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    Seuils, limites, valeurs

    SEUILS, LIMITES, VALEURS

    (...) c'est une immense jouissance que d'liredomicile dans le nombre, dans l'ondoyant, dans le

    fugitif et l'infini.

    Baudelaire

    La problmatique des seuils et des limites est certainement l'une des plus intressantes que l'on

    puisse proposer ou se proposer. Elle a d'abord une dimension existentielle immdiate puisque l'thi-

    que pour la plupart des moralistes, comme d'ailleurs des immoralistes, est affaire de seuils et de

    limites. La rflexion morale chez les moralistes svres permet dj d'entrevoir une tension entre

    seuils et limites puisqu'ils rcusent le partage ordinaire entre les premiers et les secondes. Le proverbefranais :Qui vole un uf vole un bufpose entre seuils et limites une continuit, une dynamique

    non-rsistible. Montaigne ne pense pas autrement quand il crit dans Les Essais: Secondement, la

    laideur de la piper ie ne dpend pas de la diffrence des cus aux pingles. (...)Je trouve bien plus

    juste de conclure ainsi : Pourquoi ne tromperait-ilpas aux cus, puisqu'il trompe aux pingles ?

    Il convient d'ajouter aussitt que les jeunes enfants ont un sentiment trs vif de ces notions, ou plus

    exactement de ces fonctions aspectuelles : en effet, un enfant qui veut arrter les agissements d'un

    autre a soit recours la force, soit la formule : tu exagres ! c'est--dire qu'il fait savoir son

    nonciataire qu'un seuil coup sr, peut-tre une limite, a t franchi et qu'un excs vient de prendre

    corps et que cet excs attend, espre sa rsolution. Seuils et limites apparaissent comme des pointssensibles : quand ils sont approchs, atteints ou dpasss, ils dclenchent des programmes et des

    contre-programmes modaux et d'assimilation et de dissimilation.

    Seuils et limites n'ont pas seulement une existence synchronique. Du point de vue

    diachronique, on observe, pour des domaines et des priodes troitement dfinis, un dplacementdu

    seuil vers la limite en ce sens qu'une limite est, replace dans la dure, occupe par un contenu qui,

    jusque-l, avait valeur de seuil. Ce qu'on a appel en matire de justice pnale l'humanisation des

    peines montre clairement que la pratique des supplices, qui tait la limite de l'ancienne justice, a t

    abandonne et que la pratique de l'enfermement, qui avait auparavantvaleur de seuil, est devenue lanouvelle limite dans la justice moderne. L'ancien degr est devenu la nouvelle limite. Aussitt la

    question se pose de savoir si entre seuils et limites la relation est asymtrique (c'est--dire irrversible)

    ou symtrique (c'est--dire rversible1.)

    1 Pour sa part, Valry estimait que :Bien des vnements de l'histoire de l'esprit consistent :ou bien reconnatrepossible(ou non limit) ce qu'on tenait pour impossibleou limit ;ou bien reconnatre impossibleou limit ce qu'on tenait pourpossibleou illimit.(Possible, limit - etc. ces termes provisoires tenant lieu de tous lesIBLES et ABLES - comprhensible, fai sable ,

    pensable, visible, sensible, exprimable.(in Cahiers, tome 1, Paris, Gallimard, coll. La Pliade, 1973, p. 1070).

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    1.DE LA PROXEMIQUE A LA PROFONDEUR

    Cette fonction de rgulation immanente se remarque galement propos de ce qu'on appelle en

    smiotique, d'un terme insuffisant, la proxmique. Dans l'investigation des effets, souvent inat-

    tendus, de la proxmique, les sociologues ont prcd les smioticiens. Goffman fait ainsi tat de

    cette observation saisissante de G.Simmel : Une sphre idale entoure chaque tre humain.Quoiqu'elle varie en volume dans les diffrentes relations et selon la personne avec qui on est en

    relation, on ne peutpntre r cette sphre, sous peine de dtruire du mme coup la personnalit de

    l'individu. L' honneur d'unepersonne forme autour d'elle une sphre de ce genre. Une faon de

    parler trs saisissante dsigne une insulte l'honneur de quelqu'un par l'expression lui marcher sur

    les pieds : le rayon de cette sphre indique la limite qu'une autre personne ne peut dpasser sans

    qu'il y ait atteinte l'honneur2.

    Le terme de profondeur nous semble plus appropri que celui de proxmique en raison de

    sa gnralit suprieure. Dans le rapport du sujet l'objet mauvais, le tolrable a pour manifestante

    un seuil et l'intolrable une limite. S'il est admis qu'il n'y a pas de termes, mais seulement des

    confrontations entre programme[s] et contre-programme[s] selon le cas dominants ou rcessifs, au

    cur du tolrable, le programme de ngation de l'objet mauvais se heurte un contre-programme

    de prservation de l'objet qui le domine. Dans l'intolrable au contraire, le programme

    d'anantissement de l'objet mauvais l'emporte sur le contre-programme de prservation du mme

    objet. Les valeurs respectives du programme et du contre-programme dfinissent ainsi des degrs de

    profondeur. cette confrontation actuelle entre programme et contre-programme, la linguistique a

    donn le nom de concession. On peut soit envisager la substitution de profondeur

    proxmique, soit en concordance avec les traits spcifiques de chacun des termes de confier letraitement des oprations de rapprochement la proxmique et le traitement des oprations de mise

    distance la profondeur. L'homognit fonctionnelle des deux concepts autorise aussi bien la

    substitution que la complmentarit.

    2. PREGNANCE DE L'ASPECT

    La problmatique des seuils et des limites concerne, un moment ou un autre, les grandes

    catgories linguistiques et smiotiques, mais plus particulirement l'aspect, moins que l'aspect ne

    surdtermine secrtement les autres catgories. Si les points de vue linguistique et smiotique sont

    proches au dpart l'un de l'autre, le point de vue smiotique se prsente, devrait se prsenter comme

    une gnralisation du point de vue linguistique qu'il convient, pour cette raison mme, de prsenter

    d'abord.

