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FLORILEGE 147 juin 2012
Revue trimestrielle de création littéraire et artistique
réalisée avec le soutien d’AG2R- LA MONDIALE
Chaque époque a son art, l’art a la liberté - Gustav KLIMT
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FLORILEGE est éditée par
l’Association Les Poètes de
l’Amitié
ABONNEMENT ( 1an - 4 N°) :
France : 28 Euros
Etranger : 40 Euros
Association Les Poètes de
l’Amitié
Présidents d’Honneur :
Maurice CARÊME
Jean FERRAT
Comité d’Honneur :
Lucien GRIVEL
Marie-Luce BETTOSINI
Cécile POIGNANT
Paulette-Jean SERRY
Monique et Yvan AVENA
Conseil d’Administration :
Président
Stephen BLANCHARD
Membres :
Christian AMSTATT
Yolaine BLANCHARD
Agnès FRANÇOIS
K.J.DJII
Annick GEORGETTE
Marie-Claude LEFEVRE
Jean-Michel LEVENARD
Marie-Pierre VERJAT-DROIT
Cotisation 2012 à l’Association :
Actif : 21 Euros
Bienfaiteurs : 210 Euros
Forfait Abonnement +
Cotisation (uniquement pour une
adresse en France) : 42 Euros
D.L. 2° trimestre 2012
Imprimerie ABRAX
21800 QUETIGNY
Editorial
Les rencontres poétiques de Bourgogne, 23ièmes du
nom, se dérouleront les 24, 26, 27 et 28 octobre à Beaune.
Nous souhaitons leur donner un caractère
participatif plus renforcé encore en insistant sur l’aspect
d’échanges entre les auteurs, revuistes, éditeurs présents
lors de débats largement ouverts sur les expériences de
chacun.
En outre, nous élargirons la démarche qui consiste
à aller vers le public en essaimant par petits groupes dans
divers lieux de la ville pour dire la poésie comme une
parole commune et quotidienne.
L’invité d’honneur de cette édition est le chanteur
Bernard Sauvat que certains d’entre vous ont pu
apercevoir il y a deux ans. Il revient pour un récital
complet qui permettra de faire connaissance avec la
plénitude d’un artiste soucieux de langage.
Plus d’information en contactant Mady Vernay (31
rue du faubourg st Martin – 21200 Beaune ou
Pour l’équipe de FLORILEGE
Jean-Michel Lévenard
Directeur de la publication : Stephen BLANCHARD
Comité de lecture – Rédaction : Annie RAYNAL,
Marie-Pierre VERJAT-DROIT, K.J.DJII, Marie-
Claude LEFEVRE, Jean-Michel LEVENARD
Pour toute correspondance concernant la revue :
(vos suggestions, remarques, coups de cœur, coups de
gueule, propositions de participation) :
Jean-Michel Lévenard – 25 rue Rimbaud – 21000 Dijon
ou e-mail : [email protected]
Concernant l’Association :
Stephen Blanchard – 19 allée du Mâconnais – 21000
Dijon.
Exonérée de T.V.A. – Prix : 8 Euros
C.P.P.A.P. : 0611 G 88402 - I.S.S.N. : 01840444
Visitez le site DES PASSANTES
http://des-passantes/over-blog.com/
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SOMMAIRE N° 147 Juin 2012
CREATIONS
avec des dessins de Marie-Odile VALLERY p.4 Kéva APOSTOLOVA : 6 poèmes
p.5 Martine SANSNOM : 2 poèmes
p.6 Nicole PIQUET-LEGALL : 5 poèmes
p.8 Nicole HARDOUIN : 2 poèmes
p. 9 Adelina LENOIR-CICAICI : Pensées dans le miroir de la Grèce (poèmes)
p.10 Sabine AUSSENAC : 5 poèmes
p.12 Alain BERNIER et Roger MARIDAT : Compte et comptes (nouvelle)
p.15 Eric SAVINA : 2 courtes proses
p.15 Mathieu COUTISSE : Balade dominicale
p. 16 Cédric SCHENONE : 4 poèmes
p.18 Anne-Marie TEYSSEIRE : Celui-là (Prix du concours de la nouvelle)
p.20 Gérard MILLOTTE : Flashes en lisières
CHRONIQUES p.21 La Chronique huronnique de Louis LEFEBVRE
p.24 A ses enfants hors-la-loi, la littérature reconnaissante, par Jean CLAVAL : Denis
Diderot (1713-1784), Les Bijoux indiscrets (1748)
p.26 Faut vous faire un dessin ? par TOM
p.28 Maurice Blanchard, l’enfant sauvage de Montdidier, par Jean-Hugues
MALINEAU
p.31 Poésie espagnole contemporaine « El Grupo Cero -Madrid», par Clémence LOONIS
p.35 De la musique avant toute chose, par K.J.DJII : Tom JOBIM
p.37 Do Brasil par Yvan AVENA: Elizabeth Caldeira Brito
PASSE A TON VOISIN p.39 Christelle THEBAULT - Nouvelles : A l’ombre des grands bois, Annick DEMOUZON,
Prix Prométhée 2012 de l’Atelier Imaginaire
p. 40 Christian AMSTATT - Poésie : Le cri du regard, Jane PERRIN ; Le Grand Jeu 1 et 2,
Laurent Bayart
p 41 ; Louis DELORME - Poésie : Ciels de Vie, Claude MERE ; Le Ciel dans la rivière,
Annie LASSANSAA ; Escarbilles et Villégiatures, Jacques CANUT ; Recueil Poétique,
Marie-Annick FAYDI ; Le Bouquet d’Aurélie, Aurélie de la SELLE, Guillaume
SABRAN – Revues : Rose des Temps ; Inédit Nouveau p.46 Stephen BLANCHARD – Chanson : L’âme de Paris , Pierre MEIGE
p.47 Jean-Michel LEVENARD - Nouvelles : Nouvelles à chuchoter au crépuscule, Lucette
DESVIGNES - Roman : Les larmes d’Amélie, Christian AMSTATT (p.25)
p.47 Revue des revues par K.J.DJII : la revue Pages Insulaires
p.49 Cinéma de quartier, par Bertrand PORCHEROT : Détective Dee : Le mystère de la flamme
fantôme
P.50 L’Agenda des Poètes de l’Amitié
p.51 La Page des adhérents
p.52 Le Prix d’Edition poétique de la Ville de Dijon : Sous la lune Et autres saisons, de Jean-
François FORESTIER, présentation par Christian AMSTATT
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Kéva APOSTOLOVA
Je m’accompagne
comme l’ombre
de l’eau.
Un rayon de soleil
console mon visage :
je vis en viager.
Je tais ma vie
devant l’univers silencieux.
L’œuf est un oiseau
avant l’oiseau.
Le soleil
Ce soleil non vérifié à la main
L’excuse facile de certains
devant les vivants pour la vie elle-même ?
L’avenir a-t-il un avenir ?
Le ciel
vit sa vie.
Qui distribue
l’avenir ?
Je me fais du souci
après un crime non accompli.
Pour me sauver
je saute rapidement
dans les bras les plus proches :
les miens.
Kéva Apostolova, née en 1946 en Bulgarie, est rédacteur en chef de la revue Théâtre à Sofia. Auteur de nombreux recueils de
poésie, publiés en Hongrie, Pologne, Russie… et de pièces de théâtredont certaines ont été présentées sur scène à New-York
et Istambul. Traduction du bulgare par Anélia Véléva.
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Martine SANSNOM
Mont-Saint-Guibert
Ce dimanche a détruit mon château du bonheur.
De la rivière ondoie au bord de mes paupières.
Je marche, l’âme à vif, sur un sentier coupant
De souvenirs en verre éclatant de tristesse.
Sur l’arbre couché, mort, j’accroupis mon chagrin.
Que le blanc papillon lui rende son beau temps !
Dans les myosotis, la moutarde éternue.
Le poil à me gratter s’enroule au liseron.
Sur le seuil de sa porte, Lionel est assis,
Tout en bleu de travail, il pelait ses patates.
Fuse un « Bonjour, Monsieur ! » Fuse un « Bonjour, Madame ! »
Et l’ombre du pignon déjà, les engloutit.
L’Orne coule berceur, constellé d’aubépines ;
S’y mirent la groseille, les cerises acides
Et le geai, tout là-haut, frottant son bec au ciel
Tandis qu’un hochequeue boit la mer, dans mes yeux.
La « tâcheronne »
Je suis la « tâcheronne » des herbes potagères
Mille ans de servitude m’ont collé les talons
Et je tonds les chardons de mes petits ciseaux.
Pays de solitude et d’amour flamboyant
Me ceinturent d’orage, de lames de couteaux
Et je tonds les chardons de mes petits ciseaux.
Harcelé par l’ortie, l’espoir plus ne se porte
Sur le noir taureau fou vêtu de lune ardente
Et je tonds les chardons de mes petits ciseaux.
Un jour, la mort viendra, chevauchant des soleils
Planter un clou d’argent, là, juste entre mes yeux
Lors je tonds les chardons de mes petits ciseaux.
.
Martine SANSNOM, Prix d’Edition de la Ville de Dijon 2010 pour Les Roulettes russes.
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Nicole PIQUET-LEGALL
Solitude
ton ombre défile toujours
sur les sentiers abrupts
dans l’odeur des bois
inhumés
L’écho sans visage
hante les paysages
au-delà du miroir
Illisible
ta loi reste inchangée
et le réel
effrayant
se tapit
dans les méandres de
l’indicible
Impossible de rassembler
les morceaux épars
d’un devenir incertain
Hisser ses pertes
comme on dresse un
drapeau
jusqu’à l’épuisement
Les bras n’œuvrent plus
à verrouiller l’amour
Amour
mot mille fois ânonné
hors sens
Les mains sont retombées
écorce contre écorce
vides
Et l’on chemine ainsi
longtemps
aveuglé par le Rien
Les paumes saignent
à polir les marches
que nous devions gravir
Tentative échouée
de notre émancipation
Latence indéfinie
Solitude
Ô Solitude
La ternissure des peuples
chasse l’odeur des forêts
jusqu’à cette lente
décadence
au cœur des villes anonymes
Trop tard pour prier
Trop tard pour implorer
La sentence est là
entre les dents
exactement serrées
L’air est si sec
dans la morsure du sirocco
Et le désert qui s’allonge
à l’arrachement de nos
racines
dégage sous les pieds
l’originelle malédiction
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Souviens-toi
Avoir touché la genèse
toutes sources ouvertes
à profusion
dans les eaux vierges de
l’Etre
Avoir éprouvé sous la peau
le ressac incessant
d’un rêve de partage
Avoir habité le même corps
sans se soucier du devenir
cet océan de détresse
où nous savions mesurer
le risque de se perdre
avec l’abolition définitive
de toute volonté
Souviens-toi
de nos paupières
peuplées d’astres chauds
Le monde se transformait
ivoire et turquoise
Laisse l’insistance du vent
te plaquer contre le roc
et regarde en face
la houle soulever les
embruns
Là
où se délite
la douleur des mères
Là
où tu sais revenir
lorsque l'épouvante t’enserre
et que s’ouvre le précipice
à l’extrémité de ton souffle
Porte les yeux
sur l’évanescence des choses
Plonge sans penser
dans ces contrées nébuleuses
à perte de mémoire
Et va
tout blâme aboli
dans un détachement total
t’asseoir
sur la proéminence d’un cri
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Nicole HARDOUIN
OMBRES MAJUSCULES
Goutte à langue
coule s’écoule
mots-mensonges
masques-funambules
décalcomanie
au seuil de la pensée.
Langue à vent
passe repasse
le poids du croire
l’erreur du savoir
sur confiance en déroute.
Vent à bosquet
hache arrache
oiseaux barreaux
liberté offerte
aurore frondeuse
pour horizon invisible.
Bosquet à silence
cerne décerne
abécédaire d’échardes
ombres- majuscules
soie fuyant
sur strophes murmurantes.
Silence à anges
chante enchante
astres-prophéties
ailes-processions
lointains recommencements
ciel symphonie.
LE SANG DES MOUETTES
Les haubans de ta déraison dérivent
aucun radeau pour toi.
Sur la déferlante de tes regrets
le sable interroge le sang des mouettes
Dans tes aveux secrets
crisse le sel.
Ferme les paupières de la nuit
la mer revient toujours boire dans les nids du besoin.
Reprends souffle dans la bouche du jusant
hurle, brûle tes mirages.
La mer a retrouvé la clé des marges
les vagues renaissantes ont
des yeux pour rivages
des lèvres pour port.
La mer dort sur l’aile d’un albatros
libère tes embruns
Tu reviens de nulle part.
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Adelina LENOIR CICAICI
Pensées dans le miroir de la Grèce
Une fois arrivée sur les terres chargées de
sèves solaires,
assise à une table devant laquelle
la mer danse avec ses nymphes de sable,
je pense à la perfection divine du Créateur.
*
Nous étions de passage
sur les sentes de la mer,
les juments écumantes
enfonçaient leurs crinières
dans nos chairs humides
ô beauté des étreintes
dans les flammes divines !
*
Quel sublime goût de soleil et de terre
ont les tomates et les pêches,
les melons et les pastèques,
les olives et les poivrons en Grèce !!!
*
Quand je pense à l'Être qui coule,
j'imagine une source capable de filtrer
toute la misère du monde...
*
Ma mère est la divine terre
qui a enfanté et bercé
la semence que je fus
et l'Être que je suis...
*
Le plus authentique et magique commerce se trouve vers la fin de la plage
de Loutsa (en Grèce).
Un éventaire simple avec des caisses en bois, chargées de pêches voluptueuses,
tomates charnelles, pastèques gardant le sourire du soleil, aubergines-ballerines,
melons sanglotant de rire dans le miracle de la lumière, et un couple de grecs chaleureux
comme une matinée d'été.
Elle pèse les récoltes de la terre, pendant que lui, assis sur une vieille chaise, note dans un
cahier d'écolier le poids et les prix. matinée
Les deux ont un sourire pur comme les perles de la mer.
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Sabine AUSSENAC
Il faudrait ne pas aimer Noël
Savoir renoncer à ces cannelles folles et aux bougies
du temps.
Le sapin en Ardennes m’est statue de Commandeur.
Loin des arcades, deviner d’éternelles Abyssinies.
Il faudrait ne pas aimer Noël.
Une poupée à Auschwitz me regardera plus tard de
ses yeux de pierre vide.
Les osselets de ma mémoire et au loin,
les fumées.
Je me souviens du ressac et des fièvres
L’ange du soir me regarde ;
Ses yeux lilas fixés sur mes fêlures, il sourit.
Je me souviens du ressac et des fièvres, de la main de
ma mère au fronton des douceurs.
Bénédiction des jonquilles, comme des fées badinant
vers la mare. Petite fadette enhardie, je rayonne en
bouquets de mai.
L’ogre aura raison de toutes, mes innocences.
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L’autre côté de moi
L’autre côté de moi sur la rive rhénane. Mes étés ont aussi des couleurs de houblon.
Immensité d’un ciel changeant, exotique rhubarbe. Mon Allemagne, le Brunnen du grand parc, pain
noir du bonheur.
Plus tard, les charniers.
Il me tend « Exodus » et mille étoiles jaunes. L’homme de ma vie fait de moi la diseuse.
Lettres du front de l’est de mon grand-père, et l’odeur du gazon coupé.
Mon Allemagne, entre chevreuils et cendres.
Passer mon cœur à l’encaustique
Passer mon cœur à l’encaustique ; les piles de draps de lin aux broderies d’ancêtres asservies et
patientes apprennent fil du temps.
Ce silence aux veloutés d’orfraie ; la nuit chuchote et crisse, parfois l’Autan crie comme femme en
gésine.
La source, abreuvoir des miracles, légère en ses tons de cressons et d’abeilles.
Cristal en fusion de ruisseau, flambée de sarments aux éclats de vendanges, terre lourde en sillons
d’avenir, immensité de l’estive ensoleillée :
quatre éléments me constituent liberté.
Je suis quelqu’un de bien dans la tempête
Garder les yeux ouverts, ne jamais se coucher.
Mes étés bruisselants d’un million de cigales. Et la neige.
En dépit des terreurs, ne pas fuir à Varennes. En tout sol calciné planter Arbres de Mai.
Lili Marlen et Marianne, au pays des cent paix.
Je suis quelqu’un de bien dans la tempête.
Faire connaissance avec Sabine Aussenac :
http://www.lulu.com/shop/sabine-aussenac/british-kiss/paperback/product-20111249.html
http://www.amazon.fr/BRITISH-KISS-ebook/dp/B007S4DWN8
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DISPARUE DEPUIS UN DEMI SIÈCLE
Nous avons retrouvé, parmi de vieux papiers du début des années 60, cette nouvelle inédite "Comte et
comptes". Inutile de vous dire que nous avons été ravis, les auteurs sont incorrigibles, ils tiennent à ce
qu'ils écrivent !
Nous n'avons pas changé un mot, alors ne soyez pas surpris : on se gare en plein Paris devant des
magasins de luxe, on circule facilement. Il n'y a ni portables, ni caméras de surveillance, ni
électronique !
Nous vous souhaitons un bon voyage dans ce passé que nous avons bien connu.
COMTE ET COMPTES
Alain BERNIER et Roger MARIDAT
Le vendeur dévisage le client qui vient d'entrer, c'est un homme racé d'une quarantaine d'années vêtu d'un ensemble sport très élégant.
- Je voudrais voir un bracelet en diamants. Il a une voix basse, étudiée, mais son sourire
sympathique fait oublier ses intonations affectées. Il examine les différentes pièces qui lui sont
proposées et fait la moue. - Vous n'avez rien de plus beau ? Sur le ton de la confidence il ajoute : - C'est pour un anniversaire... Je voudrais que
ce soit parfait. Le vendeur est pris au dépourvu car le
bijoutier, Axel Armau, est absent. - Pour les pièces de collection il est préférable
que vous voyiez monsieur Armau, mais comme il n'est pas là je vais en parler à madame Armau. Si vous voulez bien attendre...
Il range rapidement les bijoux et va chercher la femme du directeur. Chantal Armau est blonde, jeune, ravissante, intelligente et son sourire commercial est irrésistible.
- Que puis-je pour vous, monsieur... ? Comme elle laisse traîner un peu la voix, il se
présente : - Rumeau, comte de Rumeau. Avec beaucoup d'habileté elle le questionne
devant le vendeur pourtant chevronné qui est toujours médusé par le savoir-faire de sa patronne.
