Zola Au Bonheur Des Dames 304

1
– 304 – Enfin, on rouvrit les portes, et le flot entra. Dès la première heure, avant que les magasins fussent pleins, il se produisit sous le vestibule un écrasement tel, qu'il fallut avoir recours aux sergents de ville, pour rétablir la circulation sur le trottoir. Mouret avait calculé juste : toutes les ménagères, une troupe serrée de petites-bourgeoises et de femmes en bonnet, donnaient assaut aux occasions, aux soldes et aux coupons, étalés jusque dans la rue. Des mains en l'air, continuellement, tâtaient « les pendus » de l'entrée, un calicot à sept sous, une grisaille laine et coton à neuf sous, surtout un Orléans à trente- huit centimes, qui ravageait les bourses pauvres. Il y avait des poussées d'épaules, une bousculade fiévreuse autour des casiers et des corbeilles, où des articles au rabais, dentelles à dix centimes, rubans à cinq sous, jarretières à trois sous, gants, jupons, cravates, chaussettes et bas de coton s'éboulaient, disparaissaient, comme mangés par une foule vorace. Malgré le temps froid, les commis qui vendaient au plein air du pavé, ne pouvaient suffire. Une femme grosse jeta des cris. Deux petites filles manquèrent d'être étouffées. Toute la matinée, cet écrasement augmenta. Vers une heure, des queues s'établissaient, la rue était barrée, ainsi qu'en temps d'émeute. Justement, comme Mme de Boves et sa fille Blanche se tenaient sur le trottoir d'en face, hésitantes, elles furent abordées par Mme Marty, également accompagnée de sa fille Valentine. – Hein ? quel monde ! dit la première. On se tue là- dedans… Je ne devais pas venir, j'étais au lit, puis je me suis levée pour prendre l'air. – C'est comme moi, déclara l'autre. J'ai promis à mon mari d'aller voir sa sœur, à Montmartre… Alors, en passant, j'ai songé que j'avais besoin d'une pièce de lacet. Autant l'acheter ici qu'ailleurs, n'est-ce pas ? Oh ! je ne dépenserai pas un sou ! Il ne me faut rien, du reste.

description

Zola Au Bonheur Des Dames 304

Transcript of Zola Au Bonheur Des Dames 304

  • 304

    Enfin, on rouvrit les portes, et le flot entra. Ds la premire heure, avant que les magasins fussent pleins, il se produisit sous le vestibule un crasement tel, qu'il fallut avoir recours aux sergents de ville, pour rtablir la circulation sur le trottoir. Mouret avait calcul juste : toutes les mnagres, une troupe serre de petites-bourgeoises et de femmes en bonnet, donnaient assaut aux occasions, aux soldes et aux coupons, tals jusque dans la rue. Des mains en l'air, continuellement, ttaient les pendus de l'entre, un calicot sept sous, une grisaille laine et coton neuf sous, surtout un Orlans trente-huit centimes, qui ravageait les bourses pauvres. Il y avait des pousses d'paules, une bousculade fivreuse autour des casiers et des corbeilles, o des articles au rabais, dentelles dix centimes, rubans cinq sous, jarretires trois sous, gants, jupons, cravates, chaussettes et bas de coton s'boulaient, disparaissaient, comme mangs par une foule vorace. Malgr le temps froid, les commis qui vendaient au plein air du pav, ne pouvaient suffire. Une femme grosse jeta des cris. Deux petites filles manqurent d'tre touffes.

    Toute la matine, cet crasement augmenta. Vers une

    heure, des queues s'tablissaient, la rue tait barre, ainsi qu'en temps d'meute. Justement, comme Mme de Boves et sa fille Blanche se tenaient sur le trottoir d'en face, hsitantes, elles furent abordes par Mme Marty, galement accompagne de sa fille Valentine.

    Hein ? quel monde ! dit la premire. On se tue l-

    dedans Je ne devais pas venir, j'tais au lit, puis je me suis leve pour prendre l'air.

    C'est comme moi, dclara l'autre. J'ai promis mon mari

    d'aller voir sa sur, Montmartre Alors, en passant, j'ai song que j'avais besoin d'une pice de lacet. Autant l'acheter ici qu'ailleurs, n'est-ce pas ? Oh ! je ne dpenserai pas un sou ! Il ne me faut rien, du reste.