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Des chaînes pour la neige (Sur la série Fargo) par Emmanuel Burdeau La chaîne FX a diffusé au cours du printemps 2014 les dix épisodes de la première saison de Fargo, série créée par Noah Hawley d’après le film, sorti en 1996, de Joel et Ethan Coen, ici producteurs exécutifs. Le huitième épisode, programmé au soir du 3 juin, s’ouvre en musique, sur les images d’une

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Des chaînes pour la neige

(Sur la série Fargo)

par Emmanuel Burdeau

La chaîne FX a diffusé au cours du printemps 2014 les dix

épisodes de la première saison de Fargo, série créée par

Noah Hawley d’après le film, sorti en 1996, de Joel et Ethan

Coen, ici producteurs exécutifs.

Le huitième épisode, programmé au soir du 3 juin, s’ouvre en

musique, sur les images d’une chaîne d’usine où sont

assemblées des machines à laver le linge. L’une d’elles est

destinée à Lester Nygaard. À ce stade, le spectateur sait

quelle étrange apothéose cette acquisition signifie pour

l’employé de Bo Munk Insurance. C’est en effet à cause de

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l’ancienne machine des Nygaard que tout avait commencé. Au

petit-déjeuner, Pearl s’était plainte du boucan montant du

sous-sol ; elle avait geint que le ménage n’ait pas les moyens

d’acheter une nouvelle machine ; elle s'était même lamentée

qu’au lieu de Lester elle n’eût pas épousé son frère Chaz.

Lester n'avait su que dire. Trop gentil, trop timoré. La journée

n'était allée ensuite qu'en empirant. Lester avait rencontré

dans la rue ce butor de Sam Hess et en était ressorti avec le

nez cassé. Par sa faute : dans sa panique, Lester s'était tout

bonnement jeté la tête la première contre une vitrine.

À l'hôpital il était abordé par une créature patibulaire et

compatissante. De but en blanc, celle-ci proposait de le

soulager en tuant Hess. Lester n'avait su encore que dire. Et

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bientôt tombait la nouvelle de la mort de Sam. Le choc l’avait

terrassé mais galvanisé, aussi. Le petit garçon se sentait

maintenant prêt à agir en homme. Pour commencer il s'attelait

au plus urgent, la réparation de la machine à laver. N’y

parvenant pas, il devait subir les moqueries sempiternelles de

Pearl. Une fois de plus, une fois de trop : d'un coup de maillet,

le timide assureur fermait à jamais le clapet de la mégère.

Sept épisodes plus tard, Lester Nygaard n'est plus le même. Il

a su détourner les soupçons de la police vers son vantard de

frère et sa collection d’armes. Il couche avec la veuve Hess,

sa belle-sœur fait preuve de sollicitude à son égard, sa

collègue Linda le trouve craquant… Tout va bien. Et pour fêter

ça il s’offre une nouvelle machine.

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Que de détours et de bifurcations, que d'embranchements et

d'enchaînements aussi incongrus qu’irrésistibles pour en

arriver là, à cet autre enchaînement, cette chaîne sur laquelle

sont assemblées des machines à laver que dans un instant on

va mettre en boîte puis charger dans un camion. Fargo avance

en croisant des chemins et des trajets qui, en toute logique,

n'auraient jamais dû entrer en rapport. La série de Noah

Hawley s'écrit par gestes peu prémédités et rencontres de

hasard dont il faut pourtant subir toutes les conséquences,

mais aussi, bien souvent, recomposer en amont l'entière

généalogie. L'ironie du sort, cet art de raccorder les unes aux

autres des causes et des effets qui ne se ressemblent pas, est

une ressource chère au genre sériel. Elle est mise en œuvre

ici avec une délectation particulière, sinon avec un brio inédit.

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Hawley brouille les pistes. Il les brouille d'autant mieux que

l'ensemble demeure parfaitement clair et comme immaculé.

Cette virginité, c'est bien sûr celle des étendues de neige

autour de la petite ville de Bemidji, dans l'Etat du Minnesota.

C'est le blanc sur quoi tout relief peut surgir et qui, aussi bien,

peut recouvrir n'importe quel événement pour le renvoyer au

nul et non avenu.

L'image du manteau hivernal n'est pas neuve. Mais elle est

opportune. Paraissant à intervalles réguliers, elle exprime

combien les possibles narratifs s’enlèvent sur un grand fond

indifférencié. Une autre image est celle des rotations du

tambour de la machine. Dès l'instant où Lester croise

fortuitement la route de Lorne Malvo — c’est le nom de la

créature —, venu en ville pour un tout autre motif — l'homme

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est tueur à gages —, il entre dans une centrifugeuse, un

échangeur d'existences dont il ne pourra ressortir indemne. En

outre, si la machine des Nygaard fonctionne encore, ce n'est

pas sans émettre un bruit affreux. Cela tourne mais cela

percute, aussi : ces percussions sont le bruit de la fatalité en

marche. Sept épisodes plus tard, la chaîne de l'usine

présentera à son tour un portrait du destin en marche. À ceci

près, qui change tout, que celui-ci aura entre-temps inversé

son signe.

L’ouverture du huitième épisode n’est pas une exception.

D’autres épisodes de Fargo démarrent de la sorte. Non dans

la continuité du drame mais un peu avant ou un peu après. À

côté, dans la marge. Soulignant par là l'arbitraire semblant tirer

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les possibles d’un grand sac. Impunément voire, dirait-on, à

l’aveugle.

