Chapitre 5: Manon des Sources
La communauté villageoise pagnolienne est au complet dans La Femme du
boulanger où Pagnol est au sommet de son art cinématographique. Plusieurs
années après la deuxième guerre mondiale, en 1952, Marcel Pagnol, devenu
membre de l'Académie Française, écrit et réalise un film de quatre heures qu'il
appelle Manon des Sources. L'histoire rappelle vaguement celle de Colline, le
roman par Jean Giono auquel Pagnol avait acheté les droits en 1932. Il s'agit donc
d'un village privé d'eau; c'est le seul exemple d'une communauté négative, peuplé
de gens nuisibles, dans toute l'œuvre pagnolienne.1
Manon des Sources contraste également avec l'esthétique établie par
Pagnol, car il contient plusieurs monologues. Pendant ces soliloques, le dialogue
et l'action s'arrêtent complètement pendant qu'un personnage parle. Par contre, les
scènes visuelles montrant la Provence, les paysages autour du village, et les
commentaires des paysans sont plus nombreux que dans les films précédents, ce
qui a mené André Bazin à dire (en 1952) que l'accent de Provence n'est pas un
accessoire pittoresque, mais "consubstantiel au texte et par-là, aux personnages"2.
Le paysage joue un rôle important dans ce film, et la communauté humaine des
Bastides Blanches, silencieuse au sujet de la source bouchée par la famille
Soubeyran, devient aussi méchante et aussi menaçante que les collines sans eau.
Les membres de la collectivité n'ont pas beaucoup changé depuis La Femme du
boulanger; chaque personnage représente un métier utile au village. Ici, pourtant,
il y a aussi un notaire à la retraite, autrement dit, un personnage superfétatoire.
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Au commencement du film, on voit les hommes du groupe qui se
réunissent devant le café de Pamphile; l'ambiance rappelle le début de Marius.
L'individu qui s'oppose à la collectivité est, comme toujours, celui mentionné dans
le titre du film: Manon des Sources. Celle-ci est la fille de Jean de Florette dont
l'histoire sera racontée brièvement pendant le film.
Jean de Florette était un habitant de la ville qui est venu s'installer avec sa
femme et ses deux enfants à la campagne dans la ferme qu'il a héritée. Il n'est pas
paysan et il a tout appris dans les livres. Les gens de la commune ne l'aiment pas
et lui aussi, il les évite. César Soubeyran veut acheter ses terres pour son neveu,
Ugolin. Celui-ci fait semblant d'être l'ami de Jean de Florette, mais Ugolin ne lui
dit pas que sa ferme contient une source--et pire encore, César et son neveu
bouchent cette source pour obliger l'ancien citadin à vendre ses terres. À cause
d'Ugolin et de son oncle, Jean de Florette et son fils meurent, sa femme devient
folle et sa fille, Manon, habite dans une grotte mangeant les produits de la
Provence. La famille de Jean de Florette a donc tout perdu.
Après la mort de Jean, Ugolin a acheté la ferme à un prix dérisoire et en
secret, il a débouché la source. Il a désormais une plantation fleurissante d'oeillets.
Les habitants des Bastides Blanches l'ont vu faire, mais personne n'est intervenu
pour parler de cette source à Jean de Florette.
Manon a grandi et en tant qu'adulte, elle est devenue sauvageonne.
Pourtant, Ugolin tombe amoureux d'elle et veut l'épouser; elle est dégoûtée par lui
parce qu'elle comprend que son père est mort par les actions d'Ugolin.
Au début du film, la jeune femme est poursuivie dans les collines par les
gendarmes parce qu'un jeune homme du village l'accuse de l'avoir battu. Quand
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Manon est capturée, les villageois décident de mener un procès contre elle. La
scène la plus importante de la première partie du film sera ce procès où l'instituteur
défendra la jeune femme contre les témoins qui sont surtout les vieilles femmes de
la communauté. La tension sexuelle éclate une fois de plus dans la collectivité
pagnolienne, car ce sont la beauté, la jeunesse, la sexualité et la liberté de Manon
qui menacent les femmes de la commune et risquent de dissoudre l'unité du
groupe. Le procès qui s'ensuit montre l'opposition exemplaire entre un individu lié
à la nature et la collectivité coupeé de ses sources. La source devient donc un
symbole des origines de la civilisation humaine.
Le lendemain du procès, l'eau de la fontaine du village ne coule plus. Les
femmes accusent Manon d'y avoir jeté un sort, et bientôt tous les habitants
s'inquiètent. Sans eau, personne ne peut plus y vivre et le village deviendra désert
et vide.3 L'ingénieur du génie rural vient expliquer aux villageois ce qu'ils savent
déjà, c'est-à-dire qu'il n'y a plus d'eau et qu'il ne sait pas quand elle reviendra ni
même si elle reviendra. Pendant cette scène, Pagnol saute sur l'occasion pour
parodier le langage administratif. Et, comme dans La Femme du boulanger, le
curé et l'instituteur organisent, chacun sa part, la solution à la crise. Celui-là fait
un sermon de vingt minutes4 dans l'église où il parle des mauvaises actions de
certains membres du groupe et du silence de tout le monde. Celui-ci invite Manon
et Ugolin chez lui avec d'autres villageois après le sermon et finalement, à cause
du bon sens de l'instituteur ajouté au sermon du curé, le dialogue est rétabli dans la
communauté.
A la fin, Ugolin se tue parce qu'il n'aura jamais le pardon et l'amour de
Manon. Elle choisit l'instituteur, l'homme de la parole, comme mari et elle sera
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intégrée à la collectivité. Le mauvais élément est donc exclu (Ugolin) du nouvel
ordre, et le Papet comprend combien il avait tort d'exclure la fille parce qu'il
apprend que Jean de Florette était son propre fils et que Manon est donc sa petite-
fille. C'est la seule fois où Pagnol mette en question toute la bonne foi de la
communauté et accuse tous les membres du groupe d'avoir exclu un étranger par
méchanceté et par bêtise.
La communauté du film (1952)
La communauté contient, selon la distribution du film, vingt-sept
personnages.5 La commune a un maire (qui est en même temps le propriétaire du
bistrot campagnard contenant le téléphone--source de dialogue dans le monde
moderne), un boulanger, un boucher, un menuisier, un fontainier, un instituteur, un
curé, un forgeron, et des paysans avec leurs femmes. Un notaire à la retraite
participe, lui aussi, aux discussions des villageois. Ce groupe est le plus grand de
toutes les collectivités pagnoliennes. Cette communauté est entier et c'est un
microcosme du village mondial. Tous les métiers sont représentés aussi bien que
le pouvoir religieux et les institutions laïques.
Les femmes du groupe, étant des personnages secondaires, se ressemblent
toutes, mais les hommes ont des points de vue qui s'opposent les uns aux autres, et
c'est leur échange d'opinions qui est nécessaire pour entamer les discussions;
celles-ci mettent en contact policé les membres de la société. La première scène
montre le groupe masculin divisé sur la question du jour: les gendarmes
attraperont-ils oui ou non Manon? Le Papet, Philoxène et le boulanger pensent
que oui; le boucher, le menuisier et Pétugue croient que non. Le village, comme
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dans La Femme du boulanger, est un lieu fermé, mais ceux qui ont travaillé en
ville après leur service militaire, comme le boucher,6 ont des idées plus ouvertes,
car les débats et les échanges avec d'autres aident les gens à accepter des opinions
différentes et à s'exprimer sans violence.
Cette discussion est donc le précurseur du procès, la scène essentielle de la
première partie du film.7 La polémique en litige sera au sujet de Manon, celle qui
risque de dissoudre la communauté. Comme le brigadier explique: "L'accusé n'est
jamais d'accord avec le plaignant. C'est ce que fait l'intérêt de tous les procès"8.
C'est donc un moment dramatique où les personnages s'opposent: l'instituteur
défendra Manon parce qu'elle est "toute seule"9, tandis que le maire, en tant que
représentant civique, jouera le rôle du procureur de la République. Le dialogue a
ici une structure formelle d'opposition.
Chaque personnage pagnolien a sa façon de voir les faits. Parlant du coup
de bâton donné par Manon à Polyte (un jeune villageois épris d'elle), la question se
pose à savoir si Polyte a vu l'action faite par Manon. La mère du garçon conclut:
"Comme il était baissé, essayant de casser une branche sur un arbre abattu par la
foudre, il reçut un coup..."10. Mais, comme le brigadier-juge explique plus tard:
"En racontant l'histoire à sa façon...elle n'a fait que son devoir de mère"11. Par
contre, Manon s'oppose au blessé et affirme, littéralement et figurativement: "Je
l'ai vu venir de loin"12. La synthèse de ces deux assertions est la phrase de Polyte:
"Je l'avais pas bien vue. Mais quand même un peu"13. La mère défend son fils et
Manon l'accuse. La vérité semble être un mélange de tous les points de vue. La
vérité n'est pas une valeur essentielle dans la collectivité pagnolienne. C'est plutôt
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l'échange d'idées qui compte avant tout, car la parole empêche la violence toujours
menaçante.
Le maire annonce après l'événement: "Ce petit procès a eu lieu à la
demande et dans l'intérêt de la commune..."14. Dans la communauté de Marcel
Pagnol, les partis opposants ont besoin d'avoir recours à la parole pour éviter la
violence. Les gens du groupe n'aiment pas le Papet parce qu'il "n'a jamais manqué
une occasion de dire une parole méchante..."15. Et dans la collectivité de Pagnol, le
parler remplace l'action.
Souvent, comme nous avons vu dans d'autres œuvres pagnoliennes, le
discours cache les sentiments authentiques et la véritable sauvagerie des gens.
Philoxène demande à Monsieur Belloiseau, l'ancien clerc du notaire, de faire un
discours pour "insister sur [notre] reconnaissance, [notre] émotion, pour [leur] en
foutre plein la gueule" des gens des Accates, des Camoins, et de la Buzine16 parce
que ceux-ci trouvent les gens des Bastides Blanches commes des brutes "un peu
sauvages..."17. Toute l'ironie de la phrase est soulignée dans la didascalie par la
bagarre entre Anglade et son frère "qui soudain roulent sur le sol, avec des
halètements de bêtes féroces"18. Voilà l'exemple qui prouve que les personnages
qui n'ont pas accès au dialogue termineront par utiliser la force pour résoudre les
conflits.
La parole
La parole prononcée en public--et surtout pendant le procès--est
importante, mais une absence de mots est également importante dans cette
communauté. Les hommes de ce village connaissent des sources mais n'en parlent
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pas parce "qu'une source des collines, ça ne se dit pas"19. Le secret de ces sources
passe de père en fils, mais le père du Papet, ayant voulu attendre la dernière
minute, est mort avant de confier le secret à son fils.20 Cette rupture de la parole
est un défaut évident chez les Soubeyran et ils finissent par boucher la source pour
qu'elle se taise aussi. C'est ainsi que l'essentiel n'est pas toujours énoncé, et la
parole sert à lier les gens sans forcément révéler les vérités qui sont parfois
nécessaires pour la survie du groupe.
Dans Manon des Sources, les Bastides Blanches vont fêter les cinquante
ans de la fontaine, source de vie pour la commune; elle a été payée par un
bienfaiteur portant le nom Ernest Colombe, la colombe étant le symbole universel
de la paix, et "ernest" voulant dire "honnête" en anglais.21 Puisque les noms et
prénoms choisis par Pagnol apportent généralement ou du sens ou de l'ironie à
l'œuvre, nous comprenons que celui qui a payé la fontaine avait une mission à
accomplir: la paix sincère et honnête entre les gens de la commune. Cette
fontaine unit les gens du village car ils viennent chercher l'eau dont ils ont besoin
pour vivre. Devant elle, les conversations sont entamées. Sans cette source, la
communauté mourrait, privée d'eau et de conversation.
