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Agriculture durable 1
Mars 2014
Pascal da Costa et Claire Bordes 2
Table des matières :
I/ Les enjeux agricoles ............................................................................................................................. 2 1. Nourrir et satisfaire les besoins d’une population sans cesse croissante .................................... 2 2. L’agriculture et la spéculation ...................................................................................................... 4 3. Assurer une alimentation de grande qualité gustative, sanitaire et environnementale aux habitants des pays du Sud comme du Nord ........................................................................................ 4 4. Biomatériaux et agro-‐carburants ................................................................................................. 5 5. Fournir des services environnementaux et n’occasionner aucun dommage pour notre cadre de vie, atténuer l’émission de gaz à effet de serre .................................................................................. 5 6. Enjeux socio-‐environnementaux ................................................................................................. 6
II/ Le contexte agricole actuel ................................................................................................................. 6 1. La détérioration des écosystèmes : déforestation, érosions des sols, pollution et épuisement des eaux de surfaces et souterraines, pertes de biodiversité ............................................................. 6 2. Les « solutions » du passé ........................................................................................................... 7
III/ La mise en œuvre de nouveaux systèmes de production agricole .................................................. 13 1. Faire un usage le plus intensif possible des ressources naturelles renouvelables : énergie solaire, carbone, azote de l’air, etc. .................................................................................................. 13 2. Assurer la qualité et la pérennité des sols (favoriser la fixation biologique de l’azote, maintenir et même accroître le taux d’humus, la stabilité structurale et la capacité de rétention de sols, réhabiliter la microbiologie des sols) ................................................................................................ 14 3. Réassocier agriculture et élevage, au moins à l’échelle des micro-‐régions ............................... 15 4. Gérer au mieux les eaux de pluies : favoriser leur infiltration dans les sols .............................. 15
IV/ Vers une nouvelle Politique agricole commune .............................................................................. 16 1. La Politique agricole commune illustrée par l’exemple français ............................................... 16 2. Protection à l’égard des importations de protéagineux ............................................................ 18 3. Repenser la concurrence internationale ................................................................................... 18 4. Conclusion : une PAC pour une alimentation de qualité, respectueuse de l’environnement et des hommes ...................................................................................................................................... 19
Bibliographie ......................................................................................................................................... 20
1 Chapitre pour la septième et dernière séance du MOOC de Développement Durable (FUN). 2 Ecole Centrale Paris. « Nos remerciements à : Marc Dufumier (AgroParisTech) pour ses conférences données à l’Ecole Centrale Paris et sa participation au MOOC -‐ ce chapitre s’appuie largement sur ses travaux -‐ ; ainsi qu’à Noémie Blaise et Jean-‐Guillaume Messmer (étudiants à l’ECP) pour leur synthèse des conférences. »
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Les émeutes de la faim en 2007 et 2008, les scandales alimentaires à répétition en Chine, en Europe et ailleurs, la ruée vers le marché mondial des terres arables… tous ces phénomènes nous racontent une agriculture malade de ses extrêmes : de l’hyper industrie agro-‐alimentaire et ses dérives productivistes et sanitaires, aux paysans pauvres, premières victimes de la faim.
Est-‐on condamné à ces paradoxes ? Notre alimentation restera-‐t-‐elle source d’instabilité à travers la planète ? Au-‐delà de ces réalités tragiques ou de ces peurs profondes, se dessine pourtant une sortie durable pour nourrir cette planète. Comment peut-‐elle se réaliser ? C’est tout l’objet de ce dernier chapitre du cours en ligne ouvert à tous de Développement Durable.
I/ Les enjeux agricoles Les enjeux que nous allons développer impliquent, au-‐delà de l’agriculteur, tous
les acteurs qui travaillent en relation avec cette activité : agronomes, industries alimentaires, gouvernements et organisations collaborant avec les pays du Sud pour résoudre les problèmes de faim et de famine. C’est en prenant en considération l’ensemble des acteurs que l’on pourra apporter une réponse pertinente à notre principal question : que veut dire et qu’implique le développement d’une agriculture conforme aux exigences du développement durable ?
1. Nourrir et satisfaire les besoins d’une population sans cesse croissante Nous sommes plus de 7 milliards à peupler la planète et d’ici 2050 nous
passerons à plus de 9 milliards d’êtres humains. Il faut tout de suite souligner que, malgré la forte augmentation de la population, la croissante démographique cesse d’être exponentielle. En effet, on prévoit une multiplication de la population par environ 1,4 dans les 40 prochaines années, ce qui est très faible comparativement aux quatre dernières décennies. 3
Au regard du nombre croissant d’humains sur terre, la faim dans le monde se résume-‐t-‐elle à la seule insuffisance de production agricole ? La réponse est non, car la production actuelle permet de répondre à la demande mondiale en terme de nutrition :
-‐ Il faudrait en effet en moyenne 200 kg de céréales/hab./an pour que chacun puisse se nourrir correctement (cette quantité pouvant varier selon l’âge, le poids, le sexe et l’activité physique bien entendu), sachant qu’une partie de ces céréales est transformée en lait, œufs, viande ou en équivalents céréales, pomme de terre ou manioc par exemples. Or, la production mondiale actuelle permet de fournir 330 kg de céréales/hab./an, soit un excédent de 130 kg sur les besoins minimaux pour nourrir la totalité de la population mondiale !
3 Cf. pour plus de détails la séance 2 du MOOC sur la démographie, avec Gilles Pison (INED).
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-‐ Malheureusement, en 2011, 925 millions de personnes souffraient encore de sous-‐nutrition, ce qui signifie que la nourriture qu’elles consomment ne permet pas d’apporter les 2200 kcal quotidiennes nécessaires -‐ en moyenne -‐ à tout individu. Il est alors légitime de se demander pourquoi cela se passe ainsi, alors que la production est suffisante.
Figure 2 : Les besoins caloriques dans le monde à l’horizon 2050 (source : Cours de M. Dufumier, Ecole Centrale Paris, à partir des chiffres de P. Collomb, dans Nourrir la Planète par Miechel Griffon, 2006)
La véritable origine de la faim dans le monde est la pauvreté. Les revenus des personnes souffrant de sous-‐nutrition sont trop faibles pour qu’elles puissent acheter suffisamment de nourriture ou pour qu’elles puissent s’équiper et produire elles-‐mêmes pour nourrir leur famille. Ainsi, les populations pauvres des pays en développement sont doublement pénalisées : leur sous-‐équipement entraine une productivité trop faible et leur compétitivité reste insuffisante, alors même que c’est en Afrique, en Asie et en Amérique Latine que les besoins caloriques vont aller croissants (figure 2 ci-‐dessus).
Mais qu’en est-‐il alors de l’excédent de 130 kg ? Il est largement utilisé par les usines d’alimentation du bétail. En effet, la forte demande de viande entraîne une augmentation de la production végétale pour nourrir les bêtes. Cette demande en viande est croissante et détourne donc de plus en plus la production végétale pour la production animale. L’autre partie de ce surplus de 130 kg est destinée à la production d’agro-‐carburants (betterave, canne à sucre, blé) ce qui, par conséquent, diminue la quantité de terres disponibles pour la nourriture à destination des hommes.