- Permettez-moi une question indiscrète. La personne à qui vous destinez ce cadeau a les yeux de quelle couleur ?
- Verts.
- Alors j'ai un bracelet somptueux en émeraudes très pures. Evidemment le prix en est élevé.
- Combien ? - Je vais d'abord vous le montrer. Même si
vous ne l'achetez pas, c'est une merveille qui vaut la peine d'être regardée.
Elle se dirige vers le coffre et revient avec un écrin qu'elle ouvre religieusement.
- Admirable ! s'écrie-t-il. - Neuf cent mille francs, glisse-t-elle...
nouveaux évidemment. Le comte de Rumeau examine les pierres une
par une en connaisseur et soupire. - C'est... c'est une somme. - Mais c'est une affaire. Elle vante les mérites des placements en
bijoux et met tant de conviction qu'elle donne l'impression d'être une bienfaitrice de riches épargnants !
Au bout d'une vingtaine de minutes, il s'incline.
- Madame, je capitule. - Mais non, monsieur, c'est dans votre intérêt.
Quant à moi, je m'en sépare à regret. - Je vous le règle immédiatement... j'emporte
le bracelet avec moi. Il sort son carnet de chèques, en détache un
qu'il remplit aussitôt puis fouille dans ses poches. - Mon dieu ! J'ai oublié ma carte d'identité.
Pourtant je tiens à vous la présenter, je l'ai peut-être laissée dans la voiture.
Il se dirige vers la Mercedes qu'il a garée devant le magasin et regarde longuement dans la boite à gants.
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Pendant ce temps Chantal Armau examine le chèque et dit au vendeur à voix basse :
- Téléphonez vite à la banque pour voir s'il est provisionné.
L'employé revient, déconfit, quelques secondes plus tard.
- C'est fermé... A quelques minutes près ! Le comte de Rumeau rentre dans la bijouterie
l'air embarrassé. - J'ai dû laisser mes papiers à l'hôtel. Je suis
descendu au Palace et tout le monde pourra vous certifier qui je suis.
Le vendeur cherche le numéro de téléphone et, peu après, entend :
- Palace Hôtel. De Rumeau prend l'appareil, demande la
réception et passe l'écouteur à madame Armau. - Allo ! François, j'ai besoin de vous pour
certifier mon identité. - A votre service, monsieur le comte. Satisfait de Rumeau regarde Chantal puis le
vendeur et murmure : - C'est tout ce que je voulais vous dire. Merci. Il raccroche avec désinvolture et ajoute en
souriant : - Je crois que vous n'avez aucune crainte à
avoir. - J'en suis sûre, mais cette procédure est si
inhabituelle... et la somme tellement importante ! Il se rembrunit, fronce les sourcils et réplique
d'un ton sec : - Je ne veux pas vous forcer, madame, nous
pouvons en rester là. - Non ! Non ! Je vous en prie. Le vendeur est ravi de ne prendre aucune
responsabilité dans cette affaire et baisse le nez. Le comte plaisante de nouveau, sort avec
l'écrin et démarre rapidement. - J'espère que je n'ai pas fait une bêtise, dit
Chantal à voix basse en refermant la porte, mais c'était tentant la somme est inespérée.
Lorsque Axel Armau revient il écoute sa femme et semble très agité.
- Tu es folle ! Folle ! Il s'agit certainement d'un escroc. Venir un vendredi soir avant la fermeture est un coup classique auquel un bijoutier même débutant ne se laisse plus prendre depuis longtemps.
- Cet homme avait beaucoup de classe et le Palace m'a confirmé son identité.
- La classe ! C'est ce qu'il y a de plus dangereux !
Le vendeur hoche la tête, ravi de constater que sa patronne s'est montrée bien légère.
- Je prends les choses en main, dit Axel furieux. D'abord je téléphone au patron du Palace qui est une vieille connaissance.
Dès qu'il a son correspondant il lui expose son problème.
- Je vais me renseigner et je te rappelle, entend-il.
- Merci. Axel raccroche, fait les cent pas devant
l'appareil, guettant la sonnerie qui finit par retentir. - Alors ? demande-t-il en reconnaissant la voix
de son ami. - Mon pauvre vieux, je crains que tu ne te sois
fait rouler. Monsieur De Rumeau vient de passer deux jours chez nous dans une des chambres les moins chères. Il n'a aucun titre et je suppose que Lecomte – en un mot - est le nom de sa mère. Il a beaucoup plaisanté avec un des employés de la réception qui était très surpris de cette familiarité.
- Je comprends dans quel but il l'a fait, être reconnu au téléphone.
- Exactement ! Quant à sa voiture, elle est de location.
Il y a un court silence et le directeur reprend : - Maintenant tiens-toi bien car je vais
t'apprendre le pire. De Rumeau a quitté l'hôtel, il prend l'avion ce soir pour l'Amérique du Sud.
- C'est la catastrophe. Axel fait une scène violente mais rapide à sa
femme car il faut qu'il agisse avec le maximum de célérité pour tenter de récupérer son bien. Le vendeur, lui, se délectant de la situation, propose à ses patrons de rester avec eux afin de pouvoir les aider si besoin s'en faisait sentir.
Armau appelle la police et le commissaire Ravignac lui répond.
- Lecomte-De Rumeau, ce nom me dit quelque chose. Si je ne me trompe pas, il s'agit d'un homme qui n'a encore rien à son casier judiciaire, mais qui a été mêlé à de nombreuses affaires plus ou moins louches... Une espèce d'escroc international... mais très habile. Je pense que cette fois-ci nous allons pouvoir le coincer.
Effectivement il rappelle Armau quelques heures plus tard.
- Notre homme est arrêté et le bijou en sécurité... mais quelle histoire ! Il joue les victimes et prétend qu'il devait signer un contrat à Rio... Ces gens-là ont un culot extraordinaire.
*
* * Le lundi matin le commissaire Ravignac est
effondré. De Rumeau prouve que son compte en banque est alimenté et qu'il peut payer le bracelet. Quant à l'affaire qu'il devait conclure au Brésil, elle
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n'a pu, bien évidemment, l'être en temps utile et il demande de sérieux dommages et intérêts.
- Si monsieur Armau me verse cent mille francs, je veux bien me taire et ne pas porter plainte. Vous avez intérêt à lui faire entendre raison car c'est un bien mauvais cas pour lui... et pour vous aussi, monsieur le commissaire, qui avez montré beaucoup de légèreté dans toute cette histoire.
Discussions, palabres se succèdent et le commissaire convainc enfin Armau d'accepter cette proposition.
- Je vais aller lui porter le chèque et lui dire ce que je pense de lui, s'écrie Chantal. C'est un escroc ! Il nous extorque cent mille francs avec une facilité déconcertante.
- Calmez-vous, chère madame, - N'y va pas, ma chérie. - Personne au monde ne m'empêchera d'agir
comme je le veux. - Je pourrais servir d'intermédiaire, propose le
commissaire bouleversé par cette affaire qui risque de briser sa carrière si elle s'ébruite.
- Non ! réplique-t-elle, n'insistez pas. Le voyant pâle et nerveux, elle le tranquillise. - Ne vous inquiétez pas, commissaire, il n'y
aura pas de scandale. Vous avez fait le maximum pour mon mari et nous vous sommes très reconnaissants ; ce n'est de la faute de personne si nous nous sommes trompés sur cet individu.
Une heure plus tard, Chantal s'adresse à la réception du Plazza car De Rumeau a changé d'hôtel.
- Monsieur De Rumeau, demande-t-elle, pour madame Armau.
L'employé téléphone puis se penche vers elle. - Monsieur De Rumeau vous attend, le groom
va vous conduire à son appartement. A peine entrée dans le petit salon attenant à la
chambre, elle tend le chèque. - Voici ce que vous avez escroqué à mon mari,
monsieur. Il le lui prend des mains, l'examine puis se
dirige vers sa valise qui est fermée à clef ; il l'ouvre lentement, cherche l'écrin et le lui donne.
- Voici mon cadeau, madame ! Ils éclatent de rire et tombent dans les bras
l'un de l'autre. - Mon amour... - Ma chérie... - Tu vois, dit-elle, j'avais raison, mon mari est
tombé dans notre piège. - Je craignais qu'il n'ait pas suffisamment de
conviction pour pousser le commissaire à m'empêcher de prendre l'avion.
- Nous avions tellement trouvé de détails qui semblaient t'accabler... à tort !
Il l'embrasse longuement, la caresse, il est heureux. Bientôt tous les deux seront installés à Rio.
- Tout est en ordre, dit-il, j'ai nos billets pour ce soir.
Il prend le chèque, l'endosse au nom de Chantal puis le lui donne.
- Cela t'aidera à prendre tes dispositions pour que ta mère ne soit pas dans le besoin.
Elle le remercie puis s'exclame : - J'ai hâte de quitter la France, tes autres
affaires me font peur. - Tranquillise-toi, dit-il, tu sais très bien
qu'aucun scandale ne peut éclater avant quarante-huit heures et, à ce moment-là, nous serons loin.
Peu après il l'accompagne jusqu'à un taxi. - A tout de suite. - Je t'aime... Elle donne l'adresse de sa mère puis, quelques
secondes plus tard, se reprend et se fait conduire à la bijouterie.
- Ma chérie, dit Armau, j'ai encaissé le chèque, neuf cent mille francs c'est tout de même intéressant. Et toi ?
- Moi ! Je te rapporte le bracelet et le chèque de cent mille francs !
- De Rumeau ne va pas essayer de se venger, s'il ne te trouve pas à l'aéroport ?
- Il risque trop en restant en France... Ah ! Nous l'avons bien eu ce pigeon !
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Eric SAVINA
LES MANNEQUINS VIVANTS
Leurs cœurs ne sont pas de pierre, et pourtant,
ils sont nombreux à habiter des cités en béton.
Leurs mains ne sont pas en argile, mais ils
fabriquent presque toujours du provisoire.
Leurs yeux ne sont pas de verre, et malgré tout,
ils ne voient pas plus loin que le bout de leur
nez. Leurs oreilles ont des pavillons en berne
depuis bien longtemps. Dans un monde
uniforme, ils courent là où on leur dit d’aller,
sans savoir pourquoi. Durant leurs modestes
existences, ils liront plus de publicités que de
poèmes. Leurs modèles seront les vitrines des
grands magasins qui leur diront : « Soyez
beaux et taisez-vous ! Surtout ne pensez pas ».
Ils ressembleront à des mannequins de cire, à
des polichinelles sans expression, à des soldats
de plomb au regard figé, à des androïdes à
figures humaines et à des jouets mécanisés. Ils
mettront leurs cerveaux à la consigne et
avaleront la clef en ne laissant derrière eux que
des pas dans la neige.
SACRE JACK
Jack n’utilisait jamais de carte bancaire pour
payer ses achats
Jack ne rédigeait jamais de chèques pour régler
ses dettes de jeux
Jack ne procédait jamais par virement bancaire
pour s’acquitter de son loyer
Non, Jack l’éventreur payait toujours en petites
coupures
Mathieu COUTISSE
BALADE DOMINICALE
Un renard de contrebande
Et une blonde de cheveux
Etaient allés rendre visite
A la rombière qui est aussi sorcière
Et écouter pleurer,
Du fond de la propriété,
Ses saules réputés
Au retour ils ont dû contourner
La manifestation des maisons
Qui ne veulent plus de la journée de vingt-
quatre heures ;
Ils sont passés devant des cours de fermes
Où festoyaient de grands bouliers-compteurs
Ils ont, pour retrouver la route,
Interpellé un chimpanzé
Qui ne pût que les embrouiller
Tant il était déconcerté
D’avoir surpris un puceron
Tout juste sorti de prison
Comptant fleurette à des pucelles
Qui du coup devenaient plus belles
Ayant très peu risqué de leur anonymat
Ils sont rentrés comme des chats,
Ont commandé par téléphone
Une pluie sans acétone
Et trois éléphants rouges et bleus,
S’étant remis du khôl aux yeux,
Sont venus la leur apporter
En provoquant des craquements
Impatients de la fin des temps
16
Cédric SCHENONE
Au grand jamais
Les gens intelligents souffrent
Et alors
Leur souffrance dure toujours
Ils souffrent
Du temps qui passe
Du spectacle
Des gens idiots
Et parfois
Des feuilles mortes
Qui s'envolent
Dans le vent
Mais jamais
Au grand jamais
Ils ne cessent
De se poser
Des questions
Les gens bêtes ne souffrent pas
Ou alors
Leur souffrance
Ne dure qu'un temps
Ils vivent
Sans se poser de questions
Sans songer
Au lendemain
Et parfois
Sans s'imaginer
Qu'ils font souffrir
Les gens intelligents
Mais jamais
Au grand jamais
Ils ne se posent
De questions
La citadelle assiégée
Que la paix soit avec moi
C'est ce que je peux souhaiter
Pour ça
Rien de plus simple
La providence n'a pas son mot à dire
Il me suffit
De me cloîtrer chez moi
De débrancher le téléphone
Et d'investir mon humble demeure
Comme on investit une citadelle
Dressée hiératique
Sur un îlot
Au milieu de l'Atlantique
Assiégée par des milliers de croiseurs
En lieu et place de missiles auto guidés
Je n'ai à ma disposition
Que ma morgue
Ma froideur
Voire mon mépris
Pour dissuader l'armada de raseurs
Et aussi la technique du mort
Afin de leur laisser supposer
Que j'ai disparu de la surface de la Terre
Mais c'est une technique à employer
Avec parcimonie
Ils pourraient s'inquiéter
Ce qui serait inquiétant
Pour ma tranquillité
17
Un contemplatif à la mer
Je fais tout
En pensée
J'ai tout vécu
En esprit
Mais je suis un contemplatif
Et le contemplatif est foncièrement
Passif
Le contemplatif
S'il tombe à l'eau
Cherchera à la comprendre
Et se noiera
Rien ne se passe
Pendant des années
Ce qui nous semble
Des siècles
Le temps s'étire
A l'infini
En une morne plaine
Grise
Et soudain
Tout s'accélère
On est pris
Dans le tourbillon
Les rapides
De la vie
Le destin se joue
De nous
Bouchon voguant
Cahin-caha
Au rythme des flots
Cahotant
Et du courant
Mais le contemplatif
S'il tombe à l'eau
Cherchera à la comprendre
Et se noiera
La madeleine au goût de figue
L'odeur âpre du figuier
Me saisit au détour d'une rue
Sans âme
Mais ensoleillée
Une senteur sauvage
D'été
D'enfance
C'est l'odeur des promenades
Dans la campagne varoise
Avec mes parents
Chez l'oncle Dédé
Là-bas
Titanesques
Les batailles de figues se succédaient
On grimpait dans les arbres surchargés
Sans se soucier des branches trop fragiles
A l'écorce uniformément grise
Qui nous faisait songer
A la peau d'éléphants vus
La veille
Dans des reportages animaliers
Puis bien installés
A l'abri des larges feuilles palmées
On se gavait de fruits ultra sucrés
Il fallait peu de temps pour qu'entre deux
bouchées
La guerre fût déclarée
On s'envoyait alors
En pleine poire
Les figues noires
Molles et bien trop mûres
Qui éclataient sur nos visages hilares
Mon copain roux ajoutait le violet
Aux feux de ses cheveux
Et on se marrait
C'était le bon temps
Chez l'oncle Dédé
L'odeur âpre du figuier
18
Anne-Marie TEYSSEIRE
Celui-là
Prix de la Nouvelle sur le thème « Blanc benêt et benêt blanc »
« Vous pouvez pas comprendre… Je suis arrivé un lundi matin dans ma classe et
je l’ai trouvé là. Assis- posé plutôt- au premier rang. Il avait déjà deux têtes de plus que les miens. Morel, le directeur est tout de suite arrivé. Il
m’a causé un peu à part, dans le couloir : « Ecoutez, Pedretti, il fallait absolument le
scolariser ce gosse. Il a pas de place ailleurs. Ça fait déjà six mois que ses parents font des
demandes partout. Légalement on pouvait pas refuser … alors bien sûr, on a pensé vous – ils avaient pensé à moi ! – Pedretti vous avez de la bouteille, vous savez les prendre et bla-bla-bla… » tout le baratin pour me faire avaler la pilule.
Pourtant, c’est vrai, je peux le dire : j’ai appris à lire et à écrire à tous les gamins du canton.
Deux générations même… J’en ai vu des cas en trente-cinq ans. Des
familles pas piquées des hannetons, des fils d’alcoolos, de suicidaires, des fils de salauds même ! Des caractériels, des timides, des mutiques, des gueulards, des têtes brûlées que personne n’arrivait à cadrer…
On me disait toujours : « M. Pedretti, avec vous y’a toujours un déclic. Vous arrivez toujours à en tirer quelque chose… »
Mais celui-là… Bon, j’ai fait ma classe comme d’habitude. Que dire ? il était pas gênant , pas gêné non
plus. Ça les a perturbés qu’un moment, les miens. Ils l’ont regardé comme un gros Martien, puis comme il se manifestait pas, ils l’ont oublié
Au bout d’une demi-heure, vu qu’il était toujours assis dans la même position, j’ai compris qu’il pouvait pas suivre, alors je lui ai donné une feuille et des feutres et je lui ai dit qu’il pouvait dessiner, qu’on verrait ensemble à la récré…
A la récré, il était toujours aussi calme et là, je l’ai mieux regardé. Les parents, des fois…quelle idée de lui laisser les cheveux longs jusqu’aux épaules et de l’affubler d’un pantacourt !
Je vous jure, ça fait bizarre dans une école primaire, des gros mollets poilus comme ça ! Puberté précoce, il paraît. Il lui manquait plus que ça…
Enfin. On a regardé son dessin : une maison avec deux fenêtres et un soleil. Voilà.
Je peux vous dire que je m’en souviens de son dessin : pendant un mois il a fait le même ! Exactement le même, tous les jours. Sans rien en dire. Une maison avec rien dedans.
Et quand il avait terminé, il attendait en souriant que le temps passe…
Evidemment, les autres gamins, ils le loupaient pas : « M’sieur, M’sieur, il a fini son dessin ! » et toute la classe de rigoler…
Un jour, ça m’a tellement mis en rogne que je lui ai crié : « Tu me les casses avec ta maison ! tu me les casses ! tu peux pas faire autre chose, non ? Ou alors rajouter un truc : un arbre, un oiseau, je sais pas, moi ! ». J’étais énervé et je lui ai balancé la feuille à la figure.
