W. Benjamin - Le Concept d'Histoire

download W. Benjamin - Le Concept d'Histoire

If you can't read please download the document

Transcript of W. Benjamin - Le Concept d'Histoire

Walter Benjamin uvres IIISur le concept dhistoire1ditions Gallimard Collection folio essais Paris 2000

I On connat lhistoire de cet automate qui, dans une partie dchecs, tait cens pouvoir trouver chaque coup de son adversaire la parade qui lui assurait la victoire. Une marionnette en costume turc, narghil la bouche, tait assise devant une grande table, sur laquelle lchiquier tait install. Un systme de miroirs donnait limpression que cette table tait transparente de tous cts. En vrit, elle dissimulait un nain bossu, matre dans lart des checs, qui actionnait par des fils la main de la marionnette. On peut se reprsenter en philosophie lquivalent dun tel appareil. La marionnette appele matrialisme historique est conue pour gagner tout coup. Elle peut hardiment se mesurer nimporte quel adversaire, si elle prend son service la thologie, dont on sait quelle est aujourdhui petite et laide, et quelle est de toute manire prie de ne pas se faire voir. II Lun des traits les plus remarquables de la nature humaine est, [] ct de tant dgosme individuel, labsence gnrale denvie que chaque prsent porte son avenir2. Cette rflexion de Lotze conduit penser que notre image du bonheur est tout entire colore par le temps dans lequel il nous a t imparti de vivre. Il ne peut y avoir de bonheur susceptible dveiller notre envie que dans latmosphre que nous avons pu parler, des femmes qui auraient pu se donner nous. Autrement dit, limage du bonheur est insparable de celle de la rdemption. Il en va de mme de limage du pass, dont soccupe lhistoire. Le pass est marqu dun indice secret, qui le renvoie la rdemption. Ne sentons-nous pas nousmmes un faible souffle de lair dans lequel vivaient les hommes dhier ? Les voix auxquelles nous prtons loreille napportent-elles pas un cho de voix dsormais teintes ? Les femmes que nous courtisons nont-elles pas des surs quelles nont plus connues ? Sil en est ainsi, alors il existe un rendez-vous tacite entre les gnrations passes et la ntre. Nous avons t attendus sur la terre. nous, comme chaque gnration prcdente, fut accorde une faible 1 N.d.T. : Ce texte, publi par lInstitut de recherches sociales aprs la mort de Benjamin (LosAngeles, 1942), a t rdig dans les premiers mois de 1940. Il reprend et dveloppe des ides autour desquelles la rflexion de lauteur tournait depuis plusieurs annes, comme le montrent les passages repris de ltude sur Fuchs (cf. supra, p. 170 sqq.). Une version franaise, due Benjamin lui-mme, figure dans le volume des crits franais (Paris, Gallimard, 1991, p. 331 sqq.) (PR) 2 N.d.T. : Hermann Lotze, Mikrokosmos. Ideen zur Naturgeschichte und Geschichte der Menschheit. Versuch einer Anthropologie, t. III, Leipzig, S. Hinzel, 1864, p. 49. (PR)

1

force messianique sur laquelle le pass fait valoir une prtention. Cette prtention, il est juste de ne point la repousser. Lhistorien matrialiste en a conscience. III Le chroniqueur, qui rapporte les vnements sans distinguer entre les grands et les petits, fait droit cette vrit : que rien de ce qui eut jamais lieu nest perdu pour lhistoire. Certes, ce nest qu lhumanit rdime quchoit pleinement son pass. Cest--dire que pour elle seule son pass est devenu intgralement citable. Chacun des instants quelle a vcus devient une citation lordre du jour3 - et ce jour est justement celui du Jugement dernier. IV Occupez-vous dabord de vous nourrir et de vous vtir, alors vous choira de lui-mme le Royaume de Dieu. Hegel, 18074 La lutte des classes, que jamais ne perd de vue un historien instruit lcole de Marx, est une lutte pour ces choses brutes et matrielles sans lesquelles il nen est point de raffines ni de spirituelles. Celles-ci interviennent pourtant dans la lutte des classes autrement que comme lide dun butin quemportera le vainqueur. Comme confiance, courage, humour, ruse, fermet inbranlable, elles prennent une part vivante la lutte et agissent rtrospectivement dans les profondeurs du temps. Elles remettront toujours en question chaque nouvelle victoire des matres. De mme que certaines fleurs tournent leur corolle vers le soleil, le pass par un mystrieux hliotropisme, tend se tourner vers le soleil qui est en train de se lever au ciel de lhistoire. Lhistorien matrialiste doit savoir discerner ce changement, le moins ostensible de tous. V Limage vraie du pass passe en un clair. On ne peut retenir le pass que dans une image qui surgit et svanouit pour toujours linstant mme o elle soffre la connaissance. La vrit na pas de jambes pour senfuir devant nous - ce mot de Gottfried Keller dsigne, dans la conception historiciste de lhistoire, lendroit exact o le matrialisme historique enfonce son coin. Car cest une image irrcuprable du pass qui risque de svanouir avec chaque prsent qui ne sest pas reconnu vis par elle. VI Faire uvre dhistorien ne signifie pas savoir comment les choses se sont rellement passes . Cela signifie semparer dun souvenir, tel quil surgit linstant du danger. Il sagit pour le matrialisme historique de retenir limage du pass qui soffre inopinment au sujet historique linstant du danger. Ce danger menace aussi bien les contenus de la tradition que 3 N.d.T. : En franais dans le texte. (PR) 4 N.d.T. : Lettre de Hegel K. L. von Knebel (30 aot 1807). (PR) 2