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Afrique Asie Europe Amérique Lahne Amérique du Nord Océanie
LES BESOINS CALORIQUES DANS LE MONDE À L’HORIZON 2050
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2. L’agriculture et la spéculation Le problème de la faim dans le monde ne se trouve donc pas dans le manque de
production, mais dans l’accès aux denrées. Pourtant les gains de productivité ont globalement permis, pendant la seconde moitié du XXeme siècle, une baisse tendancielle des prix du blé. Or, les denrées agricoles sont devenues des matières premières, comme le gaz, les métaux précieux ou le pétrole : elles peuvent être sujettes à des modifications fréquentes de prix. Elles s’échangent donc à la bourse mondiale des produits alimentaires qui est située à Chicago.
Leur prix fluctuent en fonction d’un grand nombre de facteurs : tensions géopolitiques, demande croissante, catastrophes naturelles, sécheresses ou encore spéculation. En ce début de XXIème siècle, la multiplicité des crises et la demande croissante des pays émergents entraînent une forte instabilité du prix des matières premières. Contrairement aux marchés financiers, les flux sont ici tangibles et les conséquences sur la vie de milliards d’êtres humains en dépendent. L’ancien rapporteur aux Nations Unies pour le droit à l’alimentation, Jean Ziegler, n’hésite pas à qualifier de « destruction massive » le jeu qui est fait par les spéculateurs sur les marchés des matières premières. Certes, la constitution de stocks alimentaires importants est sensée jouer le rôle de tampon pour ajuster l’offre et la demande. Mais les flux sont de plus en plus tendus et les prix flambent.
Tous comme pour d’autres domaines de l’économie, les pays sont rarement autarciques et restent tributaires des marchés internationaux pour nourrir leur population. Le journaliste Antoine de Ravignan précise qu’en « en raison de l’ouverture des marchés, les prix agricoles internationaux finissent toujours par se répercuter sur les marchés locaux, quoique de manière variable selon les situations : un pays côtier fortement importateur n’est pas touché comme un pays enclavé proche de l’autosuffisance »4. Ces prix élevés contribuent eux aussi à aggraver la faim dans le monde et la tendance ne semble pas prête de s’inverser.
3. Assurer une alimentation de grande qualité gustative, sanitaire et environnementale aux habitants des pays du Sud comme du Nord La définition d’une alimentation de grande qualité gustative, sanitaire et
environnementale est différente dans les pays du Nord et dans ceux du Sud. En effet, pour les pays du Nord, il est d’abord nécessaire de répondre aux peurs et aux craintes -‐ parfois fondées -‐ de la population quant à la dégradation de la qualité sanitaire, liées aux différents dérives ou scandales alimentaires de ces dernières années : dioxine dans le poulet, pesticides sur les légumes, scandale de la vache folle, traces d’hormones dans la viande ou le lait, minerais de viande de cheval dans les plats industriels...
En revanche, pour les pays du Sud, qualité signifie avant tout accès à 2200 kcal par jour, ce qui représente les besoins énergétiques moyens de chaque individu. La
4 De Ravignac Antoine, Agriculture, pourquoi ça flambe, Alternatives Economiques n° 305 -‐ septembre 2011, http://www.alternatives-‐economiques.fr/agriculture-‐-‐pourquoi-‐ca-‐flambe_fr_art_1102_55193.html
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demande des pays émergents en protéines animales est par ailleurs croissante. Or il faut trois à dix calories végétales (1 calorie alimentaire = 1kcal) pour produire une calorie animale, ce qui entraîne une hausse considérable de la production végétale à l’échelle mondiale.
Les enjeux sont donc de natures très différentes. D’un côté, il s’agit de repenser un secteur d’activité, dans les pays industrialisés, pour le soigner de ses dérives, alors que pour les pays en développement, il s’agit de leur assurer l’accès aux denrées.
4. Biomatériaux et agro-‐carburants Depuis toujours l’agriculture produit aussi du non-‐alimentaire : bois pour la
construction et le chauffage, fibres pour le textile, molécules médicinales pour la pharmacopée... Mais le secteur agricole doit répondre à la demande d’un élément nouveau : la production d’éthanol et de biodiesel pour le fonctionnement des voitures. Ces agro-‐carburants augmentent donc de manière colossale la demande de production végétale et pousse à l’accroissement de l’agriculture intensive. Or, l’intensif ne prend en compte que le rendement final alors que les autres facteurs, comme le respect des sols, ne sont pas intégrés, ou du moins pas suffisamment, dans sa logique. C’est pourquoi l’enjeu est aujourd’hui de produire des matières premières diversifiées, sans dommage pour notre cadre de vie, ni pour les potentialités productives de notre environnement (ceci peut être considéré comme une définition du développement durable).
5. Fournir des services environnementaux et n’occasionner aucun dommage pour notre cadre de vie, atténuer l’émission de gaz à effet de serre
L’agriculture ne devrait altérer ni la beauté des paysages, ni la qualité de l’environnement (pas d’odeur de lisier, une eau potable peu chargée en nitrates, pas d’algues vertes le long des plages et du littoral...). L’agriculture est aussi et surtout un secteur fortement émetteur de gaz à effet de serre (GES). En effet, l’agriculture seule contribue à hauteur de 13 % du total des émissions de GES dans le monde.
Plusieurs phénomènes expliquent ces émissions : -‐ Le premier concerne la minéralisation organique et la disparition de l’humus qui
désigne la couche supérieure du sol créée et entretenue par la décomposition de la matière organique, essentiellement par l'action combinée des animaux, des bactéries et des champignons. A chaque fois que l’on retourne le sol par le labour, l’humus se retrouve aéré et le carbone qu’il contient retourne à l’état de CO2.
-‐ Le deuxième concerne le méthane (CH4). Ces émissions sont liées à la fermentation anaérobie dans les rizières, la fermentation du carbone des bovins, ou encore au fumier, etc.
-‐ Mais dans l’agriculture, 50% des émissions de GES en équivalent carbone sont dues au protoxyde d’azote (N2O) qui a un pouvoir réchauffant 298 fois supérieur au CO2. Ces émissions sont liées pour l’essentiel à l’épandage d’engrais azotés de synthèse et à la manutention du fumier (épandage, etc.).
-‐ Notons que l’agriculture pourrait à l’inverse permettre de diminuer les émissions de GES en stockant une partie du carbone dans les sols. La fertilité des sols est
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une notion importante qu’il ne faut pas remettre en cause (aujourd’hui, on élargit cette notion à l’ensemble de l’écosystème).
6. Enjeux socio-‐environnementaux Dès qu’une exploitation agricole ferme, le chômage augmente immédiatement. En
effet, les terres délaissées vont être reprises par les exploitations voisines, ce qui permet certes une augmentation des rendements, mais crée rarement assez d’emplois. De plus en plus de jeunes décident de ne pas reprendre l’exploitation de leurs parents.
