Zweig, Stephan - La Confusion Des Sentiments

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La confusion des sentiments - Roman

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Ilsonteuuneexquisepensée,mesétudiantsetcollèguesdelaFaculté:voici,précieusementreliéet solennellement apporté, le premier exemplaire de ce livre d’hommage qu’à l’occasion demonsoixantièmeanniversaireetdutrentièmedemonprofessorat, lesphilologuesm’ontconsacré.Ilestdevenuunevéritablebiographie:iln’ymanquepaslemoindredemesarticles,paslamoindredemesallocutionsofficielles;iln’estpasd’insignifiantscomptesrendus,parusdansjenesaisquellesAnnalesdel’érudition,quelelabeurbibliographiquen’aitarrachésautombeaudelapaperasse.Toutemonévolution,avecunenettetéexemplaire,degrépardegré,commeunescalierbienbalayé,estlàreconstituée jusqu’à l’heure actuelle.Vraiment, je seraisun ingrat si cette touchanteminutienemefaisaitpasplaisir.Cequej’aicrumoi-mêmeeffacédemavieetperduseretrouve,danscetableau,présentéavecordreetméthode:oui,jedoisavouerquelevieilhommequejesuis,acontemplécesfeuillesaveclemêmeorgueilquejadiséprouval’étudiantdevantlecertificatdesesprofesseursqui,pourlapremièrefois,attestaitsonaptitudeàlascienceetsavolontédetravail.Cependant,aprèsavoirfeuilletécesdeuxcentspagesappliquéesetregardéattentivementcettesorte

de miroir intellectuel de moi-même, il m’a fallu sourire. Était-ce vraiment là ma vie ? Sedéveloppait-elleréellementendesspiralesmarquantunesiheureuseprogressiondepuislapremièreheure jusqu’à maintenant, ainsi que, documents imprimés à l’appui, le biographe la dessinait ?J’éprouvais exactement lamême impressionque lorsquepour la première fois j’avais entendumaproprevoixparlerdansungramophone:d’abordjenelareconnuspasdutout;sansdoutec’étaitbienmavoix,maiscen’étaitquecellequ’entendent lesautresetnonpascelleque jeperçoismoi-même, comme à travers mon sang et dans l’habitacle intérieur de mon être. Et ainsi, moi qui aiemployé toute une vie à décrire les hommes d’après leurs œuvres et à objectiver la structureintellectuelle de leur univers, je constatais, précisément sur mon propre exemple, combien resteimpénétrabledanschaquedestinéelenoyauvéritabledel’être,lacellulemouvanted’oùjaillittoutecroissance.Nousvivonsdesmyriadesdesecondesetpourtant,iln’yenajamaisqu’une,uneseule,quimetenébullitiontoutnotremondeintérieur:lasecondeoù(Stendhall’adécrite)lafleurinterne,déjà abreuvée de tous les sucs, réalise comme un éclair sa cristallisation — seconde magique,semblableàcelledelaprocréationetcommeelle,cachéebienauchaud,auplusprofondducorps,invisible, intangible, imperceptible—,mystèrequin’estvécuqu’uneseulefois.Aucunealgèbredel’espritnepeutlacalculer.Aucunealchimiedupressentimentnepeutladevineretl’instinctquel’onadesoilasaisitrarement.Celivreignoretoutdusecretdemonavènementàlavieintellectuelle:c’estpourquoiilm’afallu

sourire.Toutyestvrai,seulymanquel’essentiel.Ilmedécrit,maissansparvenirjusqu’àmonêtre.Ilparledemoisansrévélercequejesuis.L’indexsoigneusementétablicomprenddeuxcentsnoms:iln’ymanquequeceluid’oùpartittoutel’impulsioncréatrice,lenomdel’hommequiadécidédemondestinetqui,maintenant,avecunepuissanceredoublée,m’obligeàévoquermajeunesse.Ilestparlédetous,saufdeluiquim’aapprislaparoleetdontlesouffleanimemonlangage:etbrusquement,jemesenscoupabled’unelâchedissimulation.Pendanttouteuneviej’aitracédesportraitshumains,dufond des siècles j’ai réveillé des figures, pour les rendre sensibles aux hommes d’aujourd’hui, etprécisémentjen’aijamaispenséàceluiquiatoujoursétéleplusprésentenmoi;aussijeveuxluidonner,àcecherfantôme,commeauxjourshomériques,àboiredemonpropresang,pourqu’ilmeparledenouveauetpourquelui,quidepuislongtempsaétéemportéparl’âge,soitauprèsdemoiquisuisentraindevieillir.Jeveuxajouterunfeuilletsecretauxfeuillespubliées,ajouteruntémoignage

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du sentiment au livre savant, et me raconter à moi-même, pour l’amour de lui, la vérité de majeunesse.

Encoreune fois,avantdecommencer, je feuillettece livrequiprétend représentermavie.Etde

nouveaujesuisobligédesourire.Carcommentvoudraient-ilsconnaîtrelevéritablenoyaudemonêtre, eux qui ont choisi un mauvais départ ? Leur premier pas porte déjà à faux ! Voilà qu’uncamaradedeclassequimeveutdubienetqui,aujourd’hui,estcommemoiConseillerHonoraire ,imaginegratuitementquedéjàaulycée,unamourpassionnédesbelles-lettresmedistinguaitdetouslesautres«potaches».Vousavezmauvaisemémoire,moncherConseillerHonoraire!Pourmoi,les humanités classiques représentaient une servitude mal supportée, en grinçant des dents et enécumant. Précisément parce que, fils de proviseur, je voyais toujours, dans cette petite ville del’Allemagne du Nord, la culture professée jusqu’à la table et au salon, comme un gagne-pain, jehaïssaisdepuisl’enfancetoutephilologie:toujourslanature,conformémentàsatâchemystiquequiestdepréserverl’élancréateur,donneàl’enfantaversionetméprispourlesgoûtspaternels.Elleneveutpasunhéritagecommodeet indolent,unesimpletransmissionetrépétitiond’unegénérationàl’autre:toujourselleétablitd’aborduncontrasteentrelesgensdemêmenatureetcen’estqu’aprèsunpénibleetféconddétourqu’ellepermetauxdescendantsd’entrerdanslavoiedesaïeux.Ilsuffisaitquemonpèreconsidérâtlasciencecommesacréepourquemapersonnalitéengermen’yvîtquedevainessubtilités;parcequ’ilprisaitlesclassiquescommedesmodèles,ilsmesemblaientdidactiqueset, par conséquent, haïssables. Entouré de livres de tous côtés, je méprisais les livres ; toujourspoussé par mon père vers les choses de l’esprit, je me révoltais contre toute forme de culturetransmise par l’écriture. Il n’est donc pas étonnant que j’aie eu de la peine à arriver jusqu’aubaccalauréat et qu’ensuite je me sois refusé avec véhémence à poursuivre des études. Je voulaisdevenirofficier,marinouingénieur.Àvraidire,aucunevocationimpérieusenemeportaitverscescarrières. C’est seulement l’antipathie pour les paperasses et le didactisme de la science qui mefaisaient préférer une activité pratique à la carrière de professeur. Cependant, mon père, avec savénérationfanatiquepourtoutcequitouchaitàl’Université,persistadanssavolontéquejesuivisseles cours d’une Faculté, et je ne parvins à obtenir qu’une concession : c’est qu’au lieu de laphilologieclassique,ilmefûtpermisdechoisirl’étudedel’anglais(solutionbâtarde,quefinalementj’acceptaiaveclasecrètearrière-penséedepouvoirensuiteplusfacilement,grâceàlaconnaissancedecettelanguemaritime,avoiraccèsàlacarrièredemarin,quejedésiraisvivement).Rien n’est doncplus fauxdans cecurriculumvitae que l’assertion tout amicale d’après laquelle

j’auraisacquis,aucoursdemonpremiersemestreàBerlin,grâceàdesprofesseursdemérite, lesprincipesde la sciencephilologique—en réalité,mapassionde la liberté sedonnantviolemmentcarrière ignorait alors tout des cours et desmaîtres de conférence. Lors demon premier, et bref,passagedansunamphithéâtre,l’atmosphèreviciée,l’exposémonotonecommeceluid’unpasteuretenmêmetempsampoulé,m’accablèrentdéjàd’unetellelassitudequejedusfaireeffortpournepasm’endormirsurlebanc.C’étaitlàencorel’écoleàlaquellejecroyaisavoirheureusementéchappé,c’était la salle de classe que je retrouvais là, avec sa chaire surélevée et avec les puérilités d’unecritiquefaitedevétilles:malgrémoi,ilmesemblaitquec’étaitdusablequicoulaithorsdeslèvresàpeineouvertesdu«ConseillerHonoraire»quiprofessaitlà—tantétaientuséesetmonotoneslesparolesressasséesd’uncours,quis’égrenaientdansl’airépais.Lesoupçon,déjàsensibleautempsdel’école, d’être tombé dans une morgue pour cadavres de l’esprit, où des mains indifférentes

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s’agitaient autour des morts en les disséquant, se renouvelait odieusement dans ce laboratoire del’alexandrinismedevenudepuislongtempsuneantiquaille;etquelleintensitéprenaitcetinstinctdedéfensedèsqu’aprèsl’heuredecourspéniblementsupportéejesortaisdanslesruesdelaville,dansce Berlin de l’époque, qui tout surpris de sa propre croissance, débordant d’une virilité trop viteaffirmée, faisait jaillir son électricité de toutes les pierres et de toutes les rues, et imposaitirrésistiblementàchacununrythmedefiévreusepulsationqui,avecsasauvageardeur, ressemblaitextrêmementàl’ivressedemaproprevirilité,dontjevenaisprécisémentdeprendreconscience.Elleetmoi,sortisbrusquementd’unmodedeviepetit-bourgeois,protestant,ordonnéetborné,tousdeuxlivrésprématurémentàuntumultetoutnouveaudepuissanceetdepossibilités,tousdeux,lavilleetlejeune garçon que j’étais, partant à l’aventure, nous vrombissions avec autant d’agitation etd’impatiencequ’unedynamo.Jamaisjen’aiaussibiencomprisetaiméBerlinqu’àcetteépoque,carexactement comme dans ce chaud et ruisselant rayon demiel humain, chaque cellule demon êtreaspiraitàunélargissementsoudain.—Oùl’impatienced’unevigoureusejeunesseaurait-ellepusedéployer aussi bien que dans le sein palpitant et brûlant de cette femme géante, dans cette citéimpatiente et débordante de force ? Tout d’un coup elle s’empara de moi, je m’y plongeai, jedescendisjusqu’aufonddesesveines;macuriositéparcouruthâtivement,toutsoncorpsdepierreetpourtant plein de chaleur— depuis lematin jusqu’à la nuit, je vagabondais dans les rues, j’allaisjusqu’auxlacs ,j’exploraistoutcequ’ilyavaitlàdecaché:vraimentl’ardeuraveclaquelle,aulieudem’occuperdemesétudes,jem’abandonnaisauxaventuresdecetteexistencetoujoursenquêtedesensations nouvelles, était celle d’un possédé. Mais dans ces excès, je ne faisais qu’obéir à uneparticularitédemanature:dèsmonenfance,incapabledem’intéresseràplusieurschosesàlafois,j’étaisd’uneindifférenceradicalepourtoutcequin’étaitpaslachosequim’occupait ; toujoursetpartoutmonactivités’estdéployéesuivantuneseuleligne,etencoreaujourd’hui,dansmestravaux,jemordsengénéralàunproblèmeavecuntelacharnementquejenelelâchepasavantdesentirdansmabouchelesdernièresbribes,lesderniersrestesdesamoelle.Alors,dansceBerlin,lesentimentdelalibertédevintpourmoiunenivrementsipuissantquejene

supportaismêmepaslaclaustrationpassagèredescoursmagistrauxdelaFaculté,nimêmelaclôturedemaproprechambre.Toutcequinem’apportaitpasuneaventurem’apparaissaittempsperdu.Etleprovincialtoutnouvellementdébarrassédulicolducollègeetquin’étaitqu’unbéjaune,montaitsursesgrandschevauxpouravoirl’airbienviril:jefréquentaiuneassociationd’étudiants ,jecherchaià acquérir dansmesmanières (timides en réalité) quelque chose de la fatuité et de lamorgue desétudiants auvisagebalafré ; aubout dehuit jours d’initiation à peine, je jouais au fanfaronde lagrandevilleetdelaGrande-Allemagne ;j’apprisavecunerapiditéétonnante,commeunvéritablemiles gloriosus , la vanité et la fainéantise des piliers de cafés. Naturellement, ce chapitre de lavirilité comprenait aussi les femmes, ouplutôt les « femelles », commenousdisions dans notreinsolence d’étudiant ; et à cet égard il se trouvait fort à propos que j’étais particulièrement joligarçon.Dehautetaille,svelte,avecencoreauxjoueslehâledelamer,soupleetadroitdanschacundemesmouvements,j’avaisbeaujeuenfacedespâles«calicots»,desséchéscommedesharengsparl’atmosphèredeleurscomptoirs,quicommenoussemettaientencampagnetouslesdimanches,enquêtedebutin,àtraverslessallesdedansedeHalenseeetdeHundekehle(quiàcetteépoqueétaientencoreendehorsdel’agglomération).Tantôtc’étaituneservanteduMecklembourg,blondecommelesblés,avecunepeaud’uneblancheurdelait,encoreexcitéeparladanse,quej’entraînaisdansmachambrequelquesinstantsavantlafindesajournéedesortie;tantôtc’étaitunenerveuseetpétulantepetite juivedePosen ,quivendaitdesbaschezTietz,—butinconquisengénéralaisément,etvite

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abandonnéauxcamarades.Maisdanscettefacilité inattenduedesconquêtes, ilyavaitpourmoiquin’étaishierencorequ’uncollégiencraintif,unenouveautéenivrante ; ces succès facilesaccrurentmon audace, et petit à petit je ne considérai plus la rue que comme un terrain de chasse pour cesaventures laissées entièrement au hasard et qui n’étaient plus qu’une sorte de sport. Un jour que,suivantainsi lapisted’une jolie fille, j’arrivaisUnterdenLinden et, toutà faitparhasard,devantl’Université,jerismalgrémoiensongeantdepuiscombiendetempsjen’avaispasfranchiceseuilrespectable.Parbravadej’yentrai,avecunamidemonacabit;nousnefîmesquepousserlaporteetnousvîmes(spectacled’unridiculeincroyable)centcinquantedospenchéssurlesbancs,commedesscribes, et semblant joindre leurs litaniesàcellesquepsalmodiaitunebarbeblanche.Et aussitôt jerefermai la porte, laissant s’écouler sur les épaules de ces laborieux le ruisselet de cette morneéloquence,etjeregagnaifièrement,avecmoncamarade,l’alléeensoleillée.Ilyadesmomentsoùilmesemblequejamaisjeunehommenegaspillasontempsplussottementquejenelefispendantcesmois-là. Je ne lus pas le moindre livre ; je suis certain de n’avoir alors ni dit une seule paroleraisonnable,niconçuunevéritablepensée.D’instinctjefuyaistoutesociétécultivée,afindepouvoirsentir plus fortement, dansmon corps qui s’était révélé, la saveur de la nouveauté et des plaisirsjusque-làdéfendus.Ilsepeutquecettefaçondes’enivrerdesapropresèveetd’êtreenragécontresoi-mêmeàperdre son temps fassepartie,dansunecertainemesure,desexigencesd’une jeunessevigoureuse,brusquementlivréeàelle-même;cependant,l’acharnementparticulierquej’ymettais,rendait déjà dangereuse cette sorte de paresse crasse, et il est fort probable que je serais tombécomplètementdanslafainéantiseoudansl’abêtissement,siunhasardnem’avaitpasretenusoudainsurlapentedelachuteintérieure.Ce hasard (quema gratitude aujourd’hui qualifie d’heureux) consista en ceci quemon père fut

appeléàl’improvisteàBerlin,pouruneseulejournée,àuneconférencedesproviseursauministère.Enpédagoguedeprofession,ilprofitadel’occasionpourserendrecomptedecequejefaisaissansm’annoncer sa venue, et pourme surprendre ainsi aumoment où jem’y attendais lemoins.Cetteattaqueparsurpriseréussitparfaitement.Commelaplupartdutemps,cesoir-là,dansmamédiocrechambred’étudiantaunorddelaville(l’entréeétaitdanslacuisinedemapropriétaire,derrièreunrideau),j’avaisavecmoiunejeunefemmeenvisitetoutàfaitintime,lorsquej’entendisfrapperàlaporte. Supposant que c’était un camarade, je grognai de mauvaise humeur : « Je ne suis pasvisible. »Auboutd’uncourtmomentlescoupsfrappésàlaporteserenouvelèrent,unefois,deuxfois, et puis avec une impatience non dissimulée, une troisième fois. Avec colère j’enfilai monpantalon pour envoyer promener sans ménagement l’impertinent gêneur ; et ainsi, la chemise àmoitiéouverte,lesbretellespendantes,lespiedsnus,j’ouvrisviolemmentlaporteetaussitôt,commeatteintd’uncoupdepoingsurlatempe,jereconnusdansl’obscuritédel’entréelasilhouettedemonpère.De sa figure, jen’apercevaisdans l’ombreguèreplusque lesverresdes lunettes, aux refletsétincelants.Mais la vue de cette silhouette suffit déjà pour que l’injure que je tenais toute prête secoinçâtcommeunearête,dansmongosierquiseserra:pendantunmomentjerestaicommeétourdi.Puis(atroceseconde!)ilmefallutleprierhumblementd’attendrequelquesminutesdanslacuisine,«letempsdemettredel’ordredansmachambre».Commejeviensdeledire,jenevoyaispassafigure,maisjesentaisqu’ilcomprenait.Jelesentaisàsonsilence,àlafaçoncontraintedont,sansmetendrelamain,ilentradanslacuisine,derrièrelerideau,avecungestederépulsion.Etlà,devantlefourneauquisentait lecaféréchaufféet lesnavets, levieilhommedutattendre,deboutpendantdixminutes—dixminutesaussihumiliantespourmoiquepourlui—,pendantquejetiraislafilledulit,lafaisaisserhabilleràlahâteetlaconduisaishorsdel’appartement,enpassantdevantmonpèrequi

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malgréluientendaittout.Ilentenditforcémentquelqu’unmarcheret,aumomentoùelledisparaissaitrapidement,lesplisdurideauclaquerdanslecourantd’air.Etjenepouvaispasencorefairesortirlevieilhommedesacachetteavilissante:ilmefallaitd’abordréparerledésordretropéloquentdulit.Alorsseulement(jamaisdemaviejen’avaiséprouvéautantdehonte),j’allailechercher.Encetteheurefâcheuse,monpèresutsecontenir,etencoreaujourd’huijel’enremerciedufond

du cœur. Car chaque fois que je songe à lui, depuis longtemps décédé, je me refuse à l’évoquerd’aprèslaperspectivedel’écolierquiseplaisaitàn’apercevoirenlui,avecdédain,qu’unemachineàcorriger,qu’unpédantentichédeminutiesetsanscesseoccupéàcensurer ;aucontraire, j’évoquetoujours son image en cet instant si humain où le vieil homme, profondément écœuré et pourtantgardant lamaîtrise de lui-même, entra sans rien dire derrièremoi dans cette chambre à la lourdeatmosphère. Il avait dans sa main son chapeau et ses gants : involontairement il voulut s’endébarrasser, mais il eut aussitôt un geste de dégoût, comme s’il répugnait à ce qu’une partiequelconquedesonêtreprîtcontactaveccette« saleté ».Je luioffrisunsiège, ilneréponditpas,écartaseulementd’unsignederefustoutecommunautéaveclesobjetsdecelieu.Enfin,aprèsêtrerestédeboutpendantquelquesinstants,glacialet leregardtournédecôté, ilôta

seslunettesetlesfrottaavecinsistance,cequi,jelesavais,étaitchezluiunsignedegêne;lafaçondontlevieilhomme,avantdelesremettre,passaledosdesamainsursesyeuxnem’échappapointnonplus.Ilavaithontedevantmoi,etmoij’avaishontedevantlui ;aucundenousnetrouvaituneparole.Ensecret,jecraignaisqu’ilnecommençâtunsermon,uneallocutionfaitedebellesphrases,surcetongutturalque,depuislelycée,jedétestaisetraillais.Maislevieilhomme—jeluiensaisgré, aujourd’hui encore — resta muet et il évita de me regarder. Enfin il alla vers les étagèresbranlantesoùétaientmeslivresd’étude;illesouvrit:lepremiercoupd’œilsuffitsansdouteàleconvaincrequejenelesavaispastouchésetàs’apercevoirquelaplupartn’étaientmêmepascoupés.«Tescahiersdecours!»Cetordrefutsonpremiermot.Jelestendisentremblant,carjesavaistropbienque lesnotesprisesensténocorrespondaientàuneseuleheuredecours. Ilparcourut lesdeuxpagesenlestournantrapidement,etsanslemoindresigned’irritation,ilmitlescahierssurlatable. Puis il prit une chaise, s’assit, me regarda gravement, mais sans aucun reproche, et medemanda:«Ehbien!qu’est-cequetupensesdetoutcela?Qu’enrésultera-t-il?»Cettequestionposéeaveccalmemeclouaausol.Toutenmoiétaitdéjàprêtàlarésistance:s’il

m’avaitréprimandé,j’auraisfaitlefanfaron;s’ilavaiteurecoursàdesexhortationslarmoyantes,jemeseraismoquédelui.Maiscettequestiontoutobjectivebrisalesreinsàmonarrogance:sagravitéexigeaitdelagravité,soncalmecontraintcommandaitlerespectetunaccueilsansanimosité.Cequeje répondis, j’ose à peineme le rappeler ; demême l’entretien qui suivit se dérobe aujourd’huicomplètementdevantmaplume:ilyadesébranlementssoudains,unemanièred’êtrebrusquementémuqui,racontée,prendraitprobablementunenotesentimentale;ilyacertainesparolesquinesontd’une vérité profonde qu’une seule fois, prononcées entre quatre yeux, et quand elles jaillissentspontanémentdutumulteinattendudessentiments.Cefutleseulentretienvéritablequej’eusjamaisavecmonpère,etjen’hésitaipasàm’humiliervolontairement:jem’enremisàluideladécisionàprendre.MaisilnemedonnaqueleconseildequitterBerlinetd’allerétudier, lesemestresuivant,dans une petite université. Il était certain, dit-il comme pour me consoler, que désormais jerattraperaiscourageusementletempsperdu;saconfiancemebouleversa;encetteseconde,jesentislegrandtortquej’avaiseupendanttouteunejeunesseenverscevieilhommebarricadéderrièreunformalismeglacial. Je fusobligédememordre fortement les lèvrespourempêcher les larmesdejaillir,brûlantes,demesyeux.Maisluiaussiéprouvaitsansdoutequelquechosedesemblable,caril

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metenditsubitementlamain,laretintuninstantentremblant,ets’empressadesortir.Jen’osaipaslesuivre,jerestailà,agitéettroublé,etj’essuyaiavecmonmouchoirlesangdemalèvre:tellementj’yavaisenfoncémesdentspourrestermaîtredemesémotions!Pourmoi,cefutlepremierébranlementquejesubis,àdix-neufans:iljetaparterre,sansmême

un seulmotviolent, tout l’emphatique châteaude cartesquemondésir de faire l’homme,d’imiterl’impertinencedesétudiantsetdem’encensermoi-même,avaitédifiéentroismois.Jemesentisassezénergique, grâce àma volonté piquée au vif, pour renoncer à tous les plaisirs de basse qualité ;l’impatiencem’envahitd’essayersurleterraindel’espritmaforcejusqu’alorsgaspillée;jefusprisd’unbesoinpassionnédesérieux,desobriété,dedisciplineetd’austérité.C’estàcetteépoquequejemevouaitoutentieràl’étude,commeparunesortedevœumonastique,ignorantenréalitélahauteivressequelasciencemeréservait,etnemedoutantpasquedanscemondesupérieurdel’espritluiaussi,l’aventureetlerisquesonttoujoursàlaportéed’unêtreimpétueux.

