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L'assassinat de Scipion Emilien PAR

M A R C E L R E N A R D

O n devine par le titre d o n n é à cet te é tude que nous ne sous­cr ivons p a s a u x conclusions de M. Jér . Carcopino sur la mort d e Scipion Emi l ien (I). M. Ca rcop ino s 'est p rononcé en faveur d ' u n e mor t pu remen t accidentel le . Nous adop tons au contraire la version du cr ime.

O n connaît les c i rconstances dans lesquelles se produisi t la m o r t d u second Af r i ca in . 11 avai t entrepr is de dé f end re les inté­rêts de ceux que lésait l ' app l ica t ion de la loi s empron i enne (2) contra i re , selon lui, aux trai tés conclus avec les alliés (3). Il obt in t que fût en levée aux t r iumvirs la juridiction des procès re la t i fs à la répar t i t ion de l'ager publicus (4).

Non content de ce résultat , Emi l ien , engagea de nouveaux déba ts . L a p remiè re journée lui fu t favorable : une foule nom­breuse composée de sénateurs , de gens d u peupile, d 'a l l iés et de La t ins le reconduisi t chez lui (5). A p r è s quoi, il se retira dans sa c h a m b r e pour p répare r son discours du ^lendemain (6), mais, le ma t in , on le t rouva mor t sur sa couche (7).

(1) Autour des Grecques (Paris, Les Belles Lettres, 1928), pp. 83-123. (2) APPIEN, B. C , I, 19.

(3) SCHOL. BOB., ad Mil., VII , 16 (éd. Hildebrandt, p. 72) : ...cum Latinorum causam socieiatis jure contra C. Gracchum triamvirum eiasque collegas perseveranter defensurus esset, ne ager ipsorum divideretar...

(4) APPIEN, B . C , I, 19.

(5) ClC, de am., III, 12: domum reductus ad Vesperurrt est a patribus conscriptis, populo Rorrtano, sociis et Latinis,

(6) APPIEN, B. C , I, 2 0 : ô ï^K'.TI'UJV, Étnrspaç rotpa6f(j.î"'0s éauTiï) S i X t o v èç ïjv

vUKTÔc è'fiEXXE Ypiqjsiv x i ),ex1l">t^^''* iSi STÎjioi...

(7) T . - L . , Per., 59 : mortuus in cubiculo inventas est; VAL. Max. IV , 1, 12; J e Sir. illustr., 58 , 9 ; OROSE, V , 10, 9 ; APPJEN, B. C. I, 2 0 .

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L'an t iqu i té a admis le suicide, l 'assassinat ou l ' acc ident natu­rel. Il n ' y avai t guère d ' au t r e explication possible . . .

De ces d i f férentes versions, M. Carcopino repousse les deux premières pour admet t re la dernière. Il démont re d ' u n e façon pé rempto i re (I) que la version du suicide dont font ment ion A p p i e n (2) et P lu ta rque (3) doit ê t re é l iminée en raison de son appar i t ion tardive et de son inconséquence. P lu ta rque ne donne a u c u n e ra i son de ce p r é t endu suicide. Selon les par t i sans de cet te version, dit A p p i e n , Scipion se serait donné ia mort parce qu ' i l n e p>ouvait tenir ses promesses . Mais cette a l légat ion est toute gratui te ; c o m m e le fait r emarque r M. Carcopino, « on en cherche­rait va inement , d a n s nos documents , le plus mince indice (4) ». De plus, Scipion n ' ava i t aucune raison de se donner la mort : il venait de rempor ter u n succès et il était b ien décidé à pour­suivre la lutte contre C. Gracchus puisqu ' i l se ret ira dans sa c h a m b r e pour se p répare r aux débats d u l endemain .

Mais l ' a rgumenta t ion p a r laquelle l 'érudit historien f rançais a essayé d ' éca r t e r la version de l 'assassinat ne nous a p a s con­vaincu .

Disons tout d e suite que nous ne sommes pas de ceux qui expl iquent toutes les mor ts obscures de l 'histoire p a ï le poignard ou le poison. Pour tan t , e n ce qui concerne Scipion Emil ien, nous c royons à u n meur t re poli t ique.

M. Carcopino reconnaî t que a la version du c r ime s ' appu ie sur des données qui ne laissent pas à première vue d ' impres ­sionner » (5). Nous nous ef forcerons de mont re r que ces données sont les p lus vra i semblables et que, en définit ive, il f au t expli­quer par l 'assass inat la mort du second Af r i ca in .

• •

Le m o m e n t auquel Emi l ien disparut , étai t l ' un des plus gra­ves et des p lus t ragiques d e la lutte qui se livrait autour de la r é f o r m e . agra i re . Que lques années a u p a r a v a n t les optimates

(1) Op. cit., p. 89 sqq (2) B. c, I, 20. (3) Rom., X X V I I , 8. (4) Op. cit., p. 89. (5) Op. cit., p. 91.

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avaient t r i omphé e n supp r iman t C. Greicchus. Les populares avaient c ependan t cont inué la ilutte^ la loi agra i re avait é té mise e n appl icat ion et les t r iumvirs ava ien t répar t i les terres d e l 'ager publions, con ten tan t les uns, ind ignan t les autres .

