Stefan Zweig

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GRAND ENTRETIEN PETER HANDKE « La vraie fiction, c’est une grâce » BICENTENAIRE KIERKEGAARD Son apport à la pensée moderne www.magazine-litteraire.com - Mai 2013 DOM 6,60 € - BEL 6,50 € - CH 12,00 FS - CAN 8,30 $ CAN - ALL 7,50 € - ITL 6,60 € - ESP 6,60 € - GB 5 £ - AUT 6.70 € - GR 6,60 € - PORT CONT 6,60 € - MAR 60 DH - LUX 6,60 € - TUN 7,3 TND - TOM /S 900 CFP - TOM/A 1400 CFP - MAY 6,50 € Stefan ZWEIG DOSSIER INéDIT F. S. FITZGERALD : FREUD, LES FEMMES ET MOI &:HIKMKE=^U[UU\:?k@f@d@b@k" M 02049 - 531 - F: 6,00 E L’écrivain et ses mondes

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Soumise à de nouvelles éditions et traductions, à de nouvelles approches critiques, la diversité des écrits de Stefan Zweig permet de mesurer la puissance d’un homme de génie.

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grand entretien peter Handke « La vraie fiction, c’est une grâce »

bicentenairekierkegaard Son apport à la pensée moderne

www.magazine-litteraire.com - Mai 2013

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3 Éditorial

Mai 2013 | 531 | Le Magazine Littéraire

Édité par Sophia Publications74, avenue du Maine, 75014 Paris.Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94Courriel : [email protected] : www.magazine-litteraire.com

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Le Magazine Littéraire, Service abonnements 17 route des boulangers 78926 Yvelines cedex 9Tél. - France : 01 55 56 71 25Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25Courriel : [email protected] France 2011 : 1 an, 12 numéros, 62,50 €.Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter.

Rédaction

Pour joindre directement par téléphone votre correspondant, composez le 01 44 10, suivi des quatre chiffres placés après son nom.

Directeur de la rédactionJoseph Macé-Scaron (13 85)[email protected]édacteur en chef Laurent Nunez (10 70) [email protected]édacteur en chef adjoint Hervé Aubron (13 87) [email protected] de rubrique « La vie des lettres » Alexis Brocas (13 93) [email protected] artistique Blandine Scart Perrois (13 89) [email protected] photo Michel Bénichou (13 90) [email protected]édactrice Enrica Sartori (13 95) [email protected] Valérie Cabridens (13 88)[email protected] Christophe Perrusson (13 78)Directrice administrative et financièreDounia Ammor (13 73)Directrice commerciale et marketing Virginie Marliac (54 49)

Marketing directGestion : Isabelle Parez (13 60) [email protected] : Anne Alloueteau (54 50)

Vente et promotionDirectrice : Évelyne Miont (13 80) [email protected] messageries VIP Diffusion Presse Contact : Frédéric Vinot (N° Vert : 08 00 51 49 74)Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31

PublicitéDirectrice commerciale Publicité et Développement Caroline Nourry (13 96)Publicité littéraire Marie Amiel - directrice de clientèle (12 11) [email protected]é culturelle Françoise Hullot - directrice de clientèle (secteur culturel) (12 13) [email protected] communication Elodie Dantard (54 55)

Service comptabilité Sylvie Poirier (12 89) [email protected]

Impression Imprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie.

Commission paritairen° 0415 K 79505. ISSN- : 0024-9807

Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus.Copyright © Magazine LittéraireLe Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 7 615 531 euros.

Président-directeur général et directeur de la publicationPhilippe ClergetDépôt légal : à parution

Par Joseph Macé-Scaron

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S tefan Zweig fut un grand lecteur de Montaigne. Il lui consacra un court essai fiévreux, et l’on sait pourquoi. « Ici est un Toi, dans lequel mon Moi se reflète », lui dit-il. Cette conversation que nous

avons depuis plus de quatre cents ans avec l’auteur des Essais et ce jeu de miroirs nourrissent le cha-pitre introductif du Comment vivre ? de Sarah Bakewell (1), qui nous démontre avec force et grâce que l’on peut écrire un livre savant, intelligible à tous. « Depuis des siècles, souligne Virginia Woolf, les gens se sont tou-jours pressés en foule, devant ce tableau, en sondant les profondeurs, y voyant le reflet de leur propre visage, et ils y voient d’autant plus de choses qu’ils le regardent plus longtemps, sans jamais pouvoir dire exactement ce qu’ils y voient. » L’homme est, par nature, « ondoyant », et, être singulier, c’est être nécessaire-ment pluriel. D’où l’habileté de l’essai de Bakewell qui a choisi, pour dialoguer avec Mon taigne, une subtile marqueterie éditoriale. À partir de la ques-tion « Comment vivre ? », l’auteur fait surgir vingt « tentatives de réponse ». Vingt chemins qui devraient nous perdre et nous ramènent tous dans cette clairière que sont les Essais.