ses destinataires. Il est le mme pour les uns et pour les autres, et consiste pour eux se faire linstrument de la classe dominante. chaque poque, il faut chercher arracher de nouveau la tradition au conformisme qui est sur le point de la subjuguer. Car le messie ne vient pas seulement comme rdempteur ; il vient comme vainqueur de lantchrist. Le don dattiser dans le pass ltincelle de lesprance nappartient qu lhistoriographe intimement persuad que, si lennemi triomphe, mme les morts ne seront pas en sret. Et cet ennemi na pas fini de triompher. VII Pensez aux tnbres et au grand froid Dans cette valle o rsonne la dsolation. Brecht, LOpra de quatsous5 lhistorien qui veut revivre une poque, Fustel de Coulanges recommande doublier tout ce quil sait du cours ultrieur de lhistoire. On ne saurait mieux dcrire la mthode avec laquelle le matrialisme historique a rompu. Cest la mthode de lempathie. Elle nat de la paresse du cur, de lacedia6, qui dsespre de saisir la vritable image historique dans son surgissement fugitif. Les thologiens du Moyen ge considraient lacedia comme la source de la tristesse. Flaubert, qui la connue, crit : Peu de gens devineront combien il a fallu tre triste pour [entreprendre de] ressusciter Carthage7. La nature de cette tristesse se dessine plus clairement lorsquon se demande qui prcisment lhistoriciste sidentifie par empathie. On devra invitablement rpondre : au vainqueur. Or ceux qui rgnent un moment donn sont les hritiers de tous les vainqueurs du pass. Lidentification au vainqueur bnficie donc toujours aux matres du moment. Pour lhistorien matrialiste, cest assez dire. Tous ceux qui ce jour ont obtenu la victoire, participent ce cortge triomphal o les matres daujourdhui marchent sur les corps de ceux qui aujourdhui gisent terre. Le butin, selon lusage de toujours, est port dans le cortge. Cest ce quon appelle les biens culturels. Ceux-ci trouveront dans lhistorien matrialiste un spectateur rserv. Car tout ce quil aperoit en fait de biens culturels rvle une origine laquelle il ne peut songer sans effroi. De tels biens doivent leur existence non seulement leffort des grands gnies qui les ont crs, mais aussi au servage anonyme de leurs contemporains. Car il nest pas de tmoignage de culture qui ne soit en mme temps un tmoignage de barbarie. Cette barbarie inhrente aux biens culturels affecte galement le processus par lequel ils ont t transmis de main en main. Cest pourquoi lhistorien matrialiste scarte autant que possible de ce mouvement de transmission. Il se donne pour tche de brosser lhistoire rebrousse-poil. VIII

5 N.d.T. : Ce sont les vers finaux de la pice (acte III, scne IX), que J.-C. Hmery traduit ainsi : Pensez la nuit et au froid tombeau / Qui rgnent dans cet univers de damns. (Paris, LArche, 1974, p. 87). (PR) 6 N.d.T. : Lacedia est une tristesse qui rend muet (cf. saint Thomas, Summa Theologica, I-II, qu. 35, art. 8). Lorsquelle aboutit fuir et dtester le bien divin , on la dfinit comme pch mortel (ibid., II-II, qu. 35, art. 3). (MdG) 7 N.d.T. : Lettre Ernest Feydeau du 29 novembre 1859, in Flaubert, Correspondance, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1998, p. 382 (nous rtablissons entre crochets la citations exacte). (PR).

