George Marcus
Au-del de Malinowski et aprs Writing Culture : propos du futur de lanthropologie culturelle et dumalaise de lethnographie
Pour citer cet article :
George Marcus. Au-del de Malinowski et aprs Writing Culture : propos du futurde lanthropologie culturelle et du malaise de lethnographie, ethnographiques.org,Numro 1 - avril 2002 [en ligne].http://www.ethnographiques.org/2002/Marcus.html (consult le [date]).
Sommaire
NotesBibliographie
Je vais laisser de ct la question, si essentielle soit-elle, du futur de lanthropologie
culturelle et men tenir au malaise [1] de lethnographie. Toutefois, si lon a suivi les
dveloppements qui ont eu lieu, au moins depuis le dbut des annes 80, on
remarque que le premier est clairement en jeu dans le second. Limportance cruciale
actuelle de la pratique de lethnographie dans lidentit de lanthropologie a en effet
t une source dambivalence dans les bilans rcemment crits par les plus grandes
figures de la gnration prcdente danthropologues amricains, tels que Clifford
Geertz (par exemple, Geertz 2000) et Marshall Sahlins. Ils se voient comme les
lgataires dun certain ge dor de la discipline, telle quelle tait conue plus tt
au cours du sicle. Ils semblent considrer que lanthropologie ne se rsume pas
lethnographie, bien quils reconnaissent que celle-ci est cruciale. Pour ceux dentre
nous qui appartiennent une gnration plus rcente, tout dpend de ce qui peut y
tre fait, de quels types de projets peuvent tre mens dans les limites de ce qui
est considr comme de lethnographie [2].
En ce qui me concerne, jai contribu faonner, et jai dailleurs aussi continu
tre faonn, par la critique de lanthropologie des annes 80 issue de ce que lon a
appel la critique Writing Culture (Clifford et Marcus 1986). Refltant
leffervescence critique et interdisciplinaire plus large de cette poque, se
leffervescence critique et interdisciplinaire plus large de cette poque, se
concentrant sur les pratiques de reprsentations et sur leurs limites, ainsi que sur
les modes rflexifs de la production de la connaissance, la critique Writing
Culture a fait de lespace traditionnel de lethnographie la scne des
dveloppements futurs de lanthropologie elle-mme. Les annes qui suivirent nont
fait que renforcer le rle central que lethnographie continue de jouer, non
seulement en tant que pratique de production de la connaissance en anthropologie,
mais galement comme vhicule des normes et de lethos de la socialisation
professionnelle. La critique Writing Culture a t intgre de manire positive
par les anthropologues, mais ses implications ont t circonscrites par lide quelle
ne traite que de lcriture et de stratgies de composition des textes
ethnographiques, sans remettre en question le travail de terrain, vritable noyau
exprimental de la discipline. Toutefois, jai toujours pens que limplication la plus
importante de la critique concerne le processus du travail de terrain (Marcus 1986).
Ce nest quaujourdhui, alors que ce qui fut nomm postmodernisme est
expriment partout, au mme titre que ce qui est nomm tout aussi vaguement
globalisation , quune telle implication fait lobjet, pour ainsi dire, dune deuxime
vague de critiques. Sous la pression des thories sociales et culturelles qui voluent,
dune part, et des conditions changeantes du monde et des objets dtude qui
soffrent lethnographie, dautre part, la critique se concentre actuellement sur le
modle traditionnel et hautement symbolique du travail de terrain.
En dpit de linfinie diversit des peuples, des cultures, des pratiques et des lieux
tudis par les anthropologues, la discipline na rellement fonctionn qu laide
dun seul paradigme dethnographie, celui des traditions malinowskiennes et
boasiennes, perfectionn au cours des derniers soixante-dix ans au sein des diverses
tendances de lanthropologie britannique et amricaine. Paradoxalement, toutes les
critiques de lanthropologie, y compris la critique Writing Culture des annes 80,
ont conserv ce modle, ou lont mme renforc. Bien quil demeure adapt
certains projets de recherche, et quil ait en fait t renouvel durant les vingt
dernires annes par une certaine convergence de lanthropologie et de lhistoire, je
vais plutt mintresser ici ses insuffisances pour un nombre croissant de projets
de recherche en anthropologie dans des domaines qui traitent, par exemple, de
science et de technologie, de politique contemporaine et de discours politiques, de
mouvements sociaux, dONG, dorganisations internationales, du champ jusquici
consacr aux questions de dveloppement, des mdias et dans une certaine mesure
de lart, des marchs de lart et des muses (voir Marcus 1998a).
