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VÉRITÉS DU CŒUR

Collection dirigée par Sabine BERRITZ

Ouvrages parus :

1. DIÉLETTE. — Pour l'amour d'Isabelle. 2. Florence LÉGER. — Le Mas des Solitudes. 3. Lia MIRANDA. — Noces de Neige. 4. Sabine BERNARD-DEROSNE. — Les Fiancés

d'Altavira. 5. Denyse MAI. — L'Ange et la Colombe. 6. Nelly MERCURE. — La Mésangère. 7. Jean de LUTRY. — D'Amour et de Champagne. 8. Florence LÉGER. — Angéla. 9. Lia MIRANDA. — Bellissima.

10. Jeanne MANOËL. — Le Relais du « Cœur égaré ». 11. Jean de LA BRÈTE. — Mon Oncle et mon Curé 12. Flora SAINT-GIL. — La Plaine aux cent miroirs. 13. Sabine BERNARD - DEROSNE. — Choute, jour-

naliste. 14. Henri ARDEL. — Mon cousin Guy. 15. Jean MERVILLE. — Cette flamme dans la nuit. 16. Denyse MAI. — Sortilège espagnol. 17. Florence LÉGER. — Son premier amour. 18. Jacqueline BELLON. — Les Barricades mysté-

rieuses. 19. Ruby AYRES. — Un compromis. 20. Roberte ROLEINE. — Tornade aux Llanos. 21. Robert d'ORSENNA. — Anne des Neiges. 22. Sabine BERNARD-DEROSNE. — L'Inconnu de

Galata. 23. Jeanne MANOËL. — Le Jardin des abîmes. 24. DELLY. — Le Secret du Kou-Kou-Noor. 25. Henri ARDEL. — L'Étreinte du passé. 26. Concordia MERREL. — Les Chemins détournés. 27. SAINT-AVIT. — Elle ou moi. 28. R. D'ORSENNA. — Indomptable Maryse. 29. DELLY. — Sous le masque.

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COMME UNE EAU VIVE...

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DU MÊME AUTEUR

A LA MÊME LIBRAIRIE :

Cette flamme dans la nuit. Roman.

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JEAN MERVILLE

COMME UNE EA VIVE...

roman

LIBRAIRIE PLON 8, rue Garancière — PARIS-6

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COMME UNE EAU VIVE...

I

Venu des profondeurs du pôle, le vent lançait ses vagues furieuses à l'assaut de la plaine de glace. Pierre Mayeur, responsable de l'une des expéditions françaises envoyées dans l'Antarc- tique à l'occasion de l'année internationale de géophysique, regagnait son abri après une brève inspection de la base Charcot. Il avançait pas à pas, le souffle coupé, plié en deux sous les rafales. Malgré les hurlements de la tempête, la base Charcot était paisible. Après une longue veille, les hommes s'étaient endormis ; les chiens épuisés par une récente expédition reposaient dans leur abri d'où montait parfois un grognement sourd.

Pierre Mayeur fit encore quelques pas et se redressa. Le vent lui souffleta le visage de ses pointes de glace. Il respira profondément et, dans la clarté diffuse qui tombait du ciel, contempla la base qu'il embrassait d'un seul regard. Les abris métalliques disparaissaient sous la neige ; au sommet de son mât, le drapeau déchiré cla-

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quait au vent. Rangés flanc contre flanc, les wessels et les traîneaux attendaient dans la nuit de nouveaux départs vers les terres vierges du pôle. Au delà commençait le royaume de la neige et de la glace dont il avait, durant un an, reconnu les passages.

S'arc-boutant contre les rafales, Pierre Mayeur fit le tour d'un abri et la mer lui apparut, pous- sant vers le rivage déchiqueté ses longues houles crêtées d'écume. Au centre de la baie, étoilé de feux, se trouvait le navire des expéditions polaires qui avait amené l'équipe de relève. Dès le len- demain, il cinglerait vers le nord en se frayant un chemin parmi les glaces. Le temps pressait; la mer était mauvaise et la banquise devenait plus menaçante au fil des jours.

Il soupira. Durant la soirée d'adieu qui avait réuni ses compagnons et l'équipe de relève, il s'était dominé, gardant devant les hommes un masque austère et grave. Pourtant, il s'abandon- nait à la chaleur de l'amitié et des souvenirs. Les rires, les chants lui apportaient une joie très douce teintée de mélancolie.

