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Charognes
VENDREDI 08 Août Paris 00h34
Je viens à ma grande surprise de retrouver une vieille copine defac, avec qui j'avais perdu tout contact, dans le film 99F de JanKounen, seins nus dans les bras de Begbeider. Elle s’appelait Anne. Comme la Duchesse. Précieuse, toujoursmaquillée au point où l’extrême élégance flirte avec l’extrêmevulgarité sans y toucher pourtant, parce que ses airs de viergenoire étaient l'affirmation d'une personnalité profondément forte,originale et belle elle parait son grand corps maigre de fanfreluchesexcentriques, boa fuchsia et débardeurs à la transparenceprovocante. Elle riait haut et fort, et j’ai souvent vu une sorte dehaine agacée passer dans le regard d’amies plusconventionnellement stylées, qui auraient voulu pouvoir méprisercette exubérance. Mais la duchesse ne s'apercevait même pas deces regards. Elle était bien trop parisienne. Nous avions décidé de travailler l’ancien français ensemble.Curieusement ce fut elle, la pure et excentrique « littéraire », qui semontra la plus à même de s’enfoncer dans la rigueur et le sérieuxdu bachotage : elle avait une approche très méthodiquementscolaire de l’ancien français tandis que moi, qui avais suivi la filièrescientifique jusqu’à la fin du lycée, j’avançais beaucoup plusintuitivement. De manière générale, j’étais plus brouillon. Plus
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paysan, pensaije en fait. Dans les bras de Beigbeder, à cause d'un regard vague qu’ellegarde devant elle avant d’en lancer un autre, de défi celuici, vers lacaméra, j’ai retrouvé certains traits qui la caractérisaient déjà àl’époque mais que je n'avais pas bien compris : la nonchalanced’une simplicité sûre d’elle qui n’est provocante que pour se moquerdes apparences, la force d’esprit d’une femme capable à la fois demener jusqu’au bout le lourd travail qu’exigeait nos études et derester consciente de l’appétence formidable de son corps, unehumanité généreuse gracieusement dissimulée, et une absence debassesse si absolue et manifeste que peu pouvaient prétendrevraiment la connaître et lui résister à la fois. Il y a deux semaines, Nadia m'a quitté. Sans me dire pourquoi. J’aidécidé d'aller à Chartres, demain matin.
Dimanche 11 Août 11H30 Morée Hier, j’ai commencé par marcher (une dizaine de kilomètres à partirde Chartres), puis je me suis fait prendre en stop deux fois : d’abordpar un Beauceron sympa, ensuite par un postier qui m’a demandéde lui rouler un joint. On l'a fumé ensemble tout en écoutant duJames Brown. Il m’a amené jusqu’à CloyessurleLoir, où j’espéraisrejoindre le GR35. Je n’ai jamais trouvé le GR. À la place, je mesuis perdu dans la campagne beauceronne, parmi les champsdémesurés et les roundballers gigantesques. Qui aurait cru qu’ilexistait encore en France des routes qui traversent des gués, et deschaumières branlantes dont on n’ouvre que le haut de la porte pourempêcher les cochons d’entrer? Je l’ai vu. Hier soir, j’ai aussi faitmon premier bivouac sauvage, dans la forêt de Freteval. Je compte
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éviter le plus possible les campings, par économie autant que pouravoir la liberté de m’arrêter où je veux et quand je veux. J’airetrouvé le plaisir du cassoulet en boîte directement dans le feu,son goût fumé. J’aime ça ; être dans la Nature. Je suis né au milieud’un bois et c’est l’endroit où, après l’école et ma chambre, j’ai dûpasser le plus de temps dans mon enfance. Seul ou avec monchien. Hier j’ai levé un lièvre et deux lapins en marchant dans leschamps, toute la nuit, j’ai entendu du très gros gibier qui frayaitparmi les jeunes châtaigniers autour de ma tente, et ce matin, unjeune cerf a traversé la route devant moi. Il y a eu un instant dans la journée où, voyant le goudron s’étalervers le couchant, il m’a semblé ressentir quelque chose comme leplaisir de la pure route. Comprendre cette sensation et ce qu’elleapporte, comprendre ce qu’est l'intérêt du voyage en général estune question qui me taraude depuis longtemps. J’y ai encorebeaucoup réfléchi et ce que n'est pas un vrai voyage, au moins,s’est précisé : Pas une fausse aventure (tourisme). Pas une fuite puérile. Pas un moyen de s'enorgueillir ridiculement. Avec encore un peu de réflexion, je pense que j’ai raison de taillerla route non seulement sans but géographique, mais aussi sans butsportif : je ne m’interdis pas le stop et par conséquent, même si jemarche beaucoup parce que j’ai choisi les petites routes, je nepourrai jamais me procurer l’orgueil d’avoir au final parcouru telle outelle distance. Il y a peutêtre une sorte de but sportif, maisseulement pour moimême alors, et à ma mesure. Mesure àobserver en toute chose : rester en deçà de l’exploit.
