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38 Le recours à la sorcellerie peut revêtir bien des aspects peu recommandables : invocations de démons, exorcismes, nuisances diverses, voire la nécromancie (invocation ou résurrection des morts). Mais il est une matière, « l’art notoire » qui naît vers le XII e siècle, dont les objectifs sont bien différents : obtenir la Connaissance, et par-delà, se rapprocher de Dieu. LA SINGULARITÉ DE L’ART NOTOIRE EN QUÊTE DU SAVOIR TOTAL XII E -XV E S. n Christine LEMAIRE-DUTHOIT "L'homme binaire", pentacle magique faisant référence à la Kabbale ainsi qu'à la tradition chrétienne, XIII e ou XIV e s. 1

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Le recours à la sorcellerie peut revêtir bien des aspects peu recommandables : invocations de démons, exorcismes, nuisances diverses, voire la nécromancie (invocation ou résurrection des morts). Mais il est une matière, « l’art notoire » qui naît vers le XIIe siècle, dont les objectifs sont bien différents : obtenir la Connaissance, et par-delà, se rapprocher de Dieu.

LA SINGULARITÉDE L’ART NOTOIREEN QUÊTE DU SAVOIR TOTAL

XIIE-XVE S.

n Christine LEMAIRE-DUTHOIT

"L'homme binaire", pentacle magique faisant référence à la Kabbale ainsi qu'à la tradition chrétienne, XIIIe ou XIVe s.1

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LE TERME de « théur gie » (du grec theos, Dieu, et ergon, opération) aurait été introduit dans le v ocabulaire philo-sophique par les néoplatoniciens de l’École d’Alexandr ie, au IIe siècle ap . JC. Il désigne les procédés par lesquels les hommes peuvent entrer en contact et agir a vec la divinité , et plus généralement les puissances surnaturelles, grâce à la connaissance des lois qui régissent l’univers. C’est une forme de magie bénéfi que, ou « blanche », opposée à la « goétie », ou magie noire. Les invocations ne s'adressent qu'aux génies bienfaisants. Elle a été pr atiquée par les Égyptiens, les Chal-déens et les Persans.La théurgie chrétienne est l’action de Dieu dans le monde, en collaboration avec l’homme. La Fête de la Pentecôte est son acte fondateur, quand les apôtres reçoiv ent l’Esprit-Saint. La liturgie est toute entière théurgie. L'art notoire, en latin ars notoria, est une pratique magique ou spirituelle qui prétend obtenir des connaissances prof ondes en invoquant des esprits ou en contemplant des images. En latin, nota signifi e « signe , marque, caractère alphabétique, lettre, fi gure géométrique » [ill. 3].Le détenteur de « l’ar t notoire » v eut le savoir total et la perfection morale. Il s'agit d'acquér ir les sept ar ts du trivium (grammaire, logique, rhétorique) et du quadrivium (arithmé-tique, médecine en lieu et place de la géométr ie, musique, enfi n astronomie-astrologie), mais aussi la théologie, la philo-sophie, essentiellement par la contemplation d'images, mais aussi par des in vocations d'esprits, grâce à une illumination, donc sans sorcellerie, sans contr ainte sur les « esprits ». L'art notoire revendique pour modèle et maître le roi Salomon, réputé pour « une sagesse et une intelligence extrêmement grandes ».

UN ART DE LA SAGESSE ?Cette pratique serait née en Italie du nord au XII e siècle, autour de l’Univ ersité de Bologne, dans des cercles intellectuels en marge de l’enseignement scolastique , et s’est développé au XIII e siècle. On en trouve la première mention chez Ger vais de Tilbury (Otia Imperiala, 3e partie, ch. 112), qui affi rme, se référant à Pier re le Mangeur, que des magiciens ont réussi à ressusciter des mor ts en mettant des