Maintenant, dans la nuit battue par le vent et qui ronflait comme une forge, il éprouvait jusqu'à l'angoisse l'amertume des départs. Il aimait cette terre aride et nue qui répondait à son goût de la solitude, cette vie libre qui lui permettait d'as- souvir une double passion pour la science et l'aventure. Pendant un an, il avait commandé la base Charcot. Ses camarades, des hommes rudes

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et silencieux, lui ressemblaient. En leur compa- gnie, il avait multiplié les observations scienti- fiques, lancé ses raids sur la calotte glaciaire, affronté le froid, la nuit, les risques de la neige et de la banquise. Une amitié virile, jamais exprimée, les unissait. Perdue au bout du monde, la base Charcot suffisait à son bonheur.

Maintenant, tout était fini ; le navire l'em- mènerait demain vers l'Europe avec ses cama- rades. Les consignes étaient passées ; l'équipe de relève poursuivrait le travail. Pierre eut un pin- cement au cœur en songeant à la joie de ses compagnons. Tous évoquaient déjà les parents, la fiancée, la femme ou les enfants qui les atten- draient à Marseille. Jamais, au fond, ils n'avaient été seuls ; leurs cœurs poursuivaient avec ceux qu'ils aimaient un dialogue qui n'avait pas de fin. Lui, personne n'attendait son retour et il redou- tait les villes et leur tumulte, les foules immenses au milieu desquelles il étouffait.

Il haussa les épaules et marcha vers l'entrée de l'abri. Le froid le pénétrait ; malgré l'épaisseur des gants, il ne sentait plus ses mains. Après avoir suivi un boyau creusé dans la neige, il poussa la porte et la chaleur le prit à la gorge, la lumière crue lui fit ciller les yeux. Le poêle ronronnait doucement. Jean, l'homme de veille, était penché sur un livre. Il leva la tête à l'entrée de Pierre et ses lèvres ébauchèrent un sourire vite suspendu. Pierre frappa ses bottes contre le sol pour en secouer la neige, enleva le lourd survêtement qui

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l'engonçait et alla s'asseoir par habitude devant sa table. Nul travail ne l'y attendait, mais il lui répugnait de consacrer au sommeil les der- nières heures qui lui restaient à vivre sur la base Charcot. La tête entre les mains, il écouta long- temps les sifflements du vent et le ressac de la mer ; les jours passés revivaient dans sa mémoire. Luttes, échecs, triomphes : tout s'éclairait à la lumière des souvenirs.

Au fond de l'abri, une porte grinça et Pierre leva la tête. François de Lussan, son successeur, se tenait sur le seuil, hésitant.

— Je ne vous dérange pas ? — Nullement. — Pour votre dernière nuit ici, je trouverais

normal que vous préfériez rester seul. — Pourquoi cela ? Venez donc ! La voix était sèche, brutale. François de Lussan

s'approcha lentement et s'assit en face de Pierre. — Je tenais à vous remercier... — Inutile. Je n'ai fait que mon devoir. — Vous avez retardé votre départ à cause de

moi, au risque d'avoir à lutter contre la banquise durant la traversée. Je sais que vous détestez toute marque extérieure de sympathie, mais je ne puis vous laisser partir sans vous exprimer ma gratitude. Désormais, nous sommes parés, grâce à vous. Et personnellement, je vous dois plus que vous ne pensez.

Il parlait d'une voix douce, trop proche de l'adolescence, qui semblait glisser sur les mots.

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Malgré les deux semaines qu'ils avaient passées en commun, Pierre s'habituait mal à la jeunesse de cette voix et de ce visage qui s'offrait à lui en pleine lumière. Il se rappelait sa déconvenue, lors de l'arrivée du navire, lorsque François de Lussan s'était présenté. Il était frêle, timide, et sa poignée de main manquait de force. On lui donnait vingt ans. Pour protéger ses yeux, il por- tait des lunettes bleutées et le pâle visage sem- blait crispé par l'appréhension. En s'adressant à ses compagnons, il manifestait une politesse raf- finée, déplacée dans un tel lieu. « Il n'a ni le ton ni l'allure d'un chef », songeait Pierre qui pré- voyait déjà des catastrophes. Son accueil avait été rude, sans nuances, et François de Lussan, gêné, s'était aussitôt enfermé dans le silence. D'habitude, l'arrivée d'une nouvelle équipe mar- quait une fête de l'amitié, mais ce soir-là une gêne planait sur la base Charcot.