    La problmatique des seuils et des limites se rvle une problmatique modale oriente vers l'objet, puisquereconnatre un seuil, c'est asserter le possible dans l'exacte mesure o reconnatre une limite, c'est se heurter l'impos-sible.

    2E.Goffman,La mise en scne de la vie quotidienne, Paris, Les Editions de Minuit, 1979, p. 70.

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    2.1 l'approche linguistique de l'aspect

    L'approche linguistique se caractrise donc par son caractre restrictif, mais galement par son

    hsitation entre modle binaire et modle ternaire. En premier lieu, les linguistes ne font tat de l'as-

    pect qu' propos du procs, alors que l'aspect semble traverser bien d'autres catgories. Le modle

    binaire oppose selon la terminologie l'accompli l'inaccompli, leperfectif l'imperfectif ; le modleternaire aligne l'inchoativit,la durativitet la terminativit. Cette partition en deux systmes n'a rien

    en soi de gnant : le systme le plus nombreux servant normalement d'interprtant l'autre systme,

    l'inaccompli reconnu par le modle binaire sera tenu pour un syncrtisme de l'inchoativit et de la

    durativitretenues par le modle ternaire.

    L'approche linguistique se caractrise galement par sa prudence en ce sens qu'elle vite de se

    demander si les catgories elles-mmes forment un systme, c'est--dire d'examiner si des relations

    de prsupposition lient entre elles ces catgories. cet gard, l'aspect est en relation intime avec la

    temporalit, mais l'aspectualit a un avantage indniable sur la temporalit, savoir le consensus

    dfinitionnel dont elle fait l'objet, tandis que la temporalit se drobe, se fragmente ou s'oppose elle-

    mme. En second lieu, nombreuses sont les langues qui disposent de distinctions aspectuelles, mais

    non de distinctions temporelles, mais la conclusion qui en a t tire semble incertaine, puisque la

    thorie linguistique n'interdit pas, pour ces cas, une fois la surprise passe, de considrer que

    l'aspectualit est syncrtique et que la temporalit est implique dans l'aspect.

    Enfin, la question de savoir si l'aspectualit est autonome et suffisante ou prsupposante et de-

    mandeuse n'est pas ordinairement souleve. Pour V.Brndal, au contraire, l'aspectualit a pour pr-

    suppose la transitivit comme catgorie ou fonction, ce qui signifie que l'inaccompli est solidaire de

    la transitivit et l'accompli de l'intransitivit. Mais pour le linguiste danois, l'intransitivit commefonctif avait pour rpondant l'arrt et l'immobilisation, tandis que la transitivit pouvait tre rclame

    par l'lan, l'allant ou la relance. Un systme lmentaire peut tre mis en place :

    prsupposes seuils vs limites

    prsupposantes transitivit vs intransitivit

    Si, comme l'indiquait Hjelmslev, la transitivit, la rection est leprincipe constituant et fonda-

    mental de toute organisation grammaticale, syntaxe aussi bien que morphologie. Elle est au fond

    mme du langage3., force est alors de constater que la problmatique des seuils et des limites n'est

    pas une problmatique restreinte, mais qu'elle se propage travers la langue tout entire et exerce

    comme un droit de regard sur les autres structures.

    3L. Hjelmslev, Principes de grammaire gnrale, Copenhague, Det Kgl. Danske Videnskabernes Selskab. Histo-

    risk-filogiske Meddelelser. XVI, 1, A.F. Host & Son, 1928, p. 154.

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    2.2 l'approchesmiotique de l'aspect

    Le modle thorique appliquer emprunte la fois Greimas et Bachelard. Le travail

    effectuer devrait en principe aboutir une gnralisation comparable celle mene bien par Greimas

    partir des recherches de Propp sur le conte merveilleux et qui a permis de dgager les ressorts d'une

    narrativit gnralise indpendante des contenus thmatiques singuliers qu'elle prenait en charge.

    Elle devrait se recommander de Bachelard dans la mesure o celui-ci a indiqu, dans Le nouvel espritscientifique,que l'extension avait aussi galement valeur de fondation.4 Dansles limites de ce travail,

    il nous semble que les points suivants mritent d'tre soulevs: la place de l'aspectualisation dans le

    parcours gnratif propos par Greimas, la tension propre l'aspect, la relation entre l'aspect et la

    valeur, entre l'aspectualisation et la valuation.

    place de l'aspectualisation dans le parcours gnratif : le parcours gnratif

    avanc par Greimas dans Smiotique 1 donne comme adresse de l'aspectualisation les structures

    discursives et la conjoint la temporalit selon deux modalits d'ailleurs distinctes, peut-tre

    contradictoires, en tout cas htrognes ; en premier lieu , l'aspect serait une surdtermination de la

    temporalit5 ; en second lieu, l'aspect serait de l'ordre de l'expression puisqu'il intresserait les

    manifestantes et la temporalit les manifestes. Bien des raisons ont t avances rcemment pour

    faire glisser l'aspectualisation des structures dites de surface vers les structures dites profondes.

    Nous ne retiendrons que celles qui intressent le sujet de rflexion propos. Elles tiennent une

    meilleure comprhension de l'objet et la connexion entre l'aspectualisation et la modalisation.

    Il existe au moins un point commun entre Propp et Freud, c'est le rle moteur, mobilisateur du

    manque, mme si le contenu du manque est bien diffrent dans l'une et l'autre perspective. En

    concordance avec l'orientation gnralisante de la smiotique, il convient d'ajouter que l'excspeut

    revendiquer une part au moins gale celle du manque dans le dclenchement des procs. Or lemanque et l'excs se prsentent, pour ainsi dire d'eux-mmes, comme des interfaces entre l'aspec-

    tualisation et la modalisation puisque leur noyau dfinitionnel en appelle la notion de limite : le

    manque se prsente comme un dficit l'gard de telle limite pour autant que l'excs se prsente

    comme un dpassement de la limite ; la volition et l'obligation, dans leur forme la plus gnrale,

    interviennent comme des accommodations et localement comme des variantes combinatoires, des

    varits dans la terminologie glossmatique : la volition se prsentera plutt comme projet de

    comblement de cet intervalle et rsolution de ce dfaut6, dans l'exacte mesure o l'obligation est qua-

    4G.Bachelard,Le nouvel esprit scientifique, Paris, P.U.F., 1958, p. 25.