P enser à hauteur d’homme. Tel est l’objet de ce livre étonnant, qui a connu un immense succès aux États-Unis et en Angleterre. Il fau-

dra bien un jour nous demander pourquoi Mon-taigne a immédiatement été lu, commenté, repris en Angleterre (Bacon, Shakespeare…), mais boudé, critiqué en France. Sarah Bakewell nous donne deux clés pour comprendre cette injustice. Dans le cha-pitre « Tout remettre en question » d’abord : Mon-taigne doute, y compris de son propre doute. Et c’est, en effet, cette démarche qui fonde « son empressement à accepter l’imperfection ». C’est cette démarche qui fonde aussi sa grande erreur aux yeux de Pascal, pour qui « la faillibilité est insuppor-table en soi ». Dans le chapitre « Garder son huma-nité » ensuite : Montaigne est décrit comme un héros qui résiste à toute prétention à l’héroïsme. Ce

qui a agacé autant ses com-patriotes que ses contem-porains est le souci perma-nent de l’auteur des Essais de ne jamais compro mettre son indépendance.

S i petite que soit notre lampe, ne donnons jamais l’huile qui l’ali-

mente, mais la flamme qui la couronne, nous dit en substance Bakewell. « Il faut se prêter à autrui et ne se donner qu’à soi-même », écrit Montaigne. Si nous nous étudions, nous ne fai-sons aucun mal. Au moins, pendant ce temps, nous

n’affrontons pas les gens, nous ne nous ruons pas sur eux. Nous ne considérons pas notre prochain comme un obstacle à terrasser. Que l’on s’abstienne de tout mal, que l’on fasse le bien quand l’occasion se pré-sente, que l’on prenne en main sa vie hasardeuse, puisque rien n’a de sens, si ce n’est en elle. Rien de plus. Rien de moins. Des esprits chagrins trouveront que c’est là une morale bien trop minimaliste. Cette accusation m’était parvenue quand j’avais écrit Mon-taigne, notre nouveau philosophe. Aussi je soutiens sans réserve la démarche ingénieuse de Sarah Ba-kewell, car son livre est, aujourd’hui, non seulement intelligent mais aussi salubre. Qui ne voit pas que les bateleurs et les publicistes sont prêts, actuellement, à embrasser les plus radicales, les plus ab surdes des illusions pour peu qu’elles flattent les encolures des peuples ? Faudra-t-il que nous subissions l’épreuve d’une de ces effrayantes rechutes de l’humanité pour le comprendre ? Faudra-t-il de nouvelles guerres de Religion, de nouveaux Vassy et Saint- Barthélemy pour accepter l’idée que sa leçon n’est ni datée ni théorique ? Merci, madame Bakewell.

[email protected]

(1) Comment vivre ? Une vie de Montaigne en une question et vingt tentatives de réponse, traduit de l’anglais par P.-E. Dauzat, éd. Albin Michel, 494 p., 23,50 €.

Le moment Bakewell

Le livre de Sarah Bakewell sur Montaigne est non seulement intelligent, mais aussi salubre.

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Correspondez avec Blaise CendrarsAlors que ses œuvres autobiographiques paraissent dans La Pléiade, les éditions Zoé publient deux belles correspondances de l’écrivain. Découvrez deux de ses lettres en ligne (voir aussi le feuilleton de Charles Dantzig, p. 30-31).

Le cercle critiqueChaque mois, des critiques inédites exclusivement accessibles en ligne.Su

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n° 531 Mai 2013Sommaire

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Cahier critique : les Mémoires d’�Edna O’Brien Dossier : Stefan Zweig Grand entretien : Peter Handke

Abonnez-vous page 89

Ce numéro comporte 2 encarts : 1 encart abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart Edigroup sur exemplaires kiosque de Suisse et Belgique.

Admiration : Casanova, par Marianne Alphant

3 L’éditorial de Joseph Macé-Scaron 6 Contributeurs

Perspectives 8 Quel Kierkegaard

pour aujourd’hui ? pages réalisées par Patrice Bollon 10 Repères biographiques 12 Entretien avec Vincent Delecroix 14 Se sacrifier plutôt que pécher par désespoir,

par Flemming Fleinert-Jensen 15 Son influence en littérature,

d’Ibsen à Robbe-Grillet

L’actualité 18 La vie des lettres Édition, festivals,

spectacles… Les rendez-vous du mois 30 Le feuilleton de Charles Dantzig

Le cahier critique 32 Jean-Christophe Bailly, La Phrase urbaine 33 Jean-Benoît Puech, Le Roman d’un lecteur 34 Gilles Leroy, Nina Simone 35 F.-O. Giesbert, La Cuisinière d’Himmler 36 Cécile Ladjali, Shâb ou la nuit 37 Denis Grozdanovitch,

La Puissance discrète du hasard 39 Andrus Kivirähk, L’Homme qui savait

la langue des serpents 40 Edna O’Brien, Fille de la campagne 42 Aimee Bender, La Singulière Tristesse

du gâteau au citron 43 Yokô Ogawa, Le Petit Joueur d’échecs 44 Max Frisch, Esquisses pour un troisième

journal 44 Kathleen Winter, Annabel 45 Arthur Phillips, La Tragédie d’Arthur 46 Adonis, Le Livre II et Zócalo

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Prochainnuméroenventele23maiDossier : Les romancières américaines

