologue peut s'abstraire, je parle bien sûr de la tradition
fonctionnaliste.
C'est dans le cadre de cette opposition épistémologique que s'inscrit ce mémoire. Deux
approches théoriques de la société seront étudiées : une approche davantage fonctionnaliste et
descriptive et une approche davantage critique et pratique. 11 y sera donc question de la
relation de la théorie sociologique à ses objets d'étude que sont la société et les interactions
entre individus, une relation qui sera saisie dans son actualité, une relation entre deux
approches théoriques en sociologie et entre celles-ci et les sociétés contemporaines. Les
représentants contemporains les plus pertinents de ces deux courants de pensée sociolo~que
sont Niklas Luhmann et Jiirgen Habermas, le premier proposant une refonte
phénoménologique du stnicturo-fonctionnalisme de Talcott Parsons, et le second étant le
dernier représentant de l'École de Francfort. C'est en fait leur intérêt envers les processus de
différenciation et de rationalisation des sociétés modernes qui fait toute la pertinence de leurs
pensées pour la sociologie et pour la théorie de la société contemporaine. C'est la description
qu'on nomme souvent posr-moderniste de la société occidentale contemporaine qui se trouve
impliquée au sein des approches théoriques de Luhmann et Habermas, et les exemples
empiriques sont nombreux : fragmentation identi taire, polythéisme et généralisation des
valeurs culturelles orientant l'action, solidification de la culture de masse, retour ai? localisme,
traitement technocratique des pathologies sociales, technicisation de la science au service
d'une économie capitaliste, scientificisation de la politique, désillusion face aux idéaux de la
modernité et de la société bourgeoise, pour ne nommer que ces phénomènes. Bien sûr, le
discours pst-moderniste sur les sociétés fortement industrialisées laisse peut-être trop souvent
peu de place aux nuances et à l'optimisme. Une description générale plus juste et plus
nuancée des sociétés modernes doit laisser davantage de place aux potentiels de
communication et d'entente entre les acteun politiques, groupes identitaires et formations
sociales de toutes sortes, politiques, économiques ou communautaires, ainsi qu'aux
alternatives d'actions qu'offre à ces groupes sociaux divers une société fortement différenciée.
Ce furent deux ouvrages collectifs sur le néo-fonctiomalisme qui m'ont permis d'arrêter
mon choix sur un thème de recherche dans le cadre de mes études a la maîtrise. Ces deux
ouvrages collectifs, intitulés ~eofunctionalism' et Neofunctionalist sociology2, présentent des
textes de sociologues faisant reposer leurs recherches principalement sur l'héritage de la
théorie du système d'action de Talcott Parsons et sur les contributions du néo-mamisme
critique. L'accent est mis davantage sur les conflits sociaux et politiques, les désordres et
déséquilibres au sein des systèmes sociaux des sociétés contemporaines. Les traditions
structura-fonctionnaliste et critique sont jumelées pour un travail en collaboration. Le système
n'est plus conçu comme étant clos, relativement en équilibre et atemporel, mais bien comme
étant traversé de changements stnicturaux, d'une dimension historique, et comme étant ouvert
à un environnement contingent et codictuel dans lequel il doit se reproduire et dans lequel de
multiples intérêts d'acteurs sociaux sont en jeu.
' ALEXANDER, J e f n y C. (éditeur), Neofunctiondimi, Beveriy HiLls, Sage, 1985,240p. COLOMY, Paul (éditeur), Neofunctionalin socioloq, Broolôield, E. Elgar, 1990. 396 p.
C'est dans le cadre des lectures de ces deux ouvrages que j'ai découvert les écrits de
Jürgen Habermas et de Niklas Luhrnann. L'éthique communicationnelle et la théorie critique
de Jiirgen Habermas ainsi que la théorie phénoméno1ogique des systèmes sociaux de Niklas
Luhmann sont des contributions théoriques majeures à cette école néo-fonctiomaliste. Ce
sont les deux sociologues qui attirèrent le plus mon attention. L'aspect critique de la théorie
de l'agir comrnunicatio~el de Habermas, jumelé au potentiel descriptif énorme de la théorie
des systèmes de Luhmann, font de ces approches les deux courants de pensée théorique les
plus aptes à la compréhension critique des sociétés modernes complexes. C'est une approche
phénoménologique que ces deux auteurs partagent et qui fait, à mon avis, toute la pertinence
de leurs pensées. En effet, Luhmanrt et Habermas capitalisent sur la contribution de la
phénoménologie d'Edmund Husserl à la philosophie moderne. Ils insistent sur l'importance
de partir des perspectives des acteurs sociaux eux-mêmes et de leurs propres vécus pour mieux
comprendre la complexité des sociétés contemporaines et les problèmes multiples qui les
traversent. La compréhension monolithique et déterministe des sociétés modernes complexes,
ce1 le que proposait le fonctionnalisme parsonien ou la tradition hégéliano-marxiste, n'est pl us
en mesure de s'adapter a son objet d'étude. Luhmam et Habermas proposent une théorie de la
société qui est non déterministe et non apologétique, c'est-à-dire que, contrairement à Hegel et
a Marx, par exemple, la société n'est pas envisagée dans le cadre d'un processus historique et
irréversible de développement vers l'Esprit Absolu ou vers la société sans classe, comme
l'autodétermination d'un macro-sujet social, mais plutôt dans sa contingence, par le biais d u
processus de différenciation sociale et culturelie qui l'anime, à travers le sporadisme des
procès d'intercompréhension et d'entente langagières entre les acteurs sociaux (Habermas) et
1 'auto-référence des systèmes sociaux (Luhmann).
C'est le concept de monde vécu (lifeworld) que partagent Luhmann et Habermas et qu'ils
empruntent au philosophe et phénoménologue Edrnund Husserl. Le monde vécu, c'est le
monde tel que vécu par des consciences, des consciences individuelles et des consciences
collectives, disons des intersubjectivités, situées ici et là dans l'espace et dans le temps, mais
en interrelations constantes les unes avec les autres. C7est l'ensemble des certitudes que
possèdent des individus et des collectivités sur le monde dans lequel ils vivent et sur lequel ils
ont des points de vue spatio-temporels, des perspectives socio-culturelles et historiques
toujours particulières, potentiellement conciliables selon Husserl et Habermas, et toujours
asymétriques et auto-référentielles selon Luhmann. C'est ici que les réappropriations du
concept husserlien de monde vécu intersubjectif par Luhmann et par Habermas divergent, et
c'est précisément sur ces divergences que portera mon mémoire. Je montrerai les différences
entre l'approche perspectiviste et relativiste (auto-ré férentielle) de Niklas Luhmann et sa
théorie des systèmes, et I'approche dialectique et humaniste de la théorie de l'agir
cornmunicationnel de Jiirgen Habermas, les différences entre ces deux approches du monde
vécu intersubjectif tel que d'abord théorisé par Edmund Husserl, ainsi que leurs conséquences
pour la compréhension des sociétés contemporaines. Tout au long du mémoire, nous verrons
que Luhmann et Habermas souhaitent, de façons très différentes par contre, combler les
lacunes laissées par Husserl concernant la génération de l'intersubjectivité dans la
communication.
Voici donc les étapes que je suivrai dans la présentation de ce mémoire. Trois
chapitres le composent : le premier porte sur une présentation du concept de monde vécu
intersubjectif )) dans la phénoménologie d'Edmund Husserl; le second comprend une analyse
de chacune des deux théories qui nous intéressent dans ce mémoire, soit la théorie des
systèmes de Niklas Luhrnann et la théorie de l'agir communicationne1 de Jûrgen Habermas; et
le troisième chapitre porte sur les divergences entre les réappropriations luhmanienne et
habernasienne du concept husserlien de « monde vécu intersubjectif », sur les récents
développements de la polémique entre Luhmann et Habermas concernant leurs approches du
monde vécu intersubjectif. Le deuxième chapitre, celui portant sur les particularités de
chacune des deux théories à l'étude, est sousdivisé : dans la section portant sur la théorie des
systèmes de Luhmann, il est question des théories de la communication, de la temporalité et de
l'évoiution accompagnant la théorie des systèmes; et dans la section portant sur la théorie de
l'agir communicationnel, il y est question du concept de rationalité communicatiomelle, du
processus de rationalisation socio-culturelle de l'occident, des concepts d'« agir
communicatio~el» et de (( monde vécu » en tant que notions complémentaires, de la
disjonction entre système et monde vécu, et du concept de société à deux niveaux. Pour la
réalisation de ce mémoire, je me suis basé principalement sur les owrages suivants :
d'Edmund Husserl, les ouvrages La crise des sciences euro&nnes et la ~hénoménolome
transcendantale3 et Méditations cartésiennes"; de Niklas Luhmann, les ouvrages
differentiation o f societvs, Essavs on self-reference6 et Social svstems7; et de Jürgen
Habermas, les ouvrages La technique et la science comme idéoloeie8, The ~hilosoohical
discourse of modenùtv9 et Théorie de l'agir communication ne^'^.
WSSERL, Edmund, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendamale, Paris, GalJimard, 1976, 589 p. ' HUSSERL, Edmund, Méditations cartesle , . nnes. Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1996, 25 1 p.
LLWirJN, Niklas, The differentiation of society, New York Columbia University Press, 1982.482 p. 6 LLWANN, Niklas, Essavs on self-reference, New York, Columbia University Press, 1990, 245 p. ' LUHMANN, Nikias, Social svstems, Stanford Standford University Press, 1995, 627 p.
HABERMAS, Jürgen, La technique et la science comme idéolome, Fnncfort, Gallimard, 1968.2 1 1 p. HABERMAS, Jürgen, The philosophical discourse of modernity, Cambridge, LWT Press. 1987.
'O HABERMAS, Jürgm Théorie de l'a& communicationnel. Tome I a II, Paris. Fayard, 1987.
CHAPITRE I
L'INTERsuBsEcTIVITÉ DU MONDE-DE-LA-VIE DANS
LA PHÉNoMÉNOLOGIE D'EDMLND HUSSERL
1.1 Le mondede-la-vie et les sciences obiectives
Pour prendre connaissance de ce que Husserl entend par l'expression mondede-la-
vie D, il faut se référer aux chapitres qui lui sont consacrés dans les ouvrages L a crise des
sciences eurooéemes et la phénoménoloeie transcendantale" et Méditations cartésiennes".
Dans la Krisis, Husserl met le monde-de-lu-vie donné d'avance, le monde des expériences
subjectives-relutives, en contraste avec le monde objectif-scientifique et idéalisé. L'objectif
général de Husserl est de rappeler l'origine pré-scientifique des comaissances des sciences Y
objectives et positivistes, rappeler aux savants qu'elles ne sont que des formations de sens
subjectives et intersubjectives résultant d'une substruction par une praxis théorético-logique.
Cette dernière n'est qu'une pratique parmi d'autres, n'est qu'un projet parmi d'autres, tous
inscrits dans le monde des vécus de conscience, le monde des évidences intuitives et
subjectives-relatives. En fait, la pratique théorético-logique des savants des sciences
positivistes est une activité réflexive, au même titre que l'évaluation réalisée par l'individu sur
ses actions, ses valeurs, ses buts, ses expériences vécues subjectives passées et actuelles, ses
plans d'actions, au même titre que les évaluations ou discussions critiques qu'on réalise
collectivement, dans un cadre formel ou dans la vie quotidienne, et qui concernent des vécus
collectifs.
Le mondede-la-vie d'un sujet est composé d'horizons temporels (rétentionnels et
protentionnels) et synthétiques de vécus de conscience intentionnels, formant comme des
champs perceptifs (l'horizon de significations propre à la conscience) et chosiques (l'horizon
spatial de la chose) d'objets thématiques temporels avec leurs actualités et leurs potentialités,
1 i Op. cit.
12 Op. cit.
des objets thématiques vécus dans le flux de la conscience et pouvant être sélectionnés en
fonction de nos différents intérêts pratiques, et qui peuvent aussi être réfléchis et devenir des
objets thématiques-objectgs sélectionnés en fonction d'intérêts théorétiques (ou pratiques).
Les substructions logiques et inintuitives (inintuitives parce que réflexives) que produit la
praxis théorético-objective des savants (c'est-à-dire les connaissances scientifiques qu'ils
construisent) sont de ceux-là, mais étant réalisées par des hommes et des femmes dans
l'attirude naturelle du monde-de-ia-vie donné d 'mnce, ces substructions sont elles aussi des
vécus intuitifs de conscience, des objets thématiques actuels avec leurs horizons de
potentialités et de temporalité (leurs vécus passés et leurs protentions dans la conscience), des
vécus subjectifs-relatifs inscrits dans une praxis réflexive et logico-théoréticwbjective et
pouvant être réfléchis eux aussi. C'est par une attitude réflexive sur les différents modes de
donnée subjectifs-relatifS-intuitifs (actualité, potentialité, remémoration, rétention, protention,
réflexivité, évaluation, affection, affirmation, négation, souhait, imagination, pratique, etc.),
sur ce que Husserl appelle la vie profonde, par une mise-entre-parenthèses du monde et des
choses natureiles, &nt maintenant envisagés comme phénomènes pour une conscience,
qu'une thématisation des vécus de conscience et du monde-de-la-vie lui-même est possible (du
monde tel qu'il se donne dans des vécus de conscience et dans le temps).
1.2 L'intersubiectivité transcendantale du monde-de-la-vie
On peut donc présenter le mondede-la-vie comme étant le monde pré-théorique et pré-
donné dans I'inruzrion, le monde des vécus de conscience, un monde d'objets qui se donnent
en tant que choses mêmes dans le flux de la conscience. Ce monde vécu est donné d'avance
parce que chaque vécu de conscience actuel s'inscrit toujours dans un flux temporel dans
lequel se trouvent d'autres vécus de conscience et auxquels le vécu actuel se rattache
inévitablement,
Mais cette insistance sur la corrscience-de-q uelque-chose dans la phénoménologie de
Husserl n'est pas non plus l'apologie du solipsisme (solipsisme duquel Descartes n'a pu
prendre distance, selon Husserl). f i est évident que le monde est pour moi. Mais c'est à
travers l'expérience de C'autre que la constitution d'un monde objectif et pour tous est
possible, un monde d'objets vécus par la conscience certes, mais aussi un monde d'objets
réellement ià pour moi et pour L'autre aussi, même si pour moi et pour autrui ils sont
intuitionnés dans des vécus de conscience différents. Je ne suis pas le seul moi a avoir cette
conscience du monde. Égo et alter égo font I'expérience du monde objectif et l'expérience
l'un de l'autre faisant I'expérience du monde objectif :
La réduction transcendantale me lie au courant de mes états de conscience et aux unités constituées par leurs actualités et leurs potentialités, Dès lors il va
de soi, semble-t-il que de telles unités soient insbarables de mon égo et, par 1% appartiennent à son être concret lui-même.
Mais au'en est4 alors d'autres ~EOS? US ne sont pourtant pas de simols représentations et des oblets rmrésentés en moi, des unités snthétiaues d'un processus de vérification se déroulant en moi », mais justement des autres ». »')
II se constitue donc, en plus de la conscience des choses du rnonde-de-la-vie, une
expérience de l'autre, vécu effectivement comme un alter égo avec ses propres consciences-
de~tioses, et non seulement comme un simple objet de mon propre vécu de conscience. Cette
expérience de l'autre se réalise en plusieurs couches ou plusieurs degrés, elle est précédée de
couches d'expériences vécues subjectives-relatives, de couches d'expériences d'autrui comme
objet pour une conscience puis comme sujet du monde, des strates qui la constituent comme
elle-même précède et permet la constitution synthétique et concordante du monde objectif en
tant que Nature intersubjective co-validée:
K Ce qui se constitue en ~remier lieu sous forme de communauté et sert de fondement à toutes les autres communautés intersubiectives est t'être commun de la K Nature », comprenant celui du a coms D et du K moi ~svcho-ghvsiaue H de I'autre. accouple avec mon DroDre moi ~wcho-physiaue. » '"
« Le moblème se présente donc, d'abord, comme un problème spécial, posé au sujet a de l'existence d'autrui mur moi B, par conséquent comme problème d'une théorie tmscertdantale de l 'expérience de l'autre, comme celui de 1' « Einfihlun~ ») /l'empathie). Mais la portée d'une pareille théorie se révèle bien plutôt comme étant beaucoup plus grande qu'il ne paraît à première vue : elle donne en m2me temm les assises d 'une théorie transcendantale du monde obieczif (...) il appartient au sens du terme « nature », en tant que mure obiectîve, d'exister DOW chacun de nous.. . » 15
- - -
13 Op. ch., HUSSERL, 1996, p. 149. '' Ibid., p l 9 6 l5 ibid.. p. 152.
La constitution d'une nanire objective, de I'wité synthétique de sens « monde
objectif », nécessite donc ma propre expérience des objets du monde dans ma conscience,
l'expérience de la présence d'autres égos (des alter égos) dans mon horizon de perception
ayant eux aussi conscience du monde, et finalement l'expérience des vécus de conscience
d'autrui par empathie (einfiihlung). Cette expérience empothique n'est pas aussi originaire et
première que mes vécus de conscience propres, elle se fait par analogie avec ces derniers, mais
elle constitue la condition pour la possibilité de recouvrements de mes horizons d'objets
thématiques vécus avec ceux des autres.
Cette expérience de l'autre, constitutive d'une nature intersubjective et objective, se
réalise à travers différentes étapes ou différents degrés de vécus de conscience. L'égo réalise
d'abord une distinction entre son monde prirnordiai, ou sa sphère d 'uppartenunce, et le
domaine de ce qui lui est étrmger, son extranéité. Ces mondes primordiaux propres à chaque
conscience du monde objectif sont des perspectives sur celui-ci, des aperceptsom du monde
d'ici et de là, comme hic et comme illic, des aperceptions ou des présentations originaires des
objets à l'intérieur de ma sphère primordiale (ou sphère d'appartenance) et des
upprésenrutions (aperception pur unalogie) du monde tel que je le suppose perçu de là-bas, la
oh est situé l'autre. Cette apprésentation des vécus de conscience d'autrui, dans son hic a lui,
se réalise dans le cadre d'une intentionnatiré médiate, c'est-àdire qu'elle se fait d'abord par
ma perception de son corps physique dans mon champ perceptif, c'est le premier degré de
l'expérience de I'autre, celui de la saisie de l'autre comme chose corporelle. Ensuite, par
analogie ussimila~ice avec mon propre corps (par un transfert de sens), j'ai conscience de ce
corps (qui est là et non pas ici) comme d'un corps vivanf charnel et kinesthésique (un corps-
orgonisrne), un corps qui est plus qu'un simple objet dans ma sphère d'appartenance, mais qui
e n aussi conscience d'un monde primordial étranger au mien, qui constitue sa propre sphère
d'appartenance, c'est le second degré. Je fais aussi I'aperception de ce corps-organisme dans
son comportement d'homme psycho-physique, d'homme pratique (incluant le langage). Ii
s'agit alors d'un troisième degré de l'apprésentation de l'autre. C'est à ce degré que se
complète l'empathie envers le vécu de conscience d'autrui.
En prenant conscience de ce corps-organisme et de son comportement dans mon
champ de perception originaire et primordial, par accouplement ou association accouplanfe,
par des séries d' upprésentut ions synt hét iq uerneni concordantes, des uniiés de ressemblcrnce ou
des synthèses associatives et apprésentdves sont créées et permettent ainsi l'empathie envers
les vécus de conscience de l'autre dans sa sphère primordiale, mais ce vécu de conscience de
l'autre ne m'est pas donné originairement dans l'intuition, il m'est plutôt apprésenté par
analogie avec mon propre corps, avec mes vécus de conscience primordiaux. C'est par ce
processus d'empathie, par associations accouplantes et par validation par correction
récrproque entre les sujets, qu'est possible la constitution d'une nature objective commune à
plusieurs sujets et la constitution d'mités intersubjectntes, d'identités (par analogie) entre les
systèmes de phénomènes de sujets différents, la constitution d'une communauté des monades
qui se considèrent comme hommes et femmes parmi d'autres hommes et femmes, comme
sujets égologiques dans une intersubjectivité. Au degré supérieur, une intersubjectivité
transcendantale dans laquelle l'expérience de l'autre devient primordiale et originaire est
créée:
(< En ~artant & moi. monade -kmitive dans l'ordre dc La constitution, j'mive aux monadés mi sont M autres » wur moi, ou au?< autres en qualités de suiers ~sycho-phvsi~ues. Ceci implique que j'arrive am «autres » non Das comme s 'ouuosanr ii moi Dar leur corps. et se rapportanr, -@cc à I'accoupkmcnt associatif et parce qu'ils ne peuvent m'éue dormés que dans une certaine «orientation )), a mon être psycbph>-sique (...) Bien au coatraire. le sens d'une cornmunarre des hommes, le sens du terme (< homme », qui, en tant qu'individu &jà, est essentiellement membre d'une société. (...) imdiaue une exirrence r é c i ~ r w u e de 1 WI sur 1 'aum. Cela enmûne une assimilation objectivûnte qui place mon être et celui de tous les autres sur le même dan. Moi et chaque autre nous sommes donc hommes entre autres hommes. Si ie m'introduis en aumii ~ a r la d e , et si jc pénètre plus avant dûns les horizons de ce aui lui ap~artient. je me h ~ e bient6t au fait suivant : de même aue son oreanisme corporel se trouve dans - mon c- de perceotioa, de même le mien se muve dans son chamo ji lui et, généralement rn'ap~fëhende tout ausi unmidiatement comme « autre )) bour lui aue moi ie I'aoprehende comme (( autre n mur moi. Jc vois égatcment que h multi~licité des autres s'morihcnde rtici~rwuemcnt comrnc (( autres w ; ensuite, que j e awréhender chacun des u autres non seulement comme « autre » mais cornmc se n ~ p a t m t à tous ceux aui sont (( autres >) p u r lui et doncl en même temps, immédiatement ii moi-même. Il est également clair que les hommes ne peuvent être m~rihendés que wmrne trouvant (en réalité ou en ouissance) d'autres hommes autour d'eux LU rwhme infinie et ilümifte elle-même chient alors une nature qui embrassc une mdtiplicitk d'hommes (...) comme suiets d'une intercommunion p s i b l e (...) une communauté illimitée de m o d e s aue nous desirnions var te terme d'imembiectivité aanscendantaie. >,l6
Dans ce passage de la cinquième méditation, Husserl présente ce qu'il entend par
l'intersubjectivité transcendantale. Nous verrons dans les sections 2 et 3 du travail que c'est
sur ce transcendantalisme du a monde vécu intersubjectif » que Habermas adresse sa critique
l6 Ibid., p.709-2 10.
et appuie sa révision langagière du concept husserlien de monde vécu ou mondede-la-vie ».