    5A.J.Greimas & J.Courts, Smiotique 1, Paris, Hachette, 1979, p. 22.

    6 Pour ce qui la concerne, la langue franaise conjoint diachroniquement et synchroniquement la faute et le

    manque. La langue allemande connat la mme parent entre Schuld, schuldig qui indistinguent entre la dette et lafaute. Nous sommes en prsence d'un continuum smantique, de ce que Hjelmslev appelle, dans les Prolgomnes, unezone de sens, celle du dfaut :

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    lifiable comme retour, rtrogradation vers la valeur dfinissant la limite et annulation du surcrot

    attest. La syntaxe s'occupe de ces objets singuliers, peine distincts du sujet, que sont le manque et

    l'excs, et l'effort du sujet se comprendjustement dans les termes indiqus : la violence du manque

    vient de ce qu'elle fait valoir un seuil comme limite, de mme que la violence de l'excs vient de ce

    qu'elle fait valoir une limite comme un seuil puisque la limite outrepasse est, au moins provi-

    soirement, un seuil ; dans les deux cas, cette violence chiffre en l'objet appelle une contre-violence qui est l'acte mme du sujet. Et cette tension est sans doute l'un des secrets du temps puisque selon

    Valry : Le temps est connupar une tension et nonpar le changement7.

    tension propre l'aspect: l'observateur requis par l'aspectualisation n'opre pas de la

    mme faon quand il affirme le stade inaccompli ou accompli du procs. Il est raisonnable de penser

    que l'inchoativit et la terminativit relvent d'une fonction dmarcative tandis que la durativit

    intresse une fonction segmentative ; la dmarcation devient, dans ces conditions, la gardienne

    lgitime des limites, tandis que la segmentation aurait la charge des seuils.

    Pour qui prend au srieux l'hypothse de l'isomorphisme entre la forme de l'expression et la

    forme du contenu, il est normal de retrouver dans le plan du contenu ces fonctions qui sont

    souveraines dans le plan de l'expression. Et sous cette condition, ou cette induction, l'aspectualisation

    introduit une rythmisation du contenu, puisque la dmarcation dterminerait les arrts-accents, les

    temps forts du rythme cependant que la segmentation devrait se contenter des pauses, des temps

    inaccentus.

    Les projections de ces deux fonctions canoniques sont tout fait distinctes : en effet, la dmar-

    cation a pour fonctifs le couple :

    premier vs dernier

    alors que la segmentation met en place le couple :prcdent vs suivant

    Il est clair que l'aspectualisation et la profondeur ont, pour ainsi dire, le mme objet.

    Le retentissement smiotique et fiduciaire de ces deux fonctions aspectuelles mrite d'tre

    relev. Dans la mesure o la dmarcation contient jamais la segmentation, cette dernire implicite

    la rptition, alors que la dmarcation appelle l'vnementialit, c'est--dire ce qui n'aura jamais

    lieu qu'une fois. Le jeu de l'imparfait et du pass simple en franais le montre immdiatement :

    l'imparfait est sous le signe de la segmentation et le pass simple sous celui de la dmarcation : l'cart

    entre il tirait et il tira ne concerne pas prioritairement la temporalit, mais la profondeur : la

    substitution du premier syntagme au second est l'quivalent d'un effet de zoom avant, comme la

    manque

    dette

    faute

    Mangel

    Schuld

    7P. Valry, Cahiers, tome 1,op. cit., p. 1324.

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    substitution inverse opre une mise distance ; ainsi l'emploi du pass simple fait prvaloir les

    limites et efface les seuils dans l'exacte mesure o l'imparfait, temps que l'on pourrait qualifier de

    myope, ne retient que les seuils et laisse chapper les limites.

    Bien entendu, les langues, en conformit avec l'arbitraire qui les sous-tend, mettent la

    disposition des micro-univers des syncrtismes plus ou moins forts. Un syncrtisme peut tre dit

    faible quand il concerne les fonctifs segmentatifs comme dans le cas de la durativit, puisque decette dernire on peut dire qu'elle indistingue entre prcdent et suivant ; le syncrtisme mrite

    d'tre dit fort quand il confond les fonctifs dmarcatifs, c'est--dire quand le discours refuse de

    disjoindre l'extrmit premire de l'extrmit dernire, comme dans les configurations extrmales -

    symtriques et inverses sous ce rapport - du point et de l'ternit.

    aspectualisation et valuation: les relations entre l'aspect et la valeur sont diverses.

    L'aspect, cela va sans dire, relve de la problmatique saussurienne de la valeur, mais galement de

    ces valeurs subjectales implicites dans les affects. cet gard, les fonctifs dmarcatifs et

    segmentatifs sont gnrateurs d'affects puissants : tre lepremierou le dernier(de la classe), gagner

    avec ou sans enjeu, laisser son nom dans le dictionnaire, dcrocher le prix Nobel, ... Pour les

    moralistes du dix-septime sicle franais, les programmes narratifs sont au service d'un seul

    programme de base, la vanit, laquelle consiste arracher ou prserver une place depremier. Nul

    ne l'a mieux dit sans doute que Pascal : La vanit est si ancre dans le cur de l'homme qu'un

    soldat, un goujat, un cuisinier, un crocheteur se vante et veut avoir des admirateurs ; et les

    philosophes mmes en veulent ; et ceux qui crivent contre veulent avoir la gloire d'avoir bien crit ;

    et ceux qui les lisent veulent avoir la gloire de les avoirlus ; et moi qui cris ceci, ai peut-tre cette

    envie ; etpeut-tre que ceux qui le liront... Comme si exister, c'taitprimer et seulementprimer.