Le dossier 48 Stefan Zweig

dossier coordonné par Aliocha Wald Lasowski 50 Protocoles compassionnels,

par Juliette Einhorn 52 L’impossible éducation sentimentale,

par Pierre Deshusses 54 Mystiques de l’asphyxie, par Erika Tunner 56 Une femme doublement négligée,

par Yannick Ripa 58 Avec Freud, transferts et contre-transferts,

par Paul-Laurent Assoun 60 Entretien avec Jean-Pierre Lefebvre 61 Les portraits historiques, par Lionel Richard 62 Trois maîtres, par Isabelle Hausser 64 Son Montaigne, par Philippe Desan 66 Son théâtre, par Jean-Claude François 68 Entretien avec Elsa Zylberstein 69 Adorables et nauséeuses viennoiseries,

par Catherine Sauvat 70 Un Européen fervent, par Jacques Le Rider 72 Le Monde d’hier, par Serge Niémetz 74 L’exil, jusqu’au désespoir, par Laurent Seksik 76 Échec et mat, par Diane Meur 78 La dernière suite brésilienne,

par Brigitte Vergne-Cain et Gérard Rudent 80 La Lettre d’une inconnue

lue par Max Ophüls, par Olivier Maillart 82 Une BD biographique, par P.-É. Peillon

Le magazine des écrivains 84 Grand entretien avec Peter Handke 90 Admiration Casanova, par Marianne Alphant 92 Projection privée Borges en DVD,

par Christian Garcin 94 Inédit Des livres et une Rolls,�

entretiens avec Francis Scott Fitzgerald 98 Le dernier mot, par Alain Rey

En couverture : Stefan Zweig (DR/collection H./dist. La Collection). En vignette : Peter Handke (Danilo De Marco pour Le Magazine Littéraire).© ADAGP-Paris 2013 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro.

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D ans ses Remarques mêlées (1), le journal par aphorismes tenu tout au long de sa vie, Ludwig Wittgen­

stein suggère que, si le judaïsme a institué le jour hebdomadaire de repos du sabbat, ce n’est pas seule­ment « pour que les hommes puissent y refaire leurs forces », mais pour les inciter à voir leur existence « de l’ex­térieur », et non plus uniquement « de l’intérieur » de leur affairement quotidien. On pourrait en dire autant du dimanche des chrétiens et du ven­dredi des musulmans, mais aussi de ces commémorations des naissances ou morts de tel ou tel personnage

Quel Kierkegaard pour aujourd’hui ?Né il y a deux siècles, l’écrivain et philosophe danois représente un jalon essentiel de la modernité. Il se révèle particulièrement stratégique pour penser de grands enjeux contemporains, notamment les constituants de la civilisation occidentale et la pluralité des « modes d’existence ».Par Patrice Bollon, illustrations Baptiste Hersoc pour Le Magazine Littéraire

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Perspectives

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Quel Kierkegaard pour aujourd’hui ?historique. Au lieu de se cantonner au culte de ces figures, ces événe-ments devraient offrir l’occasion de les considérer autrement, en rom-pant avec les perceptions acquises.

MultidimensionnelQue Søren Kierkegaard soit né il y a juste deux siècles, le 5 mai 1813, conduirait ainsi à une célébration vide de sens si l’on se contentait de reconduire les interprétations exis-tantes de son œuvre. Il en va autre-ment si l’on se saisit de cette coïnci-dence temporelle pour se demander en quoi sa pensée nous concerne encore, ce qu’elle nous permet de comprendre sur nous et sur les maux

qui nous accablent : si l’on se mêle, en bref, d’analyser son « actualité ».Or cette réflexion se heurte, en ce qui le concerne, à plusieurs limites ; celles, d’abord, qui proviennent directement de son œuvre, quantita-tivement immense – plus de vingt mille pages, écrites en une quinzaine d’années ; une œuvre qui n’est pas, d’un point de vue qualitatif et selon le cliché en cours, « difficile » – due à un très grand styliste de la langue, elle est de fait limpide – ni « labyrin-thique » – elle témoigne finalement d’une grande unité (lire encadré ci-dessus). Mais, pour user d’un mot d’aujourd’hui : une œuvre « multidi-mensionnelle », ou « multidirection-

Un labyrinthe très ordonné

�Parce qu’elle mêle des écrits sous pseudonymes – les uns et les autres dialoguant en outre au sein d’un même ouvrage, comme dans Ou bien… ou bien… et dans les Stades sur le chemin de la vie, à la manière de poupées russes emboîtées – et des écrits en son nom propre, d’un tout autre ordre de préoccupation en apparence, l’œuvre de Kier kegaard s’est souvent vu qualifier d’« éclatée » ou de « labyrin thique ». Se pose alors, comme pour celle de Frie-drich Nietzsche, bien que pour d’autres raisons, la question de sa cohérence : cette œuvre a-t-elle une unité, et de quelle nature ?�Dans plusieurs textes, dont un à la fin de son Post-scriptum, dans Sur mon œuvre d’écrivain, publié sous son nom en 1851, ainsi que dans son Point de vue explicatif sur mon œuvre d’écrivain, Kierkegaard revient en détail sur cette cohérence. Dans ce dernier écrit, rédigé en novembre 1848 mais paru de façon posthume, il prétend avoir été, dès le début, un « écrivain chrétien ». Les écrits sous pseudo nymes n’ex-priment donc pas sa pensée : ils présentent différents « modes d’existence » possibles, qui lui restent extérieurs ; et c’est de leur dialectique qu’émane la véritable significa-tion, religieuse, de son œuvre entière.�La démonstration est convaincante, peut-être même un peu trop… Après le Post-scriptum, son grand livre, monu-mental, de philosophie, on le voit en effet recourir encore à des pseudonymes. Et on peut se demander si la frontière entre ses différents genres d’écrits, esthétiques, éthiques et religieux – le passage entre ces deux derniers devant s’ef-fectuer par un « saut » –, est aussi nette qu’il veut bien le dire. Bref, il y a une indéniable part de rationalisation dans la présentation qu’il fait de son œuvre. S’il offre bien une « clé » qui permet de s’y repérer, cette clé n’explique pas tout – heureusement, pourrait-on dire d’ailleurs. Car ce reste de flottement, sinon de contradiction, qui affecte son œuvre est sans doute ce qui lui confère sa puissance, et fait de lui – comme le disait Wittgenstein à son ancien élève de Cam-bridge devenu l’ami de ses dernières années, Maurice Drury (1) – « de loin le penseur le plus profond du xixe siècle ». P. B.