Pour l'instant, insistons sur ce que Husserl appelle des unités iniersubjectives. Chaque
conscience égologique fait l'expérience de son propre monde primordial, celui de ses propres
vécus de conscience, de ses expériences subjectives-relatives à elle, des vécus de conscience
du monde dans lequel se trouvent d'autres consciences égologiques synthétisant elles aussi le
flux temporel de leurs expériences subjectives-relativesy d'autres coasciences égologiques
avec lesquelles celui qui les trouve dans son champ de perception ou en mémoire peut entrer
en synthèse associative (par empathie). Dès lors, chacune de ces consciences égologiques
peuvent devenir éléments (vécus de conscience) du monde primordial d'autres consciences-
du-monde égologiques, par intention ou intuition médiate. Ainsi se forment des nom, des
unités intersubjectives de monades (de consciences égologiques) pour lesquelles le monde se
donne dans des vécus de conscience partagés, formant système unifié. C'est &LIS le cadre de
ces communautés égologiques, constituant par synthèses apprésentatives (par empathie envers
le vécu de conscience de l'autre) la N Nature intersubjective », que les individus agissent
téléologiquement sur le monde. Même quand I'égo synthétise ses vécus de conscience d'une I
chose quelconque sans la CO-présence d'une autre conscience égologique, il ne peut éviter de
se référer a des expériences antérieures (données d'avance) intersubjectives de cette chose et
l'identifiant comme étant cette chose et non pas une autre.
Il se forme donc des unités intersubjectives de consciences égologiques du monde vécu
dans lesquelles ce demier prend pour chacune un sens particulier, selon le temps et le ici et
là D, comme il prend un sens particulier pour chaque conscience égologique, malgré la
possibilité de la synthèse empathique. Husserl nomme également ces unités intersubjectives
des mondes pratiques ou des mondes réléologiques, car les individus ne font pas que pâtir et
prendre conscience du monde, mais agissent aussi sur lui, toujours en le présupposant
intersubjectivement, car il est le monde vécu donné d 'avunce pour tous dans des consciences.
C'est ici aue l'axe central de ce mémoire commence à prendre forme : Husserl demande s'il
est possible que ces unités ùitersubje~tives~ contrairement aux consciences égologiques qui
font preuve d'empathie les unes envers les expériences subjectives-relatives des autres et
communiquent leurs vécus de consciences, soient complètement closes sur elles mêmes et ne
communiquent pas entre elles. U semble clair selon Husserl qu'il est touiours auestion du
même monde mur tous, malné la multi~licité des persmtives :
« Puis-je m 'imaniner -..) que olusieurs multiolicirés de moriades c e s t e n t siparées les unes des autres. c'est-adire WLS commu~ri~er entre elles. et que. par conséquent. chacune d'entre elles constitue un m d ~ r w r e ? PuiHe m'imaginer au'il Y aurait ainsi deux mondes sé~arés a l'infini. avec c h a e-es et ckrrr e s e s - t e m m infinis?
De toute a idence ceci n'est oas quelque chose de concevable, mais un pur non-sens. Certes, chacun de ces groupes de monades, en qualité d'unité intersubjective et pouvant se passer de tout commerce ucmel avec les autres, a, a priori, wn monde a lui, qui peut avoir, pour chacun, un diffkent. Mais ces deux mondes ne sont alors aue des mbiunces de ces unités intersub-iectives et que les aspects d'un monde obiectif unique qui leur est commtr. Car les deux unités intersubjectives ne sont pas suspendues en l'air; en tant qu'imaginées par moi eiles sont nécessairement en relation avec moi (...) qui joue, par rapport a elfes, le rôle de \a monade constituante- Eues appartiennent donc, en vérité, à une communauté univemlle uniaue qui m'engobe moi-même et auï embrasse toutes Ies monades et tous les aroupes de monades dont on pourrait imaginer la coexistence. Il Ire p t d m , en réalité, y avoir QU 'UIW
sede comrmrmre de rnollLiLtYs, celle de tares les monades coexistames; par conséquent, u,> sur1 mondu obiecrif. un setrl et mique temps obiectif, un seul espace o b i s tif. trne seule Nature (...). )> "
Husserl affirme l'unicité du temps et de l'espace objectifs, disons du monde objectif,
de la nature constituée dans des vécus de conscience intersubjectivement partagés, et il affirme
également la multiplicité des unités intersubjectives qu'il conçoit comme des ambiances ou
des aspects de ce monde objectif unique. En effet, on ne peut nier le fait que ces multiples
unités intersubjectives, formant chacune un monde téléologique et pratique relativement fermé
sur soi, sont présentes ici et là et historiquement dans un seul et unique monde objectif,
qu'elles constituent par une co-validation entre des consciences égologiques. Mais tout en
étant ensemble une seule communauté de consciences égologiques constituant un seul monde
objectif, les multiples perspectives sur celuici sont irréductibles les unes aux autres. Chacune
possède son propre horizon temporel de significations. C'est dans le cadre de cette relation et
de cette distinction entre l'unité intersubiective ~articuliere et la totalité de la communauté des
monades aue s'inscrit le débat théorique entre Niklas Luhmann et Jiirgen Habermas. Si on
a~pliaue le conceut husserlien de monde vécu in~ersubiectzf aux sociétés contemporaines
pluralistes- muvons-nous parler de la wssibilité d' une unité intersubiective uniaue et
universelle, d'une communauté universelle des monades et des unités intermonadiaues. ou
devrions-nous nous concentrer uniauement sur les différences mésentes entre des -perswctives
(les unités intersubiectives) ~u t -ê t r e irréconciliables sur le monde? Luhrnann insiste sur le
17 Ibid.. p.225.
caractère auto-référentiel de l'unité intersubjective, décrite alors comme un systeme de
signification clos et auto-reproducteur (autopiétique), préservant sa différence face à un
environnement composé d'autres systèmes considéré comme étant la dimension sociale du
monde. Ll substitue la relation entre un système (une unité intersubjective) et son
environnement systémique duquel il fait partie et duquel il se différencie, à la relation de la
conscience au monde des choses dans lequel cette dernière s'inscrit comme sujet constituant et
synthétisant et comme objet perçu. Pour Luhmann, l'unité intersubjective, ou dans ses termes
a le système auto-référentiel n, prend la place du sujet égologique. Habermas, quant à lui, met
l'emphase sur la constitution langagière de l'intersubjectivité du monde vécu, disons sur la co-
validation langagière et critique du monde vécu, ainsi que sur la coordination intersubjective
de plans d'actions sur la base de cette intercompréhension. Il oriente ses écrits sur la
possibilité inhérente au langage d'établir des consensus sans domination idéologique sur ce
qu'il appelle le monde objectif, le monde social et le monde subjectif à partir des composantes
du monde vécu, soit la d u r e , la société et la personnalité (les schémas d'interpréfation
culturels, les appartenances sociales et réglementations institutionnelles et les structures de la
personnalite3, et sur des plans d'actions orientés vers les situations actuelles de celui-ci, des
consensus motivés par l'idéal d'une entente et d'une émancipation universelles. Habermas, lui
aussi, tient compte de la multiplicité des horizons de sens et de la sporadicité des ententes
langagières sur les mondes objectif, social et subjectif, mais sa théorie de l'agir
communicationnel vise le consensus comme élargissement et recoupement de ces horizons
particuliers. Nous venons, tout au long du mémoire et particulièrement dans le troisième
chapitre, que Luhmann présente une théorie perswctiviste, techniciue et descrimive
(phénoménologique) sur le monde vécu intersubjectif, un monde vécu qui ne peut plus être
envisagé intersubjectivement dans sa totalité, selon lui, alors que Habermas présente sur celui-
ci une théorie dialectique, critiaue, normative. humaniste et pratisue, sur un monde vécu dont
les perspectives sur lui se recoupent dans un consensus élargi et idéalement universel.
CHAPITRE II
ANALYSES iD[OSYNCRATIQUES DE LA THÉoRE DES SYSTÈMES DE
NMLAS LUHMANN ET DE LA THÉORIE DE L'AGIR COMMUNICATIONNEL
DE JÜlXGEN HABERMAS
Avant de procéder à la présentation des récents développements de la polémique entre
Luhmann et Habermas sur le monde vécu intersubjectif, il me semble essentiel d'analyser
d'abord chaque théorie indépendamment l'une de l'autre, de saisir chacune dans sa singularité,
afin d'offrir une bonne base théorique à la présentation du débat. Je débute par la théorie des
systèmes de Niklas Luhrnann pour faire suivre ensuite celle sur l'agir communicationnel.
L'oeuvre de Habermas étant de nature critique, il me semble donc préférable de la présenter
après la théorie de Luhmann, comme une réaction critique à celle-ci, entre autres.
2.1 La théorie des svstèrnes sociaux de Niklas Luhmann
L'oeuvre de Niklas Luhmann est une réappropriation de la théorie générale des systèmes
de Ludwig Von Bertalanffjr, de la théorie du système d'action de Talcotî Parsons, de
l'évolutionnisme de Herbert Spencer, de l'héritage de la sociologie et de l'anthropologie
fonctionnalistes (É. Durkheim, R-K Merton, B.K. Malinowski, A.R. Radcliffe-Brown), de
1 ' idéalisme al lemancl (Fichte et Hegel principalement), de la métaphysique et de la philosophie
du langage de Ludwig Wittgenstein, et surtout, de la phénoménologie d'Edmund Husserl et du
perspectivisme de Friedrich Nietzsche. Une multitude de concepts constituent la théorie des
systèmes de Luhmann. L'important ici n'est pas d'en faire une présentation exhaustive ni de
définir chacun précisément, mais bien d'identifier ceux qui me semblent essentiels et de les
définir progressivement tout au long du texte. De plus, les expressions en itaiique représentent
des concepts importants ou des idées générales imporîantes provenant directement de la
théorie de Luhrnann, comme ce sera le cas dans la section portant sur la théorie de Habermas.
2.1.1. La théorie des systèmes.
La théorie des systèmes de Luhmam est accompagnée d'une théorie de la
communication et d'me théorie de l'évolution. Ce sont les trois étapes que je suivrai dans ce
chapitre : le système et son environnement, les processus de commwiication qui s'y déroulent
et la dimension femporelle et é d u t i v e du système. Évidemment, c'est par le concept de
système que doit commencer cette analyse. Comme i'a fait avant lui Ludwig Von Bertala*,
Luhmann s'éloigne de la conception classique et univediste du système, celle de la théorie
aristotélicienne et du fonctionoahne primitif, comme il s'éloigne a w i du système hégélien.
Plutôt que d'orienter sa théorie vers la différence entre un tout et ses parties, entre la société
globale et ses composantes dont elle excède leur somme, il insiste sur la drfférence entre des
systèmes sociam autopoiéttques et un environnemenr, sur I'uniré de cette d~fférence et sur
l'absence d'une instance supra-systémique ou d'un système englobant. Selon Luhmann,
l'ancien paradigme du système comme whole made ota of parts était compatible avec les
sociétés segmentarisées et stratifiées, très monolithiques, mais il ne peut plus s'appliquer aux
sociétés modernes éclatées dû à l'extrême complexité et au processus de différenciation
avancé de ces dernières. L'instance supra-systémique ne peut être identifiée ni dans la
politique, ni dans la culture, la religion, le mythe ou l'économie, car en fait, cette instance
n'existe pas, les sociétés modernes sont a-cencriques et hétérarchiques. Le sociologue qui
travaille sur les sociétés contemporaines se penche sur un environnement contingent de
nombreux systèmes qui combinent ouverture sur cet enviromement plus complexe qu 'eza et
fermeture auto-ré;férenriel (l'unité de la différence). C'est le caractère auto-réferentiel et
réflexif de ces systèmes qui permet de se passer de l'unité créée par l'instance supra-
systémique de l'ancien paradigme, appliquée par le mythe dans les sociétés archaïques et à
travers un apex zu-istocratique dans les sociétés traditionnelles. Les systèmes sociaux., peu
importe leur complexité et leur durée dans le temps, que ce soit la politique, l'économie, les
systèmes légal ou religieux, les organisations et les groupes sociaux de toutes sortes, les
interactions spontanées et quotidiennes, assurent leur identité et leur auto-reproduction (leur
autopoïésis) en présemant leur différence par rapport à un environnement complexe,
contingent et en constant changement avec lequel ils sont en relation, et en assurant ew-
mêmes la reproduction de leurs éléments, les actions sociales, conceptualisées par la théorie
de la communication. Dans son ouvrage Essavs on self-reference, Luhmann emprunte a
Humberto Maturana sa définition d'un système autopiétique, qui va comme suit :
« ... autopoietic systems « are systerns that are defined as unities as networks of productions of cornwnents that recursivelv. throuah their interactions. aenerate and realize the network that ~roduces them and constituîe, in the space in which they ezrist, the bounàaries of the network as components that participate in the reaîization of the network. ». » 1 8
Les systèmes sociaux de Luhmann sont auto-référentiels, comme cette définition
l'affirme, tout en se référant à l'environnement social dont ils dépendent et avec lequel ils
entrent en contact par le biais de leurs 1çontières. Luhmann parle ici d'uccompunying self-
reference. Ii n'y a pas de pure auto-référence de la part du système car celui-ci serait
tautologique et incapable de s'adapter à son environnement, il y a une auteréférence qui
accompagne une référence à l'environnement. Les systèmes de Lubmann, c e u dans lesquels
nous vivons, sont des open-ended system, ils sont des ilôts de probabilité d'actions et de
stabilité dans un environnement complexe, instable et improbable, des ordres dans le
désordre. L'ensemble des différences d'un système par rapport aux multiples régions de son
environnement constitue son (ou ses) unitéfsj de fa différence et sa disfunce face à
l'environnement, face à la société considérée comme monde vécu, comme world-socieiy.
En fait, les parties composunt le mur, telles que décrites par la conception classique du
système, prennent pour Luhmann la forme de sous-systèmes autonomes d&érenciés et
fonctionnels inscrits dans un système plus large, lui-même le sous-système autonome et
fonctionnel d'un système plus large et ainsi de suite jusqu'au niveau le plus englobant, celui
du système sociétuf, de I'encompassing system, du monde vécu (Irfeworld), un unirus multiplex
qui est certes un système englobant et universel comme celui de l'ancien paradigme, mais un
système dans lequel règnent la pure contingence et le relativisme, il est un environnemenr
interne de systèmes auto-référentiels formant eux aussi des environnements internes, telle une
poupée russe. Chaque sous-système tient compte du système dans lequel il se trouve, il
reproduit la différence entre ce système plus large et son environnement, mais la reproduit
toujours selon sa propre perspective, selon sa propre différence par rapport à l'environnement
'' Op. cit., LUHMANN, 1990, p.3
immédiat (le système l'incluant et les (sous-) systèmes a sa périphérie) et l'environnement
global (ou par rapport à des systèmes qui s'y trouvent). Cette perspective paniculière du sous-
système lui est donnée par sa fonction dans le système plus large, une fonction qu'il fait sienne
réflexivement, envers laquelle les actions qui se déroulent dans le système sont orientées et qui
est l'objet de I'auto-référence du système, sa fermeture essentielle à son auto-reproduction par
la communication, une fermeture qui permet l'autonomie du système. Chaque sous-système
remplit une fonction pour un système plus large, mais le plus englobant des systèmes, la
société ou le système sociétal, unit tous ces sous-systèmes et ne les inclut en lui que par leurs
différences (l'unité de la différence). U n'est que l'ensemble contingent des possibilités
d'actions sociales qu'ofaeat les systèmes sociaux, il est moins que la somme de ses parties.
C'est au niveau le plus abstrait, celui de la société, que se confondent système et
environnement, parce que tout en étant un environnement interne, la société reproduit ses
propres éléments, les communications, comme un système. Elle contient toutes les uctions
sociules possibles, eile est l'horizon de significafions le plus lointain, atteignable dans sa
totalité seulement dans une relative mesure pour l'être humain (human being) en interaction (il
en sera question dans le troisième chapitre). Chaque sous-système inscrit dans cet
environnement social global (la société, le monde vécu) est autonome et auto-référentiel tout
en étant dépendant de son environnement immédiat, c'est-à-dire le système dans lequel il est
inclus, et, dans une relative mesure, de l'environnement plus large pour s'auto-reproduire,
c'est-à-dire les principaux systèmes fonctionnels de la société tels l'économie, la politique, le
système légal, le système éducationnel, les systèmes religieux, scientifique, culturel. En
insistant sur la différence (fonctionnelle) entre chaque système social et l'environnement,
Luhmann évite d'orienter sa théorie vers une dimension particulière de la vie sociale et d'en
faire l'essence de la société, le plus que Ia somme des parties. Contrairement à Marx, qui
emprunte une perspective économique et matérialiste, Hobbes, Locke et Rousseau qui donnent
une orientation politique a leurs écrits sur la société, Mead et Goffman qui se penchent sur les
interactions entre individus, la sociologie d'Alfred Schütz d'influence phénoménologique et
culturaliste, Luhmam propose une théorie aux prétentions universelles orientée vers des
systèmes auto-référentiels tant micro-sociologiques que macro-sociologiques, une théorie du
relativisme, un constnictivisme social.
On remarque l'aspect hiérarchique que revêt le systéme sociétal, une hiérarchie non
pas de commande, ni cybernétique comme dans le système d'action de Parsons, mais une
hiérarchie de généralité (d'abstraction), de compktiré et de durée, c'est une profondeur
phénoménologique. En fait, ce qui est important ici, c'est le concept de différenciation. Les
principaux systèmes fonctionnels de la société, telle qu'on la connaît depuis ies débuts de la
modernité, sont différenciés tels qu'ils ne semblent pas faire partie du même système global de
la société. C'est parce qu'ils sont les sous-systèmes fonctionnels du système sociétal,
l'encompassing vtem, qui voit devant lui des problèmes de natures différentes :
l'exploitation des ressources (l'économie), les décisions collectives (la politique), la
découverte de La vérité (la science), la production de règles aprioriques d'actions (la justice), la
compréhension de l'inexplicable (la religion), dont les résolutions ne peuvent être assurées que
par des sous-systèmes différenciés quant à leur fonction. Mais les sous-systèmes qui se
différencient à l'intérieur de ces principaux sous-systèmes fonctionnels de la société le font
hiérarchiquement de telle sorte qu'ils sont toujours des sous-systémes inclus dans un système
plus large.
... hierarchy. This does not mean official channels or 3 chah of command fiom top down. Instead, in this context hierarchy means only that subsystems can differentiate into fiirther subsystem and that a transitive relation of containment within containment emerges.-. n 19
Luhmann divise cet environnement de systemes en trois niveaux d'abstractions, de
complexité, ou trois types de système : les systèmes interactionnels, les systèmes
organisationnels et le système sociétuI. Ces trois types de systèmes font partie de la hiérarchie
de différenciation et chacun constitue, ou peut constituer, une hiérarchie a son tour. Les
systèmes interactiomels sont les plus nombreux, les plus éphémères et les moins complexes.
Ils apparaissent et disparaissent au gré de nos rencontres quotidiennes, à chaque fois qu'un
système psychique agit en présence d'autres systèmes psychiques. C'est aussi à ce niveau que
la différence en complexité entre le système et l'environnement est la plus grande, le système
interactionnel est si simple et peu étendu, et si court en durée, qu'il ne peut se fondre (par
interpénétration) qu'a une infime partie de l'environnement. En fait, les reiations entre un
système interactionnel, dans lequel les individus évoluent par leur présence, et le système
19 Op. cit., L m , 1995, p. 19.
sociétal, qui comprend toutes les actions possibles, ne sont que partielles et éphémères, la
société étant trop complexe en infonnatioas et en quantité d'actions possibles pour
correspondre point-par-point avec un système interaaionnel (même si le système
interactionnel schématise ou codifie ce qui le distingue de la totalité du monde, nous en
reparlerons plus loin). Les interactions ne sont que de c o u . épisodes de la société qui se
succèdent dans le temps (nous parlerons plus loin de la dimension temporelle des systèmes).
C'est progressivement, à travers le processus de diflérenciation socio-durelle que
connaissent les sociétés modernes depuis trois à quatre siècles, que se différencient te second
et le troisième type de système, ceux du niveau organisatio~el et du niveau swiétal. Dans les
systèmes de type organisationnel, ce sont des conditions particulières de membership qui
déterminent la possibilité pour un individu d'y phciper, non pas la seule présence dans une
interaction, des conditions prenant la forme de règles de comportement spécrfques qui ne
nécessitent pas une correspondance avec les motivations de l'individu. Une distinction se
développe progressivement entre des interactions quotidiennes, non incluses dans le cadre
d'une organisation de l'activité sociale selon des règles de comportement spécifiques, et des
inreractions orgonisotionneIIes et fonctionnelles, soumises (dans une plus ou moins grande
dépendance) aux règles d'actions des sous-syslèmes fonctionnels de h société, tels
l'économie, la politique, la science, et aux règles d'actions des organisations, c'est-à-dire tes
sous-systèmes (eux aussi fonctionnels) de ces sous-systèmes fonctionnels de la société. Et
comme pour l'interaction, L'organisation ne peut correspondre point-par-point avec
l'environnement, elle ne peut saisir et réduire toute sa complexité, par manque de temps.
Même si les interactions internes et les actions orientées vers l'environnement y sont régies
par des règles spécifiques (concrétisées dans des rôles et des programmes d'actions), même si
les performances de Leurs membres au sein d'autres systèmes (la famille, les amis, d'autres
organisations) sont neutralisées et rendues non significatives par l'organisation renforçant
ainsi les structures du système, l'environnement immédiat de celle-ci et l'environnement
s'étendant jusqu'au niveau sociétal restent quand même insaisissables en entier d'une façon
précise.
Luhrnann insiste sur le rôle rempli par l'apparition de \'écriture et des premières
techniques d'impression dans ce processus de différenciation des systèmes organisationnels et
sociétal du niveau des interactions. Les systèmes interactionnels et organisationnels étaient
confondus dans les sociétés holistes et orcha$ues, structurées par le mythe. Ces deux types
de systèmes étaient aussi confondus avec le système sociétal : la société était l'unique
organisation dans laquelle se déroulaient toutes les interactions des participants. Lonqu'un
individu agissait en présence d'autres individus, il le faisait toujours en étant soumis à des
règles et des normes précises d'actions structurées par l'idéologie du mythe et s'étendant à la
société dans son ensemble. Les sociétés modernes complexes, quant à elles, ne permettent
plus aux individus qui en font partie d'agir envers et en tenant compte de la société globale,
ces actions sociales sont réalisées dans un environnement contingent difficilement saisissable
en totalité, composé d'organisations sociales inscrites au sein des principaux systèmes
fonctionnels différenciés de la société tels l'économie, la politique, le droit, la science, la
religion, la culture, des systèmes o h t aux organisations qui en font partie des perspectives
particulières sur la société et sur leurs environnemenrs. L'ensemble des actions et activités
sociales ne peut plus être orienté par une organisation unique et le processus avancé de
différenciation socio-culturelle que nous connaissons aujourd'hui ne permet plus à l'individu
en interaction de saisir la société en entier, mème lorsque cette interaction s'inscrit dans une
organisation de l'activité : la société échappe à elle-même, elle est moins que la somme de ses
parties. C'est pour cette raison que Luhmann doute de la possibilité de régler par la discussion
orientée vers le consensus les problèmes concernant les principaux systèmes fonctionnels de la
société. Par contre, cette différenciation ne signifie pas une totale indépendance entre les trois
niveaux de systèmes : presque toute interaction s'inscrit dans une organisation de l'activité
sociale ou trouve dans son environnement sémantique une ou des organisations (sauf peut-être
des systèmes interactionnels quotidiens comme ceux unissant des voisins se croisant sur la rue
ou des amis en discussion); toute interaction est incluse dans la société car elle se fait par la
communication, l'élément des systèmes sociaux des trois types; toute organisation de
I'activité sociale est dépendante des systèmes interactionnels qui existent en elle et autour
d'elle et des systèmes plus larges jusqu'au système sociétal dans lesquels elle per$orme ou
remplit sa fonction auto-référentielle, comme des organisations en sa périphérie ou dans son
environnement global; et quant à elle, la société, ou tout simplement la communication, ne
pounait se reproduire sans une différenciation de ses sous-systèmes fonctionnels principaux
en sous-systèmes plus spécifiques quant a leur fonction et en organisations des interactions et
de l'activité sociale. Dépendance et indépendance sont combinées, référence à
l'environnement et au système lui-même.