C'est alors q u e Scipion Emi l ien se leva pour enrayer l 'act ion des tr iumvirs . Il parvint , nous l ' avons dit , à leur en lever une par t ie d e leurs attributions. Mais la bata i l le autour de la lex Sempronia con t inua et dans ce t te journée de ma i 129, qui devait être la dernière de la vie de Scipion, les adversa i res se livrèrent un terrible comba t . E n m ê m e temps qu ' i l faisai t une profession de foi patr iot ique, Emi l ien déclara connaî t re les menaces dont il était l 'ob je t et savoir que sa vie étai t e n d a n g e r (1). L a répli­que de M. Fulvius F laccus fu t très violente (2) ; C . Gracchus et les gens de son part i a l lèrent m ê m e j u s q u ' à crier qu ' i l fallait me t t r e à mor t le tyran (3). (( C 'es t avec ra ison, leur répondit Scipion, que les ennemis d e la pa t r ie veulent m a mor t , car R o m e ne peut tomber tant que Scipion est debout et Scipion ne peu t vivre si R o m e succombe » (4).

Devan t le succès d ' E m i l l e n les populares fu ren t aux abois. L ' a t t a q u e était redoutab le et l ' heure s ' annonça i t grave. C . Grac­chus voyait la r é fo rme agra i re sur le point d ' échouer . E n était-ce fait de toute sa poli t ique et les populares al laient-i ls recevoir un n o u v e a u coup ? Tel le était la quest ion que l ' on devait se poser à la f in de cette journée. L a r éponse était remise a u lendemain , ma i s elle n ' é ta i t guère douteuse .

E n ces circonstances, les par t i sans de la r é fo rme agraire déci­dèrent de f r a p p e r Emi l ien : c ' é ta i t le seul m o y e n qu' i ls eussent à leur disposi t ion pour l ' e m p ê c h e r d e t r iompher le lendemain . Il était d 'a i l leurs leur e n n e m i depuis long temps . Lors du siège

(1) OROSE, V , 10, 9: P. Scipionem Africanum priiie pro contione de periculo saluiis suae contestatum, qaod sibi pro patria laboranti ab improbis et ingratis Jenmtiari cognovis$ei, alio mane exanimem in cubicalo suo reperlum...

(2) PLUT., C. Gr., X , 4.. . Kâ! XTJV fj|j.^pav ÉKEtvriv STTI TO5 piîu.aTo? Tô) SKTI-IUVI

(3) PLUT., Apopht. Scip min., XXIII:Tiôv bs T:-{I\ tb-i Viiov goojvTUJV Krereai Tov TÙpavvov...

(4) PLUT. , Apopht. Scip. min., XXlll , EtKOTiut;, sl-cv, ol TT) •;:aTpibi iroXefioûvTEç, ip-è lîoôXsvTai irpoxveXe'îv, où yip oto'v i:s T r]V 'Piôu.T)V UcOî'îv SKTjn'uJVo; ÉJTOSTO?,

âibè 1T|V SKTli'ujva "zrii 'Vwfirii TîEOOÛCTTIç.

d e N u m a n c e , il avai t cité, e n a p p r e n a n t la mort d e T ib . Grac -chuB (1), le vers de l 'Odyssée : "Qs âTto'Xo

péloi ( 2 ) .

D a n s la suite il s ' opposa encore à la rogatio de tribunis reficiendis proposée pa r Ca rbon . E t c o m m e celui-ci lui deman­dai t ce qu ' i l pensai t d e la f in de T i b . Gracchus , il répondi t qu ' i l ava i t méri té la mort s ' i l avait voulu s ' empa re r de la républ ique. Ces paroles suscitèrent un m o u v e m e n t de réprobat ion d a n s l ' assemblée , ma i s Scipion rép l iqua qu' i l ne craignai t pas , lui qui avait en t endu les cris des a rmées ennemies , les c lameurs de ceux pour qui l ' I tal ie n 'é ta i t q u ' u n e marâ t re (3). L a réponse de Scipion à l ' in terrogat ion de Ca rbon était habi le , mais elle devai t n é a n m o i n s lui attirer la ha ine d u part i des Gracques . V a inqueur de Ca r thage e t de N u m a n c e , son inf luence était g rande , c o m m e l ' ind ique le n o m b r e des par t i sans qui le r ame­nèren t chez lui. Mais à C. Gracchus étaient acquis tous ceux que favorisait la lex Sempronia.

A la nouvel le de la mort de Scipion, l 'opinion u n a n i m e des con tempora ins fut qu ' i l avai t été assassiné (4). P o u r les gens de l ' époque , le meur t r e s 'expl iquai t natiu-ellement pa r les événe­m e n t s de la veil le; il e n était ime conséquence logique. Metellus Macedonicus qui pour tan t avai t e u des démêlés avec Emil ien, s ' é l ança hors de chez lui e n criant que Scipion avait été assas­siné dans sa d e m e u r e et que sa mor t laissait R o m e sans défense . L e l endemain , lors des funérai l les , il cha rgea ses fils de porter sur leurs épau les le lit f u n è b r e sur lequel reposait Emil ien, a jou­t an t que j amai s ils n e rendra ien t cet honneur à u n h o m m e de p lus d e valeur (5). Devan t le c r ime commis p a r le par t i des r é fo rmateurs qu ' i l haïssai t , Metel lus apportai t ainsi un hom­m a g e au g rand h o m m e qu ' i l vénérai t b ien qu ' i l f û t brouillé avec lui .

Emi l ien suppr imé , les t r iumvirs étaient de nouveau les maî ­t r e s ; ils t r iomphaien t , à la joie de ceux que favorisait la loi

(1) PLUT., Tib. Gr.. X X I . 3 .

(2) OJ.. I, 47. (3) C i c , de or., II, 25, 106; Pro Mil.. III, 8 ; T.-L. , Per., 59; VELL., Il, 4, 4 ;

PLUT., T. Gr., X X I , 4 ; de oir. i l l . 5 8 , 8 .

(4) VAL. MAX., IV, 1, 12: interemptum Scipionem conclamari. (5) ID., ibid.