Le troisième épisode commence dans un bureau, à gauche au

fond d'un couloir. Assis à son ordinateur, un comptable jette

des regards inquiets par-dessus son épaule. Apparaît Lorne

Malvo, qui l’attrape par la cravate et le traîne sur la moquette,

jusqu’à un parking où il lui ordonne d'enlever ses vêtements et

de se glisser dans le coffre d'une voiture. L'homme, a-t-on

compris, n’a pas payé ses dettes de jeu. Et la scène,

comprendra-t-on, prend place juste avant l’ouverture du

premier épisode. Celle-ci montrait en effet Malvo conduisant

de nuit, sur fond de radio et de grognements étouffés.

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Le cinquième épisode s'ouvre l’été. Les blés sont en fleurs,

Lester fait des courses. Décor : une boutique où l'on vend de

tout. Comme les chaussettes des hommes ont été mélangées

avec celles des femmes, le client est libre d'en donner le prix

qu'il veut. Lester hésitant, le patron lui propose — étrange

geste commercial — une ristourne s'il prend en sus la carabine

accrochée au mur que le spectateur a déjà rencontrée. Déjà,

ou pas encore. C'était plus tôt dans l'ordre du récit, mais plus

tard dans celui de la chronologie. Lorsqu’au premier épisode la

police sonn(er)ait à la porte de Lester, son épouse gisant au

sous-sol, Malvo l’accueill(er)ait l'arme à la main.

Le sixième épisode s'ouvre quant à lui dans un restaurant

asiatique. Des poissons sont sortis d’un aquarium, passés à la

poêle puis décapités, assaisonnés, servis enfin à une table où

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le Parrain de la mafia locale écoute le rapport d'un

collaborateur, tout en prêtant une oreille aux propos des autres

commensaux. Il s’impatiente. Il aimerait qu’ait abouti l'enquête

sur la mort de ce transporteur routier de Bemidji, Sam Hess,

avec qui il partageait certains intérêts.

Des machines que d'autres machines achèvent de monter

dans un grâcieux ballet mécanique ; un corps qui glisse sur le

sol ; un objet acheté à la place ou en plus d'un autre ; une tête

coupée d'un geste net. Des poissons dans leur aquarium :

celui d'un restaurant, mais aussi celui que leur fait le fond

d’écran d'un ordinateur de bureau — c'était le premier plan du

troisième épisode —, et d'autres aquariums encore, d'autres

poissons, numériques, dessinés ou réels, affichés au mur ou,

nouvelle plaie d'Egypte, tombant du ciel par centaines.

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Ces jeux sympathiques ou sanglants avec les flux et avec leur

coupure, leur prolongation ou leur interruption, leur tension ou

au contraire leur giration, leur caractère télécommandé ou

fortuit, absurde ou lourd de trop de sens, sont ceux d'une série

qui ne procède pas linéairement. Faire des ronds dans l'eau ;

traîner ou trancher ; dévier ; tirer sur la corde ou à l'inverse

couper court. Assembler, désassembler : Fargo prend et

laisse, membre et démembre ses histoires où bon lui semble.

Noah Hawley aime les discontinuités. Douces, brutales. Celles

qu'on a dites, d'autres encore. Personnages introduits à mi-

parcours et prenant le train en marche, ruptures de ton,

changements de décor, violences que rien ne prépare.

Discontinuités si nombreuses et bientôt si familières qu’il arrive

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un moment où c’est la continuité qui finit par paraître

incongrue. Une audace et non une nature. Cela se produit

d’exemplaire façon lorsque, sans coupure aucune, un long

travelling latéral à l'orée d'une forêt quitte Gus Grimly en

policier tétanisé par les risques du métier pour le retrouver

dans l’uniforme de facteur qu'il a toujours ambitionné de

revêtir. D'un bout à l'autre du mouvement d'appareil, nul autre

indice de transformation que ce changement de costume,

auquel correspond un changement de véhicule de fonction, et

que l'inscription de ces mots, au centre de l'écran, « One Year

Later ».

Fargo congédie le modèle d'une narration centrée avec héros

central et figures secondaires. C'est plutôt une arborescence,

des cristaux d'histoire tombant dans toutes les directions à la

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fois. Lester Nygaard, l'assureur transfiguré, interprété par

Martin Freeman, acteur précieux déjà vanté dans ces pages ;

Lorne Malvo, joué avec gourmandise par l’excellent Billy Bob

Thornton, tueur laconique, manipulateur et parfois facétieux,

convaincu que l'homme demeure une bête, un gorille à peine

dégrossi  ; Gus Grimly, le policier malgré lui devenu facteur,

père de l'adorable Greta  ; Molly Solverson, l'inspectrice de

Bemidji, empotée d'abord puis de plus en plus futée, et qui se

mettra en ménage avec Gus : tous, à commencer par la

dernière, pourraient revendiquer le statut de personnage

principal.

Les dix épisodes de la première saison racontent moins leur

histoire, de toute façon, qu'ils n'organisent leur croisement

avant de les laisser s'égayer vers de nouveaux horizons — ou

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de les faire disparaître. La seconde saison, en cours

d’achèvement, reprendra les survivants pour les plonger dans

de nouvelles péripéties. On ne sait rien d’elles sinon qu'elles

différeront du tout au tout avec celles de la première. Quant à

celles-ci, leur caractère fragile et aléatoire se trouve encore

augmenté de ce qu'elle viennent s'inscrire au sein d'un

foisonnement d'autres histoires, narrées voire, parfois,

brièvement mises en images.

Le spectateur peut ainsi entendre, délivré par un rabbin voisin

de Gus, le récit de l'homme qui donna sa fortune, ses reins et

bientôt sa vie, pour le salut de l'humanité. En vain, ne laissant

derrière lui qu'une giclée de sang sur le mur de la salle de

bain, accompagnée d’une autre inscription le désignant

comme donneur d’organes. Le spectateur entendra également

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Malvo demander à Gus s'il sait pourquoi l'œil humain est celui

qui distingue le plus de nuances de vert. (Réponse : parce que

nous sommes foncièrement des prédateurs.)