Lapetitevilledeprovinceque,d’accordavecmonpère, j’avaischoisiepourlesemestresuivant

était située dans le centre de l’Allemagne. Sa grande réputation universitaire formait un contrastefrappantaveclemodestegroupedesmaisonsquientouraientlesbâtimentsdesFacultés.Jen’euspasbeaucoup de peine, après avoir quitté la gare où je laissai d’abordmes bagages, à trouver l’AlmaMater , et au sein du vaste édifice de style ancien, je sentis aussitôt combien ici le cercle desconnaissances se formait beaucoup plus vite que dans la volière berlinoise. En deux heures, moninscriptionfutpriseetlaplupartdesprofesseurseurentreçumavisite;mondirecteurd’études,leprofesseurdephilologieanglaise,futleseulquejenepuspasvoiraussitôt,maisilmefutditquejelerencontreraisl’après-midiàquatreheures,au«séminaire ».Poussé par cette impatience de ne pas perdre une heure, et tout aussi ardent dans mon élan à

rejoindrelaconnaissancequejem’étaisappliquéauparavantàl’éviter,jemetrouvai(aprèsuntourrapide à travers la petite ville, qui par comparaison avec Berlin me semblait plongée dansl’engourdissement)àquatreheuresprécisesà l’endroit indiqué.L’appariteurm’indiqua laporteduséminaire.Jefrappai,etcommeilmesemblaavoirentendurépondreunevoixdel’intérieur,j’entrai.Maisj’avaismalentendu.Personnenem’avaitditd’entrer,etlesonindistinctquim’étaitparvenu,

c’étaitsimplementlavoixhaute,l’élocutionénergiqueduprofesseur,quidevantuncercled’environdeuxdouzainesd’étudiantsformantungroupeserréettrèsrapprochédelui,prononçaituneharanguevisiblementimprovisée.Gênéd’êtrelàsansautorisationparsuitedemaméprise,jevoulusmeretirersansbruit ;mais jecraignisprécisément,en lefaisant,d’éveiller l’attention,car jusqu’alorsaucundesauditeursnem’avaitremarqué.Jerestaidoncprèsdelaporte,etmalgrémoij’écoutaicequisedisait.L’interventionduprofesseurparaissaitfairesuiteàunediscussionouàunexposé;dumoins,c’est

cequesemblaitindiquerladispositioninformelleetspontanéeduprofesseuretdesesétudiants:iln’étaitpasassisdoctoralementsurunsiège,àdistance,maissurunedestables,lajambelégèrementpendante,presqued’unefaçonrelâchée;etautourdeluiétaientrassembléslesjeunesgens,dansdesattitudessansapprêtqui,d’abordnonchalantes,s’étaientsansdoutefixéesdansdesposesdestatues,sous l’effet de leur intérêt passionné. On voyait qu’au début ils devaient être en train de parlerensemble,lorsquesoudainleprofesseurs’étaitjuchésurlatableetlà,danscettepositionsurélevée,lesavaitattirésàluiparsaparole,commeavecunlasso,pourlesimmobiliser,fascinéssurplace.Et

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aprèsquelquesminutes,jesentismoi-même,oubliantdéjàlecaractèred’intrusiondemaprésence,laforcefascinantedesondiscoursagirmagnétiquement;malgrémoijem’approchaidavantage,afindevoir,par-dessuslesparoles,lesgestesremarquablementarrondisetélargisdesmains,quiparfois,lorsque sonnait un mot puissant, s’écartaient comme des ailes, s’élevaient en frémissant et puiss’abaissaientpeuàpeumusicalement,aveclegestemodérateurd’unchefd’orchestre.Ettoujourslaharanguedevenaitplusardente, tandisque,commesur lacrouped’unchevalaugalop,cethommeailés’élevaitrythmiquementau-dessusdelatablerigideet,haletant,poursuivaitl’essorimpétueuxdesespensées traverséesparde fulgurantes images. Jamaisencore jen’avais entenduunêtrehumainparler avec tantd’enthousiasmeet d’une façon si véritablement captivante ; pour lapremière foisj’assistaisàcequelesRomainsappelaientraptus,c’est-à-direàl’envold’unespritau-dessusdelui-même:cen’étaitpaspourlui,nipourlesautres,queparlaitcethommeàlalèvreenflammée,d’oùjaillissaitcommelefeuintérieurd’unêtrehumain.Jamaisjen’avaisvupareillechose,undiscoursquiétaittoutextase,unexposépassionnécomme

un phénomène élémentaire, et ce qu’il y avait là d’inattendu pour moi m’obligea tout à coup àm’avancer.Sanssavoirquejebougeais,hypnotiquementattiréparunepuissancequiétaitplusfortequelasimplecuriosité,d’unpasautomatiquecommeceluidessomnambules, jemetrouvaipoussécommeparmagieverscecercleétroit:inconsciemment,jefussoudainàdixpoucesdel’orateuretaumilieudesautres,quideleurcôtéétaienttropfascinéspourm’apercevoir,moioun’importequoi.J’étais emporté par le flot dudiscours, entraîné par son jaillissement, sansmême savoir quelle enétait l’origine : sans doute l’un des étudiants avait-il célébré Shakespeare comme un phénomènemétéorique,etalorscethomme,aumilieud’eux,mettaittoutesonâmeàmontrerquecepoèten’étaitque l’expression lapluspuissante, le témoignagespirituelde touteunegénération,—l’expressionsensible d’une époque devenue passionnée. Dans un large mouvement il décrivait cette heureextraordinaire qu’avait connue l’Angleterre, cette seconde unique d’extase, comme il en surgit àl’improviste dans la vie de chaque peuple ou dans celle de chaque individu, concentrant toutes lesforces en un élan souverain vers les choses éternelles. Tout d’un coup, la terre s’était élargie, unnouveaucontinentavaitétédécouvert,tandisquelaplusanciennepuissanceducontinent,lapapauté,menaçaitdes’effondrer:derrièrelesmersquimaintenantappartiennentauxAnglais,depuisquelevent et les vagues ont mis en pièces l’Armada de l’Espagne, de nouvelles possibilités surgissentbrusquement;l’universagrandietinvolontairementl’âmesetravaillepourl’égaler:elleaussi,elleveutgrandir,elleaussielleveutpénétrer jusqu’auxprofondeursextrêmesdubienetdumal ;elleveutdécouvriretconquérir,commelesconquistadors ;elleabesoind’unenouvellelangue,d’unenouvelle force. Et en une nuit éclosent ceux qui vont parler cette langue : les poètes… ils sontcinquante, cent dans une seule décennie, sauvages et libres compagnons qui ne cultivent plus desjardins d’Arcadie et qui ne versifient plus une mythologie de convention, comme le faisaient lespoétereauxdecourquilesontprécédés.Eux,ilsprennentd’assautlethéâtre;ilsfontleurchampdebatailledecesarènesoùauparavant iln’yavaitquedesanimauxauxquelsondonnait lachasse,oudesjeuxsanglants,etlegoûtdusangchaudestencoredansleursœuvres;leurdramelui-mêmeestuncircusmaximus dans lequel les bêtes fauves du sentiment se précipitent les unes sur les autres,altérées demalefaim. La fureur de ces cœurs passionnés se déchaîne à lamanière des lions ; ilscherchentàsesurpasserl’unl’autreensauvagerieetenexaltation;toutestpermisàleurdescription,toutestautorisé : inceste,meurtre,forfait,crime ; le tumulteeffrénédetouslesinstinctshumainscélèbre sa brûlante orgie. Ainsi qu’autrefois les bêtes affamées hors de leur prison, ce sontmaintenant les passions ivres qui se précipitent, rugissantes et menaçantes, dans l’arène close depieux. C’est une explosion unique, violente comme celle d’un pétard, une explosion qui dure

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cinquante ans, un bain de sang, une éjaculation, une sauvagerie sans pareille qui étreint et déchiretoute la terre : à peine si l’ondistingue l’individualité des voix et des figures dans cette orgie deforces.L’un reçoit de l’autre le feu sacré ; on s’excite l’un l’autre, chacun apprend, vole quelquechoseàl’autre;chacuncombatpoursurpasseretdépasserlesautres,etcependantcesonttouslesgladiateursintellectuelsd’uneseulefête,desesclavesenrupturedechaîne,quefouetteetpousseenavant legéniede l’heure. Ilva leschercherdans les taudis louchesetobscursdes faubourgs,aussibienquedanslespalais : lesBenJonson ,petit-filsdemaçon ; lesMarlowe,filsdesavetier, lesMassinger, issud’unvaletdechambre, lesPhilippSidney, richeet savanthommed’État ;mais letourbillondefeulesentraînetousensemble;aujourd’huiilssontfêtés,demainilscrèvent,lesKyd,lesHeywoods,danslamisèrelaplusprofonde;oubienilss’abattentaffamés,commeSpenserdansKingStreet,tousmenantuneexistenceirrégulière,bretteurs,acoquinésàdesprostituées,comédiens,escrocs—maispoètes,poètes,poètes,ilslesonttous.Shakespearen’estqueleurcentre,«theveryageandbodyofthetime»;maisonn’amêmepasletempsdeleséparerdesautres,tellementcetumulteestimpétueux,tellementlesœuvrespullulentpêle-mêle,tellementembrouilléestl’écheveaudespassions.Ettoutd’uncoup,dansuneconvulsionsemblableàcelledesanaissance,cetteéruption,laplussplendidedel’humanité,retombe;ledrameestfini,l’Angleterreestépuisée,etpendantdescentainesd’annéeslebrouillardgrisethumidedelaTamisepèselourdementsurl’esprit:dansunélanunique,unegénérationagravitouslessommetsdelapassion,enafouillélesabîmes,amisànuardemmentsonâmeexubéranteet folle.Maintenant lepaysest là, fatigué,épuisé ;unpuritanismevétilleuxfermelesthéâtresetmetainsifinauxeffusionspassionnées;laBiblereprendlaparole,laparoledivine,làoùlaplushumainedetouteslesparolesavaitosélaconfessionlaplusbrûlantedetous les tempset làoù,embraséed’uneardeursanspareille,unegénérationavaitenuneseulefoisvécupourdesmilliersd’autres.Et, par un brusque tournant, le feu à éclipses du discours se fixa à l’improviste sur nous :

« Comprenez-vousmaintenantpourquoi jene commencepasmoncours selon l’ordrehistorique,parledébutchronologique,parleroiArthuretparChaucer,maisauméprisdetouteslesrègles,parlesÉlisabéthains?Etcomprenez-vousquejevousdemandeavanttoutdevousfamiliariseraveceux,de vous mettre à l’unisson de cette suprême ardeur de vivre ? Car il n’y a pas d’intelligencephilologiquepossible, si l’onnepénètrepas laviemême ; il n’yapasd’étudegrammaticaledestextes sans laconnaissancedesvaleurs ; etvous, jeunesgens, il fautquevousaperceviezd’aborddans sa plus haute forme de beauté, dans la forme puissante de sa jeunesse et de sa plus extrêmepassion,unpaysetunelangue,dontvousvoulezfairelaconquête.C’estd’abordchezlespoètesquevousdevezentendreparlerlalangue,chezeuxquilacréentetluidonnentsaperfection;ilfautquevousayezsentilapoésievivreetrespirerdansvotrecœur,avantquenousnousmettionsàenfairel’anatomie. C’est pourquoi je commence toujours par les dieux, car la véritable Angleterre, c’estÉlisabeth,c’estShakespeareetlesShakespeariens;toutcequiprécèden’estqu’unepréparation,toutcequisuitn’estqu’unecontrefaçonboiteusedecetélanoriginalethardiversl’infini.Mais, jeunesgens, sentez, sentezvous-mêmespalpiter ici laplusvivante jeunessedenotreunivers !Caronnereconnaît jamais un phénomène, une individualité qu’à sa flamme, qu’à sa passion.Car tout espritvientdu sang, toutepenséevientde lapassion, toutepassionde l’enthousiasme—voilàpourquoi,jeunesgens,c’est,avanttouslesautres,Shakespeareetlessiensquivousrendrontvraimentjeunes!L’enthousiasme d’abord, ensuite l’application laborieuse ; Lui d’abord, le Suprême, le Sublime,Shakespeare,cesplendideabrégé del’univers,avantl’étudedumotàmot!« Etmaintenant, assezpour aujourd’hui, au revoir. »Cedisant, lamain s’arrondit enungeste

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brusquedeconclusionetmarquaimpérieusementlafindelamusique,tandisquelui-mêmesautaitdesatable.Commedisloquéparunesecousse,lefaisceaudesétudiantsserrésl’uncontrel’autresedéfitaussitôt;dessiègescraquèrentetremuèrent,destablesbougèrent;vingtgosiersjusqu’alorsmuetscommencèrent tous à la fois à parler, à toussoter, à respirer largement ; c’est maintenant qu’onpouvaitserendrecomptecombienmagnétiqueavaitété lafascinationquifermait toutesces lèvres,soudainpalpitantes.Lemouvementetlepêle-mêlequ’ilyeutalorsdansl’étroitesallen’enfurentqueplusardentsetplusvifs;quelquesétudiantsallèrentversleprofesseurpourleremercieroupourluidire quelque chose ; tandis que les autres, le visage en feu, échangeaient entre eux leursimpressions;maisaucunnerestaitfroid,aucunn’échappaitàl’actiondececourantélectrique,dontle contact avait brusquement été coupé et dont malgré tout, les étincelles secrètes et les effluvessemblaientpétillerencoredansl’airchargédetension.Quant à moi, je ne pouvais pas bouger, j’étais comme frappé au cœur. Passionné et capable

seulementdesaisir leschosesd’unemanièrepassionnée,dansl’élanfougueuxdetousmessens, jevenaispourlapremièrefoisdemesentirconquisparunmaître,parunhomme;jevenaisdesubirl’ascendantd’unepuissancedevantlaquellec’étaitundevoirabsoluetunevoluptédes’incliner.Monsangmebrûlaitdanslesveines,jelesentais;marespirationétaitplusrapide;cerythmeimpétueuxbattait jusque dansmon corps, et tiraillait avec impatiencemes articulations.Enfin je cédai àmonimpulsion,etjemepoussailentementjusqu’aupremierrangpourvoirlafiguredecethomme,carchoseétrange,tandisqu’ilparlait,jen’avaispasdutoutaperçusestraits,tellementilsétaientfondusdans la trame même de son discours. Alors encore, je ne pus d’abord apercevoir qu’un profilimprécis, comme une silhouette : il était debout, à demi tourné vers un étudiant, lui posantfamilièrement la main sur l’épaule, dans le contre-jour de la fenêtre. Mais même ce mouvementspontanéavaitunecordialitéetunegrâcequejen’auraisjamaiscrupossibleschezunpédagogue.Surcesentrefaites,quelquesétudiantsm’avaient remarqué,et,afindenepaspasserà leursyeux

pour un intrus, je fis encore quelques pas vers le professeur et j’attendis qu’il eût terminé sonentretien.C’estàcemoment-làquejepusexamineràloisirsonvisage:unetêtedeRomain,avecunfrontdemarbrebombé,auxcôtés luisantssurmontésd’unevaguedecheveuxblancsrebroussésencrinière.C’était,enhaut,lahardiesseimposanted’unefigureexprimantuneforteintellectualité,maisau-dessous des cernes profonds autour des yeux, le visage s’amollissait vite, devenait presqueefféminéparlarondeurlissedumentonetparlalèvremobile,tirailléenerveusementtantôtenformede sourire, et tantôt en une inquiète déchirure.Ce qui en haut donnait au front sa beauté virile, laplastiqueamolliedelachairledissolvaitdansdesjouesunpeuflasquesetunebouchechangeante;imposanteetautoritaireaupremierabord,safacevuedeprèsproduisaituneimpressiondetensionpénible.L’attitudedesoncorpsrévélaitunedualitéanalogue.Samaingauchereposaitindolemmentsurlatableoudumoinsparaissaitreposer,carsanscessedepetitsbattementscrispéspassaientsurlesnodositésdesesdoigts;ceux-ciquiétaientminceset,pourunemaind’homme,unpeutropdélicats,unpeutropmous,peignaientavecimpatiencedesfiguresinvisiblessurleboisnudelatable,tandisquesesyeuxrecouvertsdelourdespaupièresétaientbaissésetmarquaientl’intérêtqu’ilprenaitàlaconversation.Était-cedel’inquiétude,oubienl’émotionvibrait-elleencoredanssesnerfsagités?Entout cas, le tressaillement involontaire de samain était en contradiction avec l’attention patiente etcalmede sonvisagequi, épuiséetpourtant concentré,paraissaitplongé tout entierdans l’entretienavecl’étudiant.Enfin ce futmon tour ; jem’avançai, déclinaimon nom etmes intentions, et aussitôt sonœil

s’éclaira en tournant vers moi sa pupille à l’éclat presque bleu. Pendant deux ou trois bonnes

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secondes d’interrogation, cette lueur fit le tour de mon visage, depuis le menton jusqu’à lachevelure ; sans doute que cet examen doucement inquisiteur me fit rougir, car le professeurréponditàmontroubleparunrapidesourire,endisant:«Vousvoulezdoncvousinscrireàmoncours;ilfaudraquenousencausionsensembled’unemanièreplusprécise.Excusez-moidenepaslefairetoutdesuite.J’aimaintenantàréglerencorequelquesquestions;maisattendez-moienbasdevantleportailetensuitevousm’accompagnerezjusquechezmoi.»Enmêmetempsilmetenditlamain,unemaindélicateetmince,dont lecontactfutàmesdoigtsplus légerqu’ungant, tandisquedéjàilétaittournéavecaffabilitéverslesuivantquiattendaitlà.Jerestaidoncdevant leportailpendantdixminutes, lecœurbattant.Qu’allais-je luidire,s’ilme

questionnaitsurmesétudes?Commentluiavouerquej’avaistoujoursécartédemontravailaussibienquedemesheuresdeloisir toussujets littéraires ?Nememépriserait-ilpas,oudumoinsnem’exclurait-il pas aussitôt de ce cercle de feu par lequel je me sentais aujourd’hui magiquementembrasé?Maisàpeinesefut-ilapprochéd’unpasrapide,avecunbonsourire,quesaprésencesuffitdéjà àm’ôter toute gêne ; etmême, sans qu’il eût insisté, j’avouai (incapable de rien dissimulerdevant lui) que j’avais assez mal employé mon premier semestre. De nouveau son regard dechaleureuxintérêtseposasurmoi.«Lapause,elleaussi,faitpartiedelamusique»,sourit-ilpourm’encourager;et,apparemmentpournepasmerendredavantagehonteuxdemonignorance,ilsecontentademequestionnersurdeschosespersonnelles,surmonpaysnataletl’endroitoùjepensaismeloger.Lorsquejeluieusditquejusqu’àprésentjen’avaispascherchédechambre,ilm’offritsonconcoursetmeconseillad’allervoird’abord,danssamaison,carunevieillefemmeàdemisourdeavaitàylouerunegentillechambrettedontplusieursdesesétudiantsavaientétéchaquefoissatisfaits.Etquantaureste,ils’enoccuperaitlui-même:simonintentionétaitréellementdeprendrel’étudeausérieux, il considérait comme sondevoir le plus cher dem’être utile à tous égards.Lorsquenousfûmesarrivésdevantsamaison,ilmetenditdenouveaulamainetm’invitaàluirendrevisitechezluilelendemainsoir,afinquenousélaborionsencommununpland’études.Mareconnaissancepourlabontéinespéréedecethommeétaitsigrandequejenepusqu’effleurerrespectueusementsamainetôtermonchapeaud’unairembarrassé,enoubliantdeleremercierenparoles.

Ilvadesoiquejelouaiaussitôtlachambrettedanscettemaison.Mêmesiellenem’eûtpaspludu

tout, je ne l’en aurais pas moins prise, et cela uniquement à cause de l’impression, naïve etreconnaissante, de me trouver spatialement plus près de ce maître enchanteur qui, en une heure,m’avaitdonnéplusquetouslesautresensemble.Maislapetitechambreétaitravissante:situéeau-dessus de l’appartement de mon maître, rendue un peu obscure par le pignon de bois qui lasurmontait,elleoffraitdelafenêtreunelargevueàlarondesurlestoitsvoisinsetsurleclocher;danslelointainondistinguaituncarrédeverdureet,au-dessus,lesnuages,leschersnuagesdemapatrie.Unepetitevieille,sourdecommeunpot,s’occupaitaveclessoinstouchantsd’unemèredesespupillesdumoment.Endeuxminutesjememisd’accordavecelle,etuneheureplustard,mamallegrinçantefaisaitcrierenmontantl’escalierdebois.Cesoir-là,jenesortisplus;j’oubliaimêmedemanger,defumer.Monpremiermouvementavait

étédetirerdemamalleleShakespearequeparhasardj’avaisemporté,impatientdelelire(c’étaitlapremière fois depuis des années) ; ma curiosité avait été enflammée jusqu’à la passion par lediscoursduprofesseur,etjelusl’œuvredupoètecommejenel’avaisjamaisfaitauparavant.Peut-onexpliquer des changements semblables ? Mais tout d’un coup, je découvrais dans ce texte un

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univers;lesmotsseprécipitaientsurmoi,commes’ilsmecherchaientdepuisdessiècles;leverscourait,enm’entraînantcommeunevaguedefeu,jusqu’auplusprofonddemesveines,desortequejesentaisà la tempecetteétrangesortedevertigeressentiquandonrêvequ’onvole.Jevibrais, jetremblais;jesentaismonsangcoulerpluschaudenmoi;uneespècedefièvremesaisissait;riende tout cela ne m’était encore jamais arrivé et, pourtant, je n’avais fait qu’entendre un discourspassionné.Maisl’enivrementdecediscourspersistaitsansdouteencoreenmoi;sijerépétaisuneligne touthaut, je sentaisquemavoix imitait inconsciemment la sienne ; lesphrasesbondissaientsuivantlemêmerythmeimpétueuxetmesmainsavaientenvie,toutcommelessiennes,deplaneretde s’envoler. Comme par un coup de magie, j’avais en une heure de temps renversé le mur quijusqu’alorsmeséparaitdumondede l’esprit et jemedécouvrais,moi,passionnéparessence,unenouvellepassionquim’estrestéefidèlejusqu’àaujourd’hui : ledésirdejouirdetoutesleschosesterrestresdansdesmotsinspirés.Parhasard,j’étaistombésurCoriolan ,etjefuspriscommed’unvertige, lorsque je trouvai en moi tous les éléments de cet homme, le plus singulier de tous lesRomains : fierté, orgueil, colère, raillerie,moquerie, tout le sel, tout le plomb, tout l’or, tous lesmétauxdusentiment.Quelplaisirnouveaupourmoiquededécouvrir,decomprendrecelatoutd’uncoup,magiquement ! Je lus et je lus jusqu’à en avoir les yeuxbrûlants ; lorsque je regardaimamontre, il était trois heures et demie. Presque effrayé de cette nouvelle puissance qui, pendant sixheures,avaitfaitvibrertousmessens,enlesstupéfiant,j’éteignislalumière,maisenmoi-mêmelesimages continuèrent de briller et de fulgurer ; je pus à peine dormir dans le désir et l’attente dulendemain qui, pensais-je, élargirait cet univers qui s’était découvert à moi d’une manière sienchanteresse,etenferaitentièrementmapropriété.

Mais le lendemain matin m’apporta une déception. Mon impatience m’avait fait arriver un des

premiersdanslasalleoùmonmaître(carc’estainsiquejel’appelleraidésormais)devaitfairesoncourssurlaphonétiqueanglaise.Sonentréesuffitàmefairepeur:était-cedonclàlemêmehommequ’hier, ou bien étaient-ce seulementmon esprit excité etmon souvenir qui avaient fait de lui unCoriolanenflammé,quisurleForumbrandissait laparolecommelafoudre, intrépideethéroïque,subjuguantetdomptanttouterésistance?Celuiquientraiticid’unpasmenuettraînantétaitunvieilhommefatigué.Commesiunvernispâleetlumineuxeûtquittésonvisage,jeremarquaimaintenant,assisaupremierrang,quesestraitsternesetpresquemaladifsétaientsillonnésderidesprofondesetdelargescrevasses;desombresbleuescreusaientcommedesrigolesdanslegrisflasquedesjoues.Tandisqu’illisait,despaupièrestroplourdesvoilaientsesyeux;etlaboucheauxlèvresdécoloréesettropmincesnedonnaitàlaparoleaucunesonorité:oùétaitsonallégresse,cetenthousiasmequis’exaltaitdesaproprejubilation?Mêmelavoixmesemblaitétrangère;commedésenchantéeparcetexposédegrammaire,elleallaitavecraideur,d’unpasmonotoneetfatigant,àtraversunsablequifaisaitentendreuncrissementsec.Jefusprisd’inquiétude.Cen’était,certes,paslàl’hommequej’attendaisavecimpatiencedepuisle

point du jour ; et qu’était devenu son visage, qui brillait hier surmoi comme un astre ? Ici unprofesseur usé déroulait froidement son cours ! J’écoutais avec une anxiété toujours nouvellel’accentdesaparole,pourvoirsimalgrétoutletond’hiernereparaîtraitpas,cettevibrationchaudequi avait étreint mon être comme une main sonore et qui l’avait haussé jusqu’à la passion. Monregardseposaitsurluitoujoursplusinquiet,palpantenquelquesorte,pleindedéception,cevisagedevenu étranger : indéniablement la figure était lamême,mais elle semblait vidée, dépouillée de

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toutesforcescréatrices,lasseetvieillie,commelemasqueparcheminéd’unvieilhomme.Maisunepareillechoseétait-ellepossible?Pouvait-onêtresijeuneàunecertaineheureet,l’heured’après,sivieux?Yavait-ildesbouillonnementsdel’espritquisoudaintransformentlevisageaussibienquelaparoleetquivousrajeunissentdedizainesd’années?La question me tourmentait. Je sentais brûler en moi comme une soif de mieux connaître cet

homme au double aspect. Et obéissant à une inspiration subite, à peine eut-il quitté sa chaire, enpassantdevantnoussansnousregarder,quejecourusàlabibliothèqueetdemandaisespublications.Peut-être qu’aujourd’hui il était tout simplement fatigué et que son élan avait été étouffé par uneindispositionphysique:maisici,danslaformedulivrefixéepourdurer,jetrouveraisforcémentlemoyen de pénétrer et de comprendre sa personnalité qui m’intriguait si fortement. Le garçonm’apportaleslivres:jefussurprisdeleurpetitnombre.Envingtans,cethommedéjàvieillissantn’avaitdoncpubliéquecettemince sériedebrochuresdétachées,d’introductions,depréfaces,unethèsesurl’authenticitéduPériclèsdeShakespeare,unparallèleentreHölderlinetShelley (cela,ilestvrai,àuneépoqueoùaucundesdeuxn’étaitconsidéréparsonpeuplecommeungénie)etsinon,rienquedelapacotillephilologique.Àvraidire,touscesécritsannonçaientcommeenpréparationunouvrageendeuxvolumesintituléLeThéâtreduGlobe,sonhistoire,sadescription,sesauteurs .Maisbienquecetteannonceremontâtdéjààvingtans,lebibliothécairemeconfirma,surlademandequejeluienfisexpressément,quel’ouvragen’avaitjamaisparu.Unpeucraintifetn’ayantplusdéjàqu’unfaiblecourage,jefeuilletaicesbrochuresdansl’ardentespoird’yentendredenouveaulavoixenivranteetsonrythmeimpétueux.Maiscesécritsmarchaientd’unpasdeconstantegravité;nullepartn’yfrémissaitlerythmeàlachaudecadence,bondissantau-dessusdelui-mêmecommelavagueau-dessusdelavague,lerythmedecediscoursenivrant.Queldommage,soupiraquelquechoseenmoi ; j’avais envie de me donner des coups, tellement je frémissais de colère et de méfiance àl’égarddemonsentimentqui,troprapideettropcrédule,s’étaitabandonnéàlui.Maisl’après-midi,auséminaire,jelereconnus.Toutd’abord,ilneparlapaslui-même.Cettefois-ci,suivantl’usagedes«collèges»anglais,deuxdouzainesd’étudiantsétaientrépartis,pourladiscussion,endeuxcamps,parlantpouretcontre;lesujetétaitencoreempruntéàsonShakespearebien-aimé:ils’agissaitdesavoirsiTroïlusetCressida(danssonœuvrepréférée)devaientêtreconsidéréscommedesfiguresdeparodie,etl’œuvreelle-mêmecommeunecomédiesatiriqueoucommeunetragédiemasquéeparl’ironie.Bientôt,sousl’actiondesamainhabile,cetentretiensimplementintellectuels’enflammaetsechargead’uneanimationélectrique.Lesargumentsbondissaientavecacuitécontredesassertionsmanquant de vigueur ; des interruptions et des exclamations stimulaient vivement l’ardeur etl’impétuositédeladiscussion,sibienquecesjeunesgenssemanifestaientmutuellementpresquedel’hostilité.C’estalorsseulement,lorsquelesétincellessemirentàcrépiter,queleprofesseurintervintbrusquement,calmalaconfrontationdevenuetropviolente,enramenantavecadresseladiscussionàson objet, mais en même temps pour lui imprimer, par une impulsion secrète, un puissant élanspirituel s’élevant jusqu’à l’infini ; et ainsi il fut subitement au centre de ce jeu de flammesdialectiques,lui-mêmepleind’uneallègreexcitation,aiguillonnantetmodérantàlafoiscecombatdecoqs entre les opinions, maître de cette vague déferlante d’enthousiasme juvénile et lui-mêmeemporté par elle.Appuyé à la table, les bras croisés sur la poitrine, il regardait l’un, puis l’autre,souriantàcelui-ci,encourageantcelui-làdiscrètementàlariposte,etsonœilbrillaitdumêmefeuquelaveille:jesentaisqu’ilétaitobligédesemaîtriserpournepointleurôteràtous,d’unseulcoup,laparole de la bouche.Mais il se contenait avec violence ; je le voyais à sesmains, qui pressaienttoujours plus fortement sa poitrine comme les douves d’un tonneau ; je le devinais à ses

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commissuresfrémissantes,quiretenaientavecpeinelemotdéjàpalpitant.Etsubitement,cefutplusfort que lui ; il se jeta avec ivresse dans la discussion, à la façon d’un plongeur ; d’un gesteénergique de sa main brandie, il coupa en deux le tumulte, comme fait la baguette d’un chefd’orchestre : aussitôt tous se turent, alors il résuma les arguments, à samanièreharmonieuse.Et,tandis qu’il parlait, resurgissait son visage de la veille ; les rides disparaissaient derrière le jeuflottantdesnerfs,soncouetsasilhouettesetendaientenungestehardietdominateuret,abandonnantsa posture courbée de guetteur, il s’élança dans le discours, comme dans un flot torrentiel.L’improvisation l’emporta : et jecommençaiàcomprendreque,d’un tempérament froid lorsqu’ilétaitseul, ilétaitprivé,dansuncoursthéoriqueoudanslasolitudedesoncabinet,decettematièreenflamméequi, ici,dansnotregroupecompact, fascinéetretenantsonsouffle, faisaitexploserunebarrièreintérieure;ilavaitbesoin(oh,quejelesentais!)denotreenthousiasmepourenavoirlui-même,denotreintérêtpourseseffusionsintellectuelles,denotrejeunessepoursesélansdejeunesse.Commeunjoueurdecymbalumsegrisedurythmetoujoursplussauvagedesesmainsfrénétiques,sondiscoursdevenaittoujourspluspuissant,plusenflammé,pluscoloréetplusardent;etplusnotresilence était profond (malgré soi on percevait dans l’espace les respirations contenues), plus sonexposés’envolait,plusilétaitcaptivantetplusils’élançaitcommeunhymne.Encesminutes-làtousnousluiappartenions,àluiseul,entièrementpossédésparcetteexaltation.Et de nouveau, lorsqu’il termina soudain, en évoquant un passage du discours de Goethe sur