(1) Conversations avec Ludwig Wittgenstein, Maurice Drury, traduit de l’anglais par Jean-Pierre Cometti, éd. PUF, 2002.

(1) Traduites de l’allemand par Gérard Granel, éd. TER-bilingue, 1984, repris (sans le texte allemand) en GF-Flammarion, 2002.

nelle ». Ce qui fait que, si l’on en écarte certains contresens avérés (lire encadré p. 11), elle s’appré-hende selon plusieurs niveaux de lec-ture – sans compter les points de vue plus restreints qu’on peut légitime-ment en extraire, et ce qu’elle diffuse sur un plan sensible en tant qu’œuvre d’art. Ce n’est pas qu’on puisse lui faire tout dire – ce que l’histoire de sa réception, hélas ! s’est pourtant chargée de faire, puisqu’on a lu en elle, en substance, toutes les variétés possibles de l’existentialisme (chré-tien avec Chestov, athée avec

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La vie des lettres La vie des lettres 18

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l’intérieur : on assassina les « éléments socia-lement nuisibles », c’est-à-dire les koulaks, dont l’anéantissement avait commencé au début des années 1930, puis les prétendus es-pions allemands, lettons, finlandais, grecs, et surtout les réfugiés et exilés politiques polo-nais (l’« opération polonaise » constituant le chapitre le plus sanglant de la Grande Terreur, et la répétition de ce que Staline allait faire subir à la Pologne pendant la guerre).Ce volume, coordonné par le photographe polonais Tomasz Kizny, qui a collecté des mil-liers de photos d’identité judiciaire dans les archives de la police politique soviétique, constitue bien sûr un témoignage sur les crimes du communisme soviétique ; mais sa forme ouverte et labyrinthique lui confère le caractère d’un extraordinaire livre-constel-lation, comme en a rêvé Walter Benjamin, comme en a écrit W. G. Sebald : en exhumant à travers un montage d’études, de photogra-phies et d’entretiens les traces de la destruc-tion, un tel livre s’offre à la fois comme traver-sée du monde des morts et comme archéologie de l’infamie. Il nous invite à parcourir le « pay-sage de la Terreur », comme l’appelle Tomasz Kizny : voici qu’apparaissent, à la périphérie des agglomérations, des forêts, des collines, des ravins, des vallées, des ri vières, lieux banals, somptueux ou tristes, où se sont dé-roulées les exécutions, et où les victimes ont

été enterrées. Des étoles brodées sont at-tachées aux pins en signe de mémoire ; par-fois ce sont des fleurs en plastique déposées à même le sol, des croix en bois, des lumi-gnons, des portraits des victimes fixés sur le tronc des bouleaux qui transforment la forêt en un cimetière de mémoire, et l’oubli en résistance fragile.

Charnier transformé en dépotoirC’est toute une topologie de la mémoire so-viétique qui nous est ainsi proposée : cette extermination a eu lieu simultanément à l’in-térieur des douze fuseaux horaires de l’URSS, de la Biélorussie aux républiques d’Asie cen-trale, en passant par le cercle polaire. En dé-couvrant sur la carte de l’URSS que les fosses communes saturent l’entièreté du territoire, en comprenant qu’une telle hécatombe relève d’un programme de dépopulation, on pense aux analyses d’Elias Canetti, qui a mis en évi-dence le lien entre la fascination de la puis-sance et l’accumulation de victimes qui la nourrit : le crime de masse se révèle l’horizon pathologique de la puissance. Une image semble plus pathétique encore que les autres, parce qu’elle parle de l’avenir planétaire des morts : celle du ravin Kachtak, proche de l’ancienne prison du NKVD, à Tomsk. Les fosses communes ont été volon-tairement comblées de gravats et transformées

L a destruction n’est pas seule-ment un aspect caché de l’his-toire, elle est devenue son objet. Ceux qui croient le xxe siècle clos et prétendent

qu’interroger ses secrets relève de la com-plaisance ne font que participer au mensonge qui en dérobe les crimes.Voici que surgissent de l’oubli organisé une série d’archives qui modifient profondément l’histoire du siècle passé – qui en aggravent encore la dimension criminelle. Il s’agit de photographies, de lettres, de journaux intimes, de notes d’interrogatoires et d’ordres d’exécution relatifs à la Grande Terreur orga-nisée en URSS par Staline entre août 1937 et novembre 1938, une opération de nettoyage social qui, en l’espace de seize mois, a liquidé environ 750 000 Soviétiques, tous exécutés d’une balle dans la nuque après avoir été condamnés à mort par un tribunal expéditif. Cette opération est longtemps restée secrète : la mise en scène ubuesque des procès de Moscou qui, de 1936 à 1938, ont permis d’éli-miner les chefs historiques de la révolution, jouant un rôle de leurre afin de camoufler ces « opérations secrètes de masse ».On connaissait la nature de cette extermina-tion ; pas son ampleur. Soigneusement oc-cultée, cette opération décidée par Staline visait à éradiquer les ennemis nationaux de

parution�Archéologie de l’infamieÀ travers de multiples archives, un livre poignant rend enfin leurs visages aux victimes des purges staliniennes.Par Yannick Haenel

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R. S. Bochlen, W. N.Volkow et S. M. Trietakow, arrêtés et exécutés pour « espionnage et résistance antisoviétique » (1937-1938).