Nous voyons dans Manon des Sources que l'absence du langage n'est pas
toujours quelque chose de négatif chez Pagnol. Parfois, quand les gens de la
communauté se taisent, c'est pour garder la paix et aussi pour ne pas être méchant.
Par exemple, tout le monde (Amélie, le boucher, Philoxène, le Papet, le boulanger,
Sidonie et le menuisier) sait que la femme d'Ange le cocufie en couchant avec le
Frisé des Accates, le facteur, le cantonnier et celui des pylônes électriques;
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personne ne lui en parle. Voilà donc un cas où le manque de paroles est un signe
positif pour l'ordre de la communauté.
Les hommes avec qui la femme d'Ange couche sont des gens qui circulent
et lient la commune à d'autres collectivités. Cette considération est intéressante à
noter parce qu'aux Bastides Blanches on n'adresse pas la parole aux étrangers. Le
boucher explique à l'instituteur que: "C'est pas de la méchanceté, c'est de la
bêtise..."22. On n'est pas mauvais, mais on est méfiant.
Lorsque l'instituteur parle de dénoncer les braconniers aux gendarmes,
Philoxène répond: "Non, ça ce sont des choses qui ne se font pas, même entre
ennemis"23. Il y a donc un code de conduite à suivre, et les hommes d'une
communauté ne parlent pas aux hommes des autres groupes. La parole reste
enfermée dans son propre village.
La parole circule donc parmi les membres de la même communauté; c'est
une façon d'identifier ceux qui appartiennent au groupe et leur permettre
d'échanger des opinions différentes sans la possibilité de confrontations violentes.
Les dialogues ne révèlent pas les secrets des personnages et ils sont la forme
représentative des conflits. Dans Manon des Sources, le procès est donc l'instant
de la confrontation; c'est le moment le plus conséquent du débat et l'exemple d'une
résolution raisonnable et verbale des hostilités collectives. C'est pour ainsi dire
l'antithèse de la deuxième guerre mondiale.
Les maîtres de la parole
Avant d'examiner de plus près le procès, il faut considérer le rôle de
l'instituteur et celui de Monsieur Belloiseau, les deux personnages qui sont la
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personnificaton de la parole dans la communauté de Manon des Sources. Le rôle
de Monsieur Belloiseau ressemble à celui de Monsieur Brun dans La Trilogie
marseillaise.24 L'instituteur de Manon des Sources a les mêmes qualités que celui
de La Femme du boulanger, mais il devient de plus en plus important dans le
village et dans l'œuvre pagnolienne.
L'instituteur: L'instituteur fait partie de la collectivité bien qu'il ne soit là
que par mutation professionnelle. Comme Topaze, il transmet les connaissances
d'une génération à la suivante. Il veut enseigner aux jeunes les secrets acquis par
les ancêtres. Quand il entend que le père du Papet a attendu trop longtemps pour
apprendre à son fils le secret de la source de Bouscarle, il commente: "Ça me
donne mal au cœur de penser que dans cette pierraille torride, il y a une petite
source glacée qui coule inutile et solitaire, et qui ne fera boire personne, parce que
personne ne la connaît"25.
Cet instituteur, comme son homologue dans La Femme du boulanger, et
comme Monsieur Brun dans la trilogie marseillaise, sert de chœur pour juger la
communauté dans laquelle il vit. C'est un outsider qui observe et juge les mœurs
des gens du village et c'est, comme celui de La Femme du boulanger, le porte-
parole de l'auteur. Il dit au Papet: "Vous savez que ceux des Accates, qui disent
que vous êtes des sauvages, n'ont peut-être pas tout à fait tort?"26. Son ton est
sarcastique quand il se moque des gens des Bastides Blanches qui ne parlaient
jamais au bossu parce qu'il était de Peypin, un village à une vingtaine de
kilomètres: "Alors évidemment, on ne pouvait pas lui parler! Il n'aurait sans
doute pas compris votre langue! Et même, il est possible que les peuplades de
Peypin n'en soient pas encore au stade du langage articulé!"27.
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L'instituteur pagnolien maintient toujours un discours raisonnable et
logique. L'évolution du rôle du professeur depuis Topaze est un trajet
commençant par l'innocence en allant vers la compréhension, le parcours d'une
victime qui devient ici l'arbitre du groupe. Topaze répétait les proverbes aux
élèves sans comprendre qu'ils ne réflétaient pas la réalité sociale qui l'entourait,
comme "L'argent ne fait pas le bonheur," tandis que l'instituteur de Manon des
Sources saisit parfaitement l'importance de l'argent et de la propriété. "Ce qui est
plus sérieux, c'est cette histoire de vol de récoltes."28 explique-t-il à la jeune
Manon. Plus tard, il menace la mère de Polyte non pas en parlant de mensonge
(comme fait Topaze, parlant aux élèves, en disant: "D'abord toute entreprise
malhonnête est vouée par avance à un échec certain"29.), mais en lui disant: "Le
faux témoignage est sévèrement puni par la loi. Ça peut vous conduire en prison,
ça peut vous déshonorer, ça peut même vous coûter de l'ARGENT!"30.
Pour convaincre le juge de l'innocence relative de Manon, l'instituteur
suggère qu'elle a vu Polyte ramasser son bois chez elle, c'est-à-dire dans la colline,
et qu'elle l'a frappé pour défendre son bien.31 Ce personnage comprend la relativité
des habitudes humaines et des relations sociales; il se révèle donc beaucoup moins
naïf que Topaze.
Mais pourquoi l'instituteur défend-il Manon? Il devient littéralement, dans
Manon des Sources, le défenseur de la moralité. Au début, il lui parle calmement
dans l'église et elle l'écoute. C'est un maître de la parole--d'ailleurs, il conseille à
Manon de parler le moins possible.32 On peut donc voir une présupposition dans
le texte pagnolien que la justice devrait être fondée sur le discours de la moralité.
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Après tout, l'instituteur est le garant de la compréhension langagière. C'est donc le
maître d'école qui devient arbitre de la langue et donc de la justice.
Comme Monsieur Brun, il devient une sorte d'arbitre de facto dans la
conversation parce que les autres membres du groupe reconnaissent son savoir et
semblent vouloir avoir son approbation. Par exemple, le menuisier dit: "Qu'est-ce
que je vous disais, monsieur l'Instituteur?"33.
Alors l'instituteur est l'homme de la parole qui plaide l'innocence de
Manon: "Allons, brigadier, soyez humain!"34; il ne veut pas qu'on la mette en
prison, tout en faisant quand même partie du groupe des hommes villageois.
Amélie, la bouchère, est écœurée de voir que l'instituteur participe aux discussions
paillardes des hommes de la place: "Et même l'instituteur qui devient comme
eux!"35. Manon, par contre, est complètement exclue de toute la vie sociale de la
commune et n'a pas de voix. Il faut que quelqu'un qui est accepté par la
collectivité la défende. Tout le monde montre du respect à l'instituteur parce qu'il
maîtrise la langue, qualité essentielle pour participer aux dialogues des autorités du
groupe. Quand l'instituteur veut féliciter le brigadier, il lui dit: "La définition du
"poil d'œuf" par M. le brigadier est si claire que je n'hésite pas à dire qu'il aurait
fait un brillant instituteur"36.
Monsieur Belloiseau: Monsieur Belloiseau est l'autre maître de la parole
qu'on voit dans ce film.37 Ce clerc de notaire à la retraite, tout comme Monsieur
Brun, est un étranger au village; il a de l'instruction et il est accepté dans le groupe
social masculin. Belloiseau vient passer ses vacances aux Bastides Blanches
depuis plus de vingt ans. Puisque ce vacancier connaît la communauté et parce
que c'est un homme de la parole, on l'a choisi pour faire le discours de la fête du
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cinquantenaire de la fontaine.38 D'ailleurs, c'est un discours officiel que personne
n'écoute et cette scène ressemble à celle des comices agricoles dans Madame
Bovary. Dans le film, d'une façon visuelle, cet exposé sert de prétexte pour
présenter toute l'ironie et l'hypocrisie de la situation.
Monsieur Belloiseau raconte l'histoire de Jean de Florette dans le film; il la
relate à l'instituteur (le nouveau venu à la commune) et au public. Cette histoire
est essentielle pour la compréhension du texte, mais puisqu'une longue exposition
serait sous forme de monologue, et le texte pagnolien favorise toujours les
dialogues, Pagnol en fait "un jeu au poil." Les hommes de la collectivité disent
qu'ils vont faire parler le clerc de notaire.39 Le problème est que quand Monsieur
Belloiseau commence le jeu, il ne s'arrête pas,40 et comme nous avons vu dans La
Femme du boulanger, le texte de Marcel Pagnol n'admet pas le monologue parce
que celui-ci mène à la violence.
Puisque le rentier n'est pas méchant comme Maillefer,41 les participants du
cercle (qui, d'ailleurs, connaissent déjà l'histoire) vont jouer au poil. Nous voyons
ainsi un côté ludique du langage; le jeu permet de raconter ce long récit avec des
interruptions comiques, et finalement, cela prouve que ce qu'on raconte peut être
narré d'une façon amusante s'il y a des échanges qui servent de ponctuation au
récit. L'essentiel des dialogues pagnoliens est le contact établi entre les membres
de la collectivité et leurs échanges de paroles.
On annonce d'abord les règles du jeu,42 et puisque Monsieur Belloiseau est
"sourd comme un pot"43, ce "perroquet" parlera, racontera l'histoire pendant que les
joueurs, prenant la parole, "feront des mines et des gestes qui sembleront
approuver ou souligner ce que M. Belloiseau aura dit..."44. Cette histoire,
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nécessaire au développement du personnage de Manon, deviendra un exercice de
style où tous les hommes de la place participeront. Belloiseau annonce que
l'histoire du bossu et de sa femme est "aussi charmante, aussi incroyable, aussi
pathétique que le mieux fait des romans-feuilletons!"45.
Le jeu commence aussitôt que le récit est entamé. Le boucher prend sept
jetons et ses rimes sont: "naseaux," "râble," "os," "gras," "jambon," "rognon," et
"gigot." La plupart de ces rimes se servent de mots liés à son métier. Le
boulanger accumule sept jetons également, mais il sera obligé de rendre celui qu'il
a gagné pour "miches" car la partie du corps (mentionnée par le mot argotique)
n'est pas le pain rond. Quant à ses autres rimes, elles révèlent son côté sensuel:
deux mots qui rappellent l'odorat ("le flair," "le nez"), un mot faisant allusion au
sens visuel: ("les yeux"), deux mots se référant aux jambes ("le pied," "le mollet")
et puis le mot "tétons" qui est une répétition de "miches." Cette association des
rimes avec le métier des membres du groupe renforce leur place dans le groupe et
leur importance à celui-ci.