A l’échelle mondiale, la situation est donc dramatique. Les paysans appauvris qui ne peuvent pas être compétitifs sur leurs terres migrent vers les villes ou les bidonvilles, ou vers les forêts, comme au Brésil ou au Cameroun, ou vers les pays les plus riches, comme au Sénégal par exemple. Les mouvements migratoires sont massifs, intempestifs, désordonnés, et l’émigration souvent non choisie est contrainte par la pauvreté. Notons par ailleurs que les gens qui ont faim sont pour les trois-‐quarts des agriculteurs, et pour le quart restant, des personnes habitant les bidonvilles et dont les parents étaient des paysans qui n’ont pas pu être assez compétitifs.
Certaines migrations entraînent donc la déforestation des dernières forêts et, dans ce cas, ces paysans appauvris qui sont à l’origine des déforestations ne bénéficient pas de l’aide financière des pays du Nord qui s’engagent à financer les Etats du Sud qui luttent activement contre la déforestation. Ces paysans appauvris sont face à un dilemme : souffrir du manque de compétitivité ou ne pas bénéficier des aides.
Le développement de l’agriculture devient donc un impératif pour réduire l’exode rural. Les personnes qui migrent vers les villes y trouvent rarement un emploi. Elles quittent leur campagne sans attendre que des emplois soient créés en ville et se retrouvent immédiatement au chômage, dans des situations de précarité ou d’extrême pauvreté.
II/ Le contexte agricole actuel
1. La détérioration des écosystèmes : déforestation, érosions des sols, pollution et épuisement des eaux de surfaces et souterraines, pertes de biodiversité Il est nécessaire d’agir en priorité dans certaines régions françaises et
européennes. Toutefois, l’érosion, la salinisation et la déforestation concernent majoritairement les pays du Sud et, dans certaines régions de ces pays, des problèmes d’épuisement de l’eau et de réduction des surfaces cultivées se font forttement sentir.
a/ Vers une raréfaction des terres agricoles ? Plusieurs phénomènes expliquent un grignotement progressif des terres
agricoles : -‐ L’urbanisation : la population urbaine allant croissante en même temps que
l’augmentation générale de la population mondiale et la taille des villes ;
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-‐ La reforestation de certaines terres anciennement cultivées : 1,5 milliards d’hectares de terres, à l’échelle mondiale, sont actuellement cultivées et 4,2 milliards d’hectares sont cultivables. Le terme cultivable signifie que ces terres ont été un jour cultivées et ces terres cultivables sont peut-‐être redevenues forestières. Des terres trop usées par l’agriculture intensive ou extensive sont aussi désertées.
Il va donc falloir réussir à produire davantage sur la plupart des hectares de terres actuellement cultivées et par conséquent intensifier la production, dans le sens produire plus par ha de terre cultivée.
b/ La raréfaction de nombreuses ressources naturelles non renouvelables et l’accroissement de leur prix
Nous devons aussi construire des solutions pour pallier la raréfaction du pétrole, à travers les agro-‐carburants, comme évoqué plus haut, mais trouver également des solutions pour la raréfaction des éléments minéraux. Actuellement, l’élément qui suscite le plus de craintes est le phosphore. Les experts prédisent que d’ici quatre à cinq décennies nous atteindrons un pic d’exploitation des mines de phosphate. Le phosphore est nécessaire aux hommes, aux animaux et aux plantes. Les coûts d’exploitation vont donc augmenter et la spéculation risque d’entraîner une forte volatilité des prix.
L’agriculture est aussi très gourmande en eau. Dans les pays les plus développés elle représente même la consommation d’eau majoritaire. Malheureusement, une fois que les ressources en eau sont épuisées, il s’avère très difficile de les reconstituer. La Mer Aral est un exemple particulièrement frappant et on espère aujourd’hui réussir à éviter son asséchement complet. Le lac Tchad est un autre exemple.
2. Les « solutions » du passé
a. La recherche à haut potentiel de rendement photosynthétique à l’hectare A l’origine, cette démarche se fonde sur le raisonnement suivant : la Terre est de
taille constante or la population augmente, il faut donc augmenter les rendements à l’unité de surface. C’est le rendement à l’hectare qui guide les recherches en matière d’agriculture. Qu’est-‐ce que le rendement à l’hectare ?
Tout processus de production agricole démarre par la photosynthèse : les feuilles qui interceptent la lumière du soleil, transforment l’énergie solaire en énergie alimentaire, donc en calories. Théoriquement la population pourrait doubler ou tripler, l’énergie solaire serait toujours en quantité suffisante. Dans le but de maximiser le rendement à l’hectare, la recherche agronomique s’est donc donnée pour mission de trouver des plantes répondant à deux critères :
1) Etre capable de bien capter les rayons du soleil ; 2) Transformer avec un haut rendement énergétique l’énergie solaire en énergie
alimentaire.
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Des sommes très importantes ont été investies pour que les agronomes mettent au point un nombre limité de variétés qui puissent pousser sur de très vastes espaces, afin d’amortir l’investissement de la recherche génétique, et ce rapidement. Les agronomes ont donc cherché à éliminer les particularités locales des espèces, afin que ces dernières puissent pousser dans le plus grand nombre d’endroits possibles. Or il existait à l’époque, avant ces recherches, des plantes dont la date de floraison était dépendante de la longueur du jour ou de la nuit et même de l’allongement de la durée du jour (on appelle ce phénomène photopériodisme). Pour supprimer tout particularisme régional, ces sensibilités ont simplement été éradiquées.
b. La priorité aux économies d’échelles, ses conséquences environnementales et économiques Il ne faut pas stigmatiser exclusivement les agriculteurs en critiquant l’impact de
leur activité sur l’environnement, car ils ne font bien souvent que répondre à la demande de clients. L’industrie agroalimentaire ou les grandes surfaces leur imposent des cahiers des charges, dont le but est d’établir les règles à suivre pour produire à moindre coût et donc réaliser des économies d’échelles, soit produire plus avec moins, standardiser les produits, notamment pour traiter plus vite les processus industriels. Par exemple, un éleveur de canards doit faire en sorte que ses bêtes se ressemblent toutes pour que le plumage industriel aille le plus vite possible. Des standards sont ainsi imposés, et l’agriculteur est contraint de s’y soumettre sous peine de recevoir des pénalités pour non-‐réponse au cahier des charges. Il est alors légitime de se demander si les agriculteurs ont la totale responsabilité de ce qui se passe actuellement.
Or, les denrées alimentaires sont des produits uniques (les pommes de terre sont toutes différentes). La nature n’a jamais produit deux fois exactement la même chose, l’industrialisation et notamment la mécanisation oblige au contraire à produire du standard pour les machines de tri, de découpe, etc. Les économies d’échelle ne se contentent pas d’un impact environnemental élevé, elles ont également un impact majeur sur la concurrence entre paysans.