En fait, dans ces domaines assez vastes et de plus en plus importants de la
recherche, de nouvelles conceptions et pratiques du travail de terrain et des normes
ethnographiques existent, de facto, de faon contingente, avant tout sous forme de
rponses pratiques des conditions de recherche inattendues. De tels travaux
tmoignent de lexistence de nombreuses mthodes dont ils font bon usage, se
tmoignent de lexistence de nombreuses mthodes dont ils font bon usage, se
souciant peu des conventions en vigueur (voir par exemple, Martin 1994, Gusterson
1996, Fortun, 2001, Holmes 2000). Cependant, pour des raisons que jexaminerai
par la suite, je pense que larticulation dun paradigme, dun ethos et dun ensemble
de normes alternatifs (drivs de lesprit historique de lethnographie mais
nettement diffrents de lunique paradigme en vigueur) est ce stade ncessaire.
Ce paradigme a besoin de la flexibilit et du pouvoir normatif de celui de
Malinowski, notamment pour llaboration des projets de thse de doctorat qui
relvent de la plus haute importance. Mes propres efforts pour lancer un tel dbat
ont volu depuis la critique Writing Culture vers la reconstitution de
lmergence et des implications de ce que jai nomm lethnographie multi-site
(multi-sited ethnography) (Marcus 1998a). A certains gards, il est incontestable
que lethnographie traditionnelle ait pu tre, et a souvent t, multi-site. Le fait que
les populations soient en mouvement, que les technologies et les marchs
atteignent lensemble du globe rend ce constat encore plus vident. Jespre
toutefois dmontrer ici les problmes rencontrs dans lvolution de certains types
de projets de lethnographie multi-site, notamment ceux qui ne dbutent pas en
dlimitant un peuple ou un lieu, mais en ayant une perception diffrente de lobjet
dtude (Marcus 2000). Dans ces projets, un simple savoir-faire de circonstance ou
un bricolage mthodologique lis la pratique de lethnographie ne suffisent pas
la constitution ni dune idologie ni dun idal visant rguler la pratique. Une
discussion et une articulation de la modification des conditions du travail de terrain
sont ncessaires lmergence dun paradigme alternatif, entirement lgitim, de
la pratique ethnographique au sein de lanthropologie.
Je souhaiterais en dire plus propos des considrations, des conditions et des
intrts divers de la recherche contemporaine qui gnrent un espace multi-site
dans la conduite du terrain ; mais tant donn ce que je considre tre en jeu dans
ce type dethnographie (ou du moins, ce que jai pu en expliciter), cela prend sens
uniquement dans le contexte dune certaine analyse des contradictions du mode
contemporain de production professionnelle de lanthropologie et dans ce que
jappellerais la crise des modes de rception de sa forme de connaissance
ethnographique. Prcisons que je traite essentiellement de la situation de
lanthropologie aux tats-Unis aujourdhui, bien que je ne considre pas que ces
conditions de rception soient spcifiques ce pays. Il sagit plutt dune description
de la faon dont leffervescence interdisciplinaire des annes 70 et 80 (allant des
dbats conduits au sein des tudes littraire (literary studies) propos du
postmodernisme vers des tentatives de constitution et dinstitutionnalisation des
tudes culturelles (cultural studies) de diffrents types) sest radapte aux
pratiques des disciplines tout en leur donnant, ce moment, une coloration
inhabituelle.