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sempron ienne . O n a m o r ç a bien une enquê te , m a i s aucune quaestio ne fut const i tuée (1). Les esclaves d ' E m i l i e n furent interrogés, ma i s tenus par la crainte , ils n 'osèren t r ien révéler (2).

Sept a n s p lus ta rd , lorsque le pouvoir de C. Graccht is faiblira, Livius Drusus remet t ra e n quest ion la mor t d e Scipion. E n 119, Licinius Crassus a t t aqua Carbon c o m m e assassin d ' E m i l i e n ; les esclaves d e celui-ci furent interrogés e t soumis à la torture. Libérés de la c ra in te qui les avait e m p ê c h é s d e par ler lors de l ' in terrogatoire de 129 et pour en finir p lus vite avec la souf­f rance , ils dirent la véri té, à savoir q u e Scipion avai t é té assas­s iné (3). Dix ans a p r è s la mor t d 'Emi l i en , c o m m e au matin d e l ' événemen t , on croyai t toujours qu ' i l avai t pér i p a r la violence.

Ce fu t aussi , dans la suite, l 'op in ion de P o m p é e (4). Tout aussi formel est le t émoignage de Cicéron en de n o m b r e u x en­droits de ses œuvres . U n e de ses lettres (5) et le de oratore (6) désignent m ê m e un assassin. Dans le Pro Milone, Cicéron rap­pelle que la mort violente d e Scipion fut un g rand deuil pour la ville (7). Ici, il oppose m ê m e la mort na ture l le à la mort violente de Scipion qu ' i l admet . D a n s le De Republica il fera déclarer au p remier Af r i ca in qu 'Emi l i en dev iendra le ma î t r e de la républ ique s'il é c h a p p e aux mains impies de ses p roches (8). A «on ami At t iccus , il écrit que cette nuit n ' e û t p a s é té si amère à Scipion si (( rien » ne l ' avai t t rompé (9). Il d i ra d e m ê m e dans le De natura deorum : <( Pourquoi les m u r s de sa m a i s o n n 'ont -ile pas p ro tégé l 'Af r i ca in » (10) et dans de jato il fe ra d e nou­veau al lusion à la mor t violente de Scipion (11).

(1) ClC, Pro Mil., VII, 16: Nam igitur alla quaestio de Africani moite lata est? cette nulla; T . - L . , Per., 5 9 ; V E L L . , II, 4 , 6 ; PLUT. , C . Gr., X , 4 .

(2) APPIEN, B. C , I, 2 0 .

(3) ID., ibid. (4) C i c , ad Quint, jt., II, 3, 3. (5) C I C , ad fam., I X , 2 1 , 3 .

(6) C I C , de or.. II. 4 0 , 1 7 0 .

(7) O c , Pro Mil, V I I , 16 .

(8) C I C , de rep., V I , 12 , 12 .

(9) Cic, ad Ait., X , 8 , 7 .

(10) CIC. de nat. deor., III, 32, 80. (11) O c , de fato, IX, 18.

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L e Pro Murena {1) nous fourni t encore un t émoignage des pylus conva incan ts . Cicéron y rappel le la laudatio junebris écrite pa r Lae l ius et p rononcée par Q . Fab ius Maximus aux funérai l ­les d 'Emi l i en . Max imus , dit Cicéron, « rendi t grâces a u x dieux immor te l s d ' avoi r fait naî tre de préférence cet h o m m e dans cet te républ ique ». Or cette phrase est presque textuel lement le débu t d u f r a g m e n t que le scholiaste de Bobbio nous a con­servé de l 'é loge f u n è b r e d 'Emi l i en . Cicéron connaissait donc le discours de Maximus et admettait la version du crime (2). C 'é ta i t aussi l 'opinson de T i t e - U v e ; nous le savons grâce à son épito-mateuT (3). P l ine l ' A n c i e n est du m ê m e avis lorsqu' i l regrette q u ' E m i l i e n , le va inqueur de Car thage et de N u m a n c e , n ' a i t p a s t rouvé u n vengeur (4). La version d u c r ime est encore admise p a r V a l è r e M a x i m e (5), l ' au teur d u de viris illustribus (6) et le scholiaste d e Bobbio (7). D ' au t r e par t , Vel le ius Pa terculus (8), A p p i e n (9) et P lu ta rque (10) signalent la version d u cr ime e n m ê m e t emps que les autres. A u c u n e de nos sources n e nie donc l ' a s sass ina t ; cer ta ins l ' admet t en t sans hési tat ion, d ' au t res le croient a u moins possible.

Les c i rconstances d e l ' événemen t et les t émoignages de l ' an ­tiquité conf i rment donc notre opinion : Scipion a é té assassiné.

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Mais nos sources n e s 'accordent pas sur la personnal i té d e l 'assass in ou des assassins d 'Emi l i en . Selon les unes , les cou­p a b l e s seraient C. Gracchus et M. Fulv ius F l a c c u s ; selon d ' a u ­tres, C. Papi r ius Ca rbon , selon d ' au t re s encore, Cornél ie et Sem-pronia .

(1) ClC, Pro Mur., X X X V I , 75. (2) Ceci condamnerait déjà la restitution conjecturale de ce discours par M. Car-

copino, op. cit., p. 115 sqq. Cf. infra, p. 251. (3) T . - L . , Per.. 5 9 .

(4) PLINE, N . H . , 4 3 (60) , 123 .

(5) VAL. MAX, Vl l I , 15„ 4. (6) De vir. m., 5 8 , 10.

(7) ScHOL. BOB., ad. Mil, VII, 16 (éd. Hildebrandt, p. 72). (8) V E L L . , II , 4 .

(9) APPIENJ B. C , I , 2 0 .

(10) PLUT., Rom., X X V I I , 8.