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Mardi 12/08 Valençay dans l’Indre
Je me retrouve arrêté à Valençay depuis hier soir. Des courbaturesterribles aux mollets (en trois jours, ils ont doublé de volume), maissurtout une douleur intense aux tendons d’Achille (sans doute undébut de tendinite) m’empêchent de poursuivre. La douleur est peutêtre aussi un aspect essentiel du voyage. Cesont les articulations d’abord qui m’ont fait énormément souffrir,dimanche. Les genoux et les hanches. Ça allait mieux hier matin,mais les muscles ont pris le relais, puis les tendons. Je soupçonnecertains conducteurs de m’avoir pris en stop simplement par pitiéparce qu’ils me voyaient boiter. J’ai forcé trop vite et sans doute pasbu assez d’eau. Le sentiment de privilège que vous donne un animal sauvage en selaissant observer, même furtivement, est incomparable, etinestimable la société muette de ces pairs dans la solitude. Je faistrès attention aux animaux que je croise. Dimanche, j’ai surtout vuun nombre assez conséquent de hérissons morts sur la route.Dimanche a été un jour triste, où j’ai dû faire une dizaine dekilomètres sous la pluie. Je me suis arrêté, trempé, dans un centrecommercial et j'ai mangé au Flunch, en m'enivrant tout seul demauvais rouge à la mignonnette. Ça s'est mieux passé après. Letemps s'est dégagé, j'ai passé la Loire, et fini face à un murprometteur : celui du parc de Chambord. Ce mur m’a plusimpressionné que le château ne devait le faire le lendemain. C'estune enceinte de trente et un kilomètres de long qui enclot un parcde cinq mille cinq cent quarante hectares et qui a quatre cents ans.Belle frontière à franchir au petit matin... J'ai lu qu'on avait missoixantetreize ans à la bâtir. J'ai campé dans la forêt, presque à
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ses pieds, et des animaux sont venus très près de la tente toute lanuit, dès que le feu a été éteint.
La route François 1er est un trait de goudron rouge qui perce le parcde Chambord en ligne droite, du Nord au Sud. L‘entamant, hiermatin, j’ai d’abord remarqué sur le bascôté les inscriptionsinterdisant aux promeneurs de sortir de la route et de pénétrer dansles sousbois. J’ai réussi à résister un quart d’heure (en partie àcause de la douleur qui m’entraînait à avancer en ligne droite)jusqu’à ce que j’aperçoive entre les troncs, sur ma gauche, uneclairière prometteuse. J’espérais, sans grande conviction, yapercevoir peutêtre des cerfs. Il n’y en a pas dans le Finistère, d‘oùje viens. Je suis tombé sur un étang vers lequel convergeaient beaucoup detraces d'animaux. A mon approche, des canards s'en sont envolés.Le matin était frais, et un tapis de mousse bleue filait vers laclairière à travers les fourrés. J’ai aperçu plus loin une biche ou unchevreuil qui broutait un bosquet. Un héron est venu planer audessus de moi en croassant d’une manière surprenante et lugubre,assez proche du brame. J’y ai d’ailleurs cru un instant. Desfroissements dans les herbes hautes, à un ou deux mètres de moi,m'ont fait partir. Un sanglier, peutêtre. En tous cas, j'ai eu peur. Plus loin, j’ai à nouveau quitté la route pour rejoindre un « posted’observation de la faune » que depuis l'étang j’avais pris pour unposte de chasse. J’y ai attendu un moment en tressant des joncs eten mangeant des mûres cueillies sur le chemin avant de remarquerdans la prairie devant moi une sorte de gros chat qui s’ébattait.C’était en fait un renard. Sa souplesse, sa vivacité, donnaient un jenesaisquoi d’espiègle à sa chasse, et j’ai pensé au Petit Prince, età Nadia. En guise de première lettre d’amour, alors que nous étions
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encore adolescents, elle m’en avait recopié le passage sur lescheveux et la couleur des blés. Sans doute parce que je suis roux,et qu'elle pensait avoir besoin d'être apprivoisée. Je viens de merendre compte que je n'y suis jamais vraiment arrivé. C'est assezdouloureux. De ce jour de repos forcé je retiendrai la rencontre de deux ancienssportifs bavards. Le premier m’a pris en stop de Chambord à MurdeSologne. Le second est mon voisin de camping, ici, à Valençay.Le premier a beaucoup donné dans le triathlon et le vélo ; le seconddans le vélo et la marche à pied. Le premier continue à faire du véloet projette d’aller de GyenSologne jusqu’au col du Galibier, enpassant par le mont Gerbier de Jonc. Le second, soixantequatorzeans, a abandonné la marche à cause de sa hanche ; une ou deuxfois, il a fait cinquante kilomètres par jour pendant une semaine. Cequi m’a frappé chez ces deuxlà, c’est qu’aucun n’avait, en faisantdu sport, de but vraiment défini ; ils ne s’y intéressaient ni pour lacompétition ni pour battre des records. Ce qui importait, ce n’étaitque de vouloir pour y arriver (à monter tel col difficile, à marchercinquante kilomètres), mais surtout de vouloir. Ils semblaient avoirtiré leur plaisir de ce vouloir sans but bien défini. Je n’ai pas de but bien défini, moi non plus. En dehors des objectifs« d‘étape », je ne me donne ni limite, ni cadre. Ma solitude estessentielle, pour ça. Elle m'affranchit de tout regard, cet autrecadre. Rares sont ceux qui peuvent voyager seuls, je l'ai déjàremarqué. Qui supportent d'apprécier le paysage sans avoirquelqu'un à qui en parler, et avec qui s'en souvenir ensuite. Onsupporte mal les plaisirs inénarrables. Pourtant, c'est le seul moyende se sentir libre. Norman Winther (le « dernier trappeur ») dit dupaysage qu’on ne doit pas pour en jouir être un observateur, maisun élément. Que l’extase vient quand on en fait partie, pas quand
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on l’observe. Cette forme d'extase, je l'ai ressentie hier aprèsmidi,alors que j’étais allongé au soleil dans un champ, la tête sur monsac. Et hier soir encore, curieusement, alors que je lisais un romanpolicier sous ma tente, à l’abri de la pluie qui frappait sur la toile, aucamping. C’était ces deux fois une même sensation d’extrêmeliberté. Deux moments où le paysage m'accordait d'être moimêmedans la plus grande indifférence, deux moments où j'ai quitté lemonde. Deux moments d’arrêt. Ce vertige ne vient qu'à l'arrêt. Onjouit mieux quand on contemple le temps que quand on contemplel'espace, peutêtre. À cause de la douleur, ces deux derniers jours, j’ai passé montemps à me concentrer sur chaque pas et sur le bruit de chaquevoiture arrivant derrière mon dos, parce que voulais faire le plus destop possible. Tout ça a occupé mon esprit en permanence,m’empêchant de continuer à me poser les questions essentielles.Je préfère pourtant faire six kilomètres à pieds en souffrant plutôtque d’attendre une voiture debout près de mon sac. Je crois que jeme suis enfoncé dans une des choses que j’avais résolu d’éviter, àsavoir l’occupation de mon ennui par une fuite en avant. Voyantpourtant les leçons que je commence à en tirer, sur la nécessité des’arrêter, sur la jouissance qui s’y associe, je me dis que j’ai bien faitd’accepter d’occuper un temps l’ennui par la fuite en avant : c’estbien une fuite en avant, et c’est la seule possibilité d’éviter demettre un cadre au paysage. Hier soir, à cause de la douleur, je n’ai pas refusé la perspectived’une douche et d’un peu de confort quand on m’a laissé devant lecamping de Valençay. J’espère pouvoir repartir demain.
Jeudi 14/08 Aprèsmidi Entre Douadic et le Blanc
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Je suis assis sur un tronc d’arbre au bord de l’allée du parc d’ungrand château de campagne. Devant moi, un troupeau derouquines du Limousin aux reflets fauves, que je trouve un peubêtement magnifiques. Il me semble qu’à cause de la lenteur de ma marche, mon regardsur le paysage français change beaucoup. J’avais tenté déjàsamedi d’expliquer au postier le plaisir particulier que je ressentaisà voyager cette fois dans un pays où j’ai tous mes repères, mais jen’y étais pas vraiment parvenu. J’ai mieux compris ce que jeressentais hier en voyant une rangée de peupliers dont je savaisque la présence m’indiquait celle d’une rivière. Aucun risquenaturel, ni social dans ce voyage : je connais trop bien la Nature, lalangue, et les codes de ce pays. Je peux du coup en explorer laprofondeur d’une manière différente, plus intensément qu'unétranger. Sur tout le chemin, la beauté de la France et de paysagesqui me sont pourtant relativement coutumiers m’a frappé. Mais, plusencore, le fait que cette beauté me frappe m’a frappé. Il y a sansdoute là, dans ce paysage que je croyais déjà connaître et quipourtant me surprend à chaque sommet de colline, une leçon à tirersur la connaissance de soi. Aujourd’hui, j’ai été pris par un hippie à cheveux et barbe longs,fumant du tabac à rouler, qui faisait la route en écoutant del’excellente Country. Il m'a dit : « Ça, c’est de la musique pour fairedes kilomètres! » On a traversé les étangs de la Brenne sanss'arrêter, et il m’a laissé à l’entrée de Douadic, joli patelin à l’étrangeconsonance bretonne, bien plus au Sud. Je m'en étais pourtant faittout un plat à l'avance, des étangs, mais le plaisir de la route pure,de la vitesse et de la Country l’a emporté. Je ne regrette rien. Je crois que je commence à savoir apprécier les deux vitesses et
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gérer mon rythme.
