7/24/2019 article_casa_0076-230x_1985_num_21_1_2446
1/27
M. Franois Delpech
Essai d'identification d'un type de conte. Deuxime partie:
Antoine, la princesse muette et l'amour mdecin.In: Mlanges de la Casa de Velzquez. Tome 21, 1985. pp. 255-280.
Citer ce document / Cite this document :
Delpech Franois. Essai d'identification d'un type de conte. Deuxime partie: Antoine, la princesse muette et l'amour mdecin.In: Mlanges de la Casa de Velzquez. Tome 21, 1985. pp. 255-280.
doi : 10.3406/casa.1985.2446
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/casa_0076-230X_1985_num_21_1_2446
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_casa_671http://dx.doi.org/10.3406/casa.1985.2446http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/casa_0076-230X_1985_num_21_1_2446http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/casa_0076-230X_1985_num_21_1_2446http://dx.doi.org/10.3406/casa.1985.2446http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_casa_6717/24/2019 article_casa_0076-230x_1985_num_21_1_2446
2/27
ESSAI D'IDENTIFICATION D'UN TYPE DE CONTE
Par Franois DELPECH
Membre de la Section Scientifique
Deuxime
partie:
ANTOINE,
LA PRINCESSE MUETTE
ET
L'AMOUR
MEDECIN
Dans la premire partie de ce
travail,
je me
suis efforc
de mettre en
relief
les liens
des
contes
espagnols
et
portugais
sur
"la
ahijada
de
San
Pedro" (ou
San Antonio)
avec une
tradition narrative folklorique
interna
tionale
dont
la plus ancienne formulation connue
remonte
la littrature
arthurienne1. Le type de conte ainsi dgag se
caractrise
par la combinaison
de trois thmes qui,
pris sparment,
se trouvent aussi ailleurs, mais ne sont
articuls en
un
ensemble
cohrent
que dans ce groupe de rcits,
qui
semble
avoir
eu
un
enracinement et une diffusion privilgis dans
les
traditions
orales de la pninsule ibrique:
1)
la
fille
dguise
en
homme
qui
surmonte certaines preuves
difficiles;
2)
la
rvlation
de l'infidlit de la reine
par
une crature mystrieuse
(homme
sauvage ou
fille muette); ,
3) la capture ou le
sauvetage de cette
crature par la fille travestie.
1.
Voir
MCV,
t.XX,
1984.
Mlanges de
la
Casa de Velazquez, (MCV) 1985, t.XXI;
p.255-280.'
7/24/2019 article_casa_0076-230x_1985_num_21_1_2446
3/27
256 FRANOIS DELPECH
Ces trois lments sont
indissociables: ils s'organisent de
manire
introduire
la
squence essentielle
de la substitution de la reine
infidle
par
l'hrone,
que
le roi
pouse
;
le ressort
principal du conte
tant
le
rapport
qui
se noue entre la fille dguise
et
la crature mystrieuse,
laquelle
fonctionne
comme auxiliaire et joue un rle dterminant dans la
dsoccultation
finale
(rvlation du sexe
rel
de
l'hrone
et des agissements de
la reine).
Que cette combinaison spcifique de thmes
soit
"originaire" (ou du
moins archaque)
ou
qu'elle soit due une contamination secondaire de
cycles
narratifs
primitivement distincts, que le
conte donc soit
issu plus
ou
moins
directement d'un archtype ancien
ou
qu'il
soit
le rsultat d'un
processus d'agrgation
d'lments
divers,
il
m'est
apparu
que
les
images
mobilises et
les
reprsentations
sur
lesquelles
elles
reposent plongent leurs
racines dans un complexe de scnarios
mythiques
et rituels que l'on
ne peut
reconstituer,
mais
dont
on
peut retrouver
des
traces
dans
diverses cultures,
notamment
orientales
et
probablement pr-indoeuropennes. Il semble
bien,
en
particulier,
qu'il
y
a dans les rites et
les
rcits
qui
s'organisent autour
de la
figure de T'Homme Sauvage (remarquables par
la
rcurrence de certains
squences et de certaines
gestes
relatifs
sa capture et
sa connexion avec
une
forme de travestissement sexuel), les fragments d'un
hritage
prhistori
que
t
transculturel:
le
fait
que
ces
rcits
et
ces "liturgies"
sont
majoritaire
ment
ssocis
des rites de passage et
ce que l'on appelle gnralement le
folklore calendaire, et
empreints
de reprsentations
essentiellement
erotiques
(initiation sexuelle,
fcondit
; mise en scne
de
comportements agonistiques
ou prdateurs), explique
le
rle qu'ils jouent dans les aspects les moins
officiels ou canoniques
de la religion,
ou
simplement,
en Occident,
dans
les
traditions dites "populaires"2. Cet hritage
n'est
certes pas homogne: il
comporte une accumulation de strates historiquement dates3, et chaque
Cf. le rle,
que
l'on commence
peine
mesurer aujourd'hui,
que jouent dans les "cultes
de
village" en
Inde, les mythes et les rituels relatifs aux relations (trs
ambigus,
puisqu'il
y
a, la fois, meurtre sacrificiel
et
union
nuptiale)
entre le
Dmon-buffle
et
la
Desse
(voir M.
Biardeau ouv.
cit.).
C'est
galement autour de
ces deux
entits
mythiques que
s'articulent en
Inde
la plupart des
histoires de
transvestisme
(voir W.D. O'Flaherty.
Women,
Androgynes
and other mythical beasts,
Chicago
1980, p.296 sq.,
et
A.
Hiltebeitel. "Siva, the Goddess and the disguises
of
the
Pandavas
and Draupadi",
History
of Religions 20-1981).
On
pourra ainsi
distinguer,
dans
une
perspective proppienne, les lments
qui,
dans les
reprsentations
de l 'homme sauvage, renvoient
une
mythologie
propre
une socit de
chasseurs (le
"matre
de
la
fort"
et
son
pouvoir
sur les
animaux)
et
ceux
qui,
probablement plus rcents,
reposent
sur
"la
religion agricole" (le sauvage comme esprit
de la
vgtation"
et
indicateur calendaire).
7/24/2019 article_casa_0076-230x_1985_num_21_1_2446
4/27
LA PRINCESSE
MUETTE
ET
L'AMOUR MEDECIN 257
milieu culturel concern
l'a
modul selon son
propre
systme.
Il ne doit en
aucun cas tre reconduit
un quelconque
archtype
mtapsychologique
jungien,
et
on
se
gardera
de
considrer
les
rcits
qui
nous
occupent
comme
des variantes d'un schma mythique
standard du
genre
La Belle
et la Bte"4.
I.
SPECIFICITE DE L'ECOTYPE IBERIQUE
Quels que soient l'origine et le sens
premier du
lien qui
associe
l'homme
sauvage l'quivoque sexuelle,
et par
consquent
au
travesti,
on constate
que
le conte-type qui le met
en
scne le
plus clairement
se subdivise lui
mme
en
deux sous-ensembles
qui
semblent
constituer deux traditions
parallles
mais autonomes.
1) La plupart des
rcits
franais
et
italiens semblent dpendre, de prs
ou
de
loin,
des
versions
littraires mdivales et renaissantes
(histoire
de
Grisandole,
conte de
Straparole) qui,
travers
les
transformations
de
la
matire narrative merlinesque, reconduisent
une interprtation celtise de
la lgende de Salomon et Asmode. Dans
ces
textes, qui ont
manifestement
influenc la
tradition orale,
la crature mystrieuse, qui
rvle le
sexe de
l'hrone
et
l'infidlit
de
la
reine, est
un
homme
sauvage
(un
satyre
ou
un
Nous avons vu,
en
particulier
propos du
type
425K,
que
nos
rcits sont en
relation avec
un
ensemble
de contes portant sur les rapports entre une hrone (travestie ou
non)
et un
partenaire surnaturel (qui peut avoir occasionnellement l'allure
d'une
entit sauvage).
Mais la
nature et
la signification de ce rapport
varient
profondment selon les fonctions
attribues
aux
protagonistes
respectifs.
De
mme,
selon
les
"champs
idologiques"
o
il
sera
mobilis, l'homme sauvage apparaitra
li la
fonction royale (le plus
souvent
en
tant qu'auxiliaire du
souverain
ou du hros,
comme
c'est le cas
dans
le mythe de
Gilgamesh
et
Enkidu,
o la prostitue ne joue qu'un rle de mdiateur, ainsi
que
dans la
srie des rcits sur
Asmode, Marcolphe,
Bertoldo
et
Merlin, qui mettent leurs
pouvoirs
magiques ou
leur
sagesse spcifique au service des
rois
auxquels
ils sont
associs) ou,
d'une
manire
plus
gnrale, la
classe
des
"jeunes" (dans
ces
cas
c'est
surtout
sa
fonction
initiatique
et
sexuelle
qui
sera mise
en
relief).
Des rcits comme l'histoire de
Grisandole
et
celle de la ahijada sont prcisment situs
l'intersection
de ces deux
types
de
traditions, dont
la premire est
surtout
narrative, la seconde
surtout
rituelle ou
ludique : l'hrone
travestie
y est la fois reine en puissance
et reprsentante
de Yethos
du
groupe des
jeunes filles-candidates
au mariage. (Cf. le motif caractristique
de
la
qute de
l'anneau
nuptial
perdu
par
la
reine,
premire
des
preuves
auxquelles
est
soumise
"Pedro" dans les contes
ibriques).
