Voyage à Saint-Domingue pendant les années 1788, 1789 et 1790 (1)

294
MANIOC.org Bibliothèque Schoelcher Conseil général de la Martinique

description

Auteur. Wimpffen, F. L. H. de./ Ouvrage patrimonial de la Bibliothèque numérique Manioc. Service commun de la documentation, Université des Antilles et de la Guyane. Conseil Général de la Martinique, Bibliothèque Schœlcher.

Transcript of Voyage à Saint-Domingue pendant les années 1788, 1789 et 1790 (1)

  • MANIOC.org Bibliothque Schoelcher

    Conseil gnral de la Martinique

  • MANIOC.org Bibliothque Schoelcher

    Conseil gnral de la Martinique

  • MANIOC.org Bibliothque Schoelcher

    Conseil gnral de la Martinique

  • MANIOC.org Bibliothque Schoelcher

    Consei l g n r a l d e la M a r t i n i q u e

  • MANIOC.org Bibliothque Schoelcher Conseil gnral de la Martinique

  • V 0 Y A G E A

    SAINT-DOMINGUE.

  • VOYAGE A

    SAINT-DOMINGUE, PENDANT LES ANNES

    1788 , 1789 et 1790;

    P A R L E B A R O N D E W I M P F F E N .

    T O M E P R E M I E R .

    A PARIS, Chez COCHERIS , I m p r i m e u r - L i b r a i r e , clotre

    S a i n t - B e n o i t . n . 3 5 2 . Section des T h e r m e s .

    1 6 1 1 6 7

    Les voyages sont bons, non pour rapporter seulement combien de pas a Sane ta-Rotonda, ou la richesse des caleons de la signora Livia, mais pour frotter et limer notre cervelle contre celle d'antrui

    M o n t a i g n e .

    AU CINQUIME DE LA RPUBLIQUE. (1797, vieux style).

  • A V I S

    D E S D I T E U R S .

    LA traduction anglaise de cet Ouvrage a obtenu Londres, depuis plusieurs mois, le plus brillant succs. Il importe peu aux lecteurs de savoir pourquoi elle a t publie avant l'original, et de connatre les circonstances qui ont amen cet vnement presque inoui dans les Annales de la littrature. Nous nous bornerons leup apprendre que nous avons t assez heureux pour les sauver de la traduction d'une traduction, en parvenant nous procurer le manuscrit original que nous publions aujourd'hui.

    a

  • ij Il tait difficile de le faire paratre

    dans un feins o il fut, plus utile. C'est l'instant o le sort des colonies va se fixer ,o l'on va porter le flambeau de la vrit sur les manuvres des hommes qui les ont dvastes, o la moindre erreur peut nous les faire perdre, que tout bon citoyen doit s'empresser de tourner ses regards vers ces riches et malheureuses contres. Tout franais qui veut intervenir d'une manire quelconque dans la dcision d'une des questions les plus importantes qui aient occup jusqu' ce jour nos diverses lgislatures, doit tre jaloux de recueillir toutes les donnes qui peuvent lui faciliter la solution du problme. Ils en trouveront beaucoup dans cet Ouvrage; et abstraction faite de quelques opinions- politiques trangres au sujet,

  • tous ceux qui s'intressent l chose publique ne ddaigneront pas les observations, aussi neuves que multiplies, d'un homme auquel on ne saurait refuser les plus grands talens et le jugement le plus sain.

    Nous osons mme croire que nos lgislateurs pourront emprunter quelque chose du plan que l'auteur propose, dans son Post-Scrtptum , pour l'amlioration du sort des colonies.

    Il y aurait sans doute beaucoup d'observations faire sur cette intressante production. ; mais nous n'en entreprenons point l 'extrait, et nous voulons encore moins faire une prface. Nous ne pouvons cependant nous dispenser de dire que ce voyage assure son auteur la rputation d'excellent crivain, en mme teins que celle de profond

    iij

  • jv penseur. Son style est pu r , correct, lgant, toujours adapt au sujet. On y retrouve chaque page ce brillant et cette facilit, ce molle atque facetum, auxquels on reconnaissait ( qu'on pardonne cette expression des rpublicains) la touche de l'homme de cour.