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Plaque funéraire de K. E. Stepanovna, 1906-1937, fusillée, à Bykovia, près de Kiev.

éditionFictions des fragrancesIl ne s’agit pas de tirer Combray d’une tasse de thé, mais presque. Les éditions actes sud lancent une nouvelle collection, « Essences », où les écrivains sont invités à se laisser emporter par un parfum cher à leur nez. Deux premiers textes sont parus : Corps et âme, où Cécile Ladjali s’intéresse à la prostituée, ici renommée madeleine, qui oignit les pieds du Christ et que l’auteur, après réécriture de l’épisode biblique, expédie à marseille à l’époque de l’Inquisition. Et Le Doux Parfum des temps à venir, où Lyonel Trouillot prête sa voix à une mère intemporelle.

Proust mort et vifHenri Raczymow décrit dans Notre cher Marcel est mort ce soir (éd. Denoël) l’auteur épuisé par le succès, les déménagements, les félicitations et sa santé vacillante. Entre visites et fumigations, remembrances et corrections, Proust voit s’agiter la noria de ses amis et soutiens. Tout un petit monde que Raczymow, suivant le processus proustien, a ressuscité à partir de leurs figures lyophilisées dans les textes.

Collectif camusien« Pourquoi Camus ? », interroge dès son titre le recueil de textes analytiques et admiratifs (éd. Philippe Rey) dirigé par Eduardo Castillo. Pourquoi cette popularité pérenne qui le distingue des auteurs de son temps et de sa stature ? Parce qu’il fut « la mauvaise conscience et l’honneur de la gauche » ? comme l’assure Jean-Yves Guérin. Parce que Camus fut cet « homme bon » que décrit Jean-François mattei ? Parce que, « dans un monde où plus personne n’imagine changer quoi que ce soit, on revient à Camus » ? comme l’explique alexis Jenni. ou faut-il en chercher l’origine dans le noyau indicible de L’Étranger, son énigme toujours posée, toujours rétive aux gloses scolaires ou savantes ? Cette thèse a nos faveurs : ce qui résiste dure.

en décharges publiques avec l’autorisation des autorités locales : à la place des morts, ce qu’on voit, ce sont des déchets.Dans l’un des Récits de la Kolyma, Varlam Chalamov raconte qu’à la Kolyma on ne brû­lait pas les cadavres, on se contentait de les déposer dans les rochers de la montagne : le gel les recouvrait. Un jour de printemps, un bulldozer d’exploitation forestière met à nu les roches gelées : apparaît une grande fosse remplie de cadavres non décomposés. Cha­lamov écrit : « Les cadavres attendaient. » C’est ainsi que nous apparaissent, dès la cou­verture de ce livre, les photographies retrou­vées des victimes de la Grande Terreur : elles nous sidèrent parce qu’elles nous regardent depuis un monde enfoui, depuis le pays des morts, depuis la montagne de cadavres.En présentant ces clichés pris par les agents du NKVD, Tomasz Kizny ex­plique que « la photogra­phie du condamné était exigée afin de pouvoir l’exécuter dans les règles ». Photographier un prisonnier, c’était donc le condamner : le cliché s’apparentait à un arrêt de mort ; et il semble que ces photographies aient été présentes sur le lieu et au moment de l’exécution, servant aux bourreaux à véri­fier l’identité de leur victime.Ce ne sont donc pas seulement des noms qu’un tel livre sauve de l’enfouissement, mais des visages, des regards, des yeux qui percent l’occultation qui va les ensevelir. Ces visages sont terribles : à travers leur fixité, c’est l’instant de la mort que nous lisons, comme

si l’acte photographique lui­même les exé­cutait. Visages tourmentés, grimaçants, révol­tés qui, en regardant l’objectif du photo­graphe, dévisagent le temps lui­même et mettent en jeu notre capacité à les regarder, à supporter leur solitude. À travers leurs yeux grands ouverts sur la mort, on ne peut s’empêcher d’entrevoir ce passage du temps qui s’est éteint avec leur exécution et qui renaît avec la révélation de leur identité : lueur à la fois effrayante et pleine de vie, porteuse de « la petite faille dans la catastrophe continuelle » dont parle Walter Benjamin, qui seule détourne, quoique d’une manière infime, le processus de la destruction.

Cette lueur violente dans les yeux des condamnés vous saute au visage ; vous feuilletez le livre de plus en plus vite ; vous ne pouvez plus échapper à leur re­gard : vous ouvrez sans cesse ce volume qui devient obsédant, vous cherchez comment regarder ces vi­sages avec justesse, et com­

ment y consacrer votre pensée. En même temps vous vous sentez dérangé, mis à nu, vous ne pouvez vous empêcher de vous es­quiver. Vous comprenez que ce qu’on nomme l’histoire n’existe qu’à travers une incarnation fantôme, celle des victimes qui reviennent dire silencieusement qu’elles ont disparu ; et qu’à travers ce retour espéré autant que re­douté se déplace l’idée qu’on se fait de la fron­tière entre ce qui est vivant et ce qui est mort. Faire vivre ce qui était destiné à la mort est un acte politique.