Pour le menuisier et pour Philoxène, le choix de rimes est moins lié à leur
métier, mais le menuisier reçoit cinq jetons pour: "cœur," "buste," "gencives,"
"gesier," et "bide" et le maire et propriétaire du bistro prend quand même deux
jetons ayant à voir avec le derrière: "postérieur" et "croupion" aussi bien que deux
autres pour "doigt" et "pattes." Le Papet, à moitié endormi, se réveille pour rimer
"brigues" et quand l'instituteur se met finalement au jeu, il emploie le seul mot
scientifique: "coccyx." Ce jeu continue jusqu'à la fin du récit, mais quand les faits
racontés deviennent pathétiques, le jeu s'arrête. C'est une formule que Pagnol
253
emploie dans la plupart de ses récits, car les rires cessent quand les émotions
dominent.
Les textes pagnoliens commencent par un ton badin et comique; ce ton
devient grave au moment où l'on est entré en plein dans l'histoire. Monsieur
Belloiseau étant le narrateur, il peut se permettre un moment de surprise réservé
aux personnages, mais aussi au grand public quand il conclut: "Que deviendront-
elles? Dieu le sait. Elle [l'histoire] commence bien, mais elle finit mal. C'est sans
doute parce que ce n'est pas un conte, mais qu'il s'agit d'un roman vécu. Poil au
CUL"46.
Comme dans La Femme du boulanger, où l'expression "être dans le pétrin"
est sous-jacente dans chaque réplique et dans chaque image, le récit de Monsieur
Belloiseau nous montre encore une fois la virtuosité du conteur Pagnol qui nous
fait attendre la dernière remarque, énoncée par le personnage supposé ne rien
comprendre au jeu pour nous étonner par l'expression que tous les spectateurs ont
en tête depuis le commencement de cette scène. Dans le texte pagnolien, c'est le
narrateur qui domine l'histoire et qui influence le groupe villageois. Les maîtres de
la parole chez Pagnol sont les maîtres de la communauté. Par cette dernière
réplique inattendue, Monsieur Belloiseau nous offre la preuve qu'il fait partie du
groupe, qu'il a le sens de l'humour, et finalement qu'il mène le jeu langagier.
Cette année-là, l'ancien clerc de notaire apporte au village "un petit appareil
qui [lui] permettra désormais de prendre une part sinon plus active, du moins plus
pertinente à [leurs] débats"47. Et Monsieur Belloiseau ajoute: "Finis les
monologues! Essayons une CONVERSATION!"48. Son but est donc d'être
interlocuteur, car, comme nous avons vu dans La Femme du boulanger, Maillefer
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précipite une situation violente en refusant d'être interrompu. Essayant de mettre
son appareil à point, le retraité sourd dit: "Continuez à parler! Dites n'importe
quoi! C'est merveilleux, la voix humaine..."49.
Ce qui est curieux dans Manon des Sources, c'est pourtant le fait que
Monsieur Belloiseau ne sera jamais aussi intégré au groupe que Monsieur Brun
dans la trilogie marseillaise. C'est peut-être parce que dans le village, les étrangers
sont plus rares et plus extraordinaires que dans une grande ville comme Marseille
où ils se perdent dans la diversité. Pendant le procès, les habitants du village
discutent très sérieusement leurs plaintes contre la fille sauvage, et elle, de son
tour, ne montre aucune amitié envers les gens de la commune.
Belloiseau met son micro pour ne pas être exclu d'un "événement de cette
importance." Il assiste au procès grâce à son appareil, mais il continue le jeu
précédent quoique les autres parlent sérieusement. Le clerc, comme l'auteur du
texte, cherche à ponctuer la violence langagière par des répliques comiques qui
couperont le ton brutal des accusations. Sa joie est de comprendre enfin le jeu et
de faire partie du groupe, même si le moment n'est plus tout à fait convenable; il
reste donc à l'écart, bien qu'il soit plus ou moins accepté.
Le clerc de notaire sert une fonction comique dans le texte, et c'est au
moment où le brigadier-juge commence à gronder les dames du village dans un
discours qui pourrait finir en monologue que l'appareil de Belloiseau explose et
cause la fuite de tout le monde.50 Alors, si Belloiseau aime faire un monologue, il
est également la cause de la fin d'un monologue. Maintenant que nous avons vu le
rôle des deux étrangers-maîtres de la parole, revenons à la considération du procès.
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Le procès
Le procès dans Manon des Sources est un jugement laïque et l'on sort
littéralement de l'église pour aller à la mairie,51 ce qui permet à la communauté de
s'écarter de l'église et de démystifier le langage et la logique de la loi. Ici Manon,
défendue par l'instituteur, s'oppose au reste de la collectivité, et le gendarme, qui
croit qu'il est né juge,52 décidera la culpabilité de chacun. Comme dit l'instituteur:
"Nous ne dirons pas que c'est un procès, mais en réalité, c'en est un"53. Le texte
pagnolien est généralement subversif. Au lieu de se laisser gouverner par les lois
de la Troisième République, les gens des Bastides Blanches forment leurs propres
règles de conduite. Quoique le procès ressemble à une procédure légale, Pagnol se
prononce contre la justice formelle et officielle pour parodier et se moquer des
mots du système légal.54 Comme dans la scène entre les gendarmes de Regain, la
logique légale et tout son vocabulaire sont mis en examen ici: "Quand on apporte
des croissants--pliés dans un papier BLEU--à une bergère, au fond du vallon de
Précatori, c'est qu'on n'y est pas allé pour chercher du bois"55. On tire une
conclusion ridicule qui semble parfaitement logique à cause de la syntaxe de la
phrase.
Les plaignants contre Manon sont des femmes; il est évident que sa beauté,
sa jeunesse et sa sexualité sont une menace (au moins implicite) à la cohésion du
groupe. A Marinette Soubeyran, on annonce: "...venez dire à haute voix ce que
vous racontez partout à voix basse"56. Le procès donnera donc la possibilité
d'exprimer devant tout le monde l'hypocrisie et la violence cachées dans les
conversations féminines. Marinette a peur de parler parce qu'elle pense que
Manon va lui jeter un sort; Manon serait donc liée au diable.57
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La deuxième plaignante est Elodie Martelette qui appelle Manon une
sorcière.58 Elle sait que le père de Manon était sorcier: "Moi, il ne m'a jamais
parlé, mais je sais qu'il parlait aux chouettes"59. Nous voyons que cette famille est,
pour les gens des Bastides Blanches, liée au diable. Et puisque Jean de Florette ne
voulait pas déranger les chouettes blanches, il a fait une autre cheminée; cette
action le lie à la nature et l'oppose aux villageois de la commune. Depuis la
génération du père, cette famille a un lien à Satan. Elodie raconte que Jean était
"riche comme un sorcier"60; elle interprète ainsi littéralement une expression
figurative. Manon est donc liée au diable par les figures de rhétorique.
Ensuite il y a le témoignage d'Adèle et de son fils, Polyte. Cette fois, c'est
Manon elle-même qui est décrite comme démoniaque dans sa conduite. Elle
allume le garçon en dansant devant lui; il perd ainsi tout contrôle car sa nature
sexuelle, voire bestiale, domine. Le texte pagnolien, comme nous avons déjà vu,
favorisera toujours la communauté humaine et dévalorisera notre nature
animalière.
Le témoignage final contre Manon concerne son manque de respect pour le
capitalisme et ses lois. Sidonie et Nathalie disent qu'elle a volé des melons
d'Ugolin. Encore une fois, il faut noter que ce sont les femmes qui portent plainte
contre la belle et jeune personne; les hommes sont de son côté. Comme dans La
Femme du boulanger, les femmes de la commune protègent l'institution du couple
et celle de la famille en excluant toute femme qui menace l'union du groupe.
Manon fait rêver les hommes du village par sa beauté et elle menace donc les
mariages. Les femmes dont la stabilité est menacée sont celles qui s'opposent à
257
Manon.61 L'instituteur la défend en disant qu'elle a volé des melons sous le nez de
ces dames pour les faire enrager.62
Tout le village est réuni pour ce procès. Dans cette communauté, c'est le
dialogue du procès qui permet aux habitants de s'opposer et d'exprimer leurs
opinions calmement, sans recours à la violence. Pagnol se sert des mêmes
procédés que d'habitude, mais il y a aussi, dans cette œuvre, une mise en abyme
dans le texte pendant le procès où l'auteur se moque du langage légal et officiel.
Examinons quelques exemples:
(1) Comme d'habitude dans le texte pagnolien, il y a une opposition entre
le sens littérale et le sens figuré. Quand le brigadier annonce que le nœud qui
termine le bâton est le "véritable nœud de toute l'affaire..."63, il parle au sens propre
et au sens figuré. Savoir si Manon a battu Polyte, c'est le commencement du
dénouement de l'histoire. La polysémie continue lorsque Polyte avoue qu'il a
appelé la jeune fille "salope"64, et le brigadier conclut: "Un mâle dépité appelle
toujours 'salope' une fille qui refuse précisément de l'être"65.
L'auteur de ces passages met en question le vocabulaire et les locutions du
groupe. Il crée ainsi une ironie qui sépare le sens des mots de leur signification
figurative. Quand Manon chante l'opéra Carmen, Polyte la prend à la lettre au lieu
de reconnaître l'air de Bizet; la fille dit: "Tant pis si tu ne m'aimes pas, mais moi je
t'aime!"66. Les personnages sans connaissance de la culture française ne
comprennent donc pas le sens des mots de la communauté. Nous avons déjà vu
cette ambiguïté dans d'autres œuvres de Marcel Pagnol.
(2) Comme nous avons vu dans Topaze et Regain, il y a un discours
pagnolien contre le langage officiel et administratif. Adèle dit: "Pas assez qu'on
258
lui fend le crâne, il faut encore y mettre dedans toute la poussière de la mairie?"67.
Dans la deuxième séquence, la réplique sera donnée par l'ingénieur du génie rural;
c'est-à-dire que la parole sert à mettre en opposition les gens, sans recours à la
violence, mais la parole ne sert pas à exprimer les pensées et/ou les sentiments. Le
texte pagnolien est tout à fait moderne en montrant le manque de sens et
l'impossibilité d'une véritable communication entre les gens d'un même groupe.
Le procès de Manon compose donc le nœud de la première séquence du
film et c'est une longue scène qui ne ressemble à aucune autre dans l'œuvre
pagnolienne. Comme la narration cachée par le jeu de "poil au...", il sert à
informer la deuxième partie du film parce qu'on voit l'opposition entre l'individu
exclu du groupe et la communauté. Ce fait explique pourquoi cette scène occupe
tant de minutes dans le film. Et comme nous verrons, il y a un parallèle à faire
entre cette scène et celle du sermon du curé dans Ugolin, une scène dont la durée
est de vingt minutes. Les deux parties du film ont la même structure, et le jeu
"poil au..." est au procès ce que la fête de la fontaine est au sermon du curé, c'est-à-
dire que le jeu et la fête précèdent l'explication de la conduite des gens du groupe.
le jeu de poil = la fête le procès le sermon
En comparant ce procès au sermon du deuxième volet du film, on voit
aussi que le procès correspond à un dialogue tandis que le sermon est un
monologue, le monologue décrivant la communauté comme elle devrait être. Le
commencement du film offre donc un vrai dialogue avec une opposition entre le
groupe et un membre exclu de la collectivité, tandis que la conclusion montre
l'inclusion de Manon dans la communauté, mais au prix de son silence.
259
L'évolution du texte est de commencer par un dialogue pour aboutir à un
monologue, un rappel à l'ordre. Au début, il y a un échange d'idées et de
perspectives, mais à la fin, on n'entend que le curé et son sermon. C'est lui qui
s'impose et l'instituteur sera celui qui accomplit les idées du prêtre.