    En second lieu, l'aspect a non seulement partielie avec la dure, mais galement, surtout peut-tre avec le tempo, avec la vitesse, dont l'importance pour la description et l'interprtation reste

    mconnue. Le tempo intervient comme condition souveraine, c'est--dire que la valeur de la vitesse

    rgle la manifestation des deux fonctions aspectuelles indiques : la vitesse leve et l'acclration

    favorisent la dmarcation, puisqu'elles diminuent la distance subjectale entre premier et dernier ;

    l'inverse, la lenteur et la dclration font merger les seuils et loignent, relativement s'entend, les

    limites inchoative et terminative. Les distinctions chres aux historiens, qu'ils ont cru devoir affubler

    de dnominations extensives, savoir le court terme, le moyen terme et le long terme, sont, par

    catalyse, des dcisions de tempo : sous telle vitesse, des dures longues et peu prs dlimites

    peuvent tre parcourues et des modles interprtatifs, pourvu que leur chelle soit la bonne, peuvent

    tre avancs, mais sous telle lenteur, la texture change et seules des relations de conscution entre

    prcd ent et suivant deviennent concevables8. Fonctionnellement parlant, la dmarcation et la

    segmentation deviennent des variantes combinatoires du tempo, et sur le plan pistmologique de

    8Sur ce point, cf. Cl. Lvi-Strauss,La pense sauvage, Paris, Plon, 1962, pp. 338-348. Le problme pour les

    historiens est comparable celui des constructeurs automobiles : il s'agit de disposer, pour les uns comme les autres,d'une bonne bote de vitesses, mais la bote mentale qui permet de passer d'une vitesse l'autre n'est autre que le dis-cours lui-mme.

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    valeurs extensives discontinues d'une variable intensive continue. La clrit installe la dmarcation

    comme dominante et la segmentation comme rcessive et, moyennant la mme contrainte de

    structure, la lenteur permute ces valeurs en favorisant cette fois la segmentation au dsavantage de la

    dmarcation : la griserie de la vitesse est de l'ordre de l'enjambement de limite limite, alors que la

    batitude de la lenteur consiste s'attarder de seuil en seuil.

    3.LA TEXTURE PROSODIQUE DE L'OBJET

    La problmatique de la valeur excde l'approche courante de la valeur. S'il importe de dire les

    valeurs, c'est--dire de les dmler et de les articuler, il importe au moins autant de comprendre la dy-

    namique immanente des valeurs, leur vcu. La dmarche est double : il s'agit, dans un premier

    temps, de comprendre comment les valeurs participent de l'objet et, en l'espce, de comprendre

    comment seuils et limites interviennent comme composantes diffrentielles des objets. Puis dans un

    second temps, de discerner que, quand bien mme seuils et limites seraient fixs et figs par le

    sociolecte, ils demeurent accords la subjectivit, en l'espce au tempopropre du sujet :

    Lavitessede lapense devrait tre tenue comme aussi significative que celle de la

    lumire(laquelle a mis de 1675 1905 environ pour tre mis en valeur).

    Cette vitesse, proprit de la sensibilit, et qui est relative d'autres perceptions, entre

    lesquelleselle se situe, -jouerait un rle dans une vraie thorie de la connaissance9.

    Que le tempo travaille les objets, c'est ce que nous tablirons succinctement propos des

    relations amoureuses, de la cuisine ensuite.

    3.1prosodie et sduction

    Nous envisagerons deux exemples emprunts aux relations amoureuses. En dehors de sa

    relation quasiment phatique avec Dieu, le problme pour le Don Juan de Molire dans la description

    qu'il donne de ses entreprises de sduction semble l'application lui-mme d'un programme de

    freinage : l'atteinte de la limite, c'est--dire la fin de toute rsistance de la part de la femme en cours

    de sduction, est clairement affirme comme dceptive pour Don Juan puisque (...) lorsqu'on en est

    matre unefois, il n'y a plus rien dire, ni rien souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, (...),

    et corrlativement l'objet vis par Don Juan semble bien cette lenteur peine perceptible qui glisse de

    seuil en seuil : On gote une douceur extrme rduire, par cent hommages, le cur d'une jeune

    beaut, voir de jour enjour les pe tits progrs qu'ony fait, combattre par des transports, par des

    larmes et des soupirs l'innocente pudeur d'une me qui a peine rendre les armes, forcerpied pied

    toutes lespetites rsistances qu'elle nous oppose, vaincre les scrupules dont elle se fai t un honneur,

    et la mener doucement o nous avons envie de la faire venir. L'objet est pour Don Juan la

    dynamique rcursive de la segmentation, et sa vise spciale, savoir la multiplication des degrs :

    9P.Valry, Cahiers, tome 1,op. cit., p. 1100.

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    parcenthommages, (...) voir dejour enjour lespetitsprogrs, (...)forcerpiedpied toutes

    lespetitesrsistances (...).Dans cette narrativit singulire, il s'agit pour Don Juan de laisser la

    jeune beautune comptence modale en mesure de diffrer, de retarder, autant que faire se peut, la

    survenue de la terminativit. L'quation aspectuelle de Don Juan consiste changer le coup de

    foudre inchoatif en lenteur apprciable et apprcie, donc oprer une dclration formidable, puis

    de retourner cette durativit matrise contre la brutalit de la terminativit. Si Don Juan avait euconnaissance de ce titre de Jean Paulhan, Progrsen amour assez lents, nul doute qu'il s'y ft re-

    connu... L'objet est donc complexe puisqu'il comporte un attracteur, la douceur extrme de

    l'adagio qui tend en le divisant le programme, et un rpulseur : la vitesse, laquelle, en abrgeant le

    programme, met fin au dsir : il n'y a plus rien dire, ni rien souhaiter. Les fonctions

    aspectuelles pntrent et animent l'objet et la tension virtuelle entre dmarcation et segmentation, entre

    limites et seuils, se projette dans le jeu dlicat des programmes et des contre-programmes mis en

    uvre.

    Que cette tension entre lenteur chiffrant la segmentation et clrit chiffrant la dmarcation, qu'il

    faille choisir pour le sujet amoureux entre pertinence douce des seuils et pertinence violente des

    limites ressort du pome de Valry intitulLes pas:

    Tes pas enfants de mon silence,Saintement, lentementplacs,Vers le lit de ma vigilanceProcdent muets et glacs.