Shakespeare ,notreexcitationretombatoutd’uncoup.Etdenouveau,commelaveille,ils’appuyaépuisé contre la table, le visage blême, mais encore parcouru par les petites vibrations et lesfrémissements des nerfs, et dans ses yeux luisait étrangement la volupté de l’effusion qui duraitencore,commechezunefemmequivientdes’arracheràuneétreintesouveraine.J’avaisscrupuleàm’entretenirmaintenant avec lui,mais par hasard son regard tomba surmoi, et indéniablement ilsentitmagratitudeenthousiasmée,carilmesouritd’unairamicalet,légèrementtournéversmoi,samain entourant mon épaule, il me rappela que je devais aller le trouver chez lui, le soir même,commeconvenu.Àseptheuresprécises,jemetrouvaidoncchezlui.Avecqueltremblementl’adolescentquej’étais

franchit-il ce seuilpour lapremière fois !Rienn’estpluspassionnéque lavénérationd’un jeunehomme, rien n’est plus timide, plus féminin que son inquiète pudeur. On me conduisit dans soncabinet de travail ; une pièce à demi obscure où je ne vis d’abord, à travers les vitres desbibliothèques, que les dos bariolés d’unemultitude de livres.Au-dessus de la table était accrochéeL’Écoled’AthènesdeRaphaël, tableauqu’ilaimaitparticulièrement(commeilmel’expliquapar lasuite),parcequetouteslesdisciplines,touslescourantsdepenséeysontsymboliquementunisenunesynthèseparfaite.Jelevoyaispourlapremièrefois:malgrémoi,jecrusdécouvrirdanslevisagevolontaire deSocrate une ressemblance avec le front demonmaître. Plus loin derrière brillait unmarbreblanc,unebelleréductiondubusteduGanymèdedeParis,avec,toutprès,leSaintSébastiend’unvieuxmaîtreallemand :beauté tragiquequiprobablementn’avaitpasétéplacéeparhasardàcôtéd’unebeautévoluptueuse.J’attendais,lecœurbattant,silencieuxcommetoutescesœuvresd’art,nobles et muettes, qui étaient là tout autour ; ces objets exprimaient symboliquement une beautéspirituelle nouvelle pour moi, que je n’avais jamais pressentie et ne comprenais pas encore trèsnettement,bienquejemesentissedéjàprêtàcommunierfraternellementavecelle.Maisjen’eusquepeudetempspourcontemplertoutcela,carceluiquej’attendaisentraitdéjàetsedirigeaitversmoi;denouveauseposasurmoiceregardmollementenveloppantetquibrûlaitcommed’unfeucaché,ceregardqui,àmapropresurprise,dégelaitetépanouissaitcequiétaitleplussecretdansmonêtre.Je

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lui parlai aussitôt avec une liberté complète, comme à un ami, et lorsqu’ilmequestionna surmesétudesàBerlin,montasoudainmalgrémoiàmeslèvres(j’enfusmoi-mêmetouteffrayé)lerécitdelavisitedemonpère,etjeconfirmaiàcetétrangerlesermentsecretquej’avaisfaitdemelivrerautravailaveclesérieuxleplusabsolu.Ilmeregardad’unairému:«Nonseulementavecsérieux,mongarçon,dit-il ensuite,mais surtout avecpassion.Celuiquin’estpaspassionnédevient tout auplusunpédagogue ;c’est toujourspar l’intérieurqu’ilfautallerauxchoses, toujours, toujoursenpartantdelapassion.»Savoixdevenaitdeplusenpluschaude,etlapiècedeplusenplusobscure.Ilmeparlabeaucoupdesaproprejeunesse,meracontacommentluiaussiavaitfollementcommencéetcomment il ne découvrit que tard sa propre vocation : je n’avais qu’à être courageux et, dans lamesuredesesmoyens,ilm’aiderait;jepouvaism’adresseràluisanscrainte,quelsquefussentmesdésirs et mes questions. Jamais encore, dans toute ma vie, personne ne m’avait parlé avec autantd’intérêt, avec une compréhension aussi profonde. Je tremblais de gratitude et j’étais heureux quel’obscuritécachâtmesyeuxhumides.J’auraisainsipuresterlàdesheures,sansfaireattentionautemps,lorsqu’onfrappalégèrement.La

porte s’ouvrit : une mince silhouette entra, comme une ombre. Il se leva et présenta : « Mafemme. » L’ombre svelte, indistincte, approcha, mit une petite main dans la mienne et dit alors,tournéeverslui:«Ledînerestprêt.—Oui,oui,jelesais»,répondit-ilhâtivementet(cefutdumoinsmonimpression)d’unairunpeucontrarié.Quelquechosedefroidparutsoudainêtrepassédanssavoixet,commemaintenant la lumièreélectrique flamboyait, il redevint l’hommevieillidel’austèresalledecoursqui,d’ungestelas,mecongédia.

Je passai les deux semaines qui suivirent dans une fureur passionnée de lire et d’apprendre. Je

sortaisàpeinedemachambre;pournepasperdredetemps,jeprenaismesrepasdebout;j’étudiaissans arrêt, sans récréation, presque sans sommeil. Il en était demoi commede ceprincedu conteorientalqui,brisant l’unaprès l’autre les sceauxposés sur lesportesdechambres fermées, trouvedanschacuned’ellesdesmonceauxtoujoursplusgrosdebijouxetdepierresprécieuses,etexploreavecuneaviditétoujoursplusgrandel’enfiladedecespièces,impatientd’arriveràladernière.C’estexactement ainsi que je me précipitais d’un livre dans un autre, enivré par chacun, mais jamaisrassasié:monimpétuositéétaitmaintenantpasséedansledomainedel’esprit.J’eusalorsunpremierpressentiment de l’immensité inexplorée de l’univers intellectuel : aussi séduisant pour moi quel’avait été d’abord le monde aventureux des villes ; mais en même temps j’éprouvais la craintepuérile d’être impuissant à prendre possession de cet univers ; aussi j’économisais sur monsommeil,mesplaisirs,mesconversations,surtoutesformesdedistraction,uniquementpourmieuxprofiterdutempsdont,pourlapremièrefois,jecomprenaistoutleprix.Maiscequienflammaitdetellesortemonzèle,c’étaitsurtoutl’amour-propre,pournepasdéchoirdevantmonmaître,nepasdécevoirsaconfiance,pourobtenirdeluiunsourired’approbationetl’attacheràmoicommej’étaisattachéàlui.Lamoindreoccasionmeservaitd’épreuve;sanscessejestimulaismesfacultés(maldégrossiesencore,maisdevenuesremarquablementactives)—pourluienimposer,lesurprendre:sidanssoncoursilnommaitunauteurdontl’œuvrem’étaitétrangère,l’après-midijememettaisenchasse,afindepouvoirlelendemainétaleravecvanitémesconnaissancesaufildeladiscussion.Undésir exprimé par lui tout à fait en passant et à peine aperçu par les autres devenait pourmoi unordre : ainsi il suffit d’uneobservation faitenégligemment au sujet du sempiternel tabagismedesétudiants, et aussitôt, je jetai ma cigarette allumée et je renonçai tout à coup, pour toujours, à

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l’habitudeainsicensurée.Commelaparoled’unévangéliste,lasienneétaitpourmoi,àlafois,loietfaveur ; sans cesse aux aguets,mon attention toujours tendue saisissait avidement chacune de sesremarques,jusqu’auxplusanodines.Jefaisaismonbien,commeunavare,dechacunedesesparoleset de chacun de ses gestes, et dans ma chambre je palpais avec tous mes sens et je gardaispassionnémentcebutin;autantjenevoyaisenluiqueleguide,autantmonambitionintolérantenevoyait dans tousmes camarades que des ennemis,—ma volonté jalouse se jurant chaque jour ànouveaudelessurpasseretdelesvaincre.Sentait-illui-mêmetoutcequ’ilétaitpourmoi,oubiens’était-ilmisàaimercettefouguedemon

être… toujours est-il que mon maître me distingua bientôt d’une manière particulière, en memanifestantunintérêtvisible.Ilconseillaitmeslectures,ilmepoussait,moi,letoutnouveau,d’unemanièrepresqueinjusteaupremierrangdesdiscussionscollectives,etsouventilm’autorisaitàvenirlesoirm’entretenirfamilièrementaveclui.Alorsilprenaitleplussouventundeslivresposéscontrelemuret,decettevoixsonorequidansl’animationdevenait toujoursplusclaireetplushauted’unton, il lisait des passages de poèmes ou de tragédies, ou bien il expliquait des problèmescontroversés ; dans ces deux premières semaines d’enivrement, j’ai appris plus de choses surl’essencedel’artquejusqu’alorsendix-neufans.Nousétionstoujoursseulsdurantcetteheurepourmoitropbrève.Vershuitheures,onfrappaitdoucementàlaporte:c’étaitsafemmequil’appelaitpourdîner.Maisellen’entraitjamaisplusdanslapièce,obéissantvisiblementàlaconsignedenepasinterromprenotreentretien.

Ainsiquinze jourss’étaientécoulés,des joursdudébutde l’été, remplisàéclateretsurchauffés,

lorsqu’unmatin la forcede travailsebrisaenmoi,commeunressort trop tendu.Déjàauparavant,monmaîtrem’avaitaverti,medisantdenepaspousseràl’excèsl’application,deprendredetempsentemps un jour de repos et d’aller à la campagne ; voici que brusquement cette prédictions’accomplissait : jeme réveillaiapathiqueaprèsunsommeil trouble ; les lettresdansaientdevantmoi comme des têtes d’épingles, dès que j’essayais de lire. Fidèle comme un esclave,même à lamoindreparoledemonmaître, je résolusaussitôtd’obéiretdeprendre,aumilieudeces journéesassoifféesdeculture,unjourdelibertéetderécréation.Jem’enfusdèslematin;jevisitaipourlapremière fois la ville, en partie ancienne ; je grimpai les centaines de marches du clocher,uniquementpourdonnerdunerfàmoncorps,etdelaplate-forme,jedécouvrisunpetitlacentouréde verdure. En homme du nord, né au bord de la mer, j’aimais passionnément la natation, etprécisément ici, en haut du clocher vers lequel les prairiesmouchetées brillaient comme un paysd’étangs verts, je fus saisi brusquement d’undésir irrésistible, commeapporté par le vent demonpays,ledésirdemeplongerdanslecherélément.Etl’après-midi,àpeinedénichél’emplacementdelabaignade,quandj’eusnagéquelquesbrasses,moncorpsrecommençaàsesentirbienentrain;lesmuscles de mes membres reprenaient une souplesse et une élasticité qu’ils n’avaient pas connuesdepuisdessemaines;lesoleiletleventjouantsurmapeaunuefirentrenaîtreenmoi,enunedemi-heure, le garçon impétueux d’auparavant, qui se colletait sauvagement avec ses camarades et quirisquaitsaviepourunefolie;j’avaistoutoubliédeslivresetdelascience,toutentieràm’ébroueretàm’étirer.Aveccedémonquim’étaitparticulier,reprisparunepassiondepuislongtempsdélaissée,jem’étaisdépensépendantdeuxheuresdansl’élémentretrouvé,j’avais,trentefoispeut-être,plongédepuisletremplin,pourmedéchargerparcetexercicedutrop-pleindemaforce;deuxfoisj’avaistraversé le lac etma fougue n’était pas encore épuisée.M’ébattant et vibrant de tousmesmuscles

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tendus,jecherchaisautourdemoiquelleépreuvenouvellejepourraisbiententer,impatientdefairequelquechosedefort,d’audacieuxetdetéméraire.Voici que de l’autre côté, dans le bain des femmes, le tremplin cria, et je sentis se propager en

frémissant jusque dans la charpente l’élan d’un saut puissant. En même temps un corps svelte defemme,auquellacourbeduplongeondonnaitlaformed’uncroissantd’acier,commeuncimeterre,s’élevaitpuispiquait, la têteenbas.Pendantunmoment leplongeoncreusaun tourbillonclapotantsurmontéd’uneécumeblanche;puislasilhouettetoutetenduereparutàlasurfaceetsedirigeapardesbrassesénergiquesversl’îleaumilieudulac.«Lasuivre!larattraper!»—legoûtdusportentraînamesmuscles,d’unseulcoup.Aussitôtjemejetaiàl’eauet,jouantdesépaules,jenageaisursestraces,enaccéléranttoujoursmonallure.Mais,remarquantqu’elleétaitpoursuivieet toutaussisportive, lanageuseprofitaavecentrainde sonavance,viraadroitementenpassantdevant l’île, etrepritàtoutevitesselecheminduretour.Reconnaissantvitesonintention,jemejetaimoiaussisurladroite,jenageaiavectantdevigueurquemamainens’allongeantétaitdéjàdanssonsillageetiln’yavaitplusqu’unecoudéeentrenous.Soudain,parunerusehardie,lafugitiveplongeabrusquement,pour reparaître ensuite, un instant plus tard, juste derrière la ligne du bassin des femmes,m’interdisantdecontinuerlapoursuite.Ruisselanteetvictorieuse,ellemontal’échelle:pendantuninstantellefutobligéedes’arrêter,unemainsurlapoitrine,manifestementàboutdesouffle;maisensuiteelleseretournaetlorsqu’ellemevitarrêtéàlalimite,elleritversmoi,d’unairdetriompheetlesdentsbrillantes.Jenepouvaispastrèsbiendistinguersonvisagesouslebonnetetcontrelevifsoleil;seulsonrireéclataitironiqueetclairdansladirectionduvaincu.J’étaisàlafoiscontrariéetcontent:pourlapremièrefoisdepuisBerlin,j’avaissentisurmoice

regardflatteurd’unefemme;peut-êtreétait-celàuneaventurequim’attendait?Entroisbrasses,jeregagnailebaindeshommes;jejetaiprestementmesvêtementssurmapeauencoremouillée,afinde pouvoir être assez tôt à la sortie pour la guetter. Je dus attendre dix minutes ; puis (facile àreconnaître à ses formes minces d’éphèbe) mon orgueilleuse adversaire arriva d’un pas léger etaccéléraencoredèsqu’ellemevit,dansl’intentionévidentedem’ôterlapossibilitédel’aborder.Elleavançaitavecdesmusclesaussiagilesqueprécédemmentquandellenageait;touteslesarticulationsobéissaient nerveusement à ce corps mince d’adolescent, peut-être un peu trop mince : jem’essoufflaivraimentàlarattrapersansmefaireremarquer,carellefilaitcommeuneflèchepourm’échapper.Enfin j’y réussis ; àun tournantduchemin, jem’avançaihabilement enobliquant, jelevaide très loinmonchapeaucommefont lesétudiantset je luidemandai,avantmêmede l’avoirregardéeenface,sijepouvaisl’accompagner.Ellejetadecôtéunregardmoqueur,etsansralentirlerythmeardentdesamarche,ellemeréponditavecuneironiepresqueprovocante:«Pourquoipas,sijenevaispastropvitepourvous?Jesuistrèspressée.»Encouragéparcenaturel,jedevinspluspressant;jeluiposaiunedouzainedequestionsindiscrètesetpourlaplupartsottes,auxquellesellerépondaitpourtantdeboncœuretavecunelibertésistupéfiantequej’enfusenréalitéplustroubléqu’encouragé dansmes intentions.Carmon code berlinois d’entrée enmatière prévoyait plutôt larésistance et la raillerie qu’un entretien aussi franc, mené au pas de course : ainsi j’eus pour lasecondefoislesentimentdem’êtreattaquétrèsmaladroitementàuneadversairetropforte.Mais encore ce ne fut pas là le pire.Car lorsque, redoublant de curiosité, je lui demandai avec

insistance où elle habitait, deux yeux couleur noisette, pleins de fierté, se tournèrent vers moi etétincelèrent, tandisqu’ellene retenaitplus son rire :« Dansvotrevoisinage leplus immédiat. »Stupéfait,jelaregardaifixement.SesyeuxsetournèrentencoreunefoisdemoncôtépourvoirsilaflècheduPartheavaittouché,etvéritablementellem’étaitentréedanslagorge.C’enfutaussitôtfini

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de cette insolence que j’avais pratiquée à Berlin ; je balbutiai d’une voixmal assurée et presquehumblementenluidemandantsimacompagnienelagênaitpas.«Nullement,fit-elleensouriantdenouveau ;nousn’avonsplusquedeux ruesetnouspouvonsbien lesparcourir ensemble. »Àcemoment-là,monsangbourdonnaàmesoreilles:c’estàpeinesijepouvaisavancer.Maisquefaire?Laquittermaintenanteûtétéencoreuneplusgrandeoffense : ilme fallutdoncmarcheravecellejusqu’à la maison où j’habitais. Alors elle s’arrêta soudain, me tendit la main et me ditnégligemment : « Merci dem’avoir accompagnée.Vous viendrez ce soir à six heures voirmonmari,n’est-cepas?»Jedusdevenircramoisidehonte.Maisavantquej’eussepum’excuser,elleavaitmontéprestement

l’escalieretj’étaislàimmobile,songeantavecterreurauxproposstupidesque,dansmabalourdiseetmoninsolence,jem’étaispermis.Enidiotfanfaronquej’étais,jel’avaisinvitée,commeunesimplecousette,àuneexcursiondominicale;j’avaiscélébrésoncorpsd’unemanièresotteetbanale,puisj’avaisdévidélerefrainsentimentaldel’étudiantsolitaire;jemesentaismaladedehonte,tellementla nausée demoi-mêmem’étouffait. Et voilà donc qu’elle s’en allait toute rieuse, fière jusqu’auxoreilles,trouversonmarietluirévélermessottises,àluidontlejugementm’étaitplusprécieuxqueceluidetousleshommes,auxyeuxdequiparaîtreridiculemesemblaitplusdouloureuxqued’êtrefouettétoutnusurlaplacepublique!Je vécus jusqu’au soir des heures atroces : mille fois je me représentai la façon dont il me

recevrait avec son fin sourire ironique. Ah ! je le savais, il était maître dans l’art des parolessardoniquesetils’entendaitàaiguiseruntraitd’espritquivouspiquaitetvousbrûlaitjusqu’ausang.Uncondamnénepeutpasmonteràl’échafaudavecplusdeterreurquemoi,engravissantl’escalier,etàpeine fus-jeentrédanssoncabinetde travail, retenantdifficilementun lourdsanglot,quemontroubleaugmentaencore,carjecrusbienavoirentendu,danslapièceàcôté,lefroufroud’unerobedefemme.Àcoupsûr,elleétaitlàauxaguets,l’orgueilleuse,àserepaîtredemonembarrasetàjouirdeladéconfituredujeunebavard.Enfin,monmaîtrearriva.«Qu’avez-vousdonc?»medemanda-t-ilavecsollicitude.«Vousêtesbienpâleaujourd’hui.»Jeprétendisquenon,attendantlecoup.Maisl’exécution redoutéene seproduisit pas. Il parla, tout commeà l’ordinaire, de choses littéraires ;j’avais beau sonder ses paroles avec anxiété, aucune d’elles ne cachait la moindre allusion ou lamoindreironie,et,d’abordétonné,puistoutheureux,jereconnusqu’ellen’avaitriendit.Àhuitheuresonfrappaàlaporte.Jepriscongé:moncœurétaitdenouveaud’aplombdansma

poitrine. Lorsque je fus derrière la porte, elle vint à passer : je la saluai, son regard me souritlégèrement;et,monsangcirculantenmoilargement,j’interprétaicepardoncommelapromessedecontinueràsetaire.

Àpartirdecejour-là,unenouvellefaçond’observerleschosescommençapourmoi;jusqu’alors

mavénérationdévoteetpuérileconsidéraittellementlemaître,quej’adoraiscommeungénied’unautremonde,quej’enoubliaiscomplètementdefaireattentionàsavieprivée,àsavieterrestre.Aveccette exagération qui caractérise tout véritable enthousiasme, j’avais nettoyé complètement sonexistencedetouteslesfonctionsquotidiennesdenotremondesystématiqueetbienréglé.Etdemêmeque,parexemple,quelqu’unquipourlapremièrefoisestamoureuxn’osedéshabillerenpenséelajeune fille qu’il idolâtre ni la regarder tout naturellement comme semblable auxmilliers d’autrespersonnesquiportentunerobe,demêmejen’osaisglisserunregarddanssonexistenceprivée:jenevoyaisenluiqu’unêtretoujourssublime,dégagédetouteslesvulgaritésmatérielles,ensaqualité

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de messager du Verbe, de réceptacle de l’esprit créateur. Or, maintenant que cette aventure tragi-comiquevenaitdemettresafemmesurmaroute,jenepuspasm’empêcherd’observerdetrèsprèssonexistencefamilialeetconjugale;toutàfaitcontremavolonté,unecuriositédeguetteurinquietm’ouvritlesyeux,etàpeineceregardfureteurnaquit-ilqu’ilsetroublaaussitôt,carl’existencedecet homme, à l’intérieur de son domaine propre, était étrange et constituait comme une énigmepresqueangoissante.Peudetempsaprèscetterencontre,lorsquepourlapremièrefoisjefusinvitéàsatableetquejelevis,nonpastoutseulmaisavecsafemme,j’euslesinguliersoupçonqueleurviecommuneétaitpartropbizarre;etplusjepénétraidansl’intimitédecettemaison,pluscesentimentdevinttroublantpourmoi.Nonpasqu’enparolesoudanslesgestesunetensionouundésaccordsefûtmontréentreeux:aucontraire,c’étaitlenéant,l’absencecomplètedetoutetension,positiveounégative,quilesenveloppaitd’uneatmosphèreaussiétrangeetimpénétrable;c’étaituncalmelourdetorageuxdu sentimentqui rendait l’air plusoppressantque ledéchaînementd’unedisputeou leséclairsd’une rancœurcachée.Extérieurement rienne trahissait l’irritationou la tension ; seule ladistancequilesséparaitintérieurementsesentaitdeplusenplusfort.Carlesquestionsetlesréponsesde leur conversation raréfiée ne faisaient, pour ainsi dire, que s’effleurer rapidement du bout desdoigts;jamaisiln’yavaitentreeuxdecordialité,lamaindanslamain,etmêmeavecmoi,lorsdesrepas,ilparlaitavecgêneethésitation.Etparfois,jusqu’àcequenousnousremettionsàparlerdesétudes, laconversationsefigeaitetseconcentraitenunvasteblocdesilence,quepersonnen’osaitplusrompreetdontlefroidpesantoppressaitensuitemonâmedesheuresentières.Ce qui m’effrayait surtout, c’était sa solitude complète. Cet homme ouvert, d’une nature

absolument expansive, n’avait aucun ami ; seuls ses élèves étaient sa société et sa consolation. Iln’était lié à ses collègues de l’Université que par des rapports d’une correction polie ; il n’allaitjamaisensociété;souvent,ilrestaitdesjoursentierssanssortirdesamaison,sicen’estpourfairelesvingtpasqu’ilyavaitjusqu’àl’Université.Ilentassaittoutenlui-même,silencieusement,sansseconfier ni aux hommes, ni à l’écriture. Et maintenant je compris aussi le caractère éruptif, lejaillissement fanatique de ses discours au milieu des étudiants : c’était son être qui s’épanchaitsoudainaprèsdesjournéespasséesàaccumuler;touteslespenséesqu’ilportaitenlui,muettes,seprécipitaientaveccette fougueque lescavaliersappellentsi jolimentchez leschevaux la ruéeversl’écurie;ellesrompaientimpétueusementlaclôturedusilence,danscettechasseàcourreverbale.Chezluiilparlaittrèsrarement,àsafemmemoinsqu’àtoutautre.Etavecunesurpriseinquièteet

presquehonteuse,jereconnaissaismoi-même,toutjeunegarçoninexpérimentéquejefusse,qu’ilyavaiticiuneombreplanantentrecesdeuxêtres,uneombreflottanteettoujoursprésente,faited’unematière imperceptible, mais malgré tout, les isolant complètement l’un de l’autre ; et pour lapremière fois je pressentis quelle épaisseur de secret cache la façade d’unmariage.Comme si unpentagrammemagique eûtététracésurleseuil,jamaissafemmen’osaitpénétrerdanssoncabinetde travail sans une invitation particulière. Par là on voyait distinctement qu’elle était entièrementexcluedesonmondeintellectuel.Etjamaismonmaîtrenepermettaitqu’onparlâtdesesprojetsetdesestravauxquandelleétaitlà.Lamanièredontils’interrompaitbrusquementaumilieud’unephraseàl’essorpassionné,aussitôtqu’elleentrait,m’étaitmêmefranchementpénible.Cequ’ilyavaitlàdepresque offensant et de dédain quasi manifeste ne se dissimulait même sous aucune forme depolitesse;d’untonsec,ilrepoussaitclairementloindeluitoutemarqued’intérêtdesapart;maiselleneparaissaitpasremarquercetteoffenseouelleyétaitdéjàhabituée.Avecsonalluredejeunefillepleinedefierté,agileetpreste,svelteetmusclée,ellemontaitetdescendaitlesescalierscommeuneflèche;elleavaitconstammentunefouled’occupations,maiscependanttoujoursdutemps;elle

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allaitauthéâtre;ellenenégligeaitaucuneactivitésportive;enrevanche,cettefemmequipouvaitavoiràpeuprèstrente-cinqans,étaitdépourvuedetoutgoûtpourleslivres,poursonfoyer,pourtoutcequiétaitsolitude,calmeouméditation.Elleparaissaitseulementsetrouverbienlorsque(toujoursà fredonner, aimant rire et à chaque instant prête pour une conversation piquante) elle pouvaitdéployersesmembresdans ladanse, lanatation, lacourse,dansn’importequelexerciceviolent ;avecmoi,elleneparlaitjamaissérieusement;ellenefaisaitquemetaquiner,commeunblanc-bec,ettoutauplusvoyait-elleenmoiunpartenairebonpourdesépreuvesdeforceaudacieuses.Etcettenatured’agilitéetdebrillantesensualitéformaituneoppositionsitroublanteaveclemodedeviedemonmaître— sombre, tout replié sur lui-même et seulement enflammépar l’esprit—que jemedemandais avec un étonnement toujours nouveau ce qui avait bien pu unir ces deux tempéramentsessentiellementdissemblables.Àvraidire,cesinguliercontrasteétaitutilepourmoi:lorsque,aprèsuntravailépuisant, j’entamais laconversationavecelle, ilmesemblaitqu’uncasquepesantm’étaitôté du front ; après une exaltation extatique, tout reprenait sa couleur quotidienne et son aspectterrestre ; la joyeuse sociabilité de la vie réclamait agréablement ses droits et le rire, que jedésapprenais presque dans sa fréquentation austère à lui, venait ainsi fort à propos détendre lapression excessive du travail intellectuel. Une sorte de camaraderie juvénile s’établit entre elle etmoi ; et parce que nous ne causions toujours, avec désinvolture, que de sujets indifférents, parexemple en allant ensemble au théâtre, nos rapports n’avaient rien de dangereux.Une seule choseinterrompaitpéniblement l’insouciancecomplètedenosentretiensetchaquefoismeremplissaitdetrouble:c’étaitquandlenomdesonmariétaitprononcé.Alorselleopposait invariablementàmacuriositéindiscrèteunsilenceirritéoubien,lorsquejeparlaisdeluiavecenthousiasme,elleavaitunsourireétrangementvoilé.Maisses lèvres restaient fermées :d’une façondifférente,maisavec lamêmeviolenced’attitude,elleécartaitcethommedesavie,commelui-mêmel’écartaitdelasienne.Etpourtantilsvivaienttousdeuxdepuisdéjàquinzeansàl’ombredumêmetoit,sansbruit.Mais plus ce mystère était impénétrable, plus se renforçait son attraction sur mon impatience

passionnée. Il y avait làuneombre,unvoileque je sentais frémir, étrangementprochedemoi, ausouffledechaqueparole ; plusieurs foisdéjà jepensais le saisir, ce tissu si troublant,mais ilmeglissaitaussitôtentre lesdoigts,pourrevenirunmomentaprèsmurmurer toutprèsdemoi ;maiscelanedevenait jamaisunmot tangible,uneformepalpable.Or, rienn’intrigueetn’exciteplusunjeunehommequelejeuénervantdesvagueshypothèses; l’imagination,quid’habitudevagabondeavecindolence,voitsoudaindevantelleunbutdechasse,etlavoilàquis’enfièvredansleplaisir,toutnouveaupourelle,delapoursuitedecegibier.Encetemps-là,dessensinconnusnaquirentenmoiqui jusqu’alors étais un garçon engourdi : une ouïe extraordinairement fine, qui captaitinsidieusementlesmoindresintonations,unregardépieuretinquisiteurpleindeméfianceetd’acuité,unecuriositéfureteusequifouillaitl’obscurité;mesnerfssetendaientélastiquementjusqu’àdevenirdouloureux, sans cesse excités par le contact d’unpressentiment et n’arrivant jamais à se détendredansuneimpressionnette.Cependantjenelablâmeraipas,macuriositétoujoursenhaleineetauxaguets,carelleétaitpure.