Un agent du FBI consigné en salle d'archives à la suite d’une

boulette monumentale proposera une énigme à son camarade

d’infortune, sur le moyen de faire traverser une rivière à un

lapin, un renard et un chou sans que l’un ne mange ou

n’attaque l’autre. Le même agent s'interrogera sur la quantité

de dossiers qu'il faudrait emporter avec soi, un par un et jour

après jour, pour que la salle où ils sont changeant de nature,

on ne puisse plus la considérer comme l’archive de quoi que

ce soit. Question oiseuse, question abyssale. Question qui

n’est pas sans concerner une série qui est un vaste

conservatoire de récits, et dont une des préoccupations est

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bien le rapport, sinon du tout au rien ou du vide au plein, au

moins de l’immaculé à la trace.

D’autres fables ou devinettes scandent encore Fargo. Le test

prétendument scientifique des deux verres d’eau, l’un qu’on

couvre d’insultes et l’autre à qui on susurre des mots doux. Le

réfugié africain que le chef de la police de Bemidji se faisait

fête d’accueillir, et dont il resta sans nouvelle jusqu’à le

découvrir en train de chaparder dans les allées d’un

supermarché. L’homme qui, monté dans un train, s’avisa qu’il

lui manquait un gant et décida de jeter l’autre par la fenêtre,

afin que celui qui trouverait le premier ait une chance de

recomposer la paire.

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La plupart de ces interrogations, méditations ou charades

gardent un goût d’inachevé. Soit que le sens de leur morale

paraisse incertain, soit qu’ils n’en aient simplement pas. Soit

encore qu’un incident ou une distraction en interrompe la

conduite avant terme. Toutes ces histoires semblent dès lors

flotter deux fois. Une première fois au-dessus de celles des

personnages, Molly, Lester, Lorne… Et une seconde fois au

sein d’une dimension qui n’appartient qu’à elles.

Il ne s’agit pas de faire voir ou apercevoir l’ombre d’une loi

gouvernant les destins, le poinçon d’un fin mot universel à

décrypter, ainsi qu’il arrive dans True Detective, autre série où

foisonnent les récits. De façon plus modeste et plus

insaisissable, la recherche de Noah Hawley vise à suggérer un

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impalpable, à rendre sensible la qualité de l’air qui vibre autour

de ses personnages.

A cet égard il y a peu de différence entre cette distribution-là,

toute narrative, et celle qui place un peu partout des panneaux

et des jingles, des affiches et des messages. Dans les

maisons ou au bord des routes, sur la porte du réfrigérateur,

au mur du sous-sol ou à la fenêtre d’une chambre d’hôpital. Il

y a la météorologie propre aux rudes hivers du Minnesota.

Mais il y a aussi la météo des histoires dites ou vues, et

encore celle des inscriptions et des augures : autant d’avis de

tempête ou, plus rarement, d’annonces de beau temps.

Toutes ces météos font signe. Mais ce n’est pas pour inviter

l’homme à élucider le sens de son destin. C’est simplement

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pour lui rappeler que ce destin a toujours à voir avec quelque

labeur interminable de chiffrement et de déchiffrement.

Quelque alternative de neige fraîche et d’empreintes de pas.

Ou de traces de sang.

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Cette libération des histoires a elle-même une histoire. Ce

n’est pas du jour au lendemain que les séries ont acquis la

licence dont Fargo use avec maestria. Il a fallu que le genre se

déchaîne. Il a fallu qu’il comprenne ce que cela signifie, être

une série télévisée, occuper une case au sein d’une grille, être

un programme diffusé par une chaîne avant et après d’autres

programmes. Quelles limites, quels devoirs, quelles

opportunités. Et il a fallu que le genre s’instruise des façons

d’en user, qu’il prenne l’habitude de jouer avec les cases et les

grilles, les programmes et leurs calculs, les chaînes et leurs

fers. Y mettant autant de conséquence que d’insoumission,

afin que l’intelligence de ce qu’il est puisse aussi préparer

l’émancipation du genre hors des carcans.

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Les plans placés au seuil de l’épisode 8 de Fargo ne sauraient

donc rien avoir d’indifférent. C’est au contraire tout un long

chemin qu’ils résument. D’une part en faisant de la chaîne

d’assemblage une image à la fois ironique et directe des

nombreux embranchements et débranchements auxquels la

série a recours. Et d’autre part en inscrivant cette chaîne à

l’endroit stratégique entre tous du prégénérique : dedans-

dehors, intérieur et extérieur, là où le programme est le mieux

à même de faire sentir, sinon grincer, ses jointures.

Une histoire de la série devrait donc être, pour une part non

négligeable, une histoire des formes et des usages pris par ce

procédé spécial qu’est le prégénérique. Sinon une histoire de

toute la série, au moins une histoire de son « troisième âge

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d’or » : entamé à la fin des années 1990, celui-ci n’est pas sur

le point de se clore, à ce qu’il semble. Or l’une de ses

spécificités est justement que le prégénérique y a pris une

fonction et une puissance inédites. Dans l’ordre général du

genre, et dans l’ordre spécifique de son déchaînement.