La source
Après le procès, l'action de la deuxième partie du film se passe le
lendemain à trois heures de l'après-midi sur la place du village devant la fontaine.
La fête de la fontaine engendre des décorations, de la musique, et la réunion des
habitants endimanchés de la commune.68
La collectivité est donc en place et il y a des échanges de phrases. Les
hommes assis devant le café trouvent qu'il est logique que Belloiseau fasse le
discours de la fontaine. Puisqu'il est sourd, il ne l'entendra pas, mais il n'a pas
besoin "puisque c'est lui qui le fait!"69.
La fête de la source, c'est véritablement la célébration de la civilisation
humaine dans le village. D'ailleurs, il faut se préparer pour entrer dans le village,
lieu de la communauté humaine. Manon renvoie son chien, Brusquet, attache sa
chèvre, et ôte ses espadrilles pour les remplacer par des souliers dorés70 avant
d'entrer au village. A la recherche de Manon, Ugolin a mis ses espadrilles neuves,
il s'est rasé, et il se coiffe. A trente-neuf ans, il cherche à épouser Manon et quand
le Papet "crevèra," ils auront sa maison au village,71 ce qui permettra leur entrée
dans la commune. Ils pourront donc se rapprocher du groupe humain, car Ugolin a
260
compris que Manon est "une espèce d'animal des collines, comme une gerboise ou
une bouscarle"72.
La source--littéralement et figurativement--de cette communauté est la
fontaine. Pendant la fête, le chœur d'enfants chante les louanges de la source.73
Monsieur Belloiseau explique la vie difficile des paysans du pays avant la
découverte d'Ernest Colombe, et leur caractère désagréable envers leur
bienfaiteur.74
Belloiseau parle de "cette eau civilisatrice"75, car l'aisance est la "mère de la
Fraternité"76. Le groupement des êtres humains autour de la source permet le
développement de la communauté. L'eau nourrit les légumes, ce qui mène à une
vie sans faim et la possibilité d'une civilisation. Comme souligne l'orateur: "Sans
toi [Ernest Colombe], que serait notre village?..."77. Sans une saine nourriture,
...de silencieux fantômes, tremblants d'avarice et de haine, se
croiseraient dans les rues poussiéreuses et ils échangeraient, au lieu
de salutations familières, des grognements de rage et de désepoir.78
Un effet comique est créé par le peu de contraste entre le discours et la réalité des
villageois. Pourtant, il est clair que si la communication existe dans le village,
c'est parce que les gens n'ont ni soif, ni faim.
Tout le village est devant Belloiseau, mais personne ne l'écoute parce que
l'eau de la fontaine ne coule plus. Comme dans La Femme du boulanger, toute la
vie communautaire cesse quand la source de la vie s'arrête. Au lieu d'avoir un
groupe harmonieux, on voit chacun qui s'inquiète pour ses propres intérêts.
Cabridan pense à ses fraises79 et Ugolin à ses œillets.80 La bonne du curé est
joyeuse, car sans eau, les gens iront à l'église et achèteront des cierges.81 Quand
261
chacun pense à ses propres intérêts, il n'y a plus l'esprit de corps et c'est une
situation qui mènera à la violence.
Il faut que la communauté trouve une solution au manque d'eau ou elle
disparaîtra. On organise donc une réunion (comme dans La Femme du boulanger)
et l'ingénieur du Génie rural vient aider les paysans des Bastides Blanches.
Pendant cette réunion, on entend deux discours parallèles (un écho de la
scène des Comices Agricoles dans Madame Bovary): il y a le discours officiel et
administratif qui est commenté par les membres du village. Le discours officiel
est un monologue présenté par l'ingénieur du Génie rural. En effet, son travail
consiste à constater avec la parole que la source ne coule plus. Le dialogue des
villageois s'écoule pendant le discours officiel.
Puisque le texte pagnolien n'admet pas le monologue, excepté le récit et le
discours de Monsieur Belloiseau et le sermon du curé (ceux-là interrompus par des
remarques drôles et celui-ci interrompu par des gros plans des membres de la
paroisse), le dialogue et le commentaire ironique des membres du groupe a un
effet comique pendant que l'ingénieur parle. C'est une moquerie de la parole
officielle. (exemples: Le boulanger dit: "C'est un savant, c'est un vrai savant"82.;
Ange remarque: "Moi, je dois dire que je me régale, mais que je comprends pas
un mot"83.; le boucher ajoute: "Je comprends que chaque métier a sa façon de
parler"84.; le Papet pense que le discours de l'Administration n'est que "des
couillonnades"85.; et Ugolin conclut: "Alors, on vous fait venir parce que nous
n'avons plus d'eau, vous faites des études, vous réfléchissez à se faire péter la
cervelle, et finalement, vous nous dites: 'Vous n'avez pas d'eau!'"86.)
262
Mais le résultat final sera la violence. Eliacin parle provençal;87 c'est un
signe chez Pagnol que les émotions viennent du cœur. Il dit qu'il a payé son eau et
qu'il la veut! D'un coup de bâton, il fait voler en éclats le petit buste de la
République,88 action symbolique pour montrer que si l'on n'a pas recours à la
parole pour résoudre les problèmes, la violence et peut-être la fin de la république
seront les résultats d'un manque d'échanges de paroles. Comme dit le maire: "Si
on les laisse faire, ils vont s'entre-tuer..."89.
La dispute entre Cabridan, Nathalie et Adèle a lieu en provençal,90 et dans
le texte pagnolien, malgré le discours anti-administration, c'est le français qui est
valorisé comme langue de la civilisation, de la raison et de la logique. Ce n'est que
dans le désordre des émotions que le provençal sort du plus profond des
sentiments. Et c'est ce désordre et ces émotions qui mènent aux actes violents.
Ange explique à sa femme qu'il donnera l'eau qu'il a au mulet et non pas à
sa femme: "Oui, toi tu passes après le mulet. Parce qu'à toi, je peux t'expliquer,
tandis qu'au mulet, je ne peux pas"91. La langue est aussi une force médiatrice
entre les humains qui ont le pouvoir de raisonner.
Puisqu'il manque de l'eau nécessaire pour vivre, des gens commencent à
abandonner le village. Le groupe humain sera réduit (comme ce que nous avons
vu dans Regain) et la nature reprendra ses droits sur la culture (au sens littéral et au
sens figuré). Cabridan va partir parce que sa femme est enceinte. Voilà l'avenir de
la société qui est mis en danger; d'ailleurs, l'instituteur lui dit: "...votre départ
pourrait être un exemple..."92. Le boucher annonce que le fils de Clarisse est déjà
parti ce matin: "Il y en a beaucoup, des jeunes, qui cherchent un prétexte pour
quitter la campagne..."93.
263
Dans les textes pagnoliens (surtout dans ceux influencés par Jean Giono), il
y a souvent une bataille entre la nature et la culture; celle-ci représente la
civilisation humaine et elle est toujours favorisée par Marcel Pagnol. La source a
donc une importance capitale parce que toute la cultivation et la communauté
dépendent d'elle. Comme dit Belloiseau, la source guérit "...la plus vieille et la
plus constante maladie des hommes et des plantes: la soif!"94. L'ingénieur dit aux
membres de la communauté de déménager, car ce village "va redevenir ce qu'il
était autrefois"95. C'est-à-dire que comme à Aubignane (dans Regain), la nature
reprendra ses droits.
Tout le sort de la commune dépend de cette source, y compris les œillets
d'Ugolin.96 Tous les villageois vont comprendre les souffrances de Jean de
Florette. C'est pour cela que Manon écoute avec joie la bagarre qui s'ensuit.97
L'individu
Le procès oppose donc Manon-Lakmé-Dalilah Cadoret,98 jeune personne
ayant des prénoms d'héroïne d'opéra, née dans une ferme dite "Les Romarins" au
vallon de Ruissatel et habitant à présent dans la grotte de Passe-Temps, à tous les
autres habitants de la commune. Manon ne fait pas partie de la communauté; elle
n'est même pas allée à l'école du village car, comme elle explique, "Mon père ne
voulait pas que nous venions au village. Les gens d'ici ne l'aimaient pas, et lui ne
les aimait pas non plus"99.
Manon, la fille de Jean de Florette, est exclue de la communauté pour
plusieurs raisons qui menacent l'unité du groupe: (1) sa violence; (2) son lien avec
264
la nature animalière des hommes, la source de la sexualité; (3) son statut
d'étrangère; et (4) sa volonté d'être libre.
(1) Sa violence: Manon, comme Panturle dans Regain, est devenue
sauvage à force d'habiter loin du groupe. Pour survivre, il faut qu'elle se défende
et parfois, sa rage est montrée par sa violence physique. Manon est arrêtée par les
gendarmes parce que la mère de Polyte leur téléphone après que la fille "a foutu un
coup de bâton formidable sur la tête de Polyte d'Adèle" (le fils d'Adèle).100 Avant
son arrestation, Manon mord deux fois le gendarme.
La force médiatrice dans la communauté pagnolienne est la langue
française. Manon, vivant à part avec Baptistine dont la langue est le provençal,
n'est pas en contact avec les autres membres de la commune. Sa colère contre les
autres est donc exprimée par des actes violents. La conversation permet aux gens
d'exprimer calmement des points de vue différents, mais puisque Manon ne fait
pas partie de la conversation, ses actions deviennent violentes.
(2) Sa sexualité dont la source est son lien avec la nature animalière des
hommes: Manon attire les garçons du village; elle reconnaît son propre pouvoir
sur eux car elle annonce à Baptistine: "Moi j'ai un charme sur les garçons..."101.
Elle veut que tous les hommes la suivent comme une chienne, et "qu'ils se battent
comme des chiens!"102.
La bergère est associée à la nature comme si elle était une force de cette
nature qui l'entoure. L'instituteur lui dit: "Si vous continuez à vivre au milieu des
bêtes, vous finirez par aboyer..."103. Manon ajoute "Ou par bêler. Elle bêle, elle
rit"104. Elle dit: "On n'est jamais seule en colline...J'ai mes chèvres, mon âne, mon
chien..."105.
265
Manon connaît la source de Bouscarles,106 et elle éclate de rire devant
l'orage que tout le monde craint.107 Et, en effet, comme le menuisier raconte plus
tard, "l'orage ne l'a pas rattrapée!"108. D'ailleurs, elle fait partie des collines: "Oh!
moi, dans la colline, on ne me voit pas, on ne m'entend pas..."109. Ugolin la
compare à ses chèvres: "Tu fais des caprices commes tes chèvres"110. Dans la
plupart des images du film, elle est entourée par des chèvres, un âne et un chien
noir.111 Ces images signalent ses liens avec le monde animalier.
Les hommes de la commune admirent son savoir à bien mettre les
pièges,112 mais sa présence sème la discorde dans les familles car les hommes la
comparent à leurs femmes. Quand Amélie entend la description de Manon donnée
par son mari, elle se fâche: "Ses cheveux, ça ressemble à de l'or. Ses yeux, ça
ressemble à la mer; ses dents, ça ressemble à des perles, et ce qu'elle a dans son
mauvais corsage, je suis sûr que ça doit ressembler à quelque chose de bien
joli!"113. Pour les vieilles femmes, elle est liée au diable.114 Pendant le procès,
l'instituteur conclut, après avoir interrogé une vieille: "Voilà la véritable
atmosphère de ce procès. Elle croit qu'on va lui jeter un sort et elle a
probablement vu le diable"115. Contrasté au bon fonctionnement de la
communauté, l'existence de Manon est une source de désaccord.