L’émotion qui exaltait ainsi tous mes sens n’était pas celle d’un voyeur concupiscent, aimant àdécouvrirperfidementchezunêtresupérieurquelquebassessehumaine;aucontraire,elleseteintaitd’uneangoissediffuse,d’unecompassionperplexeethésitante,quidevinaitavecuneanxiétéinquiètelaprésenced’unesouffrancechezce taciturne.Carplus jepénétraisdanssavie,plusm’oppressaitd’unemanière concrète l’ombre qui avait déjàmarqué le cher visage demonmaître, cette noblemélancolie, noble parce que noblement surmontée, qui jamais ne s’abaissait jusqu’à unemauvaise

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humeur désagréable ou à une colère incontrôlée ; si dès la première heure, ilm’avait attiré,moil’étranger,parlesilluminationsvolcaniquesdesaparole,maintenantquej’étaisdevenusonfamilier,jemesentaisencoreplusprofondémentémuparsa taciturnité,parcenuagedetristessequipassaitsur son front. Rien ne touche aussi puissamment l’esprit d’un adolescent que l’accablement d’unhommesupérieur:lePenseurdeMichel-Ange,regardantfixementsonpropreabîme,labouchedeBeethoven, amèrement rentrée, ces masques tragiques de la souffrance universelle émeuvent plusfortementunesensibilitéquin’estpasencoreforméequelamélodieargentinedeMozartoularichelumière enveloppant les figuresdeLéonard.Étant elle-mêmebeauté, la jeunessen’apasbesoindesérénité :dans l’excèsdesesforcesvives,elleaspireau tragique,etdanssanaïveté,ellese laissevolontiersvampiriserparlamélancolie.Delàvientaussiquelajeunesseestéternellementprêtepourledangeretqu’elletend,enesprit,unemainfraternelleàchaquesouffrance.C’était la première fois de ma vie que je rencontrais le visage de quelqu’un qui souffrait

véritablement.Filsdepetitesgens,élevédansleconfortd’uneaisancebourgeoise,jeneconnaissaisle souci que sous les masques ridicules de l’existence quotidienne : prenant la forme de lacontrariété,portantlarobejaunedel’envieoufaisantsonnerlesmesquineriesdel’argent;maisletroublequ’ilyavaitdanscevisageprovenait, je le sentisaussitôt,d’unélémentplus sacré.Cetairsombrevenaitdesombresprofondeurs ;c’estde l’intérieurqu’unepointecruelleavait icidessinécesplisetcesfissuresdanscesjouesamolliesavantl’âge.Parfois,lorsquej’entraisdanssonbureau(toujours avec la crainte d’un enfant qui s’approche d’une maison où habitent des démons) etqu’absorbé dans ses réflexions il nem’entendait pas frapper, de sorte que jeme trouvais soudain,honteuxettroublé,devantcethommeperdudanssespensées,ilmesemblaitqu’iln’yavaitlàquesonmasque corporel, — Wagner habillé en Faust, — tandis que son esprit errait dans des ravinsénigmatiques, au milieu de terribles nuits de Walpurgis . Dans ces moments-là, ses sens étaientcomplètementémoussés;iln’entendaitnil’approched’unpasniuntimidesalut.Lorsque,ensuite,seressaisissant soudain, il se levaitbrusquement, sesparolesprécipitées essayaientdedissimuler sonembarras:ilallaitetvenait,s’efforçantpardesquestionsdedétournerdeluimonregardintrigué,maispendantlongtempsencoresonfrontrestaitsombre,etseulelaconversationvenantàs’animerpouvaitdissiperlesnuagesamoncelésdanssonâme.Il sentait parfois probablement combien son aspectm’émouvait, il le sentait peut-être dansmes

yeux,àmesmainsinquiètes;ilpouvaitdeviner,parexemple,quesurmeslèvresflottaitinvisibleuneprière implorant sa confiance, ou bien il pouvait reconnaître dansmon attitude tâtonnante le désirfervent et secret de prendre sur moi et en moi sa douleur. Certainement il s’en apercevait, car àl’improvisteilinterrompaitlaconversationaniméeetmeregardaitavecémotion;mêmesonregard,d’unechaleursingulière,obscurciparsapropreplénitude,m’enveloppaittoutentier.Alors,souventilprenaitmamainetlatenaitpendantlongtempsavecagitation;ettoujoursj’attendais:maintenant,maintenant,maintenantilvameparler.Maisàlaplacec’était laplupartdutempsungestebrusque,parfois même une parole froide, dégrisante et ironique à dessein. Lui qui était l’enthousiasmepersonnifié,quil’avaitéveilléetentretenuenmoi,l’écartaitsoudain,commeunefautequ’oneffacedans un devoir mal écrit ; et plus il me voyait l’âme ouverte, aspirant à sa confiance, plus ilprononçaitavecâpretédesparolesglaciales,comme:«Vousnecomprenezpascela!»oubien:« Laissez donc ces exagérations-là », paroles quime surexcitaient etme portaient au désespoir.Combienj’aisouffertàcausedecethommesurvolté,quilançaitdeséclairs,passantbrusquementduchaud au froid, qui inconsciemment m’enflammait pour me glacer aussitôt, et qui par sa fougueexaltaitlamienne,pourbrandirensuitesoudainlefouetd’uneremarqueironique!—Oui,j’avaisle

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sentiment cruel que plus je m’approchais de lui, plus il me repoussait avec dureté et même avecinquiétude.Riennedevait,riennepouvaitlepénétrer,pénétrersonsecret.Carunsecret,j’enavaisdeplusenplusvivementconscience,unétrangeetinquiétantsecretlogeait

auplusprofonddecetêtrefascinant.Àlamanièresingulièredontsonregardsedérobait, reculantcraintivement après s’être avancé avec ardeur, quand on s’abandonnait à lui avec gratitude, jepressentais quelque chose de caché ; je le devinais aux plis amers des lèvres de sa femme, à laréservefroideetsingulièredesgensdelavillequivousregardaientpresqueavecindignationquandondisaitdubiendelui—àcentchosesbizarres,àcenttroublessoudains.Etqueltourmentc’étaitdese croire déjà entré dans l’intimité d’une telle vie et cependant d’y tourner en rond, confusément,ignorantducheminquiconduisaitàsaracineetàsoncœur!Maisleplusinexplicable,leplusirritantpourmoi,c’étaientsesescapades.Unjour,quandj’arrivai

à la Faculté, il y avait un écriteau disant que le cours était interrompu pendant deux jours. Lesétudiantsnesemblaientpasétonnés;maismoi,quilaveilleencorem’étaistrouvéauprèsdelui,jecourusàsademeure,pousséparlacraintequ’ilnefûtmalade.Safemmenefitquesouriresèchementdevantl’émotionquetrahissaitmonapparitionprécipitée.«Celaarriveassezsouvent»,dit-elleavecune froideur étrange, « simplement, vous n’y êtes pas habitué. » Et de fait, j’appris par mescamaradesqu’assez souvent ildisparaissait ainsipendant lanuit,parfoisne s’excusantqueparunedépêche:unétudiantl’avaitrencontréàquatreheuresdumatindansuneruedeBerlin,unautredansuncaféd’unevilleéloignée.Ilpartaitsoudain,commeunbouchonsauted’unebouteille,etrevenaitensuite sans que personne ne sût où il était allé. Cette disparition brusquem’affecta autant qu’unemaladie:pendantcesdeuxjoursjenefisqu’errerçàetlà,l’espritabsent,inquietetdistrait.Soudainl’étude,horsdesaprésenceaccoutumée,étaitdevenuepourmoivideetsansobjet;jemeconsumaisenhypothèsesconfuses,nondépourvuesdejalousie;etmêmeunpeudehaineetdecolèresurgitenmoiàcausedesadissimulation,quimelaissaitcommeunmendiantsouslefroidglacial,endehorsdesavéritablevie,moiquibrûlaisd’yparticiper.Envainjemedisaisque,n’étantqu’unadolescent,un étudiant, je n’avais aucun droit de lui demander des comptes et des explications, car sa bontém’accordaitcentfoisplusdeconfiancequ’unprofesseurdeFacultén’yesttenuparsafonction.Maisla raison n’avait aucun pouvoir sur ma passion ardente : dix fois par jour, je vins sottementdemander s’il n’était pas rentré, jusqu’au moment où je commençai à sentir chez sa femme del’irritation,àlafaçondontsesréponsesnégativesdevenaienttoujoursplusbrusques.Jerestaiséveillélamoitiédelanuit,guettantlebruitdesonpaslorsqu’ilrentrerait;lelendemainmatinjerôdaisavecinquiétude autour de la porte, n’osant plus maintenant poser de questions. Et quand finalement letroisièmejourilentraàl’improvistedansmachambre, larespirationmemanqua :moneffroifutsansdouteextraordinaire,commejelecomprisdumoinsàsonexpressiondesurpriseembarrassée,qu’il tenta de dissimuler enme posant précipitamment quelques questions indifférentes. Enmêmetempssonregardm’évitait.Pourlapremièrefoisnotreentretienalladetravers,lesmotstrébuchaientlesunscontrelesautreset,tandisquetousdeuxnousfaisionseffortpourécartertouteallusionàsonabsence,c’estprécisémentcequenousnedisionspasquibarraitlarouteàtouteconversationsuivie.Lorsqu’ilmequitta,labrûlantecuriositéflambaitenmoicommeunetorche:peuàpeuelledévoramonsommeiletmesveilles.

Cette lutte pour en apprendre et en connaître davantage dura des semaines : avec entêtement je

poursuivaismonforageverslenoyaudefeuquejecroyaissentir,commeunvolcan,souslerocher

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desonsilence.Enfin,aucoursd’uneheurefortunée,jeparvinsàmettrepourlapremièrefoislepieddanssonmondeintérieur.Unefoisdeplus,j’étaisrestéassisdanssonbureaujusqu’aucrépuscule;alors il sortit quelques sonnets de Shakespeare d’un tiroir fermé ; il lut d’abord dans sa propretraductioncesbrèvesesquissesquisemblaientcouléesdansdubronze,puisiléclairasimagiquementcetteécriturechiffrée,enapparenceimpénétrable,qu’aumilieudemonravissement,leregretmevintquetoutletrésorrépanduparlaparolefugitivedecethommedébordantseperdîtpourtoutlemonde.Voici que le courageme prit subitement (qui sait d’où ilme vint ?) de lui demander pourquoi iln’avaitpasachevésongrandouvragesurl’HistoireduThéâtreduGlobe;maisàpeineavais-jeosécetteparole,que jeconstataiaveceffroique jevenaissans levouloirde touchermaladroitementàuneplaiesecrèteetvisiblementdouloureuse.Ilseleva,sedétournaetrestalongtempssilencieux.Lebureauparaissaits’êtresoudainrempliàl’extrêmedecrépusculeetdesilence.Enfinils’approchademoi, me regarda longuement et ses lèvres tremblèrent plusieurs fois avant de s’entrouvrirlégèrement;puissortitledouloureuxaveu:«Jenepuispasmenerdegrandstravaux.C’estfini:seulelajeunesseformedesprojetsaussihardis.Maintenantjen’aiplusdeténacité.Jesuis(pourquoilecacher ?)devenuunhommeausoufflecourt ; jenepeuxpaspersévérer longtemps.Autrefois,j’avaisplusdeforce;maintenantellen’existeplus.Jenepuisqueparler:làjesuisparfoisinspiré,quelquechosem’élèveau-dessusdemoi-même;maistravailler,assis,danslesilence,toujoursseul,toujoursseul,jenelepeuxplus.»Son attitude résignéeme bouleversa et, dans un élan de spontanéité profonde, je le suppliai de

songer à retenir enfin d’un poing solide ce que quotidiennement il répandait sur nous d’unemainnégligente,etdenepassecontenterdedonner,maisdeconserversousformed’ouvragessespropresrichesses.«Jenepuispasécrire,répéta-t-ild’untonlas,jenesuispasassezconcentré.—Ehbien,dictez! »Etemportéparcettepensée,j’insistai,enlesuppliantpresque:«Vousn’avezqu’àmedicter. Essayez donc. Commencez un peu… ensuite, de vous-même, vous ne pourrez plus vousarrêter.Essayezladictée,jevousenprie,pourl’amourdemoi.»Illevalesyeux,d’abordétonnéetpuispensif.Oneûtditquecetteidéel’intéressait.«Pourl’amour

devous?»répéta-t-il.«Croyez-vousréellementquequelqu’unpuisseencoreseréjouirdevoirlevieil homme que je suis entreprendre quelque chose ? » Je sentais déjà, à son hésitation, qu’ilcommençaitàcéder;jelesentaisàsonregardferméqui,l’instantd’avantchargéencoredenuages,maintenant allégé par une chaude espérance, se déployait peu à peu et trouvait en elle de quois’éclairer. « Le croyez-vous réellement ? » répéta-t-il. Je sentais que sa volonté se préparait àaccueillirintérieurementcettesuggestion,ettoutàcoupils’écria:«Ehbien!essayons.Lajeunessea toujours raison ;qui l’écouteest sage. »L’explosionsauvagedema joie,moncride triompheparut lerevigorer ; ilallaitetvenaitàgrandspas,presqueavecl’animationd’unjeunehomme,etnousconvînmesquetouslessoirs,àneufheures,immédiatementaprèsledîner,nousessaierionsdetravailler,d’aborduneheurechaquefois.Etlesoirsuivantnouscommençâmesladictée.Ah!cesmoments,commentlesdécrirai-je!Jelesattendaistoutelajournée.Dèsl’après-midiune

agitation fiévreuse et énervante électrisait mes sens impatients ; à peine pouvais-je supporter lesheures jusqu’à la venue du soir. Nous allions alors, aussitôt le repas achevé, dans son cabinet detravail;jem’asseyaisàlatable,luitournantledos,tandisqu’ilmarchaitdanslapièced’unpasagité,jusqu’aumomentoù le rythme s’était pour ainsidire rassembléen lui etoù l’élévationde savoixdonnaitledépart.Carcethommesinguliertiraittoutessespenséesdelamusicalitédusentiment:ilavaittoujoursbesoindeprendresonélanpourmettresesidéesenmouvement.Leplussouventc’étaitune image, unemétaphore hardie, une situation concrète dont il tirait une scène dramatique qu’il

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brossait à grands traits, emportémalgré lui par l’émotion.Souvent quelque chosed’apparenté auxfulgurationsgrandiosesdelanaturecréatricesurgissaitalors,aumilieudeséclairsprécipitésdecesimprovisations : jemesouviensdelignesquiressemblaientauxstrophesd’unpoèmeiambique,etd’autres qui se répandaient comme une cataracte, en des dénombrements puissants et abondants,commelecataloguedesvaisseauxchezHomèreetcommeleshymnesbarbaresdeWaltWhitman .Pourlapremièrefoisilétaitdonnéàmajeunesseencoreinexpérimentéedepénétrerdanslemystèredelacréation : jevoyais lapensée,encore incolore,n’étantqu’unepurechaleurfluide,commelebronze fondupourunecloche,naîtreducreusetde l’excitation impulsive,puisen se refroidissant,peu à peu trouver sa forme ; je voyais ensuite cette forme s’arrondir et se réaliser dans toute savigueur,jusqu’àcequ’enfinleVerbeensortîtclairementetdonnâtausentimentpoétique,commelebattantqui fait résonner lacloche, le langagedeshommes.Et,demêmequechaquepartieémanaitd’unrythmeetchaquedescriptiond’untableauàcaractèrethéâtral,l’ouvragedanstoutesonampleursortait,d’unefaçonabsolumentantiphilologique,d’unhymne,d’unhymneàlamer,commeàlaseuleformedel’infini,visibleetsensibleencemonde,roulantsesvaguesd’horizonenhorizon,regardantvers les cieux et cachant des abîmes, jouant entre-temps d’unemanière à la fois pleine de sens etinsensée avec la destinée terrestre, avec les frêles esquifs des hommes : de ce tableau de lamernaissait, en un parallèle grandiose, une description du tragique comme étant la force élémentaire,rugissante et destructrice qui agite notre sang. Puis cette vague créatrice roulait vers un pays :l’Angleterre surgissait, cette île éternellementbattuepar cet élémentmouvant etquiborde tous lesrivagesdelaterre,toutesleslatitudesettoutesleszonesduglobeterrestre.Là-basenAngleterre,ildonneformeàl’État:leregarddroitetclairdelamerpénètrejusqu’aufonddel’œil,grisetbleu,commedeverre : jusquedans l’œil, chaque individuestà la foisunhommede lameretune île,commesonpays,etdefortespassionsorageusesbouillonnentvoluptueusementdanscetteracequiaéprouvé inlassablement ses forces au cours des siècles où les Vikings naviguaient à l’aventure.Maintenantlapaixmetsesbrouillardsau-dessusdupaysbattudesflots;maisseshabitants,familiersdes tempêtes, continuent à choisir la mer, le rude assaut des événements avec leurs dangersquotidiens,etilssecréentainsidenouvellesémotionsstimulantes,dansdesjeuxsanglants.D’abordlestréteauxsontinstalléspourdeschassesauxbêtessauvagesetpourdescombatssinguliers.Lesangdesourscoule, lescombatsdecoqsexcitentbestialement lavoluptédel’horreur ;maisbientôtunsensplusraffinéchercheuneémotionpluspuredansl’affrontementhéroïquedeshommes.Etc’estalorsqu’àpartirdesreprésentationspieuses,desMystèresjouésdansleséglises,sortcetautregrandjeu des passions humaines, répétition de toutes ces aventures, autres traversées orageuses, maismaintenant dans lesmers intérieures du cœur : nouvel infini, nouvel océan avec lesmarées de lapassion et les mouvements houleux de l’esprit, où naviguer avec émotion, être ballotté et secouédangereusement constitue un nouveau plaisir pour cette race anglo-saxonne, tardivemais toujoursforte.C’estainsiquenaîtledramedelanationanglaise,ledramedesÉlisabéthains.Et, tandis que monmaître se lançait avec fougue dans la description de ces débuts barbares et

primitifs, sa parole créatrice résonnait puissamment. Sa voix, qui d’abord se pressait comme unmurmure, tendantdesmusclesetdes ligamentssonores,devenaitunavionaumétalbrillant,quisepropulsait toujoursplus libreet toujoursplushaut : lebureau, lesmurs resserrés,dont l’écho luirépondait,devenaienttropétroitspourelle,tantilluifallaitd’espace;jesentaislatempêtesoufflerau-dessusdemoi;lalèvremugissantedelamercriaitpuissammentsesmotsretentissants:penchésurlatable,ilmesemblaitêtredenouveaudansmonpays,auborddeladuneetvoirvenirversmoi,enhaletant,cegrandfrémissementfaitdemilleflotsetdemilletourbillonsdevent.Pourlapremière

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fois ce frisson douloureux qui entoure la naissance d’un homme, comme celle d’un mot, agitabrusquementmonâmeétonnée,effrayée,etdéjàravie.Lorsqu’ilachevaitcettedictée,oùunepuissanteinspirationarrachaitmagnifiquementlaparoleàla

méthode scientifiquepour transformer la pensée enpoème, j’étais commechancelant.Une ardentelassitudepesaitlourdementetfortementsurmoi,unefatiguebiendifférentedelasiennequiétaitunépuisement, toutes ses forces étant déjà à bout, tandis que moi, qui étais submergé par cejaillissement,jetremblaisencoresousl’effusiondecetteplénitude.Maistousdeux,nousavionsalorsbesoin chaque fois d’une conversation qui fût une détente, pour trouver le chemin du repos et dusommeil :d’ordinaire, je relisaisencoreceque j’avaissténographié,etchoseétrange,àpeine lessignessetransformaient-ilsenparolesquec’étaituneautrevoixquelamiennequiparlait,respiraitets’élevait, comme si quelqu’un eût changé le langage dans ma bouche. Et ensuite je m’en rendaiscompte:enrelisant,jescandaisetimitaissonintonationavectantdefidélitéettantderessemblancequ’oneûtditquec’étaitluiquiparlaitenmoi,etnonpasmoi-même.Tellementj’étaisdéjàdevenularésonancede son être.L’échode saparole. Il y aquarante ansde tout cela : et cependant, encoreaujourd’hui,aumilieud’unexposé,lorsquejesuisemportéparl’élandelaparole,jesenssoudainavecembarrasquecen’estpasmoiquiparle,maisquelqu’und’autre,commesiquelqu’und’autres’exprimaitparmabouche. Je reconnaisalors lavoixd’uncherdéfunt,d’undéfuntquine respireplusqueparmeslèvres:toujours,quandl’enthousiasmemedonnedesailes,jesuislui.Et,jelesais,cesontcesheures-làquim’ontfait.

L’ouvragegrandissait ; ilgrandissaitautourdemoicommeuneforêtdont l’ombremedérobait

peu à peu toute la vue du monde extérieur ; je ne vivais qu’à l’intérieur, dans l’obscurité de lamaison, sous les rameaux bruissants et toujours plus sonores de l’œuvre qui s’élargissait, dans laprésenceenveloppanteetréchauffantedecethomme.Endehorsdesquelquesheuresdecoursàl’Université,c’estàluiqu’appartenaittoutemajournée.

D’ailleurs,jemangeaisàleurtable;nuitetjour,desmessagesmontaientetdescendaientl’escalierentre leur appartement et lemien, et réciproquement : j’avais la clef de leur porte et lui avait lamienne,desortequ’ilpouvaitmetrouveràtouteheuresansavoirbesoind’appelermavieillehôtesseà demi sourde. Mais plus mes relations avec lui devenaient étroites, plus je m’isolais du mondeextérieur:enmêmetempsquelachaleurdecettesphèreintérieure,jepartageaisl’isolementglacialde son existence, totalement enmarge.Mes camaradesmemanifestaient, tous sans exception, unecertainefroideur,uncertainmépris.Était-ceuneconjurationsecrèteoupurejalousie,àcausedemasituationmanifestementprivilégiée?Entoutcas,ilsm’excluaientdeleursconversations,etdanslesdiscussionsduséminaire,onévitait,commeparuneentente,dem’adresserlaparoleetdemesaluer.Même les professeurs ne me cachaient pas leur antipathie ; un jour que je demandais unrenseignement insignifiantauprofesseurde langues romanes, ilm’envoyapromener ironiquementendisant:«Envotrequalitéd’intimedeM.leprofesseurX…,vousdevriezpourtantsavoircela.»Vainement,jecherchaisàm’expliquercetostracismesiinjustifié.Maislesparolesetlesregardsmerefusaienttouteexplication.Depuisquejevivaiscomplètementaveclesdeuxsolitaires,j’étaismoi-mêmetoutàfaitisolé.Jenemeseraispasautrementinquiétédecetteexclusiondelasociété,puisquemonattentionétait

toutentièretournéeversleschosesdel’esprit;maispeuàpeumesnerfsnerésistèrentplusàcettepressioncontinuelle.Onnevitpasimpunémentpendantdessemainesdansuneoutranceincessantede

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l’intellect ; de plus, j’avais trop brusquement changé de manière de vivre ; j’étais passé tropfarouchementd’unextrêmeàl’autrepournepasmettreenpérilcetéquilibresecretquelanatureaétabli ennous.Eneffet, tandisqu’àBerlin la légèretédemaconduitedétendaitmesmusclesd’unemanière bienfaisante et quemes aventures féminines dissolvaient commeun jeu tout ce qui s’étaitaccumuléd’inquiétudeenmoi, iciuneatmosphèreorageuseetpesanteoppressait sans relâchemessens excités, de telle sorte qu’ils s’agitaient en moi, avec des vibrations incessantes, et destressautementsélectriques;jedésapprenaislesommeilsainetprofond,bienque—ouplutôtparceque je transcrivais toujours pourmon propre plaisir, jusqu’à une heure très avancée de la nuit, ladictéedelasoirée(avecuneimpatiencefébrile,mettantmonpointd’honneuràrapporterauplustôtlesfeuilletsàmonchermaître).EnsuitelaFaculté,etlalecturehâtivedestextesquiexigeaitdemoiunsurcroîtdezèle ;et,cequin’allaitpassansm’exciterbeaucoup,c’étaitaussi lanaturedenotreconversation avecmonmaître, parceque chacundemesnerfs s’y tendait fermement pour n’avoirjamaisl’airdevantluid’êtreindifférentàsesparoles.Lecorpsainsioffensénetardapaslongtempsàvouloirsarevanchedecesexcès.Plusieursfoisjefusprisdebrefsévanouissements,signauxdelanatureendangerque,dansmafolie,jenégligeais;maisleslassitudesléthargiquessemultipliaient,chaque expression de mes sentiments atteignait un degré de véhémence extrême, et mes nerfsexacerbésfouillaienttouteslesfibresdemoncorps,m’empêchantdedormiretfaisantsurgirenmoideconfusespenséesjusqu’alorscontenues.La première personne qui remarqua quema santé était nettement en péril fut la femme demon

maître.Souventdéjàj’avaissentiquesonregardinquietm’examinaitattentivement ;àdesseinellerépandaitdansnosentretiensdesremarquesetdesexhortationstoujoursplusfréquentes,medisant,par exemple, qu’il neme fallait pas vouloir conquérir lemonde en un semestre.Elle finit parmeparler sansdétours :« Envoilàassez, fit-elle avecdétermination,undimanchequeparun soleilmagnifique je“bûchais” lagrammaire.Etellem’arracha le livredesmains.—Commentun jeunehommepleindeviepeut-ilêtreàcepointl’esclavedel’ambition!Neprenezpastoujoursmodèlesurmonmari:ilestâgé;vous,vousêtesjeune;ilfautquevousviviezautrement.»Chaquefoisqu’elleparlaitdesonmari,glissaitdanssesparolescettepointedemépriscontrelaquellemoi,sonfidèledisciple,jemesentaisindigné.Intentionnellement,jeledevinais,peut-êtremêmeparunesortede jalousie erronée, elle cherchait toujours à m’écarter davantage de lui et par son oppositionironiqueàcontrecarrermesexcèsd’attachement;si,lesoir,nousrestionstroplongtempsàladictée,ellefrappaiténergiquementàlaporteet,indifférenteauxprotestationsirritéesdesonmari,ellenousobligeaitàcesserletravail.«Ilvousdémoliralesnerfs,ilvousdétruiracomplètement,medit-elleamère, une fois qu’elle me trouva tout à fait abattu. Que n’a-t-il pas fait déjà de vous dans cesquelquessemaines?Jenepeuxpassupporterpluslongtempslafaçondontvousvousfaitesdumalàvous-même.Et,enoutre…»elles’arrêtasansfinirlaphrase.Maissalèvreétaitpâleettremblaitdecolèrecontenue.Et réellement,monmaîtrenemerendaitpas lavie facile.Plus je leservaisavecpassion,plus il

paraissaitindifférentàmonculteempressé.Ilétaitrarequ’ilmeremerciât;quandjeluiapportaisaumatin, le travailquim’avaitdemandéunepartiede lanuit, il secontentaitdemediresèchement :«Vousauriezpuattendrejusqu’àdemain.»Sidansmonzèleambitieuxjeprenaisuneinitiativepourluiplaire,soudain,aumilieudelaconversation,ilpinçaitleslèvresetunmotironiquemerepoussait.Ilestvraiqu’ensuite,enmevoyantm’écarterhumiliéettroublé,sonregardchaudetenveloppantseposaitdenouveausurmoi,pourcalmermondésespoir,maiscombiencelaétait rare,ouicombienrare!Cechaudetfroid,cettealternanced’affabilitécordialeetderebuffadesdéplaisantestroublait

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complètement mes sentiments trop vifs, qui désiraient… Non, jamais je n’aurais pu formulernettementcequ’àvraidirejedésirais,ceàquoij’aspirais,cequejeréclamais,ceàquoivisaientmesefforts,quellemarqued’intérêtj’espéraisobtenirparmonenthousiastedévouement.Car,lorsqu’unepassion amoureuse, même très pure, est tournée vers une femme, elle aspire malgré toutinconsciemmentàunaccomplissementcharnel:danslapossessionphysique,lanatureinventiveluiprésenteuneformed’unionaccomplie;maisunepassiondel’esprit,surgissantentredeuxhommes,àquelleréalisationva-t-elleprétendre,ellequiestirréalisable?Sansrépitelletourneautourdelapersonneadorée,flambanttoujoursd’unenouvelleextaseetjamaiscalméeparundonsuprême.Sonflux est incessant, et pourtant jamais elle ne peut se donner libre cours, éternellement insatisfaite,comme l’est toujours l’esprit. Ainsi son voisinage n’était jamais, pour moi, assez proche ; saprésencenesemanifestaitetneseréalisaitjamaiscomplètementdansnoslongsentretiens;mêmequand il abolissait les distances et se confiait, je savais que l’instant suivant pouvait détruire d’ungestebrutalcetaccordprofond.Àchaquefoiscetteinstabilitétroublaitmessentimentsetjen’exagèrepas en disant que dans ma surexcitation j’étais souvent sur le point de commettre une folie,simplementparcequ’ilavaitrepousséavecindifférence,d’unemainnonchalante,unlivresurlequelj’avais appelé son attention, ou parce que soudain, lorsque le soir, nous étions plongés dans unprofond entretien et que je suivais en haletant le jaillissement de ses pensées (juste après avoirtendrementappuyésamainsurmesépaules)ilselevaittoutàcoupetdisaitavecbrusquerie:«Maismaintenant, partez ! Il est tard. Bonne nuit. » De telles vétilles suffisaient pour me bouleverserpendant des heures, pendant des jours et des jours. Peut-être que ma sensibilité surexcitée etcontinuellementsurlequi-viveapercevaituneoffenselàoùnes’entrouvaitaucuneintention;maispeut-on après coup s’apaiser soi-même, lorsqu’on éprouve des sentiments aussi perturbés ? Et lamêmechoseserenouvelaitchaquejour:prèsdeluijebrûlaisdesouffranceetloindelui,moncœurseglaçait ;sanscesse, j’étaisdéçuparsadissimulationsansqu’aucunsignevîntmerassurer,et lemoindrehasardjetaitenmoilaconfusion!Bizarrement, chaque fois que jeme sentais blessé par lui, jeme réfugiais auprès de sa femme.

