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Yves Bonnefoy – Les Planches courbes 1 1 La place de Bonnefoy dans l’histoire de la poésie française La poésie de Bonnefoy se présente à nous comme l’aboutissement d’une histoire. Ce point de vue est d’autant plus important que ce poète est avant tout un lettré, critique et traducteur. Quand Bonnefoy écrit, il a en tête, consciemment ou non, les poètes qui l’ont précédé ; il convient donc pour commencer de rappeler ce qu’a été l’évolution de la poésie française dans les deux derniers siècles. 1.1 Le romantisme. L’apogée de ce mouvement se situe entre 1820 et 1850, avec un sommet vers 1830. Le poète romantique se caractérise avant tout par l’hypertrophie de son moi. Il s’ensuit que la poésie romantique est avant tout lyrique et sert à l’expression des sentiments intimes de son auteur. Une autre conséquence de cette importance du moi est qu’on privilégie la passion et l’instinct par rapport à la rationalité. De plus le poète est à l’écoute de la nature qui est le lieu privilégié du romantisme. Tout cela n’empêche pas l’engagement politique des romantiques, car, suivant le mot de Hugo, le poète est un prophète. 1.2 Baudelaire. Baudelaire qui publie une première fois Les Fleurs du Mal en 1857 apparaît d’un côté comme un romantique attardé qui résume en son œuvre bien des tendances du romantisme ; cependant il va au-delà du romantisme tout en le prolongeant. Pour lui la poésie sert à déchiffrer le monde, cf. le poème « Correspondances » qui est un exposé des vues de Baudelaire sur le monde « forêt de symboles / Qui l’observent avec des regards familiers ». De plus, pour lui la poésie n’est pas seulement expression des sentiments, elle engage la vie entière, voir « Bénédiction » ou « L’Albatros ». 1.3 Le Parnasse Face à ces hautes ambitions certains ont des vues plus réductrices sur la fonction de la poésie. Par exemple, en 1863, Émile Littré définit la poésie comme « l'art de faire des ouvrages en vers », définition que les poètes du XVIIe siècle comme Boileau ou du XVIIIe comme Voltaire n’auraient pas reniée. Mais ce milieu du XIXe siècle voit triompher dans le genre romanesque une tendance inverse du romantisme, qui est le réalisme de Flaubert et des Goncourt. Certains poètes évoluent aussi vers une poésie qui refuse les épanchements personnels et la sentimentalité du romantisme pour chercher uniquement à produire de la beauté. Ce groupe de poètes reçoit son nom de Parnassiens quand, en 1866, l'éditeur Alphonse Lemerre publie une anthologie poétique intitulée le « Parnasse contemporain », qui au fil des ans connaîtra plusieurs éditions. Les poètes qui se réclament de cette tendance, comme Charles Leconte de Lisle, José Maria de Heredia ou Théodore de Banville fondent leur idée de la poésie sur quelques mots de Théophile Gautier : « L’art pour l’art », « Seul l’inutile est beau. Tout ce qui est utile est laid », ainsi que sur ces vers du recueil Émaux et Camées : « Oui, l'œuvre sort plus belle D'une forme au travail Rebelle » 1 Les numéros de page font référence à l’édition Poésie-Gallimard des Planches Courbes.

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Yves Bonnefoy – Les Planches courbes1

1 La place de Bonnefoy dans l’histoire de la poésie française La poésie de Bonnefoy se présente à nous comme l’aboutissement d’une histoire. Ce point de vue est d’autant plus important que ce poète est avant tout un lettré, critique et traducteur. Quand Bonnefoy écrit, il a en tête, consciemment ou non, les poètes qui l’ont précédé ; il convient donc pour commencer de rappeler ce qu’a été l’évolution de la poésie française dans les deux derniers siècles.

1.1 Le romantisme. L’apogée de ce mouvement se situe entre 1820 et 1850, avec un sommet vers 1830. Le poète romantique se caractérise avant tout par l’hypertrophie de son moi. Il s’ensuit que la poésie romantique est avant tout lyrique et sert à l’expression des sentiments intimes de son auteur. Une autre conséquence de cette importance du moi est qu’on privilégie la passion et l’instinct par rapport à la rationalité. De plus le poète est à l’écoute de la nature qui est le lieu privilégié du romantisme. Tout cela n’empêche pas l’engagement politique des romantiques, car, suivant le mot de Hugo, le poète est un prophète.

1.2 Baudelaire. Baudelaire qui publie une première fois Les Fleurs du Mal en 1857 apparaît d’un côté comme un romantique attardé qui résume en son œuvre bien des tendances du romantisme ; cependant il va au-delà du romantisme tout en le prolongeant. Pour lui la poésie sert à déchiffrer le monde, cf. le poème « Correspondances » qui est un exposé des vues de Baudelaire sur le monde « forêt de symboles / Qui l’observent avec des regards familiers ». De plus, pour lui la poésie n’est pas seulement expression des sentiments, elle engage la vie entière, voir « Bénédiction » ou « L’Albatros ».

1.3 Le Parnasse Face à ces hautes ambitions certains ont des vues plus réductrices sur la fonction de la poésie. Par exemple, en 1863, Émile Littré définit la poésie comme « l'art de faire des ouvrages en vers », définition que les poètes du XVIIe siècle comme Boileau ou du XVIIIe comme Voltaire n’auraient pas reniée. Mais ce milieu du XIXe siècle voit triompher dans le genre romanesque une tendance inverse du romantisme, qui est le réalisme de Flaubert et des Goncourt. Certains poètes évoluent aussi vers une poésie qui refuse les épanchements personnels et la sentimentalité du romantisme pour chercher uniquement à produire de la beauté. Ce groupe de poètes reçoit son nom de Parnassiens quand, en 1866, l'éditeur Alphonse Lemerre publie une anthologie poétique intitulée le « Parnasse contemporain », qui au fil des ans connaîtra plusieurs éditions. Les poètes qui se réclament de cette tendance, comme Charles Leconte de Lisle, José Maria de Heredia ou Théodore de Banville fondent leur idée de la poésie sur quelques mots de Théophile Gautier : « L’art pour l’art », « Seul l’inutile est beau. Tout ce qui est utile est laid », ainsi que sur ces vers du recueil Émaux et Camées :

« Oui, l'œuvre sort plus belle D'une forme au travail Rebelle »

1 Les numéros de page font référence à l’édition Poésie-Gallimard des Planches Courbes.

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En fait la tentative des Parnassiens, quelle que soit la valeur de leur production, sera sans postérité et n’aura pas d’influence sur l’évolution ultérieure de la poésie.

1.4 Rimbaud À l’opposé, la courte expérience de Rimbaud, matérialisée dans ses œuvres de 1873, les Illuminations et Une Saison en Enfer, va peser, autant que c elle de Baudelaire, sur le devenir de la poésie. L’originalité de Rimbaud tient en quelques formules : « Je est un autre », car pour lui le poète à l’œuvre n’est plus l’être ordinaire engagé dans la société ; la poésie n’est pas seulement une production verbale, elle est aussi un état particulier dont la fonction est de « changer la vie » ; pour cela il faut pratiquer une « alchimie du verbe » et Rimbaud affirme que le poète est un « voyant ».

1.5 Mallarmé Dans les années 1870-1880 Mallarmé engage la poésie dans d’autres voies, tout aussi exigeantes. Il écrit : « La Poésie est l'expression, par le langage humain ramené à son rythme essentiel, du sens mystérieux des aspects de l'existence : elle doue ainsi d'authenticité notre séjour et constitue la seule tâche spirituelle. » De plus, pour Mallarmé qui n’évite pas un élitisme hérité des dandies, la poésie ne doit pas livrer son contenu à n’importe qui, mais revêtir au contraire une forme aussi raffinée que difficile, ce qui conduit sa production à « l’hermétisme ».

1.6 Apollinaire Une autre étape est franchie quand, en 1913, Apollinaire publie son principal recueil, Alcools. L’apport principal de ce poète est d’introduire le modernisme en poésie. De plus ses poèmes sont largement autobiographiques et cela de façon souvent explicite.

1.7 Paul Valéry Loin d’Apollinaire et du courant surréaliste dont il est contemporain, Paul Valéry développe notamment dans son recueil Charmes de 1922 l’idée qu’il se fait de la poésie, c’est-à-dire un moyen d’observer et de décrire le fonctionnement de l’esprit.

1.8 Le surréalisme À la même époque et aux antipodes de Valéry, André Breton publie en 1924 son premier Manifeste du surréalisme. Pour le groupe de poètes et de peintres dont Breton est le « pape », la poésie, loin d’être un art, est des instruments qui permettent d’atteindre le surréel. Elle offre donc la possibilité de dépasser l’expérience cognitive ordinaire. Mais le surréalisme évoluera ensuite avec Aragon et Eluard dans le sens de l’engagement politique.

1.9 Le réalisme poétique En 1947 le critique Gaëtan Picon constate l’apparition d’un « nouveau réalisme poétique ». C’est en effet, à l’opposé de ce que produisent en ce temps-là Aragon et Eluard, l’époque d’un retour à la réalité du quotidien, qui s’exprime dans des recueils parus tous deux en 1942, Le Parti pris des choses de Francis Ponge et Terraqué d’Eugène Guillevic. Il faut noter dans la même tendance au réalisme de l’immédiat, les poèmes de Prévert, comme le recueil Paroles qui paraît en 1946. Après les tentatives qui ont mené au surréalisme et après ce mouvement lui-même, la poésie va viser à retrouver le réel.

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1.10 Et Bonnefoy ? Si l’on excepte le Parnasse, dont l’expérience est restée sans lendemain, la démarche poétique d’Yves Bonnefoy recueille un peu de toutes les tendances précédentes et en opère une synthèse. Elle est autant le produit sans doute conscient d’une histoire que le fruit de la démarche personnelle de son auteur et c’est sûrement dans ce syncrétisme que réside sa puissance.

Néanmoins l’apport original de Bonnefoy est certain : son œuvre, qui se constitue au moment du succès en philosophie de la phénoménologie, est avant tout une quête de la « présence ». La parole de Bonnefoy s'appuie sur un sujet extérieur à lui-même, très éloigné de la profondeur psychologique du sujet romantique (un « je » qui n’est pas un « moi »). Celui qui écrit est une sensibilité au monde plus qu’une intériorité. Cette œuvre est d’autre part le lieu d’une prise de conscience de l’importance du langage et de la capacité de celui-ci à masquer le réel par la « conceptualisation », qui impose à la conscience une image préconçue du réel.

Bonnefoy lui-même déclare : « il existe deux états du langage : - un état conceptuel, empreint de réification et de désir de possession. - un état en deçà de la conceptualisation, associé au « désir d’être », à « la finitude essentielle de la réalité » (images, représentations, mots…) »

Cette interrogation du poète sur son outil et sur la validité de celui-ci est à mettre en parallèle avec l’épanouissement de la linguistique synchronique dans les années 1950-1960. La réflexion du poète va donc porter sur le langage et non plus sur le monde.

Malgré ses doutes sur la validité du langage, Bonnefoy exprime sa confiance dans la poésie et il déclare : « …il existe une approche du réel dont l’œuvre poétique est seulement le moyen. » La poésie permet d’après lui une « intensification de la conscience et de la parole ». Il donne également une définition de son art : « La poésie, qui est dans l’emploi des mots la déconstruction du conceptuel et donc de sa propension au système »

2 Biographie de Bonnefoy

2.1 Introduction : qu’attendre d’une biographie ? Dans quelle mesure la biographie d’un créateur éclaire-t-elle, voire explique-t-elle son œuvre ? Il est indispensable de rappeler les idées exprimées par Marcel Proust dans son essai Contre Sainte-Beuve, rédigé en 1908-1909, mais publié de façon posthume en 1954. Pour Proust l’œuvre d’un artiste ou d’un écrivain provient de cette partie de la personnalité qui est inconnaissable et qui échappe à la société. Ce rappel est d’autant plus nécessaire que l’œuvre de Bonnefoy, même si elle a souvent des accents autobiographiques n’a guère de relations avec les événements qu’on peut repérer dans a vie, faite surtout de la fréquentation des œuvres du passé et des savants travaux de l’auteur.