Les jours suivants, leurs rapports avaient été très froids, uniquement dictés par les problèmes que posait la relève. La tempête s'était levée, compliquant les tâches les plus simples, aigrissant l'humeur. François suivait Pierre comme une ombre, étudiant les cartes et les machines, les chiens et les wessels. Souvent, il tournait la tête vers le Sud et son visage prenait une expression passionnée. Le froid, la poussière de neige sou- levée par le blizzard ne semblaient pas l'atteindre. « Un poète », songeait Pierre avec dédain.

Lentement, son opinion devint plus nuancée.

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François avait le même âge que lui, vingt-huit ans. La fatigue et les veilles n'avaient aucune prise sur son organisme. Sa gentillesse dissimu- lait une volonté farouche qui ne déviait jamais de sa route. S'il ne donnait pas ses ordres à la ma- nière de Pierre, il obtenait le même résultat. On le suivait et on l'aimait. D'un long séjour dans le Groenland, il ramenait une connaissance quasi instinctive de la banquise et de ses pièges, et sa formation scientifique lui permettait de diriger une expédition qui ne se proposait pas l'aventure, mais une étude précise du climat, de la faune et du sol de l'Antarctique.

Finalement, Pierre avait reconnu en lui un être de sa race. Un solitaire taillé pour la nuit, le gel et le roc. Un homme des pôles, épris d'ab- solu. Une flamme brûlait dans ses yeux clairs, son visage reflétait une ferveur d'enfant dès qu'il évoquait son métier, mais en même temps il pesait les risques et réglait avec minutie l'instal- lation de son équipe et un programme austère de travail.

D'après les instructions reçues, il devait en effet prendre la tête de trois expéditions succes- sives qui, partant de la base Charcot, s'enfonce- raient profondément à l'intérieur des terres, en direction du pôle.

Surtout, Pierre admirait en lui sa tendance au bonheur. Jamais il n'avait entendu de François un mot de révolte ou un cri ; il gardait en toutes circonstances une parfaite égalité d'humeur. La

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joie rayonnait de sa personne. Une joie secrète et silencieuse, mais toute son âme s'exprimait alors dans un regard.

Un chien, soudain, se mit à hurler. Après une brève accalmie, le blizzard reprenait de la force.

— Avouez-le, dit François. Vous avez douté de moi.

Il souriait. Pierre releva la tête et la clarté de la lampe sculpta son rude visage.

— En effet. Pendant quelques jours, j'ai voué à tous les diables ceux qui vous avaient envoyé ici. Je pensais — excusez-moi — que les enfants n'y ont pas leur place. Depuis, j'ai changé d'opi- nion.

— Vos actes me l'ont prouvé, mais vous ne me l'aviez jamais dit.

— Je déteste les confidences. Pierre alluma une cigarette et tendit le paquet

à François. Ils fumèrent en silence. Dehors, la meute donnait de la voix.

— Je ne vous demande pas de confidences, reprit François. A quoi serviraient-elles? Vous nous quittez demain et nos routes ne se croi- seront peut-être jamais plus. Vous n'êtes pas homme à garder un lien avec le passé.

— Vous croyez que j'oublierai la base ? — Vous songerez à la mer, au blizzard, aux

chiens plus souvent qu'à l'équipe de relève. — Pour quelle raison ? — Parce que ce n'est pas vous qui la com-

manderez.

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Pierre tressaillit. La remarque de François at- teignait cette part de lui-même qu'il défendait farouchement. Certes, son orgueil et sa force l'isolaient des autres. Autant que l'air qu'il res- pirait, l'exercice de l'autorité était nécessaire à sa vie.

— J'admire votre lucidité ! dit-il sèchement. Le sourire de François s'était fané. Pierre re-

garda les mains de son compagnon posées à plat sur la table, des mains trop fines de musicien ou d'artiste.

— J'espère ne point vous avoir blessé, dit François.

Le silence devint plus lourd. Pierre écrasait sa cigarette dans le cendrier avec une violence con- tenue. Ses traits s'étaient durcis ; un rictus tor- dait ses lèvres.

— Où voulez-vous en venir ? fit-il enfin. — J'ai beaucoup de sympathie pour vous,

Pierre. Et je pense que vous êtes malheureux. — Je n'ai jamais permis... — Admettons que nous vivons en ce moment

une minute de vérité. D'ailleurs, si vous le dé- sirez, je puis regagner ma couchette.