Le rituel de l'Ars notaria est fondé, pour l'essentiel, d'une part, sur la récitation incessante de prières latines et de longues listes de mots non signifi ants, comprenant à la fois des noms divins, des noms angéliques et des mots mystérieux prétendument hébreux, chaldéens (araméens) et grecs, et, d'autre part, sur l'inspection de fi gures géométriques encore appelées « notes ». Tout ce matériel est organisé sous la forme d'un traité. Une première partie, intitulée « Fleurs d'or » (« Flores aurei ») se compose de deux grandes séries d'oraisons. La première, constituée des « oraisons générales », sert au développement des facultés intellectuelles – la mémoire, l'éloquence et l'intelligence ; la seconde, constituée des « oraisons spéciales », est réservée à l'acquisition progressive de toutes les disciplines scolaires... La deuxième grande partie, intitulée « Ars nouveau » (« Ars nova »), est constituée de dix prières latines qui permettent d'acquérir tout le savoir... Une troisième section, qui clôt le texte, est constituée de « neuf oraisons terminales ». Enfi n, après le texte, se trouvent les fameuses « notes », ces fi gures géométriques complexes attribuées aux différentes disciplines que l'adepte souhaite acquérir et qu'il doit regarder en même temps qu'il récite les oraisons correspondantes ».

Véronèse J., Dictionnaire de la magie et des sciences occultes, Le livre de poche, 2006.

LE RITUEL DE L’ARS NOTARIA

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Folio du Liber visionum, Troyes, Bibl. Mun., ms. 946.

© BM Troyes, manuscrits en ligne.

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formules magiques sous leurs aisselles, à les faire parler et marcher, mais pas manger . La tradition de l'Ars notoria fonde son effi -cacité sur un processus visionnaire , elle ne recourt jamais à un r ituel d'incubation ; elle n'exige pas non plus l'aide d'un prêtre , et n'a pas pour objet de découvr ir l'emplace-ment de trésors cachés. Le premier traité sur le sujet est le Liber Visionum [ill. 2], composé entre 1304 et 1317 par le moine bénédictin Jean de Mor igny et en par tie dérivé de l’Ars Notoria. Il affi rme vouloir rompre avec un « art des notes » qu’il assimile à la « nigromancie », mais sans se pr iver des révélations célestes et de l’accès au savoir. Il place son ouvr age sous le patronage de la Vierge, mais son texte effraie suffi samment l’Université de Paris pour qu’elle ordonne sa destruction par le feu en 1323. Les Grandes chroniques de Fr ance en f ont le récit suivant : « Fut un moine de Mor igny, abbé près d'Estampes, qui par sa cur iosité et son or gueil

voulut susciter une hérésie et sorceller ie condamnée, qui est nommée en latin ars notaria, et avait pensé à lui donner autre

titre et autre nom. Cette science enseigne à faire fi gures et empreintes, qui doiv ent

être différentes l'une de l'autre et assignées chacune à chacune science ; puis doivent être

regardées à cer tains temps faits en jeûnes et oraisons ; et ainsi, après le regard, était répandue

la science ».Le grand chancelier de l’Univ ersité de P aris,

Jean Gerson, condamne offi ciellement l'art notoire en 1402, comme l’avait fait avant lui saint Thomas d’Aquin.

DIFFUSION ET HÉRITAGEDans les années 1330-1340, l’auteur du « Liber sacratus

sive juratus » (v. 1330-1340), là encore pour par tie dérivé de l'Ars notoria, juge bon de masquer son identité derrière le pseudonyme d'Honorius de Thèbes. Le caractère très polé-mique de son œuvre et le contexte de plus en plus défa vo-rable à la magie l'in vitaient, il est vr ai, à prendre des précau-tions. Mais quelque temps plus tard, en 1346, le clerc catalan ou aragonais Berenger Ganellus ne renonce pas à s'attr i-buer la paternité de la Summa sacre magice , vaste compila-tion de magie r ituelle datée. L'existence du per sonnage est bien attestée, puisqu'en 1347, un fr anciscain défroqué du nom d'Étienne Pépin est accusé par l'offi cialité de l'évêque de

Mende de s'être procuré , dans les en virons de Perpignan, un manuscrit du Liber juratus auprès d'un maître ès ar ts nommé Berenger Ganellus. On connaît aussi par un manuscrit du Vatican un certain maître Thomas de Tolède, auteur d’une version abrégée de l'Ars notoria. Son origine tolé-

dane – vraie ou supposée – r appelle que Tolède est la ville d'élection des ar ts magiques. L'ouvrage est assez pr agma-tique et réactualise, en les simplifi ant, les enseignements jadis dispensés à Salomon. Il existe une version abrégée de l’art notoire, l’Ars brevis, sans doute élaborée au milieu du XIVe siècle dans l’espace germa-nique. Infl uencée par la nigromancie , elle contient plusieur s

L’art notoire revendique pour maîtreLE ROI SALOMON

Bayerishe Staatsbibliothek, ms. Clm 849.