C’étaitpeut-être là ledésir inconscientde trouverunêtrequisouffraitaussidecettemiseà l’écartmuette, ou peut-être le simple besoin de parler à quelqu’un et de trouver, sinon une assistance, dumoinsdelacompréhension;entoutcasjemeréfugiaisverselle,commeauprèsd’unalliésecret.D’habitudeelleraillaitmasusceptibilité,oubienenhaussantfroidementlesépauleselledéclaraitquejedevaisêtredéjàaccoutuméàcessingularitésdouloureuses.Maisparfoisellemeregardaitavecuneétrange gravité, avec des yeux pleins de surprise, lorsque mon désespoir soudain déversaitbrusquementdevantelletoutundélugedereprochesexaspérés,desanglotsconvulsifsetdeparolesbalbutiées,mais elle nedisait pasuneparole ; seules ses lèvres avaient tout un jeude crispationscontenues,et je sentaisqu’il lui fallait leplusgrandeffortpournepas laisseréchapperunmotdecolèreetd’indiscrétion.Elleaussi,cen’étaitpasdouteux,avaitquelquechoseàmedire;elleaussicachaitunsecret,peut-êtrelemêmequelui;maistandisqueluimerepoussaitavecbrusquerie,dèsque je me faisais trop pressant, elle, le plus souvent, par une plaisanterie ou par une espièglerieinopinée,barraitlavoieàdeplusamplesexplications.Une seule fois, je fus sur le point de l’obliger à parler.Lematin, en apportant son texte àmon

maître,jen’avaispum’empêcherdeluiraconteravecenthousiasmecombienprécisémentcepassage(c’étaitleportraitdeMarlowe)m’avaitému.Et,toutbrûlantencoredemonexaltation,j’ajoutaiavecadmirationquepersonneneseraitcapabledetracerunportraitaussimagistral.Alorsilpinçasalèvreensedétournantbrusquement;iljetalafeuillesurlatableetmurmuraavecdédain:«Neditespas

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detellesbêtises!Quepouvez-vousentendreparmagistral?»Cetteparolebrutale(quin’étaitsansdoutequ’unmasquevivementmispourdissimulerunepudeur impatiente)suffitpourmegâtermajournée.L’après-midi,metrouvantpendantuneheureseulavecsafemme,j’éclataitoutàcoupenunesorted’explosionhystériqueet,luiprenantlesmains,jem’écriai:«Dites-moi,pourquoimehait-iltant?Pourquoimeméprise-t-ilainsi?Queluiai-jefait?Pourquoichacunedemesparolesl’irrite-t-elleàcepoint?Quedois-jefaire?Aidez-moi.Pourquoinepeut-ilpasmesouffrir?Dites-le-moi,jevousensupplie!»Alors,unœilperçant,étonnédecetteexplosionsauvage,meregarda.«Nepasvoussouffrir?»

Etenmêmetempsunrirefitclaquersesdents,unrirequijaillitcommeunepointesiméchanteetsiacéréeque,malgrémoi,jereculai.«Nepasvoussouffrir?»répéta-t-elleencoreunefois,toutenregardantaveccolèremesyeuxhagards.Maisensuiteellesepenchaversmoi,sesregardsdevinrentpeuàpeutendres,toujoursplustendres,ilsexprimèrentpresquedelacompassion—etsoudainelleme caressa (pour la première fois) les cheveux : « Vous êtes véritablement un enfant, un nigaudd’enfantquineremarquerien,nevoitrienetnesaitrien.Maisilvautmieuxqu’ilensoitainsi,sinonvousseriezencoreplusinquiet.»Etellesedétournademoibrusquement.C’estenvainquejecherchaisàmetranquilliser:comme

cousudanslesacnoird’uncauchemarinfrangible,jeluttaisdetoutesmesforcespourtrouveruneexplicationetpoursortirdelaconfusionmystérieusedecessentimentscontradictoires.

Quatremois s’étaient passés de la sorte, en semaines d’exaltation et de transformation des plus

inouïes.Lesemestrecouraitverssafin.Jevoyaisavecterreurs’approcherlesvacances,carj’aimaismonpurgatoire, et l’atmosphère anti-intellectuelle et terne de la vie de famille dansmon paysmemenaçaitcommeunexiletunespoliation.Déjà je ruminaisdesplanssecretspour faireaccroireàmes parents qu’un travail important me retenait ici ; déjà je tressais adroitement un réseau demensongesetd’échappatoirespourprolongerladuréedecetteprésencedévoratrice.Maisletempsetl’heuredemondépartétaientdepuislongtempsfixésparledestin.Etcetteheureétaitsuspendueau-dessus de moi invisible, comme le coup de midi est suspendu dans le bronze des cloches, pourretentir ensuite à l’improviste et rappeler gravement le temps du travail ou de la séparation auxinsouciants.Commecesoirfatalcommençabien,avecquelleperfidebeauté!J’avaisdînéaveceuxdeux;les

fenêtresétaientouvertes,etdansleurcadreobscurcilecielcrépusculaireentraitpeuàpeu,lentement,avec ses nuées blanches : quelque chose de doux et de clair émanait de leurs reflets flottantmajestueusement,etseprolongeaitauloin;onenressentaituneimpressionforteetprofonde.Nousavionscausé,safemmeetmoi,avecplusdedésinvolture,decalmeetd’animationqu’àl’ordinaire.Monmaîtresetaisait,tandisquenousparlions;maissonsilences’étendaitcommeuneailerepliéeau-dessusdenotreentretien.Jeleregardaisdecôté,àladérobée:ilyavaitcejour-làdanssonêtreune singulière clarté, un peu d’agitation aussi,mais sans rien de nerveux— tout commedans cesnuéesdel’été.Parfoisillevaitsonverredevinetletenaitàcontre-jour,prenantplaisiràsacouleur;et lorsquemon regard joyeux accompagnait ce geste, il souriait légèrement et levait son verre demon côté commepour un toast.Rarement j’avais vu son visage aussi clair, sesmouvements aussitranquillesetharmonieux : ilétaitassis là,presquedansla joied’unefête,commes’ileûtentendudanslarueunemusiqueouqu’ileûtprêtél’oreilleàunentretieninvisible.Seslèvres,oùpassaientd’ordinairesanscessed’imperceptiblesondes,étaient immobilesetmollescommeunfruitpelé,et

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sonfront,qu’iltournaitmaintenantaveclenteurducôtédelafenêtre,baignaitdanslesrefletsdecettedouceclartéetmesemblaitplusbeauquejamais.C’étaitmerveilledelevoirainsisatisfait:était-cel’influencedecesoird’étéserein, l’actionbienfaisantede ladouceurdecetteatmosphèreaux tonsdégradés,quiopéraitenlui,oubienunepenséeconsolatricequibrillaitdanssonâme?Jel’ignorais.Mais,habituéàliredanssonvisagecommedansunlivreouvert,j’étaissûrd’unechose:cejour-làundieuclémentavaitmisunbaumesurlesridesetlesplisdesoncœur.Et c’est aussi avec une étrange solennité qu’il se leva et m’invita, de son mouvement de tête

coutumier, à le suivre dans son bureau : lui, d’habitude si rapide, marchait avec une gravitésingulière.Puisilseretournaencoreunefois,allachercher(contrairementaussiàsonhabitude)unebouteille de vin cacheté dans l’armoire et l’emporta d’un air cérémonieux, avec précaution. Toutcomme moi, sa femme paraissait remarquer dans ses manières quelque chose de bizarre ; avecétonnementellelevaitlesyeuxdesonouvragedecoutureet,commemaintenantnousnousrendionsautravail,elleobservaitavecunecuriositémuettesonattitudeinsoliteetcompassée.Lebureau, comme toujourscomplètementplongédans l’ombre,nousattendait avec son intimité

crépusculaire;seulelalampearrondissaituncercled’orautourdupaquetblancdupapieràécrire.Je m’assis à ma place habituelle et je relus les dernières phrases du manuscrit ; comme d’undiapason,ilavaittoujoursbesoin,pourretrouverlefildesondiscours,des’appuyersurlerythme.Maistandisqued’habitudeilcontinuaitimmédiatementaprèsladernièrephrase,cettefois-ciilrestamuet.Le silence sedéploya largementdans lapièce ; déjà lesmursnous le renvoyaientpesant ettendu.Monmaîtreparaissaitn’êtrepasencoretoutàfaitconcentré,carjel’entendaisderrièremoi,quiallaitetvenaitnerveusement.«Lisezencoreunefois!»—bizarre,commesavoixs’étaitmisebrusquementàvibrer,trèsagitée.Jerépétailesderniersparagraphes:alorssaparoleenchaînad’unseulcoup,aprèsmoi,etildictad’unemanièresaccadée,plusrapideetplusserréequed’habitude.Encinq phrases, la scène fut bâtie ; ce que jusqu’alors il avait exposé, avaient été les conditions deculturepréalablesàl’avènementdudrame,commeunefresquedel’époqueetuntableauhistorique;maintenant, brusquement, il se tourna vers le théâtre lui-même, qui, après le vagabondage et le«charioterrant»devientenfinsédentaireetseconstruitunfoyer,pourvudedroitsetdeprivilègesécrits;d’abordle«ThéâtredelaRose»etla«Fortune»,grossièresbaraquesdeplanchespourdesjeuxeux-mêmesgrossiers.Maisensuitelesartisanscharpententunnouveauvêtementdeplanches,à lamesurede l’envergurecroissantede lapoésiequi sedéveloppeàvued’œil :auxbordsde laTamise,surlespilotisd’unsolvaseux,humideetsansvaleur,sedresselerudeédificedeboisavecsagrossière tour hexagonale, le « Théâtre du Globe », sur la scène duquel paraît Shakespeare, lemaître.Commeunétrangevaisseaurejetépar lamer,avecsonétendardrougedepirateflottantaugrandmât il se dresse là, solidement ancré dans le fond bourbeux.Au parterre s’agite avec bruit,commedansunport,lebaspeuple;duhautdesgaleriessouritetbavardelebeaumondefrivole,au-dessusdesacteurs.Impatients,ilsdemandentqu’oncommence.Ilsbattentdespiedsetfontdutapage,frappent bruyamment du pommeau de l’épée contre les planches jusqu’à ce qu’enfin, pour lapremière fois, la scène enbas s’éclaire à la lueurdequelquesbougiesqu’ony apporte et quedespersonnes vaguement costumées s’avancent pour jouer une comédie qui semble improvisée. Etalors…jemerappelleencoreaujourd’huisesparoles,«éclatesoudainlatempêtedesphrases,cettemerinfiniedelapassion,quidepuiscesplancheslimitéesenvoieverstouteslesépoquesettoutesleszones du cœur humain ses flots sanglants, inépuisables, insondables, sereins et tragiques, variés àl’extrêmeetàl’imagedetoutel’humanité—lethéâtredel’Angleterre,ledramedeShakespeare».Aprèscesparolesprononcéesavecforce,l’exposés’arrêtabrusquement.Unlongetlourdsilence

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suivit. Inquiet jeme retournai :monmaître étaitdebout, étreignantd’unemain la table,danscetteattituded’épuisementquejeluiconnaissais.Maiscettefoissarigiditéavaitquelquechosed’effrayant.Jebondis,craignantqu’ilneluifûtarrivéquelquechose,etjeluidemandaianxieusementsijedevaism’arrêter.D’abordilnefitquemeregarder,horsd’haleine,l’airabsentetfigé.Maisensuitel’étoiledesonœilréapparut,claireetbleueet,leslèvresmoinscrispées,ils’approchademoi.«Ehbien!n’avez-vous rien remarqué ? »…Ilme regardait avec insistance. « Quoidonc ? »balbutiai-jed’une voix incertaine.Alors il respira profondément et sourit un peu ; il y avait desmois que jen’avaispassentienluiceregardenveloppant,douxet tendre.« Lapremièrepartieestachevée. »J’eus de la peine à réprimer un cri de joie, tellement la surprise mit en moi d’ardente émotion.Commentavais-jepunepasm’enapercevoir?Oui,toutelastructureétaitlà,s’étageantmagnifiquedepuislesprofondeursdupasséjusqu’auseuildel’accomplissement:maintenantilspouvaientvenir,lesMarlowe,lesBenJonson,lesShakespeare,etlefranchirvictorieusement.C’était,pourlelivre,lepremier anniversaire : jeme précipitai, pour compter les feuillets. Cette première partie, la plusdifficile,comprenaitcentsoixante-dixpagesd’uneécritureserrée;cequiallaitvenirensuiteétaituntravailpluslibredecompositionetdeprésentation,tandisquejusqu’alorsilavaitfallusuivredeprèsdesdocumentshistoriques.Iln’yavaitpasdedoute,ilachèveraitsonouvrage,notreouvrage!Jenesaispassijemesuislivréàdebruyantsébats,sij’aidansédejoie,defierté,debonheur.Mais

monenthousiasmepritsansdoutedesformestoutàfaitimprévues,carleregarddemonmaîtremesuivait en souriant, tandis que je relisais vite les dernières paroles, ou que je comptais en hâte lesfeuillets, que je les prenais, les pesais et les palpais amoureusement et que déjàmon imaginationessayaitdecalculerparavance l’époqueà laquellenouspourrionsavoirachevé tout l’ouvrage.Safiertécontenue,profondémentcachée,sevoyaitreflétéedansmajoie;souriant,ilmeregardaitavecattendrissement.Alorsilvintàpaslentsversmoi,toutprèsdemoi,lesdeuxmainstendues,etilsaisitlesmiennes;immobile,ilm’examinait.Peuàpeusespupilles,quid’habituden’avaientdecouleurque par intermittence, comme un feu à éclipses, se remplirent de ce bleu clair et plein d’âme queseules,entretousleséléments,peuventformerlaprofondeurdel’eauetlaprofondeurdusentimenthumain.Etcebleuéclatantmontaitdufonddesprunelles,s’avançait,pénétraitenmoi;jesentaisquel’onde ardente qui émanait d’elles traversait mon être moelleusement, s’y répandait largement etdonnait à mon âme une joie vaste et étrange : toute ma poitrine était soudain dilatée par lejaillissementdecettepuissanceetjesentaiss’épanouirenmoilegrandmididel’Italie.«Jesais,fitalorssavoixpar-dessuscettesplendeur,quesansvousjen’auraispointcommencécetravail:jamaisjenel’oublierai.Vousavezdonnéàmalassitudel’élansalvateur,vousavezsauvécequiresteencoredemavieperdueetdispersée,vous,vousseul!Personnen’apourmoifaitdavantage,personnenem’aaidésifidèlement.Etc’estpourquoijenedispas:c’estvousquejedoisremercier,mais…c’esttoi que je dois remercier.Bien !maintenant nous allons passer une heure ensemble comme deuxfrères.»Ilm’attira doucement vers la table et prit la bouteille préparée. Il y avait deux verres : comme

témoignagede gratitude ilm’avait réservé ce brinde symbolique. Je tremblais de joie, car rien netroublepluspuissammentquelqu’unque la réalisationsubitedesonardentdésir.Sagratitudeavaittrouvéleplusbeaudessignespouvantexprimerdelamanièrelaplusconcrètelaconfiance,cesigneauquelj’aspiraisinconsciemment:letutoiementfraterneltendupar-dessusl’intervalledesannéesetdont le prix était septuplé par cette distance si difficile à franchir. Déjà tintait la bouteille, cettemarraine encoremuette qui devait apaiser désormais pour toujoursmon sentiment inquiet, enmedonnant la foi ; déjàmon âme sonnait claire, elle aussi, comme ce tintement vibrant,mais voici

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qu’unpetitobstacleretardaencorel’instantsolennel:labouteilleétaitbouchéeetnousn’avionspasdetire-bouchon.Monmaîtrefitlemouvementdeseleverpourallerlechercher,mais,devinantsonintention,jeleprévinsenmeprécipitantdanslasalleàmanger,brûlantdansl’attentedecettesecondequidevait enfin tranquillisermoncœuret,de la façon lapluséclatante, attester sonaffectionpourmoi.Enfranchissantainsitrèsvitelaporteetensortantdanslecouloirquin’étaitpaséclairé,jeheurtai

dans l’obscurité quelque chose de doux, qui céda aussitôt : c’était la femme demonmaître, quimanifestement avait écouté à la porte.Mais, chose étrange, bien que le choc eût été brutal, elle nepoussapasuncri,sebornantàreculersansriendire;etmoiaussi,incapabledefaireunmouvement,jemetus,effrayé.Celaduraunmoment;tousdeuxnousétionsmuets,honteuxl’undevantl’autre,ellesurpriseenflagrantdélitd’espionnage,moifigéparlasurprisedecetterencontre.Maisensuiteunpaslégersefitentendredansl’ombre,unelumières’allumaetjel’aperçus,pâleetavecunairdedéfi, ledosappuyéà l’armoire ; son regardmemesuraitgravementet ilyavaitdanssonattitudeimmobilequelquechosedesombre,commeunavertissementmenaçant.Maiselleneprononçapasuneparole.Mes mains tremblaient lorsque, après avoir longtemps et nerveusement tâtonné, presque à

l’aveuglette,jetrouvailetire-bouchon;pardeuxfoisilmefallutpasserdevantelle,etchaquefoisenlevantlesyeuxjerencontraiceregardfixe,quibrillaitduretsombrecommeduboispoli.Rienenellenetrahissaitlahonted’avoirétéprisesurlefait,entraind’écouteràlaporte;aucontraire,danssonœilétincelant,hostileetrésolu,ilyavaitàmonadresseunemenacequejenecomprenaispas,etsonairdedéfimontraitqu’elleétaitdécidéeànepasrenonceràcetteattitudeinconvenante,etqu’ellecontinueraitàmonterlagardeetàépierdelasorte.Etcettevolontésupérieuremetroublait;malgrémoijemecourbaisousceregardénergiqued’avertissement,rivésurmoi.Etlorsque,enfin,d’unpasincertain, je me glissai de nouveau dans la pièce où mon maître tenait déjà avec impatience labouteille dans sesmains, la joie immense que j’éprouvais un instant plus tôt avait fait place à uneanxiétéétrangeetglaciale.Maislui,avecquelleinsoucianceilm’attendait !Avecquellesérénitésonregardétaitdirigésur

moi!Toujoursj’avaisrêvédepouvoirenfinunefoislevoirainsi,lesnuagesdelatristesseayantdésertésonfront.Maismaintenantquepourlapremièrefoislapaixbrillaitsurcefrontcordialementtournéversmoi, la parolememanquait ; toutema joie secrète s’en allait commepar des canauxsecrets. Confus, honteux même, je l’écoutai me remercier encore, en me tutoyant désormaisfamilièrement,etlesverresensechoquantfirententendreunsonargentin.Sonbrasm’entourantavecamitié, ilmeconduisitvers les fauteuils ;nousnousassîmes l’unen facede l’autre, samainétaitposéesansfaçonsurlamienne:pourlapremièrefois,jelesentaistoutàfaitfrancetspontanédanssonêtre.Maisj’étaisincapabledeparler;malgrémoimonregardétaittoujourstenduducôtédelaporte,pleindecraintequ’ellenefûtencorelààépier.Elleécoute,pensais-jesanscesse,elleécoutechaque parole qu’il me dit, chaque mot que je prononce. Pourquoi justement aujourd’hui, oui,pourquoi aujourd’hui ? Et lorsque,m’enveloppant de ce chaud regard, ilme dit soudain : « Jevoudraisaujourd’huiteparlerdemoi,demaproprejeunesse», jemedressaidevantluitellementeffrayé, la main suppliante, en manière de refus, qu’il leva sur moi des yeux étonnés. « Pasaujourd’hui,balbutiai-je,pasaujourd’hui…excusez-moi. »Lapenséequ’ilpûtse trahirdevantunespiondontj’étaisobligédeluitairelaprésenceétaitpourmoitropaffreuse.Monmaîtreme regardad’une façonmal assurée : « Qu’as-tudonc ? »demanda-t-il, unpeu

mécontent.«Jesuisfatigué!…pardonnez-moi…c’estplusfortquemoi…jecrois—et,cedisant,

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jemelevai,touttremblant,—jecroisqu’ilvautmieuxquejem’enaille.»Malgrémoimonregard,passant devant lui, obliqua vers la porte où je supposais que, dissimulée par les panneaux, cettecuriositéennemieetjalousedevaittoujoursêtreauxaguets.Alors,pesammentilselevaluiaussidufauteuil.Uneombrevolasursonvisagedevenusoudain

las.«Veux-tuvraimentt’enallerdéjà?…Cesoir,précisémentcesoir?»Iltenaitmamain,lourded’une tension invisible. Mais soudain il la laissa retomber brusquement, comme une pierre :« Dommage, s’écria-t-il d’un air de déception. Jem’étais tant réjoui de parler une fois librementavec toi. Dommage. » Pendant un moment, ce profond soupir se répandit à travers la chambre,commeunnoirpapillon.J’étaispleindehonte,pleindeperplexitéetd’unecrainteinexplicable;jemeretiraid’unpasmalassuréetjefermaidoucementlaportederrièremoi.Entâtonnantetavecpeine,jeparvinsdansmachambreetjemejetaisurlelit;maisjenepuspas

dormir.Jamaisjen’avaissentiaussifortementquemonlogementauxmursmincesétaitsuspenduau-dessusduleuretqu’iln’enétaitséparéqueparunecharpentesombreetmystérieuse.Etmaintenantavecmessensexacerbés,jesentaismagiquementqu’ilsveillaienttousdeuxau-dessousdemoi;jelesvoyaissanslesvoir;j’entendaissansentendre,commentlui,àprésent,au-dessousdemoidanssachambre,allaitetvenaitavecagitation,tandisqu’elleétaitassisemuetteenquelqueautreendroitouqu’elle rôdaitauxaguets,commeunesprit.Mais jesavaisquesesdeuxyeuxétaientouvertsetsonattituded’espionnemepénétraitd’horreur:enproieàuncauchemar,jesentissoudaintoutelalourdeetsilencieusemaisonpesersurmoiavecsesombresetsanoirceur.Jerejetaimacouverture.Mesmainsbrûlaient.Qu’avais-jefait?J’avaisététoutprèsdusecret,je

sentaisdéjàcontremafiguresachaudehaleine,etmaintenantils’étaitdenouveauéloigné;maissonombre,sonombremuette,opaque,rôdaitencoreengrondant;jelaflairaisdanslamaisoncommeun danger, rampant comme une chatte sur ses pattes souples, toujours là, avançant et reculant,bondissante, toujours vous frôlant et vous troublant par le contact électriquede sa peau, chaude etpourtant semblable à un spectre. Et toujours je sentais dans la nuit le regard enveloppant demonmaître,douxcommesamaintendue,etaussi l’autreregardincisif,menaçanteteffrayé,celuidesafemme.Qu’avais-jeàfairedansleursecret?Pourquoitousdeuxmeplaçaient-ils,lesyeuxbandés,aumilieudeleurpassion?Pourquoimemêlaient-ilsàleurconflitinsaisissable,etpourquoichacund’euxdéposait-ildansmoncerveausonardentfaisceaudecolèreetdehaine?Monfrontétaittoujoursbrûlant.Jemelevaietj’ouvrislafenêtre.Au-dehorslavilleétaitcouchée,

paisiblesouslecield’été;ilyavaitdesfenêtresoùbrillaitencorelalueurdeslampes;maisceuxqui étaient assis là étaient unis par une paisible conversation, ou bien un livre ou une musiquefamilière leur réchauffait le cœur. Et là où derrière les blancs châssis des fenêtres, régnait déjàl’obscurité, à coup sûr respirait un sommeil calme.Au-dessus de tous ces toits tranquilles planait,comme la lune dans ses vapeurs d’argent, un doux repos, un silence fait de pureté et rempli declémence,etlesonzecoupsdel’horlogetombaientsansrudessedansl’oreillerêveuseouparhasardécouteusedetoutcemonde.Moiseul,icidanscettemaison,jesentaisqu’onveillaitencoreautourdemoi et que j’étais assiégé par des pensées étrangères et méchantes. Fiévreusement quelque choses’efforçaitenmoidecomprendrecesbruitsconfus.Soudain,jereculaieffrayé.N’étaient-cepointdespasdansl’escalier?Jemeredressaipourmieux