7/24/2019 article_casa_0076-230x_1985_num_21_1_2446
5/27
258 FRANOIS
DELPECH
avatar de
Merlin
trs proche de l'enchanteur silvestre de la Vita Merlin),
et
l'accent est mis
sur
son pouvoir de prophtie et de
divination5.
2)
Par
contre
les
contes
espagnols et portugais semblent beaucoup moins
chargs
de
rfrences
littraires
et
ne se rattachent
aucun
cycle constitu.
Le scnario
du
rcit, stable
et
strotyp,
est
rest propre
la tradition
orale6, et reflte vraisemblablement avec plus de fidlit que les
versions
"celtiques" et
italiennes,
qui ont intgr des
lments
allognes,
la
forme
ancienne
du
conte-type
sur
lequel
repose l'ensemble
de la tradition. Dans
les
versions ibriques le
rle
de l'homme
sauvage est
tenu,
nous l'avons vu,
par
une fille muette ; la
reine n'a
pas d'amants travestis (mais prend Pedro ou
"Antonio"
pour
un
homme
et
essaie
de
"le" sduire);
l'hrone doit
surmonter aussi
d'autres preuves
en particulier celle qui
consiste
rcuprer un anneau
perdu^
et
ne triomphe
que grce
l'aide de son
"parrain"
surnaturel, Saint Pierre
ou Saint Antoine ;
enfin, dans certaines
cas, elle se prsente
la cour sous les apparences d'un mdecin et commence,
la
srie
de ses exploits en gurissant le roi malade.
On pourrait tre tent de
ne voir
dans
ces
traits qu'un cho dform de
l'histoire
arthurienne
ou des
contes
italiens, ou encore
le
produit
de
quelque
contamination. Ils sont bien
plutt
la marque de l'inscription du scnario
dans
un
rseau
de
thmes
et
de
reprsentations
qui
ont
connu
un
dveloppe-
Il
est
certain
que
plusieurs topiques mi-folkloriques mi-littraires
ont
t
prsents
l'esprit des auteurs qui
ont
rlabor
la lgende
salomonienne (le philosophe vaincu
par
la courtisane, le prophte "enserr"
par
la
fe,
etc..) mais
aucun
ne suffit
rendre
compte
de
l'ensemble
du
scnario,
manifestement
fond
sur un type
de
conte populaire
prexistant. L'utilisation de ce conte,
la
mobilisation de plusieurs
motifs
narratifs
d'origine orientale
et
la ractivation
du vieux
scheme mythique
qui les sous-tend (la
capture
du sauvage par le
travesti)
sont trs probablement
mettre
en relation avec le
dveloppement,
aux
12e
et
13e sicles,
d'une
mythologie littraire erotique para-
courtoise- exaltation, par inversion de certains motifs
primitivement
mysogines,
du
pouvoir de la Femme-
qui
va
prendre
de plus en
plus,
aux 14e
et
15e sicles,
une
allure
"naturaliste",
voire anti-courtoise, et
rejoindre certains
thmes de la
culture folklorique.
Les transformations subies par
l'image
de l'Homme
Sauvage
sont prcisment lies
cette volution (cf. R. Bernheimer. ouv. cit., chap. 5).
Malgr l'influence
qu'il
a
pu
avoir, au seizime sicle,
sur
des rcits
comme
celui de
Timoneda
(cf. la note 5 de la premire partie de ce
travail)
qui suffit
attester
l'implantation hispanique ancienne
du
thme
de
la
"ahijada.
Voir
galement
notre
tude
sur
la Doncella Guerrera,
note 80).
7/24/2019 article_casa_0076-230x_1985_num_21_1_2446
6/27
LA PRINCESSE MUETTE ET L'AMOUR
MEDECIN
259
ment
particulier
et
privilgi dans
les
cultures
orales de tradition ibrique
post-mdivales7.
1)
La
fille muette joue bien un rle
analogue
celui
du sauvage
dans
les
autres rcits, mais ce rle y est beaucoup moins mis en valeur:
elle
est,
comme Merlin et les satyres,
dote de double-vue, mais
elle
n'a rien de
proprement surnaturel et n'a pas de
rapport
particulier avec le monde de la
nature
sauvage
(si
ce
n'est qu'elle
est
"enchante"
ou
prisonnire des maures
ou de voleurs)8.
Qui
plus
est,
elle est soeur
ou
fille
du souverain et
se verra,
la fin,
runie
la
famille
royale. Tout se
passe
donc
sur
un plan
purement
humain,
l'enjeu principal du rcit tant la rintgration et la
purification
d'un
lignage disjoint
(rcupration
du membre perdu
et
remplacement,
en
la
personne de
la reine
infidle, de l'lment corrompu)
plus
que
la
mdiation
entre
nature et culture,
entre
fort et
univers
aulique.
2)
Par
contre
la
fonction
donatrice et l'antenne surnaturelle sont assumes
par le personnage du saint patron, parrain on ne
peut
plus rassurant et
orthodoxe9, qui joue un
rle analogue
celui des diffrents
personnages
C'est dans
l'aire
hispano-lusitanienne (avec des
ramifications
en Amrique) que
notre
conte-type
a
connu,
et
de
loin,
la
plus importante
diffusion
(voir
la bibliographie
d'A.M.
Espinosa,
ouv. cit.).
Ce
n'est sans doute
pas par
hasard :
on
a rappel ailleurs
l'accueil
particulier
fait en Espagne
surtout
au
Sicle
d'Or au motif de la
"disfrazada
de
varn",
aux images
de femmes
viriles,
et plus spcialement, dans
la
tradition orale
romancistica, a la Doncella Guerrera. La mme
problmatique
d'un "fminisme"
tempr
par la primaut
absolue
des modles
masculins et
des
valeurs hroques et
fodales transparat dans les ftes
et jeux
de la Sainte Agathe, qui ont connu en
Espagne
la vigueur que l'on
sait, et
dans les
traditions
"matriarcales" qui se sont maintenues dans
le Nord et le Nord-Ouest de
la pninsule
jusqu' une date trs rcente (cf. J. Caro Baroja.
Los pueblos
del
None.
3e d.
San Sebastian 1977, p. 13
sq.,
et C. Lisn
Tolosana.
Antropologia Cultural de Galicia, 4e d. Madrid, 1979, p.243 sq.).
Le fait qu'il s'agit
d'une fille et qu'elle
est, par consquent,
du
mme sexe que l'hrone,
te
toute
ambigut
au
rapport
entre les
deux
protagonistes,
et
prvient
toute
possibilit
de surimpression avec un conte-type du genre 425K
(o la
crature sauvage
est
le
partenaire
sexuel de
la
fille
travestie).
On se
souvient que,
dans l'histoire de Grisandole, c'est
Merlin
lui-mme qui, se
ddoublant
et
prenant
l'apparence
d'un cerf, donnait l'hrone les instructions
ncessaires
sa propre capture. Il n'est
pas
difficile de voir
que
le "parrain"
est
en fait le
substitut surnaturel
d'un
pre
humain dfaillant
(cf. le
dbut
de
la
version prsente
par
Espinosa "Eran dos ancianos
que
no habian
tenido
familia.
Y siempre
rogaban
a
San
Pedro
que les diera
una hija,
y al fin ya de viejos les di Dios una
hija..."). Dans
d'autres
versions,
au
contraire,
les
parents
de l'hrone sont pauvres
et
chargs d'enfants:
dsesprant de
trouver
un parrain pour
leur
nouvelle-ne
ils
la mettent
sous
la protection
d'un
inconnu, parfois un saint
dguis
en mendiant, qui la baptise
et
dans certaines
versions
la
prend
sa
charge.
On
reconnat
ici
la
squence
de
la
"qute
d'un parrain",
que
l'on trouve galement dans d'autres contes: cf. J. Leite de Vasconcellos, ouv.
cit., t.I,
n 194. "O afilhado de Santo Antonio".
7/24/2019 article_casa_0076-230x_1985_num_21_1_2446
7/27
260
FRANOIS DELPECH
vieille
femme,
cheval
merveilleux, compagnon surdou qui, dans les
contes
du cycle
narratif
que nous avons
examin
propos de la "doncella
guerrera", aident l'hrone travestie
surmonter
les
diverses
preuves
auxquelles
elle
est
soumise. Variante christianise
du magicien
silvestre
auquel l'enfant
est vendu par
anticipation
sa naissance,
et
qui n'est autre
que son futur
patron
initiaque10, le saint,
reprsentant
de la seule face
positive et rvrencieuse du sacr, est dpouill de toute ambivalence et
contribue
faire des
rcits
ibriques les versions les
plus apprivoises
et
innocentes de l'ensemble mythologique essentiellement paen que nous
dcryptons en
filigrane11.
3)
Enfin
la
reine
infidle
ne
cache pas d'amant
dguis parmi
ses
suivantes, comme le veut la
tradition
orientale reprise par plusieurs
versions
europennes du
conte,
mais
elle
s'prend de l'hrone travestie, lui fait des
propositions, puis, repousse, la calomnie
ou
prtend
qu'elle
s'est vante
,
d'accomplir tel et
tel exploit.
Espinosa
a
insist,
nous
l'avons
vu, sur
le lien
de cet pisode avec le thme de Joseph et de la
femme
de Putiphar (qui est
aussi
le thme
de
Phdre). Il
est cependant plus probable
que la
squence
en
question n'a t rattache
que secondairement
au conte, tant donn qu'elle
n'apparat pas
dans
la plus
ancienne des versions
connues
(Grisandole) ni
dans
les
rcits
orientaux
avec lesquels
on
a pu
la
comparer12.