Il y a peu de doute que lre deffervescence interdisciplinaire dans les sciences
humaines en dclin, selon moi qui a dbut par lintroduction des ides post-
structuralistes franaises travers les tudes littraire (literary studies) et le
fminisme, qui a ensuite marqu un intrt pour le postmodernisme pour dboucher
enfin sur les tudes culturelles (cultural studies), a eu une influence dterminante
sur la pratique de lanthropologie. Elle a en effet fourni cette dernire une sorte
didentit et de pertinence hors de ses propres efforts continus visant se dfinir et
se promouvoir, ayant ainsi une incidence sur les courants dominants du moment
au coeur de la discipline tout comme sur ses tendances priphriques.
Ainsi, par exemple, sous linfluence des tudes post-coloniales (postcolonial studies)
qui furent les premiers produits non occidentaux, thoriquement labors, perdurant
au sein des institutions partir de la priode deffervescence interdisciplinaire (voir,
par exemple, Comaroff et Comaroff 1992, et Dirks 1998), lorganisation dominante
de lethnographie et des spcialisations professionnelles au sein de la discipline par
aires gographiques (area studies), construite sur laffirmation dune comptence
portant sur certaines populations, certains lieux, certaines langues, a t revue et
renouvele au sein des plus importantes institutions acadmiques par de nouvelles
convergences entre lhistoire et lanthropologie. Cela a permis de maintenir le
paradigme ethnographique classique des pratiques et des objets traditionnels
dtude tout en le renouvelant de manire intressante.
Au mme moment, linfluence de la priode deffervescence interdisciplinaire a
introduit en anthropologie une dynamique beaucoup plus perturbatrice et aussi
potentiellement plus innovatrice : cest sur cet aspect que je veux insister ici. Jai
rcemment crit sur la nature de plus en plus exprimentale des deuximes projets
ainsi que des suivants mens par des chercheurs reconnus qui font partie de ma
gnration. Selon mon analyse, ces projets ont souvent des orientations diffrentes
par rapport aux premiers projets qui, effectus en tant que doctorant, visent
tablir les bases dune carrire. Cest ce niveau que lappel vibrant des annes 80
de lethnographie exprimentale a t mis en uvre de manire concrte (Marcus
1998b). Ces projets dbutent souvent par un programme trs personnel et
naboutissent pas au rsultat prvisible des monographies standard ,
contrairement la plupart des premiers projets de ces mmes chercheurs.
Autrement dit, ces projets se distinguent car ils ne suivent pas le paradigme
classique de symtrie entre lobjet dtude, le travail de terrain et le produit crit.
En outre, jai observ que dans leurs orientations de dpart, nombre de doctorants,
parmi les meilleurs, sont attirs vers lanthropologie par le caractre interdisciplinaire
aventureux et non conventionnel de ces deuximes projets, et non par le courant
dominant. Et do ces tudiants tirent-ils leur intrt pour lanthropologie ? Non pas
du cursus lmentaire traditionnel mais, comme je lai de plus en plus observ, des
cours influencs par larne interdisciplinaire. Cest l que lanthropologie sest
cours influencs par larne interdisciplinaire. Cest l que lanthropologie sest
constitue une identit, dune manire beaucoup plus forte quelle ne la fait par
elle-mme. Cependant, au moment o ces tudiants entament les programmes de
doctorats, ils sont confronts au modle de formation traditionnel ; la recherche
doctorale devient ds lors une ngociation entre le modle des premiers projets qui
visent tablir les bases dune carrire et celui des travaux successifs exemplaires
des professeurs. Si je devais aujourdhui faire une ethnographie du mode de
reproduction professionnel, elle porterait sur ltat de ce processus de ngociation
dans les diffrentes cultures institutionnelles de la discipline.
La question que je vais me poser la fin de ce texte est celle de la possibilit pour
un paradigme alternatif dtablir, pour ce que jai nomm les deuximes projets, une
lgitimit gale celle des projets inspirs par le paradigme traditionnel. Pour moi,
la fcondit de lanthropologie critique et sa pertinence pour la discipline en
dpendent.
