Y a-t-il un avenir pour les cannabinoïdes en tant qu’agents analgésiques ?

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Le praticien en anesthésie-réanimation, 2004, 8, 2 109 MISE AU POINT Y a-t-il un avenir pour les cannabinoïdes en tant qu’agents analgésiques ? Andréa Passard (photo), Louis Brasseur L’utilisation des constituants de can- nabis sativa est ancienne, puisqu’il en est fait mention dès 2800 avant J.-C. dans des traités de pharmaco- pée chinoise (Pen Ts’ao). Cannabis sativa a été utilisé comme analgési- que au cours de l’accouchement au Moyen Orient, comme en témoi- gnent des documents archéologi- ques (1). On en retrouve des traces également dans les traités de Galien. Son utilisation dans la médecine occidentale est plus récente et on sait que des mélanges à base de cannabis ont été proposés à la Reine Victoria pour soulager ses douleurs pelviennes. Plus récemment, et devant l’importance de ses effets psycho- dysleptiques, ses inconvénients ont paru supérieurs à ses bénéfices, et même dans des pays réputés très tolérants, sa prescription a été soumise à des restrictions importan- tes. Depuis des années, sous la pression de lobbies, un intérêt nouveau s’est focalisé sur le cannabis et ses béné- fices médicaux, mais certains arguments avancés en faveur de la libéralisation du produit paraissent souvent relever plus de la conviction intime que de données scientifiques rigoureuses. Ainsi, dans un ouvrage de vulgarisation scien- tifique, peut-on lire les certitudes suivantes : « Dans la moelle épinière, les cannabinoïdes stimulent des récep- teurs biologiques spécifiques, les CB1, et interagissent avec des systèmes opiacés, inhibant le transfert de l’infor- mation douloureuse. De plus, le cannabis a des effets sur des douleurs que les opiacés n’atteignent pas » (Sciences et Avenir, novembre 2003 : 54). Il y a donc, entourant ce produit, de nombreux débats que l’on pourrait qualifier de purement politiques. Mais, à côté de cela, des travaux importants ont permis de mieux connaître ce « vieux » produit (caractérisation de récepteurs, synthèse de canna- binoïdes synthétiques, découverte de ligands endogènes (endocannabinoïdes), mécanismes biochimiques de syn- thèse et dégradation, etc.) (2). LES DONNÉES FONDAMENTALES SONT DE PLUS EN PLUS NOMBREUSES Il semble que les endocannabinoïdes soient largement impliqués dans les systèmes de modulation, en particulier dans la cognition, la mémoire, la coordination motrice, le maintien de l’homéostasie thermique, le sommeil, la réponse inflammatoire et l’appétit. Deux récepteurs au can- nabis ont été décrits : le CB1, exprimé au niveau des neu- rones, le premier identifié puis cloné, et le CB2 qui s’exprime au niveau des cellules immunes. Les gènes qui codent leurs protéines ont été découverts, ce qui par la suite a permis de créer des souris chez qui ces gènes sont absents, permettant par là de mieux apprécier la place de ce système, tout comme le recours à des agonistes ou des antagonistes. Le CB1 abonde dans le système nerveux cen- tral où il est couplé à une protéine G. L’anandamide (AEA) est le premier endocannabinoïde à avoir été identifié : en se fixant sur son récepteur, il est responsable des quatre effets majeurs de ce groupe de produits (effet antinociceptif, catalepsie, hypothermie, diminution de l’activité motrice). Depuis, de nombreux autres ont été trouvés. À faible dose, l’anandamide semble agir comme un antagoniste partiel de l’agoniste du Δ 9THC ; il semble avoir peu d’affinité pour le récepteur CB2. LES EFFETS ANALGÉSIQUES DES DÉRIVÉS DU CANNABIS Les dérivés du cannabis agissent à plusieurs niveaux du sys- tème nerveux central, en particulier au niveau de la substance Points essentiels • Il existe aujourd’hui une forte pression pour que la prescription du cannabis soit « libéralisée ». • De nombreux travaux ont affiné la connaissance que l’on a de ce produit, y compris pour ce qui concerne sa place dans la douleur. • Les données fondamentales sont nombreuses. • En clinique, malheureusement, l’efficacité des cannabinoïdes dispo- nibles ne permet pas d’affirmer quelle pourrait être leur place dans la prise en charge des malades douloureux. • Des études à venir permettront sans doute de déterminer les sous- groupes de patients chez qui ont pourrait escompter un bénéfice au prix d’effets secondaires acceptables. • Il est donc hasardeux d’affirmer aujourd’hui que le cannabis et ses dérivés ont une place centrale dans le traitement des malades doulou- reux.