En effet, aujourd’hui, sur les 1,3 milliards d’exploitations agricoles dans le monde, nous en comptons 800 millions exclusivement manuelles, et 500 millions avec traction animale, contre seulement 30 millions d’exploitations sont moto-‐mécanisées. Bien évidemment, ce sont ces premières qui sont tenues par les agriculteurs pauvres qui ne peuvent pas investir dans un matériel très sophistiqué. Les écarts de productivité sont donc énormes.
Prenons le cas du riz en Louisiane et à Casamance : l’écart de productivité est de 200. Comment le paysan de Casamance peut-‐il imaginer être rentable face à cette concurrence ? Il est aussi obligé de s’aligner au prix du marché pour vendre sa production. Et les soutiens à l’agriculture des pays les plus riches ne vont pas pour diminuer cette tendance.
En plus d’êtres aujourd’hui très critiqués pour leurs effets néfastes à l’intérieur de leurs propres pays (cf. section IV.4), ces soutiens ne bénéficient pas non plus aux pays du
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Sud. L’ensemble des soutiens publics à l’agriculture dans les pays de l’OCDE s’élève à 187 milliards de dollars, dont 85 pour l’Union européenne. En France, les aides publiques à l’agriculture atteignent 9,5 milliards d’euros (financement communautaire), auxquels 2,5 milliards d’euros de financements nationaux sont ajoutés. Quant à l’Amérique, ce sont 3,8 milliards de dollars de subventions à l’exportation qui sont accordés aux seuls 25 000 producteurs de coton nord-‐américains : il s’agit d’un montant supérieur au PIB du Burkina Faso, où 2 millions d’agriculteurs dépendent de la production de coton.
c. Spécialisation exagérée avec simplification (et fragilisation) extrêmes des écosystèmes La liste des variétés à haut rendement a été établie de manière expérimentale
et à partir de critères de comparaisons entres les espèces. Or les agronomes, devant faire face à une contrainte de temps et, pour ne pas avoir à recommencer certains essais, n’ont pas, lors des expérimentations, tenu assez compte des aléas qui pouvaient se présenter réellement. Les conditions étaient dites optimales : clôtures pour empêcher l’arrivée de sangliers, insecticides pour lutter contre les chenilles, herbicides contre les mauvaises herbes, etc. C’est donc sur ces bases que Norman Borlaug reçoit le prix Nobel de la paix en 1970 pour avoir établi des variétés de blé à haut potentiel de rendement, qui devaient permettre d’éradiquer la faim dans le monde. Ces variétés sont dites à haut rendement, mais ce rendement n’était possible que dans les conditions parfaites de l’expérimentation.
La sélection génétique existait pourtant depuis un siècle déjà, voire un siècle et demi en France notamment : auparavant, c’était le paysan qui, avant de récolter, sélectionnait le plus beau plan, le plus bel épi et le plus beau grain et analysait le comportement de la plante. Il choisissait donc chaque année les grains les plus adaptés à son micro-‐environnement.
Nous voyons ici une rupture complète avec la pratique actuelle : autrefois les plants étaient adaptés au micro-‐environnement, aujourd’hui c’est l’inverse. On met à disposition des agriculteurs très peu de variétés, et ils doivent adapter leur environnement à ce faible nombre de variétés. Il y a donc un phénomène d’artificialisation : or tout écosystème simplifié à l’extrême, sans aucune espèce concurrente ni prédatrice, s’avère extrêmement fragilisé.
La durabilité de la sélection génétique pose également problème. Effectivement, lorsque chaque année est épandu un pesticide contre un insecte piqueur-‐suceur, il arrive un moment où l’un d’entre eux peut muter et résister au pesticide. N’étant plus concurrencé par les autres insectes, il prolifère. Après l’application du premier pesticide, au bout de quelques années, il faut donc une deuxième molécule de pesticide… et le phénomène se reproduira à nouveau et de nouvelles molécules seront toujours nécessaires. Le coût peut s’avérer extrêmement élevé pour pallier ces mutations.
A une époque pas si ancienne, on pouvait cultiver sans éradiquer les insectes piqueurs-‐suceurs, car on choisissait des variétés pouvant cohabiter avec ces insectes. Chaque agriculteur faisait sa sélection, comme nous l’avons déjà écrit, et cette sélection
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paysanne permettait une forte biodiversité culturale. Aujourd’hui, la sélection scientifique engendre une très faible biodiversité culturale.
Pour réaliser des économies d’échelles, ensuite, l’agriculteur peut décider d’investir dans de gros équipements. Se développe alors une agriculture spécialisée, aussi bien à l’échelle de l’exploitation agricole qu’à l’échelle des régions. Ce phénomène entraîne l’absence de polycultures au niveau régional, ce qui ne va pas sans poser quelques problèmes, notamment environnementaux. Prenons l’exemple de la Bretagne, région excessivement spécialisée dans l’élevage. On y trouve de nombreuses exploitations de vaches laitières, mais aussi de cochons et de volailles… très peu de parcelles de céréales et de paille. Or, les protéines dont ont besoin ces élevages se trouvent dans le soja (ou le tourteau de soja). Le paradoxe est que celui-‐ci est importé des Etats-‐Unis, d’Argentine ou du Brésil. En outre, on trouve une surconcentration d’azote dans ces protéines de soja.
Les élevages bretons ne reposent plus sur de la paille, ou pas assez, mais davantage sur du béton. Or avec ce type d’élevage hors-‐sol, on ne sait plus quoi faire du lisier -‐ des déjections des animaux -‐ qui n’est transformé en fumier. En effet, pour faire du fumier, il est nécessaire d’avoir du lisier et de la paille. Dans les conditions d’élevages bretons, l’azote des protéines de soja, contenu dans le lisier, ne va jamais permettre d’abreuver les microbes qui auraient dû se nourrir du carbone des pailles pour fabriquer du fumier.
Ce fumier aurait pu, à son tour, fabriquer de l’humus. Or, l’un des principes premiers de la fertilité des sols est de maintenir un taux d’humus suffisant dans le sol : pour se faire, on enfouit des matières organiques dans lesquelles on a savamment mélangé le carbone et l’azote. Ne pouvant se mélanger au carbone, l’azote est donc excédentaire en Bretagne et entraîne le développement d’algues vertes le long du littoral. Il faut donc se rendre compte que les algues vertes françaises ont pour origine l’azote du soja importé du Brésil. On voit à quel point il est important de considérer l’ensemble du dispositif. Faute de quoi le lisier finit par s’infiltrer dans les sols sans servir à la production de l’humus et entraîne une présence de nitrate qui finira dans l’eau du robinet.
Autre exemple, dans le Bassin parisien et en Picardie : on y fait notamment pousser du blé dans ces régions. Or ces cultures ont besoin d’une fertilisation azotée. Mais du fait de la spécialisation des cultures, on n’y favorise plus du tout l’élevage. Il n’y a pas assez de fumier disponible pour fertiliser les terres. Comme ces céréales ont tout de même besoin d’azote, on y ajoute de l’urine de synthèse ainsi que des engrais azotés de synthèse. Cette solution est très coûteuse en énergie. : pour réaliser ces engrais azotés de synthèse, il faut du gaz naturel par exemple importé de Russie ou de Norvège.