Le soir, quand j’ai ramassé les papiers sur les tables, je l’ai trouvé son dessin. Il avait rajouté un arbre : un bâton marron avec le bout vert et un v dans le ciel pour l’oiseau. Je sais pas comment vous dire, ça m’a démoli…
En tout cas, lui, il était jamais démoli. Il était
là, tous les jours au 1er rang, calme, posé comme un sac de farine sur le banc, avec ses mollets poilus et son sourire.
J’ai essayé de le prendre à part, de revoir avec lui les bases, le déchiffrage, les additions … oh ! il était pas de mauvaise volonté, mais vous comprenez, j’avais beau frapper à sa porte, ça s’ouvrait pas…
Pourtant, les cancres, ça me décourage pas. J’en ai vus des qui voulaient rien savoir ! eh
bien, moi , mon principe c’est que si ça rentre pas par les oreilles, ça rentre par les mains, et je leur fais construire des nichoirs pour les oiseaux, des cabanes dans les bois. On fait des plans, on coupe les planches, on visse, on cloue, …tiens, souvent aussi je leur fais faire un potager. Y’a toujours un moyen de les intéresser, et puis hop ! le déclic se fait.
Et si ça rentre pas par les mains, ça rentre par les pieds ! Je me souviens, le petit Bauzelle, rien à en tirer, onze ans déjà…eh ben, le mercredi, on est allé courir ensemble dans la garrigue. On regardait les collines, on respirait. Il adorait ça. On ramassait des plantes, on observait les saisons…Il travaille maintenant au bûcheronnage. C’est l’espace et la nature qu’il lui fallait, c’est tout.
19
Mais celui-là… Au bout de quelques semaines, j’ai pas pu le
laisser sortir en récré avec les autres. Forcément, le voir assis par terre dans le bac à sable, à regarder les fourmis ou même à se tripoter, ça les excitait les autres. Ils arrivaient même à être méchants. Un jour, j’ai piqué une grosse colère : ils l’avaient fait coucher par terre et ils étaient en train de le recouvrir totalement de sable en rigolant. Lui, il était pas fâché. Il était jamais fâché. Alors, c’est moi qui me suis fâché contre lui. Je lui ai dit qu’il devait pas se laisser faire, qu’il était grand, qu’il devait se tenir debout, je l’ai secoué…
Bien sûr, mes collègues ne comprenaient pas : « C’est pas de sa faute, il est comme ça…faut pas le disputer ! » Mais enfin, Nom de Dieu, c’est pas acceptable.
Des fortes têtes, j’en ai eues à l’école. Des
violents, des sournois qui font leurs coups en douce. Ceux qui répondent et même tiens, Chabre, il s’appelait… un jour que je l’engueulais, il a fait mine de se dresser contre moi. Je l’ai attrapé par le col, je l’ai mis contre le mur, j’ai pas crié, non je lui ai simplement dit : « A la maison, tu fais peur à ta mère et à tes sœurs, ici mon petit vieux, c’est à moi que tu auras à faire ! » et je l’ai reposé. Il y a eu un grand silence et ça a été fini.
C’est pas une question de carrure, mais de dé-ter-mi-na-tion. C’est ce que j’explique toujours aux jeunes collègues !
Mais celui-là… Rien à faire, jamais colère. Jamais triste non
plus. Voilà : le pire c’est qu’il avait jamais l’air
malheureux. Il était là, posé au milieu de nous, tranquille, souriant, comme si la vie lui passait au travers…
J’ai tout essayé pour que ça bouge. Je me disais qu’un jour ou l’autre il serait intéressé par un truc, que ça lui ferait de l’effet, quoi, que la porte s’ouvrirait !
En février, j’ai pensé à l’association montée pour promouvoir la culture populaire, on y fait souvent des lectures un peu mises en scènes. Les gamins, même les grands, ils ont beau protester, ils adorent. Quand je leur dis « Le Conte du Genévrier », même les durs à cuire ils sont scotchés…
J’ai pensé : ça va le remuer… A la fin du spectacle je suis allé le voir.
Bouzidi et Da Silva qui d’habitude sont de gentils garçons, lui avaient posé sur la tête le programme où ils avaient écrit : « Le con du 2 février ». Et lui, il souriait là dessous, l’air tranquille, au milieu de ceux qui se bidonnaient…
Alors c’est moi qui l’ai remué : « Merde, je lui ai dit, t’es où ? mais t’es où ? réponds ! » - « ch’uis là » qu’y m’a dit ! « Arrête de faire le con ! arrête de faire le con !! ».
Ça me devenait insupportable. Il était bien quelque part ce gosse. Au fond de
ce gros corps inerte y’avait bien quelqu’un ! Comment dire…ça m’offensait que ça se
manifeste pas. Les collègues ne comprenaient rien : « Laisse-
le donc tranquille ! il est heureux comme ça » D’abord, qu’est-ce qu’ils en savaient s’il était
heureux ? Et puis le laisser tranquille !…c’est de tranquillité qu’il crevait ce gosse !
Il pouvait quand même pas se contenter d’être là, à sourire en refusant de subir la laideur du monde, à attendre quoi ? l’éternité ?
C’était une insulte à la vie ! Quoi, il avait pas le droit…
Ils refusaient tous de comprendre. Un jour, on était de cantine, Veyre et moi, et j’essayais de lui exposer mon point de vue, « Tu sais, pour lui – il m’a dit, en le montrant du menton (on pouvait pas le louper : il s’empiffrait, dépassant les autres de sa tête et du bonnet blanc à pompon qu’il y avait oublié) – toutes tes méthodes, c’est benêt blanc et blanc benêt ! » et de s’esclaffer.
Evidemment la saillie a fait le tour de l’école. Celui-là, il a commencé à m’obséder… Je rentrais énervé à la maison. Il me fallait 2 ou 3 pastis pour me remettre les
idées en place. Mais je peux dire que lui, je l’ai plus jamais laissé tranquille !
Je le lâchais pas. Pas question qu’il continue à faire l’animal au milieu de nous autres.
La nuit, je réfléchissais aux exercices, aux méthodes…J’allais la lui faire remplir sa maison vide !
Je m’occupais quasiment plus que de lui. Merde, un jour ou l’autre, il faudrait bien qu’il crie, qu’il souffle, qu’il souffre, qu’il soit un homme, quoi !
Le directeur est venu plusieurs fois me dire : « Pedretti, si vous voulez, on peut le mettre dans une autre classe…faut pas focaliser sur lui, faut prendre des distances… »
Prendre des distances…c’est bien le discours à la mode !
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Faut prendre des distances avec ses problèmes, avec les histoires des autres, avec la marche du monde…zen, on observe de loin.
Ben voilà, justement, c’est ce qu’il avait fait lui, il avait pris des distances et tellement qu’il s’était perdu ! qu’il était quelque part, mort-vivant, confit dans sa connerie et que tout le monde était content !
Alors là, non ! Je lui disais en tapant sur la table : « t’as pas le
droit de faire le légume comme ça, c’est trop facile ! tu es notre frère humain – oui, notre frère humain ! – et tu dois respecter ta dignité humaine. Voilà ! alors tu te tiens debout et tu récites cette putain de poésie ! et avec ton cœur, Nom de Dieu !! »
A la récré, comme les autres le voulaient pas au foot, évidemment, je le gardais. Et je le lâchais pas tant qu’il m’avait pas collé droit les illustrations de son cahier.
Plus question d’aller se vautrer dans le sable pour exciter la méchanceté des autres
Il a commencé à moins sourire. C’était déjà ça… Peut-être que je tenais le bon bout ?… Et puis un matin, je croise Veyre dans le
couloir, qui me dit, goguenard : « Il est gentil comme tout ton débile, Pedretti ! regarde, il fait des dessins pour tout le monde… » et là, il me sort cette foutue maison vide avec le poireau et l’hirondelle !
J’ai pété les plombs. Veyre, je l’ai attrapé par le col : « Fumier ! » je
lui ai dit et j’ai foncé dans ma classe. Il était là, tranquille, ahuri. Alors, j’ai craqué
encore. « Petit con, t’as pas pu t’empêcher de te
ridiculiser ! ça te plait, hein, qu’ils se foutent de toi ! ça te fait jouir, connard ! je me tue à te civiliser, et toi, tu vas promener tes mollets poilus et ta maison vide partout pour leur faire plaisir !! »
Et plus je lui tapais dessus, plus j’avais mal… Y’avait rien à faire, rien, pour qu’il ouvre la
porte. La petite fête pour mon départ à la retraite qui
était prévue la semaine suivante, a été annulée. Pas la peine…
Vous pouvez pas comprendre… Celui- là, quand j’y pense, j’ai envie de chialer.
Gérard MILLOTTE
FLASHES EN LISIERES
Après Auschwitz, plus de poésie(s).
La liberté, c’est comme la poésie,
ça ne se donne pas, ça se mérite.
Il y en a qui aime le pouvoir
comme je hais l’argent.
Quand on n’a pas mal,
on ne sent rien.
Le rire est le propre de l’homme,
le souris de la femme.
Le paradoxe du poète : penser que
l’angoisse des autorités n’existe pas.
(écrit à la mi-janvier 2012 ! …)
21
LA CHRONIQUE HURONNIQUE
de Louis LEFEBVRE
agrémentée de dessins de Marie-Héllène
PLOUTOS
Comédie d’Aristophane (388 av. J.C.)
Il est le Fric.
Il domine le monde.
Il est le dieu unique de la religion de la
Finance.
C’est un nouveau monothéisme.
Un Mammon moderne.
Et ce fascisme qui règne dans les
temples appelés « Banques », n’a pas besoin de
guignols comme les Franco, les Mussolini et
les Adolf.
Ce FRIC fasciste – ce Facho-Fric – est
insaisissable. Invisible. Sa force entraîne tout
sans qu’on puisse le combattre ou seulement
l’endiguer.
« Debout les damnés de la terre !
Debout les damnés de la faim !...
qu’ils chantent aujourd’hui, les Grecs
(en grec).
Mais l’Internationale est devenue
l’Internationale du FRIC.
Les prolos ne savent même plus contre
qui, contre quoi, lever leurs drapeaux noirs ou
rouges.
Le Ploutos d’antan était un bon bougre
de dieu.
Aristophane nous raconte dans sa
comédie que le pauvre dieu est aveugle.
« Quand j’étais jeune, j’avais ménacé
Zeus de ne frayer qu’avec des gens justes, des
sages, des gens honnêtes. Et c’est pour cela
qu’il me rendit aveugle. »
Ploutos ne voit pas à qui il donne la
richesse et il peut être trompé par le premier
filou venu.
Zeus avait inventé la loterie en quelque
sorte.
Il ne voulait pas que la vertu et
l’honnêteté soient récompensées en ce monde.
Sinon le monde devient un paradis et ce
n’est plus le monde des hommes.
Il faut que la richesse tombe au hasard
ou soit le fait des salopards, des fourbes, des
malins, des cyniques.
La comédie d’Aristophane ressemble à
une fable triste.
« Debout les damnés de la terre !... »
Vous pouvez gueuler les damnés de la
terre : les crésus, les nababs, les rentiers, les
marquis de carabas, les nantis, les rupins, les
culs cousus d’or continuent à rouler carrosse !
Ploutos ne voit rien.
Mais Aristophane s’amuse avec le conte
du dieu non-voyant.
Un brave travailleur – un prolo grec –
Chrémyle (Chrémimile pour les intimes)
décide d’aider Ploutos. Il le conduit au temple
d’Asclépios, le dieu de la médecine. Afin que
le dieu guérisse le dieu.
Chrémyle rêve d’un peu de justice
quand Ploutos aura recouvré la vue. Il nous
explique :
« Les femmes galantes de Corinthe,
quand il se trouve que c’est un pauvre qui leur
fait des avances, elles n’y font pas même
attention ; mais si c’est un riche, elles lui
résentent aussitôt leur derrière ».
Ah ! on découvre la vie des Grecs dans
l’Antiquité en lisant Aristophane !
Ainsi on apprend que les putains de
Corinthe sont cher et qu’à un bon client elles
présentent « leur derrière ».
Spécialité de Corinthe – comme le
raisin.
22
Chrémimile mène à bien son beau projet
et Ploutos est guéri !
Chrémimile a gagné le gros lot. Voici au
moins un prolo qui ne chantera plus « Debout
les damnés de la terre ! ».
« Qu’il est agréable d’être riche !
La huche est pleine de blanche farine et
les amphores de vin rouge au bouquet
agréable.
La citerne déborde d’huile et le grenier
de figues sèches.
Nos vieux plateaux à poissons tout
pourris, on les voit en argent et notre lanterne
est devenu en ivoire.
Ce n’est plus avec des cailloux que nous
nous torchons, mais avec des têtes d’ail… »
Oui, on entre dans l’intimité du monde
grec avec Aristophane.
Tout est bien qui pourrait finir bien.
Mais voici une nouvelle venue : La
PAUVRETE.
La PAUVRETE vient se plaindre :
« Je veux vous faire voir clairement que
seule je suis la cause de toutes vos prospérités
et que c’est grâce à moi que vous vivez. »
Cette vieille peau raisonne aussi bien
que Socrate.
« Tu ne pourras pas dormir dans un lit,
car il n’y en aura pas ; ni sur des tapis car qui
voudra tisser s’il a de l’or. Vous n’aurez pas
d’essences pour parfumer la jeune mariée, ni
de robes coûteuses…
Or quel avantage d’être riche quand on
est privé de toutes ces choses-là ?
Mais grâce à moi, il y a en abondance
tout ce dont vous avez besoin, car c’est moi qui
force l’ouvrier besogneux et indigent, à
chercher des moyens de vivre. »
Cette vieille salope de Pauvreté raisonne
comme les crésus, les nababs, les rentiers, les
marquis de carabas, les nantis, les rupins, les
culs cousus d’or.
Si Ploutos donne la richesse à tout le
monde, plus personne ne travaille, tout le
monde se la coule douce et c’est la catastrophe.
La pauvreté au contraire oblige les pauvres à
bosser.
« Debout les damnés de la terre ! » oui,
debout ! et de bonne heure pour aller pointer à
l’usine !
Chrémyle voit défiler chez lui plein de
gens qui se plaignent. Arrive un prêtre qui a
perdu son gage-pain.
« Comme ils sont riches, plus personne
ne fait d’offrande. »
Aristophane ne conclut pas. Il ne dit pas
si Chrémyle est allé à Corinthe. Et si Ploutos a
continué à mettre le monde cul par-dessus tête.
Ploutos, s’il est encore de ce monde –
mais il l’est certainement puisque c’est un
immortel – doit contempler bien tristement la
Grèce.
Le Fric-Facho a ruiné son pays.
Des ruines partout.
Les ruines, on connaît en Grèce. Mais là,
ce sont des ruines d’un nouveau genre : des
ruines de Grecs. Des ruines de prolos grecs.
Qui chantent « Debout les damnés de la
terre ! »
Zeus, au Mont de Piété, donne ses foudres d’or,
Hermès, son caducée, Athéna, son égide,
Héra, tous ses bijoux, Coré, ses plus beaux morts.
On emplit le Mont de Piété. L’Olympe est vide.
Ploutos voit comme dans les Champs élyséens,
Errer un peuple gris dans Athènes qui pleure.
On est là sans espoir, on ne sait plus très bien
Pour qui sonne le glas et pourquoi on demeure.
La ville est bien malade, elle tremble et gémit.
De force, des salauds l’ont mise en quarantaine.
Il n’y a plus ici ni amour, ni amis.
Les loups de Reggiani sont entrés dansAthènes.
Tout cela n’est pas très gai.
Mais que les Grecs relisent Aristophane,
ils verront que la Pauvreté octroie bien des
biens :
« Regardez les orateurs : tant qu’ils sont
pauvres, ils sont justes envers le peuple et la
cité ; se sont-ils une fois enrichis aux dépens
23
des deniers publics, les voilà aussitôt devenus
injustes et qui complotent contre le
gouvernement démocratique. »
Quant aux riches, à qui la Pauverté ne
donne aucun de ses dons :
« Ils sont podagres, ventrus, ils ont des
jambes épaisses et un embonpoint insolent… »
Oui, les Grecs, songez que les nantis
n’ont pas de chance.
Le riche a la peau grise et le foie vermoulu ;
Le banquier cousu d’or se flétrit, ne dort plus ;
Le plein aux as pourrit sur pied ; l’aristo fane ;
Le Fric dessèche tout, nous dit Aristophane.
LES GRECS ONT DECIDE DE TIRER
PARTI DE LEURS VIEILLES PIERRES
Extraits du catalogue des ventes publiques
(dessins de Marie-Hellène)
Temple encore en bon état. Peut être
aménagé en bungalow pour les vacances.
Prix à débattre
ZEUS lançant un javelot.
2,09 m
Musée national – Athènes.X
La statue est vendue par
morceaux.
Ici, la tête. 20 000 €.
De quoi payer un professeur grec
pendant 10 ans.
BITON
marbre – Delphes – 2,18
m.
Biton ? C’est peut-être
Cléobis. Cléobis et Biton
étaient jumeaux.
Comme leur maman se
rendait au temple, ils
s’attelèrent à son char.
Les dieux, en ré-
compense, leur don-
nèrent une jeunesse et
un sommeil éternels.
Drôle d’idée ! Cléobis et
Biton auraient préféré,
j’en suis sûr, recevoir
chacun une belle fille et
vivre de la vie de la terre.
On voit ici que l’on a
commencé à débiter
Biton : il a encore ses
coucougnettes mais il lui
manque son zob.
D’où la petite chanson
grecque :
« La bite à Biton
Où est-elle, ma mère ?
La bite à Biton
Elle s’est fait la paire !… »
24
« La littérature reconnaissante
à ses enfants hors-la-loi »
par Jean CLAVAL
DENIS DIDEROT (1713 – 1784)
Les Bijoux indiscrets (1748)
Comment Diderot fut-il amené à écrire Les
Bijoux indiscrets, roman détonnant, peut –on sans
conteste avancer, dans l’œuvre de l’écrivain
philosophe ?
Agé de trente-cinq ans, Diderot est l’amant
de Madame de Puisieux. Certains critiques
soutiennent que l’auteur avait besoin d’argent
pour subvenir aux dépenses de sa maîtresse.