Vendredi 15 août midi entre Trimouille et le Dorat Les deux derniers jours ont été pluvieux, aujourd’hui est radieux. Je pensais, lundi, que je faisais finalement bien de fuir en avant.J’avais tout de même raison sur une restriction : je ne dois pasavancer seulement pour occuper mon ennui, et c’est ce que j’ai tropfait ces deux derniers jours. Je croyais avoir presque résolu laquestion essentielle du sens de ce voyage, et je pensais que cetteréponse presque trouvée me dégagerait de mes mauvaiseshabitudes. Mais on ne peut sans doute jamais vraiment s’affranchird’un certain degré de faiblesse. Mieux vaut le reconnaître, et vivreavec. Le véritable courage se situe dans la résistance passive duvivre avec. C’est d’ailleurs là ce qui fait pour moi la grandesupériorité de Marc Aurèle sur Saint Augustin : il n’est pas unconverti. J’ai aussi repensé à l’idée d’une œuvre sans cadre. C'est le principemême de l’autobiographie. Il est à la mode de cracher sur le genre,qu'on juge nombriliste et facile. En vérité, le genre est plusdangereux que facile, parce qu’il est par excellence le genre sanscadre ni clôture et qu’il comporte toujours le risque de ne pas selimiter à l’essentiel, de tourner au bavardage.Et puis sans l’idée d’autobiographie il n’y aurait, entre autres, niMarc Aurèle, ni Augustin, ni Rousseau, ni Chateaubriand, niProust... L’essentiel est en moi, universellement, depuis toujours, etceuxlà mêmes qui haïssent l’autobiographie se jettent sur les récitsde voyage qui, comportant la même puissance et les mêmes
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dangers de nonclôture, ne sont qu’une forme déguisée sous desdehors faussement exotiques de l’autobiographie. Peutêtre estcemême le cas de tous les bons romans.Chateaubriand dit : « Le vieux matelot ressemble au vieuxlaboureur ; leurs moissons sont différentes, il est vrai. Le matelot amené une vie errante, le laboureur n'a jamais quitté son champ ;mais ils connaissent également les étoiles et prédisent l'avenir encreusant leurs sillons : à l'un l'alouette, le rougegorge, le rossignol ;à l'autre la procellaria, le courlis, l'alcyon, leurs prophètes. Ils seretirent le soir, celuici dans sa cabine, celuilà dans sa chaumière ; frêles demeures où l'ouragan qui les ébranle n'agitepoint des consciences tranquilles. » Ces derniers jours, j’ai encore vu un nombre incalculable dehérissons écrasés sur la route, et aujourd’hui une belette énorme,peutêtre une hermine, cuisant sur le goudron et bourdonnante demouches. Un autre animal encore, que je n'ai pas réussi à identifier.J'y ai pourtant passé du temps parce qu'à première vue, j'aurais juréque c'était un singe.
Samedi 16/08 vers midi Bellac Je suis passé hier par la collégiale du Dorat. La collégiale est ungigantesque tombeau de granit lourd, sombre et frais, enterré desorte qu’on descend, en entrant dans la nef, un escaliermonumental qui vous mène à un massif baptistère carolingien engranit, qui sert de bénitier et sur lequel sont ciselés deux grandsmonstres barbares. Lorsqu’on se retourne, la lumière pure etaveuglante jetée dans cette nuit par la porte lointaine, devenuetoute petite et haute, vous rappelle que sortir d’une église, c’est
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encore retourner à Dieu. Elle abrite dans son déambulatoire leschâsses reliquaires de Saint Israël et de Saint Théobald, dont lenom seul ressuscite tout un monde fantastique et lointain de fous deDieu ermites et extatiques, de fantômes en bure à la penséelabyrinthique, et de pénombre fraîche, silencieuse et lustrale. Leschapiteaux sculptés portent la marque d’un génie merveilleux que lesavoirfaire gothique a effacé. J'y ai retrouvé un singe, rigolard,entre un lion et un agneau à masque de lionceau. Il avaitfranchement l'air de se foutre de moi. De moi en particulier. Jen’avais en fait pas été aussi fasciné depuis les monstres des stallesde la cathédrale d’Auch. Alex, hier, par téléphone, m’a invité à lerejoindre dans le Gers chez Benoît quand j'en aurais fini. Jepourrais peutêtre retourner les voir. J’ai pensé à une chose, hier, en croisant à nouveau une charogneau bord de la route. Il s’agissait peutêtre encore d’une belette, maisc’était difficile à dire, vu son état de décomposition : bouillie de poilsblanchâtres d’où perçaient des côtes sèches. Ça aurait tout aussibien pu être un singe... Je fais depuis quelques jours le compte desanimaux morts que je vois sur la route. J’en ai omis certains : leslimaces, les oiseaux, les rongeurs, un lézard, une vipère, et unechauvesouris, qu’exploraient de gros vers blancs. Mais surtout, j’aioublié de parler des victimes humaines. J’ai rencontré beaucoup depoteaux et d’arbres auxquels étaient attachés des bouquets,indiquant qu’une voiture y est un jour venue s’encastrer. J’ai croiséhier un arbre cloué d’une croix blanche qui portait cette inscription :
_] Ici [_Le 21 septembre 2000
Ont trouvé la mort_ Alain et Nadia _
] priez [
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PourEux.
Et cela n’est pas tout. Je suis en ce moment plongé dans legigantesque memento mori que sont les Mémoires d’Outretombeet par un autre hasard je m’aperçois en regardant mes cartes que,moyennant un léger détour, je pourrais faire d’OradoursurGlanema prochaine étape. Je le ferai.