En conclusion de cette partie, la France : -‐ importe actuellement de l’azote, à travers les protéines du soja, du Brésil et
d’autres pays américains, pour ses élevages bretons notamment, ce qui engendre une surconcentration en azote dans le sol ;
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-‐ et fertilise le blé picard à l’aide d’azote de synthèse créé à partir du gaz russe ou norvégien !
La dissociation des cultures et de l’élevage a donc engendré la rupture de deux cycles biochimiques complémentaires : celui du carbone et celui de l’azote. L’enjeu actuel est donc de réussir à les gérer conjointement, en circuit court, tout en gérant convenablement le cycle de l’eau.
d. L’état actuel de la France agricole
L’état des sols français La France, en trente ans, est passée d’une culture basée sur le principe de
rotations diversifiées – ou de prairies à couverture végétale quasi permanente – à la monoculture. Les conséquences sont évidentes : érosion et pollution des nappes phréatiques… même si l’origine de l’érosion est souvent difficile à établir en raison des multiples facteurs qui en sont responsables.
Le passage à la mécanisation (tracteurs, etc.) se fait aujourd’hui au détriment de la qualité du sol, de l’humus et… de l’emploi, comme nous l’avons déjà vu, la mécanisation implique une main d’œuvre moindre. La perte du patrimoine humus a un coût extrême et des conséquences souvent irréversibles sur les sols français.
Les conséquences de l’introduction des pesticides La présomption que l’exposition de longue durée aux pesticides aboutisse à
terme à des cancers et à des effets neurologiques est de plus en plus forte : cf. l’étude d’André Cicollela : Le scandale invisible des maladies chroniques (Seuil Paris, 2013). Toutefois, il est encore difficile de prouver le lien direct entre pesticides et conséquences sur la santé du fait que les maladies peuvent apparaître après des années d’exposition et sont parfois liées à d’autres facteurs. L’un des seuls pesticides pour lequel un lien a été établi, sans remise en cause possible des résultats, entre son utilisation et ses conséquences sur la santé, est le chlordécone qui était très employé en Martinique et en Guadeloupe et qui est à présent interdit.
L’espérance de vie des hommes s’est accrue au cours des trois dernières décennies et cela est lié très certainement à l’amélioration de l’alimentation et à des mesures d’hygiène efficaces. Néanmoins, il y a une crainte (Cicollela 2013) pour que l’espérance de vie des nouvelles générations puisse décroitre (ou en tous les cas ne s'accroisse plus) du fait de l’exposition régulière, et dès la naissance, aux pesticides.
Dès lors, il devient nécessaire d’appliquer le principe de précaution lequel revient à équilibrer risques et intérêts : si une société découvre qu’une innovation présente des conséquences sur la santé ou l’environnement, il faut se donner les moyens de prévenir ses dégâts.
Ainsi, il a ainsi été décidé lors du Grenelle de l’Environnement du gouvernement français précédent, de diviser par deux la quantité de produits phytosanitaires utilisés en agriculture d’ici 2018 (Plan Ecophyto 2018 : http://agriculture.gouv.fr/ecophyto-‐
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2018,510). L'Institut national de la recherche agronomique français (INRA) a conclu qu’il était faisable de réduire de 30% cette quantité, sans coût majeur et avec des bénéfices pour la société ; mais réduire de 50% serait conditionné à la transformation radicale des systèmes de production.
Un technique alternative pour préserver l’humus peut également être citée ici.
On peut épandre un herbicide dont le but est de faire un semis direct sans labour (SCV). Nombreux sont ceux qui croient en cette technique car le labour fait de gros dégâts. En effet, à chaque fois qu’on laboure le sol, du carbone du sol retourne à l’état de CO2 et de l’humus disparaît. Il va alors être difficile de remettre du carbone et de l’humus dans le sol. Or, moins il y a d’humus, plus le sol est sensible à l’érosion : plus il perd sa stabilité structurale et moins il retient l’eau ; celle-‐ci ruisselle et ne s’infiltre pas.
Il est tout de même nécessaire d’aérer le sol pour donner la possibilité aux racines de la plante de pouvoir pénétrer dans le sol. On sait par exemple que les vers de terre sont aptes à le faire. En maintenant la biodiversité, on arrive donc à aérer le sol et à lui donner une structure favorable pour son bon fonctionnement, tout en évitant l’érosion.
Mais le labour a l’avantage de permettre également d’enfouir les végétations antérieures et les mauvaises herbes. Nous sommes alors face à un défi et il n’est pas possible de mettre en œuvre la technique de semis directs sans avoir recours à un herbicide non sélectif, comme le glyphosate.
Le défi de l’irrigation Un autre défi agricole est l’irrigation. L’accès à l’eau de la nappe phréatique pour
les cultures est problématique. Nous sommes clairement ici face à la tragédie des communs (cf. chapitre 1 du MOOC) : dès qu’une ressource naturelle est accessible à tous les membres de la communauté, ces membres en font souvent un usage abusif. Dans le cas de l’irrigation, c’est celui qui aura la motopompe la plus puissante qui pourra prélever le plus d’eau dans la nappe phréatique.
Ce problème est amplifié par le fait que l’on a trop misé sur les cultures d’été en France. Prenons l’exemple du maïs : il s’agit d’une plante tropicale originaire du Mexique qui a été introduite en France. Or, dans ces zones intertropicales, la saison des pluies est la saison chaude. Dans nos régions, le maïs ne consomme pas forcément plus d’eau que le blé, mais il en consomme au pire moment de l’année : en été. C’est précisément la période où il y a un déficit hydrique.
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III/ La mise en œuvre de nouveaux systèmes de production agricole5
1. Faire un usage le plus intensif possible des ressources naturelles renouvelables : énergie solaire, carbone, azote de l’air, etc.
Intensif ne veut pas dire ici chimique. Nous pouvons utiliser de manière extrêmement intensive les ressources naturelles, à condition que celles-‐ci soient renouvelables. C’est le cas par exemple des rayons du soleil, de l’eau de pluie et de l’azote de l’air.
L’objectif est de faire un usage le plus intensif possible de l’énergie solaire et le moins intensif possible des énergies fossiles.6 Par exemple, les engrais azotés de synthèse doivent être employés le moins possible. Il s’avère qu’aujourd’hui, le facteur limitant pour les rendements n’est plus la génétique mais clairement la production. C’est pourquoi le recours aux organismes génétiquement modifiés (OGM) est sans grand intérêt (et même plutôt négatif face au principe de précaution).