10. Cf. V. Propp. ouv. cit., p. 120-124 (La promesa de venta). Le mendiant
qui
est
confi le
soin de baptiser l'enfant n'est pas seulement un thme narratif: les inconnus rencontrs
sur
le chemin de l'glise le jour
du
baptme peuvent avoir une influence
sur
le caractre
de l'enfant il faut donc
se
les
rendre propices
par un don (cf. le
pan
del llanto :
voir
E.
Casas Gaspar. Costumbres espanolas de nacimiento, noviazgo, casamiento y muerte,
Madrid 1947).
11.
Le
rapport de l'hrone avec ce trs catholique parrain est aussi dnu d'ambigut que
celui qu'elle
entretient
avec la
crature
muette
:
il
est
cependant probable
que
le
conte a
t adapt
et
transform
et qu'il
a connu
une forme
plus ou moins proche
du
type
425K
(dans lequel le personnage surnaturel,
auquel l'hrone est confie par
son pre,
est
une
sorte de dmon forestier qui devient son poux). Dans le
conte
brsilien assez
contamin recueilli
par
S, Romero (Contos populares do
Brazil.
Lisboa 1885. n VI,
p. 17. "O Sargento Verde"), l'hrone
chappe
au diable, qu'elle a malencontreusement
pous, grce l'intervention d'un cheval
merveilleux
(quoique
laid et
maigre)
qui
se
transforme ensuite en prince charmant,
aprs
l'avoir aide surmonter les
preuves
difficiles,
et
qui finit
par
pouser la princesse muette dsenchante...
12. Cf. L.A. Paton, ouv. cit. Les rcits
orientaux
mentionns ne comportent pas le thme de
la
fille
travestie
(mais
seulement celui des "fausses suivantes"). La reine sductrice-
calomniatrice n'apparat
dans
notre type qu'en
relation avec ce
thme et
par assimilation
avec
le
cycle
gnral
des
rcits
qui
s'tendent
sur les
situations
embarrassantes,
quivoques
ou scabreuses, dans lesquelles se trouve parfois
l'hrone
du fait de son
dguisement
et
des
sollicitations
erotiques auxquelles
elle-
n'est pas en mesure de
rpondre (cLJe
type
425
K et
le conte El
Oricuerno).
S3
7/24/2019 article_casa_0076-230x_1985_num_21_1_2446
8/27
LA PRINCESSE MUETTE ET L'AMOUR MEDECIN 261
4) Dans ces
rcits
apparat
par
contre le
motif
du
rire
nigmatique des
poissons
(rvlateur,
une
fois
"traduit",
de l'infidlit de
la
reine,
et
parallle
aux onomatopes mystrieuses de
la
fille muette)13. Ce
qui
conseille de
considrer
comme
primitifs
deux
traits qui
apparaissent
dans
plusieurs
versions
ibriques:
le fait que la princesse
muette est, dans certains cas,
"enchante" quelque part au fond de
la mer,
et l'utilisation du
motif
de
"l'anneau
de
Polycrate" dans
les
preuves
prliminaires
imposes l'hrone
travestie. Ce motif apparat dans d'autres
contes,
en
particulier
celui de
la
"fille du
diable",
mais ce n'est qu'ici qu'il conserve l'une
de
ses
significations
les plus primitives, celle qui
en
fait une "ordalie de
l'adultre",
puisqu'il est
directement li aux menes adultrines et calomniatrices de la reine14.
Il
est
trs probable que
ce motif a
t
introduit dans
le conte en mme temps
que
le
personnage
de Saint
Antoine. Antoine
de
Padoue est
en effet le "patron des
objets
perdus"
et un pisode
tout
fait
analogue
celui de
l'anneau
de
Polycrate figure dans sa
lgende
(un espagnol qui a
perdu
dans
la
mer
un
anneau fait dire une messe en l'honneur du saint.
Il
le retrouve peu aprs
dans
le ventre
d'un poisson attrap
par
des
pcheurs15).
Cette observation
13. Voir A. H.
Krappe.
"Le
rire du
Prophte",
Mlanges
F.
Kiaeber (Minneapolis
1929)
qui
complte
utilement
et
prcise
le
panorama
de
rcits
orientaux
bauch
par
L.A.
Paton.
14. Au
mme
titre
que la
disparition de
la princesse, la
perte de l'anneau
("o
anel
do
nosso
casamento" selon une version portugaise) reprsente manifestement le disfonctionne
mentui affecte le couple
royal.
Sa
rcupration
qualifie
l'hrone
pour remplacer sa
rivale auprs du souverain. Les
poissons
jouent encore l,
bien
sr, un
rle
dterminant.
Sur les rapports entre le motif de "l'anneau de
Polycrate" et
des
"ordalies
de l'adultre",
voir P. Saintyves Essais de
folklore biblique. Paris
1922,
chap.
VII1 "L'anneau de
Polycrate et le statre dans
la
bouche du poisson",
par.
1, "l'ordalie de
l'adultre". Noter
cependant que
l'auteur
rapproche
notre
conte
de
celui
de
"la Belle
aux
cheveux
d'or"
dans lequel la recherche de
l'anneau
reprsente, selon lui, une
"ordalie
de l'habilet
et
du
mrite": p.381 sq.
Ce
conte, tudi
par E. Cosquin
(Contes populaires de
Lorraine. Paris
1886, n 73,
t.2, p.290 sq.) recoupe
partiellement les
contes-types
516B et 531. Il
est en
effet
symtrique
et
inverse
par
rapport
celui
qui nous occupe
:
il
y
a
bien
substitution
royale, mais c'est le
roi
qui est limin,
et
remplac
par le hros ; la qute de
l'anneau
perdu en mer est
impose non par
une reine adultre mais par la Belle
aux
cheveux d'or
que le hros a enleve
et
amene la cour
du roi et
qu'il finira par pouser. L'pisode
n'est
pas li la disqualification
d'une reine en
place,
mais
rend
possible le
mariage
des
deux jeunes gens. La fonction "mdicale" est remplie par la
belle, qui ressuscite
le hros
qui
a
t
tu,
et
non
par
ce dernier.
Pour
les versions
espagnoles
voir A.M. Espinosa,
ouv. cit., n 140 (El principe espanot), t.III, p.26 sq.
15. San
Pedro et
d'autres personnages concurrencent San
Antonio
pour l'emploi de parrain
de
l'hrone
dans plusieurs versions du conte. Il
est
cependant
probable
que
la forme
primitive
ibrique
du
conte
ne faisait intervenir
que
Saint Antoine
tant
donn
que
la
plupart des
versions
comportent l'pisode de
l'anneau (y
compris celles o
c'est
de Saint
Pierre
qu'il
s'agit).
Sur
les
miracles
de
Saint
Antoine
o apparat
cet
pisode,
voir
P.
Saintyves, op. cit., p.387 sq.
et
Ada Sanctorum 13
Juin.
Analecta
de
S.
Antonio
Patavino, p.242 sq.
"Rerum
amissarum patrocinium S.
Antonio utiliter commendatum"
qui
cite
plusieurs anecdotes du mme type.
7/24/2019 article_casa_0076-230x_1985_num_21_1_2446
9/27
262 FRANOIS DELPECH
nous
amne
nous demander
dans quelle mesure la
forme
ibrique de notre
conte a
t
influence par
la
lgende
de Saint Antoine et
formuler quelques
hypothses sur
sa
gense.
Il
faut
d'abord
remarquer
que
le
saint
de
Padoue
est d'abord
un
saint portugais et
qu'
partir
du XVIe s. il
est devenu
le
saint
national du Portugal.
Il n'y
a donc rien d'tonnant ce qu'il figure dans
la
plupart
des versions lusitaniennes du
conte, qui,
rappelons le,
sont
les
plus
nombreuses. Il
a
bien
fallu cependant que quelque trait de sa lgende rende
possible son
intrusion
dans un conte
dont
l'origine et la
signification n'ont
rien de
particulirement religieux
et
dont
les versions non
ibriques ne
font
intervenir
aucun
lment hagiographique.
Nous avons vu que
dans le cycle
des
rcits
orientaux o s'enracine le thme
essentiel
dans notre
conte
des
rires
ou
des
interjection
de
la
crature
sauvage
dont l'interprtation
aboutira
la rvlation des infidlits de la reine16, ce sont souvent des poissons qui
mettent
le
rire en question.
Le
mrite
essentiel
du
hros,
ou de
l'hrone, qui
dsabuse le roi
est
donc
d'avoir
su
comprendre et interprter
la
langue
des
poissons. Or ce talent spcifique est prcisment celui
dont
fait preuve
Antoine de Padoue dans l'un de ses plus clbres
miracles, celui
de la
"Prdication aux poissons" (inspire de
la
prdication
de
Saint
Franois
aux
oiseaux)17.
Nous avons vu galement
que,
dans les
versions
mdivales (Grisan-
dole),
italiennes
et
franaises, l'hrone russissait
c'est
la
dernire
de
ses
preuves faire parler l'homme sauvage; un pisode
analogue
apparat
dans les versions ibriques, o la ahijada finit
par
obtenir que la princesse
muette sorte de
son
mutisme pour rvler
son
sexe et
son
innocence
en
accusant la reine.