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innovations : la présence d’un prêtre ; la possi-bilité de pratiquer le rituel dans l’espace pr ivé, par exemple dans la chambre à coucher , préa-lablement purifi ée par des asper sions d'eau bénite et des fumigations d'encens ; l'utilisation d'un crucifi x pour favoriser la production de songes inspirés ; enfi n, le recours à un rituel de consécration (il s'agit de consacrer par une série de messes une « fi gura » capable de développer la mémoire) ; la particularité de s’inté-resser à la recherche des trésors cachés. Le XVe siècle est marqué par la répression qui ne cesse de s'intensifi er contre les pratiques magiques. La magie savante reste assez lar gement diffusée et les humanistes comme Marsile Ficin et Pic de la Mirandole ne la dédaignent pas. Les ouvrages sont nombreux – et c’est notamment au XVe siècle que l'on recense le plus grand nombre d'ouvrages de magie rituelle et astrale – reprenant ainsi les tr aditions antérieures et les tr ansmettent sans réelle inno vation. Toutefois, des hommes comme P elagius de Majorque , s'émancipent des références de la magie, Salomon ou Hermès, pour créer une magie originale à la croisée des tr aditions occidentales et orientales, de la magie spirituelle et naturelle.

Véronèse J., L’«Ars notoria» au Moyen Âge et à l'époque moderne. Étude d'une tradition de magie théurgique (XIIe-XVIIe siècle), thèse de doctorat, université Paris-X Nanterre, 2004, 2 vol.

Véronèse J., « Anges et démons personnels dans l'œuvre de Pelagius de Majorque (XVe siècle) », dans De Socrate à Tintin. Anges gardiens et démons familiers de l'Antiquité à nos jours, Colloque international organisé à l'Université d'Orléans les 8 et 9 juin 2006 par J.-P. Boudet, P. Faure et C. Renoux, Presses universitaires de Rennes (ACTI).

POUR EN SAVOIR PLUS

« Quand le rituel commence, les bougies doivent être allumées, le crucifi x sorti de sa gangue de cire et posé sur la table. Après avoir prononcé une courte injonction adressée au Christ, le dévot doit asperger d'eau bénite la table, le lit, la chambre ainsi que sa propre personne, avant de se livrer, en récitant une nouvelle prière, à des fumigations d'encens. Ceci fait, il doit aussitôt se mettre à genoux pour confesser ses péchés et réciter quelques psaumes, puis se lever, les bras en croix, pour réciter une longue prière adressée au Christ dans laquelle il fait humblement état de son désir de voir ses vœux accomplis. Ensuite, c'est à genoux, le crucifi x dans les mains, puis les bras en croix appuyés sur le sol, et enfi n les doigts de la main droite sur les pieds du Christ, qu’il doit renouveler ses invocations. L'experimentum est alors en bonne voie. L'orant doit remettre l'image du Christ dans sa boîte, l'entourer d'une cédule sur laquelle a été inscrite la question dont il souhaite obtenir la réponse, avant de placer le tout sous son oreiller. Après la récitation de quelques psaumes, il lui faut encore se lever, asperger d'eau bénite tous les éléments de la pièce, éteindre les luminaires, puis entrer seul, en silence, dans son lit. S'il ne parvient pas à trouver immédiatement le sommeil, il peut encore prononcer quelques mots exhortant le Christ à lui révéler la vérité. Mais une fois endormi, le résultat ne se fait guère attendre : le Christ (ou le cas échéant un ange) apparaît en personne pour apporter au dévot la réponse à la question inscrite sur la cédule ; une réponse qui peut être soit claire, soit énigmatique, et concerner l'orant lui-même, ou un tiers ».

COMMENT INVOQUER UN ANGE ?

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Intaille magique : Salomon cavalier.Paris, BnF, Schlumberger 382.

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