Les systèmes interactionnels, organisationnels et le système sociétal sont tous les trois
des systèmes sociaux dont les éléments sont des événements, plus précisément des
communicutions de significafions (meaning) réduites en acriom sociales par le système pour
faciliter son auto-référence et sa référence à I'enviroanement et aux communications qui s'y
déroulent. Ces communications internes et externes au système sont réduites en complexité et
envisagées comme actions par le biais des processus d'autwbservorion du système et
d70hservation de l'enviro~ement par le système, ou elles sont envisagées comme telles,
comme des communications, par des processus d'auîo-description et de descriprion de
l'environnement. Ce dernier processus, celui de la description des communications dans
l'environnement, est toujours relativement approximatif vu la grande complexité de
I'enviromement et des nombreuses communications qui s'y déroulent et qui peuvent s'y
dérouler. C'est pour réduire cette complexité de I'enviro~ement, réduire les communications
qui s'y produisent en actions signijkatiives pour lui, que le système réalise des processus
d'observation de I'enviromement, une description étant trop complexe à réaliser. Des actions
communicatives se déroulent dans l'environnement, elles sont observées par le système, mais
lorsque Luhrnann parle de l'acfion, il se réfere a w sélections d'informations (nécessiîant
l'observation et l'auto-observation) par le système lors d'une communication de celui-ci dans
son environnement (ou lors d'une communication dans le système Iui-même, entre ses sous-
systèmes ou dans un de ceux-ci), et il parle d'expérience pour désigner l'observation, l'auto-
observation, la description et l'auto-description des actions communicatives des systèmes (et il
parle de réflerivité ou d'observation de second ordre (second-order observafion) pour
si-pifier les (auto-)observations d'(auto-)obsewation).
Les systèmes sociaux (dont les éléments sont des communications de sens ou de
signification, des événements) sont un type particulier de système, ils entrent en relation avec
un environnement composé d'autres systèmes : il s'agit des systèmes psychiques, c'est-à-dire
les individus avec leurs personnalités propres et possédant eux aussi leurs éléments sous
formes de significations, mais se produisant dans la conscience et non comme communication;
des systèmes organiques, c'est-à-dire le support biologique des individus, et finalement des
systèmes machines, construits par l'être humain pour contrôler et transformer les
environnements organique et physique. Ce vers quoi je veux en venir, c'en que les systèmes
sociaux, tels que les décrit Luhmann, excluent les individus, ceux-ci ne font pas partie de la
société, mais plutôt de son environnement, en tant qw systèmes psychiques et non sociaux.
C'est par la communication que les systèmes psychiques ont contact avec l'environnement
social :
i c We are dealina witb social. not ~svchic systems. W e assume that social svstems are not cornoosecl of ~ s ~ c h i c mstems (...). Therefore, psvchic mstems belonq to the environnient of social svstems. Of course, they are a part of the environment that is especially relevant for the formation of social systems (...). Such environmental relevance for the construction of social systems constrains wtiat is possiile, but it does not prevent social systems f?om fo-g themselves autonomously and on the basis of ttieir own elemental operations These o d o n s are communications - not psychic process per se, and also not the process of consciousness. » 20
2.1.2. La théorie de la communication.
C'est par le biais de sa théorie de la communication que Luhmiznn explique
l'interpénétration entre les systèmes psychiques et Les systèmes sociaux ainsi que la formation
et l'auto-reproduction des systèmes sociaux. Cette interpénétration entre des systèmes
psychiques (inrerhuman inrerpenetration), celle entre un système psychique et un ou des
systèmes sociaux, et l'interpénétration entre des systèmes sociaux (social interpenetration),
Luhmann l'explique longuemem dans un chapitre de Social svstems, mais on peut se l'imager
(concrètement, là ou elle s'effectue) comme étant celle entre un individu et un horizon de
si-gnifications, c'est le moment où deux systèmes (psychiques ou sociaux) rendent l e m
propres différences accessibles à une interprétation par L'autre. La communication se réalise
lorsqu'un individu (un système psychique), inscrit dans un horizon de signrfications
(l'environnement qu'est pour un système psychique un ou des systèmes de communication
quelconques, dans la société), fait uw sélection d'infonnution ou de signification qu'il
exprime à alter par le langage (le langage ordinaire ou un langage spécialisé : l'argent, le
pouvoir, l'amour, la vérzte3 et qui s'inscrit dans le cadre d'une interaction ou s'effectue par le
biais d'un moyen de communication de masse ou de communication à distance (médis
électroniques de communication, écriture, supports audio-visuels, etc.). Cette sélection permet
alors une réduction de la complexité de f'environnernenr. Il s'agit de la formation d'un
nouveau système, qui peut durer le temps de la cornrnwùcation et s'éteindre avec elle, ou
perdurer par la redondance créée par l'information communiquée tonqu'alter décide de
continuer la communication avec égo ou ceux-ci avec d'autres ùidividus (ensemble, au même
moment, ou séparément et à des moments différents). Lorsqu'aiter rejette la communication
d'égo, le nouveau système s'éteint, la communication s'arrête et pouna recommencer plus tard
ou ne jamais recommencer. Toute communication d'information choisie parmi un horizon de
significations (un enviromement social quelconque) porte en elle sa propre possibilité de
négation, alter peut rejeter l'uiformation transmise et empêcher sa redondance dans le temps.
Cette négation n'empêche quand même pas que la communication soit réussie : égo exprime
une ou des informations sélectionnées panni un horizon de significations (I'enviromement
interne ou externe), des iofomations qui doivent être comprises par alter. Alter peut la nier et
peut décider d'arrêter cette communication. Par contre, si alter accepte I'ulfomation
transmise, une mémoire de cette information se développe et permet la reproduction de cette
communication, de cette sélection d'information, elle permet le développement d'une
structure d'attente de communication formée (éventuellement) par des valeurs, des
programmes d'actions et des rôles qui progressivement s'élèvent si la communication perdure,
se restructurent ou disparaissent progressivement si la communication redondante est rejetée
par un ou des individus. Mais ces structures se solidifient dans le temps, résistant ainsi plus
facilement au rejet de communication. Par exemple, la structure d'attente d'une organisation
comme une entreprise économique, un parti politique ou un organisme d'entraide, une
structure solidifiant n'importe quel système, ne s'écroulera pas si un individu refiise de faire
affaire avec l'entreprise ou de voter pour le parti en question. Par contre, une organisation de
l'activité sociale ne verra pas le jour si ceux qui l'entreprennent ne s'entendent pas sur les
communications d'informations et de significations qui s'y déroulent et sur les valeurs, les
programmes d'actions et les rôles qui devront les structurer. Les structures d'attente assurent
les relais entre des communications, elles sont des thémes de communication (inscrits dans des
organisations particulières ou se présentant tout simplement comme thémes culturels) qui
tendent P se répéter dans le temps et dans l'espace, elles assurent la stabilité d'un système de
communication et de signification dans un environnement social insrable et contingent qui
regroupe l'ensemble des significations et des communications possibles, elles assurent la
reproduction de ses éléments (les communications) qui se dissolvent et disparaissent au fil du
temps (toute communication ne dure pas éternellement), la transformation de l'improbabilité
en probubilité. S'effectue ainsi la constante reproduction autopoïétique de l'ordre des
systèmes a partir du désordre de l'environnement.
Qu'alter accepte ou rejette la communication, il suffit qu'une information soit
communiquée par égo et comprise par alter pour qu'il y ait communication. La certitude que
la communication est réussie n'est pas incarnée dans le consensus sur celle-ci, contrairement à
ce qu'affirme Habermas, mais tout simplement dans les effets de Ia communication (la
réduction ou l'augmentation de la complexité par la sélection d'informations) dans le système
qui l'inclut et dans I'enviromement En fait, toute communication est l'unité de trois
sélections : la sélection d'une information par égo (l'émetteur), la sélection d'une expression
par égo et la sélection par alter entre l'acceptation ou le rejet de l'information communiquée.
Luhmann nomme ces trois sélections ~nformution, utferance et expecfufion of success. La
première sélection est celle de la simple information tirée d'un horizon de sigaifications
possibles, la seconde est celle de la manière dont l'information est exprimée, une manière
perçue et distinguée par alter en tant qu'action communicative et expressive dans un contexte
systémique dans lequel égo se trouve, et la troisième est celle entre l'acceptation ou le rejet par
alter selon les structures d'attente dans lesquelles se trouvent les systèmes psychiques qui
communiquent. La communication est donc empreinte d'une double contingence (Luhmann
se réfère ici à Talcott Parsons), celle de la sélection de l'information et de l'expression par égo
et celle de la sélection entre l'acceptation ou le rejet par alter. Égo et alter possèdent chacun
leurs propres mémoires des communications auxquelles ils ont participé, des systèmes de
communication dont ils furent des environnements en tant que systèmes psychiques, et chacun
tient compte de cette mémoire et de ses attentes et de celles qu'il peut prévoir chez l'autre,
Husserl parlerait des vécus de conscience rétentionnels et protensiomels des sujets. Nous
verrons plus loin qu'Austin et Habermas parlent de locution, d'ilioçution et de perlocution, au
lieu de l' information, de l'expression et de l'attente de succès.
Un des concepts centraux dans la théorie de la communication et dans la théorie des
systèmes de Lubmann est le concept de code (bimry schematism). Tout système de
communication, qu'il ne soit qu'une simple interaction quotidienne ou un système de
communication structuré et assurant sa reproduction dans le temps, voit les communications
qui se déroulent en lui déterminées par un code binaire particulier qui fournit à chacune sa
propre version négative, sa duplicorion en une version positive ei une version négative : dans
un système interactiomel, ce code prend la forme d'une possibilité qu'offre le langage de
répondre oui ou non ê une communication émise par égo, accepter ou rejeter la
communication; dans un système de communication structuré et qui assure son auto-
reproduction, ce code se différencie et prend la forme d'un code binaire qui détermine et
oriente les communications non plus seulement selon la simple possibilité d'accepter ou de
rejeter la communication, mais selon une préférence pour ta valeur positive du code propre au
qs tème. Il devient une distinction directrice. Par exemple, toute organisation inscrite dans le
système de l'économie voit ses communications orientées par le code avoir ' ne pas avoir ;
dans le système politique, c'est le code pouvoir supérieur !'pouvoir infkieur et dans les hautes
sphères du pouvoir, le code gouvernement ;' opposition; dans le système scientifique, c'est le
code binaire vrui .,'falcr; dans le système judiciaire, le code tégaf ;' illégal. Dans les systèmes
de communication inscrits au sein des principaux systèmes fonctionnels de la société tels que
l'économie, la politique, la justice, la science, la religion, des médiums de communications
symboliquement généralisés (l'argent, le pouvoir, la vérité, l'amour, des médiums semblables
à ceux conceptualisés par Parsons) remplacent le langage et sa capacité de négation (oui / non)
dans l'application des codes prélinguistiques aux communications et favorisent la valeur
positive du code (avoir, pouvoir supérieur, vérité, légalité...). Ce n'est qu'avec l'apparition des
médius de drffiion, c'est-à-dire l'écriture et les medias de communications électroniques, que
ces m é d i u m de cornmunicaîions symboliquemeni généralisés peuvent se développer, se
différencier (eux et les systèmes dont ils font partie) et assurer l'auto-reproduction des
éléments des systèmes, la continuité des communications, en favorisant la valeur positive du
code. En fait, chaque système de communications oriente celles-ci selon son propre code, par
le biais de médiums qu'il choisit (le langage, les médiums généralisés), comme chaque
système reproduit sa différence par rapport à l'environnement. Le code n'est en fait que ce
qui différencie le système de l'environnement, un code appliqué aux communications, dont les
références sont internes et externes (référence au système et référence à l'environnement), par
le biais des valeun, des pro-grammes d'actions et des rôles qui structurent le système. C'est en 2 L ce sens que Luhrnann, dans son dernier ouvrage intitulé Obsewations on modernitv , parle
d'une application « orthogonale » du code. La valeur positive et la valeur négative du code,
qui ensemble consituent la différence du système, peuvent être appliquées à l'auto-référence
du système ou à la référence Q l'environnement. Il faut donc éviter de confondre l'auto-
référence du système avec la valeur positive du code et la référence à l'environnement avec la
valeur négative du code. Par exemple, le système légal ne doit pas être identifié à ce qui est
codé légai et l'environnement du système à ce qui est codé illégal. Le système légal concerne
la légalité (et sa version négative, l'illégalité) et le code ldgal / illégal peut être appliqué au
système lui-même, -c'est-à-dire que les lois sont positives, elles sont susceptibles d'être
révisées, et il peut s'appliquer à l'environnement, à ce qui ne concerne pas la légalité
proprement di te, c'est-à-dire les autres domaines de 1 'activité sociale. L'ensemble du code
constitue la différence du système par rapport a son environnement et sert de médium aux
références internes et externes lors des communications :
« The code values serve as both universal and specific binasy scheines that help identify a functions systern but are also applicable to the self-referential as well as the extra-referentiai, the systw as well as its envûorunent nn
Comme tout système, les codes sont auto-référentiels et autopoïétiques, ils assurent la
reproduction des communications dans le temps en orientant les sélections d'informations
selon la différence entre le système et l'environnement De la même manière que les systèmes
organisationnels se différencient progressivement des systèmes interactionnels dans le passage
des sociétés archaïques aux sociétés traditionnelles et aux sociétés modernes complexes, les
codes prélinguistiques orientant les communications se différencient de la possibilité de
négation inhérente au langage quotidien (sans pour autant la rejeter) pour se généraliser dans
*' LLrHMANN, Niktas, Qbwrvations on modernity, Stanford, Stanford üniversity Press, 1998. 147 p. '' %id-, p- 1 1.
la communication, acquérir une autonomie temporelle par rapport aux interactions
quotidiennes et assurer l'auto-reproduction des éléments du système en accordant une
préférence à Ia valeur positive du code.
2.1.3. La dimension temporelle du système comme introduction à la théorie de
I'évolution.
Nous avons vu, dans la section précédente, que les éléments des systémes sont des
communications d'informations sélectionnées panni un horizon de sens ou de significations.
Ce que Luhrnann appelle memjng, le sens, possède trois dimensions indépendantes et
également en relations: la dimension factuelle, la dimension sociale et la dimension
temporelle. La dimension factuelle du sens ou de la signification concerne les objets de la
conscience d'un système psychique etiou les thèmes d'un système de communication (d'un
système social), ces demiers pouvant être des choses ou des personnes. Ces objets et ces
thèmes possèdent chacun un horizon interne aux possibilités infinies, c'est-à-dire leur
signification pour le système, et un horizon externe lui aussi infini, c'est-à-dire leur
signification en tant qu'objets ou thèmes dans I'enviromement Luhmann s'inspire ici de la
théorisation du champ perceptif et du champ chosique réalisée par Hwerl. La dimension
sociale de la signification, quant à elle, représente la différence de perspective sur la factualité
du sens entre égo et alter, et comme la dimension factuelle de la signification, sa dimension
sociale est constituée d'un double horizon infini, celui d'ego et celui d'alter, inscrit chacun
dans un système social (ou dans plus qu'un a la fois; ou inscrit dans le ou les mêmes systèmes,
aussitôt qu'ils communiquent par exemple):
a The social dimension is endowed with an independence vis-a-vis any f a d articdation of meanhg that reaches through to everythuig. It emerges from the fact that donnside the ego-bersllective one or manv aiter-mrmectives corne into consideration. A social reference can then be required of every meaning. This means that one can ask of every meaning whether another experïences it in exactly the same way I do.
Comme la dimension sociale pour la dimension factuelle, la dimension temporelle du
sens recoupe les deux premières. Nous avons vu que tout système de communication effectue
des réductions de ses éléments et de certains de ceux de l'environnement (les
communications) en actions par des processus d'auto-observation et d'observation. C'est en
réduisant les communications en actions (une réduction de la propre complexité du système et
de celle de I'environnement) que les premiéres peuvent être identifiées comme événements
dans le temps par le système (en fait, par les systèmes psychiques qui communiquent et qui
constituent son environnement). Toute communication ou toute action est une sékction
d'information parmi un horizon de significations qui se veut en même temps un horizon
temporel. Luhmann se réfere ici à l'analyse phénoménologique de la conscience du temps
chez Husserl. Chaque action se dérouiunt au préseni possède son propre horizon de
sigrzgnrfrcatiom passé (par rétention du passé dirait Husserl), dont les sélections qui en ont été
tirées la detenninent, et son propre h o r i m de signifcafions mur, parmi lequel d'autres
sélections seront effectuées suite à cette action au présent; chaque moment présent sur l'axe
temporel d'un système possède son propre passé qui le détemine et son propre futur qui
s'ouvre devant lui. Ici encore, on retrouve le double horizon de la signification, cette fois
entre le passé et le fuhir, un double horizon au centre duquel le moment présent constitue
l'irréversibilité du temps, même si la réversibilité de ce dernier est possible au sein d'un
système structuré.
Luhmann parle du present 3 pasr, du presenr 's future et du present S presenr. Ainsi
chaque système social peut récupérer une action passée saisie comme un présent passé @ast
present) et identifier les autres possibilités de sélections inscrites dans l'horizon de
significations qui auraient pu être actualisées à ce moment tenant compte des sélections
passées et des possibilités de sélections futures de ce présent passe, comme il peut identifier
les autres possibilités de sélections adjacentes à une sélection qui est effectuée au moment
présent (presenf presenr) et qui fera désormais partie du passé, comme il peut aussi prévoir
l'horizon de significations ou de possibilités de sélection dans lequel est inscrit un présent
futur W u r e presenr) souhaité pour ainsi planifier une action dans le présent présent. Ce
présent présent est alors identifie comme un présent passé du présent fkur que l'on veut
atieindre par planification. C'est par le concept de modaliré temporelle réflexive que Luhmann
décrit cette capacité des systèmes de sélectionner une ou des sélections passées ou une ou des
sélections futures éventuelles dans l'horizon temporel pour motiver et orienter une sélection
dans le moment présent. Les événements passés d'un système social peuvent être
resélectionnés par celui-ci comme ils peuvent être mis de côté comme éléments d'un horizon
de significations qui sont sans Unportance (non significatif) pour le moment présent (Luhmann
parle alors d'une neutralisation de l'histoire, surtout dans le système économique), de la même
manière que des événements ftturs peuvent être présélectionnés comme événements souhaités
vers lesquels les actions et communications présentes sont orientées. En fait, tout est question
de sélection auto-référentielle actuelle du système, combinée à et en fonction de l'observation
des événements passés et des possibilités d'actions futures du système et de l'environnement
complexe (l'environnement immédiat, l'environnement interne, l'environnement giobal ou
sociétal et ses régions). Chaque système social possède sa propre temporalité, il expérimente
son environnement et agit dans son environnement à son propre rythme, il prend son temps (et
on peut avancer que cette temporalité propre à chaque système est une caractéristique des
sociétés modernes différenciées, comparativement aux sociétés archaïques et traditionnelles
dans lesquelles le temps semble plus homogène). Le temps n'est plus saisie comme une suite
linéaire d'événements se déterminant les uns après les autres depuis une genèse fondatrice
mythique ou selon une tradition particulière. La différenciation progressive des sociétés
amène, depuis les 17"- et 1gièmc siècles, une différenciation et une complexification de la
dimension temporelle des systèmes sociaux que Luhmann propose de saisir
phénoménologiquemen; et non plus comme un mouvement dialectique en éclosion (Hegel et
M m ) , ni d'une perspective nihiliste ou pessimiste, comme celle de Nietzsche ou de Weber,
envisageant le temps comme le mouvement d'un appauvrissement et d'un nivellement des
valeurs ou d'un désenchantement du monde. Une conception universaliste du temps serait
anachronique dans les sociétés modernes et fortement différenciées. Luhmann s'oppose
d' ai ileurs aux théories déterministes de 1' histoire partagées par les penseurs d'allégeance
hégélienne et manriste en distinguant une orientarion technologique d'une orientation
utopique vers le futur, celle-ci orientant les actions présentes vers un present 's future unique,
utopique et inatteignable (la société socialiste et ensuite communiste, ou tout autre projet de
société utopique), qui s'éloigne au fur et à mesure que nos actions sélectives présentes nous en
rapprochent, et la première orientant les actions présentes en fontion de programmes d'action
plan$és vers unfulure present anticipé et sélectionné parmi un horizon de possibilités fritures.
Le funir vers lequel est tournée cette orientation technologique est un open future, un fiitur
comprenant une pluralité contingente de possibilités et non pas une nécessité unique et
prédéterminée historiquement Une mu1 titude de systern-histories sélectives, auto-
référentielles et contingentes (de muitiples petites histoires di sait Michel Maf5esol i lors d' une
conférence sur la pst-modernité) ont lieu simultanément d m ce que Luhrnann appelle le
world-time qui représente la temporalité du système sociétal (le monde). Comme les
différents systèmes peuvent observer les actions qui se déroulent dans les systèmes
environnants et entrer en relation avec eux en tenant compte de la temporalité de chacun et de
celle qui leur est propre, les systèmes sociaux peuvent aussi accompagner 1 ' auto-observatioa
de leur temporalité avec une observation de la temporalité du monde social dans son entier,
une temporalité sociérale dont l'histoire purement contingente est envisagée par Luhmann
corne étant le processus d'évolution auquel sont soumis l'ensemble des systèmes sociaux
dans leurs structures et dans leur différenciation.
2.1 -4. La théorie de l'évolution.