écouter. Et, effectivement, il y avait là quelqu’un quimontait en tâtonnant, comme un aveugle, lesdegrésde l’escalier,d’unpasprudent,hésitantetmalassuré : jeconnaissaiscegémissementetcebruitsourdduboissous lespieds ;cepas-lànepouvaitsedirigerqueversmoi,uniquementvers

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moi, car personne n’habitait ici, sous le toit, sauf la vieille femme sourde qui dormait depuislongtempsetquidurestenerecevaitjamaispersonne.Était-cemonmaître?Non,cen’étaitpassonallure hâtive et saccadée ; ce pas-là hésitait et traînait lâchement (comme à l’instant même) surchaquedegré:unintrus,uncriminelpouvaits’approcherainsi,maisnonunami.J’écoutaisavecunetelletensionquemesoreillesbourdonnaient.Etbrusquement,quelquechosedeglacialmontalelongdemesjambesnues.Voiciquelaserruregrinçalégèrement:ildevaitdéjàêtrecontrelaporte,cethôteinquiétant.Un

mincecourantd’airsurmesorteilsm’indiquaquelaporteextérieureétaitouverte ;mais luiseul,monmaître,enavaitlaclef.Cependant,sic’étaitlui,pourquoitantd’hésitation,tantdebizarrerie?Était-ilsoucieux,voulait-ilvoircommentjemetrouvais?Etpourquoicethôteinquiétanthésitait-ilmaintenant, dehors dans l’entrée, car ce pas furtif et rampant s’était soudain figé ?Etmoi-mêmej’étaiségalementfigéd’horreur.Ilmesemblaitquej’allaiscrier,maisquelquechosedepâteuxmecollaitaugosier.Jevoulusouvrir,mespiedsrestèrent immobiles,commeclouésausol.Seuleunemincecloisonétaitmaintenantencoreentrenousdeux,entrecethôteinquiétantetmoi,maisnimoinilui,nousnefaisionsunpasl’unversl’autre.Alorslaclochedel’horlogesonna:unseulcoup,onzeheuresunquart.Maiscelamitfinàmon

engourdissement.J’ouvrislaporte.Et de fait, mon maître était là, une bougie à la main. Le courant d’air provoqué par la porte

s’ouvrantbrusquementcouronnalaflammed’unelueurbleue,etderrièreluisonombretremblotantese détachant comme pétrifiée, gigantesque, de sa silhouette, chancelait comme un homme ivre, àdroiteetàgauche,surlemur.Maisluiaussi,lorsqu’ilmevit,fitunmouvement;ilserepliasurlui-même, commequelqu’unqui, surprisdans son sommeilparun souffled’air inattendu, tire sur luiinvolontairement sacouvertureen frissonnant.Puis il recula, tandisque labougievacillaitdans samain,enlaissanttomberdesgouttes.Jetremblais,mortellementeffrayé.Jenepusquebalbutier:«Qu’avez-vous?»Ilmeregarda

sansparler;quelquechose,àluiaussi,luiôtaitlaparole.Enfinilposalabougiesurlacommode,etaussitôtlejeudesombresquiflottaientdansl’espaceàlamanièred’unechauve-souriss’apaisa.Enfinilbalbutia:«Jevoulais…jevoulais…»Denouveaulavoixluimanqua.Ilétait là,debout, lesyeuxbaissés,commeunvoleurprissur le

fait.Cette angoisse, cette attitude,moi en chemise, tremblant de froid, et lui recroquevillé sur lui-mêmeetrenduhagardparlahonte,étaientinsupportables.Soudainlafaiblesilhouettesesecoua.Elles’approchademoi:unsourire,méchantetfaunesque,

un sourire qui luisait comme unemenace, uniquement dans ses yeux, tandis que ses lèvres étaientétroitement pincées, un sourire se posa surmoi en ricanant, tel unmasque étrange, et pendant uninstantrestacommefigé;puisunevoix,pointuecommelalanguebifided’unserpent,fitentendre:«Jevoulaisseulementvousdire…qu’ilvautmieuxrenoncerànoustutoyer…ce…ce…ceseraitincorrect entre un poulain et son maître… comprenez-vous… il faut garder les distances… lesdistances…lesdistances…»Etenmêmetemps,ilmeregardaitavecunetellehaine,avecuneméchancetésioffensante,pareille

à un soufflet, que sa main se crispait malgré lui, comme des griffes. Je fis en chancelant unmouvementderecul.Était-ilfou?Était-ilivre?Ilétaitlà,lepoingserré,commes’ilvoulaitsejetersurmoioumefrapperauvisage.

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Maiscettechosehorribleneduraqu’uneseconde;ceregardagressifrentraprécipitammentsoussespaupières.Ilseretourna,murmuraquelquechosequiressemblaitàuneexcuseetsaisitlabougie.Commeundiablenoiretempressé,l’ombre,déjàrepliéesurlesolseremitàbougeretprécédaleprofesseur,en tourbillonnantvers laporte.Puis il s’enalla lui-mêmeavantque j’eusse la forcedetrouverunseulmot.Laporteserefermaavecviolence;etl’escaliercrialourdetdouloureuxsoussespas,quiparaissaientprécipités.

Je n’oublierai pas cette nuit ; une colère froide alternait enmoi sauvagement avec un désarroi

brûlant etdésespéré.Commedes fusées,mespensées traversaientmoncerveau, fonçantpêle-mêle.Pourquoimemartyrise-t-il?medemandai-jecentfoisdansletourmentquimedévorait.Pourquoimehait-iltellementquelanuit,ilmonteexprèsl’escalier,encachette,uniquementpourmelancerauvisage,avectantd’animosité,unepareilleoffense?Queluiavais-jefait?Quefallait-ilmaintenantque je fisse ? Comment l’apaiser, puisque j’ignorais en quoi je l’avais blessé ? Jeme jetai toutbrûlantdansmonlit;jemelevai,jem’enfouisdenouveausouslacouverture;maistoujourscetteimagefantomalesedressaitdevantmoi:monmaîtrearrivantfurtivementettroubléparmaprésence,avecderrièrelui,étrangeeténigmatique,cetteombremonstrueusequivacillaitsurlemur.Le lendemain matin, lorsque, après un bref et faible assoupissement, je me réveillai, je me

persuadaid’abordquej’avaisrêvé.Maissurlacommodeétaientcolléesencore,rondesetjaunes,lestachesdestéarinequiavaientcoulédelabougie.Etaumilieudelachambre,inondéedelumière,monaffreuxsouvenirnepouvait s’empêcherdememontrer sanscesse l’hôtedecettenuit,qui s’yétaitglissécommeunvoleur.Jene sortispasde lamatinée.Lacraintede le rencontrerparalysait toutesmes forces. J’essayai

d’écrire, de lire, je n’arrivais à rien ; mes nerfs étaient comme minés : à chaque instant ilsmenaçaientd’éclaterenaccèsconvulsif,ensanglotsetenhurlements.Jevoyaismespropresdoigtstremblerbizarrement,commedesfeuillesdansunarbre.J’étaisincapabledelesmaintenirenrepos,etmesjarretsfléchissaient,commesilestendonsavaientétécoupés.Quefaire?Quefaire?Jemeledemandaijusqu’àenêtreépuisé;lesangbouillonnaitdéjàdansmestempesetilcernaitdebleumonregard.Maissurtout,nepassortir,nepasdescendre,nepaslerencontrersubitementsansavoirreprisassurance,sansquemesnerfsaientretrouvéleurforce!Jemerejetaisurlelit,affamé,sansm’êtrelavé,troublé,bouleversé,etdenouveaumessenscherchèrentàdevinercequisepassaitderrièrelamincecloisondemaçonnerie:oùsetrouvait-ilmaintenant,quefaisait-il,était-iléveillécommemoi,désespérécommejel’étais?Midiarriva,etj’étaisencoreétendusurlelitbrûlantdemondésarroi,lorsqueenfinj’entendisun

pas dans l’escalier. Tous mes nerfs sonnèrent l’alarme ; mais ce pas était léger, insouciant, ilparcouraitdanssonélanrapidedeuxmarchesàlafois;déjàunemainfrappaitàlaporte.Jebondisetdemandaisansouvrir:«Quiestlà?—Pourquoinevenez-vousdoncpasdéjeuner?»répondit,d’untonunpeufâché,safemme.«Êtes-vousmalade?—Non,non,bredouillai-jeavecembarras,j’arrive,j’arriveàl’instant.»Etilnemerestaplusqu’àenfilermesvêtementsetàdescendre.Maisjedusm’appuyeràlarampedel’escalier,tellementmesmembresflageolaient.J’entraidanslasalleàmanger.Devantl’undesdeuxcouverts,lafemmedemonmaîtrem’attendait,

etellemesaluaenmereprochantlégèrementdel’avoirobligéeàvenirmechercher.Saplaceàluiétaitvide.Jesentislesangmemonteràlatête.Quesignifiaitcetteabsenceimprévue?Redoutait-il

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encore plus quemoi-mêmenotre rencontre ?Avait-il honte, ou bien désormais ne voulait-il pluss’asseoiràlamêmetablequemoi?Enfinjerésolusdedemandersileprofesseurneviendraitpas.Étonnée,elleme regarda :« Nesavez-vousdoncpasqu’il estparti cematinpar le train ?—

Parti?balbutiai-je.Pouroù?»Aussitôtsonvisagesefronça:«Monmarin’apasdaignémeledire ; c’estprobablementunede ses sortiescoutumières. »Puis soudainelle se tournaversmoi,disantvivementetd’unairinterrogateur:«Maisvousnelesavezdoncpas,vous?Ilestpourtant,cette nuit, remonté exprès chez vous ; je pensais que c’était pour prendre congé. C’est étrange,vraimentétrange…qu’ilnevousaitriendit,àvousnonplus.—Àmoi!»fis-je,incapabled’autrechosequedececri.Etàmahonte,àmaconfusion,cecrifit

déborder tout ce que ces dernières heures avaient refoulé en moi. Subitement ce fut comme uneexplosion : de sanglots, de gémissements convulsifs et furieux ; je n’étais plus qu’une massehagardededésespoir,dedouleuréperdue,d’oùjaillissaitundélugedemotsetdecrisenchevêtrés;jepleurais,ouplutôtmabouchefrémissantedéchargeaittoutelasouffranceaccumuléeenmoietjelanoyaisdansdessanglotshystériques.Mespoingsfrappaientsurlatableavecégarementet,commeunenfant irritable et hors de lui, la figure ruisselante de larmes, je laissais éclater avec rage ce qui,depuisdessemaines,couvaitenmoicommeunorage.Et tandisquecesépanchementseffrénésmesoulageaient,j’éprouvaisenmêmetempsunehonteinfinieàmetrahirainsidevantelle.« Qu’avez-vous ? Pour l’amour deDieu ! » Ce disant, elle s’était levée brusquement, toute

décontenancée.Puisellevintviteàmoietmeconduisitde la tableaucanapé :« Étendez-vous là.Calmez-vous. »Elle caressaitmesmains, elle passait les siennes surmes cheveux, tandis quedessecoussesconvulsivescontinuaientàébranlermoncorpstouttremblant.«Nevoustourmentezpas,Roland, ne vous laissez pas tourmenter. Je connais tout cela, je l’ai senti venir. » Elle caressaittoujoursmescheveux,maissoudainsavoixdevintdure:«Jesaisparmoi-mêmecommentils’yprendpour troubler lesgens. Je le saismieuxquepersonne.Mais croyez-moi, jevoulais toujoursvousavertirlorsquejevoyaisquevousvousreposiezentièrementsurlui,alorsqu’iln’alui-mêmeaucun équilibre. Vous ne le connaissez pas, vous êtes aveugle, vous êtes un enfant. Vous ne vousdoutez de rien, pas même aujourd’hui, non, pas même maintenant. Ou peut-être avez-vousaujourd’hui pour la première fois commencé à comprendre quelque chose ?Ce serait tantmieuxpourluietpourvous.»Ellerestapenchéesurmoiaffectueusement;ilmesemblaitquesesparolesetsesmainsapaisantes

quiendormaientmadouleur,venaientd’uneprofondeurouatée.Celamefaisaitdubienderencontrerenfin,enfindenouveauunsouffledesympathieetdesentirprèsdemoi,tendre,presquematernelle,unemaindefemme.Peut-êtreaussiquej’enavaisétéprivédepuistroplongtemps,etmaintenantenvoyantàtraverslevoiledelatristessel’intérêtquemetémoignaitunefemmetendrementpréoccupée,masouffrances’allégeait.Maismalgrétout,combienj’étaisconfus,combienj’avaishontedem’êtretrahidanscette crise etdem’être livré ainsi, dansmondésespoir !Et ce futmalgrémoique,meredressantpéniblement,jelaissaiencorelibrecoursàunflotdecrisprécipitésetsaccadésàlafois,meplaignantde toutcequ’ilm’avait fait,disantcomment ilm’avait repousséetpersécuté,puisdenouveauattiré;comment,sansraisonnimotif,ilsemontraitdurenversmoi—cebourreauàqui,malgrétout, j’étaisattachéavecamour,quejehaïssaisenl’aimantetquej’aimaisenlehaïssant.Jerecommençai tellement à m’exciter qu’il fallut encore qu’elle m’apaisât. De nouveau ses doucesmainsmerepoussèrentavecgentillessesurl’ottomaned’oùjem’étaislevéavecemportement.Enfin,jedevinspluscalme.Ellesetaisait,étrangementpensive:jedevinaisqu’ellecomprenaittoutcelaetpeut-êtreencoreplusquemoi-même…Cesilencenousliapendantquelquesminutes;puislajeune

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femme se leva : « Bien, il y amaintenant assez longtemps que vous faites l’enfant ; à présentredevenez un homme.Mettez-vous à table etmangez. Il n’y a là rien de tragique, c’est un simplemalentendu, qui s’éclaircira — et, comme je faisais quelques gestes de dénégation, elle ajoutavivement :— Il s’éclaircira, car je ne vous laisserai pas plus longtemps tirailler et bouleverserainsi;ilfautquecelafinisse;ilfautqu’enfinilapprenneunpeuàsemaîtriser.Vousêtestropbonpoursesjeuxaventureux.Jeluiparlerai,comptez-y.Maintenant,venezàtable.»Honteuxetsansvolonté,jemelaissaifaire.Elleparlaavecunecertainehâteetvolubilitédechoses

indifférentes, et je lui étais reconnaissant intérieurement de ce qu’elle paraissait n’avoir pas faitattention à cette explosion plus forte que moi et l’avoir déjà oubliée. Elle me dit d’une voixpersuasiveque le lendemaindimanche, elledevait faire, avec leprofesseurW…et sa fiancée,uneexcursionsurlesbordsd’unlacvoisinetqu’ilmefallaitveniraveceux,m’arracheràmeslivresetmedistraire.Toutmonmalaiseprovenaitdusurmenageetde la surexcitationdesnerfs ;une foisdansl’eauousurleschemins,moncorpsretrouveraitaussitôtl’équilibre.Jepromisdelesaccompagner.Tout,plutôtquelasolitude,plutôtquederesterdansmachambre,

aveccespenséesrôdantdansl’ombre.«Etcetaprès-midinonplusnedemeurezpasenfermé.Allezvouspromener,courir,vousamuser»,insista-t-elleencore.«C’estétrange,pensai-je,commeelledevinemes sentiments les plus intimes, comme elle qui pourtant,m’est étrangère, sait toujours cequ’ilmefautoucequimefaitmal,tandisquelui,l’hommedelaconnaissance,meméconnaîtetmebrise.»Jeluipromisdel’écouter.Et,laregardantavecgratitude,jeluitrouvaiunnouveauvisage:ce qui s’ymontrait d’habitude de railleur et d’impertinent et lui donnait un peu l’air d’un garçoninsolentetmalélevé,étaitremplacéparunregardtendreetcompatissant;jamaisjenel’avaisvueaussi sérieuse. « Pourquoi, lui ne me regarde-t-il jamais avec cet air de bonté ? se demandaitnostalgiquementenmoiunsentimentconfus.Pourquoinevoit-iljamaisqu’ilmefaitmal?Pourquoin’a-t-il jamais posé sur mes cheveux, ou dans mes mains, des mains aussi secourables, aussitendres ? »Jebaisaiavecreconnaissancelesmainsdecettefemme,maiselle lesretiravivement,presqueavecviolence.«Nevoustourmentezpas»,insista-t-elleencore,trèschaleureuse.Puisseslèvresreprirentuneexpressiondedureté;seredressantbrusquement,elleditd’unevoix

basse:«Croyez-moi,ilneleméritepas.»Et cette parole,murmurée d’une façon à peine perceptible, endolorit de nouveaumon cœur qui

étaitdéjàpresqueapaisé.

Cequejefisd’aborddanscetaprès-midietcettesoiréeestsiridiculeetsipuérilquependantdes

années, j’ai euhonted’ypenser et que,même, une censure intérieure étouffait aussitôt lemoindresouvenir qui s’y rapportait. Aujourd’hui, je n’ai plus honte de ces balourdises ; au contraire, jecomprendsmaintenant trèsbienle jeunehommeimpétueuxquej’étais,quidanssapassionconfusecherchaitviolemmentàsecacheràlui-mêmelapropreincertitudedesessentiments.Je me vois moi-même comme au bout d’un couloir d’une longueur extraordinaire, comme à

traversun télescope : ce jeunehommedésespéréet tiraillémontedans sachambre sans savoir cequ’ilvaentreprendrecontrelui-même.Etsoudainilseprécipitesursonpaletot,secomposeuneautredémarche,vachercheraufonddesonêtredesgestesfarouchementrésolusetpuisbrusquement,d’unpas énergique et violent, le voilà dans la rue. Oui, c’est moi, je me reconnais, je sais toutes lespenséesdecepauvregarçond’alors,sotet tourmenté ; je lesais : soudain jemesuis raidi, juste

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devant laglace,et jemesuisdit :« Jememoquede lui,que leDiable l’emporte !Pourquoimetortureràcausedecevieuxfou?Ellearaison:soyonsgais,amusons-nousenfin.Enavant!»Véritablementc’estainsique je suisdescendudans la rue.Ce futunebrusquesecoussepourme

délivrer,etpuisunecourseàtoutesjambes,unefuitelâcheetaveugle,pournepasreconnaîtrequecette joyeuse assurance n’était pas si joyeuse que cela et que le bloc de glace, immobile, toujoursaussilourd,pesaitsurmoncœur.Jemerappelleencorecommentjemarchais,mafortecannebienserréedanslamainetregardantchaqueétudiantdroitdanslesyeux;enmoicouvaitunedangereuseenvie de me quereller avec quelqu’un, de décharger au hasard, sur le premier venu, ma colèregrondant sans issue. Mais heureusement, personne ne daigna faire attention à moi. Alors je medirigeai vers le café où le plus souvent se réunissaient mes camarades étudiants du séminaire,déterminéàm’asseoiràleurtablesansyêtreinvitéetàtrouverdanslemoindrequolibetleprétexted’une provocation. Mais ici encore, mon humeur batailleuse ne rencontra que le vide ; la bellejournéequ’il faisaitenavaitengagé laplupartàexcursionner,et lesdeuxou troisqui restaientmesaluèrentpolimentetn’offrirentpaslamoindrepriseàmafiévreuseirritation.Mécontent,jemelevaibientôt et je me rendis dans un établissement franchement mal famé dans les faubourgs, où enécoutant un bruyant flonflon, le rebut des viveurs de la petite ville se pressait grossièrement,environnésdebièreetdefumée.J’engloutisvitedeuxoutroisverres,invitaiàmatableunefemmedemœurslégèresavecsonamie,égalementunedemi-mondaine,sècheetfardée,etj’éprouvaiunejoiemaligneàmefaireremarquer.Chacunmeconnaissaitdanslapetiteville;chacunsavaitquej’étaisledisciple du professeur ; elles, d’autre part,montraient bien par leur costume effronté et par leurconduitecequ’ellesétaient ;ainsi je jouisdeceplaisir folet ridiculedemecompromettre,et luiavecmoi(commej’avaislasottisedelepenser);puissent-ilsvoir,medisais-je,quejememoquedelui,quejemefichedelui!Etdevanttoutlemondejefislacouràcettecréatureàlagrossepoitrine,de lamanière lapluséhontéeet sans lemoindre tact.C’étaitune ivressedeméchancetéenragéeetbientôtaussicefutuneivresseréelle,carnousbuvionsdetout,mélangeantgrossièrementvins,eau-de-vie,bière,etnousnousagitionssiviolemmentqu’autourdenousdeschaisesse renversaientetque lesvoisins se reculaient avecprudence.Mais jen’avaispashonte, aucontraire ; il apprendraainsi,medisais-jefurieusementenmatêtefolle,ilverraainsicombienilm’estindifférent:ah!jenesuispastriste,jenesuispasoffensé,aucontraire:«Duvin!duvin!»fis-jeenfrappantdupoingsurlatable,àfairetremblerlesverres.Finalementjesortisaveclesdeuxfemmes,tenantl’uneaubrasdroitetl’autreaubrasgauche,etjegagnailagrand-rue,oùlapromenadehabituelledeneufheures réunissait les étudiants et les jeunes filles, les civils et lesmilitaires, pour une flânerie bonenfant:triotitubantetlourdd’alcool,nouspassâmessurlachausséeenfaisanttantdebruitqu’enfinun sergent de ville s’avança, irrité, et nous intima énergiquement de nous tenir tranquilles.Ce quiarrivaparlasuite,jesuisincapabledeleraconterexactement:unevapeurbleued’alcoolobscurcitmonsouvenir;jesaisseulementque,dégoûtédesdeuxfemmesivresetd’ailleursmoi-mêmeàpeinemaîtredemessens,jemedébarrassaid’ellesenleurdonnantdel’argent;ensuitejebusenquelqueendroit du café et du cognac, et devant l’Université je prononçai une philippique contre lesprofesseurs,pourlajoiedesgaminsrassemblésautourdemoi.Puis,pousséparl’obscurinstinctdeme salir encore davantage et de lui faire tort — idée stupide dictée confusément par une colèrepassionnée ! — je voulus aller dans une maison close, mais je n’en trouvai pas le chemin, etfinalementjerentraichezmoi,entitubant,defortmauvaisehumeur.Cen’estqu’avecpeinequemamain tâtonnante put ouvrir la porte et c’est tout juste si je parvins àme traîner sur les premièresmarchesdel’escalier.

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Mais, arrivé devant sa porte, toutemon ivresse tomba brusquement, comme sima tête avait étéplongée soudain dans une eau glacée.Dégrisé, je vis dansmon visage décomposé l’image demafolie furieuse et impuissante. La honteme fit baisser la tête ; et, tout doucement,me faisant petitcommeunchienbattupourquepersonnenem’entendît,jemeglissaiàpasfurtifsdansmachambre.

J’avaisdormicommeunesouche;lorsquejemeréveillai,lesoleilinondaitdéjàleplancheretil

montait peu à peu jusqu’au reborddemon lit ; jeme levai d’unbond.Dansma tête endolorie lesouvenirdelaveilleseranimait;maisjerepoussaitoutsentimentdehonte,jenevoulaisplusêtrehonteux.Eneffet,essayai-jedemepersuader,c’étaitsafaute,safauteà luiseul,si jem’abrutissaisainsi. Je me tranquillisai en considérant que ce qui s’était passé la veille n’avait été qu’undivertissementd’étudiant,bienpermisàquelqu’unquidepuisdessemainesetdessemainesn’aconnuqueletravail,etencoreletravail.Maisjenemesentaispasàl’aisedansmaproprejustificationet,assezpenaud,manquantdecontenance,jedescendistrouverlafemmedemonmaître,merappelantmapromessedelaveillepourl’excursion.Chosesingulière,àpeineeus-jetouchéleloquetdesaportequ’ilfutdenouveauprésentenmoi,

maisaussitôt,aveclui,cettedouleurbrûlante,stupideetdéchirante,cedésespoirfurieux.Jefrappaidoucement.Safemmevintau-devantdemoi,enmeregardantavecunedouceurbizarre.«Quellessottisesfaites-vous,Roland?dit-elle,maisavecplusdecompassionquedereproche.Pourquoivoustorturerainsi ? »Jerestailà, interloqué.Doncelleaussiavaitdéjàapprismafolleconduite.Maisellemit fin aussitôt àmon embarras : « Aujourd’hui nous serons raisonnables.À dix heures, leprofesseurW…viendraavecsafiancée,puisnousprendronsletrainetnousironsrameretnager,pourdonnerlecoupdegrâceàtoutescesfolies. »J’osaiencore,d’unevoixangoissée,demanderbieninutilementsimonmaîtreétaitrentré.Ellemeregardasansrépondre,carjesavaismoi-mêmequecettequestionétaitvaine.Àdixheuresprécisesarrivaleprofesseur:unjeunephysicienqui,étantjuif,vivaitsansbeaucoup

de contacts avec les universitaires et qui, à vrai dire, était le seul qui nous fréquentât dans notresolitude.Ilétaitaccompagnédesafiancée,ouplusprobablementdesamaîtresse,unejeunefilledontlabouches’ouvraitsanscessepourrire,naïveetunpeusotte,maisparlàmêmetoutcequ’ilfallaitpour une escapade improvisée de ce genre. Nous nous rendîmes d’abord par le train, tout enmangeant, causant et riant, aubordd’unpetit lac situédans le voisinage ; les semainesde travailacharné que je venais de traverser m’avaient à tel point déshabitué de tous les agréments de laconversationquecetteheure-làsuffitdéjààm’enivrer,commeunvinlégeretpétillant.Vraiment,mescompagnons réussirent tout à fait, par leur pétulance et leur exubérance d’enfants, à éloignermespensées de cette sphère sombre et agitée autour de laquelle d’habitude elles tournaient toujours enbourdonnant ;etàpeineeus-jesentidenouveaumesmusclesaugrandair,enfaisantsoudainunecourseaveclajeunefille,quejeredevinslegarçonvivantetinsouciantd’autrefois.Surlarivedulacnousprîmesdeuxcanots;lafemmedemonmaîtretenaitlabarredumien,et

dans l’autre le professeur maniait les rames avec son amie. Aussitôt que nous eûmes embarqué,l’enviedenousmesurersefitsentir, l’enviedenousdépassermutuellement,ceenquoiàvraidirej’étaisdésavantagécar,tandisqu’ilsramaienttouslesdeux,jemetrouvaisseulpourmapart:maisôtantvitemonvestonetexercédepuislongtempsàcesport,jemaniaissivigoureusementlesavironsqu’à coups puissants, je devançais toujours l’autre bateau. C’était des deux côtés un jaillissementcontinu de propos railleurs, faits pour nous stimuler ; nous nous excitions les uns les autres et,