Samedi 16/08 18h00 OradoursurGlane Me voilà à l’apogée de cette espèce de pèlerinage macabre où jeme suis engagé. En quoi consistera la suite ? Je n’en ai aucuneidée. La route est encore longue d’ici à Périgueux, que je voiscomme ma prochaine étape parce qu’elle sera la première ville surma route dont le nom évoque immanquablement pour moi le « Sud.» Il fait maintenant froid, il pleuviote et il vente, et malheureusementcela ne promet pas de s’améliorer, même en descendant vers lesoidisant Midi.Après la Mort, que peutil donc y avoir sur ma route? Si je dois encroire les signes, peutêtre l’Amour : à la sortie du village martyr,tout à l’heure, un cortège de mariage m’a dépassé en klaxonnant.J’avais d’abord pris les klaxons du mariage pour une inconvenanced'imbéciles saluant ainsi le village martyr. Oradour est un symboleimpressionnant et on y entre en prenant le visage sérieux, long ettriste de ceux qui en sortent. Comme dans un temple, avec laconscience aiguë du sacré. Nulle part avant je n’avais senti lestouristes aussi attentifs à ne pas commettre d’impair, à resterrespectueux de la mémoire du lieu. [Silence.] dit une pancarte àl’entrée, au pied d’un grand hêtre. Plus loin : [Ici un groupe
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d’hommes a été massacré puis brûlé par les nazis. Recueillezvous.] L’impératif est catégorique. Nulle part je n’ai vu non plus lestouristes aussi mal à l’aise devant les écarts sansgêne de leurprogéniture (« Boah, ça vaut rien c’village, maman… ») qui courtet joue comme dans n’importe quel musée. Les adultes ne sont pastoujours plus adroits : « C’est resté assez joli malgré tout… » disaitune grosse dame à son mari. Et jusqu’aux architectes de l’État quiont fait graver dans le mémorial, au devant du cimetière :
« Aux habitants d’OradoursurGlane,
morts pour la France. » Morts pour la France! Certes « morts pour rien » aurait sans douteété trop violent… Alors plutôt que rien, on a mis la France. Legénéral qui a donné l’ordre est mort dans son lit à Düsseldorf en1971. La grosse dame n’avait pas tout à fait tort, pourtant. Oradour estaujourd’hui une sorte de musée de la vie des années quarante. Lesvélos, les machines à coudre, les lits de fer, la ligne de tramway, lesmoteurs à explosion des charrons, les voitures d’époque, laboutique du sabotier, le cafépâtisserie, le caféforgeron, le cafécoiffeur, l’école des filles séparée de celle des garçons et lesplaques publicitaires métalliques du garage font aujourd’hui lesdélices du visiteur. C’est l’effet monument historique. Moimême, j’airessenti un certain plaisir esthétique devant certaines pièces demétal tordues par l’incendie (lit, bicyclette) et j’ai pris quelquesphotos. Sous l’effet des années et des intempéries, Oradour a changé. Plusde suie sur les murs ni de cadavres sur les chemins. Les tas debriques ont été rangés ou couverts par le gazon, les mousses et laterre, la pluie a lavé les cendres et les pas des touristes ont poli les
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trottoirs. L’horreur s’est émoussée. Oradour se laisse imaginervivant plutôt que massacré, et l’on y prend le même plaisir qu’envisitant les cuisines du château de Valençay, où je me figurais àtout moment que Talleyrand allait entrer pour pincer les fesses deses servantes. J'ai encore vu des singes. La caravane d'un cirque était arrêtée surle parking d'un restaurant routier, à Oradour, et ils se sont énervésquand je suis passé devant leur cage. Le gars qui s'occupait denourrir le lion, à côté, a glissé son pouce sur sa gorge, comme àmon intention. Il devait s'adresser à quelqu'un d'autre, mais c'étaitbizarre.
Lundi 18/08 11h30 Périgueux J’avais décidé que je ne me permettrais plus de dormir dans uncamping avant d’avoir atteint Périgueux. J’espérais vaguement yarriver hier soir tout en ayant conscience que ce n’était pas réaliste(cela impliquait une étape d’environ quatrevingts kilomètres pour lajournée d’hier). Pourtant, j’y suis parvenu. Il me semblequ’étrangement j’atteins tous les buts que je me fixe depuis le débutde ce voyage. Cela dit, ces buts d’étape sont si vaguement fixésque ce n’est peutêtre qu’une agréable impression rétrospective,due surtout au fait que j’ai su trouver le rythme qui me convient. J'ai été pris en stop par un Pétrocorien épicurien, nanti de la verveet de quelque chose de l’allure d’un JeanPierre Coffe. Il m'a farci letrajet d’anecdotes croustillantes sur des originaux locaux qu’il aconnus. Ça allait de la mère supérieure carmélite au vieux ducd’empire à moitié fou. Il a aussi fait un détour par Brantôme et m'aoffert une visite guidée gratis de la cité avant de m'amener jusqu’àPérigueux, où je suis arrivé avec un sentiment de plénitude auquel
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je ne m’attendais pas deux heures auparavant ; le soleilsoudainement invincible, l’accent des locaux, la grande gueule desbistrotiers, les restaurants à canard et je ne sais quels relents defête permanente me le déclaraient bien fort : j’étais arrivé dans leSudOuest. Le camping où je me suis posé est planté sur les rives de l’Isle,autour d’une vieille guinguette au charme infini. « Chez Barnabé »est un lieu incontournable du festival de blues New Orleans annuel,qui a lieu début août. Le bar est doté d’un grand zinc patiné avecune barre d’accoudoir à l’ancienne, audessus duquel s’affichentfièrement sous verre des photographies d’anciennes sessionsd’anthologie. Deux billards, au centre de la salle, diffusent leurlumière gazonnée tandis que plus loin, dans la pénombre, unegrande rotonde éparpillée de tables vides semble attendre lesguincheurs de dimanches qui ne reviendront plus. Évidemment, leblues qu’on fait passer est excellent. Le barman taciturne, autreSisyphe, essuie indéfiniment ses verres. C’est pourtant dans ce lieu plein de poésie que j’ai passé l’une desplus mauvaises nuits de ce voyage. Après m’être posé une bonne heure au camping hier soir, j’ai eubesoin de retourner vers la ville pour trouver du liquide : je n’avaisplus de quoi payer ma nuit, et je comptais dîner d’un sandwich aucomptoir de la guinguette. Dans la zone, au bout d’un kilomètreenviron, j’ai croisé un jeune couple qui, vu les sacs à dos, sedirigeait vraisemblablement vers le camping dont je venais. Ilsdevaient avoir à peu près vingt ans tous les deux. Lui était un granddégingandé blond vénitien, et elle une petite brune à la peau mateet à l’allure volontaire. Visiblement insoucieux de savoir quand et oùils arriveraient, et s’ils trouveraient encore une place à 23h00passées, ils lutinaient en riant dans la nuit, le sac en vrac sur les
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épaules.Je nous ai reconnus, moi et Nadia il y a quelques années, et j’ailancé un regard attendri et mélancolique vers le couple, croisant lesyeux de la jeune fille. Elle a semblé prendre cela pour une sorte deregard pervers, et elle a détourné les yeux. Plus tard, en rentrant aucamping, je les ai revus de loin, éclairés par la torche de lagardienne qui leur cherchait un emplacement encore libre.