L'évolution sociétale n'est pas envisagée par Luhmann comme un procès téléologique,
elle ne peut être planifiée comme un système social peut le faire concernant ses actions
communicatives éventuelles. Elle est la résultante contingente de l'évolution de chaque
système social contenu dans la société, des évolutions piimculières qui, elles, peuvent être
planifiées vu le caractère auteréférentiel et réflexif des (sous-) systèmes sociaux. Luhmann
reprend les concepts darwiniens de variaiion, de sélection et de s~ubilisation pour décrire
comment l'évolution des systèmes sociaw se réalise. Ces trois concepts représentent en fait
les trois mécanismes de i'évolution des êtres vivants transposés aux systèmes sociaux : le
mécanisme de variation est la capacité de négation inhérente au langage; le mécanisme de
sélection est possible @ce à l'auto-référence des systèmes sociaw et à l'horizon de
significations qu'est l'enviro~ement social et o h t des informations et significations
alternatives à celle rejetée par le mdcanisme de variation; finalement le mécanisme de
stabilisation est la capacité de former système par l'auto-reproduction des communications
sélectionnées. Ces trois mécanismes représentent en fait les conditions de possibilité internes
de l'évolution d'un système social. C'est l'augmentation de la population mondiale (du
nombre de systèmes psychiques), des communications qui se déroulent dans la société et par
conséquent de la complexité de l'environnement social, qui rend nécessaire l'évolution des
systèmes sociaux et surtout la transformation du type de diffirenciarion sociale. Luhmann
identifie trois types de différenciation des systèmes sociaux : la segmentation, la stratijkation
et la drfférencîut ion foncîionnelle, la première correspondant aux sociétés arc haiques, la
seconde aux sociétés aristocratiques composées de classes sociales distinctes et la dernière
correspondant aux sociétés modernes complexes. La différenciation segmentaire signifie que
les sous-systèmes qui se différencient sont égaux, ils prennent la forme de systèmes sociaux
axés sur la descendance et l'appartenance à des tribus, ils sont des systèmes sociaux parallèles
les uns par rapport aux autres, non hiérarchiques entre eux et orientant leurs communications
vers la reproduction de l'instance supra-systémique (l'apex du système social global, c'est-à-
dire le mythe). La différenciation stratifiée, quant à elle, crée des sous-systèmes inégaux les
uns par rapport aux autres, c'est-à-dire que les chances d'acceptation des communications
provenant du bas de la hiérarchie sociale vers les hautes sphères aristocratiques sont très
faibles, mais chaque sous-système repose sur l'égalité des chances de réussite des
communications internes au sous-système; à l'intérieur d'un sous-système particulier dans la
hiérarchie sociale, les individus ont tous les mêmes chances de voir leurs couununications
acceptées par le destinataire. Comme les systèmes différenciés par segmentation, les systemes
sociaux stratifiés orientent leurs communications vers la reproduction de l'apex du système
social global (l'aristocratie, la royauté, la tradition). Cette transformation du type de
différenciation est atmbuable à I'augmentation de la taille de la société et par conséquent à la
nécessité de réduire la complexité des communications en différenciant des sous-systèmes
n'ayant pas les mêmes c h e s de réussite des communications. Le ~ p e de différenciation
sociale orienté vers une fonction, le type propre aux sociétés modernes, crée des sous-sysièmes
fonctionnels auionornes ouverts à n'importe quel individu, donc qui sont égaux, mais orientés
vers une fonction spécifique qui leur donne une perspective particulière sur l'environnement
social et crée donc une certaine inégalité entre les sous-systèmes. Chaque sous-système est
auteréférentiel et ne dépend que de lui-même pour se reproduire, du moins tant que les autres
sous-systèmes fonctionnels remplissent leurs fonctions adéquatement; il est auto-référentiel,
tout en se référant à l'environnement, mais en ne voyant pas en cetui-ci une instance supra-
systémique à reproduire.
Pour conclure, rappelons que l'idée intégrative derrière les théories des systèmes, de la
communication et de l'évolution présentées par Luhmann est que l'objet d'étude du
sociologue s'incarne dans des comrnuriications entre des individus, des communications qui
prennent la forme de systèmes plus ou moins stnicturés et, surtout, autonomes par rapport aux
individus communiquants; des systèmes s'auto-reproduisant selon des codes (des
schématismes) déterminants les actes langagiers des individus. C'est en opposition à cette
caractéristique essentielle de la perspective théorique de Luhrnann sur la réalité sociale, c'est-
à-dire l'auto-référence du système, aussi en opposition à toute forme de théorisation de
l'expérience sociale qui s'éloigne du monde vécu total et partagé des individus qui
communiquent que Habermas propose son concept de rationaliré communicationneiZe.
2.2. La théorie de l'agir communicatio~el de Jiireen Habermas
C'est au sein de la tradition théorique de l'École de Francfort que s'inscrit l'oeuvre de
Jiirgen Habermas. Sa théorie de l'agir communicatio~el se veut, en fait, un renouvellement
de la Théorie critique proposée p Max Horkheimer et Thedor Adorno, à laquelle Habermas
veut fournir une base normative dont il remarque l'absence dans les écrits des deux
sociologues. Selon Habermas, le dépassement de la théorie traditionnelle (la ~lzéoria de
l'ontologie grecque) par la Théorie critique de Horkheimer et Adorno, ou le dépassement de la
rationalité objectiviste et instrumentale (une irrationalité selon ces dernien), qui domine au
sein des sociétés modernes et qui sépare le sujet de l'objet, par une rationdité dialectique et
critique qui réunit le sujet et l'objet et replace la relation sujet / objet dans la réalité sociale et
historique de laquelle elle provient, est incomplet et reste imprégné d'idéalisme (malgré cette
volonté de replacer la théorie et la Raison sur leur substrat concret et historique) s'il n'est pas
accompagné d'une conceptuaiisation de I'infersubjectivité langagière qui constitue cette
réalité socio-historique (le monde vécu) et qui permet cette relation critique et normative entre
le sujet et l 'objet. C'est le concept de rationalité cornntunicationnelîe que Habermas propose
pour compléter le dépassement de cette relation objectiviste et iostnimemale qui unit les sujets
individuels et sociaux des sociétés modernes a u objets physiques et sociaux, un dépassement
vers la compréhension de la relation qui unit, selon Habermas, une réalité divisée en un monde
objectif; un monde social et un monde subjectif, avec des sujets sociaux qui interagissent et qui
tentent de s'entendre et de faire consensus sur les définitions qu'ils veulent se donner des
objets composant ces trois mondes. Je reparlerai plus loin de ces trois mondes et des objets
qu'ils contiennent. Sachons tout de suite que Habermas insiste sur la présence d'un monde
social et d'un monde intérieur ou subjectif, deux mondes qui accompagnent toujours le monde
objectif des états de choses eristants lorsqu'on entre en relation cognitive avec lui. Le
concept de rationalité comrnunicatzonnelle est un concept englobant l'agir téléologique
orienté vers le monde objectif; l'agir régulé par des nonnes orienté vers le monde social ou
nomurif et l'agir dramaturgique orienté vers le monde subjectif: Nous verrons également
que, pour Habermas, les mondes social et subjectif sont impliqués dans ce qu'il appelle la
reproduction symbolique du monde vécu, alors que le monde objecîif constitue le substrat
marériel du monde vécu. Mais avant de présenter le point de vue de Habermas sur le concept
de monde vécu, il est essentiel de prendre connaissance du rnodéle de rationalité de l'agir qu'il
propose.
2.2.1. Le concept de rationalité.
C'est dans un de ses premiers ouvrages, Connaissance et Lntérêt?, que Habermas entend
présenter l'incomplétude de la tentative des instigateurs de la Théorie critique de dépasser la
rationalité objectiviste et instrumentale de l'action, une rationalité typique aux sociétés
modernes. Cette volonté de formuler une critique complète de la rationalité instrumentale, une
critique reposant sur l'intercornpréhension et l'entente langagières entre des individus en
inleractions, reste tout aussi manifeste et devient centrale dans son ouvrage Théorie de l'agir
communicatio~el. Dans cet ouvrage, Habermas propose de refomuler le concept de
rationalité' qu'il présente comme le thème central de la philosophie. C'est une rationalité qui
prend une distance critique des concepts de Sujet transcendantal et d'Absolu soutenus par la
tradition idéaliste de Kant et de Hegel, qui remet en question le concept de rationalité à la base
de la philosophie du Sujet, celle de l'idéalisme allemand et des traditions cartésienne et
husserlienne; qui souhaite aussi prendre distance face à toute philosophie ontologique, c'est
cette rationalité plus modeste, plus concrète, anthropocentrique, que Habermas tente de
définir. C'est en tant que théorie pst-métaphysique et aussi pst-hégélienne, ainsi qu'en tant
que radicalisation du tournant linguistique de la philosophie contemporaine, qu'il faut
'' HABERMAS, Jürgen , Connaissance et intérêt, Paris, Gallimard, 1979,386 p.
comprendre le nouveau concept de rationalité que propose l'auteur. Même si Hegel
envisageait un Absolu post-métaphysique et historique, il était toujours question dans sa
doctrine d'un Esjxit Absolu vers lequel le processus dialectique de l'histoire nous dirige
inévitablement Définir la Raison, c'est avant tout comprendre l'activité langagière qui
distingue l'homme de toute autre forme de vie et par laquelle celui-ci coordonne et oriente ses
actions avec celles de ses semblables en vue d'une « Bonne vie », une activité langagière par
laquelle des sujets sociaux argumentent et tentent de créer et surtout de maintenir des
consensus éphémères et faillibles sur des orientations d'actions, ceci sans domination. Pour
Habermas, philosophie et sciences sociales ainsi que théorie de la rationalité et théorie de la
société doivent être réunies pour définir un concept de Raison qui saisit celle-ci concrètement
dans ses manifestations langagières, dans la réalité sociale et normative dans laquelle elle
performe, qui exclut toute définition idéaliste ou métaphysique de la Raison.
2.2.2. La théorie wéberieme du processus de rationalisation socio-çulturelle de
1 'Occident.
Toujours dans son ouvrage Théorie de I'aeir communicationnel, Habermas accompagne
cette réinterprétation langagière du concept de rationalité par une critique de la théorie de
l'action de Max Weber et de la théorie du système d'action de Talcott Parsons. C'est sa
voIonté de réunir philosophie et sciences sociales par une théorie de la rationalité
communicatio~elle qui pousse Habermas a réinterpréter les classiques de la sociologie,
comme il le fait du discours philosophique moderne. Au lieu de présenter l'action sociale par
laquelle se manifeste la Raison, comme le fait Weber, par le biais des motivations et des
orientations d'action d'un sujet individuel, comme la manifestation d'une rationalité par
rupport à. une fin et orientée par des valeurs, qui tient compte certes des valeurs collectives
dans l'orientation de l'action individuelle, mais qui donne priorité a la Zweckrationali~ùt et qui
par conséquent reste prisonnière d'une rationalité téléologique et instrumentale, Habermas
souligne 1' importance de se pencher sur les procès d 'in tercompréhension langagière et
d 'enfenre communicafionnelle. Selon Habermas, Weber voit juste dans sa compréhension et
sa présentation du processus de rationalisation socio-culturelle de l'occident, un processus qui
ouvre le chemin a une domination de la rationalité instrumentale et à un désenchantement du
monde. Mais, comme Horkheimer et Adorno et leur Théorie critique et dialectique de la
relation sujet / objet, comme Marx et Lukacs et leur concept déterministe de révolution
prolétarienne, une théorisation des actes langagiers d'individus qui souhaitent coordonner
leurs plans d'actions et qui se réfêrent à un monde vécu commun manque à la pensée de
Weber : langage, consensus et monde vécu sont à la base des concepts d'agir
communicatio~el et de rationalité communicatio~elle, et ils sont absents de la théorie
monologique et mentaliste du processus de rationalisation soçio-culturelle occidentale
présentée par Weber. La principale erreur de Weber, aux yeux de Habermas, est d'avoir fait
de la rationalité pur rapport à unefin le point d'aboutissement du processus de rationalisation
socio-culture! le de 1' Occident, d'avoir adopté une peapec tive pessimiste face à ce processus
en le présentant unilatéralement et sans nuance comme le désenchantement du monde
provoquant perte de sens et de liberté et en n'ayant pas tenu compte de la libération du
potentiel de rationalité contenu dans le langage, une libération rendue possible par ce passage
des images métaphysico-religieuses du monrio, propres aux sociétés pré-modernes, à des
structures de conscience modernes, C'est par ce processus de rationalisation, cette mise en
Langage du consensus normatif assuré par le sacré, ou comme dirait Durkheim ce passage
d'une solidarité mécanique à une solidarité organique, qu'éclatent ces images métaphysico-
religieuses monolithiques en sphères de valeurs culturelles différenciées et rendues accessibles
pour une critique langagière de la part des sujets en interactions. Ce sont les sphères de
valeurs du vrai, du bien et du beau, présentées par Habermas comme étant les sphères de
valeurs cognitives-imtmmentales, morales-prut iq ues et esthétiques-expressives. Weber a
souligné cette différenciation, en la présentant comme l'apparition d'un polythéisme des
valeun, mais il a ignoré les potentiels de critique normative (de la sphère de valeurs morales-
pratiques) et d'autocritique subjective (de la sphère de valeun esthétiques-expressives)
libérés par cet éclatement des images métaphysico-religieuses des sociétés traditionneiles et
mythiques, et il a fait de la rationalité cognitive-instrumentale et de l'action rationnelle par
rapport à une fin le modèle de rationalité hégémonique, incarné dans l'entreprise capitaliste et
dans l'État bureaucratique moderne et provoquant perte de sens et de liberté.
2.2.3. Le concept d'agir communicationnei.
C'est ce pessimisme de Weber que Habermas veut dépasser en proposant un modèle de
rationalité ou d'agir rationnel qui replace celui-ci dans son contexte interactio~el et langagier,
dans lequel l'agir est soumis à la critique, qui tient compte aussi des sphères de valeun
morales-pratiques (le monde social) et esthétiques-expressives (le monde subjectif), sous-
estimées par Weber. À l'orientation unilatérale des théories de l'action et de la rationalisation
socio-culturelle de Weber vers la rationalité instrumentale et monologique, Habermas propose
un modèle communicationnel, ou consensuel, d'action et de rationalité :
« Si nous panons de liapolication non-comunicat io~efle d'un savoir pro-positionne1 dans des actions diriaées vers un objectif (...), nous sommes spontanément portés à privilégier le concept de ia rationaliré cqnitnte-instn~rner~tafr qui a fortement marqué, a travers l'empirisme, l'autocomprehension du Moderne. Ce concept compone les connotations d'une a f f i t i o n de soi qui serait couronnée de succés. Ce qui rend possible une telle auto-affiniiation, c'est l'autitude à disposer en connaissance de cause d'un environnement contingent, ainsi que l'adaptation inteiiigeme 8 cet environnement. En revanche, si nous partons de l'apulication communicationnelle d'un savoir propositionnel dans des actes de langage nous decidons spontanement en faveur d'un concept plus large de rationalité (...). Ce concept de rationalite comminticatiomelfe comporte des connotations qui renvoient finalement à l'expérience centrale de m e force sans violence du discours armimentatif. aui w m e t de réaliser l'entente et de susciter le consensus. C'est dans le discours argumentatif que des participants différents surmontent la subiectivité initiale de leur conceptions, et s'assurent à la fois de l'unité du monde obiectif et de l'intersubjectivité de leur contexte de k i e grâce à la communauté de convictions rationneilemem motivées. n2'
On constate dans cet extrait que Habermas donne priorité au consensus argumenté sur
l'unité du monde objectif telle que vécue par des sujets qui réussissent a dépasser la relativité
de leurs perspectives particulières. La distinction conceptuelle ainsi que la prise en
considération des relations effectives et concrètes entre, d'une part, la rationdité instrumentale
d'un sujet agissant dans un environnement contingent objectif et social, et d'autre part, la
rationalité comrnunicatio~elle de sujets coordonnant leurs actions par l'échange d'arguments
en vue d'un consensus, cette distinction et cette prise en considération sont centraies dans la
théorie de l'agir comrnunicatio~el de Habermas. D'une manière semblable à la différence
entre un système et son environnement sur laquelle repose toute la théorie de Luhrnann,
Habermas tient compte de la relation d'un sujet à un environnement duquel il préserve son
indépendance et son pouvoir d'action, mais il est clair que sa théorie de l'agir
" Op. cit., HABERMAS, 1987, L p.27.
communicationnel a comme telos la réalisation du consensus entre des sujets en interaction.
Cet autre passage tiré du premier tome de La théorie de l'agir communicatio~el montre bien
cette distinction conceptuelle importante et constitutive de la perspective et de l'orientation
théorique de Habermas:
N Plus grande (...) est la mesure de raiiondité instrumentale incorporée dans l'action, et plus grande est pour les sujets qui agissent en vue d'ua objectif I'indéoendance à l'éeard des limitations au'immse - a leur auto-affirmation l'environnement continaent. Plus grande est la mesure de rationalité communicaîionnelle et plus large est, à l'intérieur d'une communauté de communication, la marge de jeu qui permet la coordination non-violente des actions et la conciliation des conflits par un consensus (...). N 26
La conciliation consensuelle des conflits actuels et potentiels entre des acteurs en
communauté de communication (l'unité intersubjective selon Husserl, ou le système selon
Luhmann), des conflits concemant la coordination de leurs plans d'action dans un monde
objectif contingent reconnu intersubjectivement, voilà l'intérêt émancipateur que sert l'agir
cornmunicatiomel comme dépassement d'une rationalité unilatéralement instrumentale et
sewant un intérêt technique et stratégique. C'est sur ce concept d'agir communicationnel que
nous allons maintenant nous pencher, ceci pour mieux comprendre le processus langagier par
lequel les sujets d'interactions établissent des consensus.
Les sources théoriques auxquelles se réfere Habermas pour élaborer son modèle de
rationalité communicationnelle sont nombreuses : il se référe à la théorie de la communication
de G. H Mead pour présenter l'ontogenèse du consensus sur le symbole linguistique et la
norme, base de la communication et de l'agir communicatio~el; il effectue aussi un détour
par la théorie de la solidarité sociale de Durkheim pour montrer cette fois la phylogenèse de
l'agir cornmunicatio~el, qui permet le passage d'une conscience collective mécanique et
sacrée a une conscience collective profane différenciée et rendue accessible à la critique
langagière, à un agir cornmunicatio~el; et il fait égaiement référence à la pragmatique
formelle de L. J. Wittgenstein et à la théorie des speech acts ou actes langagiers de J. L.
Austin pour sa théorisation du contexte langagier et argumentatif dans lequel Habermas
réinsère le concept de rationalité.
26 Ibid., p.3 1
Le modèle d'agir rationnel que présente Habermas inclut et réunit un agir téléologique (ou
cognitif-instrumental) orienté vers un monde object&fdont les objets sont des états de choses
exzsfunts, un agir régulé pur des normes (ou moral-pratique) orienté vers un monde social
dont les objets sont non pas des états de choses existants, mais des normes; et un agir
drumaturgique (ou esthétique-expressif) orienté vers un monde subjectf composé
d'expériences vécues subjectives (Habermas se réfêre ici i Husserl et à Wittgenstein),
auxquelles l'individu en action a un accès privilégié, et orienté vers un public composé des
autres participants de l'interaction et face auquel l'agir dramaturgique se présente comme une
performance. L'agir régulé par des normes est toujours aussi un agir orienté vers le monde
objectif, et l'agir dramaturgique est toujours aussi un agir téléologique et normatif, toute
performance d'un individu en interaction s'inscrivant toujours dans et étant toujours orienté
vers un monde objectif d'états de choses existants et un monde ou un contexte normatif. Ces
trois types d'agir rationnel s'inscrivent toujours dans un contexqe interactionnel (la base du
contexte social dans lequel Habermas veut replacer le concept de rationalité), un contexte qui
permet une critique langagière et argumentative des prétentions à lu validité qui
accompagnent l'action langagière et qui sont défendues pu des arguments par le sujet qui agit.
Dans le cas de l'agir téléologique à la base de toute action sociale, les participants a
l'interaction soumettent a la critique Ies opinions et les intentions de l'individu en action selon
des critères de vérité et d'eficaciré. Le sujet qui agit alors et dont I'action est soumise a la
critique est le sujet épistémique. L'agir téléologique est un acte locutoire, par lequel le sujet
dit quelque chose sur des états de choses objectifs (Habermas se base ici sur la théorie des
speech acts de J. L. Austin). Lorsque l'on met l'accent sur le contexte normatif dans lequel
s'inscrit l'action, les participants a l'interaction soumettent à la critique argumentative la
justesse normative des maximes et devoirs auxquels se rapporte le sujet en action et soumettent
aussi a la critique, si nécessaire, la Iégirimiré de la norme elle-même qui oriente l'action de
l'individu. Celui-ci est alors nommé le sujet prarique de l'action. L'agir régulé par des
normes, selon Austin et Habermas, est un acte illocutoire, par lequel L'individu agissant, en
plus de dire quelque chose sur le monde objectif' fait quelque chose dans un contexte
normatif. Finalement, les participants à l'interaction soumettront aussi à la critique la véracité
et l'authenticité des souhairs et des sentiments qui constituent le monde subjectif ou
intérieur de l'individu en action et auxquels il se réfère en tant que sujet pathique. L'agir
dramaturgique est un acte perlomfoire, par lequel le sujet en action vise à produire un effet
chez ses auditeurs, il veut les convaincre de la validité objective, normative et subjective de
son action langagière.
Le modèle wéberien de la Zwecbaaonalitat, & l'action ratioonelle par rapport à une fin
comme unique résultat du processus de rationalisation occidentale, se voit dépassé par un
modèle de rationalité qui laisse place a la critique d'actions aux prétentions de rationalité,
d'actions non pas seulement téléologiques et instnunentales, mais d'actions qui tiennent
compte du contexte nomtif dans lequel elles s'inscrivent inévitablement et des expériences
vécues du sujet qui agit et auxquelles le sujet se réfêre avant d'agir, une critique avec une
visée consensuelle et qui a pour but la détermination de situations d'actions. L'aeir d'un
individu, lors d'une interaction, est communicationnel lomue les ->articimnts à cette
interaction s'entendent sur la validité de l'acte dans son orientation vers les trois mondes :
obiectif. social et subiectif En faif l'agir cornmunicatio~e1 est un agir orienté vers une fui a
sa base, sauf qu'il s'inscrit dans un contexte d'interactions dans lequel des actions finalisées
sont coordonnées par I'intercompréhension et l'entente langagières : l'aspect téléologique et
l'aspect communicatio~el de l'action, ou comme Habermas les nommait dans ses premiers
ouvrages, le rrmail et I'interacrion, ne doivent pas être envisagés l'un sans l'autre.