En termes de pratique culturale, il faudrait « ne doit pas voir un seul rayon du soleil tomber à terre ! » Concrètement, cela veut dire que le sol devrait être entièrement couvert par des végétations cultivées peu de temps après les premières pluies. Pour recouvrir les terres au plus vite, il faudrait mélanger et associer plusieurs espèces dans un même champ. Évidemment, il faut trouver la bonne combinaison afin que les plantes ne se fassent pas concurrence. Il ne devrait par exemple pas y avoir de concurrence pour l’accès au soleil ou l’accès à l’eau en exploitant l’intégralité du sol, mais au contraire, une création de synergies.
Cette association culturale est savante : il faut regrouper plantes rampantes, plantes érigées, plantes d’ombre et de soleil. N’oublions pas que sur les 1,3 milliards d’exploitations qui existent dans le monde, un milliard environ travaillent encore manuellement : ce genre de cultures ne serait donc pas problématique pour elles.
Dans certains endroits du monde, où l’on pratique l’agroforesterie, on peut allier jusqu’à une dizaine de strates feuillées qui capteront toutes les rayons du soleil. Encore une fois, cela représente une configuration des associations végétales qui ne soit pas trop concurrentielle pour l’eau.
On peut ajouter également que les associations de cultures permettent de créer des microclimats qui, par eux-‐mêmes, sont extrêmement humides. L’espace ombragé permet par exemple de ne pas être soumis à un vent desséchant ou à un rayonnement solaire trop intense. Cela a pour conséquence de rallonger la durée de la photosynthèse des autres plantes.
Il s’agit là d’un modèle qui se prête bien à l’agriculture artisanale et bien moins à l’agriculture mécanisée. Toutefois, certains essais sont réalisés aux Etats-‐Unis, où les producteurs alternent lignes de soja et de maïs.
5 Les techniques exposées dans cette section sont celles préconisées par l’agronome Marc Dufumier. 6 C’est exactement l’inverse qui se produit actuellement pour les productions du blé. Des quantités de rayons de soleil tombent à terre et toutes les zones du sol ne sont pas exploitées pour recueillir de l’eau.
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Un autre grand mérite de ces associations culturales est la protection vis-‐à-‐vis des agents prédateurs. Si l’un d’eux souhaite s’attaquer à l’une des espèces, il aura trois à quatre barrières de plantes à franchir avant de pouvoir manger à nouveau la même plante. Les insectes ne peuvent donc ni ravager les cultures, ni proliférer. On peut dire que ces plantes se protègent les unes des autres. On peut qualifier cela de barrières sanitaires.
Pour finir cette partie, remarquons que ce système est efficace pour faire face à certains aléas du climat et… des prix ! En effet, si l’une des espèces se porte mal, au moins d’autres cultures pourront être récoltées. La diversité culturale, c’est donc tout sauf de la spécialisation… elle peut produire beaucoup, est très savant et se fait quasiment sans intrant chimique.
2. Assurer la qualité et la pérennité des sols (favoriser la fixation biologique de l’azote, maintenir et même accroître le taux d’humus, la stabilité structurale et la capacité de rétention de sols, réhabiliter la microbiologie des sols) Les agriculteurs ne devraient pas être incités à agrandir leur exploitation en
faisant des économies d’échelles et de la monoculture. Au contraire, il faudrait rétablir l’agriculture et l’élevage et ce, non pas à l’échelle d’une exploitation, mais à l’échelle d’un territoire. Cette coexistence culture-‐élevage permettrait de gérer en circuit court les cycles du carbone, de l’azote et de l’eau entre agriculteurs d’un même terroir. Pour ce faire, il faudrait remettre de la luzerne, du trèfle, du lotier ou d’autres légumineuses dans les régions céréalières.
Prenons le cas de la luzerne : elle permet une forte fertilisation azotée pour les cultures qui se succèdent sur le même champ et supprime une grande partie des mauvaises herbes pour l’année suivante. Cela suppose bien sûr de pratiquer la rotation des cultures d’une année à l’autre. Cette luzerne servirait également à nourrir un élevage (de chèvres par exemple) à proximité.
Le problème est qu’actuellement les cultivateurs souhaitent s’agrandir et non pas mettre en place des élevages. La seule façon de produire du blé compétitif n’est pas d’augmenter le rendement, mais de diminuer le coût de reviens. Dans les faits, certains agriculteurs français se délocalisent en Ukraine pour diminuer leur coût de production et devenir compétitifs car, en France, il est aujourd’hui quasiment impossible de l’être sans herbicide ou engrais azotés de synthèse. Ces achats de terres à l’étranger engendrent souvent un problème de développement social. En effet, ce type d’agriculture vise à créer peu d’emplois. Un agriculteur investit généralement pour la pérennité de son exploitation et pour sa descendance, mais, dès qu’on quitte le schéma familial pour celui décrit juste avant, les objectifs ne sont plus les mêmes.
La culture biologique entraîne peut-‐être moins de rendement mais permet la fertilisation azotée. La diminution des mauvaises herbes qu’elle entraîne permet la non-‐utilisation de fertilisants ou d’engrais azotés de synthèse. Il n’y a donc pas de charges monétaires supplémentaires et les blés peuvent devenir compétitifs.
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3. Réassocier agriculture et élevage, au moins à l’échelle des micro-‐régions Cette réassociation signifie en France, moins de production animale en Bretagne et
davantage dans le Bassin parisien. Comme nous l’avons vu précédemment, ce rééquilibrage permettrait d’augmenter le taux d’azote et la quantité d’humus. Cette réassociation est nécessaire, car la monoculture céréalière détruirait une très grande partie de l’humus d’ici trente ans. La réassociation culture-‐élevage passerait par un blé compétitif, ainsi que des revenus complémentaires pour tous les agriculteurs français, grâce à la vente de luzerne, l’utilisation de pailles (sur lesquelles reposent les chèvres par exemple) et l’utilisation du fumier. Réconcilier agriculture et élevage, réconcilier cycle du carbone et de l’azote, c’est remettre les animaux sur les pailles et ainsi permettre de créer des emplois sur le territoire français. Il est préférable d’employer de la main d’œuvre que d’importer des engrais azotés de synthèse des Etats-‐Unis…
En termes économiques, la concurrence parfaite correspond, entre autre, à l’inexistence de monopoles et une absence d’externalités. Or, nous en sommes loin en France où les monopoles et les oligopoles sont souvent peu soucieux des externalités négatives (cf. chapitre 1 du MOOC sur l’économie du développement durable). L’Etat se doit donc d’intervenir sur les rapports de prix en réintégrant les externalités négatives dans les coûts et, notamment, en repensant le système de subventions agricoles actuel.
Mais comment agir sur les grands distributeurs qui ont un pouvoir très élevé sur les coûts et les prix ? Les acteurs déterminants sont sans doute les agriculteurs, les consommateurs et les environnementalistes. Aujourd’hui, existent déjà des alternatives techniques et des organisations qui permettront de montrer que des alternatives sont possibles. Pour y parvenir, il faudrait que les politiques donnent une chance à ces expériences au travers de nouvelles subventions.