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Le praticien en anesthésie-réanimation, 2004, 8, 2 109

M I S E A U P O I N T

Y a-t-il un avenir pour les cannabinoïdes en tant qu’agentsanalgésiques ?Andréa Passard (photo), Louis Brasseur

L’utilisation des constituants de can-nabis sativa est ancienne, puisqu’ilen est fait mention dès 2800 avantJ.-C. dans des traités de pharmaco-pée chinoise (Pen Ts’ao). Cannabissativa a été utilisé comme analgési-que au cours de l’accouchement auMoyen Orient, comme en témoi-gnent des documents archéologi-ques (1). On en retrouve des traces

également dans les traités de Galien. Son utilisation dansla médecine occidentale est plus récente et on sait que desmélanges à base de cannabis ont été proposés à la ReineVictoria pour soulager ses douleurs pelviennes. Plusrécemment, et devant l’importance de ses effets psycho-dysleptiques, ses inconvénients ont paru supérieurs à sesbénéfices, et même dans des pays réputés très tolérants,sa prescription a été soumise à des restrictions importan-tes. Depuis des années, sous la pression de lobbies, unintérêt nouveau s’est focalisé sur le cannabis et ses béné-fices médicaux, mais certains arguments avancés en faveurde la libéralisation du produit paraissent souvent releverplus de la conviction intime que de données scientifiquesrigoureuses. Ainsi, dans un ouvrage de vulgarisation scien-tifique, peut-on lire les certitudes suivantes : « Dans lamoelle épinière, les cannabinoïdes stimulent des récep-teurs biologiques spécifiques, les CB1, et interagissentavec des systèmes opiacés, inhibant le transfert de l’infor-mation douloureuse. De plus, le cannabis a des effets sur

des douleurs que les opiacés n’atteignent pas » (Scienceset Avenir, novembre 2003 : 54). Il y a donc, entourant ceproduit, de nombreux débats que l’on pourrait qualifier depurement politiques. Mais, à côté de cela, des travauximportants ont permis de mieux connaître ce « vieux »produit (caractérisation de récepteurs, synthèse de canna-binoïdes synthétiques, découverte de ligands endogènes(endocannabinoïdes), mécanismes biochimiques de syn-thèse et dégradation, etc.) (2).

LES DONNÉES FONDAMENTALES SONT DE PLUS EN PLUS NOMBREUSES

Il semble que les endocannabinoïdes soient largementimpliqués dans les systèmes de modulation, en particulierdans la cognition, la mémoire, la coordination motrice, lemaintien de l’homéostasie thermique, le sommeil, laréponse inflammatoire et l’appétit. Deux récepteurs au can-nabis ont été décrits : le CB1, exprimé au niveau des neu-rones, le premier identifié puis cloné, et le CB2 quis’exprime au niveau des cellules immunes. Les gènes quicodent leurs protéines ont été découverts, ce qui par lasuite a permis de créer des souris chez qui ces gènes sontabsents, permettant par là de mieux apprécier la place dece système, tout comme le recours à des agonistes ou desantagonistes. Le CB1 abonde dans le système nerveux cen-tral où il est couplé à une protéine G.L’anandamide (AEA) est le premier endocannabinoïde àavoir été identifié : en se fixant sur son récepteur, il estresponsable des quatre effets majeurs de ce groupe deproduits (effet antinociceptif, catalepsie, hypothermie,diminution de l’activité motrice). Depuis, de nombreuxautres ont été trouvés. À faible dose, l’anandamide sembleagir comme un antagoniste partiel de l’agoniste du

Δ9THC ; il semble avoir peu d’affinité pour le récepteurCB2.

LES EFFETS ANALGÉSIQUES DES DÉRIVÉS DU CANNABIS

Les dérivés du cannabis agissent à plusieurs niveaux du sys-tème nerveux central, en particulier au niveau de la substance

Points essentiels

• Il existe aujourd’hui une forte pression pour que la prescription ducannabis soit « libéralisée ».• De nombreux travaux ont affiné la connaissance que l’on a de ceproduit, y compris pour ce qui concerne sa place dans la douleur.• Les données fondamentales sont nombreuses.• En clinique, malheureusement, l’efficacité des cannabinoïdes dispo-nibles ne permet pas d’affirmer quelle pourrait être leur place dans laprise en charge des malades douloureux.• Des études à venir permettront sans doute de déterminer les sous-groupes de patients chez qui ont pourrait escompter un bénéfice auprix d’effets secondaires acceptables.• Il est donc hasardeux d’affirmer aujourd’hui que le cannabis et sesdérivés ont une place centrale dans le traitement des malades doulou-reux.