(3) Son statut d'étrangère: Manon des Sources est étrangère aux Bastides
Blanches à cause de son père, Jean de Florette, le bossu. Le menuisier, qui avait
préparé la caisse dans laquelle on l'a enterré, explique: "Il était couché sur le côté,
naturellemement. Il semblait un point d'interrogation!"116. Alors, encore une fois
chez Pagnol, l'image littérale correspond au sens figuré; son origine secrète dicte
que le fils de Florette ressemblerait à quelque chose d'inconnu.
266
Les villageois racontent à l'instituteur que le bossu ne parlait jamais à
personne et que personne ne lui parlait. Le Papet dit: "Parce qu'il n'était pas
d'ici"117. Il est venu de Peypin, un village à une vingtaine de kilomètres--vingt-
trois par la route et onze par les collines.118 La mère de Jean de Florette, Florette
Camoins, venait des Bastides Blanches, mais le Papet conclut: "Je savais qu'elle
s'était mariée à un de Peypin, et que par conséquent, elle n'était plus d'ici"119. Sa
punition, parce qu'elle est allée chercher un mari ailleurs, était d'avoir eu un fils
bossu.120 On est donc châtié quand on quitte sa propre communauté; c'est une
thématique que Pagnol a déjà développée dans Marius, dans Angèle, et dans La
Femme du boulanger.
La famille de Manon est exclue de la collectivité des villageois depuis deux
générations. Elle est comparée par les gens de la commune aux animaux, à la
nature, et aux sorciers. La bergère se nourrit dans les collines et ses repas
consistent de produits de la Provence.121 L'amie de Manon, Baptistine, a des
secrets et des recettes comme des sorcières; elle connaît même un secret qui
ruinera le village.122 Elle appelle les villageois "Bruteschi!"123 et elle dit "des
paroles incompréhensibles"124; d'ailleurs, elle parle provençal, la langue maternelle
de la Provence. Manon, elle aussi, parle provençal dans les collines avec
Baptistine.125 Puisque le village se trouve en Provence, il est curieux de noter que
les exclues parlent provençal tandis que les membres de la collectivité parlent
français. Puisque Manon fait sa plaidoirie pour être incluse dans le groupe,
l'histoire peut se lire comme une allégorie dans laquelle Manon représenterait la
Provence et la plus grande communauté dans laquelle elle se situe serait la France.
267
(4) Sa volonté d'être libre: Manon est associée au personnage de Carmen,
car elle chante devant Polyte: "Si tu ne m'aimes pas je t'aime, et si je t'aime,
prends garde à toi!"126. Mais "Cette scène musicale et champêtre s'est...terminée
par une tragédie à-déranger-les gendarmes"127 parce que le jeune homme a pris la
chanson à la lettre. Au lieu de savoir qu'il s'agissait d'un air d'opéra, il croyait que
Manon chantait pour lui. Carmen est un opéra où le personnage principal cherche
à être libre. Quand Polyte a essayé d'embrasser Manon, elle est devenue violente
parce qu'elle ne supporte pas qu'on la touche à part sa mère, ses chèvres et son
chien.128
Elle a besoin de sa liberté, et les lois de la communauté l'obligeraient à
obéir à des règles qu'elle n'accepte pas. Sa nature est sauvage; elle ne vient jamais
au village, même pas pour le pain;129 elle vit avec Baptistine dans une grotte. Elle
est pourtant liée au village par sa parenté. Elle n'entre pas dans le village, mais
elle vient mettre des fleurs sur la tombe de son père.130 La fille a peur qu'on jette le
corps de son père parce qu'elle n'a pas assez d'argent pour y mettre une pierre
tombale. Manon veut qu'au village les gens sachent le mal qu'ils ont fait à son
père: "De savoir que par le crime d'Ugolin, et par leur faute à tous, il y a deux
femmes seules dans une grotte de la colline, il y en a qui ne doivent pas être bien
fiers..."131.
Puisque Manon n'habite pas dans le village, elle vole des récoltes pour
survivre. Elle ne fait donc pas partie du système d'échanges économiques et en
cela, elle ressemble à Panturle. Ugolin et le Papet ont volé la ferme du bossu, et
bien que leur action soit repréhensible, ils l'ont fait légalement; les lois de Manon
viennent donc d'ailleurs--d'une leçon de morale--peut-être de celle de Topaze. Le
268
maire de la commune explique à l'instituteur: "Un coup de bâton de plus ou de
moins dans une commune, ça ne compte guère...Mais il y a 'vol de récoltes.'"132
Comme Carmen, Manon des Sources a besoin de sa liberté. Après le
procès, elle dit: "Je comprends qu'on m'a mis les menottes, et ça je ne l'oublierai
jamais"133. Pour les villageois, elle représente un danger, "la plus grave des
accusations: le vol de récoltes!"134. Philoxène, le maire de la commune, annonce
que depuis plus d'un an, on représente Manon "comme un danger public"135. Il
ajoute: "Et remarquez que c'est peut-être vrai"136. Voilà pourquoi on décide de
faire un procès à Manon; c'est parce qu'elle a volé des produits de la récolte, la
valeur essentielle dans un village capitaliste.
En réalité, le vol n'est que la surface du problème, car elle menace les
ménages de la communauté par sa beauté, par sa jeunesse, et par sa liberté. La
sexualité peut séparer les hommes de leurs femmes et elle causerait la division du
groupe, ce groupe qui est nécessaire pour la survie du village. Le brigadier,
devenu juge pendant le procès, prononce: "Ce n'est qu'une histoire d'amour...Une
jolie danse, une petite chanson, et ça finit par un coup de bâton..."137. Voilà
pourquoi la présence de Manon risque de dissoudre la communauté des Bastides
Blanches. Manon est le danger qui réunit tous les membres de la collectivité
contre elle.
La réunion de la communauté: le sermon et la fable, le pardon
et la procession
Les vieilles du village croient que Manon a jeté un sort138 et il est vrai
qu'elle "rit de plaisir"139 de voir l'effet de son action et la souffrance d'Ugolin. Elle
269
dit de lui: "C'est la plus sale créature du monde...Un hypocrite, un menteur, une
bête féroce...Ah! le salaud!"140. D'ailleurs, Manon lui demande de se couper la
moustache141 pour qu'il soit plus civilisé (une scène qu'on a déjà vu dans Regain).
Ugolin et le Papet142 sont les plus méchants de la communauté, mais les
autres sont cruels aussi par leur silence. L'ingénieur du Génie rural dit à
l'instituteur: "...tu es dans une chaîne de dolomies jurassiques: c'est-à-dire qu'ici,
les pierres sont aussi bêtes que les gens"143. Voilà le jugement objectif venant de
l'extérieur.
Pendant la fête du village, on entend donc le discours de Monsieur
Belloiseau et l'image qu'on voit à l'écran est celle de la fontaine qui se tait.144
Belloiseau dit qu'Ernest Colombe, le bienfaiteur du village, était accusé, après sa
mort, de
crimes les plus infâmes, depuis la fraude contrebandière jusqu'au
trafic de fausse monnaie, en passant par le détournement de
mineures, le viol et l'abominable traite des blanches.145
Mais "le brigadier accusateur fut forcé de reconnaître qu'il était lui-même né à
Peypin!"146. L'effet comique causé par l'hyperbole est soutenu par le fait que le
"crime" du bienfaiteur était donc de ne pas être né aux Bastides Blanches, d'être un
outsider.
Belloiseau, l'orateur du jour, est dans une situation parallèle à celle de
Colomb. Belloiseau, lui, domine la parole dans une forme de monologue, mais
personne ne l'écoute. Les spectateurs du film voient toute l'ironie en regardant le
silence de la fontaine.147 Plusieurs fois, dans La Femme du boulanger, l'image était
opposée au discours pour créer une ironie dans la narration.
270
L'orateur continue son discours tandis que tous les villageois courent voir
s'ils ont encore de l'eau à la maison. Belloiseau se fâche et dit: "Ah! mais non, on
ne fait pas ça à un orateur. En coupant l'eau, vous me coupez tous mes effets"148.
Et Monsieur Belloiseau parle devant la fontaine qui ne coule plus.
Pour résoudre le problème, il faut réunir la communauté. L'ingénieur du
Génie rural leur dit:
Mais remarquez, remarquez que je vous apporte une information
précieuse. Vous, vous constatez tout bêtement que l'eau ne coule
plus...Tandis que moi, je suis en état de vous dire que non
seulement vous n'avez pas d'eau, mais que vous êtes en grand danger
de n'en avoir plus jamais!149
Après que le rapport officiel est écrit avec le langage de l'Administration, on peut
procéder à trouver une solution. Le monologue le plus long (dix pages!) que tous
les villageois écoutent est le sermon du curé.150 Manon est seule tandis que les
autres sont "tous réunis.151 On peut supposer que ce curé est le porte-parole de
l'auteur parce que son sermon n'est pas interrompu.
Pour illustrer son point de vue, le curé se sert de la fable incluse
généralement dans les œuvres de Marcel Pagnol. Ici, il s'agit du cousin Adolphin
(On se demande si ce n'est pas une référence à Adolphe Hitler...) qui venait quand
il avait besoin de quelque chose. Adolphin est comparé aux gens du village car le
Bon Dieu sait bien qu'ils sont venus à l'église "parce que la source ne coule
plus!"152. D'ailleurs, ils font "des prières adolphines"153. Et le curé ajoute: "...au
moment de paraître devant le grand juge vous êtes plus adolphins que jamais..."154.
Le cousin Adolphe est donc le symbôle de l'hypocrisie--ceux qui sont gentils
271
quand ils ont intérêt à l'être. Toute cette communauté des Bastides Blanches avait
fait une faute contre Jean de Florette et contre toute sa famille. Et comme la ville
de Thèbes dans la tragédie grecque, Œdipe Roi, la malheureuse ville frappée d'une
peste parce que son roi avait commis des crimes, le village provençal souffre. Le
curé dit:
Quelle que soit ta faute, si grande que soit ton offense, essaie de la
réparer, et repens-toi: tu seras sauvé, et notre source coulera plus
belle qu'avant!155
Il faut que "des pécheurs, qui ont commis, ensemble ou séparément, un certain
nombre de mauvaises actions"156 demandent pardon à Dieu.157 Le curé continue:
...peut-être que parmi nous il n'y a pas de vrais coupables, je veux
dire des gens qui aient commis une mauvaise action. Mais est-ce
qu'il y en a beaucoup qui en aient fait de bonnes?158
Et il conclut en faisant appel au manque de fraternité dans le groupe: "...le grand
point: mes très chers frères, vous n'êtes pas des frères"159. Ni des cousins, pour
revenir au cousin Adolphin.
La fable raconte donc d'une façon indirecte, les jugements du curé envers
ses paroissiens. Ils sont "...indifférents devant le malheur des autres..."160; il croit
qu'ils ont besoin d'un missionnaire et non pas d'un curé.161 Il trouve que dans le
village, il y a un manque de générosité, de fraternité et de charité,162 car selon sa
définition de la vertu, "...ce n'est pas de se taire, de fermer les yeux, de ne pas
bouger"163. Le prêtre leur explique qu'on paie l'eau à Dieu "...avec des actions de
grâce, des prières, de bonnes actions"164. Il se demande s'il y a un criminel dans le
groupe comme existait dans la ville de Thèbes (Œdipe Roi) qui aurait causé l'arrêt
272
de la source. Il conclut que les membres de sa communauté doivent avoir "une
assez grosse facture en retard, et c'est pour ça"165 qu'on leur a coupé l'eau.