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indifférentsàl’ardentechaleurdejuillet,sansnoussoucierdelasueurquipeuàpeunousinondait,nousnousdonnions,commedesgalériensintraitables,detoutcœuraudémondusportetaudésirdel’emporter sur l’adversaire. Enfin le but fut proche ; c’était une petite langue de terre boisée, aumilieudulac :nousfîmesuneffortencoreplusfurieuxet,augrandtriomphedemacamaradedecanot,quielle-mêmeétaitsaisieparl’émulationdujeu,notrecarènecrissalapremièresurlesable.Je descendis, tout brûlant et ruisselant, grisé par le soleil auquel je n’étais pas accoutumé, par lebouillonnementimpétueuxdemonsang,parlajoiedusuccès.Moncœurbattaitavecviolencedansmapoitrine;mesvêtementsmecollaientaucorpstantjetranspirais.Leprofesseurn’étaitpasmieuxpartagé et, au lieu d’être félicités, nous les acharnés champions, nous subîmes longuement le rirerailleuretimpertinentdesfemmes,àcausedenotreessoufflementetdenotreaspectassezpitoyable.Enfinellesnousaccordèrentunmomentderépitpournousrafraîchir;aumilieudesplaisanteries,deux«cabines»debains,l’unepourlesmessieursetl’autrepourlesdames,furentimproviséesàdroiteetàgauched’unbosquet.Nousenfilâmesrapidementnosmaillotsdebain;derrièrelesarbresétincelèrentdulingeblancetdesbrasnus,ettandisqueleprofesseuretmoinousachevionsdenouspréparer,lesdeuxfemmess’ébattaientdéjàvoluptueusementdansl’eau.Leprofesseur,moinsfatiguéquemoiquiavaisgagnéseulcontredeux,s’élançaaussitôtsurleurtrace,maisj’avaisraméunpeutrop fort et je sentaismon cœur battre encore avec précipitation contremes côtes ; jem’étendisd’abordconfortablementàl’ombreetjeregardaiavecplaisirlesnuagespasserau-dessusdematête,jouissantavecdélicedudouxbourdonnementdelalassitudedansmonsangtumultueux.Maisauboutdequelquesminutesdéjàoncommençaàmeréclameravecforcedansl’eau:«En

avant,Roland!Concoursdenatation!Desprixpourlesnageurs!Desprixpourlesplongeurs!»Je ne bougeai pas : ilme semblait que j’aurais pu rester ainsi couché pendantmille ans, la peaupicotée par le soleil qui s’infiltrait à travers le feuillage, et enmême temps rafraîchi par l’air quim’effleuraitmollement.Maisdenouveauunrirevolaversmoi,etlavoixduprofesseurcria:«Ilfaitgrève!Nousl’avonsvidéàfond!Allezchercherleparesseux.»Eteffectivement,j’entendisaussitôtunclapotisserapprocher,puisellemelança,detoutprès:«Enavant,Roland!Concoursde natation ! Il faut que nous leur donnions une leçon, à tous les deux. » Je ne répondis pas,m’amusantàmelaisserchercher.«Oùêtes-vousdonc?»Déjàlegraviercrissait;despiedsnusparcouraient le rivage,et soudainelle futdevantmoi, sonmaillot toutmouillécolléautourdesoncorpsmince,androgyne.«Ah!vousvoilà!Fainéantquevousêtes!Maismaintenantlevez-vous,lesautressontdéjàpresqueauborddel’île,là-basenface.»J’étaisétendumollementsurledos,jem’étiraisavecindolence:«Ilfaitbienmeilleurici.Jevousrejoindraiplustard.»« Ilneveutpas », lança-t-elled’unevoixéclatanteet rieuse,danssamainenentonnoirdirigée

vers l’autre côté de l’eau. « Jetez-le dans le lac, le fanfaron », répondit de loin le professeur.«Allons,venez»,insista-t-elleavecimpatience,«nemerendezpasridicule.»Maisjenefisquebâillerparesseusement.Alorsellecassaunebaguetteàunarbuste,àlafoisfâchéeetamusée.«Enavant ! » répéta-t-elleavecénergie,enmedonnant,pourmestimuler,uncoupdebaguette sur lebras.Jesursautai:ellem’avaitfrappétropfort,uneraieminceetrougecommedusangstriaitmonbras. « Maintenantmoinsque jamais »dis-je,mi-plaisantant,mi-mécontent.Mais alors, avecunecolèrevéritable,elleordonna:«Venez!Immédiatement!»Etcommepardéfijenebougeaispas,elleme frappadenouveau,cette fois-ciplus fort,d’uncoupcinglantetcuisant.Aussitôt jebondis,furieux,pour luiarracher labaguette ;elle recula,mais je luipris lebras. Involontairement,danscetteluttedontlabaguetteétaitl’enjeu,noscorpsdemi-nusserapprochèrentl’undel’autre;lorsque,ayant saisi sonbras, je lui tordis l’articulationpour l’obliger à laisser tomber la branche et qu’en

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cédant elle se courba en arrière, on entendit un craquement : la bretelle de son maillot s’étaitdéchirée;lapartiegauches’ouvrit,mettantànusoncorpset,fermeetrose,leboutondesonseinpointaversmoi.Sanslevouloir,monregards’yporta,rienqu’uneseconde,maisj’enfustroublé:tremblantetgêné,j’abandonnaisamainprisonnière.Ellesetournaenrougissant,pourréparertantbienquemalavecuneépingleàcheveuxlabretelledéchirée.J’étaislàdebout,nesachantquedire:elleaussirestaitmuette.Etdecemomentnaquitentrenousdeuxuneinquiétudesourdeetétouffée.

« Ohé…Ohé…Où êtes-vous donc ? » faisaient déjà les voix venues de la petite île. « Oui,

j’arrivetoutdesuite»,répondis-jeprécipitamment.Etheureuxd’échapperàunenouvelleconfusion,jemejetaid’unbonddansl’eau.Quelquescoulées,lajoieenthousiastedesepropulsersoi-même,lalimpiditéetlafraîcheurdel’élémentétranger,etdéjàcedangereuxbourdonnementetcesifflementdemonsangfurentnoyéssouslavagued’unplaisirpluspuissantetpluspur.J’eusbientôtrattrapélesdeuxautres ; jedéfiai lechétifprofesseuràplusieurs reprises, et chaque fois je triomphai ;puisnous revînmes en nageant à la langue de terre. Déjà habillée, elle nous attendait, pour organiseraussitôt un joyeux pique-nique avec les provisions que nous avions apportées.Mais quelle que fûtl’animation des plaisanteries qui couraient entre nous quatre, involontairement, nous évitions tousdeuxdenousadresserlaparole;nousparlionsetriionscommesinousn’étionspasconcernés.Etlorsque nos regards se rencontraient ils se détournaient vivement, tandis que nous éprouvions unmême sentiment : l’impressionpénible causéepar le récent incident n’était pas encore dissipée etchacunsentaitquel’autreypensait,avecuneinquiétudeconfuse.L’après-midipassaensuiterapidement,avecunenouvellepartiedecanotage;maisl’ardeurdela

passionsportivecédait toujoursdavantageàuneagréable fatigue : levin, lachaleur, le soleilquenousavionsabsorbéss’infiltraientpeuàpeujusquedansnotresangetlefaisaientaffluer,plusrouge.Déjà le professeur et son amie se permettaient de petites privautés que nous étions obligés desupporter avec une certaine gêne ; ils se rapprochaient de plus en plus l’un de l’autre, tandis quenous,nousgardionsunedistanced’autantplusinquiète;maisnotreisolementàdeuxdevenaitplusconscientparcequelesdeuxautres,pleinsd’entrain,préféraientresterenarrièredanslesentierdelaforêt,pours’embrasserpluslibrement,etquandnousétionsseuls,notreconversationétaittoujoursembarrassée.Finalement,nous fûmes tous lesquatrecontentsd’êtredenouveaudans le train : lesautresensongeantàleurfindesoiréeamoureuse,etnous-mêmesenéchappantenfinàdessituationsaussigênantes.Le professeur et son amie nous accompagnèrent jusqu’à la maison. Nous montâmes seuls

l’escalier ;àpeineentré, jesentisdenouveau l’influencemystérieuseet troublantedesaprésenceardemmentdésirée.«Quen’est-ilrevenu!»pensai-jeavecimpatience.Etenmêmetemps,commesielleavaitlusurmeslèvrescesoupirmuet,elledit:«Nousallonsvoirs’ilestrevenu.»Nous entrâmes ; l’appartement était vide ; dans sa chambre tout révélait son absence.

Inconsciemmentmasensibilitéémuedessinaitdans le fauteuilvide sa figureoppresséeet tragique.Maislesfeuillesblanchesétaientlàintactes,attendantcommemoi.Alorslamêmeamertumequ’avantmerevint:«Pourquoiavait-ilfui,pourquoimelaissait-ilseul?»Toujoursplusviolente,lacolèrejalouse me montait à la gorge ; de nouveau bouillonnait sourdement en moi le désir trouble etinsensédefairecontreluiquelquechosedeméchantetdehaineux.Lajeunefemmem’avaitsuivi.«Vousrestezdînerici,n’est-cepas?Aujourd’huiilnefautpasque

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vous soyez seul. » Comment savait-elle que j’avais peur de la chambre vide, du grincement desmarches de l’escalier, du souvenir que je ruminais ? Elle devinait toujours tout en moi, chaquepenséemêmeinexprimée,chaquemauvaisdessein.Unecraintemesaisit, lacraintedemoi-mêmeetdelahainequis’agitaitconfusémentenmoi.Je

voulaisrefuser,maisjefuslâcheetn’osaipasdirenon.

J’aidetouttempsexécrél’adultère,nonpasparespritdemesquinemoralité,parpruderieoupar

vertu,nonpastantparcequec’estlàunvolcommisdansl’obscurité,l’appropriationdubiend’autrui,maisparcequepresquetoutefemme,danscesmoments-là,trahitcequ’ilyadeplussecretchezsonmari ;chacuneestuneDalilaquidérobeàceluiqu’elle trompesonsecret leplushumain,pour lejeterenpâtureàunétranger…lesecretdesaforceoudesafaiblesse.Cequimeparaîtunetrahison,ce n’est pas que les femmes se donnent elles-mêmes,mais que presque toujours, pour se justifier,ellessoulèventlevoiledel’intimitédeleurmarietqu’ellesexposent,commedanslesommeil,àunecuriositéétrangère,àunsourireironiquementsatisfait,l’hommequines’endoutepas.Cen’estdoncpas le faitque, toutégaréparundésespoiraveugleet furieux, j’aie trouvé refuge

danslesembrassementsdesafemme,d’abordpleinsdecompassionseulement,maisdevenusensuitetendres—etlepremiersentimentfitplaceausecondavecunerapiditéfatale—,cen’estpascelaqueje juge encore aujourd’hui comme la bassesse la plus misérable de ma vie (car ceci se passainvolontairement et tous deux nous nous précipitâmes sans y penser et inconsciemment dans cebrûlantabîme),maisc’estdel’avoirlaisséemeraconter,surl’oreillerbrûlant,desconfidencessurlui,c’estd’avoirpermisàcettefemmeirritéedetrahirl’intimitédesonmariage.Pourquoitolérai-je,sanslarepousser,qu’ellemeconfiâtquedepuisdesannéesiln’avaitpasdecommercecharnelavecelle,etqu’elleserépandîtenallusionsobscures?Pourquoineluiordonnai-jepasimpérieusementdeneriendiredecesecret,lepluspersonnel,delaviesexuelledemonmaître?Maisjebrûlaistantdeconnaîtresonsecret,j’avaistellementsoifdelesavoircoupablevis-à-visdemoi,vis-à-visd’elleetvis-à-visdetous,quej’accueillisfiévreusementcetaveuindignéqu’illanégligeait.Carc’étaitlàquelquechosedesisemblableàmonpropresentimentd’êtrerepoussé!Ilarrivaainsiquetousdeux,parunehaineconfuseetcommune,nousfîmesquelquechosequiimitalesgestesdel’amour:maistandisquenoscorpssecherchaientetsepénétraient,nousnepensionstouslesdeuxqu’àluietnousneparlions tous lesdeuxquede lui, toujourset sanscesse.Parfois sesparolesmefaisaientmaletj’avais honte de rester là, malgré l’horreur que j’éprouvais. Mais le corps qui était sous moin’obéissaitplusàaucunevolonté,ils’abandonnaitsauvagementàsaproprevoluptéetenfrissonnantjebaisailalèvrequitrahissaitl’hommequej’aimaisleplusaumonde.Le lendemainmatin jemeglissaidansmachambre, la langueamèrededégoûtetdehonte.Àla

minuteoùlachaleurdesoncorpscessadetroublermessens,j’eusconsciencedel’affreuseréalitéetdel’indignitédematrahison.Jamaisplus, jelesentisaussitôt, jenepourraisparaîtredevantlui,nijamaisplusluiserrerlamain:cen’étaitpaslui,maismoi-même,quej’avaisdépouillédubienleplusprécieux.Maintenantiln’yavaitqu’unsalut:lafuite.Fiévreusementj’emballaitoutesmesaffaires,jeréunis

tousmeslivresenuntasetjepayaimapropriétaire:ilnefallaitpasqu’ilmetrouvâtlà;moiaussi,jedevaisavoirdisparu,sansmotifetmystérieusement,toutcommeluipourmoi.Maisaumilieudecesgestesaffairés,mamains’arrêtasoudain.J’avaisentendulegrincementde

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l’escalierdebois,unpasenmontaitàlahâtelesdegrés,c’étaitsonpas.Sans doute j’étais devenu livide comme un cadavre, car à peine entré, il eut un cri d’effroi :

«Qu’est-cequetuas,mongarçon?Es-tumalade?»Jereculai.Jel’évitaienmepenchant,aumomentoùilvoulaits’approchertoutàfaitdemoipour

m’assister.«Qu’as-tu?demanda-t-ilépouvanté.T’est-ilarrivédumal?Oubien…oubien…es-tuencore

fâchécontremoi?»J’allaimecramponneràlafenêtre.Jenepouvaispasleregarder.Savoixchaudeetcompatissante

ouvraitenmoiquelquechosecommeuneblessure :prèsdem’évanouir, je sentaisaffluer,chaud,toutchaud,brûlantetdévorant,unardentjaillissementdehonte.Maisluiaussiétaitlàétonné,bouleversé.Etsoudain(savoixsefittoutepetite,toutehésitante),il

murmurauneétrangequestion.«Quelqu’un…t’a-t-il…ditquelquechosesurmoi?»Sans me tourner vers lui, je fis un geste de dénégation.Mais une pensée inquiète paraissait le

dominer;ilrépétaavecobstination:«Dis-le-moi…avoue…quelqu’unt’a-t-ilditquelquechosesurmoi?…N’importequi,jenedemandepasqui.»Jefisànouveausignequenon.Ilrestaitlàdéconcerté;maistoutàcoupilsemblaavoirremarqué

quemesmalles étaient faites, quemes livres étaient prêts à être emballés et que précisément sonarrivéeavaitinterrompumesdernierspréparatifsdevoyage.Ils’avançatoutému:«Tuveuxt’enaller,Roland,jelevois…dis-moilavérité.»Alors je me ressaisis. « Il faut que je parte… pardonnez-moi… mais je ne puis pas vous

expliquer…jevousécrirai. »Ilmefut impossibled’endiredavantage, tantmagorgeétaitserrée,tantmoncœurbattaitdanschaqueparole.Ilrestafigé,puisbrusquement,sonattitudelasséelereprit.«Celavautpeut-êtremieux,Roland…

oui, àcoupsûr, celavautmieux…pour toi etpour tout lemonde.Maisavantque tu t’enailles, jevoudraisteparlerencoreunefois.Viensàseptheures,àl’heurehabituelle…Nousnousdironsadieu,d’hommeàhomme…ilne fautpasprendre la fuitedevant soi-même ; pasbesoinde lettres…ceseraitpuériletindignedenous…etpuiscequej’aiàtedirenes’écritpas…tuviendrasdonc,n’est-cepas?»Jemebornaiàfairesignequeoui.Monregardn’osaitpasencores’éloignerdelafenêtre.Maisje

nevoyaisplusriendelaclartématinale:unvoileépaisetsombreétaitinterposéentrel’universetmoi.

Àseptheures,jepénétraipourladernièrefoisdanscebureauquej’aimais:uneobscuritéprécoce

tombait des portières ; dans le fond brillaient encore à peine les contours patinés des figures demarbre,etleslivresdormaienttous,noirsderrièreleursvitresaurefletdenacre.Asilesecretdemessouvenirs,oùlaparoleétaitdevenuepourmoimagieetoùj’avaissavourél’ivresseetleravissementde l’esprit comme en nul autre endroit, toujours je te vois, à cette heure de l’adieu, et je revoistoujourslapersonnevénérée,quimaintenants’arrachelentement,lentementdudossierdesonsiègeetvientau-devantdemoi,ainsiqu’uneombre.Seulsonfrontbrille,rondcommeunelamped’albâtre,dansl’obscuritéetau-dessusondoie,fuméeflottante,lachevelureblancheduvieilhomme.Àprésent,

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soulevée avec peine, une main apparaît, venant d’en bas, elle cherche la mienne ; maintenant jereconnaissesyeux,quisonttournésversmoiavecgravité,etdéjàjesensqu’ilsaisitdoucementmonbrasetqu’ilmeguideversunechaise.«Assieds-toi,Roland,etparlonsclairement.Noussommesdeshommesetilfautquenoussoyons

sincères.Jen’exercepasdepressionsurtoi,maisnevaudrait-ilpasmieuxquecetteheuredernièrecréâtaussiunecomplèteclartéentrenous ?Dis-moidoncpourquoi tuveux t’enaller.Es-tu fâchécontremoiàcausedecetteoffenseabsurde?»D’unsignejefisnon.Lapenséequelui,quiavaitététrompéettrahi,voulûtprendrelafautesur

soi,étaithorrible.«T’ai-jeblesséparailleurs,consciemmentounon?Jesuisquelquefoisétrange,jelesais.Etje

t’ai irrité, tourmenté,contremaproprevolonté. Jene t’ai jamaisassez remerciépour tout l’intérêtquetum’asporté—jelesais,jelesais,jel’aitoujourssu,mêmedanslesminutesoùjetefaisaismal.Est-celàlaraison,dis-le-moi,Roland,carjevoudraisquenousprissionsloyalementcongél’undel’autre.»De nouveau je secouai la tête, je ne pouvais pas parler. Jusqu’alors sa voix avait été assurée :

maintenantellecommençaàsetroublerlégèrement.« Ou bien… je te le demande encore… quelqu’un t’a-t-il rapporté quelque chose sur mon

compte… quelque chose que tu trouves vil… abject… quelque chose qui fait… que tu meméprises?»« Non!non !non…»Cettedénégationjaillitcommeunsanglot :moi, lemépriser !Lui !

moi!Maintenantsavoixdevintimpatiente.«Qu’ya-t-ilalors?…Qu’est-cequeçapeutdoncêtre?…

Es-tu fatigué de travailler ?… Ou bien est-ce quelque chose d’autre qui te fait partir… ? Unefemme…est-ceunefemme?»Jemetusetcesilenceétaitsansdoute telqu’ilysentitunaveu. Ilsepenchaplusprèsdemoiet

murmuratoutbas,maissansémotion,sansaucuneémotionnicolère:«Est-ceunefemme?…lamienne?…»Je continuai de me taire, et il comprit. Un tremblement me parcourut le corps : maintenant,

maintenant,maintenantilallaitéclater,metomberdessus,mebattre,mechâtier…etj’avaispresqueenviequ’ilme fouettât,moi le voleur,moi le traître, qu’ilme chassât à coupsdepied, commeunchien galeux, de samaison profanée.Mais, chose étrange… il resta complètement silencieux… etlorsqu’ilmurmura,pourlui-même,l’airsongeur:«àvraidire,j’auraisdûypenser…»ilyavaitpresquedusoulagementdanssavoix.Pardeuxfoisilarpentalapièce.Puisils’arrêtadevantmoietmeditd’untonquimeparutpresqueméprisant:« Etc’estcela…c’estcelaquetuprendssiausérieux?Net’a-t-ellepasditqu’elleest librede

fairecequi luiplaît,deprendrequi luiplaît,que jen’aiaucundroit surelle…Aucundroitde luidéfendre quelque chose, et je n’en ai pas non plus la moindre envie… Et pourquoi se serait-ellecontrainte,pourl’amourdequietprécisémentàtonégard…Tuesjeune,tueslimpideetbeau…tuétais près de nous… comment ne t’aurait-elle pas aimé, toi… toi, beau et jeune comme tu es,commentnet’aurait-ellepasaimé…Je…»Soudainsavoixsemitàtrembleretilsepenchaprèsdemoi,siprèsquejesentissonsouffle.Denouveauj’éprouvailechaudenveloppementdesesregards,

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de nouveau cette étrange lumière, comme… comme dans ces rares et singulières secondes qui seproduisaiententreluietmoi.Ils’approchaittoujoursdavantage.Etpuisilmurmuratoutbas,àpeinesiseslèvresremuèrent:«Je…t’aime,moiaussi.»

Avais-jesursauté?Cesparolesm’avaient-ellesmalgrémoifaitreculerd’épouvante?Entoutcas,

il fallaitbienquequelquegestedesurpriseetde fuitem’eûtéchappé,car ilchancela,ens’écartantcomme quelqu’un qu’on repousse. Une ombre obscurcit son visage. « Me méprises-tu,maintenant?»demanda-t-iltoutbas.«Tefais-jehorreur,maintenant?»Pourquoi ne trouvai-je alors aucune parole ? Pourquoime bornai-je à rester làmuet, comme

indifférent,embarrassé,engourdi,aulieudem’élancerverscethommepleind’amouretdeluiôtercesouciinjustifié?Maistouslessouvenirsdéferlèrentenmoisauvagement;commesilelangagedetouscesmessagesincompréhensiblesvenaitsoudaind’êtredéchiffré,jecomprisalorsleschosesavecuneclartéterrible:latendresseaveclaquelleilvenaitàmoietsabrusquedéfense;jecompris,pleinde trouble, savisitede lanuit, et sa fuite tenacedevantmapassionquimontait vers lui avecenthousiasme. L’amour, je l’avais toujours senti chez lui, tendre et timide, tantôt débordant, tantôtentravédenouveauparuneforcetoute-puissante,cetamour,jel’avaiséprouvéetj’enavaisjouidanschaquerayontombéfugitivementsurmoi.Cependant,lorsquelemot«amour»futprononcéparcette bouche barbue, avec un accent de tendresse sensuelle, un frisson à la fois doux et effrayantbourdonnadansmestempes.Etmalgré l’humilitéet lacompassiondont jebrûlaispour lui,moi lejeunehommetouttroublé,touttremblantettoutsurpris,jenetrouvaipasuneparolepourrépondreàsapassionquiserévélaitàmoiàl’improviste.Il était assis, le regard fixe, anéanti devant mon silence. « C’est donc pour toi si effrayant, si

effrayant»,murmura-t-il.«Toinonplus…tunemepardonnesdoncpas,toinonplus,devantquij’aiserrémeslèvresjusqu’àenétoufferpresque…toidevantquijemesuiscachécommejenel’aifait devant personne ?… Mais il vaut mieux que tu le saches maintenant ; à présent cela nem’oppresseplus…car lamesure était comblepourmoi…Oh ! plusque comble… il vautmieuxarrêterlà,toutvautmieuxquecesilenceetcettedissimulation…»Commeildisaitcelaavectristesse,avectendresseetpudeur!Sonaccentfrémissantpénétraittout

aufonddemonêtre.J’avaishontederestersifroid,siinsensibleetglacédansmonsilence,devantcet homme qui m’avait donné plus que tout autre et qui s’humiliait devant moi d’une manière siinsensée.Monâmebrûlaitdeluidireunmotdeconsolation,maismalèvretremblantenem’obéissaitpas et ainsi, embarrassé, jeme faisais si pitoyablement petit et jeme recroquevillais tellement surmonsiègeque,presquemalgré lui, ilcherchaàmedonnerducourage.« Ne restedoncpasassiscomme cela, Roland, si atrocement muet… ressaisis-toi donc… est-ce réellement si terrible pourtoi ? Est-ce que je t’inspire une si grande honte ?…Maintenant, tout est passé, je t’ai tout dit…prenonsaumoinsbravementcongél’undel’autre,d’unemanièredigne,commeilconvientàdeuxhommes,àdeuxamis.»Maisjen’étaispasencoremaîtredemoi.Alorsilmetouchalebras:«Viens,Roland,assieds-toi

à côté demoi… jeme trouvemieux depuis que tu sais tout, depuis qu’enfin la clarté règne entrenous…D’abordjecraignaistoujoursquetunedevinescombientum’escher…puisj’aiespéréquetulesentiraistoi-même,simplementpourquecetaveumefûtépargné…maismaintenantc’estfait,maintenantjesuislibre,maintenantjepuisteparlercommejen’aijamaisparléàpersonned’autre.

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Cartum’asétépluscherquequiconque,toutescesdernièresannées,jet’aiaimécommepersonne…Commepersonne,tuas,enfant,éveillémonêtreauplusprofond…aussi,enguised’adieu,ilfautquejet’enapprenneplussurmoncomptequen’ensaitaucunêtrehumain;j’aieneffet,pendanttoutescesheuressentisinettementtoninterrogationmuette…toiseul,tuconnaîtrastoutemavie.Veux-tuquejetelaraconte?»Dansmesregards,troublésetémus,illutunacquiescement.« Rapproche-toi donc…viensprèsdemoi… jenepuispasdire ces choses àvoixhaute. » Je

m’inclinai,avecdévotion—c’estlemot.Maisàpeinefus-jeassisenfacedelui,attendantetécoutant,qu’ilselevadenouveau.«Non,pasainsi…ilnefautpasquetumeregardes…sinon…sinonjenepourraispasparler.»Etd’ungesteiléteignitlalumière.L’obscuritédescenditsurnous.Jesentaisqu’ilétaittoutprèsdemoi,jelesentaisàsonsoufflequi,

lourd,commeunrâle,seperdaitquelquepartdanslenoir.Soudainunevoixs’élevaentrenous,etilmeracontatoutesavie.

