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1 XII Vu le soin 1 ménager 2 dont travaillé 3 je suis, Vu l'importun souci qui sans fin me tourmente, Et vu tant de regrets desquels je me lamente, Tu t'ébahis souvent comment chanter je puis. Je ne chante, Magny, je pleure mes ennuis, Ou, pour le dire mieux, en pleurant je les chante; Si bien qu'en les chantant, souvent je les enchante : Voilà pourquoi, Magny, je chante jours et nuits. Ainsi chante l'ouvrier en faisant son ouvrage, Ainsi le laboureur faisant son labourage, Ainsi le pèlerin regrettant sa maison, Ainsi l'aventurier en songeant à sa dame, Ainsi le marinier en tirant à la rame, Ainsi le prisonnier maudissant sa prison. Du Bellay, Les Regrets, 1558 1 Soin : souci 2 Ménager : qui se rapporte à l'intendance, la gestion de la vie quotidienne (référence à la profession de Du Bellay) 3 Travaillé : sens étymologique, du latin trepalium « instrument de torture »

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Vu le soin1 ménager2 dont travaillé3 je suis, Vu l'importun souci qui sans fin me tourmente, Et vu tant de regrets desquels je me lamente, Tu t'ébahis souvent comment chanter je puis.

Je ne chante, Magny, je pleure mes ennuis, Ou, pour le dire mieux, en pleurant je les chante; Si bien qu'en les chantant, souvent je les enchante : Voilà pourquoi, Magny, je chante jours et nuits.

Ainsi chante l'ouvrier en faisant son ouvrage, Ainsi le laboureur faisant son labourage, Ainsi le pèlerin regrettant sa maison,

Ainsi l'aventurier en songeant à sa dame, Ainsi le marinier en tirant à la rame, Ainsi le prisonnier maudissant sa prison.

Du Bellay, Les Regrets, 1558

1 Soin : souci 2 Ménager : qui se rapporte à l'intendance, la gestion de la vie quotidienne (référence à la profession de Du Bellay)

3 Travaillé : sens étymologique, du latin trepalium « instrument de torture »

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VII UN REVE.

J'ai rêvé tant et plus, mais je n'y entends note. Pantagruel, livre III.

Il était nuit. Ce furent d'abord, - ainsi j'ai vu, ainsi je raconte, - une abbaye aux murailles lézardées par la lune, - une forêt percée de sentiers tortueux, - et le Morimont4 grouillant de capes et de chapeaux. Ce furent ensuite, - ainsi j'ai entendu, ainsi je raconte, - le glas funèbre d'une cloche auquel répondaient les sanglots funèbres d'une cellule, - des cris plaintifs et des rires féroces dont frissonnait chaque fleur le long d'une ramée, - et les prières bourdonnantes des pénitents noirs qui accompagnent un criminel au supplice. Ce furent enfin, - ainsi s'acheva le rêve, ainsi je raconte, - un moine qui expirait couché dans la cendre des agonisants, - une jeune fille qui se débattait pendue aux branches d'un chêne, - et moi que le bourreau liait échevelé sur les rayons de la roue. Dom Augustin, le prieur défunt, aura, en habit de cordelier, les honneurs de la chapelle ardente; et Marguerite, que son amant a tuée, sera ensevelie dans sa blanche robe d'innocence, entre quatre cierges de cire. Mais moi, la barre du bourreau s'était, au premier coup, brisée comme un verre, les torches des pénitents noirs s'étaient éteintes sous des torrents de pluie, la foule s'était écoulée avec les ruisseaux débordés et rapides, - et je poursuivais d'autres songes vers le réveil. Aloysius Bertrand, Gaspard de la nuit, III « La nuit et ses prestiges », 1842

4 Morimont : c'est à Dijon, de temps immémorial, la place aux exécutions

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Spleen LXXVI J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans. Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans, De vers, de billets doux, de procès, de romances, Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances, Cache moins de secrets que mon triste cerveau. C'est une pyramide, un immense caveau, Qui contient plus de morts que la fosse commune. – Je suis un cimetière abhorré de la lune, Où comme des remords se traînent de longs vers Qui s'acharnent toujours sur mes morts les plus chers. Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées, Où gît tout un fouillis de modes surannées, Où les pastels laintifs et les pâles Boucher Seuls, respirent l'odeur d'un flacon débouché. Rien n'égale en longueur les boiteuses journées, Quand sous les lourds flocons des neigeuses années L'ennui, fruit de la morne incuriosité, Prend les proportions de l'immortalité. – Désormais tu n'es plus, ô matière vivante ! Qu'un granit entouré d'une vague épouvante, Assoupi dans le fond d'un Sahara brumeux, Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux, Oublié sur la carte, et dont l'humeur farouche Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche.

Baudelaire, Les Fleurs du mal, Spleen et Idéal, 1857

Spleen Tout m'ennuie aujourd'hui. J'écarte mon rideau, En haut ciel gris rayé d'une éternelle pluie, En bas la rue où dans une brume de suie Des ombres vont, glissant parmi les flaques d'eau. Je regarde sans voir fouillant mon vieux cerveau, Et machinalement sur la vitre ternie Je fais du bout du doigt de la calligraphie. Bah ! sortons, je verrai peut-être du nouveau. Pas de livres parus. Passants bêtes. Personne. Des fiacres, de la boue, et l'averse toujours... Puis le soir et le gaz et je rentre à pas lourds... Je mange, et baille, et lis, rien ne me passionne... Bah ! Couchons-nous. - Minuit. Une heure. Ah ! chacun dort ! Seul, je ne puis dormir et je m'ennuie encor. Jules Laforgue (1860-1887), Le Sanglot de la terre, 1901

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Angoisse Je ne viens pas ce soir vaincre ton corps, ô bête En qui vont les péchés d'un peuple, ni creuser Dans tes cheveux impurs une triste tempête Sous l'incurable ennui que verse mon baiser : Je demande à ton lit le lourd sommeil sans songes Planant sous les rideaux inconnus du remords, Et que tu peux goûter après tes noirs mensonges, Toi qui sur le néant en sais plus que les morts. Car le Vice, rongeant ma native noblesse M'a comme toi marqué de sa stérilité, Mais tandis que ton sein de pierre est habité Par un coeur que la dent d'aucun crime ne blesse, Je fuis, pâle, défait, hanté par mon linceul, Ayant peur de mourir lorsque je couche seul.

Mallarmé, Poésies, 1887

Nausée ou c'est la mort qui vient ? Rends-toi, mon cœur Nous avons assez lutté. Et que ma vie s’arrête. On n’a pas été des lâches, On a fait ce qu’on a pu. Oh ! mon âme, Tu pars ou tu restes, Il faut te décider. Ne me tâte pas ainsi les organes, Tantôt avec attention, tantôt avec égarement, Tu pars ou tu restes, Il faut te décider. Moi, je n’en peux plus. Seigneurs de la Mort Je ne vous ai ni blasphémés ni applaudis. Ayez pitié de moi, voyageur déjà de tant de voyages sans valises, Sans maître non plus, sans richesse et la gloire s’en fut ailleurs, Vous êtes puissants assurément et drôles par-dessus tout, Ayez pitié de cet homme affolé qui avant de franchir la barrière vous crie déjà son nom, Prenez-le au vol, Qu’il se fasse, s’il se peut, à vos tempéraments et à vos mœurs, Et s’il vous plaît de l’aider, aidez-le, je vous prie.

Henri Michaux, Ecuador, 1929