Le praticien en anesthésie-réanimation, 2004, 8, 2110grise périacqueduquale et de la moelle épinière, ainsi qu’enpériphérie. C’est au niveau médullaire que les modes d’actionsont les mieux connus, mais il est vraisemblable que ces dif-férents sites ne fonctionnent pas isolément les uns des autres.Au niveau médullaire, on trouve de nombreux récepteursCB1 dans des structures impliquées dans la douleur (funi-culus dorsolatéral, couche superficielle de la corne posté-rieure (couche I et II) et couche X). Ils se localisent auniveau présynaptique et post-synaptique, et sans doute auniveau des interneurones. Ils sembleraient limiter les phé-nomènes de « wind-up » au niveau de la corne postérieure(3). L’administration d’un agoniste (WIN 55,212-2) par voiesystémique ou intrathécale diminue l’activité provoquéepar la stimulation des neurones convergents après stimula-tion thermique ou mécanique (4) ; par voie intrathécale, illève l’hyperalgésie mécanique faisant suite à une ligaturepartielle du nerf sciatique (5). Les endocannabinoïdes pour-raient réguler les effets de la sensibilisation centrale liée àl’action du glutamate (NMDA) (6). On a émis l’hypothèseselon laquelle les opioïdes et les cannabinoïdes endogènesinteragissaient pour produire une anal-gésie (7) : la naloxone inhibe en effetl’effet du

Δ9THC au niveau médullaire(8). L’administration de morphine et de

Δ9THC par voie intrathécale a un effetantinociceptif synergique dans le test du« tail-flick » (9).Il existe également des arguments laissantpenser qu’il existe une action antalgiquedes dérivés cannabinoïdes au niveau péri-phérique, en particulier au cours de l’inflammation via lerécepteur CB1 mais aussi CB2. Ils pourraient également avoirune place importante dans l’analgésie induite par le stress.

ACTIONS DES CANNABINOÏDES DANS LES MODÈLES ANIMAUX

Les cannabinoïdes atténuent l’inflammation somatiqueaprès administration de formaline et de carragénine auniveau de la peau, ainsi qu’après administration de capsaï-cine. On a observé également qu’ils limitaient l’inflamma-tion viscérale et qu’ils pouvaient avoir un bénéfice sur ladouleur neuropathique, tout au moins sur certains de sesaspects.

ACTION DES DÉRIVÉS DU CANNABIS SUR LA DOULEUR EN PRATIQUE CLINIQUE

Comme on vient de le voir, de nombreux travaux vont dansle sens d’une action antalgique des dérivés du cannabis,

mais on dispose encore de très peu de données à ce pro-pos. En 2001, une méta-analyse avait montré que les dérivéscannabinoïdes n’étaient pas plus efficace sur la douleur quela codéine, mais qu’ils avaient des effets secondaires quilimitaient leur utilisation. Les auteurs ne voyaient pas d’inté-rêt d’intégrer ces agents dans la panoplie des antalgiques,en particulier pour la douleur postopératoire (10).Les dérivés cannabinnoïdes ne sont pas plus efficaces quela codéine.Nous-même avons mené une « étude pilote » avec du Dro-nabinol, dérivé du tétrahydrocannabinol (THC) que nousavions pu obtenir dans le cadre d’une autorisation tempo-raire d’utilisation (ATU) auprès de l’Agence Française deSécurité Sanitaire des Produits de Santé (AFSSaPS). Ce pro-duit est commercialisé aux États-Unis pour aider à traiterl’anorexie des patients victimes du sida et les nausées etvomissements induits par les chimiothérapies anticancéreu-ses. L’objectif du travail était d’évaluer l’efficacité et la tolé-rance du médicament dans le traitement des douleursneuropathiques réfractaires. Il a été administré à 7 patients :

la dose maximale était de 25 mg/j pen-dant une période moyenne de55,4 jours. On n’a pas observé d’effica-cité significative sur les différents scoresde douleur (EVA, BPI), ni sur les paramè-tres de qualité de vie ou les scoresd’anxiété ou de dépression. On a enrevanche constaté de nombreux effetssecondaires chez 5 des 7 malades (enparticulier une somnolence et une

asthénie) (11).Il est possible que l’on dispose bientôt de données nouvel-les avec les résultats d’une étude réalisée à grande échelleen Grande-Bretagne, dans des indications qui semblent« privilégiées » (c’est-à-dire douleurs neuropathiques d’ori-gine centrale). Néanmoins, l’attitude de nombreux clini-ciens concernant la place de ces produits n’est pas neutre :nombreux sont ceux qui pensent qu’ils auront certaine-ment une place dans un sous-groupe de patients, qui n’apas été identifié jusqu’ici. Si l’on évoque la puissanced’action, les données actuelles seraient plus en faveur d’uneaction modeste.