L encore
un
pisode
de la
lgende d'Antoine a d
favoriser le glissement vers le
conte
folklorique du thme hagiographique de
l'enfant
en bas ge ou de la crature muette qui prend la parole pour
disculper
une
personne injustement calomnie.
Il s'agit
de l'un des
plus
16. Voir L.A.
Paton, ouv.
cit.
et
A.H. Krappe. ("Le
rire du prophte...").
17. Ce miracle est d'ailleurs cohrent avec
l'pisode de l'anneau, qui
implique
galement une
connivence secrte entre
Antoine et
les poissons. Noter que l'image
du saint
prchant
sur
la plage
et
de la foule des poissons qui viennent l'couter
est
voisine de celle qu'voquent
plusieurs versions
portugaises
du
conte
de la Ahijada: "Antonio",
sur
les conseils de son
saint
homonyme,
va
sur
la plage
et
jette
du
pain dans l'eau.
Les
poissons accourent
;
l'un
d'eux porte l'anneau recherch.
7/24/2019 article_casa_0076-230x_1985_num_21_1_2446
10/27
LA
PRINCESSE
MUETTE ET L'AMOUR MEDECIN 263
clbres miracles du saint,
celui
du "tmoignage de
l'enfant
nouveau-n"
qui
dsigne
son
pre
et
justifie
sa
mre
accuse
d'adultre18.
On
peut
enfin se
demander
si
le
remplacement, dans les versions
ibriques
du
conte, de l'homme
sauvage par une princesse recluse ou
prisonnire (des maures, des voleurs) n'est pas partiellement d
une
lgende relative
un
miracle posthume de Saint Antoine,
celle
de Batrice de
Silva,
dame
de
compagnie
de
l'pouse
portugaise de
Jean II
de Castille, qui
avait eu le malheur de trop plaire au roi,
suscitant
ainsi la colre de la
"zelotypa
regina", qui la fit enfermer
"angusto loculo dans
la
forteresse de
Tordesillas, dont elle
put
finalement s'chapper grce
l'intervention
miraculeuse du
saint19.
Il
n'y a rien d'tonnant
ce
que
la
lgende hagiographique et
le
conte
populaire
se
soient contamins : on sait en effet que Saint Antoine de Padoue
est
traditionnellement,
en Espagne et au Portugal,
le patron
des filles qui
cherchent
se
marier et que
plusieurs
rites fort profanes
le
mobilisent des
fins nuptiales20.
Le
saint apparat lui
mme
engag dans une action
dlibrment erotique
dans
certaines lgendes locales, comme c'est le cas
El
Alpedret del
Enebral, o l'on raconte une histoire
sur
la
fuite
de
Santa
Quiteria,
et sa
poursuite par
Saint
Antoine, sans
faire de mystre sur les
18. Sur ces miracles
et
leurs reprsentations
iconographiques, voir
L. Rau. Iconographie de
l'art
chrtien.
Paris 1955-1959,
t.III,
1,
p.l 15-122.
On a remarqu que la
princesse
muette
des
contes
hispano-portugais joue exactement le mme
rle
que Merlin dans
l'histoire
de
Grisandole : il apparat donc d'autant plus
curieux
de retrouver le thme du tmoignage
de l'enfant nouveau-n dans l'un des pisodes les plus connus de
la lgende
relative
l'enfance de
Merlin
(dans
la
version de Robert de Boron), celui au
cours
duquel le
futur
prophte,
qui
n'a
encore qu'un
an,
prend la
parole et
justifie sa mre
accuse
d'adultre.
Presque
immdiatement conscutif est l'pisode de la tour de Vortigern (chez Nennius
et
Geoffroy
de
Monmouth),
dont
A.
H. Krappe a
montr
la
relation
avec
une
srie de
rcits
orientaux ndiens
et hbraques
o les rvlations prophtiques de l'enfant
merveil
leux
ont
directement
lies
sa connaissance
du
langage des
animaux poissons
ou
serpents
avec lesquels
il
a des
affinits
secrtes,
et portent
en particulier
sur
les
infidlits
de la reine ("La
naissance
de Merlin", Romania 59-1933, p. 12
sq.). Se
rappeler,
ce sujet, que, dans le pome anglais Art
hour and
Merlin, l'pisode de
Vortigern
est
ml
celui de
l'hrone
travestie
(qui est
une forme simplifie de l'histoire
de Grisandole).
19. Voir Acta Sanctorum ouv. cit.,
p.244 (n
30). La rclusion de la
jeune
fille
est
compare
au sjour
de
Jonas dans le ventre
de
la baleine.
Le
rcit
de semblables
miracles a
bien pu
veiller, dans un auditoire populaire, des
associations
imaginaires
avec
des scnarios
"initiatiques" semblables celui
autour duquel s'articule notre
conte-type.
20.
Voir
par
exemple
A.
Limon
Delgado.
Costumbres
populares
andaluzas
de
nacimiento.
matrimonio y muerte,
Sevilla
1981, p.99-104. (Creencias y supersticiones
respect
o a los
medios de
encontrar novio).
7/24/2019 article_casa_0076-230x_1985_num_21_1_2446
11/27
264
FRANOIS DELPECH
intentions
sexuelles du saint21.
Il
est enfin remarquer que
mme
dans des
contes
o
l'hrone travestie
n'est
nullement filleule de Saint Antoine,
ce
dernier
joue
nanmoins
un
rle,
ne fut-ce
que
par
la
mention
d'un
pisode
se
droulant le jour de sa fte22.
Il
est
donc
fort probable que
le conte de la ahijada
a acquis
certaines
des caractristiques
qui distinguent
ses versions
ibriques au
contact
de la
lgende
de Saint
Antoine
et que
ce
contact s'est
opr
au Portugal l'absence
du thme de
l'homme
sauvage
ssentiel
dans les autres versions europen
nes
et l'occurrence du thme piscicole (absent de
ces
dernires, mais
important
dans les
contes
orientaux de
la mme
famille)
montre
que
la
tradition ibrique
est indpendante
des
autres versions
europennes23,
et
qu'elle
a d se
dvelopper
partir
d'une
rinterprtation
de
schmas
narratifs venus d'Orient,
fondus
avec les lments d'une
mythologie
autoch-
21.
Voir
P. Jimeno Salvatierra, "Santa Quiteria,
el umbral
de Mayo y
la
emancipation" in
Tiempo de Fiesta, ensayos antropolgkos sobre las
fiestas
en Espana. (H.
M.
Velasco d.
Madrid 1982, p.207 sq.). Remarquer que cette lgende est indirectement actualise dans
une fte
prside par les
femmes. L'auteur
ne prcise pas
si l'Antoine de
la lgende est
le
saint de
Padoue
ou
l'abb
gyptien...
(l'association
d'Antoine avec
Quiteria,
sainte
d'origine portugaise, laisse penser qu'il s'agit du premier,
d'autant
plus que les habitants
d'El Alpedret s'attribuent volontiers
une origine lusitanienne...).
En Catalogne,
Antoine
est le
"sant
del
mal
d'amor" (voir J.
Amades
Costumari..., t.3, p.872;
Amades
note
galement
que,
comme Saint
Biaise,
Antoine rend
la parole
aux muets ou aux agonisants
qui n'ont plus la force de s'exprimer, ibid.,
p.885).
Voir
enfin
quelques exemples
asturiens de
"la
oracin de San Antonio"
dans
C. Cabal La mitologia
asturiana.
rd.
Oviedo 1983,
p.571
sq.
22.
C'est ce qui se
passe
dans le conte brsilien de "Maria Gomes" (in Camara Cascudo.
Contes traditionnels du Brsil
trad.
fr. Paris 1978, p.66) qui contamine le type
425K et
le
thme
de la doncella
guerrera
: c'est au cours des cavalcades que le roi organise pour la
fte de Saint Antoine (13 juin)
que
le
partenaire surnaturel
de
l'hrone
qui tait
jusqu'alors
enchant sous la
forme
d'un
cheval,
prend
forme
humaine
et
vient
l'enlever
aprs
avoir triomph
dans tous
les
jeux
questres. Dans un autre
conte
brsilien
S.
Romero
op. cit. "O
Sargento verde" qui
mlange
le thme de
"la
fille
qui
a
pous le
diable"
et
celui de
"la
ahijada", la premire
preuve que doit
surmonter le
"sergent"
(en
fait l'hrone
travestie),
est
une acrobatie questre qu'elle russit
grce
l'aide de son
cheval merveilleux
(qui
est un "Undo moo" enchant).
Aujourd'hui
encore la
fte
de
Saint Antoine
est
clbre en
Espagne
par des cavalcades...
23. Tout en
leur tant
parallle pour la structure gnrale
du rcit:
je pense que leurs
ressemblances
s'expliquent
par un
hritage
commun (celui des
traditions
orientales) plus
que par
des influences rciproques. Les
rcits
mdivaux et leurs pigones seraient plus
tributaires
de
la
version salomonienne (thme du dmon ou du satyre
que
l'on retrouve
dans le personnage de Merlin) dans
laquelle ont
conflu ces
traditions,
que les rcits
hispano-portugais qui
les ont rinterprtes
plus librement
en
fonction
de leurs
propres
contextes culturels.
7/24/2019 article_casa_0076-230x_1985_num_21_1_2446
12/27
LA PRINCESSE MUETTE ET L'AMOUR
MEDECIN
265
tone
elle
mme
compose
de
topiques
hagiographiques
et
nourrie de
lgendes
locales24.