    C'est ce qui nous a dtermins braver la censure des partisans de l'a libert illimite des noirs. Nous n'invoquerons pas sans succs contre elle l'appui de l'homme impartial, de l'homme de got, et sur-tout de l'ami des lettres.

  • V O Y A G E A.

    SAINT-DOMINGUE.

    LETTRE PREMIRE. Au Hvre-de-Grace. Juillet, 1788.

    JE ne m'tais point tromp, monsieur, en vous disant qu'il ne fallait pas dsesprer que la fortune ne m'offrt bientt une nouvelle occasion d'tendre, par de nouvelles expriences pratiques, le peu de lumires que j'ai dj acquises, tant sur quelques parties de notre plante, que sur l'existence politique , morale et physique des diffrens peuples qui l'habitent.

    Je crois, dire vrai, cette science fort peu ncessaire notre bonheur; mais,

    A

  • 2 V O Y A G E

    (1)' V o y e z sa seconde lettre Lucilius. (2) C'est sottise et faiblesse, dit Charron ,

    que d e penser que l'on doit croire e t v iv re p a r -

    lorsque le hasard nous offre les moyens de l'acqurir , je crois que nous avons tort de la ngliger. Si elle ne nous rend pas plus heureux., elle peut du moins nous rendre plus modestes.

    Elle nous rendrait certainement trs-utiles si, quoiqu'en dise Snque (1), au talent de bien observer et de ne tirer de ses observations que des consquences justes , on joignait le pouvoir d'inspirer, l'indocile ignorance, le degr de modestie ncessaire pour comprendre qu'il est des vrits d'exprience qui , pour choquer la routine de l'usage, les prjugs de l'habitude, ou les principes d'une ducation trop circonscrite, ne sont,par-lmme, que plus propres tendre , avec les bornes de la sphre, dans laquelle elle vgte , les moyens d'tre plus sociale, c'est--dire, plus ncessaire et plus utile aux autres (1).

  • A S A I N T - D O M I N G U E . 3

    Et tel n e fut pas, monsieur, ce b o n jsuite , qui, pris et trait par. l'amiral Anson avec tous les gards ds au malheur, aima mieux se faire interdire et chasser de son ordre , que de continuer prcher la maxime : hors de l'glise, point de salut. Sa gratitude pouvait tre exagre; mais ce n'est point perdre ses pas que d'apprendre , en voyageant , ne point damner son bienfaiteur (1).

    Le navire sur lequel je m'embarque se nomme la Vnus ; le capitaine qui

    tout comme en son village L e sot appe l le barbarie ce qui n'est pas de son gout et usage , et semble que nous n 'avons autre touche de la_ vrit et de la raison , que l ' exemple des opinions et usancesdu pays o nous sommes .

    SAGESSE . L iv . 2 . Chap . I I . (1) Voyage autour du Monde, t om 2. C e

    jsuite n'tait srement pas du diocse d'un certain a rchevque de L i m a qu i , passant en Europe sur le navire du capitaine G u i o t , lequel avait bord le squelette d 'un P a t a g o n , parvint faire jeter ce squelette l a m e r p e n d a n t u n e t e m p t e , disantque c'taient les os de ce Payen qui la leur at t i rai t . ( Voyez Dissertation sur l'Amrique, 2e part.

    1 *

  • 4 V O Y A G E

    le commande est ce mme M. Cottin, dont le nom a si souvent paru dans les gazettes pendant la dernire guerre , et qui mrita la distinction flatteuse de recevoir une pe de la main du roi.

    Je serai le seul passager bord , et je n'en serai que mieux. Quoiqu'une socit un peu varie soit plus ncessaire sur un vaissau que par-tout ailleurs , il est si rare de trouver chez l'espce de gens qui naviguent , les qualits dont l'harmonie sociale se compose, que je dois plutt me fliciter que me plaindre d'tre seul.

    Si je me piquais d'une exactitude ser-vile, j'aurais des excuses vous faire de ne vous avoir pas d'abord parl de mon voyage de Can ici.

    Je partis de cette premire ville sur Un cheval entier, qui m'et fait arpenter bien du terrain , si j'avais voulu le laisser courir aprs toutes les jumens que son instinct pressentait une lieue la ronde.