Depuislesoiroùcethommequejerévéraisentretousm’ouvritsondestin,commeonouvreun

durcoquillage,depuiscesoir-làquiremonteàquaranteans,toutcequenosécrivainsetnospoètesracontentd’extraordinairedans leurs livresetcequele théâtredérobeà lascènecommeétant troptragique,meparaîttoujoursenfantinetsansimportance.Est-ceparindolence,lâchetéouinsuffisancedevisionquetoussebornentàdessinerlazonesupérieureetlumineusedelavie,oùlessensjouentouvertementetlégitimement,tandisqu’enbas,danslescaveaux,danslescavernesprofondesetdansles cloaques du cœur s’agitent, en jetant des lueurs phosphorescentes, les bêtes dangereuses etvéritables de la passion, s’accouplant et se déchirant dans l’ombre, sous toutes les formes del’emmêlement leplus fantastique ?Sont-ils effrayéspar le souffle ardent etdévorantdes instinctsdémoniaques, par lavapeurdu sangbrûlant ?Ont-ils peurde salir leursmains tropdélicates auxulcères de l’humanité, oubien leur regard, habitué à des clartés plusmates, est-il incapable de lesconduire jusqu’au bas de ces marches glissantes, périlleuses et dégouttantes de putréfaction ? Etpourtant,l’hommequisaitn’éprouvepasdejoieégaleàcellequ’ontrouvedansl’ombre,defrissonaussipuissantqueceluiqueledangerglaceetpourlui,aucunesouffrancen’estplussacréequecellequiparpudeurn’osepassemanifester.Or iciunhommese révélait àmoidans sanudité lapluscomplète ; iciunhommedéchirait le

tréfondsdesapoitrine,avidedemettreànusoncœurrompu,empoisonné,consuméetsuppurant.Ilyavait là une volupté sauvage à se martyriser, à se flageller volontairement, dans cet aveu retenupendant des années et des années. Seul quelqu’un qui avait eu honte, qui s’était courbé et cachépendanttouteuneviepouvaitavecuneivresseaussidébordantedescendrejusqu’àlacruautéd’untelaveu.Morceauparmorceau,unhommearrachaitsaviedesapoitrine,etencetteheure-là,moiquiétaisencoresijeune,j’aperçuspourlapremièrefoisd’unœilhagard,lesprofondeursinconcevablesdusentimenthumain.D’abordsavoixplana,immatérielle,danslapièce,commeunetroublefuméeissuedel’émotion,

commeuneallusionincertaineàdesévénementssecrets;etpourtant,l’onsentait,àlafaçonmêmedont lapassionétaitpéniblementmaîtrisée,qu’elle allait sedéchaîneravec furie, tout commedanscertainesmesuresralentiesavecviolenceetquiprécèdentunrythmevéhément,onpressentdéjàdanssesnerfslefurioso.Maisensuitedesimagescommencèrentàflamboyer,s’élevantenfrémissantau-

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dessus de la tempête intérieure de la passion et peu à peu devenant plus claires. Je vis d’abord unjeunegarçon,timideetrepliésurlui-même,unjeunegarçonquin’osedireunmotàsescamarades,mais qu’un désir physique, confus et impérieux attire précisément vers les plus jolis de l’école.Cependant,lorsd’unrapprochementtroptendre,l’und’euxl’arepousséavecirritation;unseconds’estmoqué en lui décochant unmot d’une odieuse netteté et, pire encore, tous deux ont cloué aupilori devant les autres ce désir aberrant. Et aussitôt une unanimité de raillerie et d’humiliationl’exclut, plein de confusion, de leur joyeuse camaraderie, comme un pestiféré ; aller à l’écoledevient un calvaire quotidien et lui, si tôt stigmatisé, voit ses nuits rongées par le dégoût de soi-même : l’exclu éprouve comme une folie et un vice déshonorant sa passion contre nature, quipourtantnes’estpréciséequedansdesrêves.La voix qui raconte vacille, incertaine. Un instant il semble qu’elle menace de s’éteindre dans

l’obscurité.Mais un soupir lui redonne de la force, et de la trouble fumée sortent maintenant enflamboyantdenouvellesimagesquis’alignentcommedesombresetdesfantômes.Lejeunegarçonest devenu étudiant à Berlin ; pour la première fois les bas-fonds de la ville permettent à sonpenchant longtemps maîtrisé de se satisfaire. Mais comme elles sont souillées par le dégoût etempoisonnées par l’angoisse, ces rencontres où l’on cligne de l’œil, aux coins sombres des rues,dans l’obscurité des gares et des ponts !Qu’elles sont pauvres de plaisir, toujours frissonnant, etrempliesd’atrocespérils,seterminantleplussouventpardemisérableschantages,etchacuned’ellestraînantencorependantdessemaines,commeunelimace,unetracevisqueusedeglacialeépouvante!Voiesinfernalesentrel’ombreetlalumière:tandisque,pendantlejourclairetlaborieux,lecristaldel’espritpurifie lesavant, lesoirreplongetoujourscetêtredepassiondansla liedesfaubourgs,dans la fréquentation d’individus équivoques, que la simple vue du casque à pointe du moindrepoliciersuffitàmettreenfuite,danslestavernesauxlourdesexhalaisonsdontlaporteméfiantenes’ouvrequedevantunsourireconvenu.Etlavolontédoitsetendrecommel’acierpourcachercetteduplicitédelaviequotidienne,pourdéroberprudemmentauxregardsétrangerscesecret,vraietêtedeMéduse,etconserverpendantlejourirréprochablementl’attitudegraveetdigned’unprofesseur,pour parcourir ensuite, la nuit, incognito, le monde souterrain de ces aventures honteuses dansl’ombredeslanternesvacillantes.Soumisàunetortureincessante, ils’efforcedefairerentrerdansl’ordre, avec le fouet du contrôle de soi, cette passion sortie du chemin habituel ; toujours denouveau l’instinct l’entraîne vers le ténébreux péril.Dix, douze, quinze années de luttes épuisantespour les nerfs, contre la forcemagnétique et invisible d’une inclination incurable s’étirent en uneseule convulsion, jouissance sans plaisir, honte qui étouffe ; et petit à petit apparaît ce regard,obscurciettimidementcachéensoi-même,inspiréparlapeurdesaproprepassion.Enfintarddéjà,passélatrentièmeannéedesavie,unetentativeénergiquepourremettrel’attelage

surledroitchemin.Chezuneparente,ilfaitlaconnaissancedesafuturefemme,unejeunefillequi,attirée obscurément vers lui par ce que son être a demystérieux, éprouve à son égard un amoursincère ;pour lapremière fois lecorpsandrogyneet l’allure juvénileetpétulantedecette femmepeuventdonnerpendantquelque temps lechangeàsapassion.Une liaisonbientôt triomphedesonaversion pour l’être féminin ; pour la première fois il est vaincu, et dans l’espoir, grâce à cetterelation«orthodoxe»,demaîtrisersoninclinationfautive,impatientdes’enchaîneràcequi,pourlapremièrefois,luiafourniunsoutiencontrecetteattiranceintérieurepourledanger,vite,ilépousela jeune fille — après lui avoir tout avoué. Maintenant il pense que le retour dans les zonesd’épouvanteestimpossible.Pendantquelquesbrèvessemaines,iljouitdelasérénité;maisbientôtlenouvelexcitantsemontreinefficace,ledésirpremier,tenace,reprendsasuprématie.Etdésormaisla

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femmedéçue,etdécevanteaussi,nesertplusquedeparaventpourmasquerauxyeuxdelasociétélarécidivedesonpenchant.Denouveaularoutepérilleusefrôlelesfrontièresdelaloietdelasociétépourdescendredanslesténèbresdudanger.Et, tourmentparticulierquis’ajouteàlaconfusionintérieure,unefonctionluiestassignéeoùce

penchantdevientmalédiction.Lafréquentationpermanentedesjeunesgensestundevoirofficielpourle chargédecours, etbientôtpour leprofesseur titulaire ; la tentationpousse toujoursvers lui, àportéedevoix,unenouvelle floraisonde jeunesse,éphèbesd’unepalestre invisibleaumilieud’unmonde régi par la loi prussienne. Et tous (nouvellemalédiction ! nouveaux dangers !) l’aimentpassionnément,sansreconnaîtrelevisaged’Érosderrièrelemasqueduprofesseur;ilssontheureuxlorsqued’ungestedebonhomiesamain,quitremblesecrètement,seposesureux;ilsprodiguentleurenthousiasmeàquelqu’unqui,lui,doitconstammentseretenirdevanteux.SupplicedeTantale:semontrerdurfaceauxélansdesympathie,sansrelâche,dansunincessantcombatcontresaproprefaiblesse !Et toujours,quand il se sentait prèsde succomber àune tentation, il prenait soudain lafuite ! C’étaient là ces escapades, dont le départ et le retour subitsm’avaient tellement troublé :maintenant jecomprenaiscequ’était cette terrible fuitedevant soi-même,cette fuitedans l’horreurdescheminsobliquesetdesbas-fonds.Alorsilpartaittoujourspourunegrandevilleoùiltrouvait,enquelqueendroitécarté,descomplices,des individusdebassecondition,dont lecontactétaitunesouillure, une jeunesse tombée dans la prostitution, au lieu de celle qui s’en remettaitrespectueusement à lui ; mais ce dégoût, cette bourbe, cette horreur, cemordant venimeux de ladésillusion lui étaient nécessaires pour qu’ensuite, rentré chez lui dans le cercle confiant desétudiants,ilpûtdenouveauêtresûrdesessens.Oh!quellesrencontres,quellesfiguresdefantômes,etpourtantbienterrestresetpuantes,saconfessionévoquadevantmoi !Carcethommeàlahauteintellectualité,pourquilabeautédesformesétaitunbesoininné,vital,ceconnaisseurraffinédetousles sentiments, sevoyait infliger lesderniersoutragesdecette terredanscesbougesenfumés, auxlumières troubles,ouvertsseulementaux initiés : ilconnaissait les insolentesexigencesdes jeunesgandins fardés qui arpentent les promenades, la familiarité douceâtre des garçons coiffeurs tropparfumés,lerireexcitéetcommeforcédestravestis,dansleursvêtementsdefemme,lasoifenragéed’argentdes comédiens sans engagement, la tendressegrossièredesmatelots chiqueurs, toutes cesformes perverses, inquiètes, inverties et fantastiques dans lesquelles le sexe égaré se cherche et sereconnaît,danslamargelapluslouchedescités.Ilavaitéprouvé,surcescheminsglissants,toutesleshumiliations, toutes les hontes et toutes les violences : plusieurs fois il avait été complètementdétroussé (trop faible, tropnoblepour se colleter avecunpalefrenier), il était rentré chez lui sansmontre, sans pardessus et qui plus est, raillé par le « camarade » aviné de l’hôtel borgne dufaubourg.Desmaîtreschanteurss’étaientattachésàsestalons;l’und’euxpendantdesmoisl’avaitsuivipasàpas,jusqu’àlaFaculté;ils’étaitassisinsolemmentaupremierrangdesesauditeursetavecunsouriredegredin il regardait leprofesseurconnude toute laville,qui, tremblantsouscesclins d’œil, avait une peine extrême à arriver au bout de son cours.Une fois (mon cœur s’arrêtalorsqu’ilmeconfessacefait)ilavaitétéarrêtéàminuitparlapoliceàBerlin,avectouteuneclique,dansunbarmalfamé;arborantcesourireavantageuxetironiquedusubalternequi,pourunefois,peutfairel’importantauxdépensd’unintellectuel,unagentdepolice,grasetrubicond,notasursoncarnet le nom et la profession du pauvre professeur là devant lui, tout tremblant, en lui signifiantfinalement,à titredegrâce,quepourcettefois-ci ilétait relâchésansamende,maisquedésormaissonnomresteraitinscritsurlalistespéciale.Etdemêmequelevêtementd’unhommequis’estassislongtempsdansunendroitpuant lemauvaisalcool finitparenconserver l’odeur,demême ilétaitforcéqu’ici,danssapropreville,onsemîtpeuàpeu,sanssavoird’oùcelavenait,àchuchotersur

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soncompte;cartoutcommeautrefoisparmisescamaradesdeclasse,c’étaitmaintenantparmisescollèguesquelesconversationsetlessalutsdevenaientostensiblementdeplusenplusfroids,jusqu’àcequ’iciaussiunecagedeverretransparentfinîtparséparerdetoutlemondecethommeétrangeettoujourssolitaire.Et jusquedans la retraitedesamaisonfarouchement fermée, il sesentaitencoreépiéetdémasqué.Mais jamais ce cœur torturé et angoissé n’avait connu la faveur d’une amitié pure et noble, la

tendresse d’une amitié virile située au-delà des sens : toujours il lui fallait distinguer dans sessentiments entre une partie réservée aux relations élevées, aux douces aspirations et au commerceavec les jeunescompagnons intellectuelsde laFacultéet l’autreplongeantdans les ténèbresdeces«conquêtes»dontlelendemainmatin,ilnesesouvenaitplusqu’enfrissonnant.Jamaiscethommedéjàvieillissant n’avait vuun attachementpur, un adolescent à l’âmegénéreuse sedonner à lui et,épuiséparlesdésillusions,lesnerfsdéchirésparcettechasseàtraverslesfourrésépineux,ilpensaitdéjàavecrésignationquesonexistencen’étaitplusqu’uneruine.Voiciqu’alors,inextremis,unjeunehommeentrapassionnémentdanssavie,s’offrantavecjoielui-même,danssesparolesetdanssonêtre, auprofesseur vieilli, dirigeant toute son ardeurvers lui qui, vaincu et sans comprendre, étaiteffrayédecemiraclequ’iln’espéraitplus—nesesentaitplusdigned’undonsipuretoffertd’unemanièresiingénue.Encoreunefoisétaitvenuversluiunmessagerdejeunesse,unefiguredebeautéautempéramentpassionné,brûlantpourluid’unfeuspirituel,tendrementattachéàluiparlesliensdela sympathie, désireux de son amitié et inconscient du danger qu’il courait. Portant dans son âmecandideleflambeaud’Éros,hardietnesedoutantderien,commeParsifal,leFol ,ilsepenchaitsurlablessureempoisonnée,ignorantdel’enchantementetnesachantpasquedéjàsavenueapportaitlaguérison: lui,si longtempsattendu,touteunevie, troptard,àladernièreheuredusoir tombantilentradanslamaison.Et pendant la description de cette figure, la voix elle aussi sortait de l’obscurité. Une lumière

semblaitlapurifier;unetendresseprofondemettaitenellelesailesdelamusique,tandisquecettebouche éloquente parlait de ce jeune homme, le tardif bien-aimé. Je tremblais d’émotion, desympathieetdebonheur,maissoudainmoncœurressentitcommeuncoupdemarteau.Carcejeunehommeardentdontparlaitmonmaître, c’était…(lapudeurempourpraitmes joues)…c’étaitmoi-même : je voyaismon image se détacher sur le fond d’unmiroir brûlant, enveloppée d’un éclatd’amourtellementinouïquesonrefletsuffisaitàm’embraser.Oui,c’étaitmoi—jemereconnaissaistoujoursmieux,mamanièred’être,pressanteetenthousiaste,cedésir fanatiquedem’approcherdelui,cetteextasepassionnéeàqui l’intellectnesuffisaitpas ;moi, le jeunehommesauvageet fou,ignorantdesapuissance,quiavaitencoreunefoisrouvertdanscetêtretarilasourcefécondedelacréationetquiencoreunefoisavaitallumédanssonâmeleflambeaud’Érosquesalassitudeavaitdéjàlaissétomber.Avecétonnementjevoyaismaintenantcequej’avaisétépourlui,moilegarçontimidedont ilaimait l’enthousiasmepressant,commelaplusdivinesurprisedesonâgemûr.Etenfrissonnant, jeme rendais compte aussi des luttes surhumaines que sa volonté avait dû soutenir àcausedemoi,cardemoiprécisément,qu’ilaimaitd’unamourpur,ilnevoulaitrecevoirniraillerienibrutalerebuffade,nisentirenmoi lefrissondelachairoffensée ; ilnevoulaitpas livreràsessens,pourun jeu lascif,cettedernière faveurd’undestinennemi.C’estpourquoi ilopposaitàmeseffortsune résistance si acharnée, enmême tempsqu’il versait surmon sentimentdébordant le jetbrusqued’uneglacialeironie;c’estpourquoilesépanchementsdesonamitiésemuaientsoudainenuneduretéfacticeetqu’ilrefrénaitlatendresseenveloppantedesamain.C’estseulementàcausedemoiqu’ilsecontraignaitàtouscesmouvementsinamicauxdestinésàrefroidirmonenthousiasmeet

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àleprotégerlui-même,etquipendantdessemainestroublaientmonâme.Maintenantjecomprenaisavecuneatroceclartécequ’avaitétélesauvagechaosdecettenuitoù,somnambuledesessenstout-puissants,ilavaitmontél’escaliergrinçant,pourensuitesesauverlui-mêmeetsauvernotreamitié,par un mot d’offense. Et à la fois frémissant, ému, agité comme dans la fièvre et fondant decompassion, jecompriscombien il avait souffertàcausedemoietquelhéroïsme il avaitdéployépoursedompter.Cettevoixdansl’obscurité,cettevoixdanslesténèbres,ah!commejelasentaispénétrertrèsloin,

tout au fond de ma poitrine ! Un accent résonnait en elle comme je n’en avais jamais entenduauparavant,etjamaisdepuis—unaccentvenudeprofondeursquen’atteintpointledestinmoyen.Unêtrehumainnepouvaitparlerdelasortequ’uneseulefoisdanssavieàunêtrehumain,poursetaireensuiteàjamaiscommeilestditdanslalégendeducygnequiseulementenmourantpeut,uneuniquefois, hausser jusqu’au chant son cri rauque.Et j’accueillais enmoi cette voix quimontait, chaude,enflamméeetpénétrante, jefrémissaisdouloureusement,commeunefemmereçoitunhommedanssonêtre…

Brusquement,cettevoixsetutetiln’yeutplusentrenousquel’obscurité.Jesavaisqu’ilétaitprès

demoi.Jen’avaisqu’àremuermamainetenlatendant,jel’auraistouché.Etj’éprouvaisunpuissantdésirdeleconsolerdanssasouffrance.Maisilfitunmouvement.D’unseulcoup,lalumièrejaillit.Unefigurelasse,vieillie,tourmentée

selevadusiège;unvieilhommeépuisévintlentementàmoi.«Adieu,Roland…maintenant,plusunseulmotentrenous.Tuasbien faitdevenir…et ilestbonpournousdeuxque tu t’enailles…Adieu…etlaisse-moi…tedonnerunbaiserencetinstantd’adieu.»Comme soulevé par une puissance magique, je chancelai vers lui. Cette clarté confuse qui

d’habitudeétaitcommearrêtéeparunetroublefumée,brillamaintenantdanssesyeux:uneflammebrûlantemontabrusquementeneux.Ilm’attiraàlui,seslèvrespressèrentavidementlesmiennes,enungestenerveux,etdansunesortedeconvulsionfrémissanteilserramoncorpscontrelui.Cefutunbaisercommejen’enaijamaisreçud’unefemme,unbaisersauvageetdésespérécomme

uncridemort.Sontremblementconvulsifpassaenmoi.Jefrémis,enproieàunedoublesensation,àla fois étrange et terrible : mon âme s’abandonnait à lui, et pourtant j’étais épouvanté jusqu’autréfondsdemoi-mêmeparlarépulsionqu’avaitmoncorpsàsetrouverainsiaucontactd’unhomme—dansuneinquiétanteconfusiondesentimentsquidonnaitàcetteseconde,quejevivaissansl’avoirvoulue,uneétourdissantedurée.Alorsilmelâcha;cefutunesecoussecommequanduncorpssedésarticuleviolemment;avec

peine,ilsetournaetsejetasursonsiège,enmetournantledos:durantquelquesminutessoncorpsimmobilerestabiendroit,n’ayantdevantluiquelevide.Maispeuàpeusatêtedevinttroplourde;ellesepenchalégèrement,cédantàlafatigueetàl’épuisement,puissemblableàunpoidstropgrandqui pendant longtemps a oscillé dans une position instable et qui tout à coup s’abat dans laprofondeur,sonfrontinclinétombapesammentsurlatable,enrendantunsonmatetsec.Unecompassioninfinies’emparademoi.Sanslevouloirjem’approchai,maissondosaffaissése

redressasoudainencoreunefois,avecuneconvulsion,etseretournantversmoi,d’unevoixrauqueetsourde,ilpoussacommeunesortedegémissementmenaçant,àtraverssesmainscrispées,poséescommeunmasquedevantsafigure:«Va-t’en…va-t’en…non…net’approchepas…pourl’amour

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deDieu…pourl’amourdenousdeux…va-t’en,maintenant…va-t’en!»Jecompris,etenfrissonnantjereculai:commeunfugitifjequittaicelieubien-aimé.

Jamaisplusjenel’airevu.Jamaisjen’aireçudeluinilettreninouvelle.Sonlivren’ajamaisparu,

sonnomestoublié;nulnesesouvientdelui,endehorsdemoi.Maisaujourd’huiencore,commelegarçonincertaind’alors,jesensquejenedoisdavantageàpersonne:niàpèreetmèreavantlui,niàfemmeetenfantsaprèslui—etjen’aiaimépersonneplusquelui.

1 Ils’agitd’untitrehonorifiqueréservéauxcadressupérieursdelafonctionpublique.2 Butd’excursionprivilégié,ceslacssontsituéstoutprèsdel’agglomérationberlinoise.3 Corporationd’espritnationaliste,dontl’undesrituelsétaitlesduelsausabre,laissantdecaractéristiquesbalafres.4 Allusionaumouvementpangermaniste,visantàréunirlesAllemands,notammentd’AutricheetdesSudètes,dansunseulÉtat.5 LeSoldatfanfaron,titred’unecomédiedePlaute,legrandpoètelatinmorten184av.J.-C.6 Nomallemanddel’actuellePosnan,importantevilledePologne.QuantàTietz,c’estuncélèbregrandmagasindeBerlin.7 «Souslestilleuls»,principaleavenuedeBerlin.8 Littéralement«lamèrenourricière»,expressionjadisemployéepourdésignerlapatrie,aujourd’huipourl’Université,etparplaisanterie.9 Cela correspond à une pratique pédagogique alors propre aux universités germaniques, distincte du coursmagistral, et quipermettaitdesdiscussionsentreleprofesseuretsesétudiants.10 Touslesnomsquisuiventappartiennentàlapériodeélisabéthaine,queZweigétudiadeprèsquandiltravailla,audébutdesannées1930,àunebiographiedel’autrereine:MarieStuart,publiéeen1935.LaConfusiondessentimentsmontreicicommentlesdifférentescréationsdeZweigs’enrichissentmutuellement(c’est«lamachine»,commeildit).11 En allemand « Repetitorium », terme qui désignait un manuel d’enseignement (cf. le « répétiteur » dont les coursparticuliersreprennentlecoursdelaclasse).12 TragédiedeShakespeare(1608).Lehérosestungénéral romaindont la traîtrisen’estpassansrappeler lepersonnagedeThersite,surquiZweigcomposaundrameen1906.13 Hölderlin(1770-1843)etShelley(1792-1822):figuresmajeuresduromantismeeuropéen,dontlanaturedémoniquefascineZweig;ilconsacraàHölderlinunessaidansCombatavecledémon(publiéen1925).14 Actif entre 1599 et 1642, le Théâtre du Globe était en bois, de forme octogonale, et très populaire au début duXVIIesiècle;Shakespeareenfutactionnaire.15 Ilpeuts’agird’untextedejeunesseZumShakespeareTag,de1771,préwerthérien(HamburgerAusgabe,vol.12,p.224-227)—ouaussid’untextede1815,intituléShakespeareundkeinEnde(ibid.,p.287-298;enfrançais«Shakespeareàn’enplusfinir»,in«Écritssurl’art»,Klincksieck,1893,p.215).

16 AutreallusionauFaustdeGoethe(1repartie,scène«Cabinetd’étude»).CesignecabalistiqueempêcheMéphistodesortiretlerend«prisonnier»deFaust.17 C’est l’assistant, le« famulus »dudocteurFaust.Zweigs’amuse ici,cardans lapiècedeGoethe,c’estMéphistoquisedéguiseenFaustpourconseiller,selonsamode,l’étudiantnouvelet.

18 Lanuitdu30avrilau1ermai,oùlessorcièressedonnentrendez-voussurleBlocksberg(ouBrocken),danslemassifduHarz.ElleestévoquéedanslesdeuxpartiesduFaust.19 Poète américain (1819-1892), très admiré de Zweig (mais aussi de Valery Larbaud ou de Garcia Lorca), dont la prosepoétiquecélèbrelavielibre,lanatureetladémocratie(LeavesonGrass,1855-1892).20 DansletextedeZweig,onlit«mulus»,abrégéde«famulus»(voirnote1,p.56).Maislelatincomporteaussiunjeude

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motspuisque«mulus»,c’estlamule,maisaussil’imbécile,l’âne.

21 C’est-à-direl’Innocent,lePur—hérosdelalégendemédiévale,quiinspirasondernieropéraàRichardWagner.

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StefanZweigdansLeLivredePoche

ROMANSETNOUVELLESAmok:n°6996

L’amok,enMalaisie,estceluiqui,prisdefrénésiesanguinaire,courtdevantlui,détruisanthommesetchoses.Lenarrateurrencontresurunpaquebotunmalheureuxenproieàcetteformededémence.

L’Amourd’ErikaEwald:n°9520

SurlaRivieraaudébutduXXesiècle,àAnversautempsdesguerresdeReligionouàJérusalemlejourdelacrucifixionduChrist,lesthèmesmajeursdeZweig:l’amourgénérateurdesouffrances,quiconduisentàlamortouàlapurification…

Brûlantsecret:n°15353

Comment le désir et la passion, enracinés au fond de chacun, peuvent le révéler à lui-même etbouleverser son destin : tel est le secret que tentent de percer les quatre récits qui composent cevolume.

Clarissa:n°9528

Clarissa est autrichienne. À l’aube du premier conflit mondial, elle rencontre en Suisse, un jeunesocialistefrançais,Léonard.Laguerrelessépare,maisClarissaattendunenfant.

Destructiond’uncœur:n°9525

Unvieilhommeneserésoutpasàadmettrequesafilledevienneadulte.Ilselaisseconsumerparunejalousiequi,peuàpeu,l’isoledesessemblables.

Ivressedelamétamorphose:n°9523

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Christine,modesteemployéedesPostes,avumourirsonpèreetsonfrère.L’invitationimpromptued’unerichetanted’Amériqueachèvedelarévoltercontrelamédiocritédesavie.

LeJoueurd’échecs:n°7309

Quiestcetinconnucapabled’enremontreraugrandCzentovic,lechampionmondialdeséchecs?Peut-oncroire,commeill’affirme,qu’iln’apasjouédepuisplusdevingtans?

LaPeur:n°15370

Cerecueildesixnouvellesillustrelegéniedel’observationdeStefanZweig,sonsensmagistraldelapsychologiedansl’analysedescomportementshumains.

LaPitiédangereuse:n°32655

En 1913, dans une petite ville autrichienne,Anton, jeune officier, est convié à dîner chez le richeKekesfalva.Ilinvitelafilledesonhôteàdanser,ignorantqu’elleestparalysée.

LesProdigesdelavie:n°14016

Anvers, à la veille de laguerred’indépendancedesPays-Bas.Unvieuxpeintre, chargéde faire leportraitd’unemadonepouruneéglise,lavoits’incarnersouslestraitsd’unejeunejuive.

Romansetnouvelles:(LaPochothèque)

Contecrépusculaire/Brûlantsecret/LaPeur/Amok/LaFemmeetlePaysage/LaNuitfantastique/Lettred’uneinconnue/LaRuelleauclairdelune/Vingt-quatreheuresdelavied’unefemme/LaConfusiondessentiments/LaCollectioninvisible/Leporella/LeBouquinisteMendel/Révélationinattendued’unmétier/Virata/RachelcontreDieu/LeChandelierenterré/LesDeuxJumelles/LaPitiédangereuse/LeJoueurd’échecs

Romans,nouvellesetthéâtre:(LaPochothèque)

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Danslaneige/L’Amourd’ErikaEwald/L’Etoileau-dessusdelaforêt/LaMarche/LesProdigesdela vie /LaCroix /LaGouvernante /Le Jeu dangereux /Thersite /Histoire d’une déchéance /LeComédienmétamorphosé/Jérémie/LaLégendedelatroisièmecolombe/AuborddulacLéman/LaContrainte/Destructiond’uncœur/UnmariageàLyon/Ivressedelamétamorphose/Clarissa

UnmariageàLyon:n°13893

Laviolencedeshommes, le tragiquedesdestinées inutilementbroyéess’inscriventdanschacundecesrécits.

Vingt-quatreheuresdelavied’unefemme:n°4340

Scandaledansunepensiondefamille« commeil faut »,sur laCôted’Azur :MmeHenriette, lafemmed’undesclients,s’estenfuieavecunjeunehomme…

LeVoyagedanslepassé:n°31718

Louis tombe amoureux de la femme de son bienfaiteur,mais il doit partir auMexique. La guerreéclate.

Wondrak:n°14057

On retrouve quelques-unes des préoccupations humanistes de Zweig : sa compassion envers lemalheurhumain,sonhorreurdelaguerre,safoidanslesvaleurs–l’idéal,lagénérosité,l’amour–quipeuventillumineruneexistenceentière.

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Titreoriginal:VERWIRRUNGDERGEFÜHLE

PRIVATEAUFZEICHNUNGENDESGEHEIMRATESR.V.D

LatraductionaétéréviséeparBrigitteVergne-CainetGérardRudent.

©AtriumPress,1976.©LibrairieGénéraleFrançaise,1991,pourlesnotesetlarévisiondelatraduction

9782253175209—1republicationLGF

Aveclesoutiendu

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