À lireLa Grande Terreur en URSS,

1937-1938, Tomasz Kizny, éd. Noir sur Blanc, 410 p., 40 €.

Photographier un prisonnier, c’était déjà le condamner.

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Critique Critique

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La Phrase urbaine, Jean-Christophe Bailly, éd. du Seuil, 276 p., 21 €.

P our qui aime ranger sa bibliothèque, La Phrase urbaine est un objet contrariant. Ce livre, qui rend compte de trente années de réflexions et d’analyses sur l’esprit des villes et leur destin, ne peut

pas être placé parmi les récits, les romans et les textes qui ressortent à la fiction. Rien n’est feint dans ce livre écrit en prose. Mais le classer parmi les catalogues d’ar-chitectes, les manuels d’urbanistes et les traités de pay-sagistes serait une erreur, même si Jean-Christophe Bailly, qui enseigne à l’École nationale supérieure de la nature et du paysage de Blois, ne craint pas la confrontation avec les travaux de ses collègues. Auteur de récits sensibles, poète et dramaturge, il témoigne d’un refus possible du divorce entre la littérature et le savoir, « une plaie de notre époque et un aspect carac-téristique de la barbarie moderne où, la plupart du temps, on voit des écrivains incultes tourner le dos à des savants qui écrivent en charabia », ainsi que s’en désespérait Simon Leys dans L’Ange et le Cachalot.Si les observations pratiques et les analyses théoriques de La Phrase urbaine l’imposent parmi les lectures

obligatoires des étudiants blésois de Bailly, ce livre qui mêle « l’intervention publique ou critique à la simple caractérisation, voire à la notation et à la rêverie » n’en

appartient pas moins à la littéra-ture, c’est-à-dire à une créatrice mise du monde en mots. Sa mélan-colie tendue est contenue jusqu’aux « Trois visions » qui le concluent : « […] un monde meilleur souvent bien sûr j’y ai pensé mais maintenant c’est plutôt à un monde pire, à ce monde-ci empiré que je pense et d’ailleurs c’est facile, il n’y a qu’à suivre le mouvement, la pente où celui-ci (de monde) s’est engagé. »Qui croira qu’un texte qui remue une matière si sérieuse et si fonda-mentale puisse être également poé-tique et sentimental ? À la fois doctes et déliés, les dix-neuf essais qui composent La Phrase urbaine

rendent compte de l’histoire d’un amour. Paris, capi-tale du xixe siècle de Walter Benjamin est la référence tutélaire de Bailly. C’est en mettant ses pas dans ceux des promeneurs romantiques et de leurs héritiers

Bailly dans les villes

Jean-Christophe Bailly.

Par Sébastien Lapaque

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Habiter n’est pas jouer, ériger n’est pas jouer. Jouer, c’est vivre, traverser, s’en aller, revenir, c’est enfin habiter aussi, habiter encore, mais au sein du grand jeu d’un espace de cartes battues, d’un espace d’écrans, de trouées, de feuilles, d’un espace ouvert. La ville dicte à l’architecture le texte ouvert, vivant et raturé que le passant viendra lire.