Je dsire ce stade me tourner vers le second fil conducteur de mon analyse de la
situation contemporaine de la discipline : ce que jai appel la crise des modes de
rception de lethnographie. En ce moment, les anthropologues proposent beaucoup
plus de rflexions originales dans le cadre de la production ethnographique que ce
qui a probablement t fait dans les travaux classiques, parce que cette production
est devenue le terrain exprimental de la plupart de leurs ides intressantes
propos des changements du monde contemporain. Cependant, dans ses diffrentes
rceptions, la production ethnographique reste trs limite, conformment ce
quelle tait probablement suppose tre dans sa forme classique. Par consquent,
en dehors de la discipline, les ethnographies sont invitablement perues comme
subordonnes, en tant qu tudes de cas ou exemples, dautres usages et
dautres buts par exemple ceux des thoriciens des sciences humaines et
sociales, des responsables politiques, des militants et des journalistes. La tonalit et
la puissance de la connaissance anthropologique se retrouvent facilement
rappropries dans les dbats de diffrents domaines et leur valeur est rduite par
laccueil strotyp rserv la production ethnographique vue comme une simple
tude de cas dune tranche de lexprience humaine que les autres discours
prsentent de manire abstraite. Ceci dit, lorsque lethnographie est controverse,
elle fournit une rsistance au sein dautres discours politiquement ou socialement
plus puissants ; ou lorsquelle est lue avec bienveillance, elle apporte des
amnagements certains projets conus dans un langage abstrait et avec une
ambition analytique dans des domaines aussi divers que les tudes politiques et les
tudes littraires. En effet, elle agit comme une sorte de substitut de lexprience,
du discours (voice), et des conditions de la vie quotidienne des tres humains,
autrement dit des objets de la thorie ; ce que James Carrier (1998) a dfini plus
gnralement comme des discours virtualistes qui conoivent le monde
abstraitement et essayent de linfluencer par leurs propres termes. Cest
abstraitement et essayent de linfluencer par leurs propres termes. Cest
videmment un noble service que rend lethnographie, et plus gnralement
lanthropologie ; toutefois, le paradigme ethnographique, dans sa formulation
classique, ne sengage que faiblement et aux conditions imposes par dautres
genres de discours thoriques et formels plus puissants.
Cette rception externe, strotype et subordonne de lethnographie naurait pas
autant de consquences si le degr de rception interne que les anthropologues ont
de leur propre ethnographie tait plus fort, plus systmatique et plus analytique.
Mais prsent, il me semble que ce nest pas le cas, en particulier dans le champ de
nouvelles thmatiques et de ce que jai nomm les deuximes projets effectus par
des chercheurs reconnus. Mme le courant dominant de lethnographie, galement
influenc par la priode deffervescence interdisciplinaire, ne reoit que trs peu
dattention soutenue et systmatique au-del de trs petits cercles de spcialistes.
Plus gnralement, les ethnographies sont lobjet de jugements esthtiques souvent
sommaires. Elles sont values rapidement, tablissent les rputations, avant dtre
bien souvent oublies. Tout particulirement dans les nouvelles thmatiques portant
sur les sciences et les technologies, ou tout du moins distinctes des tudes
rgionales traditionnelles, les efforts effectus au sein de la discipline sont encore
trop disperss pour susciter une communaut capable dinterprtation et
dvaluation critique intense. Si lon excepte ladmiration que suscite linnovation
lintrieur de la discipline, les travaux sont principalement valus par la rception
qui leur est rserve lextrieur qui, comme nous avons pu le noter, ne les peroit
que comme de simples ethnographies ou en des termes strotyps. Par
consquent, les origines de la crise massive que connat la rception de la
production ethnographique, lintrieur comme lextrieur de la discipline, rsident
dans laffaiblissement du pouvoir de la connaissance, des ides et des arguments
vhiculs dans les limites de la production classique. Ce problme nous conduit
dgager un paradigme alternatif de la pratique ethnographique.