    Je dnai Cujes, o je troquai, mon indomptable monture contre un bidet da

  • A S A I N T - D O M I N G U E . 5 poste, dont j'eus bien de la peine ranimer la vigueur l'aide du mme instrument avec lequel je domptais les passions de son fougueux prdcesseur, mes perons. La mare tant haute, je fus oblig de faire plusieurs lieues dans l'eau jusqu' la sangle , et de courir franc trier sur l'Ocan. Cette circonstance ne m'empcha pas d'admirer la richesse et la beaut du pays que je laissai sur ma-droite , en avanant vers le Hvre.

    Si les badauts qui y viennent de Paris, afin de pouvoir dire le reste de leurs jours qu'ils ont vu la mer , le vaste Ocan, prolongeaient leur course jusqu'ici, ils jouiraient du moins d'un des plus beaux spectacles que la nature puisse offrir : celui d'une chane de ctaux, o l'on trouve chaque pas de ces sites dlicieux, que les Anglais nomment ro-mandes; o la campagne, embellie de tout ce que l'art , la culture , un luxe raisonnable peuvent ajouter ses charmes naturels, n'offre, que des tableaux d'ai-

  • 6 V O Y A G E sauce, de paix, de bonheur, et forme le plus doux contraste avec cette plaine d'un sombre azur , dont le coup-d'il svre et monotone, est l'image de l'immensit sans bornes, dans le calme; celle du combat et de la tumultueuse, anarchie des passions, dans la tempte. , Ou fait, au port du Hvre, des travaux qui le rendront plus vaste et plus commode. Ils ne sont pas, monsieur, du genre de ceux de Cherbourg, car ils portent le caractre de sagesse et d'utilit qui distingue les entre prises du commerce, plus occup du soin de s'enrichir, que de la vanire de paratre priche; tandis que les autres , calculs sur une chellee de grandeur , qui pourrait bien poser taux , ne seront peut-tre jamais qu'un monument de la lgret avec laquelle on les a entrepris.

    La ville du Havre n'est presque compose que d'une seule rue, mais si ani-nie, si bruyante, que l'on n'a pas besoin de voir la mer pour savoir que l'on

    est dans un port. Des lgions de pro-

  • A S A I N T - D O M I N G U E . 7 quets de toutes les parties-du monde, de toutes les tailles , de toutes les couleurs , suspendus aux portes , aux boutiques, aux Fentres de tous les tages, parlent, sifflent, chantent, crient , babillent comme des pies. Les vilains oiseaux ! me disait mon htesse, que j'coutais depuis une heure; je vou-drais qu'ils fussent tous au fond de la mer ! Ah ! m a d a m e , pensai-je , si vous tiez donc comme eux dans une cage.

    Si le vent le permet, nous mettrons la voile demain. Le tems est beau , la saison favorable, et le navire commode; quoique petit. M. Cottin unit la rputation d'un excellent homme de mer, celle d'tre aussi prudent que brave. Il sait que le courage, voisin de l'imprudence, est aussi dangereux aux gens de son tat, que la sagesse qui dgnere en timidit : en voil assez pour r'assurer m

  • L E T T R E II.

    En mer. Aot, 1788.

    ous mmes la voile le 20, du mois dernier, monsieur ; une brise favorable nous jeta., eu deux fois vingt-quatre heures , hors de la Manche, et , sans un vent un peu trop frais , qui nous balotta pendant quelques jours dans le perfide golfe de Gascogne , nous n'aurions jusqu'ici prouv aucune des contrarits qui rendent l'tat de navigateur si prilleux et si pnible.

    Notre principale occupation , notre plus grand plaisir , aprs celui de nous

    voir favoriss par le plus beau tems , a jusqu'ici t la pche, amusement solide, qui joint l'utilit l'agrable , eu nous permettant de suppler , par du poisson frais, la volaille et la viande salle , dont on se dgote plus vte sur mer qu'ailleurs.

    Outre des Thons , des Bonites , des Dorades, des Dauphins , nous ayons pris

    8 V O Y A G E

  • A S A I N T - D O M I N G U E . 9

    une espce de poisson que l'on nomme des Folles ; elles vont comme les premiers , par bandes, sont plus dlicates, mais ou les rencontre plus rarement, peut-tre parce que la facilit de les prendre en a diminu l'espce dans ces parrages.