Pour rectifier les torts du passé, le curé propose une procession en
l'honneur du grand saint Dominique.166 C'est une façon de réunir la communauté.
Il leur dit: "Ainsi, nous irons tous..."167. Ce sera donc un rassemblement de la
collectivité; la procession sera silencieuse--mais le silence qui marque l'unité et le
recueillement--non pas celui de la méchanceté et des secrets.
Malheureusement, le silence ne peut pas réunir la communauté dans le
texte pagnolien; un dialogue ou une discussion est nécessaire, car tout le monde a
besoin de s'exprimer et d'entendre les autres opinions. Il faut entendre tous les
points de vue opposants, car le bon fonctionnement de la collectivité pagnolienne
dépend toujours du libre échange d'idées.
Pour que la commune des Bastides Blanches puisse se regrouper à la fin, il
faut pardonner à celui qui a transgressé. Manon n'a pas envie de pardonner et elle
se sent aussi amère que Marius quand il était exclu du Vieux-Port de Marseille.
Elle pense que si l'on se confesse et l'on regrette le mal qu'on a fait, cela peut
arranger les affaires avec le Bon Dieu, mais cela ne console pas ceux à qui on a
fait du mal.168
Dans La Femme du boulanger, c'est l'instituteur qui essaie de réunir le
village; lui et le curé travailleront ensemble. C'est la culture et la langue françaises
qui sont le lieu commun entre tous les membres du groupe et en tant que citoyens
de la Troisième République, l'instituteur et le curé mènent le groupe ensemble. En
avançant chronologiquement dans l'œuvre de Marcel Pagnol, c'est l'instituteur qui
devient de plus en plus important. Si, dans La Femme du boulanger, le curé et
273
l'instituteur ont une part égale comme leaders du groupe, dans Manon des Sources,
c'est le curé qui parle aux paroissiens et l'instituteur qui interprète les mots du
prêtre et ensuite mobilise les gens.
Anglade, un paysan, prend le curé à la lettre et cherche le saligaud qui a
causé la sécheresse.169 Ses fils jumeaux qui bégaient ajoutent un effet comique en
répétant le dialogue entre le curé et Anglade. (Nous avons vu le même effet de
répétition comique quand Topaze répète les mots de la baronne et du directeur, et
pendant la scène dans le bar de César où Marius et Panisse ne font que répéter des
menaces.) L'appartenance à la communauté pagnolienne suppose une
compréhension des mots de la tribu. Il ne faut pas tout prendre à la lettre; il faut
comprendre le sens figuré. Voilà pourquoi Amélie et le menuisier veulent tuer
"cet Ugolin"170. Ils croient que pour avoir de l'eau, il faut littéralement tuer le
criminel.
Dans Manon des Sources, il va falloir un sacrifice, en effet, pour unifier la
communauté. Il faut donc qu'Ugolin se tue pour que la collectivité se purifie en se
débarrassant de l'élément méchant. C'est la seule fois dans l'œuvre pagnolienne
que la mort d'une jeune personne est nécessaire pour la survie de la
communauté.171
Les paysans de la municipalité semblent avoir confiance en l'instituteur car
il sait parler,172 et il sait de quoi il parle. "C'est pas un gonfleur de paroles comme
le Génie rural!"173. Les villageois viennent chez l'instituteur car il est nécessaire
d'avoir une discussion avec tout le monde présent ou le village risque d'être
abandonné totalement et définitivement.174
274
L'instituteur avoue aux autres que le sermon lui a fait une impression très
forte.175 On commence à discuter le sens des mots du prêtre; la discussion du
groupe tourne autour d'une "bonne action que tout le monde aurait pu faire, et que
personne n'a faite"176. Finalement, on parle du Bossu et l'instituteur insiste pour
aller jusqu'au bout de la vérité pour l'exposer.177
Comme dans tous les dialogues de Pagnol, le pouvoir de la parole
commence à s'imposer. La vérité de la parole lie la communauté pour qu'elle
corrige une mauvaise action passée. Ou plutôt l'absence d'une bonne action. Le
"crime" est expliqué par le Papet: "On ne lui a pas fait de mal! On ne s'est pas
mêlé des affaires des autres, rien de plus"178. La mort de Jean de Florette est donc
le résultat d'un manque de dialogue dans le village pagnolien.
Parce que les villageois n'ont rien dit, la famille de Manon ne savait même
pas que la source existait. C'est la preuve que le silence tue dans les textes de
Marcel Pagnol. Monsieur Belloiseau, représentant du jugement objectif venant de
l'extérieur, est indigné quand il demande à Manon: "Et personne ne vous a rien
dit?"179. La survie du groupe dépend de la solution qu'on trouve pendant la
discussion. Si l'on ne se sert pas des mots pour s'expliquer, des actions violentes
remplacent les mots.180 La violence est la seule conséquence possible quand on ne
s'explique pas.
Avant le suicide d'Ugolin, celui-ci parle abondamment. Puisqu'il ne
pouvait pas acheter la ferme des Romarins à Florette, Ugolin a bouché la source.
Ici, le paysan l'a bouchée littéralement, mais c'est aussi une métaphore. Il voulait
faire taire la source, et voilà qu'Ugolin impose le silence de la source qui tue la
communauté. Ugolin explique à Manon: "...imaginez-vous--que d'avoir fait un si
275
grand crime, ça m'a causé un gros souci, ça m'a fait parler tout seul..."181. Le
dialogue devient donc un monologue, et le résultat d'une absence de dialogue est
une voix seule (celle d'Ugolin) qui montre tout son désarroi émotionnel. De plus,
il parle en provençal (langue des émotions): "Maï, déqué faï? Siou vengu
jobastré?..."182. Et Ugolin se met à boire, comme le boulanger dans La Femme du
boulanger.
Ugolin sent toute la pression de la communauté et finalement, il dit: "Avec
moi, l'eau reviens jamé, Jamet!" (sic)183. "Adieu salu la companie!" (sic)184. Lui-
même se sacrifie car il a compris que tous mourront s'il ne se tue pas, mais il prend
le temps de dire ses adieux à la collectivité. Il comprend l'importance du groupe.
C'est après la mort d'Ugolin que la communauté provençale va pouvoir se
recréer. L'instituteur annonce qu'il est ravi parce qu'il est persuadé que "ce papier
nous annonce le retour de l'eau! C'est un très précieux papier!"185. Belloiseau
continue le jeu et dit: "Poil aux pieds!" Cela montre qu'il est toujours à côté de la
discussion, car il s'agit maintenant de l'eau, et donc de la survie du groupe, une
chose extrêmement sérieuse, mais il continue à jouer avec les mots parce qu'il croit
ainsi marquer son appartenance à la communauté.
Le Papet, devant le cadavre de son neveu, fait un monologue. Il ne
comprend pas l'action d'Ugolin: "Des paroles d'instituteur, ou même de curé, ça
valait pas tant que ça!"186. Encore une fois dans un texte de Pagnol, nous
constatons le pouvoir des mots. Après cette mort du membre méchant de la
collectivité, les autres commencent à se rendre compte de leur crime. Ici, il fallait
éliminer un membre de la jeune génération pour que la communauté se renouvelle
et change.
276
Anglade dit à sa famille: "...nous n'avons pas fait le crime, mais nous
l'avons laissé courir devant nous"187. Sa famille décide donc que le silence n'est
pas bon; il faut aller en avant et aider les autres. Ensuite, d'autres hommes suivent
(il s'agit d'Ange et de Pamphile), bien que leurs femmes soient jalouses de
"l'oiseau doré"188, c'est-à-dire, Manon. Tout le monde, petit à petit, commence à
aider Manon189 et elle ne sera plus exclue du groupe.
Le forgeron ne veut pas que les autres croient qu'il est là pour faire plaisir
au curé. Il résume les pensées du groupe en disant: "C'est pour la justice! Pour
l'humanité!"190.
Un comité est formé dont les membres sont: l'instituteur, le maire,
Belloiseau, le boucher et Anglade. On explique à Manon que son père, lui aussi,
avait tort de ne pas participer au village. On lui dit qu'elle seule décidera si le
village vit ou meure, et on l'invite à la procession. Elle fera donc partie du groupe.
Les hommes du groupe décident de laisser faire à l'instituteur. Quand
Belloiseau réplique: "Poil au cœur!"191, on comprend que celui-là aime Manon.
L'instituteur, disant à Manon que son père, aussi, avait tort, ajoute: "Les
victimes ne sont jamais tout à fait innocentes"192. Il parle probablement de la
responsabilité de chacun de faire partie de la communauté humaine. Jean de
Florette était trop fier et il n'a pas dit aux villageois qu'il était le fils de Florette.
De plus, ses enfants ne sont pas allés à l'école du village où la tradition et la culture
sont acquises. Dans la communauté de Pagnol, on devrait participer à la vie
communale. Le bossu n'est pas venu non plus jouer à la pétanque avec les autres,
et il ne les a jamais tutoyés.193 Il a donc établi des barrières entre lui et le groupe
277
du village. Son "crime" à lui consistait à ne pas assimiler au groupe villageois.
L'assimilation est donc une condition de la communauté pagnolienne.
L'instituteur explique à Manon qu'Ugolin s'est pendu pour obtenir son
pardon;194 il s'est ainsi sacrifié pour la survie du groupe. Le sacrifice d'un individu
peut devenir obligatoire dans la communauté pagnolienne pour le bien-être de la
collectivité. Dans Manon des Sources, ce sacrifice est un suicide, tandis que dans
les autres œuvres de Pagnol, le sacrifice n'est pas mortel. Par exemple, Topaze
sacrifie son innocence, Marius sacrifie sa famille en quittant le Vieux-Port, et
Aurélie, la femme du boulanger, abondonne sa vie amoureuse.
Le miracle prêché par le curé est l'unité de la communauté villageoise pour
la survie de la collectivité, du village. Il dit: "Merci, Seigneur,...merci pour notre
village, ce village qui allait mourir;...pour la voûte sonore de la petite église, d'où
l'écho de la voix de nos morts répond à celle de nos enfants..."195. Il s'agit donc
bien du passé, du présent, et de l'avenir de ce village.
Dès que le groupe est réuni et que la source est revenue, nous voyons la
possibilité du couple Manon-l'instituteur.196 En effet, il donne un baiser à la
bergère et elle dit: "Je ne sais plus où sont mes chèvres"197. Manon semble prête à
échanger ses chèvres des collines contre l'instituteur du village. Elle choisit alors
la culture de la civilisation humaine au lieu de la vie sauvage et naturelle.
Manon abandonne donc la nature; les chèvres, l'âne et le chien l'attendent
tristement mais elle ne reviendra plus.198 Elle se joint aux humains du village et
comme d'habitude dans l'œuvre de Marcel Pagnol, c'est la communauté qui
domine tous les individus, car seul, on ne pourrait pas survivre.
278
L'instituteur sera le mari de Manon; c'est un individu qui se promène dans
les collines; le lien entre le pays et les humains est bien établi dans son
personnage. Ce fait est important parce qu'on ne survit pas sans l'aide du groupe et
sans connaître son pays. Manon est capable de former un couple avec lui parce
qu'il a la même appréciation des collines et il n'a pas fait partie de la commune qui
l'a exclue. D'un autre côté, en se liant avec lui, elle choisit le groupe humain (un
choix différent de celui de son père) et tout ce qu'il y a de plus traditionnel, car
c'est par l'école communale que les traditions de la communauté sont formées et
transmises. La deuxième génération montre donc l'évolution des individus d'abord
exclus du groupe vers une intégration dans le village. Le village pagnolien devient
habituellement plus tolérant des différences de ses membres.