2.2 Origines et enfance. Yves Bonnefoy est né à Tours – comme Balzac, son opposé en littérature - en 1923 : deux réflexions sont à tirer de cette date :

- il appartient à la génération qui suit celle des surréalistes (Breton est né en 1896, Eluard en 1895, Aragon en 1897, Desnos en 1900) et, la vieille théorie des générations se vérifiant souvent dans l’histoire de la littérature, il n’est pas étonnant que Bonnefoy soit en réaction contre la conception surréaliste de la poésie tout en ayant d’abord subi l’influence de celui-ci

- il a vingt ans en 1943.

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Le père d’ Yves Bonnefoy est ouvrier aux chemins de fer et il meurt en 1936. L’image du père, présente dans La Maison natale est donc liée à l’enfance du poète

Sa mère est infirmière, elle devient ensuite institutrice. Bonnefoy a aussi une sœur aînée.

Il passe son enfance à Tours et ses vacances dans le Lot chez ses grands-parents, à St-Pierre de Tiriac.

2.3 Formation À quelques exceptions près comme Zola ou Boris Vian, la quasi totalité des écrivains ont une formation littéraire. Ce n’est pas le cas pour Bonnefoy, qui possède à la fois un double baccalauréat, « Philosophie » et « Mathématiques élémentaires », les actuels baccalauréats L et S.

En 1942, il entre en classes préparatoires de mathématiques à Tours, puis commence des études supérieures de mathématiques à Paris.

Dans l’immédiat après-guerre, en 1946-1947, Bonnefoy côtoie Breton revenu des États-Unis et la dernière phase du surréalisme, mouvement dont il subit l’influence, par exemple dans la partie II de la courte suite poétique intitulée Anti-Platon et parue en 1947 :

« L'arme monstrueuse une hache aux cornes d'ombre portée sur les pierres, Arme de la pâleur et du cri quand tu tournes blessée dans ta robe de fête, Une hache puisqu'il faut que le temps s'éloigne sur ta nuque, O lourde et tout le poids d'un pays sur tes mains l'arme tombe. »

C’est en effet à cette époque que Bonnefoy publie ses premiers textes dans une revue surréaliste.

En 1948, il entreprend des études de philosophie. Pour son Diplôme d’Études Supérieures, il rédige un mémoire sur Baudelaire et Kierkegaard. Le sujet de ce travail universitaire n’est pas indifférent, car le philosophe danois Kierkegaard (1813-1855) est considéré comme un précurseur de l’existentialisme, très à la mode dans ces années-là qui voient l’apogée de Jean-Paul Sartre et, d’autre part Bonnefoy deviendra par la suite un spécialiste de Baudelaire à qui il a consacré maints travaux.

2.4 L’art De 1949 à 1953, Yves Bonnefoy voyage, notamment dans des pays qui se signalent par la richesse de leur patrimoine artistique, Italie, Pays-Bas, Grande-Bretagne, Grèce, mais aussi aux États-Unis.

En 1954, il entre au CNRS où il s’occupe d’histoire de l’art.

Il publie des travaux sur Baudelaire et Shakespeare.

Il donne des traductions de Shakespeare, Yeats et Leopardi.

2.5 Vie privée En 1968 Yves Bonnefoy épouse une artiste peintre américaine, Lucy Vines, dont il a une fille, Mathilde, en 1972. Avec son épouse, ils achètent et restaurent l’abbaye de Valsaintes dans les Alpes de Haute Provence, demeure évoquée par le poète notamment avec son recueil Dans le Leurre du seuil.

2.6 Vie professionnelle De 1969 à 1981 Yves Bonnefoy dispense des cours dans différents établissements universitaires, tant à l’étranger qu’en France, notamment à Nice et à Aix-en-Provence.

En 1981 il dirige la rédaction du Dictionnaire des Mythologies, travail à prendre en considération vu

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l’importance du mythe dans l’œuvre poétique de Bonnefoy.

En 1981, il est nommé au Collège de France à la chaire « Études comparées de la fonction poétique ». Il succède à Roland Barthes.

Yves Bonnefoy prend sa retraite en 1993.

2.7 Les œuvres poétiques Il convient d'examiner chez Bonnefoy quelles sont les parts respectives de la science et de la spontanéité. L’essentiel de l’œuvre écrite de Bonnefoy est consacrée à des travaux d’érudition et de critique sur l’art et la littérature, ainsi que de traductions. Son œuvre poétique quant à elle s’étale dans le temps sur un demi-siècle, ce qui prouve l’attachement de Bonnefoy à cette forme d’expression, mais, paradoxalement et quelle que soit sa valeur, cette œuvre est très mince en volume et tient en deux livres de la célèbre collection Poésie éditée par Gallimard :

1947 Anti-Platon

1953 Du Mouvement et de l’Immobilité de Douve

1958 Hier régnant désert

1965 Pierre écrite

1975 Dans le leurre du seuil

Un volume

2001 Les Planches courbes Un volume

3 Les titres des différentes parties

3.1 « Dans le leurre des mots » Un leurre est un appât qui permet d’attirer le gibier en le trompant. Il annonce une réflexion du poète sur la validité du langage à représenter le réel. En effet Dans le leurre des mots est un titre qui pose la problématique des relations entre le réel et le langage : les mots sont-ils un leurre qu’on prendrait pour la réalité elle-même ? Permettent-ils d’appréhender celle-ci ?

Ce titre rappelle celui d’un recueil que Bonnefoy a publié en 1975, Dans le leurre du seuil, où Bonnefoy évoque la vie passée, avec sa femme et sa fille, dans l'abbaye de Valsaintes, désormais rénovée, beauté du cadre, douceur des étés et de la joie de vivre. Or cette joie de vivre est également évoquée dans la première partie de Dans le leurre des mots.

De plus Dans le leurre du seuil met déjà en place les images de la barque et du passeur.

3.2 « La maison natale » Ce titre est faussement autobiographique. En effet cette maison est l’occasion pour Bonnefoy l’occasion d’évoquer des souvenirs et des images remontant à sa petite enfance, mais, par une sorte de métonymie cette « maison natale » se confond avec le lieu lui-même du souvenir et Bonnefoy raconte en fait différentes tentatives qu’il opère pour explorer sa propre mémoire avec l’outil qu’il a à sa disposition, c’est-à-dire le langage poétique.

3.3 « Les planches courbes » Ce titre est un oxymore, car étymologiquement une planche est « plane ». En fait Bonnefoy s’est livré à un jeu d’échos :

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- la fin de la partie I du « Leurre des mots » p.75-76 explique le titre de la 3ème partie, « Planches courbes », qui sert aussi à l’ensemble du recueil.

- la partie V de La Maison natale évoque ces « planches courbes », p.87

- Les planches courbes sont aussi le titre d’une partie du recueil, puis du recueil lui-même, comme si l’expression accédait chaque fois à un niveau supérieur de lisibilité.

En fait le paradoxe contenu dans ce titre souligne l’impuissance du langage à rendre compte du réel, où les planches de la barque sont bel et bien courbes.

Même détachées de l’ensemble du recueil, les trois parties au programme composent un ensemble cohérent.

4 La structure d’ensemble du recueil Il convient d’examiner les relations que chacune des trois parties au programme entretient avec les deux autres pour mieux appréhender la démarche de Bonnefoy.

4.1 « Dans le leurre des mots » Sert d’introduction à l’ensemble des trois parties.

Pose une double problématique :

la relation de la conscience avec le monde

exprime les doutes de Bonnefoy sur le langage et sa confiance dans la parole poétique

Le poète s’y livre donc à une réflexion sur les outils cognitifs à sa disposition.

4.2 « La maison natale » Cette partie relate l’expérience de Bonnefoy dans son exploration de la mémoire et du rêve.

4.3 « Les planches courbes » Cette partie est très importante aux yeux de Bonnefoy, puisqu’elle donne son titre à l’ensemble du recueil ; .de plus elle apporte une conclusion aux deux autres parties.

Le plan d’ensemble est donc dialectique :

thèse : remise en question des outils cognitifs que sont le rêve, le langage et la poésie

antithèse : une expérience est quand même tentée au moyen de ces outils

synthèse : l’esprit fait éclater ses limites, qui sont les planches de la barque et entre dans un contact fusionnel avec le réel.

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5 Structure détaillée des trois parties

5.1 Le mouvement d’ensemble

« Dans le leurre des mots » I

1,2 et 3 Bonnefoy étudie la relation entre le rêve et la réalité.

4, 5 et 6 Les instruments de l’accès à la connaissance, symbolisés par la barque.

7, 8 L’enfant sur le chemin. Cet enfant est-il un messie ou un éros ?

9 Échec de la navigation et prolepse partielle du dénouement des Planches courbes : la barque se disloque. La tentative faite pour accéder à la connaissance est un échec.

« Dans le leurre des mots » II

1 et 2 Une double concession qui est l’expression d’une certaine méfiance vis-à-vis de la poésie

3 et 4 Affirmation du caractère indispensable de la poésie

5 et 6 Nouvelle concession aux adversaires de la poésie

7 et 8 La poésie est le seul moyen d’explorer l’inconnu

« La maison natale »

I à IV Il revient aux origines de l’être.

Le motif récurrent de l’eau qui inonde tout peut évoquer le liquide amniotique et le stade fœtal.

V Tentative d’exploration du monde par l’esprit, mais retour à la maison natale

VI à X Évocations quasi réalistes de différents moments de sa vie

XI et XII

Nouvelle tentative d’exploration du monde ; Bonnefoy affirme sa confiance.

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5.2 Résumé des trois parties 2

5.2.1 « Dans le leurre des mots » Cette partie comporte elle-même deux subdivisions et elle est structurée par des strophes.

« Dans le leurre des mots » I

Incipit et vers remarquables : Contenu

1 « C’est le sommeil d’été cette année encore,

L’or que nous demandons, du fond de nos voix

À la transmutation des métaux du rêve. »

Désir d’accéder à la conscience exprimé dans l’opposition entre sommeil et voix.

Allusion à l’alchimie, que Bonnefoy a étudiée.

La poésie agit sur le rêve à la façon de l’alchimie.

Exaltation du monde et de la vie.

Une présence féminine aux côtés du poète.

Cette strophe reprend en fait des thèmes présents dans le recueil « Dans le leurre du seuil » et elle assure une continuité dans l’œuvre.

2 « Et le rossignol chante encore une fois encore

Avant que notre rêve ne nous prenne,

Il a chanté quand s’endormait Ulysse »

Dans la tentation du rêve, qui apparaît comme un renoncement au monde et un enfermement de l’esprit sur lui-même, le chant du rossignol est un rappel de la nécessité du voyage.

Ulysse doit échapper à la tentation de rester sur l’île. Son devoir est de reprendre la route d’Ithaque.

Bonnefoy imagine un épisode qui n’est pas dans l’Odyssée.

3 « Et par la grâce de ce songe que vit-il ? »

« Nous sommes des navires lourds de nous-mêmes

Débordant de choses fermées, nous regardons

À la proue de notre périple toute une eau noire »

Apparition du thème de l’étrave qui s’avance dans l’eau noire.

4 « Aller par au-delà presque le langage »

« Aller par au-delà presque le langage »

« Partout en nous rien l’humble mensonge

Interrogation sur le langage : y a-t-il un moyen de le dépasser ?

2 Ces résumés sont aussi disponibles en documents séparés d’une page chacun.

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Des mots qui offrent plus que ce qui est »

5 « Nous mettons nos pieds nus dans l’eau du rêve »

« Et qu’unité prenne et garde la vie

Dans la quiétude de l’écume… »

Recours au rêve comme outil de la connaissance, le langage ne donnant que l’illusion du réel.

Noter les variations sur la personne grammaticale : « Nous, tes, son » qui connote une présence près du poète.

Espoir de retrouver l’unité du savoir et du monde.

6 « Beauté, suffisante beauté, beauté ultime

Des étoiles sans signifiance, sans mouvement,

À la poupe est le nautonier, plus grand que le monde »

La barque explore l’inconnu, prolepse du thème de la 3ème partie « Les planches courbes ».

Elle semble aborder sur une terre nouvelle.

7 « Et demain, à l’éveil,

Peut-être que nos vies seront plus confiantes »

« …l’enfant près de nous sur le chemin,

Secouera en riant sa tête immense »

Confiance dans l’avenir, vécu dans l’amour.