Cette histoire débuterait il y a un peu moins de quinze ans,

lorsque chaque épisode de Six Feet Under s’ouvrait par une

mort inattendue, inopinée voire bête. Un ouvrier tombait dans

un pétrin géant. Une ex-star du X s’électrocutait dans son

bain. Une dame richissime était frappée sur sa terrasse par

une balle de golfe… Les choses sérieuses ne commençaient

qu’après, après le générique et un plan de stèle indiquant

l’identité de la victime. Passée entre les mains des Fisher,

entrepreneurs de pompes funèbres à Los Angeles, celle-ci

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changeait alors de visage. Non seulement on lui accordait des

soins afin que son cadavre puisse être présenté aux proches,

mais celui-ci ressuscitait volontiers pour enjoindre Nate ou

Dave, Rico parfois, à prendre la décision qu’il repoussait

depuis trop longtemps, à assumer ses choix, à ne plus reculer

devant l’obstacle… La mort avait foudroyé l’ironie. Elle donnait

aux clients des Fisher une gravité et une sagesse que, vivants,

ils auraient été incapables de revendiquer. Ce qui s’était

ouvert dans le n’importe quoi se poursuivait sur le ton tout

autre de la quête identitaire.

David Ball, créateur de Six Feet Under, eut là un geste

essentiel, qui marqua un des coups d’envoi au troisième âge

d’or sériel. Ce n’était pourtant pas un geste sans ambiguïté. Le

mouvement qui menait du prégénérique à l’épisode ne

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consistait pas à s’arracher aux pesanteurs des grilles et des

formats. C’était même tout le contraire. Ball limitait la fantaisie

au prégénérique. Et s’il l’y déployait, c’était pour en souligner

l’absurdité et l’issue nécessairement fatale. Puis pour la

retourner en discipline, en invitation faite à chacun de ne pas

dévier de sa ligne.

La série, on s’en souvient, était alors un genre mal considéré.

Sans doute fallait-il donc qu’elle (se) donne des gages de

bonne conduite avant de pouvoir aller ailleurs. Dans une telle

perspective de légitimation, l’invention de Ball possédait un

second sens. Ce n’était pas seulement le léger et le grave,

l’aberrant et le défini qu’elle opposait, de part et d’autre de la

limite du générique. C’était aussi le cinéma et la télévision. Car

les saynètes inaugurales semblaient arrangées pour

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concentrer la beauté et le dérisoire de l’enregistrement

cinématographique comme capture impuissante de

l’accidentel. Et à l’inverse, le reste des épisodes paraissait

affirmer le bien-fondé de la télévision à s’en tenir à des études

de cas. C’est-à-dire à s’inscrire, positivement, dans des cases.

Quelques années plus tard, les séquences prégénérique de

The Wire étaient déjà différentes. C’étaient désormais des

sortes d’apologues auxquels venait s’ajouter en outre un

épigraphe tracé sur fond noir. Des flics n’arrivaient pas à faire

passer un bureau à travers une porte. On abattait un jeune

Noir en pleine rue. Un cadavre était retrouvé dans un port ou,

atrocement mutilé, sur le capot d’une voiture… Quelqu’un,

Tom Waits ou un autre, chantait ensuite Way Down In The

Hole tandis que défilait le générique. Puis l’on pouvait lire ces

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mots, « You cannot lose if you don’t play », « It pays to go with

the union card everytime », « A man must have a code », « …

While you’re waiting for moments that never come », etc.

Nul n’aurait pu dire que David Simon, le créateur de The Wire,

n’était pas aussi, sinon plus réfléchi que David Ball. Réfléchi

en général, et réfléchi quant aux missions de la télévision en

particulier. Quelque chose, pourtant, commençait à se défaire,

dans le rapport entre le prégénérique et les épisodes. Il restait

linéaire, rapport d’un avant et d’un après, mais ce n’est plus

celui du dérisoire ou du grave, ni même du cinéma et de la

télévision. C’était plus ouvert : le prégénérique agissait à la

manière d’une fable autonome ou sur le point de le devenir,

diffusant sur tout l’épisode un parfum de perplexité ou

d’inaccompli. Et entre les deux venait s’insérer un propos

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oraculaire dont seule la suite permettrait, et encore pas

toujours, de débrouiller le sens.

Quelques autres années plus tard, une série vit le jour qui

acheva d’élever le prégénérique au rang d’art majeur. Avec

Breaking Bad, le genre a donné pour de bon son congé à la

linéarité. Que furent en effet les ouvertures imaginées par

Vince Gilligan et par son staff ? Des flashes-forward, par

exemple les déchets d’un crash aérien encore ignoré. Des

flashes-back, visite par les White de leur future maison,

années de formation mexicaines de Gustavo Fring, idylle

estudiantine de Walter avec Gretchen Schwartz… Le plus

souvent, ces ouvertures furent autre chose encore. Ni un

début ni une fin, rien qu’un passage. Un mouvement d’air ou

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d’eau, un incident dont on ne comprendrait qu’après-coup

entre quels maillons de la chaîne narrative il s’insérait.

Dans le désert, une voiture danse ses amortisseurs. Un peu

de sang tombe au ralenti sur la chaussure de Walter. Le

même apparaît chevelu et barbu, fêtant seul ses cinquante

deux ans au comptoir d’un diner. Ou bien encore, exemple

suprême, un petit chasseur de mygales roule en mobylette

parmi les dunes. Il faudrait trois quarts d’heure pour réaliser

que sa promenade avait lieu en marge de l’action, tandis que

Walt et sa bande dévalisaient non loin un train de produits

chimiques. L’escapade prendrait fin lorsque, surprenant les

bandits, le garçon serait abattu froidement. Le retour d’une

image aperçue en tête d’épisode, celle d’une araignée

prisonnière dans son bocal, signerait alors la cruauté des

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prégénériques de Breaking Bad. Plus ils semblent se dérouler

à distance du drame, plus élevé est en effet le risque qu’ils y

soient, tôt ou tard, rappatriés manu militari. Il n’empêche : le

prégénérique était désormais devenu une catégorie à part,

habitant un temps et un espace propres.