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Pour éclaircir ce point on a p r o c é d é jusqu'ici par ana lyse et pa r él iminat ion. Nous c royons que c 'es t là une erreur .

Lorsqu 'on r e m a r q u e que toutes les personnes incriminées compta ient pa rmi les adversa i res d 'Emi l i en ou leur touchaient de fort près, on e n arr ive à se d e m a n d e r si le meur t re du second Af r i ca in n ' a p a s été t r amé d e c o m m u n accord pa r eux tous ou par plusieurs d ' en t r e eux. C ' e s t à la suite de cette réf lexion que nous avons été poussé à f a i r e la recherche qui va suivre et à découvrir , du moins nous le pensons , comment fut déc idé et perpé t ré le meur t re d ' E m i l i e n .

Nous avons vu plus hau t c o m b i e n les discours d e M. Fulvius F laccus et de C. G r a c c h u s con t re Scipion avaient été violents. L ' A f r i c a i n lu i -même savait q u e l ' heure était grave et m ê m e dangereuse pour lui. L e p lus j e u n e des Gracques , h o m m e vio­lent et pass ionné , laissa é c h a p p e r , dans sa colère, le f o n d de sa pensée (I).

Que lques a n n é e s p lus t a rd , e n 122, lorsque le crédit d e C. Gracchus et de M. IFulvius F l a c c u s faiblira, M. Livius Drusus les a t taquera ; et p a r m i les accusa t ions portées contre e u x pax le neveu de Scipion, f igurera n o t a m m e n t celle d 'avoi r causé la mort d 'Emi l i en . C o m m e p reuve d e ses dires, il invoquera préci­sément les paroles des deux t r iumvirs dans la contio a u soir

d e laquelle Emil ien fu t assass iné (2). Ajou tons encore que Scipion était depuis longtemps dé j à l ' e n n e m i des ré formateurs . Son a t t i tude à la mort de T ibé r iu s G r a c c h u s le prouve. Dans la suite, Emil ien ayant besoin d e l ' a p p u i des optimales pour fa i re repousser la rogatio de tribunis rejiciendis ne pu t obtenir leur al l iance qu ' en les abso lvan t du meurtre de l ' a îné des Gracques (3).

P a r m i les accusés que n o u s avons cités, f igure un sinistre pe r sonnage ; C. Pap i r ius C a r b o n , h o m m e audacieux que n ' e f ­f rayaient pas les m o y e n s les p lus violents. C 'est le type de la mauva i se foi po l i t i que .Voyan t d ' a b o r d t r iompher C. Gracchus , il a d h é r a au part i des r é fo rma teu r s . E n 131, il présenta u n projet d e loi destiné à pe rmet t re le renouvel lement du m a n d a t des

(1) Pour M. Carcopino (op. cit., p. 95), les « excès de langage « des triumvirs c prouvent leur innocence n et si Emilien est mort dans un guet-apens, « ces francs adversaires n'en sont pas les auteurs. »

(2) PLUT., C. Gr . , X , 4 . (3) T.-L. , Per., 59.

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t r iumvirs . Mais ce projet suscita de l 'opposi t ion et l ' adversa i re que nous voyons se dresser devant Carbon est préc isément Soipion Emi l ien .

A t t a c h é à la for tune de C. G r a c c h u s et ennemi déclaré d u second Af r i ca in , Carbon a dû jouer u n rôle dcins le meurt re .

P a r m i les documents a f f i rman t l ' assass inat d 'Emi l i en , nous e n t rouvons qui accusent fo rmel lement Carbon . Cicéron, dans u n e lettre que nous avons citée, raconte que Pompée , u n jour qu ' i l était a t taqué , s 'écr ia « qu ' i l défendra i t mieux sa vie que n e l ' avai t fait l 'Af r ica in , assassiné p a r C. Carbon )) (1). Dains u n e autre lettre, Cicéron déclare à n o u v e a u que Carbon est soup­ç o n n é d ' avo i r assassiné Emi l ien (2) et c 'es t toujours Cicéron qtii pa r l an t de l ' ac t ion intentée à C a r b o n par Crassus, nous dit que c e dernier accusa Carbon d 'avoi r par t ic ipé au cr ime (3). Ces accusat ions net tes contre C a r b o n sont d ' u n g rand poids, surtout celle qui est formulée pa r Crassus dans cette action de vi inten­tée à l ' anc ien triumvir en 119. A u cours de ce procès les esclaves d ' E m i l i e n furen t interrogés à nouveau . Revenan t sur les déc la ­ra t ions fa i tes en 129, ils avouèrent cet te fois que, la nuit fatale , « des é t rangers s 'é ta ient introduits pa r u n e por te de derr ière et ava i en t é t ranglé Emil ien » (4). Si ces aveux furent a r rachés pa r la torture, r emarquons pour tan t que les esclaves, l ibérés de leurs cra intes puisque C. Gracchus étalit mort , n ' ava ien t plu» a u c u n e raison de ment i r . Ca rbon se vit incapab le de repousser les accusat ions portées cont re lui p a r L. Licinius Crassus et il se d o n n a la mort en abso rban t des can thar ides (5). E n plus d e s a r g u m e n t s que l 'on peut tirer du procès de vi intenté à C a r b o n et du t émoignage des esclaves conf i rman t la version d u cr ime, le suicide de Carbon est une p reuve de sa culpabil i té (6).

O n nous objectera peut-être que C a r b o n n ' ava i t p a s é té in-

,{I) ClC, aJ Qnint fr., II, 3, 3 : dixitque (Pompeius) aperte se munitioren ad custodiendam oitam fore quant Africanus fuisset, quem C. Carbo interemisset.