— N'en faites rien. Votre imagination me ravit. Vous avez bâti tout un roman sur ma personne, n'est-ce pas?

— Un roman, si vous le voulez. J'ai ren- contré à la base Charcot un chef magnifique, un exemple. Non, ne souriez pas. Je vous ai admiré dès le premier jour. Vous êtes infiniment plus

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riche que vous ne le laissez paraître. Pourtant, il y a en vous quelque chose de glacé, de tendu. On dirait que vous soutenez une lutte permanente contre la vie. Est-ce pour échapper à vous-même que vous recherchez l'action et le risque?

Il n'obtint pas de réponse. Pierre allumait une nouvelle cigarette et ne semblait pas entendre. Son visage immobile ne traduisait aucune émo- tion.

— Je pense, reprit François, que vous avez beaucoup souffert autrefois et que vous en gardez une blessure. Depuis ce temps, vous avez perdu toute confiance dans la nature humaine. Seuls échappent à votre mépris ceux qui partagent vos efforts et vos dangers. Ainsi, vous avez compromis votre voyage de retour pour assurer pleinement les conditions de notre travail, mais je suis per- suadé que, dès votre arrivée en Europe, vous ne songerez qu'à repartir très loin de toute civilisa- tion. Les hommes vous fatiguent. Je n'appelle pas cela le bonheur.

— Passionnante, votre leçon de morale ! Vous avez raté votre vocation, François.

— Je ne puis supporter la souffrance des autres.

— Ils la supportent bien, eux ! Il haussa les épaules et se leva. François le

regarda avec inquiétude marcher de long en large dans la pièce. Il était très grand, très fort. Son torse gonflait le chandail de laine brune. Le visage anguleux tanné par le blizzard respirait

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l'énergie et la violence, mais les lèvres qui ne souriaient jamais gardaient un pli amer aux com- missures.

Quand les mains de Pierre se posèrent sur ses épaules, François ne put réprimer un cri de sur- prise. Il entendit la voix sèche, martelée :

— Si un autre que vous m'avait tenu les mêmes propos, mon petit François, je l'aurais pris à la gorge. Il faut croire que vous me plaisez. J'at- tends la conclusion, maintenant.

— A condition que vous ne m'étouffiez pas... Il avait retrouvé son sourire. Pierre retourna

s'asseoir devant la table. Il avait très froid, sou- dain.

— Le bonheur existe, dit François, mais il ne se livre pas facilement. Il faut avoir foi en lui et le chercher.

— Et s'il vous fuit ? — Il faut le poursuivre encore. — Admirable ! Le dernier des imbéciles m'au-

rait donné la recette. Tout cela, je le savais, figurez-vous.

— Vous le savez, mais vous n'y croyez pas. — Vous y croyez, vous ? — Passionnément. — Alors, qu'est-ce que vous faites ici au lieu

de prêcher le bonheur parmi les hommes ? — J'essaie de le vivre. Il soutenait le regard de Pierre qui le premier

baissa les paupières. — Vous me pardonnerez, dit François. Je ne

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sais pourquoi, mais j'avais le sentiment que je devais vous parler ce soir, au risque de vous blesser. Je ne serai qu'un passant dans votre vie et personne, peut-être, n'aura le courage ou l'oc- casion de vous le redire.

— Merci. Votre délicatesse de cœur me boule- verse.

L'ironie de Pierre était forcée. Pour se donner une contenance, il prit un livre dont il tourna les pages au hasard. Au fond de lui-même, il était gêné et furieux. Ce compagnon au visage d'adolescent avait percé son masque.

— François, dit-il après un temps de silence, pourquoi êtes-vous venu ici ?

— J'appartiens, vous le savez, à la Marine nationale ; elle m'a chargé d'une mission pour laquelle j'étais volontaire. Depuis mon enfance, je rêve à la mer et aux expéditions polaires. Ne croyez pas à de l'atavisme. Je suis d'un pays de soleil. Mon choix s'est fait librement.

— Vous aussi, vous désiriez fuir le monde? — Nullement. Je recherchais l'occasion d'une

vie plus rude et qui réponde à mon idéal. Mais je retournerai parmi les hommes. On m'attend, d'ailleurs. Un père, une sœur...