2.2.4. Le concept de monde vécu
Cette critique de l'action d'un sujet par les participants de l'interaction sociale dans
laquelle cette action s'inscrit, ce contexte de communication dans lequel on tente de faire
consensus sur la vérité, l'efficacité, la justesse normative, la véracité et l'authenticité des
prétentions à la validité d'un sujet en action, il reste incomplet sans la compréhension du
concept de monde vécu, que Habermas emprunte à la tradition phénoménologique de Husserl
et à la sociologie de A. Schütz et T. Luckmann. Nous verrons plus loin que ce concept de
monde vécu, Habermas l'oppose au concept de système partagé par Parsons et Luhrnann. Le
monde vécu, tel qu'envisagé par Habermas se basant sur Husserl, est l'ensemble des horizons
de significaiionî auxquels se réfërent les individus lors d'interactions, un ensemble qui ne
forme qu'un horizon dans lequel le sujet se déplace. Il est une réserve commune de savoir
pré-langagier, pré-réflexif et pré-théorique, non critiqué et non problématique, latent et
opaque, une réserve d'arrière-plan de certitudes et de convictions réappropriables, modifiables
et critiquables uniquement par le biais du langage et dans le cadre de siruorions d'action
quotidiennes dans lesquelles des acteurs tentent de s'entendre sur les éléments des mondes
objectif, social et subjectif pour coordonner leurs plans d'actions. Chaque situation d'action
représente un découpage dans la symbolique du monde vécu, ceci dépendant du rhème abordé
lors de l'interaction et dépendant des éléments des trois mondes. Ce découpage thématique du
monde vécu se rétrécira, s'élargira ou se déplacera en fonction de la direction thématique que
va prendre l'interaction, et le monde vécu changera dans certaines parties de ses structures en
fonction des remises en question que peut nécessiter le contact du monde vécu des acteurs
avec la réalité concrète des trois mondes- C'est lors de situations interactiomelles
quotidiennes dans lesquelles des acteurs veulent coordonner des plans d'actions vers des
objectifs individuels ou collectifs que leur monde vécu partagé est reproduit ou est modifié par
une critique langagière. Chaque individu est situé dans un espace social et historique et traîne
avec lui le monde vécu qu'il partage avec d'autres, ses contemporains ou les participants de
ses interactions passées, et qu'il se réapproprie dans une proportion relative lors de situations
d'actions. Le monde vécu est donc historique, et pour cette raison Habermas insiae sur
l'importance de l'apport théorique de l'herméneutique philosophique de Gadarner pour
supporter sa théorie de l'agir communicationnel et du monde vécu, comme il insiste sur les
écrits de Mead, Austin et Wittgenstein pour comprendre le monde vécu dans sa synchronie, à
travers 1 ' intercompréhension langagière et 1' interaction.
Comme je L'ai mentionné, Habermas se base sur la phénoménologie de Husserl et sur la
sociologe de Schütz et Luclunann pour montrer la pertinence du concept de monde vécu dans
sa théorie de l'agir cornmunicatio~el. Mais, comme il l'a fait avec la Théorie critique de
Horkheimer et Adorno, avec la théorie de la rationalisation socioculturelle de Weber, comme
il l'a fait aussi, nous le verrons, avec la théorie panonieme du système de l'action, Habermas
emploie une approche dialectique, il souhaite dépasser et combler les insuffisances de la
phénoménologie husserlieme, de la sociologie phénoménologique de Schütz et Luckrnann et
de la théorie des systèmes de Luhmann en proposant son concept d'agir communicationnel
dans le cadre d'interactions pour ainsi solutionner le problème de l'intersubjectivité du monde
vécu (un problème, selon Habernias, non résolu par Husserl et son concept de monde vécu
transcendantal) et en insistant sur la présence des trois composantes du monde vécu, soit la
culture, la société et la personnalité pour dépasser la notion de monde vécu de Schütz et
Luckmann qu'il juge culturaliste (comme il juge les théories durkheüniemes et panooiennes
trop orientées vers la composante société et l'interactionnisme symbolique de Mead
unilatéralement orienté vers la composante personnalire').
Un long chapitre est consacré à cette révision du concept de monde vécu par laquelle
Habermas souligne l'importance de ramener le monde vécu de son transcendantalisme
husserlien vers sa réappropriation quotidienne, profane et langagière par les individus en
interaction, ainsi que l'inévitable présence comme composantes du monde vécu, en plus de la
fonction sémantique d'intercornpréhemion par transmission du savoir culturel, des fonctions
de coordination de l'action par l'intégration sociale et de socialisation par la formation
d'identités personnelles. Ces trois composantes du monde vécu, soit la culture, la société et la
personnalité, aussi importantes les unes que les autres, peuvent être comprises comme ses trois
dimensions : la dimension sémantique des traditions culturelles, la dimension de I 'espace
social incluant des groupes socialement intégrés et la dimension historique assurant la
succession des générations. Ces trois composantes du monde vécu se manifestent
concrètement par la présence de schémas cl'interprétotion de situations d'actions (la culture),
d'appartenances sociales et de réglementations im~itutionnelles (la société) et de structures de
la personnalité. On constate que les composantes société et personnalité, tout en faisant partie
du monde vécu, constituent les moades social et subjectif des situations d'actions dans
lesquelles agissent et performent les acteurs, elles ont un double statut : celui de composantes
du monde vécu et celui d'éléments social ou subjectif des situations concrètes d'interactions.
Les schémas d'interprétations offerts par la culture sont réappropriables lors de situations
d'actions (comme la société et la personnalité sont des ressources accessibles), mais ne
constituent pas des éléments concrets immédiatement présents dans ces situations d'actions.
Cette possibilité de réappropriation et de critique langagière des composantes du monde vécu
lors de situations interactio~elles permet à Habermas de qualifier le monde vécu comme étant
quasi-transcendantal. Quant à lui, le monde objectif représente le substrat matériel du munde
vécu, face auquel l'agir prend une forme téléologique et finalisée. C'est dans le monde
objectif qu'au fil du processus de rationalisation socio-culturelle, du processus de
rationalisation du monde vécu, se forment des systèmes d'action autonomes, ceux de
l'économie capitaliste et de l'État moderne bureaucratique et technocratique, en processus de
disjonction avec le monde vécu, selon Habermas.
2.2.5. La disjonction entre système et monde vécu.
Cette possibilité qu'ont les acteurs sociaux de critiquer et de modifier le savoir pré-réflexif
du monde vécu collectif et historique dans le cadre de siniabons interactionnelles, elle est
libérée par le processus de raiionalisatxon du monde vécu (d'abord saisi d'un point de vue
pessimiste par Weber et d'un point de vue utopique et déterministe par M m - et ces dew
auteurs n'employant pas l'expression monde vécu) faisant passer des images mémphysko-
religieuses, propres aux sociétés archaïques et traditiomelles et dans lesquelles le monde vécu
est reproduit intégralement par le langage à travers le mythe et la transmission des traditions
(sans être critiqué), aux structures de consciences modernes dans lesquelles la différenciation
des sphères de valeurs cognitives-instrumentales, morales-pratiques et esthétiques-expressives,
des mondes objectif, social (société) et subjectif (personnalité), permettent cette
réappropriation critique du monde vécu. Ce processus de rationalisation du monde vécu se
fait au niveau de ses trois composantes, c'est-adire celui de sa reproduction symbolique
(culture, société et personnalité), comme au niveau de son substrat matériel (le mogde objectif
des situations d'actions). Schémas d'interprétations culturelles, appartenances, identités et
nones sociales, structures de la personnalité ainsi que les activités économiques et politiques,
disons la culture, la société, la personnalité et le substrat matériel économique et politique du
monde vécu, se différencient progressivement dans le passage des sociétés mythiques et
traditionnelles aux sociétés modernes. C'est ce que Habermas appelle la disjonc~ion entre
système et monde vécu, entre l'activité finalisée et instrumentale rendue autonome et étant
nécessaire a l'auto-reproduction de l'Homme, et les fonctions d'intercompréhension, de
coordination de l'action et de socialisation remplies par les composantes du monde vécu a
travers le consensus langagier. La reproduction du monde vécu se réalise à deux niveaux : il y
a reproduction symbolique par l'intercompréhension langagière et il y a reproduction
matérielle par l'activité rationnelle orientée par une fin. Cette dernière doit combler les
exigences de survie que rencontrent les individus et les collectivités, par le biais de l'économie
et de l'organisation politique. Dans le cadre du processus de rationalisation du monde vécu,
cette reproduction matérielle passe progressivement et relativement d'une économie de
subsistance (sociétés archaïques et mythiques de chasseurs et cueilleurs, sociétés
traditionnelles et agricoles) à une économie de plus en plus différenciée des schémas
d'interprétations culturelles, des identités sociales et individuelles, axée sur le travail salarié
séparé de la vie domestique, sur la production de masse et sur l'accumulation du capital. Elle
passe également d'une organisation politique basée sur la parenté et la descendance a une
organisation politique étatique et autonome par rapport au monde vécu, reposant sur l'autorité
de fonction. Plus le processus de rationalisation du monde vécu progresse, plus sa
reproduction matérielle se complexifie et nécessite du même coup l'instauration de médiums
répIateurs comme l'argent et le pouvoir pour remplacer le langage qui ne suffit plus a la
coordination des actions. Bien sûr, le langage reste le support de la communication, mais il se
soumet progressivement aux médiums que sont l'argent et le pouvoir. Habermas ne s'insurge
pas contre ce processus de rationalisation du monde vécu, car celui-ci permet la différenciation
des trois composantes du monde vécu et les rend ainsi disponibles et accessibles à une
évaluation et une reproduction critiques par le langage, par les arguments et la volonté des
acteurs sociaux. 11 ne s'insurge pas non plus contre le processus de disjonction progressive
entre système et monde vécu qui accompagne le processus de rationalisation, cette disjonction
étant nécessaire pour mieux gérer la complexité croissante de la reproduction matérielle des
sociétés modernes naissantes et des sociétés contemporaines. Ce contre quoi Habermas dresse
et oppose ses concepts de rationalité et d'agir communicationnels, c'est ce qu'il appelle la
colonisution du monde vécu par les impératifs fonctionnels du système, la soumission de
1 ' intégraiion socide comme type d' intégration de la société tenant compte des orientut ions
d'action coordonnées par le langage, à I'intégrution systémique qui ne tient compte que des
e@s des actions dans un système autonomisé par rapport au monde vécu; ce qu'il décrit
comme les paradoxes d'un processus de rationalisation du monde vécu qui, tout en permettant
la mise en langage du monde vécu des acteurs sociaux et son accessibilité pour la critique par
la différenciation de ses composantes, provoque aussi le rejet du monde vécu en marge du
système, sa colonisation par des impératifs fonctionnels qui transforment culture, société et
personnalité en des réalités objectivées et instrumentalisées, manipulables par les sciences
empirico-analytiques et de plus en plus soustraites aux sciences historico-herméneutiques et
paréologiques (des sciences praxéologiques remplacées par le concept d'agir
communicationnel dans la théorie de l'agir communicationnel).
2.2.6. Le concept de société à deux niveawc
Les impératifs fonctionnels et systémiques des sociétés modernes ainsi que les
composantes du monde vécu assurant les fonctions d'intercompréhension, d'intégration
sociale et de socialisation doivent être inclus dans un même concept de société pour ainsi
éviter de saisir et de présenter unilatéralement les sociétés modernes comme une réalité sociale
complètement soumise aux systèmes formés par les effets des actions qui s'y déroulent, ou
comme une réalité sociale qui ne dépend que de la volonté et des motivations d'acteurs
sociaux inscrits dans un monde vécu, négligeant ainsi les systèmes autonomes indépendants
du monde vécu et rendus nécessaires dans les sociétés modernes complexes. C'est un concept
de société ù deux niveau que Habermas propose, incluant système et monde vécu ainsi
qu' une théorisation du processus de disjonction progressive et nécessaire entre ceux-ci, le
processus qui anime le passage des sociétés mythiques et tribales, d'abord égalitaires et
ensuite hiérarchisées, aux sociétks t i ad i t i o~dks de haut niveau culturel et stratifiées en
classes politiques, sujettes d'un État souverain, jusqu'aux sociétés modernes constituées de
classes économiques et soumises à un État technocratique. Dans les sociétés mythiques, les
trois types de prétentions a la validité (se rapportant aux mondes objectif, social et subjectif,
aux agirs téléologique, normatif et drarnaturgique), de même que les trois composantes du
monde vécu (culture, société et personnalité), forment un tout monolithique préservé par le
mythe constamment réactualisé et reproduit par une pratique rituelle et par des interactions
quotidiennes elles aussi fortement ritualisées. Le monde vécu n'est pas disponible pour une
critique langagière. Quant à elle, l'intégration des effets des actions (l'intégration systémique)
se veut transparente et latente, elle est parasitaire à l'intégration sociale en ce sens qu'elle ne
repousse pas le monde vécu à sa marge: elle est soumise a la reproduction rituelle d'un monde
vécu monolithique. Les débuts du processus de détachement entre système et monde vécu
(entre intégration systémique et intégration sociale) et de différenciation des composantes du
monde vécu (de mise en langage du sacré dirait Durkheim) s'effectuent dans le passage des
sociétés tribales hiérarchisées par le prestige accordé aux différentes descendances vers les
sociétés dont l'organisation politique n'est plus celle du système de parenté, mais celle d'un
État souverain différencié des structures généalogiques et auquel des classes politiques
stratifiées sont reliées inégalement selon leur po woir d'action politico-économique. C'est
durant cette période que des systèmes d'action autonomes et fonctionnellement spécifiés
commencent à se former et à se différencier du monde vécu des groupes et acteurs sociaux, du
système de parenté comme intégration systémique latente et transparente dans l'intégration
sociale, d'abord une différenciation du système politique par la formation d' un État souverain,
et progressivement celle d'un système économique capitaliste sous forme de marché
stabilisateur des rapports de classes. Les médiums de régulation du système que sont l'argent
et le pouvoir sont suffsamment différenciés, développés et étendus dans les sociétés de classes
économiques, modernes et complexes, pour pouvoir compenser la lourdeur inhérente a
I'intercompréhension langagière dans les relations politiques et économiques entre acteurs
sociaux (groupes ou individus). Parallèlement a ce processus de différenciation et
d'autonomisation par rapport au monde vécu de l'organisation politique étatique et du marché
économique capitaliste, les composantes du monde vécu et les sphères de valeurs (cognitives-
instrumentales, morales-pratiques et esthétiques-expressives) se différencient elles aussi les
unes par rapport aux autres et permettent La réappropriation langagière et critique du monde
vécu et l'apparition de / m e s généralisdes de comrnunicution qui se cristallisent autour des
sphères de valeurs diffërenciées et reposant sur des savoirs soit cognitifs-instmentaux (les
savoirs scientifique et technique), soit moraux-pratiques (les savoirs juridique, éthique,
religieux) ou soit esthétiques-expressifs (les arts), des formes généralisées de la
communication qui deviendront plus faciles d'accès par le développement d' un espace public
élargi grâce aux technologies de communicution que sont l'écriture, la presse, les médias
électroniques. On constate donc, comme Habermas, que dans ce long passage des sociétés
mythiques et tribales aux sociétés modernes, complexes, stratifiées économiquement et dont
les acteurs sociaux sont sujets, ou plutôt clients d'un État de plus en plus technocratique, dans
le long processus de modernisation des sociétés occidentales, des paradoxes s'installent entre,
d'un part, les impératifs systémiques et fonctionnels, ceux des systèmes autonomes de
l%conomie capitaliste et de l'État administratif et technocratique avec leurs médiums de
régulation respectifs (l'argent et le pouvoir), nécessaires à la reproduction matérielle du monde
vécu, et d'autre part, les fonctions d'ïntercompréhension, d'intégration sociale et de
socialisation assurées par les trois composantes différenciées du monde vécu et accessibles à
une réappropriation et a une reproduction langagières et critiques dans le cadre de formes
généralisées de la communication et d'espaces publics. En d'autres termes, une technocratie
et ses impératifs fonctionnels colonisent une démocratie d'acteurs sociaux souhaitant
s'entendre pour coordomer leurs actions, une colonisation systémique qui envahit
progressivement le monde vécu en imposant ses médiums que sont l'argent et le pouvoir aux
communications langagières, en substituant progressivement et dans une certaine mesure ses
codes pré-langagiers et pré-critiques, les prétentions nominales de ces médiums, aux
prétentions à la validité critiquables de celui qui s'exprime par le langage. Au lieu de se
compléter sous l'instance d'un droit et d'une morde établis communicationnellement, système
et monde vécu sont en lutte dans nos sociétés contemporaines.
Cette nécessité d'un concept de société à deux niveaux, Habermas n'est pas le seul a en
avoir senti l'urgence au sein de la théorie sociologique. C'est un concept semblable que
propose Tdcott Parsons dans sa théorie du système d'action. Parsons tentera de conserver
l'héritage néo-kantien de la théorie weberienne en incluant dans sa théorie les orientations
d'actions selon des valeurs, en faisant dépendre l'action sociale du sujet, certes, des impératifs
fonctionnels du système politique (le système des buts que se fixe la personnalité) et du
système de la communauté sociétale (la société) dans leur relation au monde ambiant (par le
biais du système économique), mais aussi des modèles culturels; en faisant dépendre, dans sa
hiérarchie de contrôle comme rkappropriation de l'idée wéberienne d'effectuation des valeurs,
les systèmes économique (le monde ambiant), politique (la personnalité) et de la communauté
sociétale (la société) de la culture, plus rie he en quantité d' informations susceptibles d'orienter
l'action. Dans le première version de sa théorie, la composante culturelle du monde vécu ne
prend pas encore la forme d'un système autonome au même titre que le monde ambiant
comme système économique, la personnalité comme système politique et la société comme
système de la communauté sociétale. Parsons tient toujours compte du monde vécu qu'il
identifie à la culture et ses modèles d'interprétations, même s'il systématise les composantes
société et personnalité; système et monde vécu ne sont pas assimilés totalement l'un a l'autre,
comme le souhaite Habermas. Mais la version finale de sa théorie du système d'action fait du
monde vécu un système autonome, le système culturel, aux côtés des systèmes sociétal,
politique et économique; il réduit l'importance de sa hiérarchie de contrôle et fait de la culture
(ce qui restait du monde vécu encore non systématisé dans sa théorie) un système comme les
autres. Selon Habermas, la théorie du système d'action sociale de Talcott Parsons ne permet
pas, elle non plus, de se distancer de la relation monologique et prélangagière d'un sujet en
action avec l'objet de son action. Parsons aura compris I'irnportance de systématiser la théorie
wébenenne de l'action pour ahsi la rendre plus apte à saisir les contextes autonomes et
systémiques typiques des sociétés modernes, il aura compris l'importance de faire appel à une
théorie des systemes (comme Luhmann après lui) pour saisir la complexité des sociétés
modernes et des systèmes d'actions autonomes qui s'y développent, mais une compréhension
de la société par une théorie systémique ne peut être étendue, selon Habernas, à celle de la
culture et de la personnalité du sujet qui agit. La composante société du monde vécu peut être
systématisée, la nécessité des systèmes sociaux autonomes dans les sociétés modernes
complexes l'obligeant, mais la culture, la société et la personnalité forment, selon Habermas,
les trois composantes inséparables du monde vécu auxquelles les acteurs sociaux se réfërent
comme à une totalité lorsqu'ils interagissent, trois composantes qui sont réappropriées par les
sujets à travers le langage lors d'interactions. Effectivement, la complexité des sociétés
modernes nécessite l'autonomisation de médiums de communication, tels l'argent et le
pouvoir, la systématisation d'interactions de certains types, tels l'économie, la politique, la
science, mais le processus de socialisation à la base de la formation de la personnalité de
l'individu et la présence de modèles et de valeurs culturelles desquels dépendent les normes
sociales et les identités sociales orientant l'action ne peuvent s'autonomiser en systèmes
autonomes sans créer des pothofogies socinles et restent dépendants du langage et de la
volonté des acteurs sociaux.
LES RÉCENTS DÉVELOPPEMEMS DE LA POLEMIQUE ENTRE LUHMAMJ ET HABERMAS CONCERNANT LE M O m E VÉCU
Ces présentations idiosyncratiques de la théorie des systèmes et de la théorie de l'agir
comrnunicatio~el étant réalisées, voici maintenant une présentation des récents
développements du débat entre Luhmann et Habermas sur le monde vécu intersubjectif. Mon
objectif est d'identifier dans leurs traits les plus généraux les divergences entre les pensées des
deux sociologues sur l'intersubjectivité du monde vécu, sans aucune intention d'exhaustivité
de ma part. Il s'agit davantage d'une étude exploratoire que d'une analyse détaillée.
Je débute cette troisième section avec la présentation de trois modèles commentés
imageant les structures et la conception du monde vécu telles qu'envisagées par Husserl,
Luhmann et Habermas, question & se rappeler les grandes lignes de ce qui a été vu jusqu'à
présent. Dans les deux derniers modèles, les éléments de celui imageant le monde-de-la-vie
intersubjectif husserlien seront présents, ceci pour montrer comment Luhrnann et Habermas se
réapproprient chacun la pensée de Husserl. Sur la base de ces trois modèles, la présentation de
la polémique entre Luhmann et sa théorie des systèmes et Habermas et sa théorie de l'agir
communicationnel suivra
3.1. Les trois modèIes : Husserl et l'intersubiectivité du mondede-la-vie, Luhmann et le
svstème comme uersmtive auto-référentielle dans et sur le monde vécu (la société),
Habermas et I'aair communicatio~el comme notion com~lémentaire au conceDt de
monde vécu
L'intersubiectivité du monde-de-la-vie selon Husserl.
Unités inanubiectivu dans la communauté universelle d u monades
empathie c e validante
Monde obiectif daas Exdrience d'autrui 1
ou nature interstmbicctive comme corn wcho-Pbvsiaue @onde vécu ou moadc-dc-la-vie) et comme ce a d m'est étranger
Perception et synthèse et synthese
de c o n ~ ~ k n c e primordiales temmnls de I ' k o
Quatre éléments principaux sont présents dans ce modèle du mondede-ta-vie
husserlien : le vécu de conscience temporel (le temps : souvenirs, rétentions et protentions des
vécus) comme intuition originaire et primordiale dans lequel est constituée l'expérience du
monde des choses et des autres, l'expérience d'autrui comme corps psycho-physique et
comme conscience étrangère, l'unité intersubjective au sein d'une communauté universelle
rendues possibles par l'empauiie (intersubiectivité), et la constitution intersubjective
synthétique et co-validante du monde objectif compris comme nature intersubjective (le
monde-de-la-vie, le monde vécu). Voyons maintenant comment Luhmann et Habermas se
réapproprient ce modèle husserlien :
Luhmann et la théorie des mstemes comme ~erswctives auto-référentielles
dans et sur le monde vécu (la société) (également dans et sur 19environnementS.
Environ- acmcn t (meuningt. incluant sys. soc.
et psy.)
\ 1 Dimension htuelfe du sens] mon& objectif +,
&-&-Go-n- --de- a:-= I;~---~-~-~~&- ; -* 4 \
enieniPo- fzng ST ---- --+
\ 1 1) Coanunication, interpénétration, auto-référence,
L ' :aut+oiéris. dfiércnce. '\
f '.. 4 V m e n s i o n factuelle du sens1 mon^ o t ~ u f 4.
* = La différence de perspective entre les systèmes, et qui peut toujours persister dans 1' intersubjectivité d'un systéme.
* * = Communication (interpénétration) entre les systèmes orgaaisatiomels et entre les systèmes interactionnels; auto-réfhce, autopoïèse et différenciation de chaque système organisationnel et de chaque système interactionne1 lors de la communication; auto-référence, autopoTese et différenciation du système organisationnel et du système interactionne1 lors de la communication.