(2) ClC, ad fam., IX, 21, 3: is (Carbo) P. Africano vim attulisse exisiimatm est. (3) ClC, de or., II, 40, 170: P. Africani necis sodas fuisii.

• (4) APPIEN, B . c , I, 2 0 .

(5) ClC, ad fam., IX, 21, 3 : Caius (Carbo) accasanle L. Crasso cantharidas sumpsisse dicitur.

(6) M. Carcopino (op. cit., p. 98) ne réfute pas cet argument en écrivant simple­ment que le suicide de Carbon «. ne constituait pas un aveu de culpabilité, mv» d'impuissance ».

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quiété lors de la c a m p a g n e m e n é e p a r Drusus contre F laccus et C. Gracchus . Mais il n ' y a là r ien d ' é tonnan t , si l ' o n observe que Carbon , dès que le succès de C. Gracchus c o m m e n ç a à faiblir, s 'or ienta vers les optimales. D 'a l l ié des populares, îl devint ainsi leur ennemi . E n 121, l 'horr ib le pe r sonnage fu t pour b e a u c o u p d a n s la mor t d e ses anc iens collègues a u tr iumvirat ; lorsque C. Gracchus eut été f r a p p é , il commit l ' i n famie d e louer son assassin, L . Op imius . C 'es t ainsi que , pa r ju re à ses anciens amis , les t rahissant avec une désinvol ture scandaleuse , Carbon devenu par t i san des optimates, s ' é l eva a u consulat en 120. Mais la for tune ne devai t plus lui sourire longtemps. L e procès que lui in tenta Crassus, l 'obl igea , c o m m e nous l ' avons vu, à se suicider.

N 'euss ions nous a u c u n t émoignage contre Ca rbon , la pré­sence de ce sinistre individu dans le part i d e ceux q u e l ' on accusait du meur t r e d 'Emi l i en pourra i t nous inspirer des soup­çons à son égard . Mais lorsque nous le voyons se donner la mor t à cause d ' u n procès où il est impl iqué de meurtre, nous pouvons avoir une cer t i tude. A u c u n e preuve n 'es t p lus convain­can te de sa culpabil i té . S ' i l ava i t été innocent ou si, coupable , il avait eu l a m o i n d r e c h a n c e de s ' en tirer, C a r b o n se serait dé fendu . M a s il se savait coupab le et les accusa t ions portées contre lui é taient i r réfu tables .

Cependan t si les trois h o m m e s dont nous venons d e parler sont sû rement impl iqués dans le meur t re , lequel p roposa ce moyen violent d ' e m p ê c h e r l 'opposi t ion d 'Emi l i en ? L ' ini t ia t ive vint-elle de M. Fui vins Flaccus ou d e C. Cracchus ? O u , encore, est-ce Carbon qu'! p roposa le meur t re après avoir compris , d ' ap r è s les discours de ses deux collègues qu ' i l s ne reculeraient p a s devant un assass inat ? Nous ne sommes p a s e n mesu re de préciser ce détai l , ma i s il est cer ta in que les trois ré formateurs eurent leur par t de responsabi l i té dans l 'assass inat . D ' a p r è s les t émoignages que nous avons cités plus haut , nous croyons pou­voir préciser et a f f i rmer que l ' é t rangleur d 'Emi l i en fu t C. Car­bon accompagné de ses sicaires.

A p p i e n s ignalant la version du cr ime, dit q u e Cornél ie et Sempron ia sont responsab les de la mor t d 'Emi l i en . Elles l 'au­raient fai t d ispaar î t re , la p remiè re pour e m p ê c h e r que la loi agrai re ne fû t révoquée , l ' au t re p a r ha ine de son mar i qu 'e l le

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n ' a i m a i t p a s et dont elle n 'é tai t pas a imée à cause de sa laideur et de sa stérilité (1).

Malgré le témoignage d ' A p p i e n , il semble que nos soupçons ne doivent p a s a t te indre Cornélie, car la mère des Gracques n ' é ta i t p a s à R o m e a u moment du meur t r e d 'Emi l i en . E n effet, Pau l Orose nous dit qu 'e l le se ret ira à Misène ap rès la mort de son fils a îné, c 'es t-à-dire en 133 (2). A cette ra ison qui nous pciraît péremptoi re , M. Carcopino en a jou te d ' au t r e s qui t endent à p rouver Je respect dont Cornélie f u t en tou rée p a r tous, sa vie du ran t (3).

P o u r M. Carcopino, l ' accusat ion por tée contre Cornél ie et cont re sa fille est postér ieure à leur mor t et inventée un iquement pour charger la m é m o i r e de ces deux f e m m e s , devenues des symboles polit iques (4). Nous croyons pour tan t que Sempron ia , elle aussi , eut sa par t dans les événements . L a suite d e notre exposé le mont re ra . Q u a n t à Cornélie ,el le a é té accusée , plus tard , pa rce que sa fille l ' é ta i t ; la r u m e u r pub l ique ampl i f i a les fai ts (peut-être la po l t ique y fut-elle pour que lque chose, ainsi que le dit M. Carcopino) et , a u lieu d ' u n e f e m m e coupable , Sempron ia , on en vit deux, la m è r e et la fille.

L e s raisons données par A p p i e n pour expl iquer la culpabi l i té de Sempron ia ne sont peut-être peis très valables . Mais il est cer ta in que Sempron ia , malgré son mar i age , était res tée la s œ u r des G r a c q u e s plus qu 'e l le n ' é t a ' t d e v e n u e l a f e m m e d u second Af r i ca in .