Quelques éxégètes, sans éliminer ce motif peut-
être péremptoire, y associent le désir de prouver
la possibilité de mettre dans un écrit léger (irons-
nous jusqu’à dire licencieux ?) bien autre chose
qu’une succession de scènes libres et de
dialogues équivoques. Par ailleurs, incitation
implicite, publié en 1745 Le Sopha de Crébillon
fils avait obtenu un beau succès. La question se
pose seulement de trouver une idée plaisante,
base essentielle du projet. Diderot n’invente pas
la trame de son récit, il la puise dans un fabliau
érotique du Moyen Age, Le Chevalier qui faisait
parler les cons.
Les Bijoux se révèlent un livre à clef. Sans
avoir l’intention délibérée de faire une peinture
de la Cour, Diderot a surtout le désir de brocarder
l’habitude du roi de s’informer de la chronique
scandaleuse relevée par les agents des lieutenants
de Police de Paris. Nous pouvons identifier
certains noms du roman pour les transposer
aisément :
- le Congo, c’est la France
- Banza, Paris
- l’Afrique, l’Europe
- Erguebzed, Louis XIV
- Mangogul, Louis XV
- Mirzoza, Mme de pompadour
- Aglaé, Mme de Puisieux
- le génie Cucufa, la personnification de
l’attrition
On trouve dans cette œuvre maintes pages
de qualité, une satire des mœurs déplorables , de
l’éloquence factice, des préjugés. La sagesse et la
philosophie, exprimées d’une plume alerte, avec
finesse et verve, n’en sont point absentes.
Par la suite, Diderot affectera de dédaigner
son ouvrage, allant jusqu’à le désavouer avec une
attitude embarrassée lorsqu’il en entendra parler
même de façon flatteuse, assurant que « s’il était
possible de réparer cette faute par la perte d’un
doigt, il ne balancerait pas d’en faire le sacrifice
à l’entière suppression de ce délire de
l’imagination »(Mémoires de Naigeon).
Si Diderot est arrêté le 24 juillet 1749 et
emprisonné au donjon de Vincennes, ce n’est
toutefois pas suite à la publication des Bijoux
mais sous l’accusation d’appartenir au « parti
intellectuel » comme auteur de la Lettre sur les
Aveugles à l’usage de ceux qui voient et la
Promenade du Sceptique. La situation du
royaume exigeait une recrudescence de
surveillance, la vigilance de la police
s’intensifiait et le gouvernement usait de la plus
25
ferme répression. Après aveux et promesse
d’amendement, Diderot obtient le 21 octobre son
élargissement.
Les Bijoux paraissent en Hollande, six
éditions s’en vendent en quelques mois, certaines
portant A Pékin ! Dès 1749, le roman est traduit
en anglais. Signalons qu’une édition de 1833,
ornée de figures, alarme les censeurs et entraîne
une condamnation insérée dans le Moniteur du 7
août 1835.
Il ne s’agit certes pas d’un chef-d’œuvre
mais ne faisons pas la fine bouche et ne boudons
pas notre plaisir, extrayons-en sa « substantifique
moelle » puis, pour les savourer alors sans ombre
d’obreption, relisons à cœur ouvert Jacques le
fataliste et son maître et Le Neveu de Rameau.
Pour ne nous en tenir qu’au XX° siècle et à
quelques auteurs de renom, nous n’oublierons pas
que Pierre Louÿs, Guillaume Apollinaire, Louis
Aragon, Raymond Queneau et Robert Turner (ici,
nous pensons évidemment à Trois filles de leur
mère, Les Onze mille verges, Le Con d’Irène, On
est toujours trop bon avec les femmes et Tite
Belle) n’ont pas hésité à tremper leur plume dans
l’encrier de la gaudisserie épicée pour nous
concocter à leur tour quelque ouvrage « de haulte
gresse enchargié d’esgayer la maison ». Que
s’esbaudisse l’ombre de Rabelais
Les larmes d’Agathe –
Etre femme dans le
Morvan, roman par
Christian AMSTATT –
Chez l’auteur, 51 rue L. de
Vinci – 21000 Dijon
(Editions Raison et
Passions – 210 p. 15 €)
Le Morvan dans les années 50. Le monde
vient battre aux portes d’Agathe, enfant
symbolique d’une civilisation paysanne sur sa
fin. Devenir femme sera le fruit d’épreuves
successives, ôtant tour à tour les « voiles » des
habitudes, des préjugés, des fatalités. La tenacité
d’une enfant qui ne se satisfait pas de ses
chagrins secrets et refuse de s’en tenir à une place
assignée.
Cette quête de soi, cette quête de sens,
menée en souvenir d’un ami mort, sacrifié, passé
lui aussi en pertes et profits, c’est l’obstination de
l’intelligence, de la volonté de justice, de
l’incroyance en l’absurdité des choses, du
discernement d’un avenir qui tient aux hommes,
et nouveauté révolutionnaire, révélation dans la
pensée d’Agathe, aux femmes.
L’environnement d’Agathe, c’est la
pesanteur des routines, l’absence de vision,
l’espoir tenu sous le boisseau du manque
d’audace. Ce qui sauve Agathe, c’est finalement
l’indifférence , le peu de curiosité que suscite ses
démarches, la liberté acquise par défaut.
Ses larmes sont sa force, le signe de son
non renoncement, le signe de sa conscience, de sa
révolte muette pour parvenir à comprendre et
maîtriser un jour sa vie. Elles nous mèneront aux
derniers débordements de sa maturité intellec-
tuelle, aux flots salvateurs de ses larmes de joie…
Jean-Michel Lévenard
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FAUT VOUS
FAIRE UN
DESSIN ?
27
par TOM
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Maurice Blanchard, l’enfant sauvage de Montdidier
par Jean-Hugues MALINEAU
Paru dans « Balade dans la Somme, sur les pas des écrivains (Paris, 2003-réédition 2011),
collection de géographie littéraire, éditions Alexandrines (www.alexandrines.fr)
Pour Maurice Blanchard plus que pour tout autre écrivain ou poète, « la poésie et la vie sont intimement mêlées » dans la mesure où le poème est toujours écho métaphorique de la vie réelle, « souvenir du souvenir ».
Pour ce fils du pays né le 14 avril 1890, l’enfance solitaire et malheureuse nourrira les révoltes et les batailles intérieures à venir, elle nourrira de rancune sans pardon et de colère la future parole poétique.
Fils unique d’un père et d’une mère appartenant à de vieilles familles du faubourg Saint Martin, il naquit au pied de la colline de l’abbaye (prieuré des moines bénédictins), appelé « l’Abie » par les anciens Montdidériens.
Son père qui deviendra par la suite maire de Montdidier de 1923 à 1925, quitte sa mère dès la naissance de l’enfant. Celle-ci qui mène une vie plus que modeste « gardera » Maurice plus qu’elle ne s’occupera de lui, et Blanchard confiera qu’il ne se souvient pas d’une marque de tendresse de sa part son enfance durant ! Plus encore, sa mère, dans la misère elle-même, va refuser à son fils le droit le plus élémentaire à l’instruction.
Maurice qui est un élève sensible et très intelligent sera, malgré l’insistance de son maître d’école, engagé, à l’âge de douze ans apprenti serrurier chez le maréchal ferrant du faubourg.
Un peu plus tard, écrira Blanchard dans un poème autobiographique, « une grande joie, la loi de dix heures avec une ombre : nettoyer l’atelier le dimanche, ranger les outils et la ferraille. La loi n’en parlait pas, ni pour ni contre, donc… »
Cette solitude sans amour et cette misère vont faire de l’enfant craintif et timide un enfant « sauvage » et du futur poète une véritable « bête sauvage » qui s’identifiera lui-même au tigre, au jaguar ou au sanglier.
Pêcheur de brochets, tueur de lapins durant ses rares moments de répit, l’enfant amoureux de la rivière, des arbres et de la lumière, vit surtout dans une atroce souffrance solitaire : « Ce fut un enfant abandonné sur un fagot d’épines. Ce fut un adolescent sans espoir et sans lumière. Ce fut une taupe dans son royaume souterrain et la terre lui fut un refuge contre la bassesse du ciel. »
L’enfant joue même un jour à creuser sa tombe dans les feuilles mortes d’automne ; un autre jour, raconte-t-il, « à cinq ans, j’ai mangé le nez d’un innocent entêté. Comme le nez a saigné ! »
A huit ans, premier poème avec des mots qu’il invente, en dévalant la colline à toute vitesse par un soir de grand vent : Estave ô minaure / Sirtace dismen / Olh janosb héricante / Bahia la carsillo/ Mintem…1
Enfant oisif et humilié par l’esclavage des premiers travaux, c’est un enfant qui dérobe parfois, les poings serrés, quelques instants d’éternité :
« Au premier chant du coq, réfugié dans la grange, abandonné des humains et du soleil, enfoui dans la paille comme un rat craintif, je m’enivrais de silence et d’obscurité. Il me semblait vivre dans l’éternité, hors de ma chair, hors de mon sang, hors
1. Ce poème sera retranscrit 40 ans plus tard dans le
recueil : C’est la fête et vous n’en savez rien.
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des terrestres dégoûts et des humiliations et je vivais dans les lieux calmes et les profondeurs de l’Enfer. »
Si Maurice Blanchard évoque parfois son
enfance, il ne nous parle que très rarement de Montdidier hormis dans quelques pages de son journal dont nous présentons plus loin des extraits. Il quittera la Picardie vers 18 ans pour s’engager dans la marine (seule possibilité de faire des études et « de rejoindre la file des garçons instruits »). Ignorant alors que le voyage jusqu’à Toulon est payé aux jeunes conscrits, il part à pieds de Montdidier et marchera jusqu’à la Méditerranée !
« J’ai repris des forces en piétinant ma mère. Je chante à pleine gueule, va-du-bec, va-z-y voir je t’emmerde, je pousse un petit caillou, je pousse mon ventre. Vichy, quatre cent trente kilomètres, comme le temps passe… »
On connaît la suite…L’enfant surdoué, animé par une véritable boulimie de connaissances, deviendra en quelques années un célèbre ingénieur aéronaute (ses avions battront des records de vitesse et d’altitude) et, tard venu à la poésie, à l’âge de trente-sept ans, il est un des poètes essentiels du vingtième siècle qui a fait l’admiration d’André Breton, Paul Eluard, Julien Gracq , René Char et de bien d’autres parmi les plus illustres de ses contemporains.
On peut s’étonner dès lors que l’enfant malheureux et humilié soit si fréquemment retourné à Montdidier : «Pourquoi s’attendrir sur d’affreuses réminiscences ? Pourquoi se souvenir de saloperies d’enfances ? Je n’aimerai pas revoir le triste patelin qui m’a vu naître : pourquoi cette éducation collée aux gestes comme la terre des champs à mes semelles, quand je touchais les bœufs dans la plaine d’Assainvillers ».
Il nous faudrait longtemps peut-être pour expliquer ce nécessaire retour aux sources et ces apparentes contradictions ; qu’on se contente de cette citation éclairante : « Pour
écrire un poème, il faut recommencer sa vie, toutes ses vies ».
Pour Maurice Blanchard davantage encore puisque la victoire de la poésie qui consiste à reconquérir « une pureté première » passe nécessairement par une descente aux enfers :
« Les aurores se fabriquent dans les ténèbres » Poète encore très méconnu, après de
longues années passées à Paris, Maurice Blanchard retraité de l’aéronautique choisit en 1955 de retourner finir ses jours à Montdidier où il loue une maison ! Il y passera les cinq dernières années de sa vie jusqu’en 1960 et il y écrira ses derniers poèmes.
« Je revins au pays pour cultiver la terre, bien que la récolte n’eût plus à mes yeux que la valeur d’un rêve d’enfance. Et même infiniment moins ! Mais comment se fit-il qu’en descendant la colline, je me prisse à caresser les haies toujours vertes qui se mirent à frissonner comme des bêtes familières. Ce fut émouvant bien sûr ! L’écorce de ma vie se fendit et laissa perler sa noire résine ».
Sur cette même colline de l’Abie qu’il dévalait enfant en hurlant son premier poème, il chutera un jour d’hiver 1960, glissant sur une plaque de glace et mourra, quelques jours plus tard des suites de cette mauvaise chute.
Contacts : Editions Alexandrines, Marie-Noëlle CRAISSATI 31, rue du Coüédic – 75014 PARIS [email protected] Pour lectures de Maurice BLANCHARD : « Les Barricades mystérieuses » (NRF – GALLIMARD) « Maurice BLANCHARD » par Pierre Peuchmaurd (Seghers) «L’avant-garde solitaire » par Maurice BLANCHARD (L’Harmattan)
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LE FESTIN DU PAUVRE
L’affamé, avide et transparent, digère les couleurs. Les sons se hâtent et marchent sur les eaux
et voici le soleil encore un coup immobile pour un siècle ! Ô patience !
Ô patiente ! La forêt de mes mains s’épouvante et les rameaux tombent, tombent lentement. Ils
effacent les sentiers, ils effacent les souvenirs. Ma main de glace qui déchire l’angoisse, ma main
qui étoile les vitres hargneuses, ma main qui écrit ce poème : ma main est sage comme une
image. Je suis l’intouchable, le pestiféré, mais je suis fort et demain n’existe pas.
La faim extra-lucide aux grandes mains d’étrangleur a parlé : « Un monde, c’est quelque chose
que l’on mange, d’une façon ou d’une autre, par la chair ou par les yeux, par la flamme, le rabot
du cœur et ses bouquets de copeaux frisés qui sentent le printemps. » Seules les basses marées
sont mortelles.
L’HORLOGE DE LA TOUR
L’ivrogne s’est couché sur les marches de pierre, et la pierre est devenue douce. C’est un lit de
fleurs qui berce l’ivrogne, une chanson. Et la pierre est là, qui témoigne de l’éternité. L’homme
sage crache sur l’ivrogne, mais le Soleil brille sur les pierres et les nuages font trois fois le tour
du monde. Ils changent la lumière qui fait briller les pierres. Les yeux de l’ivrogne brillent et
chantent.
Aujourd’hui 21 juin, il est midi et c’est l’Été. Ce sera toujours midi et ce sera toujours l’Été.
L’hirondelle a bâti son nid au sommet de la Tour et le lierre du souvenir pique inlassablement
de son bec d’acier dans les jointures de la pierre qui brille et qui chante.
VIVRE C’EST INVENTER
Dans la nuit brisée par l’orage, assis sur la margelle d’un vieux puits, je fixai ce pétrifiant regard
de gorgone qui me dévorait déjà à l’autre bout du monde. Ce n’est pas avec les mains que l’on
saisit la vérité, c’est en chassant au plus profond de l’abîme les ténèbres de l’existence. Ainsi,
j’écoutais les chants harmonieux de la nuit qui montaient des vagues entrouvertes. Regarder son
aurore, c’est à un bonheur indescriptible.
ÉCLAIRER LES RUINES
O ! Passé, passé immense
Ventre éternel et farouche gardien
des secrets de l’existence : tu ne
mens point et je ne crois en rien
d’autre qu’en ta puissante et
Imputrescible mémoire.
Les roches scintillantes des
profondeurs
sont là depuis toujours, pour toujours
supports solides du grand silence,
grand-livre des événements
irréversibles.
Durant les longues nuits sans
sommeil mes ancêtres sont en moi,
ils combattent, s’entre-déchirent
et se tuent.
Leurs blessures sont affreuses
et leur cruauté me pénètre :
Elle imprègne ma moelle
Et mon cerveau.
Chaque matin, dans l’aube mouvante
et instable mes revenants titubent
et s’effacent.
4 textes de Maurice BLANCHARD
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POÉSIE ESPAGNOLE CONTEMPORAINE «EL GRUPO CERO - MADRID»
par Clémence LOONIS
de l’École de Poésie Grupo Cero- Madrid
LA POESÍA ES UN ARMA CARGADA DE FUTURO
-La poésie est une arme chargée de futur-
Gabriel Celaya (1911 – 1991)
Depuis la génération du 27 représentée
particulièrement par Federico García Lorca,
Dámaso Alonso, Vicente Aleixandre, les maîtres
du début du siècle passé, les générations se sont
succédées sous la même dénomination,
génération du 50, génération du 60 et ensuite
plusieurs « ismes » ont fait leur apparition,
chacun d’entre eux voulant rompre avec
l’antérieur, cherchant à se démarquer; certains
tendent vers le naturalisme, d’autres se faisant
appeler « L’autre sentimentalité », il y a aussi
« la poésie de l’expérience » que le groupe « La
Différence » dénonce comme étant protégée par
les pouvoirs publics. Voulant présenter à tout
prix quelque chose de nouveau, quelque chose
qui n’ait rien à voir avec le passé, ils reviennent,
d’une part à une espèce de réalisme sous forme
de récit de l’expérience, dénué de métaphores et
marqué par l’incommunication, la solitude, le
scepticisme, puis d’autre part, se dessine un style
minimaliste où les espaces blancs ont beaucoup
plus d’importance que les mots. Finalement, dans
ce laboratoire se produit bien peu de poésies.
Cependant, cette écriture existe parce qu’elle suit
les modèles idéologiques de l’état. Elle a aussi la
fonction de dissiper, de diluer, de faire passer à
un autre plan les mouvements qui ciblent
l’écriture d’une véritable histoire de l’homme,
une véritable production de connaissances, de
réalités.
À la poésie, on y arrive par la poésie et nier le
passé ne nous convient pas, car sans maîtres, on
ne peut pas écrire.
Dans chaque poème, il y a une poétique et dans
chaque poétique, une conception du monde, une
manière de penser la vie, l’amour, la création.
Depuis 30 ans, il existe en Espagne, à Madrid, un
mouvement scientifico-culturel fondé sur
d’autres questions. C’est l’École de Poésie et
Psychanalyse Grupo Cero pour qui la poésie est
une manière forte d’être dans la vie. Ses Ateliers
de Poésies privilégient la lecture des grands
poètes du monde entier et maintient une
constante diffusion gratuite de poésie universelle.
La meilleure poésie, des meilleurs, de tous les
temps que propose la revue Las 2001 Noches.
(www.las2001noches.com)
“Si est possible le poème, est possible la vie”
écrit le poète fondateur de l’école, Miguel Oscar
Menassa. *
Quand la poésie se libère des lois qu’elle enfreint
parce qu’elles sont des modèles idéologiques, elle
devient un instrument de connaissance, une
manière différente de lire les phénomènes qui ont
lieu dans le monde.
La poésie est fondamentale pour comprendre le
monde et pour agir sur la réalité.