4. Gérer au mieux les eaux de pluies : favoriser leur infiltration dans les sols La gestion des eaux pluviales est un véritable enjeu. Il faudrait faire en sorte
que l’eau pluviale entre dans le sol et soit stockée le plus longtemps possible dans la couche arable. Pour ce faire, il est nécessaire qu’il y ait un grand complexe argilo-‐humique. Or, comme nous ne pouvons pas jouer sur le taux d’argile dans le sol, il faut modifier la quantité d’humus. Pour y parvenir, une grande partie des résidus de carbone de nos cultures doit être réintégrée dans le sol grâce… aux vers de terre. Cela passe donc par une augmentation de la biodiversité laquelle crée la synergie nécessaire. Cette biodiversité passe aussi par les haies qui réduisent les ruissellements et font aussi revenir les insectes auxiliaires pour lutter contre les insectes ravageurs ; cette biodiversité permet d'empêcher la disparition des abeilles, etc. Toutes ces pratiques sont bien sûr sophistiquées et souvent difficiles à imaginer pour les agriculteurs. Pourtant, il faut aller dans le sens d’une agriculture écologiquement intensive avec des associations végétales savantes.
A titre d’exemple, au Niger, avec 550 mm de pluie et une évaporation potentielle élevée, la sécheresse rend difficile la photosynthèse. Un acacia, originaire de ce pays, réalise pourtant sa photosynthèse en saison sèche. A ce moment là, on ne plante donc
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pas d’autres cultures autour de lui pour protéger l’arbre afin qu’il développent ses racines. Quand ses feuilles tombent, il y a un enrichissement du sol en azote et en humus qui est propice à la culture le restant de l’année. Avec ce système, il n’y a ni recours aux pesticides ni aux engrais et, dans ce pays, il est prouvé que l’on peut multiplier par 2,5 les rendements de production de céréales grâce à de larges bandes d’acacias.
Comme nous venons de le voir, les alternatives techniques ne manquent pas : - Agriculture sur abattis-‐brûlis ; - Élevage pastoral nomade ou transhumant ; - Polyculture-‐élevage manuel avec irrigation et élevage associés ; - Culture attelée légère avec ager, saltus et sylva ; - Culture attelée lourde avec labour et transport de matières organiques ; - Culture attelée lourde sans jachère avec cultures fourragères et/ou plantes
sarclées ; - Riziculture inondée ; - Plantations pérennes ; - Agricultures moto-‐mécanisées et chimisées.
Pour assurer leur pérennité, il faut pouvoir créer une synergie entre les différents
facteurs et acteurs pour amener des solutions durables. Ces solutions supposent des exploitations agricoles familiales de taille moyenne qui assurent des revenus suffisants pour couvrir les besoins des familles et investir. La protection des marchés intérieurs est aussi nécessaire ainsi qu’un accès à des crédits diversifiés.
IV/ Vers une nouvelle Politique agricole commune Techniquement, on peut donc être très optimiste car les solutions existent. Reste à
faire évoluer les mentalités et la volonté politique.
1. La Politique agricole commune illustrée par l’exemple français Le cas français illustre particulièrement bin l’impact de la Politique agricole
commune (PAC) sur les agricultures européennes.7 Etablie au lendemain de la deuxième guerre mondiale, cette politique européenne marque une volonté réelle des Etats d’aider l’agriculture. Au départ, la PAC a consisté en une politique de rémunération des agriculteurs par les prix. Ces prix devaient respecter trois critères en étant :
-‐ Rémunérateurs (notamment pour le blé, le sucre, la viande, le lait) ; -‐ Stables ; -‐ Incitatifs.
Les prix étaient fixés à Bruxelles, de sorte qu’ils soient plus rémunérateurs que les prix internationaux. Pour y arriver, des droits de douanes ont été mis en place, contraires aux règles du libre-‐échange, par exemple sur les céréales des Etats-‐Unis ou le
7 Pour une évaluation de la réforme de la PAC et du land use européen à l’aide d’un modèle économique quantitatif, cf. l’étude de : da Costa, Boitier, Le Mouel et Zagamé (2009).
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beurre néo-‐zélandais. Grâce à cette politique, la France est devenue autosuffisante en l’espace de dix ans. Cinq ans après, elle devenait même excédentaire. Ces résultats sont donc la preuve de l’efficacité de cette politique et des critères précédents, à savoir :
-‐ La rémunération permet aux agriculteurs de satisfaire aux besoins de leurs familles et d’investir dans leurs productions ;
-‐ La stabilité incite à investir à longue durée sans peur des prix au-‐delà des frontières ;
-‐ L’incitation tend à faire produire sur le territoire national ces produits protégés. Ainsi construite, cette politique ne coûtait pas aux contribuables (pas d’impôt
supplémentaire) mais coûtait aux consommateurs via leurs achats (les consommateurs ont dû payer plus cher leur nourriture). Pour l’époque (dans les années 1960), cette politique était risquée car la consommation alimentaire des ménages était alors élevée et représentait environ 30 % de leur budget (ce taux est tombé à moins de 14 % aujourd’hui).
Au final, le grand tort de la France a été de jeter ou de brader les excédents. Ces
derniers étaient devenus structurels et non plus conjoncturels. On a bradé du beurre vers l’URSS, des céréales vers les pays du Tiers-‐Monde... En vendant à bas prix un volume toujours plus élevé de leur production, les agriculteurs n’ont pas réussi à maintenir un prix rémunérateur sans aides et subventions. En l’espace d’une décennie, on est passé d’une politique de rémunération à une politique de subvention. Dit autrement, on est passé d’une logique de consommateur-‐payeur à celle de contribuable.
La PAC a commencé par subventionner l’exportateur pour qu’il puisse vendre à bas prix et continuer à acheter des produits agricoles aux prix élevés d’autrefois. Ainsi la subvention à l’exportateur retournait en quelque sort au producteur. Ces subventions ont logiquement été qualifiées de dumping et dénoncées par les instances internationales de commerce : le GATT à cette époque qui est devenu l’OMC en 1994. On a donc choisi de donner des aides directes aux agriculteurs sous forme d’aides compensatoires. Pour compenser le manque à gagner de l’export, on a donné des aides directes (qui n’ont d’ailleurs pas toujours été acceptées par les agriculteurs, certains se sentant assistés).
A l’heure actuelle, les agriculteurs touchent donc des aides directes appelées droits à paiement unique qui sont découplées de la production et établies en fonction du nombre d’hectares de terres. Ainsi, même s’il ne sème pas son blé, l’agriculteur reçoit l’aide de la PAC, parce qu’à une certaine époque on y semait du blé ! Les prix quant à eux se sont alignés sur les prix internationaux.
Au final, tout cela s’est traduit par une perte de revenu pour les paysans et un exode rurale accéléré. On ne dénombre aujourd’hui en France plus que 500 000 exploitations agricoles dont seulement 300 000 professionnelles.