Cette strophe reprend en fait le thème d’un poème du recueil Pierre écrite, « Sur un Eros de bronze » :

« L’enfant sans hâte ni bruit

T’a découvert une route. »

8 « Il sait encore rire,

Il a pris dans le ciel une grappe trop lourde »

« Confions-le à la bienveillance du soir d’été,

Endormons-nous… »

Cf. dans le même poème :

« Le même enfant volant bas

Dans la ténèbre des voûtes

A saisi ce cœur et l’emporte

dans le feuillage inconnu. »

Reprise du thème initial de la vigne et du sommeil

Noter les points de suspension à la fin de cette strophe et au début de la suivante.

9 « …La voix que j’écoute se perd

Le bruit de fond qui est dans la nuit la recouvre. »

« Les planches de l’avant de la barque, courbées

Pour donner forme à l’esprit sous le poids

De l’inconnu, de l’impensable, se desserrent. »

Bonnefoy donne la signification des « planches courbes » ; la barque est là pour l’aventure de l’esprit.

Mais à la fin c’est le sommeil, autrement dit le refus opposé par l’esprit à l’exploration du monde, qui triomphe.

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« Dans le leurre des mots » II

Incipit et vers remarquables : Contenu

1 « Et je pourrais

Tout à l’heure, au sursaut du réveil brusque,

Dire ou tenter de dire le tumulte

Des griffes et des rires qui se heurtent »

« Je pourrais m’écrier que partout sur terre

Injustice et malheur ravagent le sens »

Bonnefoy ressent la tentation de la poésie qui exprime les pulsions collectives, allusion peut-être à la poésie parnassienne, et aussi la tentation de la poésie engagée.

Armide est l’image de la tentation éprouvée de retourner à une écriture travaillée où on rature, au lieu de laisser libre cours à la spontanéité du « récit en rêve ».

2 « Mais il me semble aussi que n’est réelle

Que la voix qui espère […]

Réel, seul, le frémissement de la main qui touche […)

Ces barrières qu’on pousse dans la pénombre »

N’a de valeur que l’expérience authentique, au triple niveau de l’expression, « la voix », du contact humain, « la main » et du bonheur le plus simple, « un chemin de retour ».

Le reste ne mérite pas d’accéder à l’écriture, il est à « rayer du ivre ».

3 « Ô poésie,

Je ne puis m’empêcher de te nommer

Par ton nom que l’on n’aime plus parmi ceux qui errent

Aujourd’hui dans les ruines de la parole. »

La poésie est néanmoins indispensable. quel que soit l’état d’abandon où elle se trouve actuellement dans le monde des lettres.

Bonnefoy accepte le caractère désuet de la poésie, analogue à celui de la rhétorique qui fleurissait dans les cérémonies d’antan.

4 « Je le fais, confiant que la mémoire,

Enseignant ses mots simples à ceux qui cherchent

À faire être le sens malgré l’énigme »

Bonnefoy a confiance dans les poètes.

Il définit les fonctions de la poésie.

5 « Ô poésie,

Je sais qu’on te méprise et te dénie

Qu’on t’estime un théâtre, voire un mensonge »

Concessions aux adversaires de la poésie : Bonnefoy énumère les défauts dont on charge la poésie.

6 « Et c’est vrai que la nuit enfle les mots,

Des vents tournent leurs pages… »

Mise en doute de la validité de la poésie, qui se réduit à l’emphase de son langage et accepte toutes les incohérences.

7 « Mais je sais tout autant qu’il n’est d’autre étoile

À bouger, mystérieusement, auguralement »

La poésie reste le seul moyen de se guider. Reprise de l’image de la barque.

Plusieurs passagers sont présents, car Bonnefoy affirme la vocation de la poésie à ne pas être qu’une aventure

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individuelle.

Espoir d’apercevoir un phare.

8 « Et si demeure

Autre chose qu’un vent, un récif, une mer,

Je sais que tu seras, même de nuit,

L’ancre jetée, les pas titubants sur le sable,

[…]

La première parole après le long silence,

Le premier feu à prendre au bas du monde mort. »

Image du naufrage qui parachève la métaphore de la navigation.

La poésie est le seul espoir du naufragé.

5.2.2 « La maison natale »

« La maison natale »

Incipit et vers remarquables : Contenu

I

« Je m’éveillai, c’était la maison natale,

L’écume s’abattait sur le rocher »

« Il fallait qu’elle entrât pourtant, la sans-visage »

Bonnefoy imagine la maison natale au bord de la mer, battue par les flots qui inondent la salle-à-manger dans la véranda ; un univers qui se consume au loin ; « la sans visage » ; les rires des enfants.

II

« Je m’éveillai, c’était la maison natale,

Il pleuvait doucement dans toutes les salles »

« les mèches désordonnées de la déesse »

« je découvrais sous le voile de l’eau

Son front triste et distrait de petite fille. »

La pluie à l’intérieur de la maison ;

apparition récurrente de visages féminins ;

l’eau finit par effacer les souvenirs.

III

« Je m’éveillai, c’était la maison natale,

Il faisait nuit, des arbres se pressaient

De toutes parts autour de notre porte »

La nuit et les arbres autour de la maison amènent l’image du tableau d’Adam Elsheimer représentant Cérès, la vieille femme et l’enfant.

IV

« Une autre fois. Il faisait nuit encore. De l’eau glissait

Silencieusement sur le sol noir

Et je savais que je n’aurais pour tâche

Que de me souvenir »

À nouveau de l’eau dans la maison.

Mise en abîme du souvenir.

Il ramasse des branches dans la boue

Des voix appellent du côté de la route

V « Or, dans le même rêve Je suis couché au plus creux d’une barque »

« Pourquoi revoir, dehors,

Il est couché au fond d’une barque qui annonce celle des Planches courbes.

Confrontation entre le langage produit dans

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Les choses dont les mots me parlent, mais sans convaincre »

la barque/esprit.

Renonce à la barque/incertitude pour retourner dans la maison où des voix crient derrière les portes.

Une pièce où il entre est la salle de classe de son enfance.

VI

« Je m’éveillai, mais c’était en voyage

Le train avait roulé toute la nuit »

« depuis quand brûlais-tu, feu des vignerons ?

Qui t’avais voulu là et pour qui sur terre ? »

« Je dédiais mes mots aux montagnes basses »

Du train, il voit dans la campagne un feu allumé par les vignerons. Interrogation sur la raison d’être des choses

Le compartiment du train et les voyageurs qui dorment.

VII

« Je me souviens, c’était un matin, l’été,

La fenêtre était entrouverte, je m’approchais,

J’apercevais mon père au fond du jardin. »

« Mais je le vois aussi sur le boulevard »

« …il a proposé

Les cartes puisqu’il n’est pas d’autres images

Dans la maison natale pour recevoir

La demande du rêve »

Trois évocations apparemment réalistes de son père par Bonnefoy.

Noter surtout que la troisième partie est entre parenthèses et que le poète confie avoir hésité à la faire figurer dans le texte définitif ; il s’est pourtant senti obligé de la conserver malgré lui, comme si les mots étaient les plus forts.

VIII « J’ouvre les yeux, c’est bien la maison natale,

Et même celle qui fut et rien de plus. »

Bonnefoy affirme la réalité de la « maison natale » évoquée ici. Il se rappelle l’image de ses parents aperçus par la fenêtre depuis le jardin.

IX

« Et alors un jour vint Où j’entendis ce vers extraordinaire de Keats,

L’évocation de Ruth »

Bonnefoy reconnaît dans le personnage biblique de Ruth tel qu’en parle Keats l’image qu’il a gardée de sa mère.

X

« La vie, alors ; et ce fut à nouveau

Une maison natale. Autour de nous

Le grenier d’au-dessus l’église défaite »

Il évoque un grenier campagnard et la présence à ses côtés d’une femme à qui il dédie ses poèmes.

Image d’un navire sur un fleuve qui représente la vie.

XI « Et je repars, et c’est sur un chemin

Qui monte et tourne, bruyères, dunes »

Depuis les dunes du rivage on aperçoit un navire au milieu des flammes ; des nageurs se portent au secours des naufragés.

XII « Beauté et vérité, mais ces hautes vagues Bonnefoy donne des clefs pour comprendre ce qu’est « la maison natale » et

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Sur ces cris qui s’obstinent. Comment garder

Audible l’espérance dans le tumulte,

Comment faire pour que vieillir, ce soit renaître »

ce que signifie le mythe de Cérès qui cherche sa fille. La conclusion affirme la valeur de la parole.

5.2.3 « Les planches courbes Les numéros de pages renvoient à ceux de l’édition Poésie Gallimard.

p.101 1er paragraphe Présentation des personnages.

p.101-102 Dialogue entre le nautonier et l’enfant.

p.103 Début de la navigation

p.103 L’enfant demande au nautonier d’être son père

p.103 La barque s’enfonce dans l’eau.

p 104 Le nautonier nage avec l’enfant à son cou.

6 Les personnages

6.1 Remarques Les personnages prennent de plus en plus de consistance au fur et à mesure qu’on progresse dans le recueil. Objets simplement d’allusions dans « Le leurre des mots », ils sont nommés et individualisés dans « La maison natale », pour enfin acquérir la présence et l’épaisseur de figures véritables dans « Les Planches courbes ».

6.2 Les personnages de « Dans le leurre des mots » p.71 sq. « nous » : on trouve d’abord cette 1ère personne du pluriel dont l’emploi est ambigu, Bonnefoy jouant sur la polysémie : ce « nous » peut désigner le locuteur et sa compagne qui dort à ses côtés, mais il peut aussi avoir d’autres valeurs, soit « nous » d’auteur, soit « nous » incluant aussi le lecteur dans la démarche du poète.

p.71-72 Ulysse : le navigateur homérique est une image de l’errance qui doit être assumée, malgré toutes envies de se reposer sur une île.

p.74 « le nautonier » : prolepse du personnage qui prendra toute son importance dans le récit des « planches courbes ».

p.75 « l’enfant près de nous sur le chemin » : Messie ou Éros invitant à la vie ; son association à la grappe de raisin est un thème traditionnel de l’iconographie épicurienne.

p.78-79 « Ô poésie » : par deux fois l’auteur emploie cette apostrophe qui crée une allégorie de la poésie ; son intention est de montrer l’importance à ses yeux de celle-ci.

6.3 Les personnages de « La maison natale »

6.3.1 Un personnage féminin Bonnefoy donne l’impression de créer un personnage féminin dont les traits iraient en se

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précisant, mais on ne peut déterminer s’il s’agit toujours du même être. Ce personnage a l’air de sortir de l’eau et la deuxième occurrence, « les mèches désordonnées de la déesse » donnerait à penser qu’il s’agit de Cérès nommée ensuite.

p.83 « la sans-visage » : remarquer l’énallage ; Bonnefoy crée un mot.

p.84 « Les mèches désordonnées de la déesse…. petite fille »

p.85 Cérès et le petit garçon : ce passage montre que Bonnefoy vit comme siens des souvenirs qui ne lui appartiennent pas.

6.3.2 Présences confuses p.86 : « des voix »

p.87-88 : « des voix » qui pourraient être celles de ses camarades d’école.

p.89 : les dormeurs dans le compartiment du train.

6.3.3 Les parents p.90 « J’apercevais mon père au fond du jardin »

« Mais je le vois aussi sur le boulevard »

p.91 son père dans la salle à manger un après-midi d’été

p.92 « Un homme et une femme se sont assis / devant cette croisée. »

p.93 « l’évasive présence maternelle » ; il assimile sa mère à Ruth.

6.3.4 Premières amours p.94 « je me tourne encore / vers celle qui rêva à côté de moi / dans la maison perdue »

6.3.5 « Nous » p.95 « la montagne autour de nous »

6.3.6 Cérès p.97-98 Bonnefoy revient à Cérès

6.4 Les personnages des « Planches courbes »

6.4.1 Le nautonier p.74 « À la poupe est le nautonier, plus grand que le monde, / Plus noir, mais d’une matité phosphorescente », sq.

À l’enfant qui lui demande d’être son père, le nautonier répond, p.103 :

« Ton père ! Mais je ne suis que le passeur ! Je ne m’éloigne jamais d’un bord ou de l’autre du fleuve. »

6.4.2 L’enfant Le personnage de l’enfant inconnu et sans famille est récurrent chez Bonnefoy.

7 Présence de la mythologie

7.1 Remarques Il faut d’abord rappeler qu’en 1981 Bonnefoy a dirigé la rédaction du Dictionnaire des Mythologies, ce qui atteste son intérêt pour la chose.

Ces allusions à la mythologie ont toutes la même forme : elles consistent à citer non pas un récit,

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mais un personnage qui, pour Bonnefoy devient le symbole d’une situation. En fait il opère une sorte de projection sur lui.