Ces
regroupements
et
recoupements
ne
se
sont
cependant
pas
faits
au
hasard
ni par
la seule
force
de
l'association
d'images :
constamment
sous-
tendus par
l'ensemble
de valeurs
et
de
reprsentations que
j'ai essay de
dgager dans la premire
partie
de
ce
travail, ils n'ont
pu s'oprer
qu'en
respectant la
cohrence
de ce systme, qui est d'abord celle d'une mythologie
du
transvestisme
fminin et de
son
rle dans
la
mdiation entre monde
humain (culture), monde
sauvage
(nature) et monde
surnaturel.
Les versions
ibriques
ignorent, nous l'avons vu,
le
personnage du sauvage
(remplac
par
la princesse muette) : elles christianisent, mme si
ce n'est que superficielle
ment
ette
histoire
essentiellement
paenne
en
donnant
un rle privilgi
un "parrain"
surnaturel.
Elles
ne
sauraient donc
se rattacher directement
la
mythologie
rotico-initiatique que nous avons pu voquer
propos
des
autres versions
europennes du type, et trouvent des chos dans les
cycles
de
Mai
et de la Saint Jean
plus
que dans celui de la Chandeleur Sainte
Agathe25. Je voudrais
cependant
essayer de montrer
que, malgr ces
diffrences, nos versions reconduisent
un mme substrat
de valeurs et de
reprsentations que
celui
que j'ai examin
dans
la
premire
partie.
Cela
en
me fondant prcisment
sur les
deux lments
qui-
apparaissent comme
les
plus spcifiques
des textes
ibriques
le motif
de
la
princesse
muette
et
celui
de la fille dguise en mdecin.
24. Le moule dans lequel ont t fondus ces lments divers
tant
vraisemblablement une
forme du type 425K, largement rpandu dans le bassin mditerranen
(versions
italiennes,
grecques,
arabes,
etc.), dont nous
avons vu qu'il
est rattach au cycle trs
vaste
et
archaque de rcits, d'origine mythique,
sur
le thme "Psych
et
Cupidon" (voir
J.O. Swann, ouv. cit.),
et
qu'il
articule, quoique diffremment, les mmes lments
que
le
type
qui nous occupe,
savoir
la
fille
travestie,
la
crature
mystrieuse
qui
rvle
le
sexe
de celle-ci,
et
les infidlits de la reine. Remarquer qu'il existe une version espagnole de
ce type, El
len
y
Angelina
(A. Llano Roza
de Ampudia. Cuentos
asturianos, Oviedo
1975, p.29 sq.), dans
laquelle
l'hrone
dguise doit, comme
dans le
type Ahijada,
vaincre, puis faire parler, une
crature
sauvage qui
a mis
un rire mystrieux.
Comme
dans plusieurs
contes orientaux
cits
par
A.
H.
Krappe dans les
tudes
cites plus haut,
cette crature est un serpent
et
explique pourquoi elle a ri au spectacle de l'enterrement
d'un
enfant
(?...los que
no tenian parentesco con
liban
llorando.
Y el cura, que lo tnia,
iba
cantando"), pisode exactement identique
l'un de
ceux
qui apparaissent dans
les
cycles
d'Asmode
et
de
Merlin...
25. Il
conviendrait d'tudier
systmatiquement
ce que
nous
ne
pouvons
faire
ici
les rites
et
croyances tournant
autour
de Saint Antoine de Padoue
et
de sa fte (13 Juin), qui
semblent intermdiaires
entre
ceux
du
dbut
Mai
et
ceux du
solstice
(Saint
Jean).
Le
thme questre,
le
symbolisme du
vert (cf. "O Sargento Verde"), les images
relatives aux
poissons et/ ou aux
serpents
qui apparaissent
dans
nos textes
seraient
sans doute
mettre
en relation avec ces
"liturgies
populaires"...
7/24/2019 article_casa_0076-230x_1985_num_21_1_2446
13/27
266 FRANOIS DELPECH
IL
LA
PRINCESSE MUETTE
Nous
avons
vu
qu'en
faisant
intervenir
une
fille
muette,
prisonnire
ou
recluse au fond de la mer, plutt
qu'un
sauvage, au moment cl de l'histoire,
les
contes ibriques dsexualisent
quelque
peu le scnario
et
marquent
une
plus
grande
dpendance
par rapport aux
traditions
orientales (o la crature
d'o
surgira la
rvlation est
un poisson
ou
un
enfant dot de pouvoirs
miraculeux26)
que les autres
rcits
europens
du
mme
type27.
Du
coup,
ce
qui est
rais
en scne est
plutt
une
libration ou un dsenchantement qu'une
capture.
Cependant, d'un point
de
vue structurel,
les
scnarios sont identi
ques la princesse muette est
ranger
dans la catgorie,
bien
connue des
folkloristes,
des personnages
fminins
soumis
a
un
geis
li
leur
condition
semi-frique
et
un
stage initiatique
pralable
leur (r)intgration dans la
communaut28. Plusieurs
types
de contes sont
centrs
sur la "dumb princess"
et
voquent
les conditions
spciales, toutes ritualises, dans
lesquelles
elle
retrouve la parole (ou le rire)29.
26. Sur
le
thme
oriental
de l'enfant
muet
qui
se
met
parler
(ou
rire
mystrieusement) au
moment o il va
tre
sacrifi
et
dont les rvlations s'avrent
vitales
pour le roi,
voir
A. H.
Krappe.
"The
foundation
sacrifice
and
the
child's
last
words"
in
Balor
with
the
evil
eye.
(Columbia Univ.
1927).
27. II arrive cependant que, dans ces autres rcits, la crature sauvage soit de sexe
fminin
(voir Le Murlu,
conte breton
recueilli
par Luzel,
ouv.
cit.
:
la fin le
sauvage apparat
sous sa vraie forme,
qui
est celle d'une "belle
reine" ;
dans Basile I
V-6
l'auxiliaire
sauvage
qui"
sauve in
extremis l'hrone
travestie
est
une "orca") et que,
paralllement, dans
telle
version portugaise,
l'hrone
ait
affaire
la fois un lion (qui, comme l'ours de la
Chandeleur a
des comportements inverss puisqu'il dort les yeux
ouverts et veille
les
yeux ferms ) et une
"filha
muda"
(S. Leite
de Vasconcellos, ouv. cit.
n
215
"A
rapariga veslida de homen"). La
tradition
post-salomonienne
o
le sauvage
est
un
dmon mle du genre
d'Asmode
n'a
donc
pas entirement recouvert l'pisode et
a
laiss
subsister
des traces de versions concurrentes.
28.
Il
s'agit bien
sr d'une fausse
mutit
puisque,
aux
moments voulus,
la
princesse
mettra
les interjections
prophtiques puis
donnera les
explications
attendues.
Sur
l'interdiction
de parler et de rire dans les rituels et fictions initiatiques, voir
V.
Propp
Edipo a la
luz
del
folklore,
trad.
esp. Madrid 1982, p.57 sq.
Sur
les tabous
et
conditions de la rclusion
initiatique prmatrimoniale,
voir Id.
Raices..., p.45-60
(Los
ninos en la crcel).
29.
Motif
H 343 (Suitor-test : Bringing dumb
princess to
speak)
cf. Boggs op.
cit. n
*860
et
Aa-Th. 945
(Luck
and intelligence).
Paralllement, sur
le
thme,
du rire bloqu puis
libr,
voir
motif H 341 (Suitor-test
:
making
princess
laugh) et
types 559
(Dungbeetle) et
571-574
(Making
the princess laugh). Dans la plupart de ces
cas
le
rire
est li au mariage,
et
la
fin
d'un stage
initiatique: voir
tude
gnrale et
bibliographie dans V.
Propp
Edipo..., p.47-86 (La risa
ritual en el
folklore).
Voir
galement les diverses
tudes
de
A.
H.
Krappe dj
cites
sur les rires prophtiques et rvlateurs (cf.
motifs
N 456
Enigmatical laugh reveals
secret
knowledge,
D
1318-2-1.
Laughing
fish reveals unjust
judgement), et
les
types
670
et
671
sur
le
thme
du hros qui comprend le langage des
animaux et
rit de ce qui lui est ainsi rvl...
7/24/2019 article_casa_0076-230x_1985_num_21_1_2446
14/27
LA PRINCESSE MUETTE ET L'AMOUR
MEDECIN
267
Dans
les mythes et les
contes, le silence que,
dans
les rites, doivent
observer,
pendant
la
priode de
marge
du
rite de passage, les
candidats
l'initiation
et
au
mariage,
est
transpos
dans l'image
de Yencantamiento
provisoire auquel ils sont soumis. Enchantement qui prend
aussi,
trs
souvent,
l'allure d'une adoption provisoire
mais force
d'une forme animale
ou sauvage (cf.
tous
les hommes sauvages
qui
sont en
fait
des
princes
charmants "enchants"
vous
reprendre une forme "civilise"
la
fin).-
Ainsi
trouve-t-on
un
symtrique
fminin du sauvage dans la
"swan
maiden"
ou dans les
fes
mlusiniennes, souvent muettes,
gnralement
lies
l'eau
(source,
lac
ou mer), auxquelles doit s'associer tout hros fondateur de
lignage30. Le scnario de leur "capture" est souvent analogue
celui de la
capture
de
l'homme
sauvage31,
et
leurs
systmes
de
manifestation
sont
souvent identiques : comportements contre-temps", alternance de mutis
me
t d'onomatopes (cris, soupirs, clats de rire) ou manifestations
mystrieuses dont
l'explication finale rvlera la
signification prophtique32.