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Par ailleurs, la PAC est extrêmement critiquée pour son caractère désuet -‐ certains pays jugeant que c’est une politique européenne obsolète et que ces subventions doivent être transférées à d’autres secteurs comme la recherche scientifique européenne. Le premier pilier de la PAC coûte quelques 9,5 milliards d’euros en subventions directes à l’agriculture française. Le Brésil, l’Argentine, etc. continuent à qualifier cette politique de dumping. En outre, on ne peut pas vraiment dire que l’agriculture française soit concurrentielle face à d’autres pays. Le blé du Bassin parisien par exemple (72 quintaux à l’ha) ne peut en rien rivaliser avec les blés des grandes exploitations américaines, argentines ou ukrainiennes (de 80 à 100 quintaux à l’ha).
Certains vont jusqu’à proposer la suppression totale de la PAC. Ce qui n’est pas une véritable solution, car cela engendrerait une terrible accélération de l’exode rural. L’exode rural engendrerait une augmentation du taux de chômage ce qui, au final, coûterait encore plus cher que la PAC.
2. Protection à l’égard des importations de protéagineux C’est le premier effort à faire en France : il faut reconquérir une relative
indépendance protéique à partir de plantes de la famille des légumineuses, comme : les luzernes et les trèfles, afin d’alimenter des ruminants ; ou des pois afin de nourrir les porcs.
Pour la mise en place de cette préconisation, il faut bien entendu retrouver des terres. Ces terres sont sans doute à prendre sur celles qui nous servent actuellement à surproduire de la poudre de lait, du maïs, du blé, des volailles, du sucre… produits qu’on parvient difficilement à vendre sur les marchés extérieurs.
Le temps est venu pour l’Europe de reconnaître les erreurs de sa PAC, notamment sur l’exportation de produits à des prix contraires à l’esprit de concurrence, qui font le plus grand tort à d’autres pays exportateurs tels que le Brésil, l’Argentine, etc. et qui font encore plus de tort à tous les paysans dans le monde qui travaillent à la main.
3. Repenser la concurrence internationale La PAC a fait grand tort aux pays du Sud. On ne se rend pas toujours compte de
l’écart de productivité entre une récolte manuelle et une récolte à la moissonneuse batteuse. Dans des pays comme le Sénégal, une riziculture permet, les meilleures années, à un actif qui cultive un demi-‐hectare, de produire 500 kg soit 400 kg décortiqués. Cette production permet de nourrir deux personnes pour un an, pas davantage. Il n’est pas envisageable d’acheter des engrais pour améliorer la productivité (on imagine bien alors la difficulté qu’ont les familles pour envoyer leurs enfants à l’école).
Il est aujourd’hui nécessaire que la PAC comporte une clause relative aux exportations vers les Pays les moins avancés (PMA). Cette clause devrait inclure l’interdiction d’exporter avec une exception en cas de famine ou d’autres catastrophes.
Avec le système actuel, le riz sénégalais se retrouve sur les étals à côté du riz de France, des Etats-‐Unis et, à qualité égale, il va se vendre à peu près au même prix.
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Comme en Camargue, le riz est semé à la machine, labouré au tracteur, récolté à la moissonneuse-‐batteuse, un actif peut produire 500 tonnes par an. C’est 1000 fois plus qu’au Sénégal. Mais notre agriculture du Nord a un impact sur l’environnement, nécessite du carburant, des engrais, des pesticides... en conséquences de nombreuses externalité négatives pas prises en compte dans le système de prix actuel.
4. Conclusion : une PAC pour une alimentation de qualité, respectueuse de l’environnement et des hommes La PAC doit de promouvoir une agriculture de qualité. Ceci est possible à travers
la labellisation : appellation d’origine géographique, produits biologiques (label AB)… Pour les agriculteurs qui n’ont pas les moyens de payer ces certifications souvent très coûteuses, les subventions sont le point de départ pour parvenir à une alimentation de qualité, tout en permettant aux agriculteurs des prix rémunérateurs. Pour obtenir le label AB, une période de trois ans entre le moment où l’exploitation est reconnue biologique et le moment où il est possible de vendre les produits sous label est nécessaire. Durant ce temps, les agriculteurs doivent aligner les prix de leurs produits biologiques aux prix des produits conventionnels. Les pertes financières sont importantes. Les aides à l’agriculture biologique sont une priorité.
Pour Marc Dufumier, il faut des subventions en amont de la filière agroalimentaire, mais aussi en aval, notamment dans la restauration collective. En effet, la majeure partie de la population en Europe s’alimente chaque jour à travers ce système (ceci est lié à l’évolution des modes de vies, l’employabilité des femmes et le déclin de l’intérêt pour son alimentation). Des subventions pour une alimentation de qualité et de proximité dans la restauration collective permettront ainsi de toucher un large public qui ne s’intéresserait pas à ces questions autrement.
Il faut aussi promouvoir les circuits courts, ce qui représentent une totale réorganisation du système et son amélioration. Ils permettent en effet :
-‐ Une réduction du coût énergétique du produit en minimisant les distances ; -‐ Un développement social en étant créateur d'emploi, de lien humain et un
facteur d'insertion professionnelle ; -‐ Un développement local en favorisant l'économie régionale et en aménageant
les territoires ; -‐ Un attrait certain pour les clients, toujours plus nombreux à faire confiance au
local plutôt qu'aux produits qui viennent de loin ; -‐ Une préservation de l'environnement en permettant notamment le
développement d'une agriculture biologique qui converse les sols, les eaux et la santé des professionnels.
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Pour conclure ce dernier chapitre. Les défis à venir de l’agriculture sont très nombreux. Mieux nourrir une
population allant croissante, contribuer au développement durable de nos territoires et terroirs, relever le défi du changement climatique, non seulement en n’y contribuant pas, mais également en faisant face à ses conséquences aux niveaux locaux.
Ce chapitre vous a proposé quelques pistes pour les relever.
Bibliographie Des lectures pour aller plus loin…
Banque Mondiale, Rising Global Interest in Farmland : Can it yield sustainable and equitable benefits ?, 2011 http://siteresources.worldbank.org/INTARD/Resources/ESW_Sept7_final_final.pdf
Collin, Y., Le défi alimentaire à l'horizon 2050, Rapport d'information n° 504 (2011-‐2012), au nom de la Délégation à la prospective, déposé le 18 avril 2012, http://www.senat.fr/rap/r11-‐504/r11-‐504_mono.html
da Costa, P., B. Boitier, P. Le Mouel, P. Zagamé, Calculation of land use price and land use claims for agriculture, transport and urban at national, Peri-‐urban Land Use RELationships Integrated project (PLUREL), 32 pages, 2009.
de Ravignac, A., Agriculture, pourquoi ça flambe, Alternatives Economiques n° 305 -‐ septembre 2011, http://www.alternatives-‐economiques.fr/agriculture-‐-‐pourquoi-‐ca-‐flambe_fr_art_1102_55193.html Soubrouillar, R., La guerre des terres arables aura-‐t-‐elle lieu ?, Marianne, 17 Novembre 2010, http://www.marianne.net/La-‐guerre-‐des-‐terres-‐arables-‐aura-‐t-‐elle-‐lieu_a199782.html
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