Explorons ici la diffrence que la pratique dune ethnographie multi-site cre par
rapport au travail de terrain issu du paradigme classique. Ce qui est en jeu ici nest
pas le caractre multi-site vident impliqu depuis toujours par ltude des variantes
dunits culturelles situes en des lieux prcis comme, par exemple, celles qui
existent entre les milieux rural et urbain de diffrentes organisations sociales
spcifiques, ou encore ltude du mme objet en des contextes diffrents : il sagit
l du caractre multi-site classique de la comparaison ethnographique. Je pense ici
la comparaison rendue incontrlable par les changements survenus dans les
processus sociaux lmentaires sur lesquels on a compt jusqu rcemment pour
tenir le monde en place. A cet gard, la contribution notable dArjun Appadurai,
constitue par les modle du global des "scapes" (Appadurai 1996), a bris
lemprise des modles du systme-monde articuls sur une opposition entre le
centre et la priphrie. Cela a rendu possible un canevas multi-site fragment en
centre et la priphrie. Cela a rendu possible un canevas multi-site fragment en
ethnographie en lieu et place des processus ordonns dune vision globale de
lhistoire du capitalisme mondial. Les objets de lethnographie doivent maintenant
tre conus dans des espaces discontinus et plus fragments. Mais le travail
dAppadurai noffre pas vraiment de cadre mthodologique et nest pas articul en
termes proprement ethnographiques. Il est beaucoup trop facile dutiliser sa
terminologie, comme de nombreux chercheurs lont fait, pour reconstituer la mise
en scne classique qui voulait que le travail de terrain porte sur des populations et
des lieux circonscrits, bien quaujourdhui la contextualisation soit diffrente.
Selon moi, les projets multi-sites les plus intressants dcoulent des efforts visant
mener une enqute de terrain sur certaines thmatiques qui sont trs difficiles
situer laide du mode de contextualisation classique. Il y a diffrentes faons de
mener bien ces projets multi-sites. Esquissons deux scnarios de la faon dont les
projets multi-sites impliquant des pratiques de recherche trs diffrentes peuvent
merger des conditions de terrain contemporaines.
Un de ces scnarios dcoule des conditions contemporaines qui fondent
lethnographie comme un mode de critique culturelle (cultural critique). Comme
Fischer et moi-mme lavons dvelopp dans Anthropology As Cultural Critique
(1986 (1999)), la technique de critique classique la plus importante en anthropologie
tait fonde sur la juxtaposition comme forme de comparaison. Elle a aussi t une
technique centrale des avant-gardes occidentales (et des styles postmodernes qui
en ont dcoul) par lusage de collages, de montages et dassemblages, par la
cration deffets visant surprendre ou dfamiliariser, techniques qui jusqu un
certain point ont t partages de faon plus prosaque par lanthropologie critique.
Plutt questhtique ou idiosyncrasique, la logique de juxtaposition en anthropologie
tait base sur une vision stable du monde et de la faon dont les diffrences
taient agences : lOccident et les Autres, des rgions goculturelles distinctes, la
juxtaposition de certaines pratiques enchsses dans des systmes sociaux,
linguistiques et culturels particuliers.
Les fondements de cette logique ont t branls au cours des dernires annes
par les mouvements massifs de populations, de biens et de technologies, et les
rflexions en la matire dans les courants en vogue des sciences sociales ont
dbord du monde acadmique pour pntrer les discussions quotidiennes et la
sphre publique. Tout cela est actuellement dbattu laide dexpressions clichs
tels que globalisation ou hybridit , et a t rig comme ayant une
pertinence pour la cohrence, lintgrit et la moralit de la vie localement situe.
Pour beaucoup de projets de critique culturelle, la logique de juxtaposition, plutt
que dtre donne, doit elle-mme driver de lethnographie, cest--dire de la
conception du terrain, qui son tour gnre des espaces de terrain multi-site. Dans
mon essai sur lmergence du paradigme multi-site en ethnographie (Marcus
mon essai sur lmergence du paradigme multi-site en ethnographie (Marcus
1998a), jai utilis la mtaphore de "suivre" ou de "pister" (following or tracking)
pour voquer cette logique despace mouvant de lethnographie issue des confins du
travail de terrain.