« Quand irons-nous, par-delà les grèves et les
monts, saluer la naissance du travail nouveau, la
sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des
démons, la fin de la superstition… » écrit
Rimbaud, parce qu’il sait, tout comme Saint John
Perse que c’est à partir de la poésie que se
fabrique le monde et qu’un autre monde est
possible; “L’amour est son foyer, l’insoumission
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sa loi et son lieu est partout, dans l’anticipation”
Discours de Stockholm, réception du Prix Nobel,
1960
« La poésie doit être faite par tous, non par un »
écrit Lautréamont
« La poésie doit être lue par tous » écrit le
Grupo Cero.
La poésie ne souffre pas des misères du temps
chronologique et sa valeur est hors de la valeur
d’usage et loin, très loin, de la valeur d’échange,
puisque comme nous le savons la poésie, dans sa
différence radicale, n’équivaut à rien de possible.
Sa sphère d’action, l’avènement, ne peut ni
s’utiliser ni se vendre mais, cependant et ce n’est
pas en vain que le poète le dit : la poésie n’abrite
en son sein que les grands travailleurs.
Penser le poète comme un travailleur domine
l’exercice régulier de la lecture et de l’écriture.
La poésie est une possibilité pour chaque être
humain, c’est un travail, comme l’est parler ou
marcher mais le poète n’est pas la poésie et c’est
dans l’acceptation de cette différence que
s’inaugure la possibilité d’écrire.
Pour le Grupo Cero : écrire, publier et diffuser,
sont un même acte. C’est pour cela qu’il a fondé
en 1981, la Maison d’Édition du même nom et a
publié depuis lors à compte d’auteurs, plus de
180 livres et de nombreuses revues de poésies
gratuites.
Et comme l’a souligné le Grupo Cero, il y a plus
de 30 ans :
« La poésie est une arme contre l’ennemi,
utilisez-là ».
*Né à Buenos Aires en 1940, il vit à Madrid depuis
1976. Poète, Médecin, Psychanalyste, Peintre,
Éditeur, Metteur en scène, Acteur…Candidat au prix
Nobel de Littérature 2010.
Il a publié plus d’une cinquantaine de livres et cette
année il célèbre ses 50 ans de poète.
(www.miguelmenassa.com)
LA MORT DE L'HOMME
C'est de nouveau la nuit
et en général
la maison dort.
Une voix à la radio
dit les dernières paroles.
Je me distrais avec la fumée
et mille choses me passent par la tête
et aucune n'a à voir
avec l'idée de m'allonger tranquillement
sur le lit
et dormir.
Au milieu de tant de papiers
je finirai par être un écrivain
et je fixe mon regard sur le lointain
et je laisse l'histoire de l'homme
faire irruption
avec la violence du destin
dans ma nuit.
J'allume des cigarettes en abondance
l'une après l'autre comme si c'étaient
de scintillantes grenades contre les
oppresseurs.
Depuis des millions d'années
l'homme vit à genoux.
Les grenades éclatent sur mon visage.
De primitives présences
peuplent ma nuit de rites sauvages.
Cérémonies où la mort
est toujours une chanson
sublime et mystérieuse.
Des bêtes indomptables
semblables à l'homme
par la maladresse
de leurs mouvements
dansent autour de moi
rageuses
sylvestres.
En mauvais français
elles me disent que leur chef
veut parler avec moi.
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Assis sur mon lit en train d'écrire
je demande que cessent de rugir les tambours
que cesse la danse
qu'on me laisse écrire ce poème.
L'homme a faim et soif depuis des millénaires.
Nous sommes cet homme affamé et assoiffé poète
chantez avec nous:
Nous venons de la Mésopotamie
et des Caraïbes
et en cherchant la perfection nous sommes
arrivés
jusqu'aux mondes qui se cachent
au-dessus du ciel
et nous n'avons rien trouvé.
Il y a toujours un homme qui a faim.
Il y a toujours un homme qui meurt de soif.
Ici même poète
dans ta maison
logent l'oppresseur et l'opprimé.
Assis sur mon lit en train d'écrire
je dis aux sauvages
que nous sommes en pleine nuit
je leur demande poliment qu'ils arrêtent de
danser
j'ai besoin de m'enfoncer parmi les lettres
ma faim
mon unique soif.
Ils arrêtent de danser
et celui qui se distingue
par son extrême humanité
me fulmine du regard.
Qui est plus cruel
poète?
Qui est plus sauvage?
Celui qui meurt en luttant
pour un morceau de pain
ou celui qui ne meurt jamais?
Qui produira l'extermination
poète?
Mes armes ou tes vers?
Et maintenant poète laisse ta plume
commence à marcher et pense.
Assis sur mon lit
en train d'écrire
je dis au sauvage
que je ne veux pas quitter ma chambre
et que j'ai toujours su que penser
n'était pas nécessaire et que je désire
et c'est la dernière fois que je le lui dis
continuer à écrire ce poème.
Avant de continuer je m'arrête
sur l'intelligence du sauvage:
il parle bien et tandis qu'il parle
il laisse échapper entre les mots
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son haleine
pour que tout semble vital
déchirant.
Moi je suis l'homme
crie la bête enchaînée.
Et toi poète, tu es l'homme ?
Écrire pour qui ?
Où les amis
et où les ennemis?
Dis-moi poète,
ton chant
a-t-il besoin du futur
pour être ?
Ce poème que tu écris
contre tout
à qui servira-t-il ?
Voyons poète un vers
qui me dise maintenant même
qu'est-ce que l'homme?
Assis sur mon lit en train d'écrire
je me rends compte
que l'intelligence du sauvage
terminera par brûler
tous mes papiers écrits
dans ce bûcher
que ces paroles ont construit
autour de moi.
Je cesse d'écrire
je le regarde fixement dans les yeux
et je murmure ses propres paroles
en un seul vers un homme
en un seul vers un homme
et je me décide à écrire ce vers.
Je soutiens avec mon regard
le regard du sauvage
et avec de rapides mouvements
je prends la mitraillette
et je tire plusieurs rafales
sur le corps du sauvage
qui les yeux exorbités
par la surprise
tombe
pour mourir et disparaître.
Assis sur mon lit j'écris maintenant
avec l'assurance
de celui est arrivé au sommet:
Un poète a assassiné son homme
pour écrire ce poème
et ça
c'est un homme.
Miguel Oscar Menassa
Traduit de l'espagnol par Claire Deloupy
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De la musique avant toute chose…
par K.J.Djii
TOM JOBIM
ou de l’opportunité d’une musique populaire de qualité.
Il reste toujours des fossés à combler et les
manches de pelle manquent bien souvent de bras.
Prose/poésie : c’est quoi cette hérésie ? Peinture
figurative/peinture abstraite : Abstraction faite de
certains neurones par trop sédimentés, il s’agit
dans les deux cas de représentation. Musique
populaire/musique savante : Bartok a-t-il écrit de
la musique savaire ou populante ? Il est vrai
qu’en son temps, il se faisait traiter tantôt de
folkloriste et tantôt de moderniste, voire de
décadent (Sa musique a été interdite dès 1933 en
Allemagne).
Mais il est des contrées où ce fossé
n’existe pas ou tout du moins, reste suffisamment
petit pour être aisément enjambé. C’est le cas de
la musique populaire brésilienne (MPB qu’ils
disent là-bas) qui, contrairement aux idées
reçues, n’est pas uniquement de la musique de
carnaval à grands renforts de sourdots, quikas et
berimbaos, ou de la musique à danser et à jouer
au foot sur les plages de Rio, mais bel et bien une
authentique musique de haute qualité, tant dans
l’écriture que dans l’expression.
Un cas précis, Desafinado, composé par
Tom Jobin (1) sur des paroles de Newton
Mendonça. Cette chanson, universellement
connue a immédiatement été adoptée par la
population brésilienne mais aussi par un grand
nombre de musiciens et sa place dans le
Realbook, recueil des grands standards de jazz,
n’est pas un hasard.
Musique facile d’apparence, tout le monde
en connaît la mélodie, sauf qu’au bout de
quelques mesures, un siffleur négligent en perdra
le fil et s’emmêlera les cordes vocales (2).
Pourquoi donc cette notoriété planétaire et cette
facilité d’apparence ?
Voyons de près. Ce qui surprend dès la
première lecture, il s’agit de la partition, c’est que
cette musique qui colonise instantanément le
cerveau, n’est pas un de ces airs simple voire
simpliste, inséré dans une structure qui ne l’est
pas moins et arrangé de même. Afin de pas
utiliser de notions trop techniques, le refrain ou
ce qui peut être appelé ainsi, n’apparaît que trois
fois et jamais de la même manière, et aucune
partie intermédiaire ne ressemble à ce qui se
nomme un couplet alors que c’est une chanson.
D’ailleurs, il ne s’agit justement pas d’un couplet,
mais plutôt d’une variété amazonienne de reptile
qui fourrage dans tous les demi-tons que
comporte la gamme (3). Tous ; aucun n’est laissé
de côté, d’où la grande richesse harmonique de
cette musique qui devrait faire dresser les oreilles
des musiciens classiques et hérisser le poil aux
rats (cadémie des stars).Ces douze demi-tons font
bien entendu référence à l’école viennoise du
début du XXème siècle, lorsque Schoenberg et
ses condisciples, Berg et Webern abandonnèrent
le système tonal pour le remplacer par l’atonalité
et le dodécaphonisme. Mais, à la différence de
leur musique qui reste malgré tout, parfois âpre et
quelque peu aride, Desafinado est un
enchantement de souplesse et de sinuosité. Il faut
aussi préciser que Tom Jobim a pris des cours de
piano auprès de l’Allemand Hans-Joachim
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Koellreuter qui s’intéressait de très près à cette
technique de composition.
Quant au reptile amazonien qui est l’une
des causes de cet enchantement, il est
directement issu de la saudade, terme brésilien ne
possédant pas d’équivalent correct en français
(4), qui est l’expression la plus représentative de
la culture du pays et de son esprit. C’est une
douceur bien balancée, sur un rythme très souple,
tant dans le jeu instrumental que vocal, et qui
confère à cette musique un caractère
éminemment féminin et sensuel. Ajoutons une
pelletée de richesses harmoniques (5) histoire
d’enterrer la culture hallidesque de Johnny et
nous nous retrouvons face à un véritable petit
chef d’œuvre de deux minutes digne de figurer au
panthéon des grands.
Enfin, et le trou sera bouché, la diffusion
de la musique au Brésil ne se heurte pas à la
sacro-sainte loi des 70 ans pour entrer dans le
domaine public qui sévit en Occident ou du
moins, n’est pas appliquée de la même manière.
Ainsi, la partition appartient au patrimoine
humain des musiciens et des auditeurs et non aux
mains des maisons d’édition et autres prêteurs sur
gages.
Musique populaire/musique savante ? A
vos binious (6).
1-De son vrai nom Antonio Carlos
Brasileiro de Almeida Jobim (Rio de
Janeiro 1927-New York 1994). Le point
de départ de sa carrière est la
rencontre avec Vinicus de Moraes en
1956 qui lui demande d'écrire une
musique pour sa pièce Orfeu da
Conceiçao ; c'est immédiatement un
triomphe et la pièce sera adaptée au
cinéma par Marcel Camus en 1959
sous le titre Orfeu Negro. En plus de
Moraes, Tom Jobim a joué avec tous les
grands de la musique brésilienne tels
que Baden Powel, Joäa Gilberto ou
Nara Leäo qui sont à l'origine de la
bossa nova. Il a composé plusieurs
centaines de chansons et enregistré
plus de 50 disques. Il est aussi l’auteur
d’autres mélodies mondialement
connues comme La Garota de Ipanema
ou Aguas de março. Il sera quelque peu
abandonné de son public brésilien à la
fin de sa vie pour s'être trop rapproché
de la musique américaine et de Franck
Sinatra notamment.
2-Pipeau à deux cordes.
3-Les 7 notes de la gamme (do ré mi fa
sol la si) sont divisés en 12 demi-tons.
4-Saudade pourrait être associé à
quelque chose comme la nostalgie ou la
mélancolie (qui est une sorte de vague
à l’âme à la sexualité floue). Le terme
allemand de sehnsucht conviendrait
mieux à qui comprend la langue.
5- L’armature, comportant un si bémol
à la clé, fait penser à une gamme de fa
majeur, mais il n’en est rien puisque
sur les 68 mesures composant la pièce,
45 accords différents s’y succèdent.
L’accord de fa majeur qui soutient
effectivement les deux premières
mesures ne se retrouve qu’à trois
reprises.
6-Attention, de fausses partitions
circulent sur internet.
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Do Brasil par Yvan AVENA
Elizabeth Caldeira Brito : poète de l´amitié
Je n´aime pas trop les hommages publics.
Il y a quelque chose d´artificiel dans les grandes
manifestations de remise de médailles et de
diplômes comme dans les « hommages
posthumes » que les hommes politiques se
croient obligés d´organiser, pour des écrivains ou
des artistes qu´ils n´ont, pourtant, jamais essayé
de connaître et de fréquenter quand ils étaient
vivants. Une certaine pudeur absurde
m´empêcha, souvent, d´exprimer toute
l´admiration et l´amitié - et aussi la
reconnaissance – que j´ai éprouvées pour certains
de mes amis artistes ou poètes. Bien après, quand
ils n´étaient plus là, j´ai regretté de ne pas leur
avoir dit tout mon bonheur de les avoir connus.
J´ai, effectivement, déploré de ne pas les avoir
suffisamment remerciés de tout ce qu´ils m´ont
apporté et m´ont offert, dans le domaine de l´art
de vivre et de comprendre les hommes. C´est que
souvent les grandes et inoubliables rencontres de
notre vie restent très discrètes, très simples. La
main qu´on vous tend, pour vous éviter de mettre
le pied dans une flaque d´eau boueuse, n´est
jamais filmée par la télévision. La main de
l´amitié est toujours discrète, désintéressée et
sans malice. C´est la main du cœur.
A Goiânia, où nous sommes arrivés, déjà
âgés (j´avais 74 ans), et où nous avions comme
seul ami le professeur Ruy Rodrigues da Silva
(que nous avions connu en Afrique), beaucoup de
mains se sont gentiment tendues pour nous éviter
de trébucher, mais aussi pour nous ouvrir
généreusement les portes - toujours quelque peu
secrètes - du monde de la poésie de cette région.
Je souhaite aujourd´hui exprimer, tout
particulièrement, ma reconnaissance à Elizabeth
Caldeira Brito qui fut, depuis notre arrivée à
Goiânia, notre ange gardien. Cette aimable, belle
et talentueuse poète publia son premier livre
« Dimensões do vivir » (Les dimensions du vécu)
en 2004, soit un an après notre premier séjour
d´un mois à Goiânia. Néanmoins grâce à
quelques pages manuscrites de ses poèmes,
j´avais pu l´inclure dans mon exposition « Poesia
Brasileira », dans laquelle je présentais les
poèmes illustrés de 29 poètes brésiliens reconnus.
Je m´en félicite. Elizabeth (Beth pour les amis),
qui venait de la danse (elle avait été la directrice
de l´école de ballet de Goiânia) a, depuis, publié
plusieurs livres, dont « L´envers des heures et
autres », trilingue (portugais, espagnol et
français) et occupe de nombreuses fonctions
d´animatrice ou de présidente de diverses et
prestigieuses institutions culturelles que nous
énoncerons à la fin de cet article.
Elizabeth Caldeira Brito représente, dans
mon esprit, tout ce qu´il y a de gentillesse et
d´amabilité dans les rapports avec les Brésiliens
de cette région. Goiânia, qui est la capitale
moderne et animée d´un Etat grand comme les
2/3 de la France, malgré ses 1.200.000 habitants
(en constante augmentation) continue de garder,
dans ses rapports humains, une douceur
décontractée de village. Personne ne s´énerve
quand il faut attendre son tour et, dans les
magasins, les vendeuses sont toujours souriantes
et aimables, comme si vous étiez le seul client de
la journée. C´est vrai aussi que les Brésiliens ne
sont guère ponctuels dans leurs rendez-vous,
mais personne ne semble s´en formaliser. Ça
n´empêche pas le pays d´avancer et de se
développer. Et même d´avancer très vite. Peut-
être même trop vite, poussé par la
« mondialisation » commerciale qui rabote, sans
pitié, tous les particularismes culturels. Pourtant
Elizabeth, qui est une femme moderne, une
femme consciente de ses droits et qui a des
obligations professionnelles (elle est responsable
de l´administration de l´Institut Historique et
Géographique de l´Etat de Goiás), soutient
également la commission locale de Folklore. Je
me moque parfois, gentiment, de cette activité
folkloriste qui m´exclut. J´ai gardé, après
quelques années dans le Gers, une certaine
aversion pour les gens qui sont attachés, sans
38
nuances, aux « traditions ancestrales ». Mais
c´est, peut-être, ce manque de vieilles traditions
qui éveille, chez les Brésiliens, le besoin de
vouloir conserver le souvenir de ce que leurs
grands-parents leur ont transmis. Ça ne va guère
plus loin dans le temps. (La ville de Goiânia
existe depuis moins de 80 ans...). Donc, à part
cette adhésion sentimentale au passé, tout au
Brésil est découverte. Le regard des intellectuels
est réceptif à toutes les couleurs de l´horizon. Ce
n´est pas par hasard que le surréalisme a pénétré
si facilement et si profondément l´esprit des
artistes et des poètes latino-américains. Un
écrivain mexicain disait à un journaliste : « Pour
nous le surréalisme est une littérature de mœurs
traditionnelles ».
Donc Elizabeth Caldeira Brito est non
pas un écrivain régional (j´ai envie de dire,
comme les suisses, une écrivaine car la sensibilité
féminine existe) car, ce qu´elle exprime, dépasse
aisément les frontières nationales. La plupart des
traductions de poèmes que j´ai envoyées à des
revues françaises, belges et suisses ont été
publiées et appréciées. C´est une poète
d´aujourd´hui !
Bibliographie
-«Dimensões do viver»- Ed.consorciadas UBEGO
2004
-“Quatro poetas Goianos & um pintor francês” - Ed.
Kelps 2004
-“Aveso das horas & otros” – Ed, Secrétariat de la
Culture de la Municipalité de Goiânia 2007
-“Santuário da Cultura Universal” – Ed. Kelps 2010
-“Reverências – Secretariat de la Culture de la
Municipalité de Goiânia 2011
Membre actif des organisations suivantes :
- Académie de Lettres du Brésil
-Institut Historique et Géographique de Goiás
-Commission Goianaise de Folklore
-Union Brésilienne des Ecrivains
- Présidente de l´Institut Brésilien de Culture
Internationale.