— Et l'amour, sans doute. — Je suis fiancé. Vous n'avez jamais songé à

fonder une famille, Pierre? — Que vous importe ? Il eut un geste de la main pour repousser une

idée lancinante. Un visage venait de s'imposer

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à son souvenir. Le front, les lèvres, les cheveux semblaient englués dans une nuit épaisse. Seuls les yeux, d'une pureté de source, vivaient inten- sément.

— Je n'aurais pas dû... murmura François. Je vous ai fait de la peine.

— Non. Les femmes ne m'intéressent pas. Elles mentent toutes. Il suffit de le savoir pour en être délivré. Vous perdrez vos illusions, un jour.

Brusquement il prit la main de François et éclata de rire.

— Allons, ne faites pas cette tête. Vous brûlez du désir de me montrer la photo de votre fiancée. Courez vite la chercher, que j'admire la huitième merveille du monde. Eh bien, qu'est-ce que vous attendez ?

Il secoua la tête avec pitié tandis que François s'éloignait. Un foyer, des enfants, voilà donc ce qu'il attendait de la vie après avoir bourlingué sur toutes les mers et affronté le pôle ! Amer bonheur !

Son visage se radoucit dès que François eut franchi le seuil et déposé devant lui la photo- graphie d'une jeune fille. Pourtant, sa voix restait ironique.

— J'imagine que vous espérez des compli- ments. Elle est charmante. Blonde, n'est-ce pas? Et des yeux bleus ? Un beau front et sur les traits un air de douceur qui charme à première vue. Des lèvres qui sourient. Elle vous regardait, évi-

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demment, lorsque la photo a été prise. Cepen- dant, le sourire cache bien mal la tristesse. Elle songeait à votre départ. Mais les femmes vivent d'espoir, rassurez-vous. Maintenant elle rêve à votre retour. Tenez, François, mettez-la sur votre cœur... Où vous attend-elle? Près de ses parents bien-aimés ?

— Ne plaisantez pas, Pierre. — Dois-je vous répéter qu'elle est ravissante? — Claire a perdu ses parents. Elle vit près de

mon père et de ma sœur dans un vieux château des Alpilles.

— Et montée sur la plus haute tour, elle at- tend votre retour en faisant de la tapisserie. C'est passionnant, la vie de château.

— Vous êtes cruel. — Cruel et stupide, en effet, sans raison. Par-

donnez-moi. Il détourna la tête. Le vent attaquait l'abri

avec un grondement qui dominait le ressac de la mer. Parfois il prenait une voix humaine et la nuit était pleine de cris et de râles.

— Nous sommes pauvres, dit François. Depuis longtemps, nous aurions dû quitter ce château qui nous ruine, mais mon père veut y mourir. C'est un vieil homme penché sur le passé, et ce serait le tuer que de l'arracher à ses souvenirs. Alors, ma sœur a transformé tout un étage et accueille des hôtes pour une cure de repos et de silence.

— Étrange métier !

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— Elle ne se plaint jamais ; j'imagine pour- tant qu'elle doit en souffrir. C'est un peu de ma faute ; j'ai pris la meilleure part tandis qu'elle veille sur mon père. Claire est venue l'aider.

— Aurai-je l'honneur de voir la photo de votre soeur ?

— La voici. Je l'aime beaucoup. Pierre ne songeait plus à plaisanter. Le visage

de la jeune fille dont il tenait la photographie offrait infiniment plus de caractère que celui de la fiancée de François. Son expression était grave, presque austère. Les traits avaient une perfection émouvante, comme s'ils exprimaient une âme. Pierre contempla longuement les cheveux noirs, l'ovale des joues, la ligne gracieuse du cou et des épaules. A la naissance de la poitrine brillait une croix d'or. Puis il étudia les yeux sur lesquels tremblait l'ombre des cils. Mentaient-ils égale- ment, ces yeux immenses et purs où brûlait une petite flamme dorée? Un détail — un grain de beauté sur la tempe gauche — l'émouvait. Ce détail donnait de la vivacité et du relief au visage immobile, fermé sur un secret.

Pierre approcha la photographie de la lampe. — Quel âge a votre sœur ? — Vingt-cinq ans. Elle vous plaît? Il hocha la tête sans répondre à la question. — Et son prénom ? — Isabelle. Nous l'appelons Isa. — Isabelle... Ce prénom rime avec belle. Il

est jeune et frais, surtout. Elle n'a jamais songé

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à se marier et, pour reprendre votre expression, à fonder un foyer ?