Alan Ball avait fait de ceux de Six Feet Under une parodie de

cinéma, un adieu au grotesque de son hasard réaliste. Une

fois franchi le pont — la stèle, le générique… —, s’ouvraient

les portes du royaume télévisuel. Celui-ci avait deux traits : il

était découpé en cas(es) et sa temporalité était post mortem.

La télévision qui naquit ou renaquit avec Six Feet Under fut

une manière de parade à la mort du cinéma, dont le thème

continuait d’agiter les débats, à la fin des années 1990. Ball ne

répondait pas que ce n’était pas vrai, que le cinéma n’était pas

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mort. Il partait au contraire de cette mort pour faire valoir que,

dans l’espace ouvert par elle, il y avait place à la télévision

pour d’autres créatures, toute une procession de fantômes

d’un nouveau type qu’on verrait se relever de leur cercueil au

rythme contractuel d’une fois par semaine.

Les prégénériques de The Wire avaient à leur tour quelque

chose de funéraire, avec leur écran noir et leur épigraphe-

épitaphe. Ceux de Breaking Bad aussi, dont la plupart tenaient

de l’arrêt de mort, même s’il fallait quelquefois du temps pour

l’admettre. Gilligan, comme Ball, y accordait en outre une large

place au hasard. Mais c’était désormais un autre hasard. Ce

n’était plus celui, vite écarté, du cinéma. C’était un hasard plus

strictement sériel, semblant jouer l’ordre des scènes et des

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destins aux dés, ou selon les caprices d’un bon vouloir devenu

souverain.

Breaking Bad prononçait donc un autre adieu, près de dix ans

après Six Feet Under. Celui-ci concernait à présent les cadres

et les cases du programme. Inventer ou réinventer la télévision

en niant la télévision : c’est une façon d’expliquer la

suprématie de Vince Gilligan. Il en existe une autre. Elle

semble à l’inverse de la première mais elle la rejoint, en vérité.

Si Breaking Bad a paru définitivement émanciper le genre,

c’est aussi qu’aucune série n’a su autant qu’elle penser et

affronter les servitudes du programme.

Au même moment, à la fin des années 2000, Matthew Weiner

affirmait qu’il n’avait cure de l’emplacement des coupures

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publicitaires au sein des épisodes de Mad Men. C’était l’affaire

de la chaîne — AMC — et non la sienne. Autrement dit il

tolérait qu’on saucissonne Mad Men, à la condition que la

tâche ne lui échoie pas. Gilligan, lui, n’a rien dédaigné, ni les

occasions ni les obligations. Il a précisément construit les

épisodes de Breaking Bad selon les règles de découpage et

de dramaturgie imposées par la même chaîne. Ne laissant à

nul autre le soin de tailler les tranches, il a veillé à ce que

chacune ait une épaisseur et une saveur propres. D’une

contrainte il a ainsi fait une chance. D’un empêchement une

délivrance. Chaque scène de Breaking Bad est conçue pour

elle-même, exactement comme Ball avait conçu les entrées en

matière de Six Feet Under, le cynisme rigolard en moins.

S’affranchir du programme, oui, mais avec et par les moyens

du programme.

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C’est ce paradoxe que Noah Hawley porte aujourd’hui à un

nouveau sommet. Alliance de déterminisme et de libre arbitre.

Déprogrammation, reprogrammation du programme. La

contradiction est sensible ici et là, un peu partout au fil des

épisodes des Fargo, et spécialement dans ces plans d’usine

surgissant sans prévenir que le spectateur est invité à lire pour

ainsi dire a contrario, comme une métaphore de

l’affranchissement de Lester Nygaard.

Si l’on peut risquer un bilan tout provisoire, il faudrait dire alors

que la série télé en est aujourd’hui arrivée à certaine identité

d’enchaînement et de déchaînement, ces deux mots devant

être entendus littéralement et dans tous les sens. Il faudrait

dire que le genre se tient sur une crête, à présent. Non pas

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tout le genre mais quelques uns de ses représentants. Et ces

derniers par endroits seulement. Mais à ces endroits-là, l’art

sériel est parvenu au carrefour où s’échangent le ciel et la

grille, le storytelling à la chaîne et la singularité narrative pure,

l’artisanat signé et l’industrie lourde des récits, des situations

et des affects.

Walter White s’en est allé à l’automne 2013. Lester Nygaard et

les autres sont apparus au printemps 2014. D’une série l’autre,

l’intervalle est bref et la filiation directe : Fargo est la première

série post-Breaking Bad, en attendant Better Call Saul, le spin

off consacré à l’avocat marron Saul Goodman, qu’on annonce

grandiose et dont la diffusion va commencer tandis que

s’achève la rédaction de ce texte.

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De Breaking Bad à Fargo, ce n’est pas seulement les mêmes

bruits de chaînes qu’on secoue, c’est aussi la même histoire

d’une émancipation, avec Lester Nygaard en Walter White

d’opérette. Les neiges du Minnesota ont remplacé le désert du

Nouveau Mexique, la narration en morceaux de l’une est

devenue la narration en morceaux de l’autre. Bob Odenkirk lui-

même interprète le chef de la police de Bemidji, entre deux

facéties dans la peau de Goodman. Un pas de plus a été fait  :

plus de héros principal, que des personnages

secondaires… Plus de centre du tout.