Je suis allé m’installer au bar de la guinguette avec les Mémoires.Curieusement, dans la journée, j’avais déjà passé une proportion detemps inhabituellement grande, Dieu sait pourquoi, à ressasserd’obscurs regrets de cet âge d’or perdu. Quoi que la réalité en dise,j’ai été heureux, moi aussi, menant par les chemins ma jeune filleen fleur brune à sac à dos, sans souci du point de chute. Etaujourd’hui je porte seul le sac et il est plus lourd des affaires quenous pouvions nous répartir. Ça me ralentit, et je dois veiller à biensangler le sac autour de mes reins pour le supporter longtemps. Chateaubriand clôt ainsi un chapitre où, passant une nuit à la belleétoile entre deux jeunes indiennes endormies sur ses épaules, ildonne une idée assez précise de ce à quoi doit ressembler pour luil’Eden :« Tout me lasse : je remorque avec peine mon ennui avec mesjours et je vais partout bâillant ma vie. »Il est des natures comme la sienne, que l’ennui surprend toujoursau milieu du bonheur le plus complet. Et les regrets ne sont qu’unemanière la plus affligeante et la plus vaine d’occuper son ennui. Iln’y avait finalement rien à manger au bar. Alors j’ai bu, en solitaire,du Picon bière en hommage aux petits singes perdus dans l’hiverde la Chine, puis j’ai avalé sous ma tente une boîte de saucisse auxlentilles froide et j’ai essayé de dormir. J'ai été réveillé de mon mauvais sommeil par des cris de
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chimpanzé. Je pense que ça devait être un ado ivre, ou quelquechose comme ça. Il a sauté sur ma tente, et s'est enfui. Le barman m’a demandé, hier, si je faisais le pèlerinage vers SaintJacques de Compostelle. J’y avais pensé, déjà, en partant deChartres, et c’est la deuxième fois qu’on me pose la question. J’airépondu que si je passais les Pyrénées, je n’irais sans doute pas àCompostelle. Il y a évidemment quelque chose du pèlerinage dansma marche solitaire. Mais les véritables pèlerins de Saint Jacques,qui se font apposer un tampon spécifique sur un carnet exprès à decertaines étapes du chemin, me semblent trop ridicules. Il y a pourtant une chapelle consacrée aux pèlerins dans laCathédrale Saint Front, ici, à Périgueux, qui contient une statue deSaint Jacques au piédestal encollé de photocopies de tels tamponset devant laquelle, assis à cheval sur un banc, je suis tombé cematin de la curiosité dans le recueillement, et du recueillement dansla prière, au point que les quelques touristes qui m’entouraient sesont tus, puis ont quitté la chapelle. Jeudi 21/08 8h30 Terrasse de l’auberge du Foirail Saint Palais,
Pays Basque. Que de route depuis Périgueux… Lundi aprèsmidi, je suis repartiavec un enthousiasme sans égal. Je sais ce qu’est le pur appel dela route depuis ce jourlà. Elle a été merveilleuse toute la soirée, etj’ai été récompensé, pour commencer, de cinq kilomètres de côtesous 33°C par la vue magnifique qu’on a depuis les sommetsd’Atur. Je suis resté là un moment à apprécier le tiédissement ducouchant assis sur un mur, les deux pieds dans le vide, avec devantmoi les vallons du Périgord s’étendant à perte de vue. Deux
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chevreuils broutaient dans la prairie en contrebas. Je vois décidément des singes partout. J'en ai vu deux, chasser leschevreuils. Des enfants peutêtre. Ça m'amuserait si je n'avais pasencore eu l'impression que j'allais mourir. Que ces singesl'annonçaient. Mardi, il repleuvait, et la route m’a semblé plus ennuyeuse quejamais. J’en avais marre… C’est sans doute aussi que je savaisqu'Alex devait arriver chez Benoît le lendemain mercredi, et qu’unefois à Marmande vers où je me dirigeais, je pourrais décemmentaccepter de considérer mon voyage NordSud comme terminé, etrejoindre les copains en train. Une fois à Marmande, je me suisdonc arrêté à la terrasse d’un café pour réfléchir à la suite duvoyage. J’y ai surtout, en fait, passé du temps à lire les Mémoiresde SaintSimon (sur la mort de Louis XIV), que je venais d’acheterdans une librairie à défaut d’avoir pu trouver la suite des Mémoiresd’Outretombe. J’avais oublié combien SaintSimon est imbuvablelorsqu’on a une culture historique aussi pauvre que la mienne. Jeprends tout de même du plaisir à la prose de ces « pagesimmortelles écrites à la diable » (dixit Chateaubriand), un plaisirassez semblable finalement à celui que me procuraient lesMémoires d’Outretombe. Plaisir aux peintures du moraliste, aussi. Je n’ai donc pas vraiment passé beaucoup de temps à réfléchir ;plutôt pris une décision par défaut ou, mieux, obéi à mon instinct, dumoins à cette sorte d’inspiration qui mûrit sans le raisonnement etque je prends pour la source de mes meilleures grandes décisions.Je me suis levé, j’ai refermé SaintSimon, j’ai payé mon écot et jesuis parti vers l’Espagne. J’ai franchi la Garonne et j’ai senti, commelorsqu’il s’agissait de la Loire, l’émotion qu‘il y a à passer un fleuvelorsqu‘on voyage à pied.