CONCLUSION

Comme souvent en médecine, il faut savoir être prudent.Au cours de la dernière décennie, une campagne de sensi-bilisation en faveur d’une plus grande facilité pour prescriredes opioïdes « forts » a été menée : elle a certes contribuéau soulagement, même partiel, de nombreux patients souf-frant de douleurs sévères. Mais les praticiens attentifs

Deux récepteurs aux cannabinoïdes

ont été décrits : le CB1 dans les neurones et le CB2 dans les cellules immunes.

Le praticien en anesthésie-réanimation, 2004, 8, 2 111savent aussi que ces médicaments ne sont pas non plus la

solution à toutes les douleurs, que des règles de prescrip-

tion doivent être respectées, que les effets secondaires sont

parfois un réel obstacle… Il est donc impératif de ne pas

tomber dans le « simplisme » et de savoir réfléchir ce type

de prescription, d’autant que les données sur certains effets

secondaires sont maigres (effets hormonaux, immunologi-

ques, etc.). On commence malheureusement à voir

aujourd’hui de nombreuses prescriptions hasardeuses.

De même, il faut bien se garder de fonctionner à partir

d’idées toutes faites concernant les dérivés du cannabis.

Il est difficile de raisonner à partir de données individuel-

les, non contrôlées ; il est possible aussi que certaines de

ces données, provenant de consommateurs habituels et

concernant le cannabis inhalé, ne puissent pas être extra-

polées à des médicaments plus sélectifs des récepteurs,

pris par d’autres voies d’administration. Enfin, il faut se

souvenir que la place de l’effet placebo est considérable

dans les thérapeutiques antalgiques. Des travaux scienti-

fiques rigoureux permettant de mieux cerner la place de

ces médicaments dans la prise en charge des malades dou-

loureux et de mieux connaître l’importance des effets

secondaires immédiats et tardifs restent donc nécessaires.

Il est vraisemblable qu’un sous-groupe de patients bénéfi-

ciera de ces produits, mais il n’est pas aujourd’hui identi-

fié.

RÉFÉRENCES1. Zias J, Stark H, Sellgman, J et al. Early medicinal use of cannabis. Nature,

1993;363:215.2. Rice ASC. Cannabinoids and pain. Curr Opi Investi Drugs, 2001;2:399-

414.3. Strangman NM, Walker JM. Cannabinoid WIN 55,212-2 inhibits the acti-

vity-dependent facilitation of spinal nociceptive responses. J Neurophysiol,1999;82:472-7.

4. Hohmann AG, Martin WJ, Tsou K, et al. Inhibition of noxious stimulus-evoked activity of spinal cord dorsal horn neurons by the cannabinoidWIN55, 212-2. Life Sci, 1995;56:2111-8.

5. Fox A, Kesingland A, Gentry C, et al. The role of central and peripheralcannabinoid receptors in the antihyperalgesic activity of cannabinoids in amodel of neuropathic pain. Pain, 2001;92:91-100.

6. Richardson JD, Aanonsen L, Hargreaves KM. Hypoactivity of the spinalcannabinoid system result in NMDA-dependant hyperalgesia. J Neurosci,1998;18:451-7.

7. Manzanares J, Corchero J, Romero J, et al. Pharmacological and biochemi-chal interactions between opioids and cannabinoids. Trends Pharmacol Sci,1999;20:287-94.

8. Welch SP. Blockade of cannabinoid-induced antinociception by naloxonebenzoylhydrazone (NalBZH). Pharmacol Biochem Behav, 1994;49;929-34.

9. Welch SP, Stevens DL. Antinociceptive activity of intrathecally administe-red cannabinoids alone, and in combination with morphine, in mice. JPharmacol Exp Ther, 1992;262:10-8.

10. Campbell FA, Tramer MR, Caroll D, et al. Cannabinoids an effective andsafe treatment option in the management of pain? A qualitative systematicreview. Br Med J, 2001;323:13-6.

11. Clermont-Gnamien S, Atlani S, Attal N, et al. Utilisation thérapeutique duD9-tétrahydocanabinol (Dronabinol) dans les douleurs neuropathiquesréfractaires. Presse Med, 2002;31:1840-5.

Tirés à part : Andréa PASSARD

CET Douleur, Hôpital Ambroise Paré,9 Avenue Charles de Gaulle,92100 Boulogne-Billancourt,

France.