Cette stratgie, qui gnre des juxtapositions partir de logiques indites
dcouvertes en examinant les points de vue indignes lintrieur des scnes de
terrain repose galement sur des constructions telles que la modernisation rflexive
propose par les thoriciens que sont Ulrich Beck, Anthony Giddens, et Scott Lash
(Beck, Giddens and Lash 1994) et, par exemple, linsistance dArjun Appadurai
(1996) sur laccessibilit de tout partout (everything everywhere) pour
limagination situe au niveau local. Le cadre danalyse et dexposition de
lethnographie critique dpend dune cartographie rflexive et dune vritable crypto-
ethnographie de ses sujets un degr plus lev quauparavant. Par consquent, la
finalit, la fonction, lthique ainsi que la nature des relations de travail en jeu dans
lexamen traditionnel des points de vue indignes changent considrablement dans
cet espace multi-site pour devenir une sorte de thtre de rflexivits complices
orchestres par lethnographe engag dans des collaborations beaucoup plus
complexes et explicites que ce qui na jamais t envisag dans la mise en scne
traditionnelle - soit le compte rendu des relations de terrain avec de simples
informateurs.
Le renouveau (revival) de quelques unes des consquences les plus radicales de la
critique Writing Culture des annes 80 est ici en jeu, bien quil ne soit
maintenant plus tellement question dexprimenter lcriture des textes
ethnographiques mais les nouvelles conception du terrain en tant que tel. Prenons,
par exemple, le trope central de collaboration dans la critique Writing Culture
des annes 80 et dans cette formulation multi-site. Dans la critique Writing
Culture , la collaboration reconfigurait dune faon puissamment critique la
reprsentation traditionnelle des rapports anthropologue-sujet dans la mise en scne
classique du terrain. Toutefois, cette critique ne brisait ni le cadre, ni la finalit de
cette mise en scne. Mais la collaboration qui a lieu dans lespace de terrain multi-
site en volution brise potentiellement les frontires entre les productions
ethnographiques des anthropologues et les productions ainsi que les reprsentations
culturelles comparables des collaborateurs avec lesquels le projet anthropologique
est parfaitement complice. Cela soulve des questions de fond pour la valeur et les
formes de la connaissance anthropologique que le paradigme alternatif de
lanthropologie peut lgitimement gnrer.
Ce scnario dlaboration du travail de terrain multi-site complexifie par ailleurs la
notion de rflexivit, si emblmatique de la critique Writing Culture . Dans la
recherche multi-site, lide que lethnographie peut tre tour tour dense et
superficielle [3] (thick and thin) est essentielle. Jai utilis thick and thin comme
superficielle [3] (thick and thin) est essentielle. Jai utilis thick and thin comme
titre dun rcent recueil dessais (Marcus 1998), et jestime que cette mtaphore est
tout fait cruciale. Pour lethnographie classique, la densit tait une vertu, la
superficialit ne ltait pas ; dans le travail de terrain multi-site, tant la densit que
la superficialit sont escomptes et rendre compte de la diffrence de qualit et
dintensit des donnes de terrain devient une des clefs de lanalyse
ethnographique. Il sagit mme de la plus substantielle et importante forme de
rflexivit des projets multi-sites. Cela implique des questions directes concernant
laccs et les opportunits offertes sur les diffrents sites, mais cela implique de
faon plus intressante un dbat sur lengagement naissant et les pratiques
thiques en relation avec les collaborations dterminantes au cur de ces projets.
Sous leur forme la plus rflexive, la densit et la superficialit (thickness and
thinness) de lethnographie multi-site questionnent ce que jai nomm un activisme
de circonstance (circumstantial activism) et ce que Paul Rabinow a dnomm
intgration de circonstance (circumstantial integration) (Rabinow 1999). La
signification et les fondements dun projet ethnographique gnrent une conomie
morale beaucoup plus complique que lconomie morale rdemptrice qui sous-tend
lessentiel de lethnographie contemporaine suivant le paradigme classique. Cela
dtermine les limites de ce que la rflexivit peut explorer dans la relation que
lanthropologue entretient avec un ensemble de sujets qui se trouvent
habituellement socialement domins, dchirs entre la rsistance et le compromis
envers ltat, le march et lordre institutionnel. Le projet critique de terrain multi-
site dont je viens de parler agit dans un espace de rfrence ethnographique tout
autre, mutuellement constitu, la fois dense et superficiel.