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J’ai fait beaucoup de route hier, grâce à deux conducteurs dotésd’un sens de l’accueil hors du commun, du moins en France. Lepremier m’a invité à manger chez sa femme à midi. Ils sont séparésparce qu’elle a un cancer du rein et que, d’après ce que j’ai pucomprendre, son extrême générosité à lui, sa tendance à prendresur lui les problèmes des autres, le rendaient fatigant de tropd’attention, en même temps que dépressif. On est allé faire lescourses ensemble chez le boucher et il a acheté une bonne petitebouteille de vin du pays, que j’ai commencé à déguster avec lui enépluchant les patates pour les frites, et en mangeant des rondellesde sifflard de première. Après manger, on s’est posé au soleil dansle jardin pour boire le café et fumer une cigarette, et il m’a joué deuxou trois airs à l’accordéon diatonique. Il m’a aussi proposé le repasdu soir et l’hébergement pour la nuit si je voulais. Mais bon, la routem’appelait… Le second conducteur qui m’a pris voyageait avec sa femme et sesdeux enfants. Ils n'avaient pas l'âge d'être parents. Dixneuf ou vingtans, maximum. Aucun des deux n’a, pour l’instant, d’emploi, et ilsdiscutaient cinq euros en se demandant si l’essence ou les couchesétaient la priorité. Ils squattent provisoirement chez une amie, ici, àSaint Palais, et partagent l’appartement avec un colocataire qui sortde prison et hait leurs enfants. Je les ai suivis chez celle qui est plusou moins la grandmère adoptive du gars, chez qui il a fait sonpremier stage d’ouvrier agricole il y a plusieurs années. On a pris legoûter chez Mamie, comme en Bretagne, et la grandmère, qui m’atrouvé charmant et dont un des petitsenfants part étudier à Rennesà la rentrée (à son grand désespoir, car elle a entendu parler de la« rue de la soif »), m’a donné son numéro de téléphone pour queje repasse quand je voudrais. Elle a aussi donné, dans mon dos, unpeu d'argent à son fils adoptif.
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Je suis donc arrivé vers 19h00 à Saint Palais, Pays Basque, aprèsun long trajet au cours duquel j‘ai eu de beaux aperçus sur lachaîne des Pyrénées, prochaine grande barrière naturelle que jecompte franchir, après la Loire et la Garonne. Incroyable, ce que lePays Basque peut être basque... Il semble n’exister que troiscouleurs de peinture en vente dans la région : le blanc, dont onbadigeonne les façades, et le rouge et le vert, dont on peint lesvolets. Le drapeau basque est partout présent. Ici, pas de terrain defoot : le rugby seul existe, et la pelote. Il y avait fête autour dufronton, à mon arrivée. On y sent aussi, immédiatement, une sortede menace planante, de différence agressive dont la politesseexagérée des serveuses de l’auberge du Foirail, où je suis assis ence moment, ne semble qu’un étrange point de contraste qui enrenforce l’effet. Je suis heureux et fier comme jamais d’être bretonet d’avoir moi aussi ma différence culturelle à revendiquer, àdresser face au premier sousentendu qui viserait à me faire passerpour un parisien. D'être un paysan, quoi. La copine chez qui squatte le couple qui m’a amené jusqu’ici habitejuste en face d’un grand hôpital franciscain, halte obligée despèlerins de Saint Jacques. Je ne me remets pas encore du hasardd’avoir atterri justement à Saint Palais, et justement devant cethôpital. Mes deux hôtes m’ont d’ailleurs proposé d’aller y dormir :j’aurais été nourri et logé cette nuit pour sept euros. Mais je refusede me mêler aux pèlerins, et j’ai préféré dormir au camping, malgréses quatre étoiles et son prix exorbitant, et manger à l’auberge.