Toujours est-il qu'en Galice et au
Portugal
ces
rcits "mlusiniens" sont
souvent
centrs sur
le personnage d'une fille
muette
qui ne se dcide
parler
que dans une circonstance
particulirement
critique33.
On ne
sera donc
pas
surpris de retrouver, associe
au personnage
de
la
princesse prisonnire
ou enchante
des contes ibriques, la
mme dialectique
acoustique
qui
caractrisait
les
pigones
d'Asmode
dans
les
autres
rcits
europens : j'ai essay de montrer comment cette pondration du silence et
de l'expression sonore
s'enracinait dans une mythologie de l'ours et dans les
rites
du
dbut
du mois
de
Fvrier
(cycle
Chandeleur-Sainte
Agathe). Or
nous
avons vu
que
les
textes
hispano-portugais semblent
plutt,
notamment
30. Voir les nombreux rcits
sur
lesfadas galiciennes, les
mouras
encantadas portugaises, les
lamias
basques, les xanas asturiennes...
31.
Lequel
dpend probablement, pour
certains
aspects,
de
mythes
anciens
relatifs
la
capture
de dmons
aquatiques
(thmes de
l'enivrement,
du combat
transformations, du
gu, etc..) voir
la
note 44 de
la premire partie.
Le procd
pour
capturer une femme-
cygne
est
le mme
que
celui qui permet de dsenchanter un loup-garou :
il
suffit de les
empcher
de reprendre leur forme animale en dtruisant la "chemise" ou la
peau
qu'ils
revtent
pour pratiquer la mtamorphose.
32.
Voir
premire partie, note 68.
Pour
le thme du sauvage muet
finalement
guri de son
mutisme
par
une femme, voir
les
rcits
sur
Valentin
et
Ourson
(Namelos)
et
la Vie
d'Esope dans le premier cas Rosilia rend la
parole
au sauvage en coupant une veine sous
sa langue ; dans le
second c'est
Isis qui gurit
l'esclave
philosophe. (Souvenir
du
rituel
gyptien de l'"ouverture de la bouche'7).
33.
Voir le conte Muda Mudella
(T. Braga. Contos tradicionaes
do povo
portuguez.
Porto
1883,
t.
1,
n
18)
et
la lgende
gnalogique
du
lignage
des
Marinhos.
Dans
les
contes
indiens les poissons rient au passage de la reine infidle; voir
D.
Devoto. "Mudo como
un
pescado"
in Textos y contextos. Madrid 1974, p. 170, sq.
7/24/2019 article_casa_0076-230x_1985_num_21_1_2446
15/27
268 FRANOIS
DELPECH
travers la rfrence
Saint Antoine, s'inscrire dans un contexte folklorique
printanier
et prsolstitial (cycle de Mai et de
la
Saint Jean). On devrait
donc,
en
bonne logique analogique,
retrouver
dans
ce
dernier
contexte calendaire,
une ractivation de
la mme dialectique
acoustique :
c'est
effectivement ce
qui se passe, comme
on
s'en
rend
compte
si l'on
veut bien
suivre
la
sinueuse
mais efficace dmarche qui
a
permis
Claude Gaignebet de mettre
jour
l'arrire-fond de
pneumatologie
populaire sur lequel
se constituent
"le
folklore enfantin du pet
"et les
rituels du Loup
Vert" de
Jumiges
( la
Saint
Jean)34. Si l'on
prend
galement
en considration l'interprtation dumzi-
lienne de la desse romaine Angerona,
patronne silencieuse
des
angusti
dies
du
solstice
d'hiver, et du dieu Scandinave
Vidarr,
"l'Ase silencieux" qui seul
vient bout du
Loup
eschatologique, on s'aperoit que l'on est
vraisembla
blementn prsence des
traces
d'un
trs ancien
systme
de reprsentations
calendaires
et
mtorologiques (d'origine indo-europenne?) fond
sur les
cycles
alternatifs
d'tranglement
et
de
libration engendrs
par la
course
annuelle du soleil35.
Il
y a donc de fortes prsomptions
en
faveur d'une
explication
du motif
(silence et
onomatopes
nigmatiques de la muette ou du
sauvage)
par
l'enracinement du
conte
dans ce systme, qui a d
survivre
l'tat implicite,
enfoui
dans
un
ensemble d'images,
de gestes
et
de fictions apparemment
inconnexes,
dont
le folklore oral
a
recueilli et
transmis
les
disjecta membra,
tout en
les
refondant
dans
le
moule
initiatico-matrimonial
qui
informe
la
plupart des contes merveilleux36.
34.
Voir C. Gaignebet.
Le folklore
obscne des
enfants.
Paris 1974, p.33-168 ("Le folklore
enfantin du
pet"), notamment p.52
sq,
sur les
fictions et rituels qui
mettent en
oeuvre
successivement
contrainte verbale
et
conduites de bruit. Le
"loup
pteur"
de
la
Saint
Jean
est
le
symtrique
de l'ours
pteur
de la Chandeleur, de mme
que
Saint Jean est,
comme Saint Biaise,
un
dlieur
de
langue. On
retrouve
galement
le
paralllisme
entre
code sonore (registre de la parole
et du
rire)
et code
alimentaire (complmentaire
du
prcdent
en tant
que li
l'ouverture de la bouche, donc
la dsocclusion)
que
nous
avions not propos des sauvages de type ursin.
Noter
que, selon les versions du type
Ahijada,
la fille travestie convoque les poissons avec un sifflet ou en leur
jetant
du pain,
et
que la princesse muette met des cris, des clats de
rire
ou de simples soupirs...
35.
Voir G. Dumzil. Desses
latines et
mythes
vdiques (Paris
1956)
("Diva Angerona").
36.
C'est
dans la version,
par ailleurs
mixte, de Basile
(IV-6) que
le code
vocal
est
le plus
explicitement mis en oeuvre: la naissance de
l'hrone est
annonce
par
une
voix
mystrieuse
; l'ogresse est convoque par un
cho, et
c'est
encore, invisible,
par sa seule
voix
qu'elle
annonce le
sexe et
l'innocence
de
la
fille
travestie...
Le
motif
C 21
("Ah
me ":
ogre's
name uttered.
He appears)
du personnage surnaturel
convoqu
par
une
onomatope ( laquelle
son
nom
est
identique) apparat dans
plusieurs
versions du type 425 K. Voir galement Boggs op. cit. type
*860
("Hazelnuts ofay, ay,
ay")
o
apparat
le
thme de
la princesse muette (versions asturiennes).
7/24/2019 article_casa_0076-230x_1985_num_21_1_2446
16/27
LA
PRINCESSE MUETTE ET L'AMOUR MEDECIN 269
On
doit
maintenant se demander
si
le lien qui
associe, dans
le
conte
qui
nous
occupe, la princesse
muette et
l'hrone
dguise en
homme
est
purement accidentel,
s'il
est
dmarqu
de celui qui,
dans
des
traditions
anciennes que j'ai voques, unit dans un contexte erotique, le sauvage et la
fille travestie,
ou bien s'il
est "originaire" et investi d'un
symbolisme
particulier.
Remarquons d'abord
que
dans plusieurs des
contes
que j'ai examins
dans mon
tude
sur le thme de la Doncella Guerrera, l'hrone travestie se
fait accompagner d'un serviteur muet (ou qu'elle fait passer
pour muet)37, ou
devient
elle-mme
muette38.
Ces cas,
joints
ceux de filles travesties qui
russissent
faire parler un sauvage ou une princesse obstinment muets,
suggrent
que
le
transvestisme
et
le
silence
rituel
sont structuralement
associs.
Ce qui
est confirm par les
mythes
et les rcits o
le
secret du
dguisement est perc
par
une crature muette {cf. les poissons qui rient des
amants de la reine, dguiss en chambrires), autant que par les contes et les
jeux, lis
des contextes narratifs et crmoniels de type initiatique39,
dont
certains ressortissent des
inversions
proprement carnavalesques, o
le
travestissement
a
une fonction exhilarante
et contribue faire
parler
ou rire
le muet rcalcitrant.
Dans
ces
cas,
plus que
le dguisement lui-mme, c'est ce qu'il cache, ou
l'opration
mme
du
dvoilement, qui
provoque
la rupture
du silence;
la
parade masque
n'tant
que
prtexte
et
prolgomne
du moment essentiel,
qui est celui de la
rvlation,
de la manifestation
longtemps
retenue.
Dsoccultation
qui
est
une dsocclusion,
mise
jour
de ce qui tait enfoui,
ouverture d'un nouveau
cycle
(calendaire, liturgique, social) et remise
en
marche du jeu de l'change et des
communications.
La
denudation,
l'exhibi
tionexuelle,
actes magiques
et transgressifs, sont ncessaires pour
produire
le
dbloquage cette notion est
sous-jacente
dans plusieurs mythes que l'on
retrouve d'un bout
l'autre
de l'aire indo-europenne o
un
trickster
~37.
>
Voir J. Amades.
Rondallistica,
p. 1452 (n 1995:
lgende du Castell
d'Oix).
38. Dans une version sicilienne recueillie
par
G. Pitre, La bella
del dente d'argento,
Kjolombr
reconnat sa belle en faisant
rire
les filles (d'o le rle de la dent d'argent, qui
permet
l'identification?). Il l'enlve mais, en entendant le coq, elle devient
muette.