— Isa est très difficile... — Vous parlez par énigmes, François. Que

souhaite-t-elle d'un mari, la sécurité, le luxe, l'amour? Ou bien devra-t-il signer un pacte aux termes duquel il n'abandonnera jamais le vieux château des Alpilles?

Il souriait, pour la première fois, et ses traits perdaient de leur rudesse.

— Isabelle, dit François de sa voix douce, est une passionnée. Elle n'épousera jamais l'argent ou le confort. Elle est trop noble pour demander le bonheur aux biens de ce monde. Ce qu'elle attend d'un mari, c'est un don total, une com- munion.

— L'âme sœur, quoi ! Elle réclame la lune, mon petit François. Des prétendants sont déjà venus frapper aux portes du château et gratter leur mandoline sous ses fenêtres ?

— Isabelle ne me confie pas ses affaires de cœur. Des prétendants, oui, j'en ai rencontré à l'occasion de mes congés. L'un ne manquait pas de charme ; l'autre avait de grandes qualités d'esprit.

— ... Et ils sont repartis bredouille, déses- pérés. Quel drame affreux ! Le prochain aura peut-être plus de chance ou de mérite.

— Je ne sais. Il existe. Je le connais. Lors de mon départ, il vivait au château.

— En invité?

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— En hôte... payant. C'est un peintre de grand talent, attiré par la lumière des Alpilles. Vous me rendez la photo, Pierre ?

— Qu'en ferais-je? Les yeux bouffis de sommeil, un homme vint

enfiler son survêtement. Quand il ouvrit la porte donnant sur le boyau et la nuit, le vent fit irrup- tion dans la pièce, chassant de la poussière de neige. Ils frissonnèrent.

— Pierre, dit François, puis-je vous demander un service ?

— Si j'en ai la possibilité... — Quand vous serez de retour en France, je

pense que vous voyagerez. Si vous traversez Avi- gnon ou Arles, je serais heureux que vous pous- siez jusqu'aux Alpilles et que vous rendiez visite à mon père et à ma sœur.

— Ils seraient ravis de me voir ! J'effraie les gens, d'habitude.

— Il ne s'agit pas de vous. Père s'inquiète. Isabelle aussi, bien qu'elle le montre moins. Ils pensent que je ne supporterai pas cette vie. Dites- leur simplement ce que vous avez vu. Racontez nos journées. Ils se sentiront plus proches de moi.

Pierre hésitait. Une ride s'était creusée sur son front ; son visage retrouvait sa violence et son amertume. Brusquement, il se décida.

— J'aimerais vous le promettre, car j'ai de la sympathie pour vous, François. Malheureuse- ment, les rapports humains m'ennuient et me fatiguent. Vous connaissez mon éloquence. On

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m'accueillera comme le Bon Dieu et je déteste l'émotion. D'autre part, imaginez que je tombe amoureux de votre sœur. Je n'aurais plus qu'à me jeter du haut des remparts en maudissant la destinée ou à proposer un duel à mort au peintre ébloui par la lumière des Alpilles. Dans les deux cas, je ferais scandale. Non, je n'irai pas. Mais je vous promets de leur envoyer Cruseilles, qui est un chic type et se tire d'affaire beaucoup mieux que moi dans ces sortes d'occasions. De plus, je leur écrirai très longuement. Je leur dirai que vous êtes un garçon magnifique, un chef de grande valeur et que les pingouins eux-mêmes, les morses et les baleines respectent votre auto- rité.

— Voilà qui les touchera. Pourrez-vous joindre à cette lettre des photos que je vous confierai ?

— Cela va de soi. Allez dormir, François. Vos yeux se ferment et une rude journée vous attend demain. Moi, ça n'a plus beaucoup d'importance.

— Je songerai souvent à vous, Pierre... Des mots d'amitié montaient à ses lèvres. Il

les retint avec peine. N'allait-il pas s'attirer une nouvelle fois l'ironie du patron — comme l'ap- pelaient ses hommes — pour qui toute forme de sensibilité était une marque de faiblesse ? Pour- tant, comme son compagnon lui tendait la main, Pierre eut un geste inhabituel. Il entoura de son bras l'épaule de François.

— N'allez jamais au delà de vos forces, mon petit. A la longue, le climat sape la résistance et

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les hommes ressemblent bientôt à des arbres privés de sève. Ne l'oubliez pas...