3

La tradition des opprims nous enseigne que l tat dexception dans lequel nous vivons est la rgle. Nous devons parvenir une conception de lhistoire qui rende compte de cette situation. Nous dcouvrirons alors que notre tche consiste instaurer le vritable tat dexception ; et nous consoliderons ainsi notre position dans la lutte contre le fascisme. Celuici garde au contraire toutes ses chances, face des adversaires qui sopposent lui au nom du progrs, compris comme une norme historique. Seffarer que les vnements que nous vivons soient encore possibles au XXe sicle, cest marquer un tonnement qui na rien de philosophique. Un tel tonnement ne mne aucune connaissance, si ce nest comprendre que la conception de lhistoire do il dcoule nest pas tenable. IX Mon aile est prte prendre son essor Je voudrais bien revenir en arrire Car en restant mme autant que le temps vivant Je naurais gure de bonheur. Gerhard Angelus8

Scholem,

Gru

vom

Il existe un tableau de Klee qui sintitule Angelus Novus . Il reprsente un ange qui semble sur le point de sloigner de quelque chose quil fixe du regard. Ses yeux sont carquills, sa bouche ouverte, ses ailes dployes. Cest cela que doit ressembler lAnge de lHistoire. Son visage est tourn vers le pass. L o nous apparat une chane dvnements, il ne voit, lui, quune seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les prcipite ses pieds. Il voudrait bien sattarder, rveiller les morts et rassembler ce qui a t dmembr. Mais du paradis souffle une tempte qui sest prise dans ses ailes, si violemment que lange ne peut plus les refermer. Cette tempte le pousse irrsistiblement vers lavenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui slve jusquau ciel. Cette tempte est ce que nous appelons le progrs. X Les objets que la rgle claustrale assignait la mditation des moines visaient leur enseigner le mpris du monde et de ses pompes. Les rflexions que nous dveloppons ici servent une fin analogue. lheure o gisent terre les politiciens en qui les adversaires du fascisme avaient mis leur espoir, lheure o ils aggravent encore leur dfaite en trahissant leur propre cause, nous voudrions librer lenfant du sicle des filets dans lesquels ils lont entortill. Le point de dpart est que la foi aveugle de ces politiciens dans le progrs, leur confiance dans le soutien massif de la base , et finalement leur adaptation servile un appareil politique incontrlable ntaient que trois aspects dune mme ralit. Nous voudrions suggrer combien il cote notre pense habituelle dadhrer une vision de lhistoire qui vite toute complicit avec celle laquelle ces politiciens continuent de saccrocher. 8 N.d.T. : Salutation de lAnge , strophe du pome de G. Scholem, inclus dans sa lettre Benjamindu 25 juillet 1921. Voir W. Benjamin, Correspondance 1, 1910-1928, trad. G. Petitdemange, Paris, Aubier-Montaigne, 1979, p. 247 (ici retraduit). (PR)

4

XI Le conformisme ds lorigine inhrent la social-dmocratie naffecte pas seulement sa tactique politique, mais aussi ses vues conomiques. Cest l une des causes de son effondrement ultrieur. Rien na plus corrompu le mouvement ouvrier allemand que la conviction de nager dans le sens du courant. ce courant quil croyait suivre, la pente tait selon lui donne par le dveloppement de la technique. De l il ny avait quun pas franchir pour simaginer que le travail industriel, qui sinscrit ses yeux dans le cours du progrs technique, reprsente un acte politique. Chez les ouvriers allemands, la vieille thique protestante du travail rapparut sous une forme scularise. Le programme de Gotha porte dj les traces de cette confusion. Il dfinit le travail comme la source de toute richesse et de toute culture . quoi Marx, anim dun sombre pressentiment, objectait que celui qui ne possde dautre bien que sa force de travail est ncessairement lesclave des autres hommes, qui se sont rigs [] en propritaires9. Ce qui nempche pas la confusion de se rpandre de plus en plus, et Josef Dietzgen dannoncer bientt : Le travail est le Messie des temps modernes. Dans lamlioration [] du travail [] rside la richesse, qui peut maintenant accomplir ce quaucun rdempteur na accompli jusqu prsent. Cette conception du travail, caractristique dun marxisme vulgaire, ne prend gure la peine de se demander en quoi les biens produits profitent aux travailleurs eux-mmes, tant quils ne peuvent en disposer. Elle nenvisage que les progrs de la matrise sur la nature, non les rgressions de la socit. Elle prsente dj les traits technocratiques quon rencontrera plus tard dans le fascisme. Notamment une approche de la nature qui rompt sinistrement avec les utopies socialistes davant 1848. Tel quon le conoit prsent, le travail vise lexploitation de la nature, exploitation que lon oppose avec une nave satisfaction celle du proltariat. Compares cette conception positiviste, les fantastiques imaginations dun Fourier, qui ont fourni matire tant de railleries, rvlent un surprenant bon sens. Si le travail social tait bien ordonn, selon Fourier, on verrait quatre Lunes clairer la nuit terrestre, les glaces se retirer des ples, leau de mer sadoucir, les btes fauves se mettre au service de lhomme. Tout cela illustre une forme de travail qui, loin dexploiter la nature, est en mesure de laccoucher des crations virtuelles qui sommeillent en son sein. lide corrompue du travail correspond lide complmentaire dune nature qui, selon la formule de Dietzgen, est offerte gratis10 . XII Nous avons besoin de lhistoire, mais nous en avons besoin autrement que le flneur raffin des jardins du savoirs. Nietzsche, De lutilit et des inconvnients de lhistoire pour la vie11 9 N.d.T. : K. Marx, Randglossen zum Programm der Deutschen Arbeiterpartei, d. K. Korsch, BerlinLeipzig, Vereinigung Internationaler Verlags-Anstalten, 1922. (PR) 10 N.d.T. : J. Dietzgen, Smtliche Schriften, Wiesbaden, Verlag des Dietzgenschen Philosophie, 1911, t. I, p. 175. (PR) 11 N.d.T. : F. Nietzsche, Considrations inactuelles I et II, trad. P. Rusch, Paris, Gallimard, 1990, p. 93. (PR)