Dans ce premier modèle, celui imageant la conception du monde vécu intersubjectif
par L~hmann, on remarque la présence des trois types de systèmes sociaux, c'est-à-dire les
systèmes interactionnels, organisationnels et socidal, nous remarquons aussi les systèmes
psychiques qui en sont différenciés, ainsi que I'enviromement qui inclut les systèmes sociaux
et les systèmes psychiques. Cet environnement, dont les éléments sont des significations
comme vécus de conscience (les systèmes psychiques) et des significations communiquées
(les systèmes sociaux), inclut des systèmes sociaux qui assurent leur auto-reproduction et leur
différence lors de la communication d'informations sélectionnées et signifiantes.
Ces communications sont représentées par les Bèches pointillées. Elles sont pointillées
pour représenter l'auto-référence (accompagnant la référence a l'environnement) et l'auto-
reproduction qui se produisent lors de la communication et la double contingence des
possibilités de communication, les aspects auto-référentiel, autopiétique et contingent de la
communication. C'est la fermeture du système accompagnant son ouverture communicative à
I'environnement immédiat ou à l'environnement sociétal complexe et contingent. Certaines
flèches sont à double sens, d'autres sont à sens unique. Les premières, celles rejoignant et
représentant la communication entre les systèmes psychiques et les systèmes interactionnels,
celles rejoignant les systèmes psychiques et les systèmes organisatioanels et celles rejoignant
les systèmes interactionnels et les systèmes organisationnels, sont à double sens parce que les
systèmes psychiques, interactionnels et organisationnels peuvent réaliser des interpénétrations
avec d'autres systèmes psychiques, interactionnels ou organisationnels, c'est-à-dire
communiquer entre eux et donc agir sur l'environnement, l'observer (les actions qu'il inclut)
et le décrire (décrire les communications qui s'y déroulent, ceci dans une relative mesure), et
par le fait même s'auto-reproduire et préserver leurs différences par l'auto-référence &ns la
communication. De plus, les types de systèmes sociaux peuvent s'auto-obsewer, s'auto-
décrire et agir sur leur propre complexité (ce que signifient les plus petites flèches
accompagnées d'astérisques, en plus de signifier les communications entre systèmes de même
type). La double flèche pointillée représente la dépendance des systèmes interactionnels à la
présence de systèmes psychiques pour prendre forme. Quant aux flèches pointillées à sens
unique rejoignant les systèmes psychiques, les systèmes interactionnels et les systèmes
organisationnels au système sociétal, elles représentent la référence a l'environnement sociétal
(au monde vécu) qui peut accompagner l'auto-référence du système lors de la communication
(en plus de la possibilité de référence à l'environnement immédiat), et elles représentent aussi
l'impossibilité pour le système sociéîal de communiquer dans son environnement car il est la
communication, il est l'ensemble des possibilités de communication, il n'a donc aucun
système extérieur a lui avec lequel il pourrait communiquer par des significations. Les
relations qu'il entretient avec les systèmes organiques et la nature en général se font par la
perception réalisée par le système psychique, non pas par la communication de signification.
Le système sociétal est auto-référentiel et autopoïétique puisqu'il assure la reproduction des
communications qu'il inclut, mais il est davantage un environnement interne contingent de
systèmes sociaux qu'un système reproduisant une fonction et un code particuliers, ce qu'il
reproduit est la communication tout court. Le système sociétal, ou la société dans sa totalité,
est conçu par Luhmann comme étant le monde vécu (lijëworld) qu'on ne peut observer et
décrire que d'une perspective systémique particulière et auteréférentielle. Quant à eux, les
quatre groupes de flèches pleines représentent les trois dimensions de sens propres à chaque
système : les dimensions factuelle, sociale et temporelle. J'accompagne chaque type de
système social et les systèmes psychiques d'une tri-dimensionnalité du sens particulière parce
que les systemes psychiques, interactionnets, organisationnels et sociétal constituent des types
de système auto-référentiels et relativement fermés possédant leurs propres dimensions du
sens aux complexités différentes. Chaque dimension est séparée des deux autres par un trait
pointillé et rejointe aux autres par des flèches pointillées pour signifier l'indépendance de
chaque dimension par rapport aux deux autres, une indépendance de cbaque dimension
accompagnée par leurs interrelations.
Les quatre éléments du modèle représentant le monde vécu intersubjectif théorisé par
Husserl sont présents dans le modèle de la théorie de Luhmann : l'intersubjectivité correspond
aux trois types de systèmes sociaux (la dimension sociale du sens des systèmes sociaux et des
systèmes psychiques représentent alon la différence de perspective qui peut toujours persister
même lors de la formation d'un systéme social), les vécus de conscience correspondent aux
systemes psychiques, le monde objectif a la dimension factuelle du sens et le temps à la
dimension temporelie du sens. Nous verrons plus loin comment Luhmann conçoit
l'intersubjectivité du monde vécu, une conception que nous comparerons à celle de Habermas.
Compasantes symboliques du monde vécu 1
5 8
Habermas et le monde vécu comme notion com~lémentaire à celle de
Vécus de conscience Intersubjectkité
n n
Situations d'actions
au Renvois
A
(Substrat maririel commuaicationnel c0mmunic;itionnel du monde \ i cy
q s . Çconomique et politique!
Dans ce modèle, on retrouve les trois composantes du monde vécu telles que décrites
par Habermas, c'est-à-dire la culture comme ensemble des schémas d'interprétations du
monde, la société comme ensemble des appartenances sociates et des réglementations
institutionnelles, et les structures de la personnalité rendues possibles par le processus
historique et générationnel de socialisation. Nous retrouvons aussi dans ce modèle les trois
mondes auxquels les sujets qui agissent et coordonnent par le langage leurs plans d'actions se
réfèrent lors de situations concrètes d'actions, c'est-à-dire le monde objectif des états de
choses existants sur lequel l'individu a des opinions et des intentions, le monde social des
normes à partir desquelles le sujet se donne des maximes et des devoirs, et le monde subjectif
des expériences vécues, c'est-àdire les souhaits et les sentiments, auquel l'individu a un accès
privilégié. Insistons tout de suite sur les flèches pleines rejoignant les trois mondes les uns
aux autres. Elles représentent le consensus que recherchent des sujets en interactions tentant
de coordonner leurs plans d'actions dans le monde par la critique des trois prétentions à la
validité (vérité a efficacité, justesse normative et légitimité de la norme, véracité et
authenticité) élevées dans des actes de langages (speech acts) par chacun des sujets de
l'interaction. Il s'agit de l'agir communicatio~el permettant d'atteindre Le consensus, sans
violence et sans contrainte, sur les éléments des trois mondes présents dans la situation
d'action, avec l'intention de coordonner des plans d'action. Neuf flèches rejoignent les trois
mondes de la situation d'action aux trois composantes du monde vécu, deux sont doubles,
quatre sont simples et trois sont pointillées. Les neuf représentent les renvois au monde vécu
des sujets en interaction par ceux-ci lorsqu'un ou des éléments d'un des mondes de la situation
d'action est ou sont concerné(s) et discuté(s). Les deux premières, les flêches doubles,
représentent le doubie statut des composantes personnalité et société du monde vécu des
acteurs, un statut de composante du monde vécu et un statut de monde d'une situation
d'action Un renvoi direct est possible du monde social vers la composante société et du
monde subjectif vers la composante personnalité. Les quatre flèches simples représentent la
possibilité de renvoi à partir du monde subjectif des souhaits et sentiments d'un sujet en
situation d'action vers la composante société incluant les appartenances sociales et les
réglementations institutionnelles, la possibilité de renvoi à partir du monde social des normes
de la situation d'action vers les structures de la personnalité socialiske, et les possibilités de
renvois à partir du monde objectif des états de choses existants de la situation d'action vers les
appartenances sociales et réglementations institutionnelles de la composante société du monde
vécu et vers sa composante personnulité. Les trois dernières flèches, celles pointillées,
reprtisentent les schémas d'interprétations du monde qu'offre la composante culture lors de
situations d'actions. Elles sont pointillées pour signifier que ces schémas ne sont pas présents
concrètement dans les situations d'action dans lesquelles les acteurs se trouvent, on y a accès à
travers leur incarnation dans les normes concrètes d'actions du monde social (doubles flèches
pointillées) et par le biais des composantes société et personnalité du monde vécu.
Finalement, les quatre éléments du modèle imageant l'intersubjectivité du monde vécu selon
Husserl sont présents dans le modèle sur la théorie de Habermas : le vécu de conscience est
conçu par Habermas comme étant les souhaits et sentiments du monde subjectif ainsi que les
structures de la personnalité comme composante du monde vécu du sujet (on pourrait y inclure
les opinions, les intentions, les maximes et les devoirs), l'intersubjectivité est présente en tant
que monde social des normes en situation d'action, en tant qu'appartenances sociales et
réglementations institutionnelles de la composante société du monde vécu, on la retrouve au
sein des schémas culturels d'interprétations constituant la composante d u r e du monde vécu,
et finalement, elle est présente dans l'agir communicationne1 par lequel les sujets en situations
d'interaction coordonnent leurs actions et valident les prétentions élevées par chacun dans le
langage concernant les éléments des trois mondes concrets, tout ceci par l'échange
d'arguments rationnels et sans violence et domination idéologique.
3 -2 Luhmann versus Habermas
Cette présentation des trois modèles étant réalisée, je vais en comparer les éléments, en
insistant sur les divergences entre le modèle luhmannien et le modèle habernassien,
principalement en ce qui concerne la réappropriation et la dépassement du transcendantalisme
de Husserl. Cette courte présentation des divergences entre les modèles sera l'occasion
d'introduire la polémique entre Luhmann et Habermas dans leun derniers ouvrages.
J'aimerais avant cela rappeler les grandes divergences entre Luhmam et Habermas en ce qui
concerne leurs positions théoriques sur l'intersubjectivité du monde vécu, signalées à la fin de
la section sur Husserl. J'y mentionnais que Luhmann adopte une position théorique
perswctiviste, technique et descripive (phénoménologique), alors que Habermas conçoit le
monde vécu intersubjectif d'un point de vue dialectique, critiaue, normatif, humaniste et
pratique. Ces qualificatifs seront explicités dans le cadre de cette comparaison des trois
modèles et de la présentation de la polémique entre les deux sociologues.
D'un premier coup d'oeil sur les trois modèles, on remarque les aspects arborescent et
différencié que revêt le modèle du monde vécu selon le systémisme de Luhmann, alors que
les modèles sur le monde vécu chez Husserl et chez Habermas sont beaucoup plus intégrés.
Alors que, dans le modèle sur le monde vécu selon Luhmam, chaque type de système,
incluant le système psychique, ainsi que chaque dimension du sens, sont différenciés et auto-
référentiels dans un environnement contingent (dont le monde vécu comme environnement le
plus englobant), chaque système étant une perspective particulière sur ce dernier, chez
Husserl l'intersubjectivité du monde vécu est intégrée aux synthèses effectuées dans des
vécus de conscience et a l'expérience que fait ego d'autrui, et elle est actualisée et intégrée
dans les trois mondes des situations de coordination d'action par le langage et l'agir
cornmunicationne1 dans le modèle habermassien. De plus, chez Luhmann, les vécus de
conscience du système psychique ne font pas partie de ce que Husserl nomme les unités
intersubjectives, Ies systèmes de communication des trois types selon Luhmann. Chez
Habermas, ces vécus de conscience sont intégrés a Ia situation d'action par le biais du monde
subjectif des expériences vécues, et sont intégrés au monde vécu dans les structures de la
personnalité.
On constate donc que Luhmann insiste sur ta formation de systèmes de
communication autonomes et différenciés qui peuvent subsister a l'absence ou aux allers et
venues des systèmes psychiques (même si les systèmes interactionnels nécessitent la présence
d'interlocuteurs, ils existent toujours comme interactions passées réactualisabies lorsque
ceux-ci quittent l'échange communicatif). En fait, chaque système est une chose qui existe
comme étant extérieure aux individus, même si ceux-ci y participent. Selon Luhrnann, le
transcendantalisme de Husserl, comme celui de Kant, absulutise le pouvoir de synthèse du
sujet et ignore l'auto-référence et l'autonomie des systèmes de communication (leur fonction
particulière, auto-référentielle et auto-reproductrice dans et par la communication).
Également, selon Luhmann, les théories dialectiques de Hegel et de Habermas, le premier
insistant sur l'identité comme négation de la négation et le second sur l'application langagère
de ce principe dialectique et médiateur dans le monde vécu des sujets en action, nient et
dépassent sans précaution le pouvoir autopolétique de la différence :
« A senous discussion of the relationship of fùnctionalistic systems theory to the tradition of transcendantal theorv and dialectics could begin here. The point of departure for al1 these theoritical variants lies in the theorem of accomuanvin~ self-reference (. ..). ïhus the issue revolves around diffkrenr accounts of simultaneous reference to self and to something else. One ends UD with transcendentalism when this problem is imerpreted as the - distinctiveness of consciousness and therefore ( 1 ) consciousness is declared to be the « subiect B. One ends UQ wïth dialectics when ~ v e n the qnchronization of referring to self and to somethins other. one focuses on the underlyin~ unitv (thus, finally, on the identitv of the identity and difference and not on the difference between them) (...). We consider transcendent91 theoy to be a false absolutizin~ of merelv one svstem reference (but at the same time a good mode1 for theories of self-reference) and dialectics too r i sh in as su min^ an identity (...). Theses distancin s fiom the most important theories that are available in this domain of problems lead to functionalistic svstems theory. It maintains that self-referentia! svstems acquire information with the helv of the difference between referrinc to self and to somethin~ other (in short, with the help of accornpanying self-reference), and that information makes ~ossible their self-production ». ''
27 Op. cit., LiJHMMW, 1995, p.447-44%.
Habermas aussi veut dépasser le transcendanalisme husserlien. Par contre, au lieu
d'insister sur l'auto-référence et la différence de systèmes fonctionnels, il fait prendre aux
renvois de la conscience perceptive vers son monde vécu donné d'avance un tournant
langagier, pragmatique et culturel, langage et monde vécu sont indissociables:
Si nous abandonnons maintenam les orinci~es de la ~hi loso~hie de la conscience, avec IesqueIs Husserl traite . . la problématique du monde vécu, nous pouvons penser le monde vécu comme remiserne a travers un ensembIe de modèles d'intmrétation. transmis Dar la D. li n'est plus besoin dès lors d'ex~liciter le ~ro-s d'un contexte de renvois, reliant entre eux les éléments d'une situation et reliant la situation au monde vécu, dans le cadre d'une ~henoménolome et d'une psychoIoaie de la wrcegtion. On peut, bien au contraire, voir dans les contextes de renvois les connexions de si-anification qui existent entre une énonciation communicationnelle dom*. le contexte immédiat et l'horizon de simification au'elle connote. Les contares de renvois remontent aux relations. soumises ù des règles ~7ammaticaks. entre éléments d'une réserve de savoir or~anisée le lmaugg» 28
Les grandes lignes des dépassements du transcendantalisme, de la philosophie de la
conscience de Husserl étant présentées, passons a la comparaison des divergences concernant
les théorisations du monde vécu intersubjectif par Luhmann et par Habermas. Nous disions
que Luhrnann adopte une amxoche uerspectiviste du monde v&u intersubiectif et que
Habermas inscrit ce dernier au sein d'un processus dialectique et langagier oriente vers la
totalité. Selon Luhmann, comme nous I'avons déjà mentionné, chaque système social assure
sa différenciation d'un environnement social contingent dans lequel il est inscrit, un
environnement social immédiat, c'est-à-dire les systèmes à sa périphérie et les systèmes plus
larges qui i'incluent, et un environnement global, considéré comme étant le monde vécu, le
world-sociery. Le monde vécu peut être saisi dans sa totalité, mais d'une perspective
particulière auto-référentielle et irréductible a une autre, selon un code ou un schématisme
différencié. décentré et auto-re~roducteur :
(c The relationshi~ between rneanin~ and worid can also be describec! with the concept of kentering. As me an in^ the world is accessible evepwhere : in every situation, in any detail, at each point on the sa le tiom concrete to abstran From any starting point one c m proceed to al1 other possibilities in the world; this is what it means to say that the world is indicated in al1 meaninq. To that state of affairs corresponds an a-centric world conceDt.
At the same tirne, the world is more than the mere sum comprehending ail possibilities, al1 meaningfil refetences. It is not just the sum, but the wiity of these possibilities. Above dl, this means that the world horizon for evep difference marantees its
'' Op. tif., HABERMAS, 1987, II. p. 137.
own un* as difference. It süblates the differences in dl -m~ect ives fiom individual svstems, in that for evew svstem the wortd is the unitv of its own difference between svstem and environment. Thus in each w i f i c performance the wodd ftnctions as the 'lifeworld'. It is simultaneously the momentary absence of doubt, the existence of preconception, the unprobletnatic background of assumption, and the supporting meta-cenainty that the worid somehow p e r d s every dissohtion and every imroduction of distinctions to converge ».29
« . . .schematisms (le code binaire) (. ..) produce their materials themselves. ïhey postuIates that tiom their svecific angle of vision everythinrr takes on one or the other value. Therefore they require fiinction systems that are cIosed specifically with respect to them. function svstems that scan the entire world for information according to theu ourn schematisrn and that can afYord indifference to ail 0th- schematisrns ».30
Comme chaque système possède un schématisme (un code sémantique) particulier
différencié des schématismes des autres systèmes de communication présents dans son
environnement, le sens (meaning), qui constitue les éléments de l'environnement incluant Ies
systèmes psychiques et les systèmes sociaux, se divise en trois dimensions en relations, mais
pouvant aussi, comme les schématismes des systèmes, manifester une indifférence l'une
envers l'autre. Nous l'avons vu Ion de la présentation du modèle de l'intersubjectivité du
monde vécu dans la théorie systémique de Luhmann, les trois dimensions du sens sont
relativement autonomes, comme le montraient les lignes pointillées les séparant. Cette
caractéristique de la sémantique des systèmes de communication dans les sociétés
contemporaines complexes a des conséquences majeures et constitutives pour
l'intersubjectivité du monde vécu, du moins telle qu'envisagée par Luhmann. De son côté,
Habermas distingue, au niveau théorique, ce qu'il nomme le monde objectif des états de
choses existants dans la situation d'action, le monde social des normes correspondant à la
composante société du monde vécu qui assure l'intégration (la dimension de l'espace social),
et le monde subjectif des expériences vécues subjectives correspondant à la composante
personnalité du monde vécu qui assure la socialisation (la dimension du temps historiq~e)~'.
Il les distingue au niveau théorique, mais dans la situation concrète d'action et d'interaction,
Ies trois mondes (le monde objectif, le monde social correspondant à la dimension de I'espace
social du monde vécu et le monde subjectif correspondant a la dimension du temps historique
du monde vécu) sont toujours visés en bloc par l'agir communicationnel, toujours en vue
" Op. cit., LUHMANN, 1995, p.70. 30 Ibid., p.441. 3' La dimension temporelle chez Luhmann et la dimension du temps historique chez Habermas : chez Luhmann, le temps est envisagé a partir du présent (present 's pst , present's present et present's future; past present, present
d'une critique langagière des prétentions à la validité d'un locuteur. Voilà une divergence
centraie entre les théories de Luhmann et de Habermas : l'autonomie de chaque dimension du
sens dans la théorie des systèmes et la fusion des trois mondes de la situation d'action chez
Habermas. En fait, c'est la différenciation et la relative indépendance de la dimension sociale
du sens par rapport aux dimensions factuelle et temporelle, dans la théorie de Luhmann, qui
distinguent celle-ci de l'importance accordée par Habermas à la rationalité
communicationnelle du consensus sur les éléments des trois mondes de la situation d'action.
Selon Habermas, le consensus doit s'établir sur les trois mondes à la fois, c'est-à-dire sur le
monde objectif, sur le monde social et la dimension de l'espace social qui y correspond dans
le monde vécu, et sur le monde subjectif et la dimension historique et socialisatrice
correspondante dans le monde vécu. Selon Luhmann, 1a difierence entre le consensus et le
désaccord n'est relative qu'a la dimension sociale du sens, et le fait que cette dernière est
constituée d'un double horizon, celui d'égo et celui d'alter, comme la dimension factuelle est
constituée d'un horizon interne et d'un horizon externe et la dimension temporelle d'un
horizon passé et d'un horizon fiitur, ce fait interdît d'orienter idéaiement la théorisation du
monde vécu intersubjectif vers le consensus et la raison communicationnelle (ici, Luhmann
diverge de Habermas) et empêche de faire reposer l'intersubjectivité du monde vécu sur les
prestations synthétisantes d'une conscience égologique transcendantale, donc unique et
universelle, cette intersubjectivité étant plutôt en réalité fragmentée, intérieurement
di Eérenciée (cette fois, Luhrnann diverge de Husserl) :
« Both the self-referwtial constitution of society as the social system par excellence and the self-referential constituUon of meaning verifj. that rneanina dimensions searate and k o m e relativel~ independent via an ernpirical historical proceçs. In particular, increased differentiation means that negitions in one dimension do n a necessarilv imvly neaations in the others. This increasinglv blocks consensuai oblimtions vis-à-vis maners of facts (...).
Then meaning dimensions mediate one another with greater dificulty, and it becomes necessary to think com~lexity onlv in the conte- of beinp either factual. temuoral. or social c o m ~ l e x i ~ , with the consequences that strategies for reduction are correspondingly diversified.
(...) In the d lace of comuact assumutions that bind in al1 dimensions at once. a combinatory consciousness, which perhaps can best be characterized as an omion-load seems to be recauired : if someone establishes something in a factual resoect (e.g., invests), then this has not iust anv conseauences in temporal and social reswcts.
(...) in view of the option-loads (...), there no longer exists a general formula for what is good and right, because their starting points vary fiom dimension to dimension and
- - -
presern et future prewt); cher Habermas, le temps est envisagé dans sa continuité historique (la socialisation, l'histoire effective de l'action chez Gadamer).
consequences for the societal system9s stnicturd decisions spi11 over into the meaninPfiiIness of experience and action in different ways. ï h e mstem Lacks reason D. 32
« The consensus/dissent difference therebv becorne at once more and less important - more important, because it done articulates the social dimension in an informationally signifiant way, and less important, because it rnerelv articulates the social dimension ».33
La différence consensus / désaccord articule seulement la dimension sociale du sens, et
cette dernière, parce qu'elle est un double horizon, un horizon aux perspectives doubles, peut
tout aussi bien empêcher le consensus et la fusion totale des perspectives qu'elle peut
permettre I'interpénétration des systèmes, l'accompagnement de la perspective d'égo par la
perspective d'alter. L'intersubjectivité du sens n'est jamais garantie audela du système. Le
transcendantalisme du sujet monadique, chez Husserl, est remplacé par des perspectives
empiriques particulières :
« ... the social dimension is (...) constituted by a twofold horiton ; it is relevant to the extent that in experience and action it becornes apparent that the intemretive mrs~ectives a svstem relates to itself are not shared by othen. Here as weli, the horizonality of ego and alter means that further exploration will have no end. Because a twofold horizon is constitutive of the indmendence of a meanina dimension what is social cannot be traced back to the conscious performances of a monadic subiect. This has been the downfall of al1 atternDts ro establish a theory of the subjective constitution of N intersubiectivity » (...). Ifwhat is social in meaning themes is emerienced as reference to I_possiblv distinct) intemretive ~ers~ectives, then this exuerience can n o longer be attribut& to a subject. ' (...) the difference is constitutive as a twofold horizon for what, as meaning, is left open )P."
