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François Jarrige, Au temps des « tueuses de bras ». Les bris de machines à l’aube de l’ère industrielle (1780-1860) , 2009 François Jarrige, Au temps des « tueuses de bras ». Les bris de machines à l’aube de l’ère industrielle (1780-1860). Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009, 370 pages. « Carnot ». par Samuel Guicheteau Du même auteur Dans cet ouvrage, issu d’une thèse soutenue en 2007, publié dans la riche collection Carnot des PUR et judicieusement illustré, François Jarrige étudie un phénomène à la fois ample, varié et « bizarre » (selon la formule d’Henri Hauser) : les bris de machines dans le premier xixe siècle. Mieux, il se propose – en saisissant la complexité des situations économiques, sociales, locales et professionnelles – de transformer cet objet obscur en une source de lumière pour l’intelligence de l’industrialisation naissante. Une longue première partie est donc consacrée à l’exploration de nombreux cas de destructions, relevant de contextes régionaux et professionnels différents. L’ouvrage embrasse les foyers anglais, français et belge de la révolution industrielle qui commence par se développer dans le textile, et d’abord dans le coton dès la fin du xviiie siècle. Il s’intéresse à de multiples professions : fileurs, tondeurs, tisserands, et encore imprimeurs, scieurs de long, tailleurs d’habits… Une attention particulière est portée à l’organisation des ateliers, aux hiérarchies du travail et aux rapports de genre. Le travail agricole n’est pas négligé. L’analyse aboutit à une chronologie qui articule les mutations techniques, l’essor industriel et l’histoire politique, comme en témoigne l’attention portée aux épisodes révolutionnaires. Le phénomène des bris de machines dépasse donc le seul mouvement luddite et offre une riche palette de singularités locales, professionnelles et conjoncturelles, desquelles se dégagent néanmoins quelques régularités. Ainsi, la résistance des ouvriers qualifiés et organisés – les tondeurs de draps, les ouvriers des métiers artisanaux – apparaît plus opiniâtre. Mais alors c’est la diversité des groupes ouvriers qui se trouve mise en lumière. Dans une deuxième partie, F. Jarrige restitue les logiques des briseurs, obscurcies par les discours qui condamnent leur obscurantisme. La sociologie de la foule, les modalités d’action qui ne se réduisent pas à la violence, la topographie de la mobilisation, les gestes de destruction et, bien sûr, les valeurs et les normes des émeutiers révèlent l’inscription de ces destructions dans une économie morale populaire. Face au discours libéral qui condamne cette morale et prétend

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François Jarrige, Au temps des « tueuses de bras ». Les bris de machines à l’aube de l’ère industrielle (1780-1860), 2009François Jarrige, Au temps des « tueuses de bras ». Les bris de machines à l’aube de l’ère industrielle (1780-1860). Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009, 370 pages. « Carnot ».

par Samuel Guicheteau  Du même auteur Dans cet ouvrage, issu d’une thèse soutenue en 2007, publié dans la riche collection Carnot des PUR et judicieusement illustré, François Jarrige étudie un phénomène à la fois ample, varié et « bizarre » (selon la formule d’Henri Hauser) : les bris de machines dans le premier xixe siècle. Mieux, il se propose – en saisissant la complexité des situations économiques, sociales, locales et professionnelles – de transformer cet objet obscur en une source de lumière pour l’intelligence de l’industrialisation naissante.

Une longue première partie est donc consacrée à l’exploration de nombreux cas de destructions, relevant de contextes régionaux et professionnels différents. L’ouvrage embrasse les foyers anglais, français et belge de la révolution industrielle qui commence par se développer dans le textile, et d’abord dans le coton dès la fin du xviiie siècle. Il s’intéresse à de multiples professions : fileurs, tondeurs, tisserands, et encore imprimeurs, scieurs de long, tailleurs d’habits… Une attention particulière est portée à l’organisation des ateliers, aux hiérarchies du travail et aux rapports de genre. Le travail agricole n’est pas négligé. L’analyse aboutit à une chronologie qui articule les mutations techniques, l’essor industriel et l’histoire politique, comme en témoigne l’attention portée aux épisodes révolutionnaires. Le phénomène des bris de machines dépasse donc le seul mouvement luddite et offre une riche palette de singularités locales, professionnelles et conjoncturelles, desquelles se dégagent néanmoins quelques régularités. Ainsi, la résistance des ouvriers qualifiés et organisés – les tondeurs de draps, les ouvriers des métiers artisanaux – apparaît plus opiniâtre. Mais alors c’est la diversité des groupes ouvriers qui se trouve mise en lumière.