De plus les univers mythiques évoqués par le poète sont multiples et hétérogènes : ils vont des épopées homériques à la légende chrétienne, en passant par la Bible et la mythologie proprement dite, à l’image de la culture éclectique de l’auteur.

D’autre part, Bonnefoy ne cite pas directement des mythes comme le fait un Ovide. Il perçoit toujours la mythologie à travers un filtre culturel, qui est tantôt un tableau, tantôt une œuvre littéraire.

7.2 Inventaire des allusions à la mythologie

7.2.1 Ulysse L’allusion à Ulysse, p 71-72, couvre deux strophes. En dépit des apparences, ce n’est pas une référence à Homère, car dans l’Odyssée aucun rossignol n’est cité. En fait Bonnefoy se cite lui-même, car il a traduit un poème de John Keats, poète romantique anglais (1795-1821), « Ode au rossignol » qu’il a eu l’occasion de traduire. Il s’agit donc d’un cas d’intertextualité.

Bonnefoy emploie le personnage d’Ulysse comme symbole de la navigation qu’il faut entreprendre malgré toutes les tentations du sommeil, évoquées dans la strophe précédente de « Dans le leurre des mots ». Quelle que soit l’envie qu’a Ulysse de se reposer sur l’île où le hasard l’a fait accoster, son devoir est de reprendre la mer. L’esprit du poète aussi doit reprendre sa navigation dans le réel.

7.2.2 Armide Bonnefoy fat allusion, p.77, à la légende de Renaud et Armide qui a inspiré d’innombrables créateurs : le Tasse, Quinault, Lully, Gluck, Poussin, Vouet, Boucher… Armide est une séductrice qui, au temps des croisades, détourne les chevaliers du droit chemin et les garde dans son merveilleux jardin ; le valeureux Renaud lui-même succombe aux charmes de la belle et en oublie d’aller guerroyer contre les Infidèles.

« …bien que soit retorse au jardin d’Armide la chimère Qui leurre autant la raison que le rêve… »

Cette chimère est la tentation d’écrire de la poésie à la façon de la prose, la « rature » évoquée ensuite est la métaphore du travail sur l’écriture qui enlève toute spontanéité à la poésie et la prive donc de la possibilité d’être un outil d’appropriation cognitive du réel.

7.2.3 Vénus Certains des exégètes de Bonnefoy croient voir dans une image de la page 84 une allusion à Vénus Anadyomène, non pas la Vénus sortie des flots dans le triomphe de sa beauté, telle que Botticelli ou Bouguereau l’ont représentée, mais une Vénus qui en est à une phase antérieure de sa naissance, son visage commençant à peine à apparaître dans l’eau ; l’inachèvement est peut-être souligné par le fait que la vision est celle d’une petite-fille et non pas d’une femme adulte :

« C'était de ces reflets que, parfois, un visage Se dégageait, riant, d'une douceur De plus et autrement que ce qu'est le monde. Et je touchais, hésitant, dans l'image, Les mèches désordonnées de la déesse, Je découvrais sous le voile de l'eau Son front triste et distrait de petite fille. »

Cette vision correspond-elle aux premiers émois de la sensualité du narrateur et son émerveillement devant sa découverte ? « Ici rien qu’à jamais le bien du rêve »

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7.2.4 Cérès Par deux fois le poète évoque la figure de Cérès, p 85 et p.97-98. Il ne s’agit pas d’un emploi direct de la mythologie romaine, car c’est à travers sa culture picturale que Bonnefoy évoque cette déesse. Il a à l’esprit un tableau d’Adam Elsheimer, peintre allemand qui vécut de 1578 à 1610 et auquel il a consacré article en 1992 : « Une Cérès à la nuit, d’Adam Elsheimer », repris dans Le Nuage rouge. Elsheimer lui-même s’est inspiré d’un récit d’Ovide dans le livre V des Métamorphoses :

« Cependant la mère de Proserpine, alarmée du sort de sa fille, la cherchait vainement sur toutes les terres, sur toutes les mers. Ni l'Aurore, quand elle se levait, les cheveux encore humides, ni Hespérus ne l'ont vue interrompre sa course ; elle a allumé de ses deux mains aux feux de l'Etna des torches de pin et les porte sans relâche au milieu des ténèbres glacées ; quand le jour bienfaisant a fait pâlir les étoiles, elle recommence à chercher sa fille depuis les contrées où le soleil se couche jusqu'à celles où le soleil se lève. Épuisée de fatigue, elle souffrait de la soif et aucune source n'avait humecté ses lèvres, lorsqu'elle aperçoit par hasard une cabane couverte de chaume ; elle frappe à son humble porte ; une vieille femme en sort qui, à la vue de la déesse demandant de l'eau, lui offre un doux breuvage, qu'elle avait saupoudré avec de l'orge grillée. Tandis que la déesse boit ce qui lui est offert, un enfant, à l'air dur et insolent, s'est arrêté devant elle ; il se met à rire et l'appelle goulue. Offensée, elle lui lance, pendant qu'il parlait encore, ce qui restait du breuvage et répand sur lui l'orge mêlée au liquide. Son visage s'imprègne de taches ; ses bras font place à des pattes ; une queue s'ajoute à ses membres transformés ; son corps est réduit à de faibles proportions, pour qu'il ne puisse pas faire grand mal ; sa taille est inférieure à celle d'un petit lézard. La vieille femme étonnée pleure et cherche à toucher cet animal né d'un prodige ; mais il la fuit et court se cacher; il porte un nom qui rappelle la couleur de son corps, constellé des gouttes qu'il a reçues çà et là. » (traduction de Georges Lafaye, collection Folio)

Dans la première occurrence, p.85, Yves Bonnefoy s’assimile à l’enfant qui se moque de Cérès. En fait il donne une nouvelle interprétation du mythe : l’enfant ne se serait pas moqué de cette femme qui boit goulûment la coupe qu’on lui a offerte :

Plutôt ai-je poussé un cri d’amour Avec la bizarrerie du désespoir »

Mais il doit constater l’incompréhension de la déesse : « Cérès moquée brisa qui l’avait aimée ».

Or il aurait pu être l’enfant que cherchait Cérès, p.97, cet enfant qu’elle aurait pu « Soulever dans la flamme des jeunes blés ».

En même temps Cérès aurait pu fournir une solution au problème de la quête de la maison natale, « Pour que ce ne soit pas que la mort qui pousse / Dehors celui qui demandait un lieu natal. »

7.2.5 Isis A la page 88, dans « La maison natale » où il évoque la salle de classe de l’école primaire de son enfance, Yves Bonnefoy écrit un : « L’Isis du plâtre / Du mur de cette salle, qui s’écaille… » Cette formulation échappe à une interprétation certaine : s’agit-il de la reproduction en plâtre d’une statue d’Isis ? Si oui, est-ce une statue égyptienne ou romaine, le culte d’Isis s’étant implanté dans le monde romain dès le Ier siècle avant J.-C. ? Mais est-il si courant, même sous la IIIe République, de voir des statues d’Isis dans les salles de classe du primaire ?

D’ailleurs Bonnefoy écrit « l’Isis du plâtre /du mur » : n’aurait-on pas à faire plutôt au souvenir d’une vision subjective de l’écolier qui, dans les taches du mur, devinait des formes sur lesquelles il plaquait une interprétation et même, comme ici, un nom précis. On peut rappeler Vinci qui

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trouvait des formes de visages pour ses tableaux dans les taches d’humidité sur les murs.

Deux traits de la déesse sont peut-être à mettre en relation avec le sens du recueil : Isis, dont le frère et mari Osiris a été dépecé par Seth, récupère dans le Nil les morceaux de son époux, les recolle et s’unit ensuite à lui, pour donner naissance à Horus. D’autre part il semble qu’Isis soit devenue une sorte de déesse mère universelle.

Or, si on examine « La maison natale », un motif récurrent est l’envahissement de cette maison par l’eau, au moins dans les parties I, III et IV ; « Si haute était déjà l’eau dans la salle », p.83 ; dans cette eau qui inonde tout apparaissent des visages, « C’était de ces reflets que, parfois, un visage / Se dégageait… » Cette eau renferme-t-elle des souvenirs que le poète essaye de rassembler comme Isis les morceaux d’Osiris épars dans l’eau du Nil ?

D’autre part Isis est-elle dans « La maison natale » un substitut mythique le la figure maternelle, à la façon de Cérès et de Ruth ?

7.2.6 Ruth À la page 93 de « La maison natale », Yves Bonnefoy évoque un récit de l’Ancien Testament, le Livre de Ruth : Ruth, une Moabite, a épousé un Hébreu venu s’installer au pays de Moab avec sa mère Noémi. Devenues veuves toutes deux, Ruth la Moabite et sa belle-mère Noémi retournent vivre au pays de Juda, à Bethléem. Ruth, sans ressources, va glaner dans les champs d’un riche propriétaire, Booz, qui lui fait bon accueil. Pendant la nuit elle vient marquer son dévouement à Booz en se couchant à ses pieds. Booz remarque la belle Moabite et l’épouse. Tous deux sont les arrière-grands-parents de David. Leur rencontre est le sujet d’un poème de Hugo dans La Légende des siècles, « Booz endormi ».

Mais la source de la référence faite à Ruth par Bonnefoy est tout autre, il s’agit à nouveau du poète britannique Keats, nommé explicitement et cité en anglais dans le texte :

« Et alors un jour vint Où j’entendis ce vers extraordinaire de Keats, L’évocation de Ruth " when, sick for home, She stood in tears amid the alien corn »

Il est à noter que Keats avec l’expression « sick for home », traduit littéralement le mot grec « nostalgeia », « la souffrance du retour », créé par Homère pour nommer la souffrance d’Ulysse qui voudrait rentrer à Ithaque. Bonnefoy établit ainsi un jeu de correspondance entre les mythes qui lui sont chers.

De même « amid the alien corn », « au milieu du blé étranger », rappelle Cérès, déesse des moissons.

Or pour Bonnefoy c’est bien plus qu’une analogie qui s’établit entre le personnage biblique de Ruth tel que Keats le décrit et sa propre mère : il a la révélation immédiate du sens des vers de Keats par le souvenir qu’il garde de sa mère, présentée comme une exilée au milieu de l’existence.

7.2.7 Le passeur L’entrée en scène du passeur du récit des « Planches courbes » est préparée par la prolepse du nautonier p.74, « À la poupe est le nautonier, plus grand que le monde ».. Il est ensuite un des deux protagonistes de l’apologue. Le personnage semble être la fusion de deux êtres mythiques, et, partant, de deux univers mythologiques :

- d’abord Charon, « le nocher des Enfers », qui, dans la mythologie grecque faisait traverser le fleuve frontière du royaume des morts, le Styx ou l'Achéron, suivant les versions, aux défunts. La pièce de cuivre que l’enfant tient dans sa main rappelle la coutume funéraire des Grecs, qui consistait à placer une obole - la plus petite pièce de leur monnaie – dans la bouche du défunt pour que celui-ci puisse s’acquitter de son péage.