S e m p r o n i a prit-elle une part act ive a u meur t r e d e son meiri ? Est-ce grâce à elle que Carbon et ses sicaires puren t s ' intro­dui re dans la demeure d ' E m i l i e n ? Nous n 'oser ions l ' a f f i rmer . Mais où le rôle de Sempronia nous para î t clarr, c 'es t d a n s cer-

(1) APPIEN, B.C., I, 2 0 : t'î-zt KoovTiXtiç aÛTu), -cf,; rpotKXou |J-T)Tpoc, èITIOî-

(iivTiç, ï v a U.T, rj v d j i o ç d TpaKXou Xuôîtri, K i t CuXXaSoôdT)? TOOXO SejiiTpijUvia;

ÈaTEpfETO ooz' ÈaTEpYEV...

(2) OROSE, V , 12, 9 .

(3) M. Carcopino (op. cit., p. 101) essaye de prouver de la même façon l'inno­cence de Sempronia .Mais il ne cite qu'un exemple d'ailleurs peu probant: en 101, Equitius, tribun de la plèbe voulut se faire passer pour le fils de Tib. Gracchus ; Sempronia o parut devant lui dans l'admiration de tous » et l'empêcha de poursuivre sa comédie. Cf. VAL. MAX, MI, 8, 6.

(4) CARCOPINO, op . cit., p . 101 sqq.

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tains événemen t s qui suivirent le meur t re . Pour montrer plus ne t tement la condui te de cette f e m m e , voyons de que'lle façon est mort Emil ien.

Vel le ius Paterculus nous a p p r e n d que Scipion a été é t ran­glé, puisqu ' i l nous dit q u e l 'on voyai t a u cou les marques fai tes pa r les assassins e n ser rant la gorge de leur vict ime (!). Plu-tarque dit, pare i l lement , que se lon certains, il fu t étouffé (2). E n u n au t re endroi t , le m ê m e au teu r se montre p lus vague ; il écrit s implement que l ' on voyai t des traces de coups sur le cadavre (3). Pour tan t , ce t émo ignage n ' inf i rme p a s le précé­d e n t ; il a moins d ' exac t i tude , m a i s il est dans la m ê m e note . S"! A p p i e n écrit que le c adav re était à v £ u T p a u p a T o : ; , il a f f i rme s implement par là que le corps d e Scipion ne présentai t a u c u n e blessure faite pa r une a r m e ; ce t émoignage n'impilique donc pas que Scipion n ' a i t p a s été é t ranglé . D'ai l leurs , A p p i e n rap­pelle, u n peu plus loin, que, selon les déclarat ions des esclaves, au cours d ' u n deux ième interrogatoire q u ' o n leur fit subir, Emi ­lien avait été é touffé (4). C e p e n d a n t , Ti te-Live n e croyait p a s qu 'Emi l i en avait péri de la sorte , pu isqu ' i l racontai t que Sem­pronia l 'avait e m p o i s o n n é (5). Mais n est-ce p a s là une inter­prétat ion de Ti te-Live , basée sur le fait que des marbru res livides, c o m m e il e n appa ra î t d a n s certains cas d ' empoisonne­m e n t (6) é taient visibles ? Or , ces t aches livides ne s ' aperceva ien t q u ' à la tête, selon l ' au t eu r d u D e oins iliustribus (7) et m ê m e , plus précisément , à la gorge, c o m m e 'le dit le Scho'liaste d e Bobbio (8). Ces marques , que l ' o n voyait à la gorge d 'Emi l i en ,

(1) VELL., II, 4 : mane in leciulo reperius est mortuus [Sciplo), iia ut quatdam elisamm faucium in cervice reperirentur notae.

(2) PLUT., Rom., X X V I I , 8 : o l b è (XÉ-'O'j(Tiv)Tdj; ÈxOpoJî XTjv â v a - V 0 T ) v iTioXa-

(3) PLUT., C . Gr., X , 4': Kù arjue^â TCVX Ttp vsKoto TTXTIYWV x ï i p i a ; ÈTCiSpx

(4) APPIEN, B . C , I. 2 0 .

(5) T . -L . , Per., 59: Suipecta fuit, tamquam ei venenum dedisset, Sempronia uxor, hinc maxime, quod soror esset Gracchorum, cum quibus simultas A f ricana juerat.

(6) C f . CARCOPINO, o p . cit., p . 9 3 .

(7) De oir. m., 5 8 , 10 : livoT in ore.

(8' SCHOL. BOB., ad Mil., V I I . 16 (é<l. HiMetyranat, p. 7 2 ) : in eiusque faucibus

vestigia livoris inventa sunt.

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étaient donc les traces laissées par les ma ins des étrangleurs . P lu ta rque déclare que le corps fut visible à tous (1), mais , lors­que le c a d a v r e fu t p>orté e n terre, il avai t la tête voilée (2), c o m m e le rappor ten t Vel le ius Pa terculus (3) et le pseudo-Auré-•lius Vic tor (4). Si la tête d 'Emi l i en fu t cachée à la vue de la foule, c 'es t que l ' on ne tenait pas à ce qu 'e l le y vît les meir-ques de l ' é t ranglement . Et qui peut avoir agi de la sorte, s inon u n e pe r sonne désireuse de cacher le meur t re d 'Emi l i en et le touchant d ' a s sez près pour le fa i re porter e n terre la f ace voi­lée ? Ce ne pouvait être que Sempron ia , d a n s le bu t d ' assure r l ' impuni té a u x meurtr .ers . Et c 'est à la suite de cette part icipa­tion d e Sempron ia dems la t ragédie que cer tains soupçons l 'a t­te ignirent . C 'es t pourquoi Cicéron croira que Scipion Emil ien a été t r ompé (5) et qu ' i l n ' a p a s été pro tégé dans sa p ropre d e m e u r e (6). Le m ê m e soupçon le guidera encore lorsqu'i l écrira le De Repuhlica, où le premier Af r i ca in prédi ra à Emi­lien qu ' i l dev iendra le ma î t r e de la R é p u b l i q u e s'il é c h a p p e aux ma ins impies de ses p roches (7). Cicéron n e déclare p a s que S e m p r o n i a est coupable , c o m m e le fe ra p lus tard Ti te-Live (8), ma i s ses soupçons la désignent . Et e n cela , il n ' ava i t pas tort, pu isqu 'e l le fu t coupable , s inon e n a idan t les assassins — ce que l ' o n ne peut prouver ni inf i rmer — d u moins e n cherchan t à cacher leur cr ime.