A ce stade, je souhaite aborder plus brivement un deuxime scnario, qui nest pas
sans relation avec le prcdent, lmergence du travail de terrain multi-site dans le
contexte contemporain. En effet, lessence de lethnographie implique dvoluer
dans des mondes vritablement vcus par des sujets ; mais, pour ce faire, il faut
plus que jamais traverser les champs de reprsentations et les modes de discours
systmatiques produits par les pratiques de la connaissance qui se superposent
ceux des anthropologues. Dans une certaine mesure, afin de crer lillusion des
mondes essentiellement oraux dans lesquels taient censs voluer leurs sujets, les
anthropologues ont toujours fonctionn en escamotant de la scne du terrain ou de
la route qui y conduit les domaines de reprsentation concurrents. Que ce soit dans
les domaines de recherche nouveaux ou dans ceux plus traditionnels, agir de la
sorte est de moins en moins possible et acceptable. Dautant plus que les sujets
traditionnels produisent eux-mmes des formes de discours et dauto-reprsentation
systmatiques destins un monde de reprsentation contextualis produit entre
autre par les mdias, les tats, les entreprises et les ONG. Toute rponse
anthropologique cette condition quasi universelle de lethnographie ncessite une
forme ou une autre de terrain multi-site.
forme ou une autre de terrain multi-site.
En effet, linterdisciplinarit elle-mme (jadis considre comme un domaine distinct
du processus de recherche vritable alors quil sagit dun espace o les projets de
recherche font lobjet de dbats) se fond dans le domaine de lethnographie et
devient une des conditions internes de sa production mme. La configuration exacte
de linterdisciplinarit dpend de la nature de la recherche ethnographique. Mais le
fait que le travail de terrain implique, en tant que lieu de collaboration et de
description dense, un engagement intense et des pratiques de connaissance
spcialises, a des implications profondes pour le malaise li aux formes de
rception de la connaissance anthropologique. Jai examin prcdemment ce
problme que jaborderai nouveau la fin de ce texte.
Ainsi, afin de pntrer finalement dans les mondes vcus des sujets particuliers,
quils soient domins ou dominants, les anthropologues doivent aujourdhui souvent
faire dune autre discipline, dun autre mode de connaissance spcialis un objet
ethnographique. Les textes exemplaires de lethnographie multi-site actuelle (qui
portent pour la plupart sur la science et la technologie, linstar des travaux de Paul
Rabinow, 1996 et dmily Martin, 1994) vhiculent des images danthropologues
retournant lcole, assistant des cours de mdecine, lisant des manuels dans le
but dtablir les collaborations si importantes pour leurs projets. Ce genre
dethnographie de la raison, de labstraction et des pratiques discursives constitue
un des aspects essentiels des projets contemporains impliquant le droit, les mdias,
les corporations, les arts et mme la politique. Parce que chaque sujet peut se
retrouver impliqu dans diverses disciplines ou professions, lethnographie absorbe
une certaine interdisciplinarit en tant quobjet dtude partiel. Et, comme
mentionn, cela tend reconfigurer de manire radicale les frontires des pratiques
de la connaissance lintrieur et lextrieur du domaine dinvestigation
ethnographique, ainsi que laudience ethnographique et ceux qui sont concerns par
lmergence de lieux de recherche multiples.
Ayant tabli comment linterdisciplinarit se fond dans la recherche multi-site, je
veux revenir, en conclusion, sur mon analyse prcdente des contradictions et des
malaises de la pratique professionnelle de lanthropologie contemporaine. Proposer
le nouveau paradigme dune ethnographie multi-site est le principal enjeu que jai
voulu poser et clarifier dans ce texte. Revenons aux tensions que subissent les
doctorants entre lappel des deuximes projets de professeurs reconnus et le
paradigme traditionnel de lethnographie encore en vigueur. La tche critique pour
le futur est de transformer en un paradigme alternatif de la mthode
ethnographique aussi lgitime que le traditionnel ce que les travaux exemplaires des
chercheurs reconnus gnrent travers une rhtorique de la srendipit, des
opportunits et des ruptures inattendues et contingentes rencontres dans ce qui
est, lorigine, une ethnographie traditionnelle (Marcus 1999).