La source qui a disparu est symbolique d'une connaissance du pays sans
laquelle on ne saurait pas vivre. Comme Pagnol a déjà montré dans Jofroi et dans
Regain, le lien de la communauté à son passé est essentiel pour l'avenir de celle-ci.
Manon menace de ne pas dire pourquoi la source du village s'est arrêtée et elle sait,
aussi bien que les autres, que l'avenir de la communauté dépend d'elle. Sans elle,
cette communauté sera en ruines.
Le bon fonctionnement de la communauté dans l'œuvre pagnolienne
dépend d'un dialogue où tous les points de vue sont exprimés. Un monologue et le
silence (l'absence des mots) empêchent cette circulation. La source du problème--
littéralement--est un manque d'eau; mais la source, comme métaphore, est l'origine
de la parole et de la coopération entre les membres du groupe pour survivre.
Ainsi, Manon décide de déboucher la source de la fontaine du village pour que la
communauté revive.
279
L'Epilogue
Il est rare, sinon unique, dans l'histoire du cinéma qu'un metteur en scène
écrive un roman d'après son propre film.199 Pour Raymond Castans, il s'agit "d'un
exercice de style"200, mais Pagnol a déjà écrit Les Souvenirs d'enfance en forme
romanesque. En 1960, les deux tomes formant L'Eau des C ollines paraissent
simultanément chez Pastorelly.201 Ma discussion de Manon des Sources précède
celle des souvenirs de jeunesse parce que l'histoire est déjà écrite quand Pagnol a
tourné le film huit ans auparavant.
Pourquoi Pagnol a-t-il refait son propre film en genre romanesque? Peut-
être est-ce parce que le distributeur a coupé la longueur du film202 et que le public
n'a jamais vu le film tel que Pagnol l'a réalisé. Ou peut-être est-ce une question
d'âge et d'énergie,203 mais en tout cas, il nous reste deux textes et un film à
comparer pour voir en quel sens Pagnol change l'histoire et la narration de la
communauté de Manon des Sources.204
Ce qui est vraiment remarquable, c'est le peu de changements qui existent
entre le film et le roman, malgré la différence de genre. Le dialogue est
essentiellement le même et l'histoire est semblable à quelques détails près dans les
deux œuvres. Un film de plus de quatre heures est raconté dans deux romans:
Jean de Florette et Manon des Sources. Les deux volumes ensemble s'appellent
L'Eau des Collines.
Le fait que Pagnol raconte deux histoires, celle du père et même celle de
son oncle, Pique-Bouffigue, et ensuite, celle de sa fille, nous montre que la
profondeur du passé ajoute une autre génération à la communauté, et il y a aussi la
280
suggestion de l'avenir car, à la fin de Manon des Sources, le bébé de Manon et de
l'instituteur naît. Il s'appelle Jean, comme le père de Manon, et il est né le jour de
Noël, comme le Christ.
Dans le premier roman, c'est Jean de Florette qui s'oppose à la collectivité;
déjà son oncle maternel, Pique-Bouffigue, ne faisait pas partie du village. Il
habitait aux Romarins et avait refusé de vendre sa ferme à la famille Soubeyran
qui veut dominer la commune.205 Jean est élevé par sa mère, Florette (la sœur de
Pique-Bouffique), dans le village ennemi des Bastides Blanches, Crespin; Florette
détestait les Bastidiens et s'est mariée avec un forgeron de Crespin. Jean grandit
donc avec une haine contre les Bastidiens, et au lieu de montrer quelques
flashbacks, comme Pagnol a fait dans le film de 1952, nous voyons tous les détails
du martyre de Jean de Florette dans le roman de 1960.
Selon Caldicott, le premier roman de L'Eau des Collines est une description
de l'attente et de l'avarice des Soubeyran pendant l'agonie de Jean.206 Le Papet et
Ugolin sont, eux aussi, assez exclus par les villageois des Bastides Blanches, sauf
au niveau le plus superficiel, et nous apprendrons plus tard qu'ils représentent le
côté paternel de la famille de Jean. Toute l'hérédité de Jean le porte donc vers une
opposition contre les gens du village. Mais dans le village de Marcel Pagnol,
même l'individu le moins sociable et le plus sauvage a le devoir de participer à la
commune pour assumer sa survie.
En ajoutant une autre génération à la structure de l'histoire, le mécanisme
et le fonctionnement de la communauté sont établis. Selon Caldicott, le premier
roman présente l'ambiance qui préfigure le deuxieme roman,207 mais en réalité, le
premier roman est essentiel pour comprendre l'aliénation de Jean et ensuite de
281
Manon par les gens de leur propre village. Entre les deux villages tout près l'un de
l'autre, il y a une haine avec laquelle on grandit. On sait, dès le début de sa vie,
qui sont ses ennemis. Jean n'essaie pas d'être amical avec les villageois des
Bastides Blanches, parce que sa mère lui a dit que les gens de cette communauté
sont des abrutis. Il n'est pas surprenant que quelques années après la deuxième
guerre mondiale Pagnol incorpore la structure de deux communautés opposantes,
car c'est une explication de la guerre.
L'auteur nous montre, dans le roman, la facette de Jean qui est
orgueilleux.208 Il empêche sa fille d'aller à l'école communale, et il empêche sa
famille de participer aux activités de la commune. Une quantité de malentendus
s'ensuit qui ne permettent aucune réconciliation entre Jean et les villageois. (par
exemple: une boule de pétanque tombe sur la tête du bossu quand il passe devant
eux, Jean entend des rires qu'ils croient lui être destinés à cause de sa bosse...)
Nous voyons plus clairement dans le roman que dans le film les similarités
entre Jean de Florette et sa fille, Manon. Les deux personnages sont liés à la
nature; ils sont donc soupçonnés d'être sorciers par les membres du village. Jean a
une association avec les chouettes et Manon est liée avec "un limbert"209. Caldicott
compare Manon à l'héroïne de l'abbé Prévost parce qu'elle est dominée par sa
nature sexuelle.210 Ce détail ajoute un aspect mythique et/ou étranger à ces deux
personnages; ils incarnent "l'autre" pour ceux des Bastides Blanches.
En effet, la définition du village pagnolien est plus précise dans le roman
que dans le film. Comme l'instituteur explique à Manon, on ne choisit pas son
village.211 Tout le monde a besoin d'appartenir à un groupe pour survivre et les
gens du village vous aident à exister si vous participez à la vie commune.
282
L'exemple négatif est celui de Jean; il n'avait pas l'aide de ses compatriotes et il en
est mort. L'instituteur prononce une phrase assez curieuse dans le film et il la
répète dans le roman: "Les victimes ne sont jamais tout à fait innocentes"212. Cette
phrase semble suggérer que le père de Manon avait, lui aussi, eu tort de ne pas
s'intégrer au groupe. Il n'engageait pas la conversation avec les gens du village, il
allait acheter ses provisions ailleurs, et pourtant, chacun a la responsabilité de
contribuer à la survie de la communauté humaine.
Par une série d'allusions de Pagnol à l'éducation de Manon, il est clair que
ses parents veulent qu'elle hérite de la tradition et de la culture méditerranéennes et
européennes. Son prénom rappelle l'opéra français aussi bien que le roman de
l'abbé Prévost. Les mythes de Provence sont symbolisés par le personnage de
Manon, ses cheveux blonds (qui ressemblent au soleil de Provence) et ses yeux
bleus (qui rappellent le ciel et la Méditerranée), ses chants et ses danses
folkloriques provençaux.
Le Papet croit que l'amour manqué entre lui et Florette était un malentendu
causé par la guerre en Afrique, car il serait marié avec Florette, ils auraient eu leur
bébé ensemble, tout serait resté dans l'ordre si le Papet Soubeyran n'avait pas à
quitter sa Provence natale pour faire la guerre en Afrique. Loin de son pays, il n'a
jamais reçu la lettre écrite par Florette lui disant qu'elle l'attendrait si elle savait
qu'il se marierait avec elle. Un manque de circulation des paroles cause toujours
des problèmes graves dans le texte de Pagnol.
Cette fontaine qui se tait au milieu du village est, elle aussi, symbolique;
comme d'habitude, dans le texte pagnolien, il y a une image centrale prise comme
métaphore. Dans L'Eau des Collines, c'est la fontaine muette qui symbolise le
283
manque de paroles. La source se tait et littéralement et figurativement, il y a "un
scrupule"213, un empêchement au bien-être du groupe. Comme M. Belloiseau, "le
savant notaire," explique le procédé de l'auteur: "'Un scrupule, en latin, c'est un
petit caillou dans un soulier, qui gêne la marche et blesse le pied. C'est par une
métaphore charmante que nous avons donné à ce mot un sens moral.'"214
Dans le deuxième roman, Manon des Sources, Marcel Pagnol va jusqu'au
bout de l'histoire de l'héroïne de L'Eau des C ollines . Manon va se marier avec
l'instituteur et leur mariage est symbolique aussi bien que concret. Par le mariage,
Pagnol montre l'intégration de la deuxième génération de la famille de Jean de
Florette. La nouvelle famille formée par cette union montre que le pardon est
possible si l'on admet le compromis et avance vers un avenir plus juste.
Manon est accompagnée au mariage par Victor Périssol, le chanteur
d'opéra qui était l'ami de la mère de Manon. Le nom du monsieur n'est pas sans
importance, Victor signifiant la victoire et Périssol étant composé des deux mots
"périr" et "sol." Ce mariage va réunir le village pour qu'il ne périsse pas. Une
collectivité qui fonctionne bien dominera la nature qui menace de détruire la
civilisation humaine. Victor représente la vieille génération, les romantiques, et en
accompagnant Manon à l'église pour son mariage, Manon va s'intégrer à la
nouvelle culture de la Troisième République de l'instituteur. Il y a une évolution
vers le pardon et vers la tolérance.
Avant d'entrer dans l'église, Manon va chercher Baptistine et ses amis pour
qu'ils soient inclus aussi dans le groupe.215 Comme dans tous les textes de Marcel
Pagnol, la communauté est élargie à la fin pour accepter les différences
individuelles. Cela est possible à cause du pardon de Manon et du retour de la
284
source. Ce village menacé par un manque d'eau est restauré par l'eau de source et
par le pardon.
Enfin, il est intéressant de comparer L'Eau des Collines au roman, Colline,
par Jean Giono, parce qu'encore une fois, comme dans les œuvres précédentes
pagnoliennes adaptées des histoires de Giono, Pagnol change complètement
l'optique. Dans Colline, c'est la mort de Janet, le vieux, qui avait prévenu le
groupe qu'on s'éloignait trop de la nature, qui fait rentrer les choses dans l'ordre
naturel. Ce roman de Giono fait partie de la trilogie de Pan, dieu qui personnifie la
vie naturelle des champs et des bois. Quand la communauté de Colline fait face à
l'incendie qui dévore ses terres, elle décide qu'il faut tuer le vieux Janet, le
fondateur du village, parce que les villageois le croient sorcier associé à la nature.