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- d’autre part, ce passeur possède certains traits de Saint Christophe, passeur qui porta l'Enfant Jésus sur ses épaules pour lui faire traverser une rivière. Son nom, en grec Christophoros signifie littéralement « le porteur du Christ ». Sa légende nous est connue par La légende dorée écrite dans la deuxième moitié du XIIIe siècle par Jacques de Voragine (1228-1298). Christophe était un Cananéen d’une taille gigantesque, converti au christianisme dans les premiers siècles de celui-ci3 :

« Il chercha longtemps quelqu'un qui lui donnât des renseignements sur le Christ; enfin il rencontra un ermite qui lui prêcha Jésus-Christ et qui l’instruisit soigneusement de la foi. L'ermite dit à Christophe : « Ce roi que tu désires servir réclame cette soumission : c'est qu'il te faudra jeûner souvent.» Christophe lui répondit : « Qu'il me demande autre chose, parce qu'il m’est absolument impossible de faire cela. » « Il te faudra encore, reprend l’ermite, lui adresser des prières. » « Je ne sais ce que c'est, répondit Christophe, et je ne puis me soumettre à cette exigence.» L'ermite lui dit: « Connais-tu tel fleuve où bien des passants sont en péril de perdre la vie? » « Oui, dit Christophe ». L'ermite reprit: « Comme tu as une haute stature et que tu es fort robuste, si tu restais auprès de ce fleuve, et si tu passais tous ceux qui surviennent, tu ferais quelque chose de très agréable au roi Jésus-Christ que tu désires servir, et j'espère qu'il se manifesterait à toi en ce lieu. » Christophe lui dit ; « Oui, je puis bien remplir cet office, et je promets que je m’en acquitterai pour lui. » Il alla donc au fleuve dont il était question, et s'y construisit un petit logement. Il portait à la main au lieu de bâton une perche avec laquelle il se maintenait dans l’eau ; et il passait. sans relâche tous les voyageurs. Bien des jours s'étaient écoulés, quand, une fois qu'il se reposait dans sa petite maison, il entendit la voix d'un petit enfant qui l’appelait en disant: « Christophe, viens dehors et passe-moi. » Christophe se leva de suite, mais ne trouva personne. Rentré chez lui, il entendit la même voix qui l’appelait. Il courut dehors de nouveau et ne trouva personne. Une troisième fois il fut appelé comme auparavant, sortit et trouva sur la rive du fleuve un enfant qui le pria instamment de le passer. Christophe leva donc l’enfant sur ses épaules, prit son bâton et entra dans le fleuve pour le traverser. Et voici que l’eau du fleuve se gonflait peu à peu, l’enfant lui pesait comme une masse de plomb ; il avançait, et l’eau gonflait toujours, l’enfant écrasait de plus en plus les épaules de Christophe d'un poids intolérable, de sorte que celui-ci se trouvait dans de grandes angoisses et, craignait de périr. Il échappa à grand peine. Quand il eut franchi la rivière, il déposa l’enfant sur la rive et lui dit : « Enfant, tu m’as exposé à un grand danger, et tu m’as tant pesé que si j'avais eu le monde entier sur moi, je ne sais si j'aurais eu plus lourd à porter. » L'enfant lui répondit : « Ne t'en étonne pas, Christophe, tu n'as pas eu seulement tout le monde sur toi, mais tu as porté sur les épaules celui qui a créé le monde : car je suis le Christ ton roi » (Traduction de l’abbé J.-B. M. Roze, 1902)

Enfin, ce passeur n’est pas sans rappeler Tiffauges, le personnage principal du Roi des Aulnes de Michel Tournier, paru en 1970, qui trouve un accomplissement à son destin en portant des enfants dans ses bras pour les aider quand ils sont accidentés, voire les sauver en temps de guerre, actes qu’il nomme des « phories » (« portage » en grec).

7.3 Conclusions Ces personnages mythiques permettent à Bonnefoy de projeter ses inquiétudes en les concrétisant dans des figures bien connues et identifiées dans la culture.

On peut tenter des regroupements :

- Ulysse et le passeur sont des navigateurs, sommés tous deux de reprendre leur navigation, l’un par le chant du rossignol, l’autre par la voix de l’enfant

3 Ce texte est disponible avec son original latin dans un document séparé.

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- Cérès et Isis sont des figures maternelles. Toutes deux sont en quête de l’être qu’elles ont perdu.

- Armide et Vénus sont des séductrices

- Ulysse et Ruth ont perdu leur patrie, leur « maison natale »

- Cérès cherche sa fille Proserpine, enlevée par Pluton, le dieu des Enfers alors que l’enfant des « Planches courbes » cherche un père dans le passeur qui va le conduire aux Enfers

- Cérès n’a pas su « Soulever dans la flamme des jeunes blés » « cet enfant », alors que le passeur prend l’enfant sur son dos

Bonnefoy nous montre sa mémoire au travail : à la mémoire intime des événements et des situations vécus se superpose la mémoire culturelle, celle des mythes connus par l’art et par les livres. Or, c’est cette deuxième forme de mémoire qui aide la première à se comprendre elle-même et à se formuler plus clairement

Dans la quête de soi-même qu’est l’œuvre du poète, ces mythes servent de jalon et de repères..

Enfin, ces allusions à Elsheimer et à Keats établissent des passerelles ainsi qu’une continuité entre l’œuvre de Bonnefoy critique et traducteur, et son œuvre poétique.

8 L’enfant

8.1 Remarques L’enfant est présent dans les trois parties du recueil au programme et les figures de l’enfant sont multiples. Il convient donc d’en faire l’inventaire et de se demander ensuite leurs points communs. D’abord, pourquoi cette multiplicité des figures enfantines ? Quand il écrit Les Planches courbes, Bonnefoy est un homme âgé qui éprouve le besoin de mieux s’ancrer dans la vie en s’accrochant à son enfance. C’est pour cette raison qu’au moyen du « récit en rêve » il cherche à retrouver « La maison natale ». D’ailleurs l’enfant est le personnage obligé de cette « maison natale ». D’autre part et peut-être pour mieux se garder de la « conceptualisation » qu’impose le langage, il cherche dans une certaine mesure à retrouver l’ingénuité de l’enfance comme on le vois dans les propos que tient l’enfant au passeur. Il pense que le langage de l’enfance a ce pouvoir d’accéder directement à la réalité des choses et semble faire sien le propos de Baudelaire : « le génie n'est que l'enfance retrouvée à volonté. » (Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne) Pour Bonnefoy le regard de l’enfant est aussi un moyen de retrouver un point de vue naïf au sens plein du terme.

8.2 Inventaire des figures enfantines On trouve dans les trois parties du recueil au programme :

8.2.1 Un enfant bien réel et tout à fait banal qui a un père et une mère, qui fréquente l’école primaire ; c’est Bonnefoy lui-même. Il lui arrive d’ailleurs de se distancier par rapport à cet enfant-là et d’en parler à la 3ème personne, p.92 : « L’enfant / Du fond de ce jardin les voit… » Cet enfant découvre la puissance du langage, capable de créer le monde : « Il sait que l’on peut naître de ces mots ». En effet c’est de la conscience que ses parents ont de lui-même qu’il tire son existence.

8.2.2 Un enfant quasi surnaturel figure joyeuse qui serait une sorte d’Éros invitant à la vie, p.75. Son caractère divin est suggéré par « sa tête immense » qui ne l’empêche pas d’être « sans visage » et le fait qu’ « Il a pris dans le ciel une grappe trop lourde ». Cet enfant-là est totalement hors langage et ne s’exprime que par des signes muets, en secouant sa tête et en riant.

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8.2.3 L’enfant du récit des « Planches courbes » figure énigmatique et sans joie ; cet enfant inverse l’ordre normal des choses : il a dans sa main la petite pièce de monnaie des défunts qui se rendent au séjour des morts ; il ne sait pas qui il est lui-même et ignore son nom, dont d’ailleurs il n’a pas besoin puisque personne ne l’appelle ; il ignore aussi ce qu’est un père et un foyer familial. Le rapport ce troisième enfant avec le langage est différent : c’est lui qui s’adresse au passeur, avec lequel il s’exprime très clairement. Mais, à la fin du récit, quand la barque se sera disloquée et que les deux personnages baigneront directement dans l’eau, le passeur lui donnera un ordre, p.104 : « Oh, s'il te plaît, sois mon père ! Sois ma maison ! - Il faut oublier tout cela, répond le géant, à voix basse. Il faut oublier ces mots. Il faut oublier les mots. »

Dans cette fin du récit, le rapport entre les êtres et le langage s’est donc inversé :

- premier cas, p.92 : l’enfant séparé de ses parents par la fenêtre constate que leur langage le crée lui-même et le monde

- deuxième cas, p.104 : l’enfant voudrait que l’homme qui le tient sur son dos soit son père, mais celui-ci le prive de langage et du monde généré par celui-ci pour entrer dans l’infini

9 La fin des « Planches courbes » Arrivé à ce point de la lecture du recueil, il convient de s’interroger sur le dénouement du récit éponyme des « Planches courbes » ; le fait que Bonnefoy ait choisi de faire son titre celui du recueil est un indice de l’importance qu’il lui accorde.

9.1 Le souvenir de Baudelaire D’abord il convient de se demander si ce récit ne comporte pas des réminiscences de Baudelaire, dont Bonnefoy est un connaisseur et on pourrait citer certains poèmes des Fleurs du mal qui apportent un éclairage aux « Planches courbes », notamment « Élévation » et « Le voyage ».

par exemple « Élévation » décrit une vision très voisine de l’image finale du récit :

« Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées, Des montagnes, des bois, des nuages, des mers, Par delà le soleil, par delà les éthers, Par delà les confins des sphères étoilées, Mon esprit, tu te meus avec agilité, Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l'onde, Tu sillonnes gaiement l'immensité profonde Avec une indicible et mâle volupté. »

Bonnefoy écrit quant à lui : « …il nage dans cet espace sans fin de courants qui s’entrechoquent, d’abîmes qui s’entrouvrent, d’étoiles. »

Les deux poèmes ont en commun l’idée du franchissement d’une limite ; de plus tous les deux utilisent la métaphore de la nage pour exprimer la plénitude du contact immédiat, c’est-à-dire sans intermédiaire, avec un monde idéal ; on peut alléguer aussi l’image des étoiles présente chez les deux auteurs.

On peut également citer ces vers de la partie VII du long poème intitulé « Le voyage » où Baudelaire écrit à propos du temps représenté par une allégorie :

« Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine, Nous pourrons espérer et crier : en avant !

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De même qu'autrefois nous partions pour la Chine, Les yeux fixés au large et les cheveux au vent, Nous nous embarquerons sur la mer des ténèbres Avec le coeur joyeux d'un jeune passager. »

La parenté des poèmes de Bonnefoy avec celui de Baudelaire semble évidente : on retrouve chez l’auteur des « Planches courbes » la confrontation avec le temps ; la « mer des ténèbres » est à rapprocher d’un passage de « Dans le leurre des mots » où Bonnefoy écrit, p.72 : « …nous regardons / À la proue de notre périple toute une eau noire », ainsi que de la page 103 où l’eau est également rapprochée des ténèbre : « le bruit de l’eau s’élargit sous les reflets, dans les ombres » et aussi de la page 104 où l’élément liquide finit par se confondre avec la nuit elle-même : « L’esquif ne coule pas, cependant, c’est comme s’il se dissipait, dans la nuit ».

9.2 Un Saint Christophe à l’envers D’autre part, ce dénouement est une inversion de la légende de Saint Christophe, telle que Voragine la rapporte :

« Quand il eut franchi la rivière, il déposa l’enfant sur la rive et lui dit : « Enfant, tu m’as exposé à un grand danger, et tu m’as tant pesé que si j'avais eu le monde entier sur moi, je ne sais si j'aurais eu plus lourd à porter. » L'enfant lui répondit : « Ne t'en étonne pas, Christophe, tu n'as pas eu seulement tout le monde sur toi, mais tu as porté sur les épaules celui qui a créé le monde : car je suis le Christ ton roi. »

Bonnefoy raconte le contraire :

les deux personnages n’abordent sur aucune rive

leur nage continue

le monde se dérobe à eux

Saint Christophe se plaint d’avoir porté un monde, alors que le passeur révèle au contraire un autre monde à l’enfant

le passeur demande à l’enfant d’oublier les mots ; dans La Légende dorée, c’est au contraire la parole de l’enfant qui fait la révélation suprême : « je suis le Christ ton roi ».

9.3 Oublier quels mots ? La fin des « Planches courbes » est pour le moins énigmatique. Mais, sans tomber dans un freudisme abusif, une lecture plus littérale éclaire peut-être son sens inconscient :

« N'aie pas peur, dit-il, le fleuve n'est pas si large, nous arriverons bientôt. -Oh, s'il te plaît, sois mon père ! Sois ma maison ! - Il faut oublier tout cela, répond le géant, à voix basse. Il faut oublier ces mots. Il faut oublier les mots. »

Il a repris dans sa main la petite jambe, qui est immense déjà, et de son bras libre il nage dans cet espace sans fin de courants qui s'entrechoquent, d'abîmes qui s'entrouvrent, d'étoiles. »

D’abord ce passeur est un menteur : il prétend que l’autre rive est proche, alors qu’ils gagnent un espace sans fin. Ensuite il demande à l’enfant qui l’implore d’être son père et sa maison d’oublier toute relation de parenté, sans doute pour faciliter la suite qu’il lui prépare. Enfin cette petite jambe qui devient immense quand il la tient dans sa main est plus qu’équivoque…

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10 Le rêve et l’éveil

10.1 Rappel historique : le rêve et la poésie Message des dieux ou prédiction de l’avenir qu’on déchiffre avec une Clef des songes, le rêve n’a jamais laissé les hommes indifférents. Il faut cependant attendre le XIXe siècle pour que la poésie s’en empare et en fasse un de ses outils.