    Personnepure, ombre divine,Qu'ils sont doux, tes pas retenus !Dieux !... tous les dons que je devineViennent moi sur ces pieds nus !

    Si, de tes lvres avances,Tuprparespour l'apaiser, l'habitant de mes pensesLa nourriture d'un baiser,

    Ne htepas cet acte tendre,Douceur d'tre et de n'tre pas,Carj'ai vcu de vous attendre,Et mon cur n'tait que vospas.

    Bien que relevant de genres plutt loigns l'un de l'autre, les deux textes programment l'un et

    l'autre la configuration pathmique de la douceur, et la complexit apprcie par Valry : Douceur

    d'tre et de n'tre pas, ne l'est pas moins de Don Juan. Les deux textes se ressemblent par l'accent

    euphorique qu'ils placent sur la segmentation, sur la mtaphore de la marche : pied piedpour Don

    Juan, pas pas pour Valry, et sur l'anticipation dysphorique de la terminativit. Ils diffrent l'un

    de l'autre par les dlgations actorielles : le contre-programme de freinage est assum par Don Juan,

    tandis que l'nonciateur dans le pome de Valry demande explicitement l'tre aim d'assumer ce

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    rle. Si les rgimes aspectuels prvalent sur la distribution actorielle, la distance entre la confession de

    Don Juan et le pome de Valry est appele s'amenuiser...

    3.2prosodie et cuisine

    Lvi-Strauss a insist, dans Les Mythologiques, sur l'analogie existant pour de nombreusescultures entre la cuisine et la sexualit pour rendre compte de la prgnance de certaines mtaphores,

    notamment la ncessit pour les femmes, dans une optique machiste, de passer la casserole.

    Plus largement, les pratiques sexuelles et les pratiques culinaires auraient en commun de suivre ces

    programmes bien articuls que recueillent les recettes. cet gard, le contraste figural entre une

    inchoativit violente et une durativit priodique est rcurrent puisque, dans l'un et l'autre texte, il

    convient de saisir, c'est--dire de manifester la dmarcation, c'est--dire un avnement : le sujet

    dsirant doit tre saisien dcouvrant l'objet de dsir, mais la viande, aliment valoris, doit elle aussi

    tre saisiepuisque Le Robert donne de ce verbe la dfinition suivante : exposer sans transition

    une forte chaleur. Cette squence est suivie, dans certaines prparations, d'une squence de

    mijotage ; or mijoter est dfini ainsi : Faire cuire ou bouillir lentement, petit feu si bien que

    Don Juan ne fait pas autre chose que d'exposer et l'exigence et le dtail du mijotage amoureux, et

    plus gnralement la ncessit d'inscrire dans le procs de sduction une dlectable lenteur.

    La relation entre signifiants et signifis tant, pour telle vise, rversible, les signifis peuvent

    devenir les signifiants de leurs signifiants, notamment prosodiques. La vise pour Don Juan et pour

    l'nonciateur du pome est d'assurer une bonne prosodisation du procs, et notamment la transition

    de phase qui ne va certainement pas de soi entre l'attaque dmarcative et la rythmisation

    segmentative du procs. Les polysmies figuratives se retirent devant les identits figurales.

    4.LA DYNAMIQUE ASPECTUELLE

    Le systme lmentaire des seuils et des limites, plus exactement des valeurs de seuils et des

    valeurs de limites, est justiciable d'un rseau et sur le plan pistmologique, de l'interdfinition.

    Comme de juste, chaque terme du rseau reoit pour prdicats les fonctifs des fonctions reconnues

    pertinentes. Deux fonctions semblent ici suffisantes, la direction et l'extension : la direction soutient

    la distinction entre antriorit et postriorit, l'extension la distinction entre dmarcation et

    segmentation, mais les diffrences, ou les fonctifs, ainsi manes conservent la tension que les

    fonctions entretiennent. Ainsi, la grandeur premier compose une marque d'antriorit une marque

    dmarcative.

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    Seuils, limites, valeurs

    dmarcation

    segmentation

    antriorit premier antcdent

    postriorit dernier suivant

    ce titre, il constitue un systme de possibles qui sont susceptibles de ralisations diverses

    sous des conditions donnes. Et l'attirance pour la circularit tient au moins en partie au syncrtisme

    des valeurs depremieret de dernier.Mais le dfi le plus inattendu est certainement celui que le sens se

    tend lui-mme.

    4.1 ladimension aportique dusens

    Les beaux travaux d'anthropologie montrent que les hommes disposent, peu de choses prs,

    des mmes cartes, mais qu'ils les jouent diffremment et que ce n'est pas sans raison que la

    mtaphore la plus parlante pour clairer l'activit smiotique des sujets soit, depuis Saussure, le jeu

    d'checs. Indpendamment donc des ressources immdiates et intrinsques des valeurs, il convient

    encore de supposer que les valeurs peuvent tre approches comme accentuables, susceptibles d'tre

    satures ou affaiblies, associes les unes avec les autres ou rendues antagonistes, exclusives les unes

    des autres.

    Les systmes apparaissent donc sous la dpendance et le contrle d'une instance qui les

    dpasse, et cette instance, qui est comme la clef musicale propre tel micro-univers, telle culture,

    concerne le partage entre le principe de participation et le principe d'exclusion. Ce qui singularise un

    systme de valeurs, c'est la faon dont il ruse avec la double aporie du sens : comment faire participer

    le principe d'exclusion ? comment limiter, c'est--dire exclure partiellement, le principe de

    participation ? Le principe d'exclusion appelle le ou, le principe de participation demande pour sa

    part le et, mais si chaque principe est appliqu lui-mme, il produit sa limite : dans quelles

    conditions le principe d'exclusion doit-il faire jouer le principe de participation ? dans quellesconditions le principe de participation doit-il s'exclure lui-mme ? Dans quelles conditions, le ouen

    vient-il s'affaiblir et faire place au et ? et vice-versa ? Si chaque principe n'intervenait pas comme

    contre-programme de son vis--vis, la production de la signification oscillerait entre deux

    inconvnients : dans le premier cas, l'hgmonie du principe de participation aboutirait un excs

    permanent de signifis ; dans le second, le rgne sans partage du principe d'exclusion conduirait un

    excs permanent de signifiants. L'instance de l'nonciation doit, pour en somme mener la tche qui

    est la sienne, c'est--dire l'ordonnancement du monde, soumettre l'aspect les principes qu'elle met

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    Seuils, limites, valeurs

    en uvre : sans introduction d'au moins un seuil, le principe d'exclusion serait prisonnier du tout

    ou rien; sans introduction d'une limite, le principe de participation serait en proie l'indfini.