Par contre, dans le film et dans le roman de Marcel Pagnol, c'est parce que Manon
est capable de pardonner et parce que les villageois reconnaissent leur tort que le
dialogue recommence. C'est donc grâce à la communication humaine que les gens
se lient pour survivre. Le dialogue permet à la collectivité de supporter les
menaces de la nature et aussi l'isolement de l'exclusion du groupe.
Dans le roman, après le retour de la source, tout va vers un rapprochement
des membres de la communauté. Par exemple, un an plus tard, le curé prend
l'apéro avec les mécréants.216 Et certains mécréants, pour montrer leur bonne foi,
vont à la messe pour indiquer plus de tolérance. Dès que la source est débouchée,
la parole commence à circuler librement. La morale de la fable devient donc qu'il
faut s'occuper des affaires des autres pour faciliter le dialogue et la vie commune
de la collectivité.
285
Notes
286
1 À part "les farceurs" du Schpountz; ce film dépeint la communauté du cinéma français pendant les années trente et contient plusieurs communautés avec des valeurs en conflit. Voir la discussion de Ginette Vincendeau, French Cinema in the 1930s: Social Text and Context of a Popular Entertainment Medium (The British Library: U of East Angia, 1985) 161-164 et l'article par Michel Marie and Francis Vanoye, "Comment parler la bouche pleine?," Communications: Enonciation et cinéma 38 (1983): 51-74.
2 André Bazin, "Le Cas Pagnol," Qu'est-ce que le cinéma?, 2nd ed. (Paris: Cerf, 1994/1958) 181.
3 Nous avons vu ce qui s'est passé à Aubignane dans Regain et le trouble causé par le manque de pain dans La Femme du boulanger.
4 Neuf pages dans Marcel Pagnol, Manon des Sources dialogue du film réalisé en 1952 (Monte-Carlo: Editions Pastorelly, 1984).
5 Marcel Pagnol, Oeuvres Complètes, tome quatorzième (Paris: Chez Jean de Bonnot, 1980). Les pages données pour les citations seront dans cette même édition.
6 Ibid. 23.
7 Le film sera divisé en deux parties pour paraître dans les salles de cinéma; la deuxième partie s'appellera Ugolin. "Mais la direction de la Gaumont, qui assurera la distribution du film, émet des réserves sur le montage en deux parties. Elle craint l'opposition des directeurs de salles, les difficultés de la programmation pour deux semaines consécutives et, selon certains, le manque d'enthousiasme du public...Pour en avoir le cœur net, Marcel invite alors tous ses collaborateurs et les membres de la maison à deux projections d'essai dans deux salles de quartier. Il constate que le public--au verdict duquel il a toujours souscrit--refuse de quitter la salle à la fin du premier épisode et demande la suite. Alors il finit par se laisser convaincre. Plusieurs scènes sont coupées, ce qui déséquilibre quelque peu le film..." écrit René Pagnol, le frère de Marcel, en 1984 pour la préface de Manon des Sources dialogue du film 15-16. Ici, je me réfère au texte complet qu'on peut voir en entier dans les deux vidéo-cassettes de la Compagnie Méditerranéenne de Films.
8 Pagnol, Oeuvres Complètes 67.
9 Ibid. 53.
10 Ibid. 66.
11 Ibid. 87.
12 Ibid. 68.
13 Ibid. 69.
14 Ibid. 90.
15 Ibid. 17.
16 Ibid. 92.
17 Ibid.
18 Ibid.
19 Ibid. 15.
20 Ibid. 16.
21 Pagnol avait été professeur d'anglais. Raymond Castans, Marcel Pagnol: biographie (Paris: Editions Jean-Claude Lattès, 1987) 68. Il avait déjà choisi le nom "Ernestine" pour ajouter de l'ironie à Topaze. Voir ma discussion dans le premier chapitre.
22 Pagnol, Oeuvres Complètes 23.
23 Ibid. 9.
24 Est-ce une coïncidence que le même acteur, Robert Vattier, joue le rôle de Monsieur Brun et celui de Monsieur Belloiseau?
25 Pagnol, Oeuvres Complètes 16.
26 Ibid. 16.
27 Ibid. 23.
28 Ibid. 52.
29 Marcel Pagnol, Topaze (Paris: Editions de Fallois, 1988) 62.
30 Pagnol, Oeuvres Complètes 66.
31 Ibid. 68.
32 Ibid. 53.
33 Ibid. 39.
34 Ibid. 49-50.
35 Ibid. 45.
36 Ibid. 72.
37 Voir note 24 de ce chapitre.
38 Pagnol, Oeuvres Complètes 28.
39 Ibid. 26.
40 Ibid.
41 Notons le sens des noms chez Pagnol--Maillefer dans La Femme du boulanger, maille + fer = les liens de l'histoire qui manquent; Monsieur Belloiseau dans Manon des Sources, le bel +
oiseau chante, et cela fait partie de sa nature.
42 Pagnol, Oeuvres Complètes 27.
43 Ibid. 28.
44 Ibid. 30.
45 Ibid. 31.
46 Ibid. 35.
47 Ibid. 36.
48 Ibid.
49 Ibid. 39.
50 Ibid. 88-89.
51 Ibid. 53.
52 Ibid. 57.
53 Ibid. 58.
54 Ibid. 67. Un exemple est le mot "ladite."
55 Ibid. 71.
56 Ibid. 61.
57 Ibid.
58 Ibid. 64.
59 Ibid.
60 Ibid. 65.
61 Ibid. 49.
62 Ibid. 80.
63 Ibid. 75.
64 Ibid. 75-76.
65 Ibid. 76.
66 Ibid. 74.
67 Ibid. 77.
68 Ibid. 130.
69 Ibid. 131.
70 Ibid. 133.
71 Ibid. 124.
72 Ibid. 122.
73 Ibid. 134.
74 Ibid. 136.
75 Ibid. 138.
76 Ibid.
77 Ibid. 140.
78 Ibid.
79 Ibid. 143.
80 Ibid. 144.
81 Ibid. 169.
82 Ibid. 155.
83 Ibid. 158.
84 Ibid.
85 Ibid. 160-162.
86 Ibid. 163.
87 Ibid. 172. Quand on parle provençal dans un texte pagnolien, cela veut dire qu'on est fâché ou blessé. Quand Panisse se fâche parce que César triche, il sort en prononçant quelques phrases en provençal. Voir note 75, dans le deuxième chapitre.
88 Pagnol, Oeuvres Complètes 175.
89 Ibid. 178.
90 Ibid. 184.
91 Ibid. 185. (J'ai souligné.)
92 Ibid. 208.
93 Ibid. 209.
94 Ibid. 142.
95 Ibid. 167.
96 Ibid. 160.
97 Ibid. 176.
98 Notons le mot "or" au centre du nom et l'homonyme "doré" quand on le prononce.
99 Pagnol, Oeuvres Complètes 60.
100 Ibid. 10.
101 Ibid. 18.
102 Ibid. 19.
103 Ibid. 111.
104 Ibid.
105 Ibid. 109, 113.
106 Ibid. 17.
107 Ibid. 42.
108 Ibid.
109 Ibid. 97.
110 Ibid. 123.
111 Ibid. 48.
112 Ibid. 13.
113 Ibid. 42-43.
114 Ibid. 62.
115 Ibid. 61.
116 Ibid. 21.
117 Ibid. 22.
118 Ibid.
119 Ibid. 25.
120 Ibid.
121 Ibid. 101-102.
122 Ibid. 92.
123 Ibid.
124 Ibid. 11.
125 Ibid. 95.
126 Ibid. 73.
127 Ibid.
128 Ibid. 75.
129 Ibid. 13.
130 Ibid. 40.
131 Ibid. 18.
132 Ibid. 20.
133 Ibid. 90.
134 Ibid. 79.
135 Ibid. 57.
136 Ibid.
137 Ibid. 88.
138 Ibid. 179.
139 Ibid. 188.
140 Ibid. 102.
141 Ibid. 124.
142 Ibid. 141.
143 Ibid. 126.
144 Ibid. 139--"le canon muet"
145 Ibid. 140.
146 Ibid.
147 Ibid.
148 Ibid. 146.
149 Ibid. 163.
150 Ibid. 188-199.
151 Ibid. 189.
152 Ibid. 190.
153 Ibid. 191.
154 Ibid. 192.
155 Ibid. 193.
156 Ibid.
157 Ibid. 194.
158 Ibid. 194-195.
159 Ibid. 195.
160 Ibid. 196.
161 Ibid.
162 Ibid. 197.
163 Ibid.
164 Ibid.
165 Ibid.
166 Ibid. Saint Dominique est celui qui écrasa la révolte des Albigeois. Voir ma discussion d'Angèle, chapitre 3.
167 Ibid. 198.
168 Ibid. 199.
169 Ibid. 205.
170 Ibid. 211.
171 Jofroi "se tue" plusieurs fois, mais il est vieux.
172 Pagnol, Oeuvres Complètes 212.
173 Ibid. 213.
174 Ibid. 214.
175 Ibid. 215.
176 Ibid. 217.
177 Ibid. 218.
178 Ibid. 224.
179 Ibid. 229.
180 Ibid. Par exemple, "des coups de bâton," 244; "la bagarre," 245; "des coups de fusil," 244.
181 Ibid. 236.
182 Ibid. 240.
183 Ibid. 247.
184 Ibid.
185 Ibid. 250.
186 Ibid. 251.
187 Ibid. 252.
188 Ibid. 255.
189 Comme dans Les Lettres de mon moulin (1), 1954, vidéocassette, CMF, 1969, "Le Secret de Maître Cornille," film tourné après Manon des Sources en 1952, vidéocassette, CMF, 1991.
190 Pagnol, Oeuvres Complètes 261
191 Ibid. 271.
192 Ibid. 272.
193 Ibid. 273.
194 Ibid. 274.
195 Ibid. 280.
196 Marcel Pagnol, Manon des Sources, 1952, videocassette, CMF, 1991. Dans le texte du film, il s'appelle Maurice Bouvard, 127, 283; dans le roman: Marcel Pagnol, L'Eau des Collines, tome II (Paris: Editions de Fallois, 1988) 289 il s'appelle Bernard.
197 Pagnol, Oeuvres Complètes 288.
198 Ibid.
199 Une note de l'éditeur: "Pour la première fois, un film allait inspirer un roman." Marcel Pagnol, Jean de Florette (Paris: Editions de Fallois, 1988) 313.
200 Castans, Marcel Pagnol 502.
201 Ibid. 504.
202 Voir la Préface de Marcel Pagnol, Manon des Sources dialogue du film, 1984 écrit par René Pagnol.
203 Castans, Marcel Pagnol 453.
204 Selon Castans, Marcel Pagnol, "...en mars 1968, Manon des Sources est projeté à la télévision présenté pour la première fois dans sa version intégrale sous la forme d'un feuilleton découpé en dix-huit épisodes. C'est un triomphe!" 512.
205 Ce nom, Soubeyran, en provençal, veut dire "souverain." Frédéric Mistral, Dictionnaire Provençal-Français, tome ii (Aix-en-Provence: Edisud, 1979) 904.
206 C. E. J. Caldicott, Marcel Pagnol (Boston: Twayne, 1977) 150.
207 Ibid. 148.
208 Marcel Pagnol, Manon des Sources (Paris: Editions de Fallois, 1988) 251.
209 C'est "un lézard vert" selon Mistral 217.
210 Caldicott 117.
211 Pagnol, Manon des Sources 250.
212 Ibid. 251.
213 Ibid. 242.
214 Ibid. 242.
215 Ibid. 287.
216 Ibid. 292.
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