Chez Habermas, par contre, l'échange argumentatif et le consensus sur la validité des
intentions et opinions d'un locuteur envers le monde objectif, des maximes et devoirs de ce
dernier envers le monde social et nonnatif, et sur la véracité et l'authenticité de ses souhaits et
sentiments comme éléments de son monde subjectif, sont des tâches à accomplir
simultanément:
« Seul le modèle cornmunic~onnel d'action présuppose le tangage comme médium d'intercompréhension non tronqué, oii locuteur et auditeur, partant de l'horizon de leur monde vécu interprété. se taDwrtent a auelaue chose à la fois dans le moade obiectif. social et su~ect i f . afin de ne~ocier des définitions communes de situations D . ~ '
32 ibid., p.91-92. 33 Ibid., p.89. 34 ibid.. p.81. 35 Op. cit., HABERMAS, 1987,L p.111.
Nous disions que Luhmann refuse d'asseoir sa théorie systérniste sur la constitution
monadique du monde vécu intersubjectif. Selon lui, la dimension sociale du sens, qui s'étend
évidemment dans chaque système de communication, est un double horizon, celui d'égo et
celui d'alter, il faut donc L'étudier et la comprendre selon une approche théorique qui
permettra de saisir la multiplicité des perspectives sur le monde vécu, irréconciliables au sein
d'une subjectivité transcendantale constitutive. Luhmann refuse également de parler
d'intersubjectivité du monde vécu puisque celle-ci présuppose les performances
synthétisantes d'un sujet absolu unique présent en chaque sujet ou perspective empirique et
rendant alors possible une intersubjectivité universelle. Il préfêre concevoir les interrelations
entre perspectives (entre les systèmes psychiques, entre les systèmes sociaux) comme étant
des interpénétrations doublement continsentes par lesquelles les systèmes communiquent
entre eux (les systèmes psychiques ou sociaw), se rendent disponibles réciproquement leurs
schématismes binaires respectifs (leurs perspectives particulières sur le monde) tout en les
préservant et les reproduisant comme différences face à l'enviro~ement, et pouvant aussi
permettre la formation, la structuration d'un nouveau système (la fusion des horizons), sans
que cet événement soit nécessaire :
M The conceDt of interpenetration m e r s the question of how double contin~ency can be possible. It avoids reference to the nature of human beings, recourse to the (supposedly foundational) sub-iectivity of conscioumess. or fomuiating the rob lem as a intersu biectivitv » (which presupposes subjects). The question is rather : What must be given in reality so that esuerïence of double contingencv and with it a construction o f sociaI svsterns can emerge with sufficient fieouencv and density? The answer is intemetrat ion ». 36
Si, dans cette dernière citation, Luhrnann rejette l'intersubjectivité du monde vécu
rendue possible par les prestations d'une conscience transcendantale présente en chaque
conscience empirique, et s'en remet plutôt a l'interpénéîration contingente entre deux
perspectives, entre deux systèmes, Habermas ne semble pas comprendre la théorie des
systèmes sociaux comme la conçoit son auteur et accuse tout de même le systémisme de
Luhrnann de rester prisonnier de la philosophie de la conscience, celle partant de Descartes,
Kant, Fichte et Schelling, passant par Hegel jusqu'a Husserl. Selon Habermas, Luhmam
remplace la relation de la conscience au monde des choses par celle entre chaque système et
I'environnement, des relations système / environnement aussi nombreuses que le nombre de
36 Op. ci t.. Ll3HMA%X, 1 995, p. 2 1 6.
système existant à un certain moment. La reproduction de la philosophie orientée vers la
conscience monologique faisant l'expérience du monde et agissant téléologiquement dans
celui-ci, la reproduction de cette philosophie non dialogique en une théorie du système auto-
référentiel ne permet p, selon Habermas, d'expliquer et de permettre la constitution
langagière validée d'un monde vécu intersubjectif partagé par des sujets agissants certes
différents, mais dont les horizons doivent en venir a fusionner suite à un processus dialectique
concrétisé dans l'échange langagier, dans la discussion critique orientée vers l'objectif d'une
entente la plus large possible, idéalement universelle. Le concept d'interpénétration, qui
selon Luhmann explique comment deux systèmes s'ofient mutuellement leurs schématismes
du monde vécu et de l'environnement pour une interprétation dans le schématisme de l'autre,
ne permet seulement, selon Habermas, qu'une relation externe et contingente entre deux
systèmes (psychiques ou sociaux) se considérant comme environnement I'un pour I'autre et
qui n'en Mement pas à partager véritablement un monde vécu commun et identique dont la
reproduction culturelie, l'intégration sociale et la socialisation de ses membres seraient
rendues possibles, validées et régulées par leur soumission à une critique argumentative
assurant l'émancipation face a toute forme de domination idéologique. Selon Habermas,
Luhmann réduit le langage à une simple manifestation extérieure d'un schématisme assurant
l'identité fermée sur soi d'un système, un langage ayant perdu sa principale fonction, celle
d'établir des consensus et des identités de perspectives entre des sujets en action dans le
monde, et ne servant plus qu'à l'auto-reproduction du système :
a Sans ml doute, les modèles, utilisés en psychologie et en sociologie, de l'acteur solitaire, stimulé par excitation ou agissant conformément a un plan dans une situation donnée, gagne en profondeur à être rattachés aux analyses phénoménolooiques du monde vécu et de Ia situation d'action. C'est k le point de départ, à son tour, pour une théorie des svsternes informée var la vhenoménologie. Du reste, on peut voir là avec quelle agilité la théorie des svstèmes reorend l'héfitme de la ~ h i i o s o ~ h i e de fa conscience. Si l'on interprète la situation du sujet agissant comme I'environnement du système de la personnalité, on peut inténrer - sans rupture les résultats de l'analvse phénoménolouiaue du monde vécu dans une théorie des svstemes. du tvpe de celle de Luhmann. Cela offie même l'avantage qu'on peut laisser de côté le ~roblèrne sur l e ~ u e l Husserl avait échoué dans ses M.&~Q~OILS cartesiemres; ie parle de la neneration monadolo~ique de I'uitersubiectivité du monde vécu. Ce problème n'émerge plus du tout dès lors que les relations sujet-obiet sont remplacées Dar les relations entre le système et l'environnement. Dans cette représentation, les svstèmes de la personnalité forment I'un Dour l'autre un environnement. exactement comme à un autre niveau les svstemes de la ~ersonnalite et de la société. Le ~robleme de I'intersubiectivité disvarait alors. comme donc la auestion de savoir comment des ~ i e t s différents peuvent Dartaper le même monde vécu; elle disuarait au
roblème de I'intepbétration, et notamment de fa question : comment des genres déterminés de systèmes peuvent-ils former des environnements accordés les uns aux autres et a certaines conditions contingents les uns mur les autres P. 37
Habermas reproche à Luhrnaiui d'orienter unilatéralement sa théorie perspectiviste de
l'intersubjectivité du monde vécu vers la contingence des interpénétrations entre systèmes qui
ne sont que des convergences partielles ou des mises en parallèle de perspectives sans
connexions internes validées par les sujets capables de parler et d'argumenter. Les structures
de monde vécu intersubjectif, soit la culture, la société et la personnalité, se fractionnent et
isolent les individus et les groupes identitaires. L'agir instrumental devient le modèle pour
des systèmes psychiques et sociaux s'influençant l'un et l'autre, créant des interrelations
purement extérieures :
a .4n intersubiectivitv of rnutual understandino amono agents that is achieved via exoressions with identical meanings and criticizable validitv daims would be too strona a tie between osvchic and social svstems as well as between different ~sychic svstems. Svstems can onlv contin~emlv influence one another fiom outside; their interaction lacks anv in t end regdation. This is why Luhmann has first of al1 to-cut lan~uarre and communicative action dowri to so small a size that the interna1 intermeshine of cultural reproduction social intwration, and socialization disab- fiom view ».38
(< Niklas Luhcnann simply presupposes that the structures of intersubiectivitv have collaosed and îhat individuals have becorne disengaeed fiom their lifeworlds - that personal and social systems fonn environments for each oiher »."
Cet éclatement des structures d u monde vécu, considéré par Luhmann comme n'étant
que la conséquence contemporaine d'un long processus de complexification et de
différenciation de la société en plusieurs systèmes et sous-sy sternes fonctionnels, est envisagé
par Habermas comme étant la colonisation du monde vécu des sujets par les impératifs du
système, une colonisation rendue possible paradoxalement par un processus de rationalisation
et de mise en langage du monde vécu qui hit d'abord la manifestation structurelle de
l'émancipation par les Lumières, mais qui permit progressivement (comme un effet
secondaire) l'autonomisation de systèmes et de médiums auto-régulateurs (des médiwns
comme l'argent et le pouvoir) repoussant a leurs marges un monde vécu traversé par leurs
38 Op. cit-, M E R M A S , 1987, p.379.
3 Q Ibid., p.353.
impératifs et leurs mécanismes. Les dimensions de l'espace social et du temps historique se
fiactioment, l'histoire effective de l'action, dirait Gadamer, se laisse traverser par des
discontinuités. Habermas reproche à Luhmann d'ignorer les conséquences pathologiques de
cette disjonction excessive, mais a I'origine nécessaire, entre système et monde vécu, de cette
objectivation de la société en réalité organisationnelle qui, aux yeux de Luhmann, se présente
comme la différenciation fonctionnelle de la société devenue un monde vécu complexe,
contingent et a-centrique schématisé par des systèmes auto-référentiels accordant autant
d'importance, sinon plus, à leur environnement immédiat qu'au monde vécu, qu'à la société.
Comme le modèle sur l'intersubjectivité du monde vécu telle que perçue par Luhmann le
rappelait, les systèmes interactionnels, organisationnels et sociétal se sont différenciés l'un de
l'autre, au point de faire du world-society, du l$world, un environnement sociétal complexe
et contingent schématisé ou codifié par des systèmes (un environnement sociétal étant moins
que la somme de ses parties). Selon Habermas, telle que comprise par le fonctionnalisme
systémique, la société ne devient qu'une trame de fond pour les perspectives
organisationnelles, devenues quasiment les seules médiatrices entre les sujets en interaction et
le monde vécu de plus en plus éclaté. Pour Luhmann, critique Habermas, il n'y a pas de
disjonction excessive et colonisatrice entre système et monde vécu, puisque pour lui le
système et le monde vécu sont la même chose, le monde vécu est un environnement complexe
et global de systèmes :
« N. Luhmann distingue trois niveaux d'intégration ou plans de différenciation : le plan des interactiow simples entre acteurs présents; celui des or~anisations qui se constituent prâce aux affiliations disponibles; et, finalement, celui de la société en général, qui comprend * toutes les interactions qu'il est possible d'atteindre dans les espaces sociaux et les temps historiques, c'est-a-dire les interactions potentiellement accessibles. Des interactions simples, une organisation devenue autonome, connectée gâte à des médiums, et la société constituent une hiérarchie de svstemes d'actions enchevêtrés, qui se déploie progressivement au cours de l'histoire - hiérarchie qui prend la place du « système d'action général » de Parsons. Tl est intéressant aue Luhmann réagisse ainsi au phénomène de disÏonction entre svstème et monde vécu en menant le ooint de vue du monde véni lui-même; les connexions du système, condensées, dans les sociétés modernes, en réalité orrzanisationnelle, apparaissent comme un décou~aae obiectivé de la société, assimilée a la nature emerieute, et qui s'insinue entre chaaue situation d'action et l'horizon de leur monde vécu. Luhmann h-y-gostasie ainsi en « société » le monde vécu reléaué derrière des sous-systèmes r lés oar des médiums; ce monde vécu n e se rattache ~ l u s immédiatement à des situations d'actions, iI ne forme plus que l'arrière-dan mur des svst&mes d'actions orgmisés ».a
- - -
JO Op. cit., HABERMAS, 1 98 7, II, p. 1 69.
« ... for Luhmann the lifeworld now has aireadv lost dl simifiance in the functiondv différentiated societies of the modem world. What disa~~ears fiom both perspectives is the mutual intemenetration and owosition of system and Iifw-orld impefarives. wbich explains the double-fiont character of societal kodeira&n
Pour contrer cet a-centrisrne du monde vécu, que Habermas se doit bien de constater
lui aussi, ce dernier propose la projection d'un centre (un u point zero D) autour duquel les
horizons des différentes perspectives sur le monde vécu pourraient fusionner, disons la
projection d'un centre autour duquel des sujets avec leur propre monde vécu culture!, social et
personnel pourraient s'entendre dans des discussions sans violence et sans domination
idéologique sur des défuutions de situations et sur la coordination de plans d'actions, ceci pr
la critique des prétentions à ta vdidité élevées par chaque locuteur et sous l'instance d'une
éthique communicatio~elle, celle de l'agir conununicatio~el. Contre le multi-
perspectivisme des systèmes et sous-systèmes sociaux et des systèmes psychiques sur lequel
Luhmann assoit son fonctionnalisme, Habermas dresse son modèle critique de l'agir
comrnunicationnel à I'oeuvre à l'intérieur de sphères publiques ouvertes à la discussion et
orientées vers I'idéal du plus large consensus possible. L'idée de a fusion des horizons )) à
travers le langage est empruntée à Gadmer. Par contre, comme je l'ai déjà mentionné,
Habermas est conscient du sporadisme et de la fiaplité de cette projection poly-centrique de
la totalité du monde vécu par des acteurs sociaux aux intérêts et aux vécus socio-culturels
différents :
« The u n i e of modem societig always presents itself differently from the perspectives of their differem subsystems. (...) there can no longer be any central ~ e r s ~ e c t i v e of a self-consciousness proper to a social svstem as a whole. But if modem societies have no possibility whatsoever of shaping a rational identity, then we are without anv point of reference for a critiaue of rnodernity ne4'
The Iegacy of Husserlian apriorism may mean a burden for various versions of social phenomenology; but the communications-theoretic conceDt of the lifeworld has been Freed from the mortaaaes of transcendental ~ h i l o s o ~ h y . If one is to take the basic fact of liltmn'sric socialization into accounf one will be hard put to do without this notion. Partici~ants in interaction canot cany out sueech acts that are effective for coordination unless thev i m ~ u t e to evervone involved an intersubiectivelv shared lifeworld that is anded toward the situation of a a n d . For those acting in the first person singular or plural with an orientation to mutual understanding, each iifeworld constitutes a totality of meaning relations and referemial connections with a zero point in the coordinate system sbaped by historiçal the, social space, and semantic field. Moreover, the different lifeworlds that collide
" Op. cit., HABERMAS, 1987, p-355. '' Ibid., p374.
with one another do not stand next 20 each other without anv mutual understandina. As totaiities they follow the bu11 of their claims to universaliry and work out their differences until their horizons of undentandina « tiise » with one another. as Gadamer ~uts it. Consequently, even modern, largely decentered societies maintain in their everyday communicative action vimal cerner of self-understandino. fiom which even fûnctionallv specified svstems of action rernain within intuitive reach (...). ïhis cerner is, of course, a projection, but it is an effective one. The polycernric proiections of the tatalitv - which anticipate. outdo, and incornrate one another - aenerate comwtian centers. Even collective identities dance back and forth in the flux of interpretations, and are actually more suiteci to the image of a h i l e network than to that of a stable center of self-reflection
Nous disions que la théorie des systèmes adopte une approche penpectiviste du monde
vécu, et qu'on peut qualifier l'approche de Habermas comme étant dialectique et critique,
c'est-à-dire orientée vers le dépassement de la finitude des horizons mie-culturels et
historiques propres à chaque sujet, propres à chaque acteur social, vers l'idéal d'un horizon
universel dont l'intercomp6hewion et l'intégration sociale de ses membres et la continuité
historique ne seraient pas biaisées idéologiquement, et dont les connexions systémiques aux
domaines d'actions autonomes économiques et politiques ne créeraient pas de pathologies
sociales, assurant ainsi l'équilibre entre l'intégration systémique et l'intégration sociale de la
société. Le pers~ectivisme du svstémisme de Luhmann va de bair avec ce au'on murrait
a~ueler son caractère techniciue et descriptif. et ce ~ers~ectivisrne techniciste Deut aussi .
s'inscrire dans une opmsition théorique avec l'humanisme et l'orientation normative et
pratique de la wnsée de Habermas. La compréhension des sociétés modernes dans leur
totalité et par le biais des possibilités de consensus qu'offre le centrisme des sphères
publiques et de l'éthique communicationnelle, c'est la compréhension des sociétés modernes
partagées par une humanité unique capable de prendre distance fafe à la multiplicité et a la
finitude de ses perspectives sur un monde vécu unique, une humanité capable de se donner
des nonnes d'actions universelles. On retrouve ici des idées proches de celles de Husserl et
de l'universalité de son transcendantalisme. Par contre, selon Habermas, en rejetant les
systèmes psychiques hors des systèmes sociaux, faisant d'eux ainsi des environnements l'un
pour l'autre, et en orientant sa théorie sur l'auto-référence des systèmes, Luhmann neutraiise
les structures du monde vécu et
personnahté, société et culture
l'observation et la description
" ibid., p.359.
le déshumanise,
au profit d'une
des actions et
il fait éclater les connexions internes entre
technicisation du monde vécu permettant
des expériences des systèmes dans leur
environnement, indépendamment de la validation langagière et aïtique de ces dernières par
l'agir communicationnel. Cette technicisation du monde vécu, qui abstrait les systèmes de ce
dernier, s'oppose à une autocompréhension de soi élargie a l'intérieur même de la pratique
communicationnelle dans le monde vécu. La techné et la phronesis aristotéliciennes, sur
lesquelles Gadamer insiste dans son herméneutique philosophique, sont reproduites dans cette
opposition entre Luhmann et Habermas. Habermas nous dit:
a ... a a concern for humanie D that aIso cannot manaae without this concretism of the whole and his Dam; 1 am talking about the a concern » Co conceptuafize modem society in such a way that possibility of distantiatin~ itself fiom itself as a whole and of working out its perceptions of crisis within the hîgher-level commuiucation process of the public sohere is not already negaxiveiy prejudiced by the choice of basic concepts. Naturally, the construct of a public s ~ h e r e that could fiilfil1 this fbnction has no olace once communicative action and the intersubiectivelv shared lifeworld slip between svstem tvWs that, as in the case of the psychic and the social sytems, constitutes environments for one another and have o n l ~ extemal relationshi~s to one another ».&
a Avec les nouvelles oraanisations, des points de vue systémiques prennent forme : i partir d'eux, le monde vécu est pcrcu à distance, comme élément d'un monde ambiant quelconque du système. Les organisations acquiérent une autonomie en opérant une délimitation contre les structures du monde vécu. délimitation qui neutralise ces derniéres, les organisations deviennent ainsi mcn'fferenles Dar définition envers la cuiture. la société et la personnalité. Luhmann décrit ces effets comme une cc déshumanisation de la société B. La réalité sociale semble globalement se réduire a une réalité orgênisarionnelle obiectivée, débarrassée d'obliaations normatives. En fait, (c déshumanisation n sismifie seulement la dissociation rendue ~ossible m2ce aux médiums régulateurs. entre domaines de l'action formellement organisés et monde vécu, elle ne signifie pas seulement une déuersonnaiisation, au sens d'une séparation entre systèmes d'actions organisés et m a u r e s de la personnalité; bien au contraire, on peut montrer une neutralisation analope dans les deux autres cornposames du monde vécu n.4J
(( Luhmann parle (...) d'une technicisafion du monde vécu : il veut signifier par-la (( qu'on évacue les processus d'expérience et d'action producteurs de sens, hors de la reprise, de la formulation et de l'explication communicationnelle de tous les traits de sens impliqués dans le contexte du monde vécu de I'actïon orientée vers I'intercomprehension.. . w ». 46
L'anti-humanisme de Luhmann s'objecte contre cette tendance constante de la
tradition humaniste a faire de l'individu un élément constitutif et dépendant de la société.
Selon Luhmann, le degré élevé de différenciation des sociétés modernes ne permet plus de
subsumer le sujet dans l'ordre social normatif:
- - - - --
a ibid., p.378. "' Op. cit., HABERMAS, 1987, 4 p.338-339. 56 ibid., p.289.
« The theme of hurnan beings and their relationship to social order has a long tradition (...). This tradition continues to live on in « humanistic » concepts of n o m and values. Because we want to dissociate ourseIves fiom this, we must determine exactly where we break away 6om it. if a tradition incapable of continuing - and we believe this happens wherever there is a radical change in social struçture - one must dari@ difference to End possibilities of translation.
ï h e point of difference is t b t for the humanistic tradition human beinrrs stand within the sociai order and not outside it. The human beinsj cowrts as a permanent Dart of the socid order. as an element of society itself. Hunan beings were called « individuais N because they were the ultimate, indivisible elements of society. It was impossible to conceive the sou1 and the body separate and then to dismantle them tùrther. Such a dissolution would have destroyed what the human being was in and for Society. Accordingly, the human b e i n ~ not onlv was view as dependent on social order (which no one will dispute), but was also integreted as bound to a conduct of life within socierv. The form of human existence wuld be realized onlv within socicty. (...) Human perfection was tmis designeci for social rdization.. D."
Considérer le sujet comme étant extérieur a la société, comme étant un système
psychique dans l'environnement des systèmes sociau.., c'est ne reconnaître de commun aux
deux types de systèmes que leur caractère auto-référentiel, c'est également faire de la
communication une option, une sélection d'information et d'expression (un acte locutoire et
un acte illocutoire dirait Habermas) dans un horizon de significations (dans un
environnement) toujours en vue d'une auto-reproduction. La possibilité d'une entente
langagière entre sujets, constitutive d'un « vivre ensemble », est remplacée par Luhmann par
un enviromement contingent de systèmes psychiques et sociaux auto-référentiels, un monde
vécu dans lequel règne l'auto-référence de systèmes de sens interprétant le monde selon un
schématisme propre à chaque système. Selon Lulunann, parler d'une subjectivité
transcendantale constituant le sens d'un monde vécu intersubjectif n'est pas approprié. Même
que Luhrnann propose de rejeter la « terminologie du sujet » et de parler plutôt de systèmes de
sens auto-référentiels. Selon lui, désigner un système psychique ou un système social par
l'expression « sujet » ou « intersubjectivité », parler d'une « subjectivité transcendantale 1)
constituant le monde vécu et ses objets, ce n'est en fait que parler chaque fois des sélections
d'informations et des interpénétrations (dans la cornunication) réalisées par des systèmes
psychiques ou sociaux au cours d'une durée de vie
référentielles (d' interprétations) de l'environnement,
le temps, s'accumulant et finissant par se sédimenter
nomme « sujet » (ou « intersubjectivité », « unité
et sur le base de schématisations auto-
des interpénétrations se succédant dans
en structures relativement stables qu'on
intersubjective »). Selon Husserl, la
47 Op. cit., LUHMANN, 1995, p.210-21 1 .
conscience phénoménologique est le sujet du monde vécu, mais chez Luhmann, cette
conscience égologique et synthetisante perd sa substantialité et sa primordial ité fondationnelle
et les systèmes de communication, tout autant que les systèmes psychiques, sont considérés
comme schématisations auto-référentielles d'un monde lui aussi auto-référentiel (l'isomorphie
entre Ie langage et le monde, chez le premier Wittgenstein):
-..the insisht that psychic systems are also self-referentid systems is maintained (...). if one accepts txs, then gne has dreadv re-iected the ?remises that consciousness is the subiect of the world. The duplication of empirical / transcendeml Gcts of consciousness becornes superfluous. If one wishes to main a subject » terminoiogy, one can still say : consciousness is the subiect of the world alonpide which there are other kinds of subiects, above al1 social systcms. Or that psycbic and social -stems are the subiects of the world. Or that meaninfil self-reference is the subiect of the wodd. Or thsrt the worid is a condate of meanina. in every case, such assertions burst open the clear Cartesian difference between subject and object. It is superfiuous to try to understand the concept of the subject 6om the viewpoint of this difference (. . .). The seIf-referentid-subjed and the self-referentiai-obiect are conceived isomophicall~ (...). And isn't the concept of self-reference. then. al1 that is needed? »".