    4.2variations aspectuelles et affects

    Parmi les transformations affectant le sujet, la surprise occupe une place de choix. Les hommesde thtre depuis et avec Aristote savent que le spectateur, s'il n'est pas rythmiquement secou par les

    pripries et les reconnaissances, est bientt guett par l'ennui. Descartes avec l'admiration, Valry

    avec la surprise ont fait de ces configurations des pivots de la vie psychique ; Greimas a ouvertDe

    l'imperfectionpar la prise en compte de la soudainet.Pour l'heure, les affects se constatent, s'ex-

    pliquent a posteriori pour autant qu'une explication de ce type vaille quelque chose, mais le vcu

    instantan, immanent de l'affect, le feu, le ravage de l'motion est avou comme indicible,

    insaisissable.

    La smiotique est son aise lorsqu'elle a affaire des transformations qualitatives et logiques,

    mais est porte msestimer et ngliger les transformations quantitatives et intensives. Le carr

    smiotique a pous ce pli, mais le fonctionnement virtuel du carr a lui-mme t fauss par cet

    usage. La matrice structurale de la smiotique, pour autant qu'elle procde davantage de Brndal que

    de Jakobson, n'est pas un quadrilatre, mais un hexagone : si les termes dominants chers au

    grand linguiste danois avaient t placs sur le mme plan que les autres, bref si les valeurs avaient

    reu la mme... valeur dans l'pistm de la smiotique, cette dernire aurait dispos de deux

    modles interprtatifs10

    : l'un slectionnant les termes simples et favorisant les transformations

    qualitatives, l'autre appuy sur les gradients chiffrs par les termes complexes et en mesure de traiter

    les transformations quantitatives ; si bien que la question smiotique par excellence : de quelle[s]condition[s] proprement smiotique[s] les transformations logiques - et plutt objectales d'une part,

    les transformations intensives et plutt subjectales - d'autre part sont-elles les variantes

    combinatoires ? cette question aurait avantageusement domin les dbats... Autrement dit, le carr

    smiotique greimassien s'est fond, sans le dclarer pralablement, sur un principe d'exclusion et son

    aboutissant canonique : ses limites, dans l'exacte mesure o l'hexagone brndalien, examin sous le

    mme point de vue, aurait pu se prsenter comme la projection du principe de participation et de sa

    capacit progresser, sinon surfer, de seuil en seuil.

    Dans les limites de cette tude, nous aimerions suggrer que l'augmentation et la

    diminutionsont susceptibles d'une description proprement smiotique, c'est--dire reposant sur une

    dialectique des limites et des seuils, une dialectique aspectuelle dfinie par le tte--tte, le commerce

    de la dmarcation gnratrice des limites et la segmentation gnratrice des seuils. Dans la mesure o

    10

    Ce ddoublement du modleinterprtatif est conforme l'hypothse qui fait de la tension entre participation etexclusion la prsupppose ultime : chaque modle tend-il l'exclusivit ? ou bien l'exclusion concde-t-elle quelqueplace au mlange ? la participation admet-elle des poches l'intrieur desquelles l'exclusion prvaudrait ? les deuxmodles cohabitent-ils de manire conflictuelle ? ou en se partageant l'amiable les domaines smantiques tablis endiscours ?

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    Seuils, limites, valeurs

    une hypothse structurale doit prciser le jeu d'une constante et d'une variable ainsi que le thtre

    sur lequel elles oprent, nous dclarons les prmisses suivantes :

    la constante fait appel, comme nous l'avons dj laiss entendre, au tempo, c'est--dire une

    grandeur continue ;

    la variable est constitue par l'alternance, l'oscillation entre dmarcation et segmentation ;

    le thtre n'est autre que l'affect, avec ses -coups, sa soudainet, son improbabilit abquo, sa motivation ad quem;

    l'hypothse elle-mme s'nonce ainsi : l'augmentation et la diminution dterminent la puis-

    sance des affects non par leur linarit, mais parce que seuils et limites, sous telles conditions de

    tempo, se substituent les uns aux autres.

    Les Prolgomnesde Hjelmslev nous ont appris que toute dimension dans les deux plans peut

    tre approche comme un continuum non analys mais analysable11. L'analyse appelle certes

    comme le recommande toujours Hjelmslev, la division, mais le nombre, ou le protocole, de la

    division reste prciser, et c'est ici que la gnralisation de l'aspect que nous prconisons peut faire

    valoir ses titres. Compte tenu de ces pralables, l'augmentation smiotique consiste dans la

    substitution des degrs aux limites, la diminution oprant, elle, la substitution des limites aux degrs.