Et en quinze ans, de Six Feet Under à Fargo, le prégénérique

est devenu l’expression privilégiée d’un art ouvrant toujours

plus large les portes spatio-temporelles afin d’aérer sa

narration et de lui donner une dimension de hantise, tout un

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fantastique qu’elle n’avait pas jusque là, ou alors seulement

dans les fictions appartenant de plain pied au genre.

Toute la série est cette fois concernée. Il n’y a par exemple

pas de prégénérique dans Les Soprano ni dans Mad Men,

mais c’est tout comme. Tant pis pour le purisme de Weiner,

qui trouverait le procédé trop calibré à son goût. Les trouées

sont partout, dans ces deux séries, les sas et les seuils.

Absences, syncopes, accidents qu’il faut du temps pour

analyser ou guérir. Visions et prémonitions, regrets ou délires

qui sont autant de démembrements affectifs et perceptifs, de

sorties hors de ses gonds de la narration. Tony Soprano et

Don Draper sont de grands voyageurs et de grands rêveurs,

des voyants : eux aussi passent leur vie à la recherche d’un

raccourci qu’ils ne trouveront pas… 

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Le genre entier est passé à travers une grille ou une porte

dérobée, usant notamment du prégénérique comme d’une

rampe de lancement pour s’envoyer en l’air, en orbite. La

télévision a marché sur la lune, elle plane désormais là-haut,

dans l’Espace. Il importe d’ailleurs de noter que, de Mad Men

à Masters of Sex, de Breaking Bad à The Americans, un

moment arrive toujours où la conquête spatiale ou la question

extraterrestre prennent figure d’allégorie. Et bien sûr c’est à

travers des reportages ou des documentaires aperçus sur le

téléviseur du salon ou du bureau qu’apparaissent Youri

Gagarine et Neil Armstrong, les OVNIS et les petits hommes

verts.

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S’il y a une météorologie, il y a aussi une astronomie sérielle.

Quelque chose de la compréhension de son destin se noue

manifestement là, du côté des étoiles, pour un genre d’autant

plus épris de dimensions autres, stellaires ou parallèles,

lunaires ou même intersidérales, que ses programmes

voguent à présent loin du seul petit écran, dans l’espace sans

espace de l’Internet.

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L’histoire qu’on vient de retracer est celle d’une télévision

devenant elle-même, d’un petit écran trouvant peu à peu sa

mesure, la poursuite de celle-ci dût-elle passer par un

chavirement des repères. Nous connaissons de long temps la

version basse de cette télévision sans autre modèle qu’elle-

même : c’est la sitcom comme mise en boîte de tout, la vie, les

rires, les affects. De Seinfeld à Friends, de How I Met Your

Mother à Louie, la sitcom est aussi bien capable de platitude

que de génie. Quant à la version haute, on vient d’en évoquer

trois cas. Six Feet Under, The Wire et Breaking Bad sont des

séries très différentes, notamment dans leur rapport aux

formats, mais elles ont en commun d’exister à l’écart et même

dans un certain oubli du cinéma.

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Ce n’est à l’évidence pas le cas de toutes les séries. Il y a

donc en vérité deux histoires. Celle qu’on a contée et une

autre, l’histoire du genre tel qu’il n’en a pas fini avec le cinéma.

L’horizon de cette seconde histoire n’est pas un envol ou un

décapage dont la neige, le désert ou le ciel sont autant

d’approximations. Cette histoire-là, tissée d’extraits de films et

de citations, assume au contraire un risque de saturation. Elle

creuse et recreuse la question du rapport entre petit et écran

comme on retourne un couteau dans la plaie, prouvant et

éprouvant la douleur qu’a le premier de n’être pas le second.

La version haute, l’accomplissement superlatif de cette

histoire, ce sont Les Soprano. La série de David Chase

s’ancre dans le constat qu’un mafieux télévisuel ne sera

jamais le Michael Corleone de Coppola. Tony Soprano ne sera

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jamais le Parrain, tout juste pourra-t-il être une copie du Henry

Hill des Affranchis. Chase a su dire le tragique de ce sentiment

d’indignité ; il a vu un abîme dans le fossé entre cinéma et

télévision, mais il y a vu aussi un havre, des limbes où inventer

d’autres vies, trouver un sursis qui, contre toute attente,

durerait longtemps. L’impensable a donc fini par se produire :

une série née de la mauvaise conscience est devenue l’œuvre

reine du tournant du siècle, grand et petit écran confondus.

La version basse de cette même histoire, ce serait Mad Men.

Basse par ambition démesurée, entêtement à vouloir viser trop

haut. Ce n’est pas que la série de Weiner soit ratée, c’est

plutôt que le combat avec l’indignité s’y est transformé en

prétention pure et simple. Weiner semble réellement croire

que notre temps peut être encore celui des mélos de Douglas

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Sirk et qu’entre les années 1950 ou 1960 et les années 2000

la seule différence de taille vient de ce qu’un progrès a été fait

dans la conscience des inégalités de sort entre les hommes et

les femmes. Une enflure en découle, à la fois imitation trop

naïve des derniers feux du classicisme hollywoodien et point

de vue trop malin sur l’évolution des mœurs.

La série de Noah Hawley présente dans ce cadre une

nouveauté saisissante : il se pourrait qu’elle soit la première

série à appartenir de plein droit aux deux histoires. Elle

appartient directement, on l’a vu, à l’histoire télévisuelle de la

télévision. Mais elle appartient aussi à l’histoire

cinématographique de la télévision. Ce de façon moins directe,

puisqu’elle prend son origine dans un film.

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De grands films ont été adaptés de séries, le Mission :

Impossible de Brian De Palma, le Miami Vice de Michael

Mann. Le processus inverse donne en général des résultats

moins enthousiamants. Fargo fait heureusement exception.