« Beth» et Yvan (avril 2012)
Le temps
On cherche
dans les heures lentes,
consumées dans l´illusion,
l´espoir d´un seul chemin.
On cherche
dans les jours nébuleux
le brillant regard
qui, dans les assauts du temps,
se vêt de basses
et opaques brumes.
On cherche
dans un camp invisible
du désir silencieux
l´instant de rêve
que seulement le temps enseigne.
Et entrevoyant des aubes
d´infinis voyages,
d´heures amères
et d´invalides journées
que le temps ourdit
de singulières images.
Et il construit pour toujours
une malheureuse créature.
39
Notes de Lecture
par Christelle THEBAULT
L'Atelier Imaginaire
« Mettons un rêve dans notre vie, et soufflons
dans les voiles » : Guy Rouquet, président de
l'Atelier Imaginaire, illustre ainsi avec ferveur
l'esprit de son association culturelle.
Jeune professeur de lettres, Guy Rouquet a fait le
pari réussi au début des années soixante-dix de
décerner un Prix littéraire hors de Paris, dans la
région lourdaise où il habite. Max-Pol Fouchet a
été le premier à le soutenir dans son projet et il a
honoré de sa présence à Lourdes la proclamation
officielle des résultats du premier Prix Prométhée
en octobre 1974 : « Il faut que vous sentiez que
quelque chose de grand est né. »
L'aventure a continué depuis et Guy Rouquet n'a
jamais cessé de poursuivre son action en faveur
de la création littéraire et artistique.
Ainsi, une quinzaine culturelle est organisée
chaque année, courant octobre : rencontres,
lectures, spectacles dans divers lieux de la région
lourdaise, sans oublier collèges et lycées. En
point d'orgue le dernier dimanche du festival, se
déroule la remise du Prix de Poésie Max-Pol
Fouchet et du Prix Prométhée de la Nouvelle,
décernés sur manuscrits, en vue de promouvoir
des talents nouveaux ou méconnus.
Depuis 1988, cette décade littéraire et artistique
se termine par cinq journées magiques, moments
forts d'échanges et de rencontres entre les artistes
et jurés internationaux des deux Prix et de jeunes
lauréats du Concours Général des lycées, invités
dans le cadre de la manifestation.
Ce temps de partage est un creuset d'émotions et
de découvertes magnifiques. Au-delà du plaisir
des spectacles, les jeunes côtoient en effet durant
ces journées de nombreux artistes, « passeurs de
rêve » et « compagnons de songe ». L'expérience,
belle et riche, donne ses lettres de noblesse à la
culture et au mélange des générations !
En octobre 2011, Annick DEMOUZON a reçu
le Prix Prométhée 2011 :
« A l'ombre des grands bois ».
« Nos souvenirs ne sont que brefs éclats jaillis de
l'obscurité dévorante. Bientôt, ils s'éteindront,
petites histoires de vies sans importance, vite
englouties dans le gouffre serein du Temps
amnésique. »
L'écriture est concise, nerveuse, comme une
succession d'instantanés photographiques. La
décomposition des instants donne de l'ampleur et
de la saveur aux textes, traversés par une émotion
palpable. Les répétitions et les phrases courtes
diffusent également une tension, une angoisse qui
croît par petites touches. Dans d'autres nouvelles,
l'écriture est plus légère et pétrie d'humour.
Le lecteur suit les pensées et les interrogations
des personnages, il balance parfois de l'un à
l'autre, et l'intrigue se noue comme se resserrent
les différentes voies possibles prises par une
situation le plus souvent ordinaire.
« Il a pensé : « Ce doit être cela, le bonheur. » Et
il aurait voulu figer cet instant, l'immortaliser,
que jamais il ne cesse. Mais il n'avait pas son
appareil avec lui. Alors il s'est forcé à bien voir,
très fort, pour ne pas oublier. »
Les personnages photographient ou regardent des
photographies, des paysages, des portraits, et ils
captent l'instant précis de la beauté, de la vie
frémissante autour d'eux, du passé enfoui, de
chaque âge de l'existence.
L'un pense : « Je n'ai pas pu me retenir. Je
mitraille. Il y en aura bien quelqu'unes de
réussies. Et je trierai. La photo, c'est mon trip.
Attraper dans ma boîte la beauté du monde, la
faire mienne. »
Et un autre prend conscience alors qu'il
photographie des inconnus dans la rue : « Une
illusion, une copie de la vie. Pas la vie. Je les ai
pris, saisis – je crois. Ils m'appartiennent – je
crois. Si peu. »
Aux amateurs de photographies et de nouvelles,
et à tous les autres, n'hésitez-pas à vous plonger
dans ce miroir de nos vies, de nos rêves et de nos
illusions !
40
par Christian AMSTATT
Le Cri du Regard.
Jane Perrin
Dans son dernier recueil de poésie paru
en automne 2011, « Le Cri du regard », Jane
Perrin, vaillante octogénaire qu’aucun obstacle
ne rebute, passe d’un constat bien morose relatif
à la déliquescence de notre civilisation engluée
dans le maelström
« Notre CIVILISATION décline /elle est devenue
/troupeau obsédé, détricoté, /asservi
/devant un ECRAN /où se déchargent
évidemment /des lambeaux de vie, / des névroses
incurables, / sain ou pervers enfermement… »
à une volonté farouche de revendication et
d’insoumission
« Peuple/ Réveille-toi…/ Peuple / Fais éclater /
Souffrance et colère / Au-delà de ces ornières
Que ta justice / Soit ta LUMIERE »
« Il faut hurler / se révolter… »
mais plus encore, de reconstruction. En effet,
chez elle, rien n’est jamais perdu. Elle garde
toujours en elle cette foi en la vie, foi dans les
hommes, même s’il faut parfois les secouer un
peu.
« Homme que fais-tu / de ta liberté si chèrement /
conquise / et aujourd’hui, / galvaudée, /
piétinée ? »
« Alors / au fil des ans / au fil des ciels /
survoltant tous les orages / se peindra / la lueur-
chemin »
Le temps, sur elle et sur sa poésie, ne fait
qu’accroître son espoir d’une vie meilleure dans
une fraternité retrouvée.
« Homme, retrouve ton cœur / dans le silence de
tes pensées / loin de ce bruit-destruction /
désillusion »
Sans doute reprend-elle force et vigueur auprès
de ces jeunes qu’elle accompagne tout au long de
l’année dans des ateliers d’écriture, ainsi que
dans les représentations et spectacles qu’elle
égraine au fil des saisons. Ce qu’elle fait n’a rien
d’anecdotique. Ce chemin qu’elle trace et montre
à cette jeunesse est celui de l’effort mais aussi de
« l’horizon restauré » qui permet de conclure :
« J’ai franchi les vastes jardins / où les planètes
s’entrecroisent / et dans ton sein / NUIT / j’ai pu
ébaucher / un destin »
Poèmes courts, incisifs, sans fioritures ni
artifices, et qui font mouche à tous les coups. De
la poésie-diamant comme on aimerait en lire plus
souvent.
Par ailleurs, l’ouvrage est agrémenté de
photographies de l’auteur.
Le GRAND JEU 1 et 2.
Laurent Bayart.
Avec « Le Grand Jeu », Laurent Bayart
nous offre, en deux fascicules, une succession
ininterrompue d’images pleines de fraîcheur et
d’humour. Tout est basé sur une observation
détaillée des sensations ressenties par le poète,
qu’il s’agisse de la nature, des animaux, du
quotidien. En des images fugaces, c’est un
hommage à toutes les petites choses de la vie que
nous ne prenons plus suffisamment le temps de
capter. Un grand jeu, certes, mais un jeu où il y
néanmoins matière à réflexion.
« Une tortue échangiste / A troqué sa carapace /
Pour une coquille / D’escargot »
« Deux lacets / Enlacés / se tortillent / Dans la
terre du jardinet / Un nœud / Les rassemble //
Deux lombrics font du catch »
« Un papillon a mis / Un nœud / pour sortir »
« Deux sauterelles / Jouent à la pétanque / Avec
des punaises / tenant le rôle / Des boules // tandis
qu’un papillon / Fait office de cochonnet // Une
chenille graduée / S’est déguisée / En décimètre /
Afin de les départager »
41
par Louis DELORME
Claude MERE - CIELS
DE VIE - Editions
Thierry Sajat.
On dit souvent qu’il
faut de tout pour faire un
monde. Et pour faire une vie
? Claude Méré, à la façon
d’un peintre soigne ses ciels,
ces ciels de vie, qu’ils soient
de nuages ou d’éclaircies,
comme il nous l’annonce
dans un court poème qui sert d’avant-propos.
C’est toute sa philosophie qu’il nous expose là.
La vie est faite de hauts et de bas, disent
certains. C’est à nous de rehausser les bas, de
prendre le dessus sur eux, à nous d’être à la
hauteur des hauts pour en tirer le meilleur. Il
s’agit là d’un humanisme (qui met l’homme et les
valeurs humaines au-dessus des autres : dixit
Larousse.) simple, pratique, qui ne cherche pas
midi à quatorze heures, qui avance selon la météo
de la vie quotidienne, une philosophie dont le
poète déplore la perte : " Naguère, on vieillissait
heureux, / on s’arrangeait avec son âge, / ses
reins, ses jambes, son visage / et l’on finissait
pour le mieux. // On n’avait regrets ni remords /
ni soucis de vieilles revanches, / ni la crainte des
échéances, / ni la hantise de la mort." (in Bilan)
On reconnaît çà et là le caricaturiste des
recueils précédents. La plume, restée jeune, fait
mouche à coups de petits traits incisifs : " C’est
aux cénacles des cabots / que les poètes collabos,
/ complicité, duplicité, / échafaudent leur vanité.
// Ils travaillent, vaille que vaille / à se doter
d’une médaille, / d’une nébuleuse notoire / dans
le firmament de l’histoire. // Ils rêvent d’un
sonnet d’Arvers, d’une bleuette de Prévert / qui
mettent les cœurs à l’envers." (in le Panthéon)
Comment le poète ne dénoncerait-il pas aussi un
monde qui va à vau-l’eau et nous entraîne
inexorablement vers sa chute : " On ne l’avait
pas mérité / les corbeilles de dividende / les
paradis de contrebandes / les faux-semblants de
vérité. // On ne l’avait pas mérité : / une télé de
gaudrioles, / des refrains en english-paroles, / les
détritus de la beauté..." (in La honte).
Il convient cependant de garder la tête
froide, de ne pas céder aux sirènes du
pessimisme, non ! Il y a encore l’enfance,
l’innocence, la vie toujours recommencée,
susceptible d’aller vers le mieux, à défaut du
meilleur. " Près de moi, l’enfant me sourit, / et
bat des mains, et cabriole. / Pas de crédit pour la
torgnole ! // Sa liberté n’a pas de prix. ! " (in La
leçon) Il y a l’amour qui perdure, qui n’a pas
d’âge lui, parce qu’il échappe à la morsure acide
du temps : " Les uns disent récidive, / et d’autres
fidélité. / vivait ce qui nous arrive / et survit
après l’été. // Je guettais sur le qui-vive / quand
la perdrix a chanté / et d’hier à la dérive /
l’oiseau a tout raconté. // Depuis, c’est à ne pas
croire / comme le chante Aragon. / Il fait beau
sur ma mémoire.// Il fait beau sur ma chanson. /
Il fait beau sur notre histoire. / Recommence la
moisson !" (in Comme hier)
Ciels gris, ciels bleus, ciels d’aurore,
ciels de crépuscule, Ciels d’automne, ciels de
printemps, ciels d’orage, éclaircies d’après
l’averse, ainsi va la vie. C’est à nous de savoir la
prendre par le bon bout.
Annie LASSANSAA –
LE CIEL DANS LA
RIVIERE – Editions
Bénévent " Le ciel dans la
rivière ". L’auteur
m’explique le pourquoi du
titre, comment elle a fait
ajouter des nuages dans le
tableau et comment,
lorsqu’on retourne celui-ci,
on voit effectivement le
ciel devenir rivière et le chemin devenir ciel au
soleil couchant. La poésie est là, avant même
d’ouvrir le livre.
Avec le premier poème :" SAVOIR
ENCORE S’EMERVEILLER ", c’est toute sa
philosophie que notre amie expose.
S’émerveiller, n’est-ce pas le vrai secret du
bonheur ? S’émerveiller avec un peu de naïveté,
de tendresse, d’humilité et beaucoup de
simplicité. Je pioche au hasard : "Savoir encore
s’émerveiller / Du fragile velours des roses,
42
d’une confidence à mi-voix / Qu’un ami vous
offre en cadeau, d’un arc-en-ciel qu’on
entrevoit...// D’une fable de La Fontaine, de la
senteur du chèvrefeuille...// S’émerveiller, dans la
détresse, du réconfort De l’amitié... // Et des
légendes d’autrefois que l’on racontait près de
l’âtre, // ... Du jeune veuf désespéré qui retrouve
un nouvel amour... // De prendre la main d’un
enfant étrennant son premier cartable, //... D’un
ange de Botticelli, de quelques pages de
Colette..."
Emerveillement tous azimuts, à propos
de tout... et de rien, ai-je envie de dire. Les
choses les plus insignifiantes sont les plus
parlantes pour qui sait regarder, écouter, sentir,
goûter, palper. Je songe à ces tableaux du XVIIe
siècle où le peintre s’exerçait à représenter une
scène qui figurât les cinq sens. Emerveillement
devant les beautés de la nature, devant les
créations de l’homme, bref " Enfin s’émerveiller
de tout ce qui fait la Beauté du Monde"
Comme on en a besoin face à la laideur
qui s’exprime un peu partout !
L’auteur ne m’en voudra pas si je
continue dans l’ordre, laissant au lecteur toute la
suite que je n’aurai pas déflorée : avec " LE
BLANC ET LE NOIR ", notre poète joue du
contraste de l’obscurité et de la lumière : " Sous
le ciel de jais piqueté d’étoiles / Glisse sur le lac
un grand cygne blanc. Son plumage tranche sur
l’eau lisse et noire. // Et dans le silence,
commence soudain / La danse légère des flocons
de soie..."
Tous les poèmes sont à découvrir, à se
laisser enchanter par leur charme " Il y a des
jours comme ça / Où glissant dans son bain, on
croit voir la lagune, / Les coraux flamboyants et
les poissons volants... " // Il y a des jours comme
ça / Où cueillant au jardin un bouquet de lys
blancs, / L’on retrouve l’enfance au goût de lait
crémeux..."
Je pourrais continuer, parler encore de
l’osmose entre le ELLE et le LUI, l’auteur se
mettant dans la peau de l’un comme de l’autre,
faisant même, en une sorte de dialogue une
confrontation amoureuse, mais il me faut dire
quelque mots de la forme. Proche du classicisme,
Annie Lassansàa ne se laisse pas enfermer dans
des règles trop rigoureuses. Elle garde sa liberté
de verbe, n’insistant jamais sur la rime, lui
préférant de loin le rythme car c’est bien lui qui
nous entraîne, qui nous déroule le tapis vert de
poésie, où il nous plaît d’avancer. Outre
l’alexandrin, elle invente le vers de seize pieds,
réunion de deux octosyllabes ce qui permet de
raréfier la rime. (On l’a vu plus haut dans la
première citation). Comment résister encore à
vous donner une strophe d’un poème figurant sur
la quatrième de couverture ?
"Il en est des enfants comme des tourterelles ;
On les croit parmi nous mais ils lustrent leurs
ailes ;
De s’éloigner un jour, on les croit incapables ;
Pas déjà ! Pas si tôt ! Ils sont encore petits !
Mais voilà qu’ils sont prêts, qu’ils sont bientôt
partis ...
Ils sont tous différents et pourtant si
semblables..."
Si vous n’aimez pas ce recueil, je vous
autorise à me faire reproche de ce que j’avance.
Jacques CANUT–
ESCARBILLES –
Carnets confidentiels N°
35
Ah ! ces fameuses
escarbilles que crachait la
locomotive du temps des
chemins de fer à vapeur, qui
constituaient de fâcheuses
mésaventures ou au
contraire des aventures
heureuses, pour peu qu’un
joli visage fût chargé de les
ôter. Escarbilles est bien le
mot juste. Des particules de poésie qui vous
parviennent au fil du souvenir, du quotidien.
Beaucoup passent à côté parce qu’ils n’ont pas
l’œil qu’il faut pour les recevoir. Jacques Canut,
lui, possède une grande acuité d’observation et il
nous les livre finement. Aphorismes, Haïkus de
forme libre, courtes proses (très courtes même)
constituent le 35e de ces Carnets confidentiels
(déjà) qu’on a toujours plaisir à découvrir.
Confidentiel : on se sent privilégié par l’auteur
qui nous admet dans son cercle le plus intime :
aphorisme ? La discrétion est l’abri du sage // Un
bonheur dont il s’efforce de ne jamais se
glorifier. Ou encore : Le cœur ne voit bien
qu’avec l’intelligence. Haïku de forme libre :
Plus de pots de résine / dans la forêt landaise : /
on méprise les larmes / des pins. Courte prose
poétique : Par l’entrée du courrier / quelque
chose glisse / puis tombe avec fracas / sur le
43
carrelage du couloir. // Le facteur est passé. // Je
me précipite. / Beaucoup de bruit pour rien. / Ce
n’est qu’un épais catalogue / Qui ne m’intéresse
guère. Il ne faut pas grand-chose pour attirer la
plume de Jacques Canut mais ce pas grand-chose
prend dans notre esprit une tout autre dimension.
Le temps qu’on surprend dans son vol, qu’on
interrompt le temps de la photo. Ce temps qui
nous rattrape de quelque façon que ce soit et qui
nous martèle sa dure réalité : Ces pendules qui
mentent / qui sèment les fausses graines / du
temps // Tic-tac... / pourquoi pas / tac-tic ? //
Pourquoi "Pile ou face"? / Et non " Face et
pile"?"
Le temps, critère majeur de l’existence,
paramètre incontournable de nos faits et gestes,
facteur essentiel qui met notre vie en équation.
Nouvelle année : / une porte s’ouvre. / Est-il
possible / de refermer l’ancienne ? Tout est dans
la coexistence du passé, du présent et du futur.