    Ainsi, ct des dfinitions oprationnelle et scientifique, qui sont mritoires du point de vue de la

    commodit, la dfinition smiotique fait appel la tension entre dmarcation et segmentation :

    hauteur de la fonction, nous appelons augmentation, dans le plan du contenu, la prise de direction du

    procs par la segmentation, dans le plan de l'expression l'accentuation de la segmentation ; hauteur

    des fonctifs enfin, la transformation des limites en degrs. Et par continuit dfinitionnelle, la

    diminution voit la dmarcation l'emporter sur la segmentation et les degrs valoir comme limites.

    partir du diagramme lmentairequi pourvoit chaque fonction de formants distincts :

    A1 a1 a2 A2

    premier dernierantcdent suivant

    les majuscules prennent en charge la dmarcation et les minuscules la segmentation. En raison de la

    contrainte dfinitionnelle, la dmarcation est intransitive : le terme A3n'existe pas, puisque s'il sur-

    venait, il ne prendrait pas rang dans une srie [A2+ A3], mais se substituerait A2, teindrait A2,

    ainsi qu'on le remarque dans la dialectique des frontires qui voit la nouvelle frontire abolir

    l'ancienne laquelle ne conserve qu'une existence mnsique, ou encore dans la dialectique de la

    coutume et de la nature telle que la conoit Pascal : Les pres craignent que l'amour naturel des

    enfants ne s'efface. Quelle est donc cette nature, sujette tre efface ? La coutume est une seconde

    nature, qui dtruit la prem ir e. Mais qu'est-ce que nature ? Pourquoi la coutume n'est-elle pas

    11

    L. Hjelmslev, Prolgomnes une thorie du langage, Paris, Les Editions de Minuit, 1971, p. 73. Nous n'envi-sageons pas ici l'un des rquisits majeurs de la glossmatique, savoir l'identification des concepts de forme etd'extension que nous avons aborde ailleurs.

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    Seuils, limites, valeurs

    naturelle ? J'ai grand peur que cette nature ne soit elle-mme qu'une premire coutume, comme la

    coutume est une seconde nature. La segmentation, elle, est transitive de sorte que la srie [a1+ a2]

    peut, sans trop de problme, tre remplace par la srie [a1 + a2 + a3], tre dveloppe par ins-

    cription de a3 dans l'intervalle [a2 - A2]. Dans la mesure o la smiotique a centralis, aprs d'autres

    bien entendu, la notion de transformation, nous entrevoyons deux types mais ces types sont en

    dernire instance ce qu'ils peuvent tre, savoir des degrs - de transformations : d'une part, destransformations toniques, intensives, vritables mutations accentuelles, qui voient un terme A3survenir et attendre sa rsolution, progressive ou soudaine, en A2, d'autre part, des transformations

    atones, extensives, comparables des fragmentations et qui voient la srie [a1+ a2+ a3] se substituer

    la srie [a1+ a2]. Il convient d'insister sur le fait que si, pour les manifestantes il y a addition d'une

    marque, pour les manifestes il y a division et amenuisement d'un quotient. Cette tension, cette

    ingalit cratrice entre dmarcation et segmentation est, selon une mesure qui reste fixer, un des

    ressorts du discours historique12

    .

    Comme nous l'avons dj indiqu, les oprations augmentative et diminutive se fondent sur la

    mnsie, sur le souvenir, et en ce sens tout systme de valeurs appelle le mythe-mmoire qui retrace

    son avnement et peut-tre conviendrait-il d'adjoindre la synchronie elle-mme une composante

    diachronique, imaginaire sous tel point de vue ou telle convention, mais ralisante comme si aucune

    synchronie n'tait en mesure de se soutenir par elle-mme. Il y a augmentation si la grandeur A1chappe au contrle de la dmarcation pour tomber sous celui de la segmentation , c'est--dire que A1voit surgir un terme provisoire A0 qui s'empare de sa valeur tandis que lui-mme, cessant de valoir

    comme premier, reoit la valeur d'antcdent a0, jusqu' ce que le reclassement des valeurs seg-

    mentatives intervienne si la position a0 n'a pas t reconnue comme possible. En rsum, et les termes

    smiotiques sont, par ncessit, des rsums ou des compressions, A1 cesse d'tre une limite etintervient comme seuil.

    Au cours de la diminution, les seuils deviennent des limites : a1 est chang en A1 et a2 en A2, et

    telle grandeur, qui tait sous le contrle de la segmentation, est prise en charge par la dmarcation. La

    grandeur a1, qui avait valeurd'antcdent eu gard a2 et de suivant eu gard A1, les perd puisque

    maintenant a1 est A1. L'activit valuative s'avre donc conomique, mais la vrit le raisonnement

    doit tre retourn : l'conomie est ce qu'elle est parce que le propre des grandeurs smiotiques est de

    circuler, d'changer des valences, d'tre brasses... L'effervescence de l'conomie est la projection

    12

    Les difficults de l'historiographie ne lui sont pas propres : elles concernent les sciences dites humaines, sansen pargner aucune. L'objet de l'histoire est constitu par une intertextualit au moins double : en premier lieu, il n'estpas d'historien qui ne lise avec ce que Baudelaire appelait l'esprit de mcontentement les discours de ses prdcesseurset de ses contemporains ; en second lieu, les uns comme les autres ont affaire des discours antrieurs, desdocuments, des archives, des faits dits historiques, c'est--dire selon le Micro-Robert : jugs dignes de mmoire,qui interagissent les uns avec les autres. Ds que les sciences humaines, linguistique et smiotique comprises, aurontcompris que leur objet est une intertextualit incessante et tous azimuts, les sciences humaines seront dfinies par letype d'intertextualit qu'elles prennent en charge. L'histoire rabat la diachronie sur la synchronie et, en ce sens, l'histoirene peut faire qu'elle ne nourrisse le mythe. L'conomie, pour sa part, recueille les tensions entre diverses synchronies :tensions entre les synchronies elles-mmes plurielles des besoins, des dsirs, des ressources et des moyens. La questionde la clef temporelle est plus dcisive pour l'historiographie que celui de la causalit ou de la conditionnalit, puisqueces dernires font comme si la premire tait rsolue...

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    Seuils, limites, valeurs

    figurative, ou spcifique, de la dynamique, de l'agitation, de l'instabilit figurale, ou gnrique, des

    valeurs.

    Au cours de l'augmentation, la segmentation domine la dmarcation, tandis que l'intelligibilit

    de la diminution demande que la dmarcation prvale sur la segmentation. La tensivit des valeurs est

    donc l'expression de la tensivit des fonctions, de l'alliance - trange autant qu'indfectible - entre la

    finitude propre la dmarcation et la non-finitude propre la segmentation.

    4.3 tensions aspectuelles et interprtation

    Les mythes s'efforcent de prciser les identits, c'est--dire les ressemblances entre les

    occurrents du monde naturel, mais galement les distances subsistant entre ces sries d'identits.