La Phrase urbaine, Jean-Christophe Bailly

Page 9: Stefan Zweig

Critique Critique

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modernes que l’écrivain s’est pris de passion pour la grande ville. C’était il y a bien longtemps et il n’en est pas revenu. Mais sa pas-sion n’a rien d’éthéré. Charnel, son amour fou s’attache aux pas-sages et aux intérieurs, caresse les structures et les matériaux, jouit des contours ornements. « Il se trouve que, familier des chantiers dès l’enfance (mon père était entrepreneur), j’ai toujours porté aux formes et aux matières du bâti, comme passant et comme voyageur, une attention soutenue », veut-il se souvenir.C’est donc en connaisseur qu’il passe d’une ville à l’autre, non plus seulement à travers l’Europe, comme ses vénérables prédé-cesseurs, mais dans le monde entier. Il débarque à Carthagène des Indes, file de New York à Boston, arpente les boulevards popu-laires de Moscou. Et, s’il lui plaît de rendre compte de la splendeur de Barcelone, il aime tendre l’oreille pour entendre le murmure de Roubaix, « loin de l’histoire monumentale ». Ici la ville dort, là-bas elle claironne. Cette opposition lui permet de comprendre certaines choses. Partout où il passe, le voyageur aux manières de cinéaste en repérage est plutôt placide, mais il lui arrive de faire entendre une colère d’amoureux contrarié par les outrages faits à la chair brûlante des villes : « des maisons qui ne sont pas des maisons, des rues qui ne sont pas des rues, des espaces qui n’ont rien tenté d’autre dans l’espace que son occupation ».Sûr de son fait, l’écrivain ne goûte ni les concepts « fourre-tout » ni les idées trop usées. Avec « la vulgate de la dérive et de l’er-rance », il révoque Guy Debord, qui n’est pas son genre. Et, s’il observe la « dépossession généralisée », il ne s’attarde guère à commenter la notion de « non-lieu » forgée par Marc Augé. Son corpus ne doit rien à l’air du temps et tout à de longues décennies occupées à se glisser seul dans les plis sinueux des vieilles capi-tales. L’écrivain revendique les privilèges de cet « échange soli-taire ». Prêtant le bras à « tous les passants singuliers des villes innombrables : Baudelaire, Poe et De Quincey, Nerval et Apolli-naire, Benjamin et Kafka, Joyce et Pessoa, Musil et Boulgakov, Harms et Svevo, Onetti et Chandler », le lecteur de La Phrase urbaine est invité à devenir à son tour un promeneur libéré « de la simple routine ou des pratiques du tourisme ». Il apprendra à connaître la forme d’une ville, à savoir retrouver les contours de sa symphonie derrière les cris des hommes et les bruits de la vie, ainsi que le suggère le texte qui donne son titre au livre. « La ville, ce serait d’abord, quant aux bruits, une rumeur constante, une sorte d’épaisseur où, bien sûr, le strident ou le très bruyant se détachent, mais où tout semble malgré tout noyé dans un bain unificateur aux mouvements aléatoires mais permanents. »Tendrement, sans lenteur, Bailly nous permet de comprendre qu’il n’y a pas seulement de la ville dans une ville : « L’espace urbain contient de la ville et aussi quelque chose d’autre qui n’en est pas. » L’art de la ville n’est pas un art perdu : « Si une telle idée est vérifiée par les manques les plus criants de l’urbanisme, elle com-porte pourtant quelque chose de facile, de hautain et de pas-séiste. » De ce point de vue, son approche est autant politique que littéraire. Malgré les malédictions divines recensées par Jacques Ellul dans Sans feu ni lieu. Signification biblique de la Grande Ville – équilibrées par la promesse d’une nouvelle Jéru-salem dont l’édification est promise « sur la terre comme au ciel » –, la cité a été imaginée par les hommes pour trouver des raisons de vivre ensemble. Partant, l’architecture urbaine est « celui des arts pour lequel [la] relation au politique est la plus directe et la plus contraignante ». Cela dit, Bailly n’a pas envie de regarder la ville dans le rétroviseur, persuadé qu’elle se réinvente sans fin depuis la nuit des temps. Son amour de la grande ville n’a rien d’une nostalgie, c’est un bonheur en actes : quitter sa chambre, retrouver la rue et mettre un pas devant l’autre.

Le Roman d’un lecteur, Jean-Benoît Puech, éd. P.O.L, 244 p., 16 €.

O n n’a pas souvent l’occasion de lire une analyse de l’œuvre de Gérard Musson, l’un de nos meilleurs écrivains, tout dis-cret qu’il soit. Et on parle peu de George S. MacPerson

(1906-1966), dont Les Enfants d’Eurydice sont considérés par les spécialistes comme un récit précurseur de l’écologie. On oublie aussi Eric Swedeberg, père spirituel du polar nordique, alors que son Démon des neiges a révolutionné le genre en 1962… Ces noms vous sont inconnus ? C’est normal : il s’agit d’écrivains inventés par Jean-Benoît Puech, dans la continuité de son travail sur Benjamin Jordane, romancier fictif qui fait une apparition à la page 41. « J’ap-précie toujours ce genre d’imagination, dit Puech, comme les rigou-reuses rêveries de Borges, Nabokov, Pessoa. » Son point de départ : un écrivain existe quand il a publié des livres, mais aussi quand on a écrit sur lui. Dès lors, un écrivain qui n’aurait rien publié (et pour cause) mais sur qui les critiques écriraient n’accéderait-il pas à la réalité ? Après avoir inventé, commenté les livres de Jordane, puis écrit sa biographie (sous le nom d’un vrai-faux complice, Yves Savigny), Puech continue ainsi avec neuf analyses de romans fictifs, décortiqués comme des vrais. C’est un tour de force imaginatif, car il expose toutes les intrigues et rebondissements, jusque dans les détails ; il y a donc neuf fois plus d’invention dans ce livre que dans un roman « ordinaire », prodigalité qui rappelle les débuts d’intrigue lancés par Sarane Alexandrian dans Soixante sujets de romans au goût du jour et de la nuit. Brouillant les pistes, Puech convoque aussi une série de critiques et de spécialistes, authen tiques (Francis Lacassin) ou imaginaires (Jacqueline Balme). Il y a là des romans

d’aventure en costumes, des polars américains, des romans psychologiques français, et, clou du spectacle, une fausse nouvelle de Henry James, pré-tendue première version de « La leçon du maître », parue en 1879 dans le Scribner’s Monthly… Au-delà du jeu, voire de la parodie (aussi satire de la critique universitaire, parfois fasti-dieuse), ce Roman d’un lecteur rejoint les interrogations de Vila-Matas à pro-pos du discours métalittéraire, se

demandant s’il a la même valeur que la littérature elle-même. Dans un émouvant dernier chapitre, Puech affirme que sa manie des écri-vains inventés reflète peut-être son échec d’auteur de fiction, et l’abandon de son rêve d’écrire un « roman réaliste ». On lui répon-dra que sa manière latérale de travailler, à partir des fausses œuvres d’autrui, n’est pas moins noble, et qu’il n’y a pas de différence entre inventer une intrigue et le livre qui fabriquerait cette intrigue. Puech n’en convient-il pas lorsqu’il définit ce Roman comme « un autopor-trait via des romans interposés, qui me semblent reprendre des chapitres de mon histoire en les embellissant, tantôt parce qu’ils inventent de beaux épisodes que je n’ai pas vécus, mais que je vou-lais vivre » ? Cette bibliothèque imaginaire est un magnifique hom-mage aux livres, mieux : une authentique pièce de littérature.