5

Le sujet de la connaissance historique est la classe combattante, la classe opprime ellemme. Elle apparat chez Marx comme la dernire classe asservie, la classe vengeresse qui, au nom de gnrations de vaincus, mne son terme luvre de libration. Cette conscience, qui se ralluma brivement dans le spartakisme, fut toujours scandaleuse aux yeux de la socialdmocratie. En lespace de trois dcennies, elle parvint presque effacer le nom dun Blanqui, dont les accents dairain avaient branl le XIXe sicle. Elle se complut attribuer la classe ouvrire le rle de rdemptrice des gnrations futures. Ce faisant elle nerva ses meilleures forces. cette cole, la classe ouvrire dsapprit tout ensemble la haine et lesprit de sacrifice. Car lune et lautre se nourrissent de limage des anctres asservis, non de lidal dune descendance affranchie. XIII Tous les jours notre cause devient plus claire et le peuple tous les jours plus intelligent. Joseph Dietzgen, La Philosophie de la social-dmocratie12 Dans sa thorie, et plus encore dans sa pratique, la social-dmocratie a t guide par une conception du progrs qui ne sattachait pas au rel, mais mettait une prtention dogmatique. Le progrs, tel quil se peignait dans la cervelle des sociaux-dmocrates, tait premirement un progrs de lhumanit elle-mme (non simplement de ses aptitudes et de ses connaissances). Il tait deuximement un progrs illimit (correspondant au caractre indfiniment perfectible de lhumanit). Il tait envisag, troisimement, comme essentiellement irrsistible (se poursuivant automatiquement selon une ligne droite ou une spirale). Chacun de ces prdicats est contestable, chacun offre prise la critique. Mais celleci, si elle se veut rigoureuse, doit remonter au-del de tous ces prdicats et sorienter vers quelque chose qui leur et commun. Lide dun progrs de lespce humaine travers lhistoire est insparable de celle dun mouvement dans un temps homogne et vide. La critique de cette dernire ide doit servir de fondement la critique de lide de progrs en gnral. XIV Lorigine est le but. Karl Kraus, Work in Versen I13 Lhistoire est lobjet dune construction dont le lieu nest pas le temps homogne et vide, mais le temps satur d -prsent . Ainsi, pour Robespierre, la Rome antique tait un pass charg d -prsent , quil arrachait au continuum de lhistoire. La Rvolution franaise se comprenait comme une seconde Rome. Elle citait lancienne Rome exactement comme la mode cite un costume dautrefois. La mode sait flairer lactuel, si profondment quil se niche dans les fourrs de lautrefois. Elle est le saut du tigre dans le pass. Mais ceci a 12 N.d.T. : J. Dietzgen, op. cit., p. 176. (PR) 13 N.d.T. : K. Kraus, Worte in Versen [I], 2e d., Leipzig, 1919, p. 69 ( Der sterbende Mensch ).(PR)