De la laudatio funebris, écrite pa r Lael ius et p rononcée par Q . F a b i u s Maximùs , le scholiaste de Bobbio (9) nous a conservé la pérora i son sous une fo rme assez c o r r o m p u e :

...Neq. tanta diis immortalib. gratia haberi potest, quate

(1) PLUT., Rom., X X V I l , 9 : zàtTO! S/.ri7:iaiv IV-EITO v î x p ô ; £|iq)avT|< '.Sc'iv

xaTavrjiia'.v.

(2) M. Carcopino (op. cit., p. 93) voit là « un usage » et même « un rite familial n. (3) VELL., II, 4 : ejusque corpus velato capite elatum est. (4) D e oir. ill., 58, 10 : obvoluto capite elatus, ne livor in ore apparetel. (5) ClC, ai Alt., X , 8, 7 : Non faisset illa nox tant acerba Africano... si nihit...

fefellisset. '6) Cic, de nat. ieor., III, 32, 8 0 : Car Afrlcanam domestici parietes non texerunl. (7) C lC , de rep., V I , 12, 12; dictator rem pabticam constituas oportet, si impias

propinquorum manus ejjugeris. (8) T . - L . , Per.. 59. (9) ScHOL. BOB., ad Mil. VII , 16 (éd. Hildebrandt, p. 72).

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habenda est, quod is cum illo animo atq. ingenio hae civitate potissimum natus est, neq. moleste atq. acre mi jerri quam ferundt^m eiim est, cum eo morborum temovit et in eodem tempore petuit cum et Vobis, et omnib. qui hanc remp. salvam volunt, maxime vivo opus est, Quirites.

L a première moit ié de la p h r a s e est compréhens ib le et les rec­tifications à y appor te r sont re la t ivement simples : correct ion de quate en quanta et de hae en hac e ( I) ; restitution de tam o u ita devant moleste; suppress ion de mi et de eum. L a f in d e la pér iode depuis cum et Vobis, e tc . , ne nous embarrasse nulle­ment . Tou te la difficulté rés ide dans les mots cum eo morbo' rum temovit et in eodem tempore petuit. M. Carcopino corrige c e passage en [q{uod)] u[nico] [morbo] morborum [vim] ten[ta]vit, et in eodem tempore pe[rii]t (2). Ces conjectures nous paraissent b ien hard ies e t nous ne croyons p a s q u ' u n phi­lologue puisse les admet t r e . D ' a u t r e s corrections ont été propo­sées. Mai lisait eo morbo obiit, correction approfondie pa r Orelli en eo morbo mortem obiit. Gaumi tz adoptai t eo modo mortem obiit ; Vo l lmer nec morbo mortem obiit, et H i ldeb rand t numéro mortem obiit. Lu t e rbache r conjecturai t ea hora mor­tem obiit, tandis que Stangl modif ia i t la correction d e Gau­mitz en isto modo mortem obiit.

Le n o m b r e des correct ions proposées prouve l ' embar ra s des édi teurs . Ces émenda t ions m a n q u e n t toutes de simplicité. Nous nous ef forcerons de donner u n e solution moins violente.

L a seconde par t ie de la p é r i o d e devait être bâtie sur le modè le d e la première , où nous lisons gratia habenda est quod— natus est; après jerundum (eum) est, il faut donc resti tuer le mot quod, nécessaire au b a l a n c e m e n t de l a phrase . Ensui te , si nous considérons que Lae l ius opposai t la mort de Scipion et les c i rconstances qui r éc l ama ien t impér ieusement son interven­t ion, nous s o m m e s a m e n é s à voir, dans le premier c u m du pa l impses te de Bobbio, u n e mut i l a t ion de eiimdem opposé à et

(1) Dans le palimpseste de Bobbio, une seconde main a d'ailleurs corrigé hac e civitate.

(2) CARCOPINO, op. cit., p. 115 sqq. Dans sa restitution du fragment, M. Carco­pino a utilisé les signes épigraphlquies. Pour des raisons d'ordre pratique, nous nous servirons {infra, p. 496 ) de parenthèses pour les interpolations et de crochets droits pour les restitutions et les corrections.

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in eodem tempore. Le substantif dont dépendra i t morborum a d û sauter , lui aussi. Nous lirons donc morborum vis. Ce mor­borum était sans doute dé te rminé pa r un génitif eorum dont les d e u x premières lettres seules (eo) ont subst i tué dans le texte. Q u a n t à petuit, il est évident qu ' i l fau t île corriger en petiit ou petivit.

Nous lirons donc :

Neque tanta diis immortalibus gratia haberi potest, qua[n]ta habenda est, quod is cum illo animo atque ingenio hac e civi-taet potissimum natus est, neque [tam] moleste atque acre {mi) ferri quam ferundum (eum) est, [quod] [e]!um[dem] eo [rum] morborum [vis] removit et in eodem tempore pet[i]it, cum et Vobis et omnibus qui hanc rempublicam salvam Volunt, maxime vivo opus es[se]t, Quirites.