Non seulement la série est superbe, mais le rapport qui la lie

au film des Coen possède une singularité elle-même nouvelle

qu’il faut tenter de décrire.

Le drame de l’assureur interprété par Martin Freeman n’a

qu’un lointain air de famille avec celui du vendeur de voitures

autrefois joué par William H. Macy, malgré la proximité de

leurs noms — Nygaard, Lundegaard — et bien que l’épouse

soit ici et là cause de bien des frustrations. Ce n’est donc pas

à proprement parler une adaptation que propose Noah

Hawley. Le récit de la série se déroule pour l’essentiel en

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2006, soit près de vingt ans après celui du film. Les

personnages ayant changé, Fargo n’est pas davantage une

suite de Fargo, même s’il est fait plus d’une fois fait référence

à une tuerie ayant eu lieu en 1987.

C’est plutôt un bric-à-brac que la série tient du film, un

mélange précis et épars de détails, de scènes, de notations.

Le paysage enneigé, un accent traînant, le profil de la femme

flic faussement cruche, le tueur bavard qui fait équipe avec un

taiseux. Mais aussi un déjeuner avec une vieille connaissance

au bord de la crise de nerfs, un corps qu’on débite comme du

bois, un ticket de parking qu’on refuse de payer…

Si quelques uns de ces éléments sont repris tels quels,

d’autres ont été discrètement amendés. Rien de stable ni de

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linéaire, dans le passage de relais de Fargo à Fargo : le film

des Coen reçoit en somme ici le statut prémonitoire mais

précaire d’un prégénérique, non pas à tel ou tel épisode, mais

bien à la série de Hawley dans son entier.

D’autres aspects ont pu encore être piochés ailleurs, tout près,

dans d’autres films de Joel et Ethan Coen. Le coach de gym

un peu débile léger devenu maître-chanteur rappelle celui

qu’interprétait Brad Pitt dans Burn After Reading, Malvo peut

évoquer le tueur à frange de No Country For Old Men, et Billy

Bob Thornton fut l’interprète principal de The Man Who Wasn’t

There.

Hawley invente un rapport neuf entre série et film, télévision et

cinéma. Hommage et outrage, invocation et dispersion : toute

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une écriture dans la neige, à nouveau. D’un certain point de

vue c’est l’évidence même : il n’y a rien pour surprendre à ce

que ce soit ce cinéma-là qui se prête de si bonne grâce à la

sérialisation. Le grotesque qui ouvrait Six Feet Under avait

bien une tonalité coenienne, avec ses ratés et ses bévues, ses

gaffes, tout ce bégaiement à quoi les frères ont toujours

excellé. The Wire n’avait rien de coenien — David Simon

n’aimerait pas cette idée —, mais Breaking Bad possédait une

drôlerie, un grincement, un pince-sans-rire dont la paternité

pouvait être recherchée, moitié du côté de Tarantino, moitié du

côté des Coen.

Quant au Fargo de 1996, plusieurs aspects semblaient y

appeler la migration. C’étaient les documentaires animaliers

continuant leur ronron pendant le sommeil des justes ou des

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bandits. C’étaient surtout les plans nombreux de téléviseurs

défectueux ou mal réglés, envahis par une autre neige que

celle recouvrant les champs du Minnesota et du Dakota du

Nord mais rimant avec elle… 

Cette migration tient à la fois de la reprise et de la déprise. Si

elle part bel et bien du cinéma, c’est pour entrelacer les deux

régimes sériels, le régime cinématographique et le régime

télévisuel. Fargo honore le cinéma comme grand

prédécesseur et pourvoyeur irremplaçable de motifs. Et dans

le même temps il en dissémine la référence au profit d’un

autre type d’art et de récit.

Une histoire de magot et de racloir illustre à merveille ce

double mouvement. Chez les Coen, le tueur campé par Steve

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Buscemi enterrait la valise de la rançon dans un champ

enneigé, marquant remplacement d’un racloir rouge. Mais

comme Carl mourait bientôt, tous ces dollars étaient laissés à

l’abandon, selon une économie de la trace et une irrésolution

typiquement coeniennes.

Le quatrième épisode de la série s’ouvre en 1987. Stavros

Milos n’est pas encore le magnat de l’alimentation que le

spectateur a vu parader en jogging dans sa villa. La misère a

jeté sa famille sur les routes en plein hiver. Milos maudit Dieu

lorsqu’il aperçoit un signe rouge. Le magot l’attend, les

miracles existent. Devenu millionnaire, Milos professera une

foi inébranlable et accrochera dans son bureau un tableau

représentant un racloir géant.

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Il y a une suite : parce que Malvo aura fait s’abattre sur lui les

plaies d’Egypte, Milos croira que Dieu veut le punir. Il

s’empressera donc d’aller réenterrer le magot et de remettre le

racloir à sa place. Défaisant ce qui a été fait, la scène

inversera alors si bien le miracle de jadis que, le temps de

quelques secondes, les images y vont à reculons.

Idée géniale : exerçant son pouvoir de fabriquer du récit

comme bon lui semble, la télévision reprend au cinéma ce que

celui-ci a laissé, là où il l’a laissé. Ce qu’il a enterré, elle le

déterre pour le faire fructifier. De l’un à l’autre l’héritage est à

la fois direct et teinté d’une ironie qui répond à celle des Coen

et la prolonge. Et qui la réinterprète d’une autre manière

encore lorsqu’un double retour en arrière, littéral et

machinique, vient clore la fable. Comme comprendre celui-ci ?