Dans une deuxième partie, F. Jarrige restitue les logiques des briseurs, obscurcies par les discours qui condamnent leur obscurantisme. La sociologie de la foule, les modalités d’action qui ne se réduisent pas à la violence, la topographie de la mobilisation, les gestes de destruction et, bien sûr, les valeurs et les normes des émeutiers révèlent l’inscription de ces destructions dans une économie morale populaire. Face au discours libéral qui condamne cette morale et prétend incarner le progrès, les ouvriers hostiles aux machines développent des stratégies de légitimation de leurs doléances. Loin d’être seulement tournées vers un illusoire âge d’or artisanal, elles font appel aux débats d’actualité (libre-échange contre protectionnisme) et usent des nouveaux langages politiques (chartisme, associationnisme).

Très riche, la dernière partie déploie toute la complexité du phénomène en s’attachant au spectre des bris de machines. A la diversité des ouvriers répond celle des patrons. Incapables d’investir ou attachés à une économique de la qualité, les petits peuvent être hostiles aux machines. Les grands peuvent se montrer prudents lorsqu’ils introduisent des machines, tout en exagérant par ailleurs la menace de la violence ouvrière afin d’obtenir le soutien des autorités. A leur tour, celles-ci se révèlent ambiguës : aux atermoiements des autorités locales soucieuses d’ordre et de compromis s’oppose l’industrialisme de l’État. Les interprétations des bris de machines offrent aussi une grande variété : les libéraux défendent le progrès et pourfendent l’obscurantisme populaire ; les réactionnaires reconnaissent dans ces violences un symptôme des maux inhérents au monde moderne ; les socialistes les voient comme une réaction primitive. En développant l’idée selon laquelle les machines sont neutres, qu’elles peuvent même être un facteur d’émancipation pourvu que l’ordre économique, social et politique soit radicalement transformé, ils participent à leur acclimatation. Celle-ci s’inscrit dans une plus vaste pédagogie des machines, qui passe par l’organisation de cours pour les ouvriers ou par la diffusion d’une littérature technique pour un public populaire. L’essor industriel, le soutien que lui apportent des États renforcés, la force des discours favorables à la mécanisation expliquent le déclin des bris des machines.

Au total, en mobilisant archives manuscrites, documentation imprimée et sources de seconde main, F. Jarrige nous présente une histoire complexe des techniques insérée dans une histoire générale. Il contribue à l’analyse de l’industrialisation comme un phénomène général de mutations de toute nature, qui ne relève

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donc nullement d’une opération préconçue, menée par des entités a priori, tels que la bourgeoisie (le patronat industriel est en gestation) ou l’État (« loin d’être simplement l’instrument de domination d’une classe, [il] cherche à négocier entre des attentes contradictoires », p. 249), au détriment d’un peuple qui serait « le réceptacle passif des transformations » (p. 337). Bien au contraire, l’industrialisation se façonne progressivement à travers une série d’avancées, d’obstacles et de négociations. F. Jarrige contribue donc aussi à l’histoire des transformations sociales, en s’intéressant tant à la diversité qu’aux processus d’identification (efforts des ouvriers pour utiliser un langage politique moderne dans une stratégie de légitimation, exaltation patronale de la figure mythique de l’entrepreneur héroïque). Enfin, en dépit de l’étonnement que peuvent susciter l’évocation parfois rapide de certains cas et le déséquilibre dans la mobilisation des différentes catégories de sources entre l’Angleterre et le continent, cet ouvrage apparaît comme une leçon de méthode pour l’étude d’un phénomène : l’intérêt pour la diversité des situations n’empêche pas la mise en lumière d’une dynamique et l’élaboration d’une interprétation d’ensemble ; tout autant que l’explosion du phénomène est traitée son extinction, plus précisément son dépassement par sa mythification.