Pleu ran t la mort de son ami, Lael ius s 'écriai t donc :

(( Nous n e pouvons ni rendre aux dieux immorte ls au tan t d e g râces que nous le devons de ce q u e cet h o m m e doué d ' u n tel c œ u r et d ' u n e telle intelligence soit issu de p ré fé rence de cet te c i té , ni supporter avec autant de pe ine et de douleur qu' i l lie f a u t , que ila violence de ces « ma lad ies » l 'a i t a t teint au momen t m ê m e où pour vous, et pour tous ceux qui veulent le salut de la r épub l ique , il eût été le p lus nécessai re qu ' i l vécût, ô Qui­r i tes ! »

Lae l ius croyait-il donc à la mor t naturel le de Scipion ? D a n s un passage du de amiçitia où Cicéron met Laelius e n

scène , célul-ci déplore la mort de son ami et t rouve qu 'e l le est su rvenue fort b rusquement . Et il a jou te : « Il est difficile de pa r l e r de ce genre de mort ; vous savez ce que le publ ic en s o u p ç o n n e » (1). Pourquoi était-il difficile de par le r de la f in d ' E m i l i e n , s ' i l s 'agissai t d ' u n acc ident naturel ? C 'es t d e ce que, a u m o m e n t où Lael ius par le (2), on n ' ava i t que des soupçons e t n o n des preuves .

D a n s le de republica, nous voyons m ê m e Lael ius éclater en cr i s lorsque le premier Afr ica in s ' adressan t à E m i l e n lui dit :

(1) Q c , de am., III, 12: morienii auiem semum celeritas abstulit; quo de génère mortis difficile dicta est; quid homines suspicentur, videtis.

(2) Cicéron place l'action du de amicitia peu de jours après la mort de Scipion.

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si impias propinquorum manus effugeris (1). D 'a i l leurs , u n peu plus loin, Emi l ien lui -même n e se déclare-t-il p a s moins efïraiyé p a r la peur de la mort , que par la cra inte des e m b û c h e s des s iens (2) ?

D ' a u t r e par t , Lael ius regret tant d a n s son discours que son ami ait d isparu , b rusquement à l ' ins tant m ê m e où son interven­tion était des plus nécessaire, n 'att ire-t-i l pas l ' a t tent ion sur le carac tère é t range de cette f in ? L a mor t d ' E m i l i e n survenait à u n m o m e n t où r ien dans son état phys ique n e permet ta i t de croire à une teMe éventual i té . P l u t a r q u e dit b i en que, selon certains, Scipion avai t une complex ion ma lad ive (3). Mass Tite-Live nous a f f i rme qu ' i l était en pa r fa i t e santé (4).

Nous pensons donc que Lael ius , dès le l endema in d u crime, soupçonnai t fort la mor t de Sc ip ion d 'avoi r été un assassinat. Cependan t , h o m m e sage et p ruden t , il ne voulait p a s faire connaî t re ne t t ement le fond de sa pensée , tant qu ' i l n ' ava i t p a s d e p reuves cer taines.

Mais en e m p l o y a n t , dans son discours , u n terme comme morbus, il laissait p lace à l ' équ ivoque . O n pouvai t comprendre que Scip on était mort de m a l a d i e ; Lael ius , lui, prenai t morbus au sens moral et désignait ainsi Ca rbon et ses complices, qu ' i l considérai t c o m m e les maladies et les fléaux de l 'E ta t .

Nous croyons ainsi avoir résoliu l ' én igme de l a mort de Sci­p i o n Emi l ien . 11 n ' a p a s succombé à une de ces « sournoises défa i l lances card iaques » que justif ierait son âge, c o m m e le sup-, pose M. Carcop ino (5). Mais le second Af r i ca in , en s 'opposant à la r é fo rme agra i re , est allé a u devant de la mor t , conscient d 'a i l leurs du danger qu' i l courai t . L e succès qu ' i l r empor ta con­tre les r é fo rmateur s a m e n a sa per te . V o y a n t q u e la lex Sempro-nia allait succomber , les ré formateurs , depuis longtemps dé j à e n n e m i s de Scipion, résolurent de le suppr imer . C . Papir ius Car­b o n accompl i t la criminelle besogne . Et lorsque le meur t re eut

(1) C i c , dt tep., VI , 12, 12. (2) CIC, de rep., VI , 14, 14 ; Hic ego, eisi eram perterrUus non tant mehi mords

quum insidiarum a me/s... (3) PLUT., Rom., X X V I I , 8. (4) T. -L. , Per., 59 : Cum P. Scipio Africanas eis adoersaretur fortisque atque

validas pridie domum se recepisset... (5) Op. cit., p. 114.

été jserpétré, Sempron ia , qu 'e l le l 'ait facili té ou non, fit c e qu 'e l le put pour le c ache r .Ma i s les contempora ins ne s 'y lais­sèrent p a s t romper . L 'ar is tocrat ie , à nouveau aux pr ises avec les ré formateurs , ne s ' o c c u p a que de lutter contre les difficultés d u momen t . Emil ien n ' ava i t d 'a i l leurs été pour elle que l 'allié d ' u n instant, et, sur b e a u c o u p de points, il s 'é tai t mon t ré un ennemi à son égard .

Ainsi , Scipion Emi l i en fut aba t tu c o m m e T i b . Gracchus l 'avai t été avant lui et c o m m e le furent , après lui, M. Fulvius Flaccus et C. Gracchus . T o u s quatre périrent d a n s l a lutte q u e se livraient les part is , à cet te époque, de mort violente. L 'assas­sinat de Scipion Emil ien s ' insère dans une série de meurtres politiques et la prest igieuse a rgumenta t ion du dernier dé fenseur de Carbon ne doit p a s nous emj jecher de reconnaî t re la véri té.