<< ...! he subiect is sub-iect » (...) onlv for the bioara~tücailv uniaue constellation of desigations and realizations that bina- schematisms have held own. It owes its possibility to this featwe, not to itself. If one accepts thiq one can see that subîectivity is nothin~ more than the formulation for a result of inteqenetration. Uni-eness and fbndamentalitv are not figures for grounding a history, but rather its end uroducts. emissions and cristaIlkations of interpenetration that are then to be r e i n t r o d d into interpenetration B.''^
Bien sûr, Habermas s'insurge contre cette insistance de Luhmann sur l'auto-référence
et l'auto-reproduction de systèmes de sens et y voit une réappropriation de la philosophie du
sujet monologique ne tenant pas compte du caractère langagier, orienté vers l'entente, d'un
monde vécu intenubjectif partagé en totalité par des sujets parlant et agissant. Même si
Luhmann dit rejeter la a terminologie du sujet », Habermas identifie chez lui une emphase sur
la relation du sujet au monde, du système à l'environnement, qui isole le sujet de
l'intersubjectivité langagière et commwiicationnelle, c'est-a-dire consensuelle, orientée
idéalement vers l'entente universelle, cette deraiére étant l'aiguillon de la raison immanente à
chaque acte de discours. Nous en avons déjà parlé longuement. Il y voit également, et c'est
là-dessus que j'aimemis maintenant insister, l'accompagnement d'une philosophie du sujet
par un perspectivisme radical se basant sur la critique nietzchéenne de la Raison. Tout au
long du mémoire, nous avons insisté sur le perspectivisme de la théorie des systèmes de
- - - -- -
J8 iüid., p.438-439. J9 Ibid., p.234.
Luhrnann, et selon Habermas, ce perspectivisme est e m p m é à la philosophie de la vie de
Nietzsche. À la rationalité comunicationnelle inscrite au coeur des actes de discours de
sujets souhaitant s'entendre sur la coordination de plans d'actions dans un monde vécu
commun, Luhrnann substitue la schématisation auto-référentielle et auto-reproductrice du
monde par des systèmes fonctionnels et reprend ainsi à son compte les idées de Nietzsche sur
le perspectivisme radical et fictiomelle d'une conscience qu'on nomme ainsi qu'en tant que
volonté de puissance devant communiquer pour s'auto-reproduire :
« On the one han4 Luhano's version of systems firnctiodism takes up the heritane of the ~hi foso~hv of the suùiect; it replaces the ~e~relating subject with a self-relating system- On the otber hand, it radicaiizes Nietzsche's critiaue of reason bv withdrawina anv kind of daim to reason alonp. with the relationshi~ to the totalitv of the lifeworld n5'.
« The fiction-cfeatinn ~roductivitv of a life-enhancine; self-maintenance bv subiects, for which the difference between tmth and ilIusion has Ion his meaning, reconc-tudized as the seIfimainteaance of a svstern that makes use of a meanin~i a self-maintenance that masters the com~lexitv of the environment and increase its own complexity »."
« The difference fiom the environment maintaineci by the system itself is treated as ultixnate. Reason as specified in relation to being, thou t, or proposition & revlaced bv the selfahaucine self-maintenance of the wstem ».5 p
Lorsque Luhrnann nous dit que les systèmes sociaux s'auto-reproduisent dans la
comm unicahon, ce sont aussi les systèmes psychiques qui s'y reproduisent inévitablement.
La schématisation du moade vécu (et de ses systèmes) par la conscience présentée par
Luhmam comme système psychique, et la nécessité de communiquer, manifestée par la
formation de systèmes sociaux autopoietiques sans rationalité communicatio~elle interne
nécessaire, ceci pour assurer la continuité du système psychique (et, par conséquent, des
systèmes de communication auxquels il participe), voila ce qui chez Nietzsche est interprété
comme étant la production de fictions régulatrices du monde des phénomènes par une
conscience qui ne se cristallise en conscience que par l'accumulation des communications
nécessaires à la survie et auxquelles elle participe, par une conscience qui est en fait, à sa
- - .- - - -- -
50 Op. cif ., HABERMAS, 1987. p.353-354. '' ibid., p421. '' Ibid.. p.372.
source, une force vitale infiniment personnelle et unilatéralement perspectiviste, précédant ce
qu'on nomme la conscience, qui est sans rationalité interne, qui interprète authentiquement la
multiplicité des phénomènes du monde, ce mat!lstrom de sensations dans lequel un ordre
fictionne1 est créé. Voici, pour terminer, quelques extraits des ouvrages de Nietzsche intitulés
Le gai savoir et La volonté de ~uissance, des extraits dans lesquels des convergences entre les
pensées de Nietzsche et de Luhmann peuvent être identifiées:
« Le problème de la conscience (ou plus exactement : du fiiit de devenir conscient) ne se p h t e à nous que lorsque . a m cornmenpus A comprendre en qucllc mesure mus pounions nous passer de la conscience (...). A quoi bon la conscience si, pour tout ce qui est essentiel, elIe est supaflue? Si I'oa veut bien éwuîer ma répmse a cette question et les bypothéses, pcut4h-e e?~~cssivcs sur iesqdies clle repose, je dirais que f i m i - la fi ënc en r a D m avec la /aculte de communication d'un homme (..-), et cmc faculk eue-&me fonction de la necessirP de communitper (...). Si cette observation est juste. je peux aller plus loin ct supposer que k conscience ne s èsr dYveIo~-pie aue sous Iu pression du besoin de communiauer, que, de prime aborh & ne fût nécessaire et utile m e dans les razmorts d'homme à homme (...) el. qu'elle ne s'est dévcloobçe m'en fonction de son derué d'utilitk. La conscience n'est en somme qu'un réseau de communic3uon d'homme à homme, ce n'cst que comme telle qu'elle a été forcée de se &veIopper (...). (...) I'hommc. comme tout être vivant, pense sans cesse mais ne le sait pas: la pensée qui devient consciente n'en est que la plus petne partie (...) c'est cette cessée consciente seulement aui s 'efeme en paroles. c 'est-à-àire en simes de communicarion. w auoi l'oritziac même de L3 conscience x révèle En un mot. le développement du langage et le développement de la conscience (non & la raison mais seulement de la nison qui devient consciente d'elle-même) se donnent la main (...) Mon idée esS on le voit, que conscience ne fait vas mmrcmcnt ~artie de I'&tcnce individuclle de Iriomrne. mais ~Iutôt de ce aui a ~ o d e n t chez lui 6 la nature de !a communauté (...); que, par conséquent. la conscience n'est diveloo&g d'une facon subule cnie bar nmm à son utilité wur la communauté (...). Tous nos adcs sont au fond incomparablement personnels. uniaues. immensément personnels. il n'v a a cela aucun doute; mais dés que nous les ~anscrivons dans la conscience. ils ne le uaraissent plus ... Voilà Ic véritable phénoménalisme. le véritabk m a i ~ ~ s m e tel aue ie I'mtends (...) n.s3
K il n'y a ni « esprit n. ni raison ni pensée, ni conscience. ni âme. ni voionté- ni vérité : ce ne sont là que des fictions inutilisables. ll ne s'ai& pas de a sujet et d'objet D, mais d'une certaine &e animale qui ne prospére que sous l'empire d'une justesse relative de ses ercqtions, et avant tout avec la réatrlaton de celles-ci (en sone qu'elle est a même de
LpitaIiser des expériences) ... nP4 Non point comaitre, mais schématiser, imposer au chaos assez de régularité et de
formes pour satisfaire notre besoin oratiaue Le m o d e imapjmire du suiet. de la substance. de la « raison », etc.. est nécessaire -
il y a en nous une puissance ordonnatrice, simplificatrice qui falsifie et sépare anificiellement. (( Vénté D c'est la volorné de se rendre maître de la multi~licite des sensations - s d e r les phénomènes sur des catelgorïes déterminées ».%
La communication est nécessaire : pour aue la communication soit possible. il faut sue quelque chose soit tke. sim~lifié. précisable (...) M."
Parménide a dit : <c L'esprit ne peut pas concevoir le néant. » - Nous nous trouvons à l'autre extrémité et nous disons : Ce qui eut être concu est nécessairement une fiction. D »."
53 NIETZSCHE, Friedrich, * savoir, Paris, Librairie Généraie Française, 1993, p. 364-365-366-367. '.' NiETZSCW Friedrich, %Ionte de Paris, Triden& 1989, p.214.
Ibid., p.216- ' 6 Ibid., p.217. 57 Tbid., p2 18- 58 ibid., p.219.
a (...) la nécessité d'apprêter, a notre usage, un rnonde où rtorre existence serait rendue possible : nous créons ainsi un monde qui est détermiaable, simplifié, compréhensible pour nous »."
a (...) on a compris que le « sujet n n'est Das auetque chose aui aHtt mais seulement une fiction (.. .) ».60
G Fiction d'un m& qui corresponde a nos désirs (...). a Volonté du vrai D, sur ce degré c'est essentieilemem t'art de l'intmrétation (...). La même espke d'hommes, d'un degré plus pmme encore, n'étant plus en possession & la force d'interpréter. de créer des fictions, constitue le nihiliste x6'
CONCLUSION
Si on replace le perspectivisme techniciste de la théorie des systèmes de Luhmann et
l'humanisme dialectique, normatif et critique de la théorie de l'agir communicationnel de
Habermas en relation avec la phénoménologie husserbeme du monde vécu intersubjectif,
quelles conclusions pouvons-nous maintenant tirer concernant tes réappropriations des idées
de Husserl par les deux sociologues a l'étude? Les unités intersubjectives identifiées par
Husserl constituent-elles des perspectives irréconciliables telles des fictions auto-
référentielles, ou peuvent-elles fusionner par un processus dialectique et langagier tout en
préservant leurs particularités, celles-ci n'étant alors que des moments d'un consensus élargi?
Il est maintenant clair que la théorie des systèmes de Niklas Luhmann s'inspire
grandement de la phénoménologie husserlienne. Le système, inscrit dans un environnement
qu'il codifie, ayant ses propres actions et expériences passées et des capacités planificatrices,
étant capable d'interpénétration avec les systèmes environnants dans un environnement dans
lequel il est saisi lui aussi comme système environnant par d'autres systèmes, ce système tient
la place de la conscience égologique et temporelle dont les prestations synthétisarites
constituent le rnonde dans lequel il se trouve et dans lequel il rencontre d'autres consciences,
elles aussi constituant le monde et envers lesquelles l'empathie est possible. Par contre, la
communauté universelle des monades envisagée par Husserl, le monde-de-la-vie unique dans
lequel les unités intersubjectives et leurs mondes téléologiques et pratiques ne sont que des
59 ibid., p.221. 60 ibid., p.222. '' ibid., p.228.
ambiances, cette communauté universelle des monades, selon Luhmann, n'est pas
récondiable avec elle-même et inclut en elle des unités intersubjectives ou des systèmes dont
les perspectives sont auto-référentielles, différentes et fictionnelles. Il n'y a pas de raison
universelle inhérente à ces perspectives systémiques sur le monde vécu, sur la sociéte. De
plus, Luhmann nous rappelle que l'expérience empathique des vécus de conscience de l'autre
(de sa perspective sur le monde) repose toujours sur une perspective ou un schématisme
préalable du système psychique ou du système social qui fat cette expérience et qui interprète
toujours la perspective d'autnll selon son propre code, selon sa propre différence, et qu'en fait
cette unité intersubjective n'est pas symétrique. Husserl disait que cette aspétricité peut être
éliminée par correction réciproque entre les consciences en expérience l'une de l'autre.
Gadamer dirait ici que les préjugés de l'interprète lui provenant de sa situation herméneutique
sont mis a l'épreuve, et corrigés si nécessaire, avec ceux provenant de l'horizon de l'altérité
rencontrée. Mais Luhmann, contrairement à Husserl et Gadamer (et Hegel), contrairement
aussi a Habermas qui insiste sur la visée vers le consensus entre les perspectives historiques et
socio-culîurelles particulières, refuse de parler de la possibilité d'un dépassement dialectique
de la perspective systémique vers une conscience du mon.& universelle, de la possibilité
d'une empathie symétrique, donc d'une intercompréhension et d'une identité totales.
Luhmann rejoint Gadamer (cette fois), Nietzsche et Heidegger en rappelant que chaque
conscience du monde est incrustrée dans une perspective différenciée (fictionnelle), disons
avec Gadarner : « dans une situation herméneutique », ou avec Heidegger: «dans la
factudité ».
Habermas, quant à lui, oriente sa théorie vers la projection d'un idéal d'unité des
différents mondes vécus des multiples acteurs sociaux, la projection d'un centre situationnel
considéré comme point de départ d'une possibilité d'entente sur un monde vécu intersubjectif
commun, d'une fusion des horizons dans une méta-perspective consensuelle dans le cadre
d'une éthique communicationnelie et normative fortement influencée par le déoatologisme de
Kant et par la dialectique positive de Hegel. L'impératif catégorique kantien proposant d'agir
envers autrui comme si la maxime orientant mes actions devait être érigée en loi morale
universelle pourrait être traduit en termes habermassiens de cette façon : (< agis comme si à
chaque fois les prétentions a la validité que tu élèves dans ton acte de langage (ou ton action
tout court) devaient toujours être soumis par tes interlocuteurs à la discussion critique visant
le consensus ». Et même si Habermas qualifie sa théorie comme étant pst-hégélienne, c'est-
à-dire sans prétention au Savoir absolu, et dans son cas ayant pris le tournant linguistique, son
concept d'agir comrnunicatio~el s'inscrit tout de même directement dans le courant de la
pensée dialectique positive de Platon, de Hegel et de Gadamer (ce dernier se séparant lui aussi
du concept hégélien d'Absolu », malgré son insistance sur l'entente, la réconciliation, le
dépassement dialectique). On peut donc affirmer que Habermas, tout en insistant sur l'agir
téléologique de sujets individuels ou collectifs utilisant les moyens les plus efficaces pour
atteindre des objectifsi. souligne la nécessité de mettre en pratique une éthique
communicationnelle par laquelle les sujets pourront s'entendre sur la coordination non
violente de leurs plans d'actions en établissant des définitions consensuelles des situations
d'actions dans lesquelles ils se trouvent et en puisant dans les ressources d'un monde vdcu
partagé et non biaisé idéologiquement. On pourrait dire de l'approche théorique du monde
vécu intersubjectif par Habermas qu'elle est une A@Iürung ou une émancipation
communicatio~eile. La rationalité et la visée d'intercompréhension inhérentes à chaque acte
de discours sont le fondement sur lequel construire une co-habitation pacifique et une
collaboration intersubjective universelle dans un monde défki en commun. La possibilité
d'une communauté des monades universelle dont les perspectives fusionneraient, dont les
ambiances particulières ne seraient que les couches antérieures de la constitution d'un monde
vécu commun, cette possibilité est l'aiguillon motivant la mise en pratique et l'établissement
de sphères publiques ouvertes a la discussion et à l'entente.
11 semble bien que l'intérêt du chercheur, de l'interprète des sciences sociales, y est
pour beaucoup si l'on souhaite répondre a la question posée, celle de savoir si le
perspectivisme radical règne dans le monde vécu ou si plutôt l'anticipation de la totalité
ouvrant la voie à l'agir communicationne1 et au consensus sans limite est raisonnable. Celui
qui s'intéresse davantage aux conflits sociaux, aux motivations et intérêts des opposants, aus
processus de diflérenciation et d'interpénétration entre des systèmes sociaux de taille et de
pouvoir d'action différents, favorisera probablement l'approche descriptive,
phénoménologique et écocenirique (ou biocentrïque) de la théone des systèmes de Niklas
Luhmann, lui permettant d'axer ses recherches sur l'auto-référence et le schématisme des
systèmes. II nous dira probablement que des pmpectives irréconciliables animeront toujours
la dynamique des sociétés et que celle-ci permet leur développement incessant et le
déroulement de l'histoire et de l'évolution. Par contre, celui qui désire accompagner son
intérêt descriptif envers les sociétés contemporaines de considérations émancipatrices,
critiques et pratiques, orientées vers le «mieux vivre » des hommes et des femmes et vers
l'entente et la coliaboration pacifiques entre ceux-ci, s'adonnera mieux avec la théorie
humaniste (anthropocentrique) de l'agir communicatiomel de Habermas et nous dira
probablement que t'idéal d'une communauté universelle cornmuaicationnelle et pacifiée est
souhaitable et réalisable-
Dans le cadre de ce mémoire théorique sur le concept de « monde vécu intersubjectif »
dans la théorie des systèmes de Niklas Luhmam et dans la théorie de l'agir cornmunicationnel
de Jürgen Habermas, mon objectif était de présenter les divergences d'approche du concept
husserlien par les deux sociologues, et lem conséquences pour une compréhension des
sociétés contemporaines.
Pour ce faire, j'ai présenté d'abord ce que Edmund Husserl entend par « monde vécu
intersubjectif » dans le cadre de sa philosophie phénoménologique. Nous avons vu ce que
signifie Ie retour vers les vécus de conscience temporels des sujets et vers les formations
d'unités intersubjectives rendues possibles par l'expérience empathique, des vécus de
consciences intersubjectivement partagés et constituant le sens qu'a pour les sujets un monde
objectif commun, mais toujours perçu à partir de perspectives spatio-temporelles particulières
potentiellement conciliables entre elles à l'intérieur d'une communauté universelle des
monades. Nous avons souligné l'importance centrale des relations entre, d'une put, les unités
intersubjectives particulières, considérées comme ambiances d'un monde vécu commun, et
d'autre part, la communauté universelle des monades vers laquelle les unités intersubjectives
tendent comme vers une perspective unique partagée universellement, vers laquelle les unités
intersubjectives dépassent les particularismes de leun perspectives, I'importance de ces
relations « unités intersubjectives / communauté universelle », considérées comme
constitutions intersubjectives du monde vécu, dans la polémique entre les approches
~uhmanieme et habermassienne de ce dernier.
Nous avons ensuite présenté la théorie des systèmes et la théorie de l'agir
communicationnel individuellement, question de se donner une base sur laquelle poser la
présentation des divergences entre les deux théones dans leun réappropriations du concept de
monde vécu intersubjectif ». Dans cette présentation des divergences entre Luhmann et
Habermas, nous avons souligné les aspects perspectiviste, techniciste et descriptif de la
théorie de Luhmann et son orientation vers la différence et l'auto-référence, ainsi que les
aspects humaniste, dialectique, critique, normatif et pratique de la théorie de Habermas et son
orientation vers l'identité et la k i o n des perspectives et le consensus, une présentation des
divergences facilitée par la comparaison entre les trois modèles imageant le monde vécu
intersubjectif tel qu'envisagé dans la phénoménologie de Husserl, dans la théorie systémique
de Niklas Luhmann et dans la théorie de l'agir cornmunicationnel de Jürgen Habermas.
Une étude plus approfondie du thème de ce mémoire nous aurait permis d'analyser la
contribution de Ia sociologie phénoménologique d7Alfied Schütz aux théories des systèmes et
de l'agir comrnunicatiomel. Schütz s'est penché longuement sur la question du monde vécu
et de son intersubjectivité, une intersubjectivité sur laquelle Husserl n'a pas suffisamment
insisté selon lui, une problématique que Husserl aurait laissée ouverte et non résolue. J'ai
signalé à quelques reprises I'importance des travaux de Ham-Georg Gadamer dans mon texte.
L'herméneutique philosophique de Gadamer aurait pu constituer une ressource théorique
considérable et pertinente pour le développement de ce mémoire, Gadamer s'étant intéressé à
1' historicité de 1' horizon de significations d' une situation herméneutique particulière et
relative, à son inscription dans une histoire effective de l'action. Des convergences sont
identifiables entre, d'une part, l'auto-référence du système dans la théorie de Luhmann et les
préjugés qui constituent la situation herméneutique relative de tout interprète, et d'autre part,
l'insistance de Gadarner sur l'entente langagière comme fusion des horizons et l'orientation
consensuelle de l'agir cornmunicationnel présentée par Habermas. Les contributions des
dialectiques hégélienne et fichtéeme à ces interrelations entre Luhmana, Habermas et
Gadamer auraient été également très pertinente. Nous aurions pu également évaluer les
relations théoriques de la didectique négative de T h d o r Adorno et son insistance sur la
double médiation et l'asymétrie inevitabIe entre le sujet et son objet, ainsi que sur la
communication du différent, les relations de cette dialectique négative avec l'insistance de
Habermas sur le consensus et l'identité des perspectives, ainsi que les relations entre cette
dialectique négative et le concept d'auto-référence chez Luhmaful. Nous aurions pu nous
pencher aussi sur les liens théoriques entre, d'une part, le solipsisme du premier Wittgenstein
et le concept d'auto-référence dans la théorie de Luhrnann, et d'autre part, entre la critique du
solipsisme par le second Wittgenstein et la théorie de I'agir communicationnelle de
Habermas. Il aurait été aussi intéressant d'identifier les divergences entre la critique de
l'idéologie chez Habexmas et celle que propose Luhmann envers l'auto-référence productrice
de justifications idéologiques, une auto-référence soit tautologique, lorqu'elle se décrit par la
formule « le système est ce qu'il est N (A=& idéologie conservatrice), ou une auto-référerxe
paradode, lorsqu'elle se décrit par la formule (< le système est ce qu'il n'est pas » (A= non
A, idéologie révolutionnaire, progressiste, axée vers le changement). Une étude des
conséquences éthiques et politiques des deux approches théoriques du monde vécu
intersubjectif que nous avons étudiées serait aussi très pertinente. Ces pistes de recherches
éventuelles seront peut-être les thèmes d'études ultérieures.
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