Comment ne pas décrypter, pour terminer, le
poème qui s’inscrit dans le dessin de couverture,
dû à Claudine Goux : La pelote des mots / heurte
le fronton de la lumière / brise la coupole des
pensées / et sentiments / S’évader avec ses ailes
de cristal ! La poésie est indissociable des mots.
Jacques CANUT –
VILLEGIATURES –
Carnets Confidentiels 36 L’homme est
inséparable des êtres qu’il a
connus et aimés, mais aussi
des lieux qu’il a fréquentés.
Aussi est-ce sans doute
pourquoi le déracinement est-
il vécu comme l’une des
choses les plus atroces. Même
consenti, souvent. Partout où
nous passons, nous laissons
nos marques et lorsque nous
retournons dans ces endroits
qui ont servi de cadre, de
théâtre, à notre vie, nous
retrouvons des atmosphères, des parfums, des
signes, des souvenirs que notre passage à
disséminés au hasard de scènes vécues. J’arrive
dans cet appartement atlantique / où ton séjour a
laissé / un signe de troublante / mais
incorruptible complicité. // Lumière tamisée sur
les crêtes des vagues. / Le temps souffle le
farniente. / Les tic-tac de la pendule /
s’enveloppent d’une léthargique / sérénité. Les
lieux que nous avons aimés, les objets que nous
avons tenus dans nos mains, le dessus des
meubles que nous avons caressés, une cruche
fêlée, un livre aux pages cornées, sont pour nous
autant de madeleines de Proust : Anciennes
villégiatures. / La mémoire en reconstitue / les
plus élémentaires détails ; / Un mur, une porte /
exhumés des silences du passé. Et le passé refait
alors surface : Apaisante fraîcheur de la maison
basse / où le soleil estival faisait de l’œil / à
l’ombre.
A l’opposé, un paysage nouveau peut
nous permettre de repartir sur de nouvelles bases,
d’oublier un passé trop lourd : Il est des paysa-
ges / qui furent indispensables / à mon chant, tel
ce "campo" / dont je peuplai l’immensité / sans
regretter / ma province natale.
Les outrages du temps accentuent
l’emprise sur nous de ces endroits que nous
avons tatoués de notre empreinte ; nous voilà
captivés, pétrifiés devant l’image présente qui se
combine avec celles passées : Il est des demeures
plus fascinantes / d’être restées inhabitées. // Les
toiles d’araignée flottent, / s’abaissent jusqu’à
moi. // Le bouquet de tournesols / que tu avais
cueilli / lors de ton bref séjour / me salue,
inaltérable /dans son vase. // Et je me souviens /
d’un été... Points de suspension révélateurs que
nous complétons de nos propres expériences et
réminiscences : c’est là tout l’art du poète.
Marie-Annick FAYDI
- RECUEIL
POETIQUE -
MONTAURIOL poésie
N° 85 " La poésie cesse à
l’idée," selon Jean
Cocteau. J’ai envie de dire
qu’elle y commence aussi,
d’une certaine façon. Celui
qui n’a rien à dire n’a qu’à
se taire. Ecrire sur l’écriture, lequel des poètes ne
s’est pas laissé aller à cette nécessité ? Qui donc
ne s’est posé le pourquoi de sa plume ? "Mot,
verbe phrase / Dire et pourquoi ? / Se dire qu’il
faut dire... / Dire pour dire. / Ecrire pour tenter
l’impossibilité à dire. / Ecrire pour faire trace,
humble ornière du Temps..." A quoi sert donc la
poésie ? J’ai envie de paraphraser " La Page
44
blanche" de ce recueil où l’auteur, justement,
parle du rôle de l’écrivain et se demande "Que lui
sert d’être disert?" et donne en fait la réponse à
ma question: "A rien me direz-vous. A rien, c’est
donc à tout." Dans son avant-propos, notre poète
se demandait si elle faisait ce qu’on nomme
poésie et répondait : "Je sais juste le cri de
l’écrit." Ce cri qu’on retrouve plus loin dans le
recueil : "... Expulsé hors de la chair / Cri
primordial de l’expulsion / Cri tout nu dans
gosier noyé." Le cri de la naissance, le cri de
désespoir, le cri de haine, celui d’amour... Le cri
qui devient hurlement : " Hurlez, amis, mes frères
! / Bramez dans les forêts votre rut impuissant! /
Criez votre impossible mission d’être." Être ! Ce
seul mot nous pose problème : "Je sais, je sais /
Quoi ? / Je ne sais pas. / Que faut-il savoir ? / Au
juste... / J’ai fini par accepter... / Accepter quoi ?
Hé ! la vie... / La vie pardi ! " Comment concilier
le bien-être et le mal être ? C’est bien là qu’est le
problème.
Le doute, voilà l’autre chose importante !
Voilà l’honnêteté ! Dans un monde où beaucoup
continuent, après toutes les horreurs que cela a pu
provoquer par le passé, à vouloir imposer leurs
certitudes : " Hors de ma vue le crime du racisme
et de l’intolérance, du pouvoir exercé toujours
sur les plus faibles." Autre thème récurrent : la
solitude : "Ecrire pour tenter de dire toute cette
solitude et tout ce silence en toi, qui s’est fait à
ton insu et que tu ne comprends pas." On est
seul au milieu de la foule.
Heureusement, pour atténuer ce côté
sombre, il y a la nature, ses paysages, sa
tranquillité. Comment la poète ne pourrait-elle
rendre hommage, à la façon de Ronsard :"A ma
douce vallée, verdure et pâturages / Mon Loir
marécage, méandres vendômois, / /Ma place
Saint-Martin, mon carillon-émoi, / A ma
première école, à ma ville natale..." La lecture
est aussi plaisir.
Comment ne pas aimer ce mélange de
poèmes métrés et de prose poétique ? Comment
ne pas apprécier la diversité des questions
abordées ? La variété ne représente-t-elle pas la
première des richesses ?
Aurélie de la SELLE - Guillaume
SABRAN - LE BOUQUET D’AURELIE -
TARABUSTE éditeur La poésie est dans le mot, la poésie est
dans le trait, dans la couleur. Elle est aussi dans
les sens de celui qui arrange les mots, les formes,
les nuances. Elle est dans
l’œil de celui qui
regarde, dans l’oreille de
celui qui est à l’écoute,
dans les doigts de celui
qui modèle... Ainsi
naissent le poème, le
tableau, la musique, la
sculpture...
Heureuse
conjonction de planètes
que ce recueil : Aurélie
de la Selle pour cette
combinaison
d’aquarelles et collages;
Guillaume Sabran pour les textes, en lecture
bilingue (français et anglais) sur chaque page, en
jouant avec la disposition dans l’espace de la
feuille. Qui nous charme le plus, nous pousse le
plus à la réflexion, au plaisir, d’Aurélie et de
Guillaume ? On ne saurait le dire tant la lecture
du dessin et du texte se fait simultanément.
S’agit-il de poèmes mis en images ou d’images à
susciter le poème, de poéture ou de peintésie ?
On n’en sait rien et c’est tant mieux car cela
préserve intact le mystère, et cette volupté qu’il y
a à découvrir ce qui fait véritablement un tout.
Il faudrait, pour mon propos, pouvoir
reproduire comme exemple le dessin et les mots
qui vont avec : la première page nous montre
deux amoureux aquarellés : " Dix ans déjà / ai-je
accompli / mon temps de ta beauté ? - Ten years
yet / have I done / of your beauty my day ? ".
Pour traduire cette beauté, en guise de visage, le
collage d’un timbre de Marianne : celle à deux
centimes de franc, dans des tons indigo ; qui tord
légèrement le cou, ainsi que le prônait Léonard,
dans son traité d’esthétique, coiffée d’un
bandeau, un peu à la façon d’une statue grecque.
" Mon présent heurté / nourrit-il nos baisers ? // -
my stumbling present / does it feed our kisses ?
Reconnaissant ta voix / je riais de vraie joie -
Knoking your voice / in true glee I laughed. "
comme au quitter d’un autre / tu me retrouvais,
me comparant - as when another deserting / You
found me again, comparing. Je t’aime ma
distance, autrement / Dois-je désormais nous
partager - I love you my afar, differently / Shall I
now share us ?
Dans les pages de garde, la réflexion
suivante : " Vos textes dans les deux langues sont
la vie même. J’aime beaucoup aussi les peintures
pleines d’humour et de vivacité d’Aurélie. " Et
c’est signé Andrée Chedid. Qu’ajouter de plus ?
45
ROSE DES TEMPS
REVUE DE
L’ASSOCIATION
PAROLE ET POESIE
Revue modeste,
certes : trente pages, mais
tellement denses, tellement
bien présentées, bien
qu’imprimées sur du papier
recyclé. Un exemple à
suivre !
Une douzaine de poèmes seulement mais
il faut bien répartir la place. En choisir un, ce
n’est pas faire injure aux autres qui sont tous de
bonne facture. De Claude Prouvost, président le
de l’Association Flammes Vives : Il neige sur
mon cœur. " La neige tombe sur mon cœur /
Dans la froidure vespérale / Comme une aura
sentimentale / Qui déguiserait sa noirceur. Je
n’ai plus la force des larmes / Et dans mes cris et
mes vacarmes, / L’absence a des yeux de
vainqueur. // De la peine et de la douleur / Ma
poitrine est la capitale / Mais l’esprit est le
cannibale / Qui vient dévorer la candeur. / Les
fées d’antan n’ont plus de charmes / Et mon âme
a rendu les armes, / La neige tombe sur mon
cœur."
Dans son éditorial, Patrick Picornot, le
président, dénonce cette société de
consommation qui a tendance à nous réduire à
l’état d’objets. Et nous sommes tombés dans le
piège. Nous avons abandonné notre statut de
sujet. L’homme n’est plus ce roseau pensant,
célébré par Blaise Pascal. Toujours sous la plume
de P. Picornot, puis d’Aumane Placide, suit une
intéressante étude sur Milosz, ce Lituanien, à
cheval sur le XIXe et le XX
e siècle, dont toute
l’œuvre est écrite en français. Milosz qui écrivait
dans son recueil intitulé La Terre : " Je n’ai point
de maison ; je n’ai point de patrie ; / L’univers
seul a su combler mon cœur amer. / J’aimais
également toutes les créatures / Et jamais je n’ai
su morceler mon amour. / J’ai vécu solitaire au
sommet de ma tour / Les yeux illuminés de
visions futures." Comme cette belle leçon
d’humanisme, d’universalisme, (Je suis l’enfant
du monde) semble loin aujourd’hui alors qu’elle
serait plus nécessaire que jamais !
De nombreuses pages, en fin de
brochure, sont dévolues aux recensions de
recueils et de revues ainsi que des annonces de
manifestations. La revue n’en est qu’à son
numéro 8 mais elle semble promettre beaucoup.
Et nous lui souhaitons de se développer, de faire
sa place parmi les auteurs, et surtout les lecteurs.
L’INEDIT NOUVEAU
N° 254 - janvier-février
2012 L’Inédit Nouveau en est à
son 254e numéro, c’est tout dire.
C’est dire la patience et le labeur
de Paul Van Melle et de sa femme
Jacqueline. Ce n’est pas de gaieté
de cœur qu’ils ont réduit ne
nombre de parutions de leur revue
qu’ils nous envoient maintenant tous les deux
mois. Ils ont voulu avant tout préserver la qualité.
L’inédit Nouveau reçoit quantité de
romans, de recueils, de nouvelles, d’essais,
d’anthologies, de revues, dont Paul, dans sa
rubrique "à tous mes échos" fait un compte-
rendu plus ou moins détaillé selon l’importance
de l’œuvre. Tous les ouvrages sont recensés avec
rigueur, toujours de façon bienveillante mais sans
complaisance aucune. Dans les milieux littéraires
et poétiques, sa voix fait autorité. Tous les
auteurs attendent avec impatience son avis.
Deux mois maintenant, c’est long ! Les
éditoriaux de Paul font aussi preuve d’un
engagement sans faille pour la langue et la
poésie.
Mais détaillons un peu le présent
numéro. Un graveur, Bruno Gentinetta, et une
poète de langue allemande Magdalena Rüetschi
se partagent la couverture sur le thème de la
goutte d’eau. Sa traduction française, aidée par
Marie-Louise Cuvelier-Hirzel donne ceci : La
goutte solitaire qui pend / se condensant
lentement / jusqu’au possible saut et / à
l’heureuse arrivée / dans son propre élément / un
son solennel / emprunté à l’univers. Au verso de
la couverture, Paul Van Melle fait l’étude
succincte des littératures orientales préislamiques
sous le titre : " au temps où l’orient sauvait (déjà)
l’occident. " Viennent ensuite des textes en prose
notamment un extrait d’autobiographie de
Charles d’Estève dans une langue d’une grande
élégance :" Etaient là rassemblés depuis
longtemps, non pêle-mêle mais chronologi-
quement, de petits dessins et des gouaches, échos
de mes promenades et de mes jeux, des poèmes
liés à des fêtes ou à des émotions personnelles...."
Cela donne envie de connaître la suite. Suit tout
un florilège de poèmes. Comment ne pas retenir
46
un extrait du poème intitulé "Attendu que", de
Micheline Debailleul qui m’avait fait la
gentillesse de me donner des textes pour Soif de
mots :" Attendu que le soleil de midi / brille sur
la blondeur des épis sans contrepartie / qu’une
péniche creuse des sillons bruyants et larges /
sans que la rivière pour cette blessure ne lui
porte ombrage / Attendu que les enfants noirs et
blancs jouent dans la plaine / que leurs cris sont
joyeux et sans haine / Je sais qu’il est bon de
savoir toutes ces choses / qui meublent les
saisons traversières... "
Il y aurait encore tant à dire sur cet Inédit
Nouveau qui fait référence.
(Paul Van Melle Avenue du Chant d’oiseaux 11 -
1310 La Hulpe - Belgique)
par Stephen BLANCHARD
« L’âme de Paris », avec C.D. de
Pierre MEIGE (20 €)
Mail : [email protected] et
tél : 06.34.75.77.69
Ce recueil est dédié « à ceux et
à celles qui promènent leurs vies
dans Paris », du Paris Panam au Paris
Baudelaire, aux âmes errantes du
boulevard Montparnasse et du quartier Saint-
Germain, aux sanglots longs de Verlaine qui font
encore « chialer les poulbots » et c’est à la
terrasse du temps qui passe que l’auteur retrouve
ces p’tits coins d’Paradis, ses rêves de liberté.
Pierre Meige traîne sa bohème sur les quais de la
Seine, parfois au quartier latin ou il ne se passe
plus rien car ici on a bétonné le vieux Colombier
et par là, les artistes sont devenus des
« quincailliers littéraires ». Et puis, il y a la rue de
l’amour et ses muses qui font rimer les saisons,
l’ombre de Bernard Dimey, de Vian, de Jean-
Roger Caussimon, de Barbara et de la serveuse
du petit bistrot de la rue Modiano qui en a
« dépanné plus d’un ». Voilà toute l’ambiance de
ce recueil qu’il faut déguster le cœur en
bandoulière avec l’âme d’un saltimbanque
lorsque l’espoir et les luttes s’écrivent encore à
l’encre noire sur les murs d’un Paris canaille.
Pierre MEIGE s’en va retrouver sa jeunesse
comme un vieux gosse perdu, au hasard des rues,
le temps d’une romance éphémère … mais si
vous passez à deux pas de la rue Caulaincourt ou
du Pont Mirabeau, vous aurez certainement la
nostalgie d’y découvrir l’empreinte de quelques
larmes posées délicatement sur les pavés d’antan.
par Jean-Michel LEVENARD
Nouvelles à chuchoter au
crépuscule , Lucette DESVIGNES.
Editions de Bourgogne, 126 p., 15
€.
Le titre en appelle bien sûr
aux noirceurs et aux incertitudes de
la brune, et non aux splendeurs de
l’aurore. Que voulez-vous, c’est
ainsi de façon immémoriale, l’heure du crime est
nocturne…
Alors, on ne parlera pas d’enchantement,
mais d’ensorcellement. Et méfiez-vous, il n’y a
pas qu’à l’encontre de ses personnages que
Lucette Desvignes use de perversité, elle s’en
prend aussi à ses lecteurs ! Quand elle vous aura
guidé par la main, longuement par des chemins
diffus au cœur des tourments humains, elle vous
lâchera soudain… à vous de trouver l’issue… car
c’est l’une des particularités de ces nouvelles que
de conclure rarement les intrigues qu’elles
proposent. Après tout, puisqu’il faut bien que la
vie continue, n’est-ce pas de grande sagesse que
de passer son chemin… Si vous demeurez aux
bords des mots, fascinés, basculé du côté des
morts plutôt que des vivants, alors vous verrez
s’approcher le Chat, démon débonnaire et
domestique…
Ces nouvelles s’expriment pour la plupart
sur le mode mineur de la vie de vos congénères
(méfiez-vous, vous serez donc bientôt du lot des
victimes ou des bourreaux…), sans bien grands
signes annonciateurs (ça vous tombera donc
dessus, comme ça !), à l’exception d’une étrange
rencontre dans un désert tout à fait pharaonique
particulièrement destinée à profondément vous
éclairer sur le non-sens de toute vie (et la vôtre,
vous en pensez quoi ?)…
47
Revue en revue
par K.J.Djii
Une fois de plus, cette chronique va être
consacrée à une seule revue, Pages Insulaires et
à son directeur de publication, Jean-Michel
Bongiraud.
La revue, crée en juin 2008, succède à
Parterre Verbal qui faisait une large place à la
poésie. Aujourd'hui, Pages Insulaires offre plus
de pages dédiées autant à la musique avec une
chronique régulière de Guy Ferdinande, aux
sciences et plus précisément à l'astrophysique
avec Roland Counard et plus généralement à des
articles de fond donnant ainsi à la revue une
réalité en cohérence avec les interrogations de
notre temps.
K.J.Djii : C'est quoi, créer une revue,
l'abandonner, en créer une autre ?
Jean-Michel Bongiraud : Le sous-titre de
la revue est : « Bimestriel perméable aux idées ».
Je pense que ceci est suffisamment parlant pour
ne pas développer.
Quoiqu'il en soit, Pages
Insulaires n'a pas fermé
la porte à la poésie, loin
de là, même si les articles
sont nombreux et les
poèmes un peu plus
rares !