Ce
n'est qu'au
moment o il voudra en pouser une autre
qu'elle reprendra la
parole et
ses
droits... Ce motif apparat
souvent
li au
thme
de la "fiance abandonne" (type
884) et
aux diffrents
contes
sur la "fiance
substitue".
39.
Voir en
particulier
le rite
ocanien voqu
par V.
Propp (Edipo...
p. 59) o une
fille
dguise en homme
s'efforce
de faire
rire
les
nouveaux initis, lesquels doivent
rester
impassibles...
Voir
galement G.
Bateson.
La
crmonie
du
Naven
(trad,
fr,
Paris
1971,
passim).
7/24/2019 article_casa_0076-230x_1985_num_21_1_2446
17/27
270
FRANOIS DELPECH
impudique
parvient,
par un geste obscne,
faire
parler
ou rire une
divinit
rticente
et,
comme
en un renouvellement de la
cosmogonie,
librer les
forces
captives
et
rtablir
les
rciprocits suspendues40.
Toute
la squence
des
"tests de
sexe", sur laquelle
reposent les contes
du
cycle de la Doncella
Guerrera
(preuves-piges
qui tendent
obliger l'hrone
rvler son
sexe),
et que l'on retrouve dans nombre de versions du type 425K, fait apparatre,
par un effet de
symtrie41,
que la
dsoccultation
n'est
pas univoque, mais
rciproque
et gnralise, chaque
partenaire
tant l'agent de
la
dsocculta
tione l'autre, l'opration correspondant
symboliquement une
transition
sociale
et
cosmique.
Ces considrations
nous
permettent de
saisir
la nature profonde de
cet
"enchantement",
la
signification
de
ce
mutisme,
qui
sont
les
mmes pour
la
princesse des
contes ibriques,
le sauvage des
autres
versions
europennes,
et,
dans
une certaine mesure, les
poissons ou serpents des rcits
orientaux
: ils
sont en tat
d'occlusion,
de contrainte erotique,
d'attente
du moment o ils
sortiront de Yangustia42.
Leur
comportement, alternance de silence et
d'clats onomatopiques, fait
partie d'un
jeu
agonistique (provocation et
recul,
mtamorphoses
et inversions), rpt en cho par
le protagoniste
travesti
(qui par
un
comportement
symtrique
mascarade
et
dvoilement,
pratique de l'quivoque sexuelle leur
donne
la rplique), jeu apparent
un concours d'nigmes qui serait aussi une
partie
de cache-cache, et
destin
actualiser le franchissement d'un
seuil,
mettre
en
scne
une
dsocclusion,
une gurison...
40 . Il s'agit, pour
l'essentiel
du mythe de Baubo
(qui
fair
rire
Dmeter),
et
d'pisodes des
mythologies
Scandinave
(Loki
et
Skadi)
et
japonaise
(Ame
no Uzume
et Amaterasu)
:
voir V. Propp (Edipo... p.73-85), S. Reinach ("Le
rire
rituel" in Revue de l'Universit de
Bruxelles 191 1)
et,
plus rcemment,
S. Mandel, "The
laughter of
Nordic and
Celtic-Irish
Tricksters" Fabula 23-1982, et
G.
Devereux. Baubo. La Vulve
mythique, Paris
1983. Le
rythme
alternatif
d'occultation
et
de
dsoccultation qu'impliquent
ces
mythes est
certainement
li
des rituels saisonniers semblables ceux qu'tudie
M .
Granet dans
"Coutumes matrimoniales de la Chine antique" in
Etudes
Sociologiques
sur
la Chine.
Paris
1953, p.65
sq.
(sur
la
dpendance
rciproque des
rites calendaires et erotiques). Le
caractre la fois transculturel
et
relativement
localis
de ces
mythes
et
des rites qui les
actualisent
semble
conseiller plutt une interprtation
par
l'hritage prhistorique que
par
une thorie diffusionniste, ou psychologisante (Devereux).
41 . Du fait que ce
n'est pas,
dans ces
cas,
la
fille travestie qui obtient une
rvlation d'un
autre personnage,
mais,
l'inverse, un autre
personnage
qui essaie de
la forcer
rvler
son sexe. Le travestissement
tant,
selon les cas,
instrument
d'occultation
et
de
dsoccultation, ou les deux la fois.
42 .
Moment
qui sera la fois rite de passage
et seuil
calendaire, voire renouvellement de la
cosmogonie
(cf.
la
signification
palingnsique
des
poissons
qui
parlent,
ou
du
loup
qui
se
dlie, la
fin du monde).
7/24/2019 article_casa_0076-230x_1985_num_21_1_2446
18/27
LA
PRINCESSE MUETTE ET L'AMOUR MEDECIN 271
III.
L'AMOUR MEDECIN
L'
"enchantement"
peut
en
effet
tre
vcu
comme
une
maladie;
la
dsoccultation
comme
le rsultat d'une thrapeutique43. Son agent sera
donc, d'une manire ou d'une autre, mdecin :
ce
qui nous amne
envisager non
comme
des
versions
aberrantes ou contamines, mais
comme
partie intgrante
de
la mme "mythologie",
les versions
ibriques
o
l'hrone travestie
est
(ou se fait passer
pour)
mdecin44.
Dans
ces
versions
apparat peut-tre
une
forme plus ancienne du type, dpouill ici du
merveilleux
chrtien
(le "parrain"
n'est
pas
un saint,
mais
un
inconnu, ou
le
maire du village, et il fait faire des tudes de mdecine
sa protge, qu'il fait
passer
pour
un garon)45
et
de l'intermde piscicole,
remplac
par un pisode
o le "docteur" travesti gurit le
roi
d'une maladie et devient mdecin du
palais.
Suivent les squences habituelles de la vaine tentative de sduction de
la part de la reine, puis de la fausse
assertion et
de l'preuve impose
l'hrone (sauvetage et gurison de la princesse muette, sur du
roi
dans les
deux
versions).
Pour apprcier
l'originalit relative de ces
versions
il
faut d'abord tenir
compte
du fait que le
thme
mdical est plus
ou
moins sous-jacent
dans
plusieurs des "textes" que nous avons voqus dans
cette
tude.
L'hrone
y
est en effet souvent associe,
plus
ou moins directement,
un pouvoir
thaumaturgique : dans
le
Roman de Silence,
la
mre de
la
protagoniste,
Eufmie, obtient,
en
rcompense de
sa
comptence mdicale, le droit de
se
43. Le
contenu
sexuel du
jeu
rvle
la
nature
erotique
de 1
"enchantement".
Une chanson
franaise
exprime
clairement de
quelle
"maladie" relve le mutisme
et quelle
est la
finalit
du processus dclench : "EU'
fit la
muette /
pour
un mdecin...
Il lui
donne une herbe /
qui crot
dans la
main, / qui
fait
pousser l'ventre et grossir les seins"
(in
J . Bujeaud.
Chants
et
chansons populaires
des
provinces
de
l'Ouest,
Niort
1865,
t.
2,
p.290.
//
tait
trois nonnes")... ,
44.
Pour
le
domaine
ibrique essentiellement deux verions :
"El
mdico boniton, recueilli
en
1871 (sans autre prcision )
par
A. Machado
y
Alvarez (Estudios sobre literatura
popular, in
Biblioteca
de las Tradiciones Populares Espanolas. t. 5. Madrid 1884, p. 103
sq.),
et
El Joan Savi (J.
Amades
Rondallistica...
n
405). Espinosa, qui ignore la version
catalane, classe celle de
Machado
dans son type 146 (La ahijada de
S.
P.), et
S.
Thompson, qui cite
la
version
d'Amades
mais ignore celle de Machado, "fabrique" un
type
881*
( Women in
Men's
Clothes as
Physician
in
Court.
Queen's attempt at seduction
repulsed. Queen says doctor
has
boasted that he could
give
speech to one born dumb. In
court
dumb
person
speaks and
tells
truth)
qu'il distingue du type 514** (The Court
Physician)
dans
lequel il classe les versions
d'Espinosa
146
45.
Dans
les
deux cas
la
fille
a
un
nom
pralable sa nouvelle
indentit,
et
ce
nom
(Marie)
est le mme: les deux
versions
dpendent
manifestement d'une
mme tradition.
7/24/2019 article_casa_0076-230x_1985_num_21_1_2446
19/27
272 FRANOIS DELPECH
choisir
librement un mari46
; dans
le conte occitan recueilli par
D. Fabre et
J. Lacroix (ouv.
cit.), la
"fille dguise
en
garon" te une pine
de la patte
d'un
ours,
qu'elle
fera
ensuite
parler;
enfin
et
surtout
dans
le
rcit
de
Sercambi
(op.
cit.,
De Magna
Prudentia)
Calidonia'\
vtue en
mdecin
obtient, que le roi lui octroie les pleins
pouvoirs
et le gurit de sa mlancolie
en
dmasquant
la fausse "suivante" de la reine47.
Il
semble
bien
qu'il y
a
un lien
profond
entre travestissement et pouvoir
thaumaturgique
(lien dont
l'origine est
peut-tre
rechercher
dans les
pratiques
chamaniques)
et qu'un
type de femme-mdecin
dguise
en homme
se retrouve dans diffrents
rcits
(mythes et contes) qui reposent sans doute,
au
mme titre
que ceux qui associent crature sauvage et
femme
travestie,
sur
un systme
de
reprsentations d'origine
prhistorique
dont on
ne
peut
qu'entrevoir
la configuration.