Jeudi 21/08 13h00 Sur la route de Saint Jean PieddePort J’ai fini par accepter de m’arrêter dans une vraie halte à pèlerins.Mais pour y faire caca. Dehors, une quarantenaire blonde, genre
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lectrice sportive de Télérama, était assise près d‘une autre femme,brune. Elles semblaient avoir déjà fait connaissance lors d’une autreétape mais ne voyageaient pas ensemble : la blonde est partieavant l’autre. Cellelà racontait à celleci qu’elle sentait qu’on étaitencore très croyants par ici, preuve en étant que les églises etchapelles, le long du chemin, étaient souvent ouvertes. Les égliseset chapelles plus souvent fermées dans les Landes l’avait énervée.Un paysan venait de lui ouvrir une chapelle rien que pour elle sur laroute, ce matin. Elle déplorait que son interlocutrice ait raté ça. Elley avait admiré un retable fabuleux parce que, disaitelle, il était «toutdoré à l’or fin ». Son interlocutrice n’a pas vraiment réagi. Je crois qu’elle s’en foutaitpas mal, des dorures des retables et, à la rigueur, aurait préférécomme moi la solitude. Quand la blonde est partie, elle s’est mise àécrire, comme moi aussi, dans un carnet de voyage. Elle écrivait dela main gauche, ce qui attire toujours ma sympathie.La blonde faisait indubitablement partie des voyageurs qui ontbesoin de raconter, et qui voyagent pour raconter, sans pour autantavoir rien à dire. De ceux qui, lorsqu’ils voyagent, réclament duvoyage qu’il les amène là où ils ont décidé d’aller et leur apporte cequ’ils sont venus chercher, planifiant, consciemment ou non,jusqu’aux surprises et à l’émerveillement. On sentait que le retablel’avait véritablement enthousiasmée, touchée ; mais aussi qu’ellen’avait pas su vraiment chercher pourquoi. Nombreux sont cespèlerins qui ne savent pas prendre le temps d’aller chercher profonden eux ce qui est vraiment intéressant du point de vue de lasensation esthétique comme de celui, qui lui est sans douteassocié, de la spiritualité. Le but trop bien en vue les détourne de larecherche spirituelle. Ils veulent trouver avant de chercher et ne semettent jamais en danger d’hésiter ni de suspendre leur jugement. Un singe a fait un kilomètre avec moi. Je ne me pose même plus de
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questions. Il est sorti du bois, et il a fait un kilomètre avec moi avantde fuir en poussant des cris qui m'ont semblé cyniques. J’adore la beauté de carte postale surannée des Pyrénées, lesprairies à gazon anglais essaimées de villages vertsblancsrougesà clocher mignon. Dans ce paradis pourtant la chaleur estaccablante : le soleil m’aveugle et je marche en cuisant, tandis quedes rapaces tournent en couple audessus de ma tête. Je m’arrêtede temps en temps pour les regarder, oubliant les camions quipassent à cinquante centimètres de moi et qui ne sont plus lesmaîtres de ma route. Car ils font partie d’un autre monde, qui a unautre rythme que le mien, que celui des singes, et que celui desgrands oiseaux qui tournoient face au soleil.
Jeudi 21/08 22h00 Saint Jean Pied de Port Encore des singes ; mais des centaines alors cette fois, quicabriolaient dans une vallée. Et tous, tous, se moquaient de moi. J’ai marché trente kilomètres aujourd’hui, jusqu’à détruire mespieds, sous le pire cagnard qu’on puisse imaginer, à l’allure la plusrapide que j’ai jamais prise et dans le décor le plus grandiose de cevoyage.J’ai passé du temps à me demander si j’allais passer la frontièredemain. Je me suis d’abord dit que cela irait bien à ce voyage sansbut de faire demitour à quelques mètres de la frontière. Ce tour depotache m’amusait. Je me suis ensuite dit qu’on verrait bien demainde quoi j’aurais envie. Et pourtant… Cet aprèsmidi, sur la route, j‘ai refusé qu‘on meprenne en stop. C'était juste avant les singes. J’ai refusé avec unsourire et un « non! » enthousiaste. Le conducteur, qui m’avait pris
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pour un pèlerin, m’a crié « bravo! » et a redémarré en trombe. Jeme suis senti bêtement fier… Je croyais pourtant avoir érigé enrègle de n’avoir pas de but sportif depuis le début de ce voyage…Pourquoi estce que j’ai tant tenu à faire toute l’étape à piedaujourd’hui? Pourquoi aije laissé à ce point mes pieds se fatiguer?C’est que je dois sentir que la fin est là. Je commence à être sûr que je n'irai pas jusqu'à la frontière. Je n‘airien à faire en Espagne. La raison en est littéraire : Ce journal estpeutêtre en partie la raison d’être de mon voyage et le hasardm’offre maintenant une fin qui fera sens : on ne voyage que pourécrire, pas pour atteindre la frontière, de même qu’on ne vit pas «pour » mourir. Écrire, qui n’est pas raconter, mais s’arrêter, et êtreun Homme. Il y a en ce sens des milliers de manières d’écrire, etl’écriture au sens propre n’en est qu’une variante anecdotique. J'ai compris ce que voulaient me dire les singes. Je crois que c'estune partie de moi qui doit mourir. Je suis un paysan. C'était mêmeune chose que Nadia aimait en moi. Et le rire des singes qui m'aforcé à me l'avouer : Nadia m'a quitté à cause de ma prétention àfuir cette chose qu'elle aimait, à cause de mon orgueil, de lafausseté qui en découlait, et de ma lâcheté face à nos difficultés.Les exactes trois mêmes choses que j'avais refusé à la définition duvrai voyage : l'enorgueillissement ridicule du faux pèlerin qui fait sesétapes en sportif, la fausse aventure du touriste, et la fuite puérile. J'ai fait un drôle de rêve, cette nuit. Sur un trône de cadavrespourrissants, un gorille qui s'appelait la Mort m'a demandé : «Qu'estce qui restera de toi ? » Et je lui ai répondu : « Mon rythme. » Demain, je prends le train pour Auch.
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