Cette revue
correspond à mon
attachement à la culture
en général et à la poésie
en particulier. Le rôle de
celui qui crée une revue
est souvent solitaire et
d'une certaine manière,
cela correspond à mon
caractère, non pas que je
sois incapable de
supporter la contradiction
ou la relation, mais une
revue permet de vivre à son rythme. Je suis
admiratif des éditeurs qui, supportent un autre
poids, bien plus lourd que le revuiste. Il ne s'agit
pas simplement de publier et de laisser ensuite le
livre sur la table, il faut au minimum entreprendre
une action pour vendre le livre édité et cette
posture exige une disponibilité pérenne. Les
éditeurs, sans être plus nombreux que les
revuistes ont une existence plus longue que ces
derniers. Pour moi, la revue ne peut être
qu'éphémère, elle n'a pas à s'inscrire dans la
durée. Récemment, Action Poétique a publié son
dernier numéro et c'est presque une gageure que
celle-ci ait duré plus d'un demi-siècle ! Dans son
interview, Henry Deluy dit, avec innocence et
sincérité, que cette décision lui appartient et qu'il
n'a jamais voulu passer les « commandes » à
quelqu'un, même si le comité se compose de
plusieurs personnes. Et je le comprends, la revue
est l'histoire d'un homme bien souvent.
Créer une revue, c'est aussi être passeur,
faire l'intermédiaire, créer un lien entre le lecteur
et l'écrivain, entre l'idée et la pensée, entre le mot
et le poème. C'est établir en toutes circonstances
la possibilité pour chacun de pouvoir se relier à
l'intérieur de la revue à quelque chose et d'aller
au-delà. La revue ne s'arrête pas à sa simple
publication, tout ce qui y est
lu est véhiculé, acheminé,
colporté comme je l'ai écrit
une fois. On pourra dire que
c'est à une petite échelle,
mais cette échelle n'est
petite qu'en apparence,
malgré le silence ou le
dédain qui entoure ces
publications.
KJ : Justement, à
propos d'échelle, à combien
tire Pages Insulaires et
comment fonctionne-t-elle ?
JMB : Tout repose sur
les abonnés et notre bonne
volonté. Parterre Verbal a
duré 10 années, elle fut
assez rapidement
« reconnue » et avait près de
48
150 abonnés. Elle était plus axée sur la poésie
avec des numéros spéciaux sur certains poètes,
Rousselot, par exemple, ou certains sujets,
comme L'enfant et la poésie. Pages Insulaires n'a
pas de lien avec Parterre Verbal, d'autant plus
que la moitié des abonnés d'aujourd'hui ne sont
pas ceux d'hier. Actuellement ils sont environ
120.
KJ : Le numéro de décembre était
thématique, titré « Les armes ou l'écriture ? » ;
Pages Insulaires est-elle une revue engagée ?
JMB : En ce qui concerne l'engagement, ce
terme semble galvaudé au même titre que la lutte
des classes même si tout ceci n'est pas près de
s'éteindre. En ce qui concerne la revue, j'ai
effectivement voulu marquer avec plus
d'insistance cette idée d'engagement. Mais je n'ai
pas conceptualisé, ou disons, émis une
« doctrine-mode d'emploi ». J'ai laissé la porte
ouvertes aux expressions, mais on peut dire que
ce qui se retrouve, si l'on veut dresser un portrait,
c'est un certain humanisme, une certaine lucidité
par rapport aux événements et aux souffrances de
la société actuelle. Mes convictions personnelles
n'ont pas d'influence particulière sur la revue,
même si indirectement elles peuvent être
ressenties. Je m'exprime à travers l'éditorial, mais
les textes publiés ne font pas l'apanage d'un parti
ou d'une mouvance particulière. C'est une
certaine idée de l'homme, de sa dignité, de son
rôle mais aussi de ses faiblesses qui réunit les
abonnés. Le combat se fait, comme je le disais
avant, par l'intermédiaire du colportage. Celui de
la rue, je veux dire le combat, s'il doit venir, n'est
pas souhaitable, mais la montée d'un extrémisme
politique, religieux, n'est pas sans danger, surtout
lorsqu'il est exacerbé par le pouvoir. Les idées
suffiront-elles sans les armes ? Je pourrais
militer, mais la revue me permet à la fois de
garder contact avec la réalité mais aussi d'avoir
un certain recul.
KJ : Dans Vivre Poème, Henri Meschonnic
écrit ceci : « La poésie doit transformer le
monde, elle transforme notre rapport au monde
ou elle n'est pas la poésie ». La poésie aurait-elle
une fonction ?
JMB : Dire que la poésie doit transformer
le monde ne me convient pas, même si
effectivement elle peut transformer notre rapport
au monde. Transformer le monde par la poésie,
c'est lui attribuer des vertus qu'elle n'a pas.
Pourquoi pas la musique ? C'est un vieux rêve
que de croire à un pouvoir de la poésie. Pour moi,
elle est affaire d'individu, et même d'avantage de
l'intimité même de chaque être. C'est en cela que
la poésie est inexplicable car elle pénètre là où
nul ne va, au plus profond de nous-mêmes. Et
puis, tout le monde n'est pas réceptif à la poésie,
ce n'est pas seulement une question de culture,
mais de sensibilité, d'écoute, de patience, de
réception personnelle. Enfin dire qu'elle n'est que
poétisation si elle ne transforme pas le monde,
c'est aller vite en besogne. Aucune poésie n'est
gratuite, même si mon attachement à une poésie
engageant l'homme pour son épanouissement
social et personnel me semble incontournable.
Elle n'est pas une vérité universelle, mais intime,
comme je l'ai dit auparavant. Tu vas me trouver
critique, mais je deviens très pragmatique quand
on veut me faire croire aux pouvoirs de la poésie.
Je dis dans mon éditorial que « la poésie est
quelque chose de tangible... de naturel... » ; elle
est l'homme avec tous ses méandres, puisqu'il ne
faut pas oublier que les mots composent l'homme
et la poésie en est le terreau.
En ce sens il n'y a rien de plus naturel,
mais qui dit naturel ne veut pas dire pouvoir ou
force motrice, mais d'avantage présence, celle
réelle et certainement éphémère de l'homme,
autant qu'effective. Pas de dieu ou de choses
extraordinaires, une réalité proche de nous, en
chacun mais insaisissable en tant que telle. Je
crois que c'est un peu cela la poésie.
49
CINEMA DE QUARTIER
par Bertrand PORCHEROT, directeur de salle classée Art et Essai
DETECTIVE DEE : Le mystère de la
flamme fantôme
Réalisé par Tsui Hark
Vous aimez les polars, vous aimez les
intrigues de Cour, vous aimez la Chine, vous
aimez un peu le Kung Fu… Alors vous
apprécierez l’œuvre du réalisateur, acteur et
producteur hong-kongais via sa société Film
Workshop (Le syndicat du crime et The Killer
de John Woo ; le sublime Histoire de fantômes
chinois de Chin Siu Tung), Tsui Hark
(d’origine vietnamienne), auteur prolifique
d’une quarantaine de longs métrages. Tsui
Hark est un virtuose de la caméra qui a hérité
du surnom de « Spielberg asiatique » dans son
pays.
Détective Dee : Le mystère de la flamme
fantôme, sorti dans les salles françaises en avril
2011, est un divertissement digne des meilleurs
Wu Xia Pian (films de sabre) avec un côté
«enquête à la Sherlock Holmes». Le film de
cape et d'épée chinois, genre extrêmement
populaire en Chine connaît en Tsui Hark un de
ses plus grands représentants puisque c'est sa
série de films Il était une fois en Chine (avec
pour héros Wong Fei Hung, personnage
historique du XIXe siècle incarné par Jet Li)
qui le popularise dans le monde.
Dans Détective Dee, Tsui Hark porte à
l’écran pour la première fois la vie de cette
véritable icône du VIIe siècle. Son nom était
originellement Di Renjie ou Ti Jen Tsié. Il
termina sa carrière comme chancelier de
l'impératrice Wu. La légende du « juge-
détective » a été popularisée dans les pays
occidentaux par les romans écrits par le
diplomate néerlandais Robert van Gulik qui le
renomma « juge Ti ». De même qu’avec son
premier long métrage The Butterfly Murders
(1979), Tsui Hark nous offre un film d’action
en costumes avec une intrigue policière, où la
logique et la science finissent par l’emporter
sur la superstition.
Le récit suit un détective libéré de prison
(interprété par Andy Lau) en l’an 690 qui doit
élucider une série de meurtres mettant en péril
le sacre de la première impératrice de Chine,
Wu Ze Tian (première et dernière femme
chinoise à avoir accédé au trône). On retrouve
la figure du héros indépendant qui cherche à
résoudre une enquête pleine de faux semblants
(distinguer l'être et le paraître). En désignant
l'homme comme une somme indissociable de
défauts et de qualités, Tsui Hark montre des
alliances qui se font et se défont selon les
intérêts et les motivations.
Le film se passe sous l'ère de la Dynastie
Tang qui a régné de 608 à 907. A la suite de la
Dynastie Sui qui était parvenue à la
réunification de la Chine du Nord et du Sud,
cette dynastie a été synonyme de prospérité
50
pour l'Empire du Milieu. De nombreux films
se passent pendant cette période comme
récemment Le Secret des poignards volants de
Zhang Yimou. Détective Dee tente de
s'intéresser au plus près aux mœurs populaires
de cette époque. Pour Tsui Hark, la Dynastie
Tang se distingue des autres époques de
l'histoire de la Chine
par son atmosphère
mystérieuse et roman-
tique. Il s'est rendu
dans la province de
Xi'an, berceau de cette
époque avec son chef
décorateur James
Choo, afin de créer
une atmosphère
crédible.
Ce héros re-
viendra, je l'espère,
dans une suite signée
Tsui Hark. En
attendant, ce dernier
retrouvera Jet Li dans
The Flying Swords of Dragon Gate.
Tsui Hark a créé une œuvre cohérente,
extrêmement riche, parfois inégale mais dont
les défauts sont noyés dans un déferlement
d'images ahurissantes et de personnages
fabuleux. De Tsui Hark je suis encore assez
loin d'avoir vu tous les films. D'une part parce
qu'en France ils ne sont pas encore tous sortis
et aussi parce que je manque toujours autant de
temps.
DVD sorti le 23 août 2011 chez
Wild Side vidéo mais
privilégier le Blu Ray si vous
souhaitez approfondir vos
connaissances grâce aux
bonus plus conséquents que
sur le DVD.
L’Agenda des Poètes de l’amitié 2012
Juin VENDREDI 1 : lecture Norge par les
Bibliambules dans le cadre de Talant Passion
Littéraire
JEUDI 7 : cénacle « portes ouvertes » au CMA
de Dijon
JEUDI 21 : cénacle « portes ouvertes » au CMA
de Dijon
SAMEDI 23 : Comité de Lecture de Florilège
(14h à 15 h) ; Conseil d'Administration de
l'Association (15h à 18h).
Les JEUDIS du 28 juin au 23 Août, tous les
quinze jours : Apéropoésie dans le jardin de
la Banque de France à Beaune
Juillet VENDREDI 20 : animation de la « Balade de
l’escargot » à Chenove.
Septembre Du SAMEDI 15 au SAMEDI 22 : exposition de
l'Association les Poètes de l'Amitié à la
Maison des Associations de Dijon. DIMANCHE 16 : dans le cadre de la Journée du
Patrimoine, participation à Arts Croisés à
Chalon/Saône
SAMEDI 22 : spectacle « lectures absurdes » au
lycée Stephen Liégeard à Brochon
DIMANCHE 30 : date limite de participation
pour le Prix d’Edition poétique de la Ville De
Dijon 2013
24, 26, 27 et 28 Octobre RENCONTRES POETIQUES DE
BOURGOGNE à BEAUNE
Mercredi 24 : interventions en maison de
retraite et à la bibliothèque municipale
Vendredi 26 : inauguration, remise du Prix
d'Edition poétique de la ville de Beaune ;
récital au théâtre municipal (invité
d'honneur Bernard SAUVAT)
Samedi 27 et dimanche 28 : animation diverses
(lectures, spectacles) dans la ville et à la
Chapelle St Etienne; lieu de rassemblement
et d'exposition des Rencontres, débat public...
Novembre SAMEDI 10 : Assemblée générale de
l’association Les Poètes de l’Amitié à Dijon
VENDREDI 23 : spectacle Dimey à Talant, salle
Gabin
VENDREDI 30 : spectacle Dimey à Chenôve, à
l’Escale
Décembre
LUNDI 31 : date limite pour participation au
concours de la nouvelle N° 40
51
la page des adhérents
L'hôtesse noire
de Jean-Pierre PAULHAC
ISBN : 978-2-84924-266-7
14 x 21 cm ; 130 pages ;
13,00 €
Dans un bar à hôtesses,
dans une ville de province, deux
personnages se rencontrent.
Christophe, nouvellement affecté dans cette
cité vient chercher à tromper son ennui et
s'échapper de sa nostalgie – il a été expatrié en
Afrique, au Tchad – en acceptant des
conversations tarifées avec
Diane, une hôtesse d'origine
camerounaise. Il rêve d'être ailleurs, de
rejoindre « son » Afrique perdue, les amours
qu'il a pu y vivre et croit retrouver dans son
interlocutrice comme des réminiscences de ce
passé, un peu trop brûlant. Elle, ne le suit pas
du tout dans ce cheminement, déracinée
volontairement, oublieuse d'une Afrique qu'elle
ne connaît pas, ses préoccupations sont autres,
peut-être plus alimentaires, soucieuse de
subvenir à ses besoins essentiels, sans avoir
trop de perspectives.
Ce dialogue les amènera-t-il à se
rencontrer réellement ? Diane incarne-t-elle ce
que veut revivre Christophe ? Ou bien tout cela
n'est-il pas qu'un fantasme de plus ?
Dans le huis clos de ce court roman,
l'auteur poursuit son exploration de tous les
malentendus issus de la relation franco-
africaine et trace, à nouveau, le portrait
attachant d'une femme noire, tentant d'inventer
un chemin de vie original et indépendant.
Dans la fleur j’ai vu
de Jacques BOE
Cet ouvrage est un
bonheur que mal-
heureusement peu parta-
geront.
En effet, Jacques
Boé concocte artisa-
nalement de très courtes
séries de recueils alliant dessins et textes. En
l’occurrence, ici, il associe des gravures sur
bois aquarellées à des haiku déclinés en
hommage à seize fleurs magnifiées par ses
travaux graphiques.
Ce genre d’associations lui est habituel,
et Jacques sera l’un des exposants majeur de la
manifestation que nous préparons pour mettre
en lumière la complémentarité textes/images
qui nous semble l’une des clés pour renouveler
l’intérêt des « non-initiés » à l’écriture
poétique.
Nicole PIQUET-LEGALL est la lauréate
2012 du Prix de poésie Yolaine et Stephen
Blanchard, pour son recueil, Ne tue pas la
mésange bleue. La remise du prix aura lieu à
Dijon, lors de l’Assemblée générale des Poètes
de l’Amitié le 10 novembre prochain.
L’ouvrage peut d’ores et déjà être réservé (10 €
port compris) auprès de Stephen Blanchard,
(19 allée du Mâconnais - 21000 Dijon). Ce
recueil de poésie libre, sera disponible en
novembre prochain.
Oscar RUIZ-HUIDOBRO reçoit le Prix
Stephen Liégeard, doté par la mairie de
Brochon, - siège du château de Stephen
Liégeard, aujourd’hui transformé en lycée -
pour son ouvrage édité, Claire-Voie, ou La
pénombre en 365 jours.
La remise du Prix se déroulera le 22
septembre.
52
Sous la lune et autres saisons.
Jean-François Forestier.
Préface de Perrin GRIMARD (poète, revuiste, éditeur)
Un ouvrage de 56 pages, 10 €, disponible auprès de l’Association) ;
Si l’un des moyens à la disposition de quiconque veut écrire est de noircir la page initialement
blanche, il semble que le premier travail de notre poète soit au contraire de s’être mis en demeure de
blanchir une page auparavant noire et de ne laisser volontairement que quelques lignes « chues d’un
désastre obscur » pour reprendre un vers célèbre de Mallarmé, comme si écrire commençait par une
action de diminution, de gommage, de suppression, pour ne laisser subsister qu’un message codé qui
de page en page se développe pour constituer une chaîne ininterrompue voguant sous la lune et (en)
autres saisons :
« De l’enfantement de l’automne / passant par une fin d’été racoleuse », en empruntant « les portes de
la nuit » « cette nuit noire de Soulages » « Dans les heures où la lune se démasque » et se poursuivant
« jusqu’aux écharpes de neige » quand « en gésine le printemps tarde »
Textes concis qui ne sont pas sans rappeler le Haïku ou le tanka et qui amènent, immanquablement, le
lecteur à s’arrêter sur ce fugitif, ce presque non-dit, cette retenue, cette pudeur, qui rendent le poème à
la fois non fini mais aussi poignant, offrant au lecteur le choix entre un arrêt sur image- image souvent
somptueuse- et une suite à venir qui de toute évidence ne pourrait surgir que de lui-même.
« Offense faite au champ de neige / De ma
nuit / Par l’oiseau noir de l’insomnie ».
« Lame luisante d’un couteau d’insomnie
/ Tu parais éclair sans génie / Puis
t’éloignes en riant / Me laissant à la
nuit ».
De la nuit à la nuit, de l’insomnie à
l’insomnie, qu’elle soit oiseau ou
couteau, il y a dans cet enfermement tant
de choses à dire. La route est tracée. Au
lecteur de combler ce vide entraperçu aux
contours internes et étincelants des vers
ciselés comme des bijoux.
Va et vient entre le noir et le blanc, le blanc et le noir, équilibre subtil qu’il est si difficile – pour ne
pas dire impossible - d’atteindre dans la vie de tous les jours. Un peu comme ce combat incessant
entre santé et maladie, vie et mort, dont on connaît l’issue malheureusement fatale mais qui
n’empêche nullement –au contraire- « Dans des couloirs sans fin / les voyageurs égarés, somnambules
inquiets de guetter à l’écran des destinations inconnues. »
« Et ce vide papier que la blancheur défend » pour revenir à Mallarmé, n’est plus alors ce symbole de
l’épreuve surhumaine et quasi impossible à surmonter du poète suant et souffrant sur son épreuve,
mais au contraire signe de respect entre le noir de cette nuit qui revient si souvent dans le recueil –
« cette nuit tapageuse – (qui) avait écrit un poème / effacé à la lucidité du jour » et cette soudaine
magistrale « gifle de lumière / l’ accroche de l’aube »
Christian AMSTATT
FLORILEGE – JUIN 2012
– Prix : 8 €
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