    C'est dire que la profondeur est l'un des objets que le mythe travaille. La smiotique a repris son

    compte le modle labor par Lvi-Strauss dans Anthropologie structurale I et rabattu lajonction sur

    l'assertion en rapprochant l'affirmation de la conjonction et la ngation de la disjonction. Mais ce

    rabattement n'est pas exclusif et le modle lvi-straussien13est susceptible, sans dtournement, d'tre

    pris en charge par un modle faisant la part belle l'aspectualit, c'est--dire la profondeur et ses

    manifestantes de droit, les degrs et les seuils. Selon le grand ethnologue, dans le cas de l'inceste, les

    rapports de parent sont survalus et doncjusticiables d'un excs de proximit : dans la terminologie

    que nous avons propose, la segmentation, fonction progressive, s'est substitue la dmarcation,

    fonction contrastive ; le seuil a prvalu sur la limite, c'est--dire que le dernierest trait comme un

    suivant, l'loigncomme un proche. L'interdit de l'inceste a, peut-tre, pour objet la segmentation

    elle-mme puisque cette dernire n'est rien d'autre en dernire instance que la possibilit, partir de

    A1, d'atteindre A2. Admettre la segmentation, c'est admettre l'existence d'un chemin conduisant deA1 vers A2 que l'interdit exclut. Pour dire les choses encore simplement, l'inceste manifeste que le

    petit, le franchissable intervalle de la segmentation a t retenu dans l'exacte mesure o l'interdit, on

    aimerait dire :contre-manifeste que c'est le grand intervalle de la dmarcation qui aurait d rgir la

    conduite des sujets.

    Inversement, dans le cas du meurtre d'un proche parent, c'est l'inverse qui est advenu. Des

    suivantsont t traits comme des derniers, et selon la langue franaise qui admet ici l'hyperbole :

    comme les derniers des derniers ! Cette fois, alors que la segmentation tait attendue, c'est la

    dmarcation qui a t slectionne, alors qu'il et fallu tablir un petit intervalle, c'est un grand

    intervalle qui a disjoint les parents au point de faire apparatre la disjonction homicide comme

    ncessaire.

    Il en va de mme du thme de l'autochtonie : le mythe de l'autochtonie place les hommes trop

    prs de la terre, la ngation de l'autochtonie trop loin comme l'indique, de faon oblique il est vrai,

    la difficult marcher droit releve dans la suite des noms propres de la ligne d'dipe14. La

    13

    Cl. Lvi-Strauss,Anthropologie structuraleI, Paris, Plon, 1964, pp. 227-255.14

    ibid., p. 237.

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    Seuils, limites, valeurs

    smiotique de la faute, quand elle prendra corps, sera par homognit une smiotique de la

    profondeur.

    Il serait ais de montrer qu'il n'est aucune smiotique locale qui ne soit concerne un moment

    ou un autre par cette problmatique des seuils et des limites et par leurs tensions en profondeur.

    Les devenirs esthtiques, qui ravagent aujourd'hui les arts, sont rythms tantt par des

    franchissements de seuils, qualifis de progrs acceptables et bientt accepts, tantt par desfranchissements de limites, qualifis de rvolutions scandaleuses et cependant peu peu

    apprivoises, c'est--dire traites aposte rioricomme des franchissements de seuils. Beethoven a fait

    figure, en son temps, de compositeur sauvage, mais pour les historiens de la musique il s'inscrit

    dans un devenir quasiment sans -coups qui lui attribue comme antcdents notables Mozart et

    Haydn. C'est--dire que la profondeur de la relation du sujet l'objet retentit bientt sur la profondeur

    intrinsque de l'objet, et si la premire est value comme croissante, la segmentation remplace la

    dmarcation dans l'conomie formelle de l'objet.

    5. POUR FINIR

    moins de contredire sa propre dmarche, la smiotique est tenue de situer les hypothses, et

    ventuellement les rsultats, dans l'ensemble qu'elle vise. Deux prsentations de cette vise sont pos-

    sibles : le parcours gnratif pour la smiotiquesavante, la smiosis pour les sujets discourants.

    Pour l'instant, ces deux vises demeurent distantes l'une de l'autre : la lenteur de la premire n'est

    pas en mesure de rejoindre lejaillissement de la seconde.

    Sous ce point de vue, nous ne ferons tat que d'une seule remarque. Les acquis de

    l'anthropologie indiquent que la strate qui attribue la smiosis son accent, son inflexion, ladirection de laquelle elle s'efforce de ne pas s'carter, est celle o se tiennent et travaillent les

    principes de participation et d'exclusion dj voqus en 4.2, comme si, en de mme de la narrativit

    gnralise propose par Greimas, oprait une aspectualit gnralise dont les oprateurs n'taient

    autres que la participation et l'exclusion. C'est dans cette ambiance que la problmatique des seuils et

    des limites s'accomplit puisque leur tension est canonique : les seuils conjoignentpour autant que

    les limites disjoignent.

    On comprend ds lors toute la difficult du vivre ensemble si toute socit doit rtribuer et le

    principe d'exclusion et le principe de participation, c'est--dire les faire apparemment mais

    apparemment seulementcontre toute raison... coexister. Mais la problmatique smiotique aboutie

    n'est pas celle de la dualit brutale chre au binarisme, mais celle de la complexit brndalienne, et

    sous ce patronage, le vivre ensemble est aux prises avec le tte--tte des deux dominances :

    comment exclure desparticipants ? comment inclure des exclus? ce qui revient les situer

    dans la profondeur figurale au cur de laquelle les sujets se tiennent. Il incomberait toute socit,

    tenue qu'elle serait par ce qu'il conviendrait d'appeler un diktat aspectuel, de trouver, de retrouver ou

    d'inventer un compromis ncessairement douteux entre le mpris ouvert hier paen ?

    aristocratique ? qui, ddaigneux des seuils, ne s'attache qu'aux limites, et la dmagogie insidieuse

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    aujourd'hui chrtienne ? rpublicaine ? laquelle, professant le dni des limites, ne reconnat que

    les seuils. Tche ardue...

    (janvier 1993)