J’arrange ma bibliothèquePar Bernard Quiriny

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Plus de soixante-dix ans après son suicide, le 22 février 1942, au Brésil, est-il encore pos-sible de redécouvrir Stefan Zweig, de le lire sous un jour nouveau, lui qui fut si célèbre et commenté de son vivant, le plus traduit des auteurs de langue allemande ? Depuis le 1er janvier 2013, l’œuvre de Zweig est passée du domaine privé au domaine public, nous offrant l’occasion de revenir à la rencontre de cet immense écrivain, de cet humaniste atta-chant, et envoûtant. Soumise à de nouvelles éditions et traductions (références ci-contre), à de nouvelles approches critiques, la diver-sité de ses écrits (poèmes, pièces de théâtre, essais philosophiques, biographies histo-riques, romans, nouvelles et récits) permet de mesurer la puissance d’un homme de génie, né à Vienne en 1881, la même année que Valéry Lar-baud, Picasso ou Bartók.Bâtisseur de légendes, ambassadeur des lettres européennes, Zweig s’impose comme un anthropologue moderne, alliant curiosité et bienveillance en perçant l’inquiétante étrangeté de la psychologie humaine. Héritier de l’esthétique viennoise, lui qui n’a jamais cherché ni la gloire ni la fortune explore à merveille les drames de la passion, les vertiges du rêve, la fragilité des sentiments. Comme il l’écrit dans une lettre à Joseph Roth, le 17 jan-vier 1929, « j’ai commencé à écrire par un désir de jouer avec l’esprit ». Rapidement, le succès de celui qu’on considère souvent comme le double littéraire de Freud lui ouvre les portes de la société cultivée de son temps : Zweig fréquente Hermann Hesse, Thomas Mann, Arthur Schnitzler, Maxime Gorki, James Joyce. Dans sa grande maison de Salzbourg, il reçoit les plus célèbres compositeurs, comme Richard Strauss ou Alban Berg, et

PPlus de soixante-dix ans après son suicide, le PPlus de soixante-dix ans après son suicide, le 22 février 1942, au Brésil, est-il encore posP22 février 1942, au Brésil, est-il encore possible de redécouvrir Stefan Zweig, de le lire Psible de redécouvrir Stefan Zweig, de le lire sous un jour nouveau, lui qui fut si célèbre et Psous un jour nouveau, lui qui fut si célèbre et commenté de son vivant, le plus traduit des Pcommenté de son vivant, le plus traduit des auteurs de langue allemandePauteurs de langue allemande1P1erPer janvier 2013, l’œuvre de Zweig est passée Pjanvier 2013, l’œuvre de Zweig est passée du domaine privé au domaine public, nous Pdu domaine privé au domaine public, nous

entre en relation épistolaire avec Freud, Rilke, Hofmannsthal, mais aussi Rodin, Romain Rol-land et Jules Romain.Les tensions en Allemagne, la montée du nazisme, la prise de pouvoir par Hitler en 1933, puis l’autodafé de ses œuvres à Munich vont mettre un terme à cette époque heu-reuse. Contraint de partir en Grande- Bretagne, Zweig y vit en exil jusqu’en 1936, avant de par-tir pour le Brésil, les États-Unis, puis de nou-veau le Brésil. Le 10 septembre 1939, déses-péré devant l’effondrement d’un monde, il écrit à Romain Rolland : « Je ne vois pas d’is-sue dans cet affreux gâchis. » C’est à Petrópo-lis, non loin de Rio de Janeiro, qu’il apprend

avec horreur l’extermina-tion des juifs d’Europe et se donne la mort en 1942 avec sa femme, Lotte. Sa vie personnelle, celle d’un citoyen d’une Europe massacrée, coïncide avec

les grands drames du xxe siècle, comme en témoigne Le Monde d’hier, la somme auto-biographique dans laquelle il mêle souvenirs personnels et mémoires politiques.Que ce soit dans ses études de figures histo-riques comme dans ses romans ou ses recueils de contes et nouvelles dignes du meilleur Maupassant, Zweig démasque les forces ins-tinctives de l’irrationnel au cœur de la nature humaine. C’est ainsi que, s’exprimant à travers de longs développements ou des récits brefs, sans avoir jamais élaboré de théorie littéraire, il incarne à nos yeux une lumière de la culture. Amok, Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, La Confusion des sentiments, Le Joueur d’échecs… autant d’œuvres profon-dément personnelles, autant de fictions uni-verselles, qui dessinent un monde sensible, mélancolique, sans être dépourvu d’aventure et de fantaisie. A. W. L.

Un cœur désormais parfaitement universel

Stefan Zweigdossier coordonné par Aliocha Wald Lasowski

Depuis le 1er janvier, Zweig est passé au domaine public, nous offrant l’occasion de revenir à sa rencontre.

Stefan Zweig en 1920.

Vient de paraître de Stefan Zweig

Romans, nouvelles et récits, Jean-Pierre Lefebvre (dir.), éd. Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », deux tomes, 1 552 p. et 1 584 p., 58 € le volume.

La Confusion des sentiments et autres récits, Pierre Deshusses (dir.), éd. Robert Laffont, « Bouquins », 1 312 p., 30 €.

Derniers messages, préface de Jacques Le Rider, traduit de l’allemand (Autriche) par Alzir Hella, éd. Bartillat, 256 p., 21 €.

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