Aloysius Bertrand (1807-1841) est un des premiers à transcrire des rêves dans les poèmes en prose de Gaspard de la nuit. Gérard de Nerval (1808-1855) de son côté est attentif à « l’épanchement du rêve dans la vie réelle » qui se reflète dans certains poèmes des Chimères. Pour Baudelaire le rêve, en fait le rêve éveillé, se confond avec la création poétique, comme il l’affirme dans le poème « Paysage » des Fleurs du mal :

« Et quand viendra l'hiver aux neiges monotones, Je fermerai partout portières et volets Pour bâtir dans la nuit mes féeriques palais. Alors je rêverai des horizons bleuâtres, Des jardins, des jets d'eau pleurant dans les albâtres, Des baisers, des oiseaux chantant soir et matin, Et tout ce que l'idylle a de plus enfantin. »

Le XXe siècle prend aussi le rêve très au sérieux :

pour la psychanalyse de Freud, le rêve est un moyen que l’inconscient trouve pour exprimer de façon voilée ses conflits et ses pulsions ; la parole devient alors un instrument pour explorer cet inconscient.

pour le surréalisme d’André Breton, le rêve est un des révélateurs de la surréalité. Là aussi la parole est le moyen d’exploiter cet accès au surréel et les surréalistes ne se contentent pas de transcrire leurs rêves nocturnes, ils transcrivent également les rêves éveillés auxquels se livrent certains d’entre eux comme Robert desnos.

On voit donc que l’emploi que Bonnefoy fait lui-même de ce qu’il nomme « le récit en rêve » n’est pas loin d’être une synthèse des deux pratiques ci-dessus. Le rêve éveillé, que Bonnefoy appelle « récit en rêve » est un moyen d’aller à la rencontre de son moi le plus profond, qu’il nomme « la maison natale » en même temps qu’il lui permet d’accéder à un réel authentique, débarrassé des masques que la « conceptualisation » impose à la réalité.

10.2 Un exemple d’écriture onirique Un bon exemple de l’authenticité onirique de l’écriture de Bonnefoy est fourni pas la première strophe de « La maison natale » :

« Il fallait qu'elle entrât pourtant, la sans-visage Que je savais qui secouait la porte Du couloir, du côté de l'escalier sombre, mais en vain, Si haute était déjà l'eau dans la salle. »

Dans ce court passage on reconnaît quelques caractéristiques du rêve nocturne que le poète reproduit très bien dans son rêve éveillé :

- la conscience d’une nécessité impérative que rien ne justifie dans la contingence de l’événement : « Il fallait qu’elle entrât »

- la création d’un personnage que le rêveur connaît, « la sans-visage » déjà comme le prouve l’article défini, alors qu’il ne l’a jamais vu

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- une créature irréaliste, « la sans-visage »

- la connaissance assurée de ce qui se passe de l’autre côté de la porte, alors qu’on ne le voit pas :

« Que je savais qui secouait la porte »

- une situation invraisemblable, avec l’eau qui envahit la pièce

- des lieux qui sont donnés comme familiers, alors que rien ne garantit qu’ils correspondent des lieux réels : « la porte du couloir, l’escalier sombre » ; ces mots sont d’ailleurs nantis eux aussi de l’article défini

10.3 Un paradoxe : le rêve est un éveil Le thème du rêve est introduit Dans le leurre des mots p.71 :

« Et le rossignol chante une fois encore Avant que notre rêve ne nous prenne »

C’est dans cette partie et à propos d’Ulysse que le rêve est présenté comme un départ et même comme un voyage, p.72.

Ensuite toutes les strophes de La Maison natale signalent explicitement le rêve, qualifié paradoxalement d’éveil :

« Je m’éveillai c’était la maison natale »

En fait Yves Bonnefoy quand il assimile rêve et éveil retrouve un vieux thème philosophique et mystique, celui de l’éveil correspondant à prise de conscience de la vérité et de la vraie réalité, thème qu’on retrouve par exemple dans le nom du « Buddha », litéralement « l’éveillé » en sanskrit.

10.4 La fonction du rêve pour YB Le rêve permet de mélanger les univers et les mythes à travers un moi devenu transparent.

Dans Le Nuage rouge, Bonnefoy parle de cette signification des « récits de rêve » : il existe d’après lui « un symbolisme propre au rêveur, rebelle aux catégories du savoir en place ». Le rêve chez Bonnefoy est une perte nécessaire du sens rhétorique, une épreuve, il emploie même le mot « ordalie », pour atteindre le « vrai lieu ».

En fait la position de Bonnefoy est assez proche du point de vue freudien sur le rêve : l’inconscient a la possibilité par le rêve d’exprimer des vérités intérieures ; la différence est que pour Freud le « sur-moi » façonné par l’éducation morale empêche l’inconscient de délivrer clairement son message et l’oblige à employer des symboles ; par contre, pour Bonnefoy, le rêve s’affranchit du langage ordinaire et donc des concepts moraux et sociaux que la « conceptualisation » impose ; il échappe donc au scrupule de rationalité auquel est soumis le moi éveillé, le .

Il s’ensuit que le titre de « maison natale » n’est pas à prendre littéralement comme dans les récits autobiographiques ordinaires ; toutes les strophes de cette partie ne font que raconter des rêves.

10.5 Le rêve dans les différentes parties

10.5.1 « Dans le leurre des mots » Le rêve y est explicite et décrit comme tel. La première partie, p.71, strophes 1 et 2, raconte un sommeil.

Occurrences du rêve et du sommeil :

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p.72 « Et par la grâce de ce songe… » : le rêve d’Ulysse

p.73 « Nous mettons nos pieds nus dans l’eau du rêve… »

p 74 « Étoiles qui s’accroissent dans le sommeil »

Dans cette partie le rêve débouche sur l’image du nautonier p 74

p.75 « Et demain, à l’éveil » le rêve est conscient de lui-même »…

p.75 « Endormons-nous »

La deuxième partie p.77 oppose l’éveil/écriture au rêve/sommeil. Yves Bonnefoy s’interroge en effet p.77 sur la réalité :

« Mais il me semble aussi que n’est réelle Que la voix qui espère, serait-elle Inconsciente des lois qui la dénient. Réel, seul, le frémissement de la main qui touche La promesse d’une autre… »

10.5.2 « La maison natale » Le rêve est implicite au début et n’est pas nommé comme tel. Au contraire le poète pratique un effet de paradoxe :

« Le m’éveillai, c’était la maison natale, L’écume s’abattait sur le rocher… »

C’est seulement dans la suite de la strophe, « L’eau frappait les pieds de la table, le buffet » que le lecteur comprend qu’il s’agit d’un rêve ; le poète a donc rêvé qu’il s’éveillait : mais où est le vrai sommeil ? C’est seulement à la page 87, dans la partie V de « La maison natale », que le rêve est nommé en tant que tel :

« Or, dans le même rêve Je suis couché au plus creux d’une barque »

Dans cette partie réalité, rêve, éveil et sommeil sont mélangés.

10.5.3 « Les planches courbes » Enfin le récit des « Planches courbes lui-même », bien qu’il soit structuré et cohérent, s’apparente par bien des aspects au compte-rendu d’un rêve, car Bonnefoy y donne là qui pourrait être la transcription d’un rêve. À noter que, contrairement aux deux premières parties où le point de vue est omniscient, dans « Les Planches courbes » il est résoluement externe.

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11 L’eau

11.1 Remarque Yves Bonnefoy, à l’époque où il étudiait la philosophie, a suivi les cours de Gaston Bachelard (1884-1962) et l’influence de celui-ci semble bien se retrouver dans l’œuvre du poète : en effet Bachelard remet en cause la pensée rationaliste dans Le Rationalisme appliqué (1949) et il étudie la place des éléments dans l’inconscient des artistes et des écrivains avec des essais comme la Psychanalyse du feu (1937) ou L'Eau et les Rêves (1941),. où il écrit par exemple « Si les choses mettent en ordre nos idées, les matières mettent en ordre nos rêves ». Bachelard définit la création poétique d’une manière que l’œuvre de Bonnefoy pourrait illustrer : « Si nous savions retrouver, malgré la culture, un peu de rêverie naturelle, un peu de la rêverie devant la nature, nous comprendrions que le symbolisme est une puissance matérielle. » Cette affirmation est tout à fait proche de la volonté de Bonnefoy de passer outre la « conceptualisation » imposée par le langage pour aller à la rencontre de l’authenticité du réel. Or la façon dont le poète exploite le symbolisme de l’eau en jouant avec la polysémie de cet élément dans les trois parties du recueil correspond aux vues que Bachelard exprime dans l'Eau et les Rêves.

11.2 L’eau, espace à franchir C’est la mer qui se rappelle à Ulysse au début de « Dans le leurre des mots » quand le rossignol chante, p.72 :

« Mais Vénus dans le ciel, la première étoile, Tournait déjà sa proue, bien qu’hésitante, Vers le haut de la mer… »

et dans la strophe suivante :

(Ulysse) « Pensait déjà à reprendre sa rame Un soir, quand blanchirait à nouveau l’écume, Pour oublier peut-être toutes les îles Sur une mer où grandit une étoile. »

Dans « Les planches courbes », l’enfant se présente au passeur comme un simple client désireux de traverser l’eau du fleuve.

11.3 L’eau, symbole du temps L’eau est aussi un puissant symbole du temps, car l’esprit projette la durée, qu’il a du mal à se représenter sur l’étendue, qu’il perçoit matériellement. Or, la façon dont l’eau peut symboliser le temps est double.

Dans la première forme de ce symbolisme, c’est l’eau courante qui assume cette fonction association illustrée par le philosophe Héraclite :

« Dˆj e„j tÕn aÙtÕn potamÕn oÙk ¨n ™mba…noij. » « On ne saurait entrer deux fois dans le même fleuve. »

ou bien par Apollinaire dans « Le Pont Mirabeau » :

« Sous le pont Mirabeau coule la Seine Et nos amours »

Dans la deuxième forme du symbolisme de l’eau, celle-ci est perçue comme une étendue statique

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où l’homme lui-même est en mouvement, généralement à bord d’une embarcation. C’est cette valeur de l’élément liquide qu’on retrouve dans « Le Lac » de Lamartine (Méditations poétiques) :

« Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages, Dans la nuit éternelle emportés sans retour, Ne pourrons-nous jamais sur l'océan des âges Jeter l'ancre un seul jour ? »

Or, dans la partie X de « La maison natale », p.94-95, Yves Bonnefoy exploite simultanément les deux formes du symbolisme de l’eau représentant le temps. Pour lui, les jours s’écoulent à la façon d’un fleuve, mais arrivés à son embouchure, ils deviennent des navires qui emportent vers la mort, les images dérivant en fait vers une troisième association, celle que Bachelard appelle « le complexe de Charon » ; de plus, Bonnefoy amène à la fin de cette strophe la vision récurrente des enfants, renouvelée ici par celle des enfants qui jouent à la plage :

« (Je m'éveillais, J'aimais ces jours que nous avions, jours préservés Comme va lentement un fleuve, bien que déjà Pris dans le bruit de voûtes de la mer. Ils avançaient, avec la majesté des choses simples, Les grandes voiles de ce qui est voulaient bien prendre L'humaine vie précaire sur le navire Qu'étendait la montagne autour de nous. Ô souvenir, Elles couvraient des claquements de leur silence Le bruit, d'eau sur les pierres, de nos voix, Et en avant ce serait bien la mort, Mais de cette couleur laiteuse du bout des plages Le soir, quand les enfants Ont pied, loin, et rient dans l'eau calme, et jouent encore.) »

Une autre façon de renouveler le thème de l’eau en tant que symbole du temps qui passe est pour Bonnefoy d’inverser le sens de l’écoulement ; l’eau devient alors représentation du futur, qu’il faudra de toute façon affronter, car le navigateur doit garder « le même orient », p.73, au risque d’affronter

« … la masse d’eau qui de nuit en nuit Dévale avec grand bruit dans notre avenir. »

Une autre image que l’eau, celle du chemin, peut symboliser le temps, avec la spécification de l’existence qu’on parcourt. Bonnefoy emploie souvent ce symbole du chemin, par exemple p.75 « l’enfant près de nous, sur le chemin ». Mais dans la partie XI de « La maison natale », p.96, il opère une synthèse des deux symboles, le chemin étant pour lui la vie qui mène à l’eau, symbole d’éternité ; il faut remarquer l’image où « le temps se creuse », imitant le relief des dunes :

« Et je repars, et c'est sur un chemin Qui monte et tourne, bruyères, dunes Au-dessus d'un bruit encore invisible, avec parfois Le bien furtif du chardon bleu des sables. Ici, le temps se creuse, c'est déjà L'eau éternelle à bouger dans l'écume, Je suis bientôt à deux pas du rivage. »

11.4 Symbole du rêve L’eau peut être également pour le poète une représentation du rêve ; « Dans le leurre des mots », :

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p.73-74, Bonnefoy assimile même les deux :

« Nous mettons nos pieds nus dans l’eau du rêve, Elle est tiède, on ne sait si c’est de l’éveil […] Nous avançons, l’eau monte à nos chevilles »

Dans la partie I de « La maison natale » p.83, l’eau, comme le rêve envahit la réalité et on ne peut qu’évoquer . la formule de Nerval à propos de « l’épanchement du songe dans la vie réelle ». :

« L’eau frappait les pieds de la table, le buffet. »

Cet envahissement par l’eau se retrouve p.84 :

« Il pleuvait doucement dans toutes les salles »

L’opposition entre conceptualisation-poésie « classique » d’une part et rêve-eau de l’autre est affirmée par Bonnefoy dans la partie II de « Dans le leurre des mots » p.79, où il rapporte les critiques que l’on peut faire à la poésie :

« Avons-nous cru que nous mènerait loin Le chemin qui se perd dans l’évidence, Non, les images se heurtent à l’eau qui monte »

Donc, pour Bonnefoy la conceptualisation ne tient pas devant le rêve.