— J'essaierai. Resté seul, Pierre fit les cent pas dans la pièce.

Il crut entendre la sirène du navire hurler dans la nuit, mais ce n'était qu'une illusion. Il éprou- vait un malaise étrange. Était-ce la fatigue ou la hantise du proche départ? Lui qui dominait si facilement ses pensées et fuyait le sentiment comme la peste, il s'abandonnait sans réagir à une vague d'émotion. Des images défilaient de- vant ses yeux : des hommes souffletés par le vent, des chiens qui halètent dans la neige, un traîneau qui glisse sous un ciel livide. Et très loin, plus loin qu'il ne pourrait jamais aller, brû- lait une petite flamme dorée dans les yeux d'une jeune fille.

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II

La nuit était douce, baignée de lune. Isabelle descendit l'escalier du château et fit quelques pas dans la cour. Un manteau jeté sur les épaules, elle marchait lentement, la tête levée vers les étoiles. La douceur de la nuit n'invitait pas au sommeil. Un vent léger ridait la cime des cyprès qui bordaient la terrasse. Chaque tronc, lancé d'un seul jet vers le ciel, se détachait comme une épée.

Isabelle prit une longue inspiration. L'air était lourd de parfums. Les fleurs des Alpilles, brûlées par une journée de soleil, prodiguaient leurs sen- teurs au souffle du printemps. Elle se sentait légère, apaisée dans l'ombre bleue qu'étendaient sur les pelouses les murs du château. Sa journée avait été longue, chargée de soucis. Elle goûtait pleinement ce moment de solitude et de silence.

Elle s'avança jusqu'à la terrasse, devant l'im- mense paysage nocturne qu'elle connaissait de- puis l'enfance. Le château, dressé sur une crête, dominait la plaine qui s'étendait à perte de vue, voilée par une brume dorée qui était la respira- tion de la terre. La lune jouait sur le toit des

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mas et parfois un bêlement de mouton trouait le silence comme un cri. Elle chercha le Rhône et le découvrit enfin, mince fil d'argent qui traver- sait la plaine. En tournant la tête, elle vit scin- tiller les lumières d'Arles et plus loin encore, en Camargue, au ras du ciel, tourner comme une roue l'éclair blanc d'un phare.

Ce spectacle, elle ne s'en lassait jamais. Du haut de la terrasse, elle présidait à la ronde des saisons et dominait le monde. Les rumeurs de la vie lui parvenaient assourdies. Malgré la fatigue ou les peines, chaque heure trouvait sa récom- pense dans un long regard qui lui affirmait la beauté des choses et la paix de la nature.

François, lui aussi, admirait ce paysage. « Quand je suis loin de la maison, disait-il, je n'ai qu'à fermer les yeux pour revoir les collines, le roc et le château des Baux. Ma vocation, je crois bien qu'elle est née de cette frange de mer qu'on aperçoit par beau temps et qui tremble à l'horizon. »

François ! Elle soupira. Que faisait-il en ce mo- ment, à l'extrême sud de la terre dont la sépa- raient des milliers de lieues? Elle se rappelait son départ à Brest, l'enthousiasme et la joie qui l'habitaient. Il n'éprouvait qu'une seule crainte : se montrer inférieur à sa tâche. Claire était là, silencieuse, brisée par l'émotion. Ne pouvant maî- triser ses larmes, elle se tenait légèrement à l'écart tandis que les grues du port enlevaient les der- nières caisses de matériel. Bientôt ce fut l'adieu,

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PIERRE MAYEUR est à la veille de quitter la base Charcot où il vient de passer un an, se consacrant entièrement à des recherches scientifiques qui le passionnent. Personne ne l'attend en Europe et il sait que l'univers fan- tastique du Grand Nord lui manquera cruelle- ment. Son ami François de Lussan, qui doit le remplacer sur la banquise, lui demande d'aller rendre visite à son père et à sa sœur dans leur propriété. Pierre Mayeur est un solitaire et l'idée de devoir faire des mondanités lui est odieuse. Cependant ne pouvant refuser il pro- met. Il ne sait évidemment pas que cette visite sera pour lui déterminante. Que lui, l'être fort, tombera éperdument amoureux d'Isa- belle, la soeur de François. Et que, malgré tous ses efforts, il finira par accepter cet amour violent, ce bonheur inespéré...

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