6

lieu dans un arne o commande la classe dominante. Le mme saut, effectu sous le ciel libre de lhistoire, est le saut dialectique, la rvolution telle que la concevait Marx. XV Les classes rvolutionnaires, au moment de laction, ont conscience de faire clater le continuum de lhistoire. La Grande rvolution introduisit un nouveau calendrier. Le jour qui inaugure un calendrier nouveau fonctionne comme un acclrateur historique. Et cest au fond le mme jour qui revient sans cesse sous la forme des jours de fte, qui sont des jours de commmoration. Les calendriers ne mesurent donc pas le temps comme le font les horloges. Ils sont les monuments dune conscience historique dont toute trace semble avoir disparu en Europe depuis cent ans, et qui transparat encore dans un pisode de la rvolution de juillet. Au soir du premier jour de combat, on vit en plusieurs endroits de Paris, au mme moment et sans concertation, des gens tirer sur les horloges. Un tmoin oculaire, qui devait peut-tre sa clairvoyance au hasard de la rime, crivit alors : Qui le croirait ! On dit quirrits contre lheure, De nouveaux Josus, au pied de chaque tour. Tiraient sur les cadrans pour arrter le jour. XVI Lhistorien matrialiste ne saurait renoncer au concept dun prsent qui nest point passage, mais arrt et blocage du temps. Car un tel concept dfinit justement le prsent dans lequel, pour sa part, il crit lhistoire. Lhistoricisme compose limage ternelle du pass, le matrialisme historique dpeint lexprience unique de la rencontre avec ce pass. Il laisse dautres se dpenser dans le bordel de lhistoricisme avec la putain Il tait une fois . Il reste matre de ses forces : assez viril pour faire clater le continuum de lhistoire. XVII Lhistoricisme trouve son aboutissement lgitime dans lhistoire universelle. Par sa mthode, lhistoriographie matrialiste se distingue de ce type dhistoire plus nettement peuttre que de tout autre. Lhistoire universelle na pas darmature thorique. Elle procde par addition : elle mobilise la masse des faits pour remplir le temps homogne et vide. Lhistoriographie matrialiste, au contraire, est fonde sur un principe constructif. La pense nest pas seulement faite du mouvement des ides, mais aussi de leur blocage. Lorsque la pense simmobilise soudain dans une constellation sature de tensions, elle communique cette dernire un choc qui la cristallise en monade. Lhistorien matrialiste ne sapproche dun objet historique que lorsquil se prsente lui comme une monade. Dans cette structure il reconnat le signe dun blocage messianique des vnements, autrement dit le signe dune chance rvolutionnaire dans le combat pour le pass opprim. Il saisit cette chance pour arracher une poque dtermine au cours homogne de lhistoire, il arrache de mme une poque telle vie particulire, luvre dune vie tel ouvrage particulier. Il russit recueillir et conserver dans louvrage particulier luvre dune vie, dans luvre dune vie lpoque et dans lpoque le cours entier de lhistoire. Le fruit nourricier de la connaissance historique contient en son cur le temps comme sa semence prcieuse, mais une semence indiscernable au got.

7

XVIII Les misrables cinquante millnaires de lhomo sapiens, crit un biologiste moderne, reprsentent relativement lhistoire de la vie organique sur terre, quelque chose comme deux secondes la fin dune journe de vingt-quatre heures. cette chelle, toute lhistoire de lhumanit civilise remplirait un cinquime de la dernire seconde de la dernire heure. L-prsent qui, comme un modle du temps messianique, rsume en un formidable raccourci lhistoire de toute lhumanit, concide exactement avec la figure que constitue dans lunivers lhistoire de lhumanit. APPENDICE A

Lhistoricisme se contente dtablir un lien causal entre divers moments de lhistoire. Mais aucune ralit de fait ne devient, par sa simple qualit de cause, un fait historique. Elle devient telle, titre posthume, sous laction dvnements qui peuvent tre spars delle par des millnaires. Lhistorien qui part de l cesse dgrener la suite des vnements comme un chapelet. Il saisit la constellation que sa propre poque forme avec telle poque antrieure. Il fonde ainsi un concept du prsent comme -prsent , dans lequel se sont fichs des clats du temps messianique. B Les devins qui interrogeaient le temps pour savoir ce quil reclait en son sein ne le percevaient certainement pas comme un temps homogne et vide. Celui qui considre cet exemple se fera peut-tre une ide de la manire dont le temps pass tait peru dans la commmoration : prcisment de cette manire. On sait quil tait interdit aux Juifs de sonder lavenir. La Torah et la prire, en revanche, leur enseignaient la commmoration. La commmoration, pour eux, privait lavenir des sortilges auxquels succombent ceux qui cherchent sinstruire auprs des devins. Mais lavenir ne devenait pas pour autant, aux yeux des Juifs, un temps homogne et vide. Car en lui, chaque seconde tait la porte troite par laquelle le Messie pouvait entrer.

8