Cette eau qui n’est qu’une matérialisation du rêve apporte ses propres visions : dans cette eau qui inonde la maison entière, Bonnefoy croit apercevoir une figure féminine, « Dans la maison natale » II, p.84 :

« Et je touchais, hésitant dans l’image, Les mèches désordonnées de la déesse. Je découvrais, sous le voile de l’eau Son front triste et distrait de petite fille. »

Or, dans L’Eau et les Rêves, Gaston Bachelard cite un rêve que raconte le romantique allemand Novalis (1772-1801) dans son roman Henri d'Ofterdingen. Après avoir goûté l’eau d’un bassin le jeune homme est pris d’une « insurmontable envie de se baigner » et, une fois dans l’eau, il est sujet à des contacts et à des visions :

« De toutes parts surgissaient des images inconnues qui se fondaient, également, l'une dans l'autre, pour devenir des êtres visibles et entourer [le rêveur], de sorte que chaque onde du délicieux élément se collait à lui étroitement ainsi qu'une douce poitrine. Il semblait que dans ce flot se fût dissous un groupe de charmantes filles qui, pour un ins-tant, redevenaient des corps au contact du jeune homme. »

11.5 L’eau noire Pour Gaston Bachelard, l’eau partage une propriété avec la nuit, celle de pouvoir tout imprégner ; il n'est donc pas étonnant que l'eau et la nuit arrivent à se confondre et à ne faire plus qu'un dans l'imaginaire. Par analogie avec le lac Stymphale dans la mythologie, dont les eaux étaient obscurcies par les ailes des oiseaux gigantesques qui peuplaient ses bords, le philosophe appelle cette assimilation de l'eau et de la nuit la « stymphalisation ». Il s’agit alors d’une eau qui inspire des sentiments d’inquiétude, voire d’angoisse.

« Chez plusieurs poètes apparaît aussi une mer imaginaire qui a pris la Nuit en son sein. C'est la Mer des ténèbres » écrit Gaston Bachelard dans L’Eau et les Rêves. On peut citer ici à nouveau « le Voyage » de Baudelaire :

« O mort, vieux capitaine, il est temps! levons l'ancre!

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Ce pays nous ennuie, ô mort! appareillons! Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre, Nos coeurs que tu connais sont remplis de rayons ! »

Bonnefoy exploite pleinement cet autre symbolisme de l’eau. Elle est par exemple le mystère du monde lui-même, « Dans le leurre des mots » p.72, où il faut noter, outre la métonymie du « périple » qui assimile voyage et navire, l’absence d’espoir d’aboutir que suggère cette navigation :

« …nous regardons À la proue de notre périple toute une eau noire S’ouvrir presque et se refuser, à jamais sans rive. »

Le thème de l’eau noire est renouvelé, « La maison natale » IV p.86, où l’eau prend vie et dans un rêve qui confère la couleur noire au sol :

« Une autre fois. Il faisait nuit encore. De l’eau glissait Silencieusement sur le sol noir »

L’eau représente l’inquiétude apportée par le monde et la vie, « La maison natale » XII p.97, où Bonnefoy donne lui même de façon explicite le sens du symbole, l’eau qui submerge devenant l’image de la mort :

« Beauté et vérité, mais ces hautes vagues Sur ces cris qui s’obstinent. Comment garder Audible l’espérance dans le tumulte, Comment faire pour que vieillir, ce soit renaître »

L’interrogation de Bonnefoy dans le vers ci-dessus, ce souhait angoissé qu’éprouve le vieil homme d’échanger la mort pour une nouvelle naissance trouve à la fois un écho et une confirmation de son authenticité dans une réflexion de Jung que cite G. Bachelard dans L’Eau et les Rêves : le désir de l'homme, « c'est que les sombres eaux de la mort deviennent les eaux de la vie, que la mort et sa froide étreinte soit le giron maternel. » (C.G. Jung, Métamorphoses et symboles de la libido). Le désir d’immersion est en effet interprété par la psychanalyse comme le regret de la quiétude jadis connue par le fœtus baignant dans le liquide amniotique.

11.6 La nostalgie des origines Depuis Freud on sait que le rêve de l’eau peut exprimer la nostalgie des origines premières, c’est-à-dire du sein maternel, où le fœtus baignait dans la douce quiétude du liquide amniotique. Ce puissant désir semble être celui du poète dans la partie I de « Dans le leurre des mots », p.74 où il décrit son désir d’immersion dans l’élément aquatique, tout en souhaitant l’abolition du rythme des jours et des nuits :

« Nous avançons, l'eau monte à nos chevilles, Ô rêve de la nuit, prends celui du jour Dans tes deux mains aimantes, tourne vers toi Son front, ses yeux, obtiens avec douceur Que son regard se fonde au tien, plus sage, Pour un savoir que ne déchire plus La querelle du monde et de l'espérance, Et qu'unité prenne et garde la vie Dans la quiétude de l'écume, où se reflète, Soit beauté, à nouveau, soit vérité, les mêmes Étoiles qui s'accroissent dans le sommeil. »

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Dans ce passage, le « rêve de la nuit » qui s’empare de « celui du jour » est le souhait de retourner dans l’obscurité prénatale, où l’être semblait ne faire qu’un avec sa génitrice, « Que son regard se fonde au tien » et « qu’unité prenne et garde la vie ».

Cet apaisement recherché dans l’anéantissement du monde extérieur et la plongée dans le sommeil est également exprimé à la fin de la partie I de « Dans le leurre des mots », p.76 :

« Mais le sommeil se fait indifférence. Ses lumières, ses ombres : plus rien qu’une Vague qui se rabat sur le désir. »

Cet autre symbolisme de l’eau fournit ainsi une clef pour comprendre les passages où la mer et la navigation, car « La mer est pour tous les hommes l'un des plus grands, des plus constants symboles maternel. » (Marie Bonaparte, citée par Gaston Bachelard). On peut ici évoquer la navigation d’Ulysse, p.72 :

« Lui cependant […] Pensait déjà à reprendre sa rame Un soir, quand blanchirait à nouveau l’écume, Pour oublier peut-être toutes les îles Sur une mer où grandit une étoile. »

En outre le même symbolisme explique sans doute que, d’emblée, la « maison natale » soit décrite comme située au bord de la mer, p.83 :

« Je m’éveillai, c’était la maison natale, L’écume s’abattait sur le rocher »

L’image qui clôt « Les planches courbes », « il nage dans cet espace sans fin » appartient sans doute aussi au même symbolisme fœtal.

12 La barque et la navigation

12.1 Mise en forme poétique d’une idée de Bachelard Gaston Bachelard a écrit dans La psychanalyse du feu : « Psychiquement, nous sommes créés par notre rêverie. Créés et limités par notre rêverie, car c'est la rêverie qui dessine les derniers confins de notre esprit. ». Or Yves Bonnefoy applique au pied de la lettre cette définition donnée par le philosophe : il la matérialise en quelque sorte dans l’image de l’embarcation ; les planches de son étrave doivent leur courbure à la pression du réel sur l’esprit qui s’avance dans une navigation à travers l’inconnu (voir ci-dessus l’explication du titre « Les planches courbes »).

À la fin de la partie I de « Dans le leurre des mots », p.76, Bonnefoy donne en même temps le sens de ce symbole de l’embarcation et une prolepse du récit des Planches courbes :

« Les planches de l’avant de la barque, courbées Pour donner forme à l’esprit sous le poids De l’inconnu, de l’impensable, se desserrent. Que me disent ces craquements, qui désagrègent Les pensées ajointées par l’espérance ? »

L’espérance n’est autre que le désir de comprendre le monde. Or, le but de cette navigation reste mystérieux, p.74 :

« […] Et on ne sait encore Si c’est rive nouvelle, ou le même monde Que dans les plis fiévreux du lit terrestre, Ce sable qu’on entend qui crisse sous la proue

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On ne sait si on touche à une autre terre, On ne sait si des mains ne se tendent pas Du sein de l’inconnu accueillant pour prendre La corde que nous jetons, de notre nuit. »

Le passage ci-dessus n’est pas sans rappeler encore une fois « Le Voyage » de Baudelaire :

« Nos Pylades là-bas tendent leurs bras vers nous. »

Le désir de navigation de Bonnefoy est aussi un besoin d’altérité, le navire étant alors le seul moyen pour rejoindre un autrui dont il éprouve l’angoisse d’être séparé à jamais, « la maison natale » p.83 :

« J’entendais presque les rumeurs de l’autre rive, Ces rires des enfants dans l’herbe haute, Ces jeux des autres, à jamais les autres, dans leur joie. »

Aux multiples occurrences de l’embarcation dans les deux premières parties au programme, il faut bien sûr ajouter la barque du passeur dans le récit des « Planches courbes »

12.2 La rame d’Ulysse Le thème récurrent de la navigation est introduit dès le début de « Dans le leurre des mots » par la figure d’Ulysse, p.71. La mythologie joue en effet un rôle de médiatrice pour Bonnefoy entre le réel et la perception qu’il a de celui-ci. Mais le navire d’Ulysse n’est pas évoqué directement ; il est alludé, p.72, d’une part par la correspondance établie entre l’étoile Vénus qui poursuit sa course dans le ciel, alors que le navigateur homérique voudrait se reposer, et d’autre part au moyen de la synecdoque de la rame :

« Mais Vénus dans le ciel, la première étoile, Tournait déjà sa proue, bien qu’hésitante, Vers le haut de la mer, sous des nuées, Puis dérivait, barque dont le rameur Eût oublié, les yeux à d’autres lumières, De replonger sa rame dans la nuit. »

À noter dans les vers ci-dessus l’assimilation, véritable correspondance baudelairienne, que Bonnefoy fait du ciel et de la mer, l’étoile devenant un navire ; cette assimilation revient dans l’avant-dernière strophe de « Dans le leurre des mots » , p.79-80, à propos de la poésie :

« […] il n’est d’autre étoile […] Dans le ciel illusoire des astres fixes, Que ta barque… »

La rame d’Ulysse réapparaît plus bas dans la même page 72 :

« Lui cependant […] pensait déjà à reprendre sa rame »

Ici une précision s’impose : si la rame d’Ulysse est nommée au singulier, ce n’est pas l’effet d’une quelconque figure poétique ; cette rame est bel et bien unique, puisque il s’agit de l’énorme rame qui, à l’arrière d’un vaisseau antique, est manipulée par le pilote pour guider le navire. Cet emploi rapproche donc Ulysse du personnage du passeur qui est, lui, muni d’une perche.