Pour
ne s'en
tenir qu'aux
rcits
qui ont une relation plus ou moins
directe avec le type de
conte
qui nous occupe,
on
retiendra ceux
dont
l'hrone,
travestie en homme, se fait passer pour un mdecin et gurit
un
roi
ou
un prince dont,
dans plusieurs cas,
elle devient
l'pouse. C'est ce
qui
arrive dans
plusieurs
versions
du
type 425 K,
dont nous
avons,
plusieurs
reprises, remarqu l'homologie avec le type Ahijada spare par force de
son partenaire surnaturel bless
par
ses
surs jalouses, l'hrone se
dguise
en
homme et, grce un remde magique dont
elle
a surpris le secret
(overhearing
motif),
elle russit,
incognito,
le
gurir puis
se
fait
reconnatre
et l'pouse ou renoue
avec lui48.
46 . Episode analogue
dans
le Dcamron (III, 9) o
Gilette de Narbonne gurit
le
roi de
France et obtient le droit de dsigner qui
elle
veut
pour
mari
(remarquer les
traces
d'idologie "matriarcale" associes au thme de
la
"femme mdecin").
47.
Voir
R. Koehler "Illustrazioni comparative
ad
alcune
novelle di
Giovanni Sercambi"
(Giornale Storico dlia letteratura italiana
14-1889)
qui
cite
une version analogue tire
du
Scha'aschuim de
J.
Sabara,
dont
il
est
intressant
de
noter
qu'il
vcut
en Espagne
au
12e
s.
Dans ce dernier texte la
fille
ne se dguise pas en
homme.
Il n'y a ni muette ni
sauvage chez
Sercambi
et
Sabara c'est
par
sa seule science, qui confine la double vue,
que
l'hrone
perce
le
secret
de l'adultre de la reine. Elle n'a
pas
besoin
d'auxiliaire
car
elle
porte
en elle
mme le pouvoir magique.
Noter que
le thme du rire
nigmatique
de
l'enfant
est li,
dans plusieurs
rcits orientaux,
celui de
la
maladie du roi (qui veut
prcisment sacrifier l'enfant pour se gurir):
voir
A. H.
Krappe
"The
foundation
sacrifice..."
(p.
171 sq).
48. Voir Legey. Contes
et
lgendes populaires du Maroc. Paris 1926 ("Moulay Hammam, la
jeune
fille
et
les gholes",
p. 104 sq.), et
Busk The
folk-lore of Rome.
London, 1874,
p.57
(Voir parallles dans
E. Cosquin.
Contes populaires de Lorraine, rd. Marseille
1978,
t.
2, p.221
sq.). Dans "Le caftan d'amour
tachet
de
passion"
(E.
Dermenghem.
Contes
fasis.
rd.
Paris
1975,
p.225
sq.)
la
fille
du sultan
tombe malade
d'amour
pour "Si
Ali",
qui n'est autre que l'hrone travestie,
et
ne voit son tat s'amliorer que si
on
lui donne
des
morceaux coups du
corps
de
cette
dernire...
7/24/2019 article_casa_0076-230x_1985_num_21_1_2446
20/27
LA
PRINCESSE
MUETTE ET L'AMOUR
MEDECIN
273
Ces versions sont contamines avec le type 432 {The
prince
as bird)
o
l'amant
merveilleux
prend la forme d'un
oiseau pour
visiter sa belle, se fait
blesser
par
des clats
de
verre,
et
ne
gurit
que
lorsque, dguise
en
mdecin,
l'hrone
vient,
sans se
faire
reconnatre,
lui appliquer
un onguent magique49.
De mme, dans les
types
434 {The stolen mirror) et 435* {The dumb
princess
disenchants the prince), o le
prince
malade (d'amour) pouse le "mdecin"
qui
l'a guri, on retrouve
le
motif de
la princesse
muette
qui se met
parler
et
de 1' "enchantement" qui se traduit
la fois
par
une mtamorphose animale
et une
langueur
amoureuse50.
C'est enfin dans
le
cycle
narratif examin
propos de
la
Doncella
Guerrero
que l'on remarque
le
lien du
travestissement
et du pouvoir
thaumaturgique
:
la
fille
dguise
se
substitue
son
pre
malade,
ou
gurit,
au cours de
ses
preuves, tel ou tel
personnage, ou encore
ressuscite un
frre
mort,
ou
conquiert l'Eau
de Vie51.
La
plupart de
ces
fictions semblent avoir
connu un
dveloppement
particulirement important
autour du bassin mditerranen52, et
se sont
solidement
implantes dans
la
pninsule ibrique
o,
on
le
sait
par
ailleurs,
le
49. Voir le motif K. 1825-1-1-1. (Girl disguised as doctor). Il
existe
plusieurs versions
ibriques de ce type qui .rappelle le Lai de
Yonec: voir
notamment J.
Amades
Rondallistica n 13 ("La
mallerengueta"),
N 97 ("/ princep de
la
cara de clavell...")
et
n 138
("Laflor
del ricardeir). Le prince
est
souvent intimement
li
voire identifi
une plante (voir J.A.
Mason et
A. Espinosa. "Porto-Rican folklore" Journal
of
American
folk-lore
39-1926, p.312: "Elramito de arreijn"). Comparer avec le type 512
A* (The
Stepdaughter
driven from
home)
qui
correspond un conte cubain proche
du
type Ahijada: l'preuve impose
l'hrone consiste
non pas
capturer un sauvage ou
rcuprer
une princesse muette, mais s'emparer
d'une
plume d'oiseau. A la fin
du
conte
la plume se transforme en un oiseau qui
rvle
le
sexe
de la
fille travestie et dnonce
la
reine. Dans le type 707 (The Three Golden Sons), la
soeur
conquiert
la fois l'Oiseau de
Vrit
et
l'Eau
de Vie,
avec laquelle
elle
dsenchantera ses
frres.
50.
Pour le type 435*
voir
la version espagnole (assez "littraire") de A. Machado y Alvarez,
ouv. cit. t. 1, p. 156 sq. (" El papagayo del cuento"),
et
pour le type 434 la version catalane
recueillie
par
Amades (Rondallistica, n
90: "La
princesa triste"). Le thme du mutisme
apparat
galement,
dans un scnario analogue, dans le type 879
A
(Fisher husband of
the princess) dont le hros muet ne recouvre la
parole
que pour
sauver in extremis le
"mdecin"
(la
princesse travestie) qui a vainement
essay
de le gurir. Je ne connais
pas
de version hispanique de
ce type.
51.
cf. Basile (111-6); L.
Gonzenbach. Sicilianische
Marchen. (Leipzig 1870) t. 1,
n
12; V.
Imbriani.
La
novellaja
Fiorentina (Livorno
1877,
n 37:
"Fanta Ghir"), R.M. Dawkins
Modem
Greek
folktales, (Oxford 1953, p.312 sq. n 47 b.). Voir, pour le thme de la
rsurrection du frre
par
la fille dguise, les lgendes d'Asie centrale cites
par
P_.
Samuel, Amazones,
guerrires
et
gaillardes (Bruxelles
1975)
p. 129
sq.
52. Les
rcits
asiatiques (altaques et sibriens)
semblent d'origine turque ou
turco-mongole.
7/24/2019 article_casa_0076-230x_1985_num_21_1_2446
21/27
274 FRANOIS DELPECH
thme
de
la femme-mdecin
a eu
une
diffusion littraire presque comparable
celui de la Doncella Guerrera53.
C'est,
l
encore,
en
Orient
qu'il
faut
chercher la
source
probable
de
ces
fictions
on a vu que
c'est la "fausse fiance"
(dieu dguis en femme)
qui,
dans
le
cycle
indo-europen
du "Festin d'immortalit", reconquiert sur les
dmons l'Ambroisie,
laquelle
correspond
l' Eau
de Vie" des contes
folkloriques54. Mais c'est plus prcisment, en Inde que l'on retrouve les
traces
les
plus insistantes d'un type
mythique
archaque
de femme travestie
dote de pouvoirs thaumaturgiques perscute
par
sa
belle-mre,
Kirtisena
s'chappe dguise en
homme
et part en qute de
son
mari
aprs
avoir subi
diverses
preuves
elle apprend,
en
surprenant la conversation d'une ogresse,
comment
dbarraser
le roi
des
insectes
qui
parasitent
son
corps
et
le
gurit55.
Mais
c'est surtout dans le roman populaire
chinois
de Miao-Shan
biogra
phieolklorise de
Kuan Yin (desse de
la
piti, d'origine indienne)
que
l'on
voit pleinement dvelopp et
exalt
le type de la femme dguise investie
d'un pouvoir magique de gurison perscute
par
le roi son pre
cause de
sa vocation asctique et de son refus du mariage, mise
mort puis ressuscite
et intronise
par
le Buddha dans l'assemble des dieux,
elle
revient
sur
terre,
se
dguise en
mdecin,
et,
sacrifiant diverses parties
de
son
propre
corps, elle
gurit le roi des ulcres que lui ont envoys
les
dieux en
chtiment
de sa
cruaut.
Il
est
intressant
de noter que Kuan Yin
a
des rapports
privilgis
53. Le thme
apparait
dans la Comedia, o
il est li celui
de la mujer varonil (voir. M.
Mckendrick. Women and Society in the
Spanish
Drama
of
the Golden Age. Cambridge
Univ.
1974, p. 233 sq., propos de La hermosura
aborrecida
de Lope
et
de El amor
mdico
de Tirso) mais c'est l'aspect miraculeux ou magique de cette mdecine, plus