Chaque printemps, je suis principalement occup lire des thses et des projets de
terrains. Jai remarqu que les projets les plus intressants conus par nos tudiants
tmoignent des mmes conditions changeantes de travail que les deuximes et
successifs travaux des chercheurs reconnus, mais en labsence de libert
dexprimentation et de modle explicite de normes alternatives pour conduire le
travail de terrain. Ces exemples inspirent ce que les thses devraient tre sans en
constituer les modles. Les thses de doctorat ne peuvent ni commencer ni se
terminer de la mme manire que ces projets par une rhtorique de la srendipit
mais au contraire doivent constituer une mthode partir dune rhtorique de la
circonstance. Comme not, une question centrale pour moi est de quelle manire les
deuximes projets sont des modles de formation pour les dbutants, ou plutt
dans quels discours mthodologiques peuvent-ils prendre place. Llaboration des
scnarios dune pratique changeante que jai abord dans ce texte est un premier
essai pour rpondre cette question. Je reviens finalement cet autre malaise de
lanthropologie dj mentionn : une certaine crise des modes de rception de
lethnographie. Dans ce cas, la rponse la proposition dune recherche multi-site
telle que je lai dcrite est beaucoup plus complexe. Je vais simplement rappeler le
potentiel et la ncessit dune ethnographie multi-site pour intgrer certaines
connexions interdisciplinaires au sein de la recherche de terrain elle-mme. Cela
suggre la possibilit que les relations de terrain puissent galement devenir des
relations professionnelles et celle dune sphre de normes et de pratiques qui
doivent encore tre explores, dans le cadre desquelles la principale audience de
lethnographie sont aussi les collaborateurs et les sujets du travail de terrain. Il
sagit de beaucoup plus quune rponse des indignes aux anthropologues, comme
cela a t annonc depuis longtemps dans la mise en scne traditionnelle. Cest une
reconception totale du type de connaissance que lanthropologie offre et de son
audience au sein des hirarchies de connaissance de ses bastions euro-amricains.
De plus cela soulve de nouvelles questions propos des types de connaissance
offertes par la communaut de la discipline.
Pour finir, ce qui est peut-tre en jeu est le dpassement de lide dune
ethnographie comme simple production dun certain genre douvrages, de textes, ou
dune forme emblmatique de savoir. Lethnographie se diffuse ainsi en de
nombreuses formes alternatives possibles dcriture rendues ncessaires par les
relations et la rception quimplique une conception multi-site du travail de terrain.
Par consquent, nous navons pas nous occuper, ce que les chercheurs impliqus
dans les projets du deuxime type ne font dailleurs pas, du fait que le modle de
lethnographie soit une monographie reprsentant et rapportant en dtail le travail
de terrain. Car lethnographie se rapporte plutt un processus global gnrant
diffrents modes dcriture dont la production acadmique rserve la discipline ne
reprsente quune forme parmi dautres. Dans ce cadre, il nous est possible de
briser lemprise de la rception externe strotype qui est rserve la
briser lemprise de la rception externe strotype qui est rserve la
connaissance anthropologique vue comme une simple tude de cas, ainsi que les
rceptions internes, fragmentes, essentiellement esthtiques que les
anthropologues ont de leur propre forme de connaissance. Comme jai tent de
lexpliquer, cest lvolution de la recherche multi-site dans des mondes denqute
reprsents de faon redondante et multiple qui commence mrir travers le
malaise de lethnographie. Ainsi, ce malaise se situe au cur du futur de
lanthropologie elle-mme.
Notes
[1] Langlais predicament, traduit par malaise, doit tre compris non seulementcomme problme mais aussi possibilit, ouverture (NdT).
[2] Confrence prononce le 15 mai 2001 lInstitut dethnologie de lUniversit deNeuchtel (Suisse). Traduction de langlais (tats-Unis) par Patricia Arnold,Alessandro Monsutti et Olivier Schinz ; revue, corrige et accepte par lauteur.
[3] Le terme de thin, traduit ici par superficiel, nen porte pas la connotationngative : si un terrain mal men peut rsulter en des donnes superficielles, celles-ci ne sont pas proprement parler thin. Les donnes thin doivent tre le tmoin deprocessus culturels qui sont eux-mmes thin. (NdT)
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