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12.3 Un symbole de l’être Dans cette même strophe, p.72, Bonnefoy affirme l’identité du sujet conscient et de l’objet qui le porte ; le navire devient le symbole de l’être lui-même :

« Nous sommes des navires lourds de nous-mêmes Débordants de choses fermées »

Les deux vers ci-dessus sont à rapprocher de ce que Freud écrit sur la distinction entre le « moi » et le « soi » : « rien n'est plus stable en nous que le sentiment de nous-mêmes, de notre propre Moi. Ce Moi nous apparaît indépendant, un, et bien différencié de tout le reste. Mais que cette apparence soit trompeuse, que le Moi au contraire rompe toute limite précise, et se prolonge dans une autre entité inconsciente que nous appelons le soi et auquel il ne sert proprement que de façade, c'est ce que, la première, l'investigation psychanalytique nous a appris. » (Malaise dans la civilisation). Cette lourde cargaison portée par les navires qu’évoque le poète serait la part inconsciente de l’esprit, de la présence de laquelle ce dernier a néanmoins conscience.

12.4 Un symbole de la poésie La barque est également symbole de la poésie ; Yves Bonnefoy, « Dans le leurre des mots » p.79-80, s’adresse directement à la poésie, seule certitude au milieu d’autres certitudes fallacieuses. La métaphore de l’étoile devient ici celle du phare. de plus le poète superpose deux visions : la première est celle de la barque de Charon, qui porte « des ombres », nom donné par les anciens Grecs aux âmes des morts ; la deuxième image, naguère familière et destinée à faire mieux accepter la première, est celle des passagers du navire, voire du paquebot, qui vient d’effectuer une longue traversée :

« Mais je sais tout autant qu’il n’est d’autre étoile À bouger, mystérieusement, auguralement, Dans le ciel illusoire des astres fixes, Que ta barque toujours obscure, mais où des ombres Se groupent à l’avant, et même chantent Comme autrefois les arrivants, quand grandissait Devant eux, à la fin du long voyage, La terre dans l’écume, et brillait le phare. »

La même image du terme du voyage est reprise p.80, dans la strophe suivante, qui est aussi la dernière de « Dans le leurre des mots ». :

« Je sais que tu seras, même de nuit, L’ancre jetée, les pas titubants sur le sable, Et le bois qu’on rassemble, et l’étincelle Sous les branches mouillées »

Dans les vers ci-dessus Bonnefoy envisage une autre façon de terminer la traversée, qui est l’abordage sur une île déserte où l’on doit survivre tant bien que mal ; en l’occurrence, c’est la poésie qui sera le seul salut. Le poète renouvelle ici un stéréotype popularisé par cinéma et le roman d’aventure depuis Robinson Crusoë.

12.5 Inversion La barque dont la coque est immergée peut apparaître comme une inversion de la maison inondée ; la preuve en est que, dans la partie V de « La maison natale », p.87, Bonnefoy passe explicitement de l’une à l’autre :

« Or, dans le même rêve

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Je suis couché au plus creux d’une barque, Le front, les yeux contre ses planches courbes Où j’écoute cogner le bas du fleuve. […] »

Mais la strophe suivante commence par :

« Et pourtant je renonce à ce sol qui bouge Sous le corps qui se cherche, je me lève, Je vais dans la maison de pièce en pièce »

Le lieu est donc le même et la barque serait une des épiphanies de la « maison natale ».

Une autre inversion du thème de l’embarcation est fournie par une strophe énigmatique de « Dans la maison natale » XI, p.96, qui est un « récit en rêve ». Alors que dans le reste de l’œuvre le poète est à l’intérieur du bateau, voire qu’il se confond avec lui, il procède dans ce passage à une sorte d’extériorisation par rapport au navire, qui inverse la relation par rapport à celui-ci : le rêveur prend conscience du fait qu’il n’est pas seul au monde, qu’il est entouré d’autres hommes qui veulent porter secours au navire incendié. :

« Et je vois qu'un navire attend au large, Noir, tel un candélabre à nombre de branches Qu'enveloppent des flammes et des fumées. Qu'allons-nous faire ? crie-t-on de toutes parts, Ne faut-il pas aider ceux qui là-bas Nous demandent rivage ? Oui, clame l'ombre, Et je vois des nageurs qui, dans la nuit, Se portent vers le navire, soutenant D'une main au-dessus de l'eau agitée Des lampes, aux longues banderoles de couleur. La beauté même, en son lieu de naissance, Quand elle n'est encore que vérité. »

On peut poser deux questions à propos de cette strophe :

- n’a-t-on pas à faire ici à une inversion de la situation décrite dans « Les planches courbes » ? Dans ce récit en effet la barque disparaît et ses passagers se retrouvent dans l’eau au milieu des étoiles ; dans la strophe ci-dessus, on voit dans l’eau des nageurs porteurs de lampes – métonymie de l’étoile – se diriger vers le navire. De plus, la barque des « Planches courbes » ne trouve pas de rivage au terme de sa traversée, alors qu’ici les passagers du bateau « demandent rivage ».

- cette strophe ne rappelle pas par l’atmosphère de catastrophe maritime qu’elle développe en même temps que par l’optimisme de ses deux derniers vers, « La beauté même… » les deux premiers vers du livre II du De Rerum Natura (« De la Nature ») du poète épicurien Lucrèce :

« Suave, mari magno turbantibus aequora ventis e terra magnum alterius spectare laborem »

Ces vers latins ont d’ailleurs été traduits par Voltaire dans son Dictionnaire Philosophique, article « Curiosité » :

« On voit avec plaisir, dans le sein du repos, Des mortels malheureux lutter contre les flots »

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13 La parole poétique

13.1 Les clés fournies par « La voix lointaine » p 57 Dans le groupe de poèmes intitulé « La voix lointaine », qui figure aussi dans le recueil Les Planches courbes, Bonnefoy fournit une des clés de son écriture poétique. Il s’agit de cette voix qu’il croit entendre à l’intérieur de lui-même, surgie d’un passé lointain, par exemple, p.57, dans la partie II de « La voix lointaine » :

« Elle chantait, si c’est chanter, mais non.

C’était plutôt entre voix et langage

Une façon de laisser la parole

Errer, comme à l’avant incertain de soi. »

13.2 « le récit en rêve » Bonnefoy définit ainsi une forme d’écriture qui lui est propre, le « récit en rêve » : « laisser sa plume obéir à des associations libres comme ce que vit à son niveau le rêve nocturne. […] L’inconscient transgresse les logiques du discours ordinaire […] une forme d’inconscient émerge dans l’écriture, mais consciemment. » On serait tenté de rapprocher ce procédé de « l’écriture automatique » des surréalistes telle qu’André Breton l’a définie en 1924 dans le Manifeste du surréalisme :

« Surréalisme, n. m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d'exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale. »

La finalité est quasiment la même, mais le résultat est très différent, car, malgré tout, sa poésie a bien des caractéristiques qui la rapprochent de formes d’écriture plus classiques : d’abord ses poèmes sont pratiquement tous organisés en strophe et chaque strophe a un contenu cohérent. De plus et contrairement aux productions de l’écriture automatique, les poésies de Bonnefoy ont un sens, même si celui est énigmatique.

De plus la poésie de Bonnefoy n’est pas absolument spontanée. Dans la partie VII de « La maison natale », p.91, le poète lui-même reconnaît que son écriture est « travaillée » et que, loin de donner une production brute de toute retouche, il connaît les repentirs :

« J’aurai barré Cent fois ces mots partout, en vers, en prose, Mais je ne puis Faire qu’ils ne remontent dans ma parole. »

En fait la pratique de laquelle se rapprocherait le plus le « récit en rêve » est l’usage de la parole tel qu’il est fait dans l’analyse psychanalytique ; les deux ont en effet en commun la recherche du moi profond par l’usage exclusif de la parole.

13.3 Poésie, enfance et pensée conceptuelle Pour Bonnefoy l’écriture poétique est une aussi une tentative pour retrouver la spontanéité du langage de l’enfance, telle qu’était la parole à un stade préconceptuel ; il déclare d’ailleurs dans une conférence : « Il n’y a dans mon esprit que la parole de la poésie, […] la transgression du conceptuel. »

Le langage poétique est un moyen de percevoir l’unicité de chaque être : « Il n’y a que des noms

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propres, pas de noms communs » (ibid.). Le nom commun impose en effet à l’esprit du locuteur une généralisation de la signification de ce nom à une foule d’êtres différents, qui n’est qu’une des formes de la « conceptualisation ». Or, le concept est précisément ce qui empêche d’atteindre à l’authenticité des choses. C’est pourquoi Bonnefoy évoque la nécessité de « transgression du concept pour rétablir l’identité du monde. »

« La chose est transcendante au mot qui la définit », de même, la poésie est transcendante. « Les religions étaient là pour imposer l’idée de la transcendance, de la conceptualisation, à travers des rites […], mais la poésie est supérieure à la religion car elle libère la transcendance et ne l’exploite pas. […] La poésie est l’acte par lequel le monde peut être sauvé de la réification. »

13.4 Le problème de la forme poétique La tentative de Bonnefoy de créer une écriture poétique originale rappelle la volonté déclarée de Michel Tournier de traiter dans une forme aussi classique que possible des thèmes nouveaux ou bien, pour choisir un parallèle plus ancien, on peut citer André Chénier : « Sur des pensers nouveaux, faisons des vers anciens. »

13.5 L’essence de la poésie pour Bonnefoy Pour Bonnefoy, il est dans la nature de la poésie de créer son propre univers :

« Tout poème [...] recèle en sa profondeur un récit, une fiction, aussi peu complexes soient-ils parfois: car la langue qui structure son univers ne peut que cristalliser en apparence d'objets ou d'êtres qui entretiennent entre elles des relations signifiantes, où paraît la loi même qui a présidé à la création. Or, cette fiction devrait, comme quintessence d'un rêve, en exprimer le bonheur, et aussi bien le fait-elle [...] même Werther est une Arcadie. » Yves Bonnefoy, Leçon inaugurale au Collège de France.

Le début de la citation ci-dessus explique aussi comment Bonnefoy peut donner le nom de « récits (en rêve) » à ses propres poèmes. De plus les « relations signifiantes » qu’il perçoit dans les oeuvres des autres poètes correspondent bien à la très grande cohérence thématique que recèle la sienne.

Bonnefoy a écrit aussi dans ses Entretiens sur la poésie ces phrases où l’on reconnaît encore plus que ci-dessus l’influence du structuralisme, pour lequel un élément n’a de valeur que par sa position dans un ensemble et par la relation qu’il entretient avec les autres éléments.

« Ce que j’écris, ce sont des ensembles dont chacun de ces textes n’est qu’un fragment : car ces derniers n’existent pour moi, dès leur début, que dans leur relation avec tous les autres, si bien qu’ils n’ont de raison d’être et même de sens que par ce que ces autres tendent à être et à signifier eux-mêmes. »

13.6 Le problème du genre Le recueil de Bonnefoy est troublant par la variété des formes qu’on y rencontre : strophes composées de vers en apparence réguliers, vers libres, proses. Les différentes parties du recueil appartiennent à des genres différents :

« Dans le leurre des mots » I : préface en vers

« Dans le leurre des mots » II : manifeste et art poétique.

« La maison natale » : récits en rêve.

« les planches courbes » : apologue, poème en prose

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13.7 La poésie de Bonnefoy est-elle hermétique ? Rappelons la définition : une poésie est hermétique si sa forme, telle un flacon bien bouché, ne laisse rien échapper de son contenu. Le lecteur doit alors se transformer en traducteur pour découvrir patiemment le sens de l’œuvre. Le terme d’hermétisme s’est appliqué d’abord à Mallarmé, mais on pourrait déjà trouver des exemples dans le passé, avec certaines odes d’Horace.

En ce qui concerne Bonnefoy, il faut avouer que le sens des Planches courbes, si tant est qu’il y en ait un, ne se livre pas au premier abord. C’est seulement après avoir fréquenté longuement l’ouvrage que des thèmes se dégagent et s’organisent entre eux pour construire un univers poétique original, à la véracité duquel le lecteur se doit d’adhérer pour apprécier les beautés réelles de cette poésie. Le caractère difficile de celle-ci vient avant tout du fait qu’elle est remplie de références personnelles et surtout que l’auteur écrit pour lui-même et sur lui-même, pratiquant une expérience de descente en soi pour laquelle il a fabriqué ses propres instruments. Est-il besoin pourtant de rappeler le mot de Hugo : « Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. »

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