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La télévision rentre dans le giron du cinéma ; elle lui rend ce

qu’elle avait cru pouvoir lui prendre. D’un autre côté pourtant,

cette nouvelle combinaison d’enchaînement, de déchaînement

et de réenchaînement a bien quelque chose de typiquement

télévisuel.

On achèvera de voir ce qui se joue ici de décisif entre cinéma

et télévision en remarquant qu’enterrer, déterrer et réenterrer

sont des opérations ayant étroitement à voir avec le processus

de « télévisualisation » que ces chroniques s’efforcent de

décrire. Ce qu’on a tenté de résumer sous cette appellation est

précisément une tâche de désenfouissement propre aux

séries. Descente au sous-sol du visible — au sous-sol tout

court : c’est là qu’était la machine à laver des Nygaard —, afin

d’en extraire secrets et horreurs, cadavres et tabous, tout ce

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qu’on ne voulait ni n’osait voir. Ne rien laisser dans l’ombre,

tout faire remonter à la surface. De gré ou de force : dans sa

recherche d’une visibilité totale, la télévisualisation va

rarement sans anéantissement expéditif des demi-teintes.

Ce processus-là semble accompli, dans Fargo. Pas ou peu

d’ombre. Des étendues neigeuses à perte de vue. Un méchant

indifférent à l’idée qu’on le repère : un beau plan montre Malvo

dominant tranquillement son monde depuis le sommet d’une

arche… Et avec cela la récurrence d’un motif dont la platitude

a au moins le mérité de la clarté. Au début, il avait suffi que

Hess amorce un geste de la main pour que Lester aille se jeter

contre une vitrine. Plus loin, c’est à travers la baie vitrée de la

maison que les fils Hess le découvriront chevauché par leur

mère. Et c’est à travers la vitre de son bureau que Lester verra

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Linda, à qui il avait prêté sa doudoune orange, mourir à sa

place.

Ces transparences sont légion, dans Fargo. Bouchers

occupés à leur basse besogne derrière une autre vitre encore,

saluts d’une fenêtre à celle du voisin par-dessus une cour,

inscriptions grattées sur le verre dépoli d’une porte. Un vitrail

représentant une scène biblique domine même, non loin du

racloir, le bureau de Stavros. Tout est clair, tout se voit.

Carreaux, vitrines, aquariums : télévisualisation maximale. Et

pourtant la série qui commence par déterrer est aussi celle qui

réenterre. C’est donc qu’une évolution a lieu à cet égard aussi,

à l’endroit de la télévisualisation.

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Sans doute cette évolution n’est-elle nulle part mieux formulée

qu’à l’occasion de l’exécution des mafieux par Lorne Malvo.

Tandis que le tueur pénètre à l’intérieur du bâtiment où la

bande a ses bureaux, la caméra demeure à l’extérieur. C’est

de là qu’elle suit les progrès de Malvo parmi les pièces et les

étages, au rythme des cris et des détonations. On ne verra

rien de la tuerie, les fenêtres du lieu étant recouvertes d’une

surface réfléchissante. Mais, pour cette raison même, il serait

erroné de dire que le spectacle des meurtres nous est occulté.

Ces surfaces offrent en effet malgré tout quelque chose à voir

au gré des mouvements d’appareil, fût-ce seulement la trame

imparfaite de la rue et des voitures garées alentour.

Un nouveau jeu de télévision et de cinéma opère ici dans le

rapport du visible et de l’invisible, de deux évidences ou de

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deux inévidences. Le processus de télévisualisation semble à

présent si bien réalisé qu’il n’est même pas besoin de passer

effectivement de l’autre côté, à travers. Plus la peine de

dissiper l’ombre pour donner à percevoir ce qui s’y passe.

Sans rien montrer, la série continue malgré tout à donner à

voir, le faisant en outre au moyen d’une nouvelle variation

autour de deux motifs qu’elle affectionne, la transparence et

les reflets.

Ce qui se produit alors peut bien être appelé un événement.

Atteignant une sorte de summum dans cette scène de tuerie,

la télévisualisation se trouve par la même occasion renouer

avec une forme de suggestion ou d’euphémisation qu’on ne

s’attendrait guère à rencontrer sur le petit écran. Ce que Fargo

propose ici a bien davantage trait à l’usage que le cinéma peut

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faire d’une ressource précieuse entre toutes, et dont on a

coutume de lui accorder l’exclusive : le hors-champ. Mais en

c’est en l’occurrence au sein même du champ que le hors-

champ ouvre sa réserve. Aussi se sent-on fondé à parler, pour

la première fois peut-être, d’un hors-champ télévisuel voire,

carrément, « télévisualisé ».

Intégralement singulière est quoi qu’il en soit la manière dont

Fargo organise le croisement entre les deux histoires et les

deux régimes de la série. L’histoire télévisuelle et l’histoire

cinématographique du genre s’y nouent d’abord selon le

déroulement et les avancées propres à chacune. Du cinéma,

Fargo en présente donc des traces ou des effets de haut en

bas, du grand écran vers le petit. Mais il en présente aussi

dans l’autre sens, de bas en haut.

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Evénement, oui : c’est par les moyens et selon les termes

appartenant à la télévisualisation que la série de Noah Hawley

en arrive aujourd’hui à recroiser la route du cinéma. Le

troisième âge d’or dure toujours, et l’histoire est loin d’être finie

de ce qui, dans la série, enchaîne et réfléchit le grand et le

petit écran.

Lire aussi :

« Une couverture à soi (sur The Americans) », Vacarme

n° 66.

« L’évidence derrière la porte (sur Masters of Sex) »,

Vacarme n° 67.

« Histoire de Rust & Marty (sur True Detective) »,

Vacarme n° 68.

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« Le troisième signe (sur Sherlock) », Vacarme n°69.