    Quelques heures de calme nous permirent de prendre hier deux Requins; Il fallut un pallant pour h i s s e r bord le premier dont la gueule tait arme de cinq ranges de dents.

    Ce poisson que les anciens marins ont baptis du nom sinistre de Requin, d'o drive son nom moderne , est le tygre de la mer. Son extrme voracit lui fait dvorer tout ce qu'il peut atteindre , mme le fer. Aussi aurait-il dj dpois-sopn l'Ocan , si son instinct de voracit n'tait balanc par ses yeux, placs, non la partie antrieure , mais aux deux cts de sa tte large et platte, ce qui ne. lui permet ni de voir , ni de chasser en ligne directe ; enfin , par la forme de sa gueule, laquelle ouverte

  • 10 V O Y A G E

    sous la tte , Je force se retourner pour saisir sa proie. La chair humaine parat tre le met favori de cet ogre. ; aussi infeste-t-if particulirement la route des navires qui transportent d'Afrique en Amrique les cargaisons de ngres dont il meurt toujours un grand nombre. Il ne faut donc pas douter , monsieur, que ceux de nos politiques qui plaident pour le commerce de la traite des noirs , n'appartiennent l'espce des Requins.

    Ce que ce poisson a de particulier , et ce qui prouve avec quel soin la nature supple la privation de certaines facults , c'est qu'il est constamment accompagn de deux ou trois petits poissons que l'on nomme Piloles. Ils paraissent avoir tabli leur domicile sur- le haut de sa tte, o ils se nourrissent, dit-on, de la substance qu'ils pompent de sa peau. C'est del ,qu'ils partent successivement pour diriger-sa course , en nageant une certaine distance devant lui. 11 est rare de prendre un Requin sans prendre en mme tems ses Pilotes, qui, au mou-

  • A SAINT D O M I N G U E . 11 vement extraordinaire qu'il fait , vont reprendre leur poste. Voil des parasites bien fidles leur hte.

    Pendant que je raisonnais avec le capitaine sur l'excs de frocit , ou de voracit qui , dans le Requin , est sans doute le produit de ses besoins et la consquence naturelle d'une loi gnrale et ncessaire , destine prvenir les suites de la m u l t i p l i c a t i o n infinie des diffrentes espces du rgne ichtyologiqne , nos matelots se prparaient nous donner une preuve de finstinct de mchancet gratuite qui distingue d'homme des autres animaux.

    Aprs avoir amarr l'une des extrmits d'une corde une barrique vide et bien, calfate de manire ce que l'eau ne pt y pntrer , l'autre bout fut, l'aide d'un nud-coulant, pass la queue du Requin , opration assez difficile par la force extraordinaire dont est doue cette partie de son corps, avec laquelle il porte des coups si terribles, qu'il fait , non pas trembler la mer,

  • 12 V O Y A G E

    comme le dit niaisement le rdacteur de l'Histoire gnrale des Voyages (1) , mais le pont des plus forts navires. On lui crve ensuite les yeux, et, dans cet tat, on le jte la mer.

    C'est en effet un spectacle barbare-ment singulier que celui des efforts qu'il fait en tous sens , soit pour pntrer l'eau , soit pour s'lancer dans l'air , et toujours rammen la surface liquide par le poids de la barrique qui l'y assujtit.

    On destina son camarade tre mang, quoique la chair du Requin , d'un blanc fade et blafard , soit imprgne d'un got ftide et d'une odeur d'urine. Mais, qu'est-ce que les matelots ne mangent pas ? Je crois, dit un de nos plus anciens voyageurs , que le diable rti, bouilli, grill tran par les cendres , laisserait ses grgues dans leurs dents (2). A la pche succdait la chasse. Le

    calme qui permet aux oiseaux de dis-( ) Tome 2 , chap. 5. (2) Journal d'un V o y a g e aux Indes orientales,

    Tome 2.

  • A S A I N T - D O M I N G U E . 13 tinguer le poisson une plus grande profondeur, et le voisinage d'un navire, que ce dernier aime, non pour le plaisir de voir des animaux deux pieds sans plumes , mais parce que la nouveaut de l'objet l'attire ; le calme et le navire avaient assembl autour de nous beaucoup d'oiseaux , nos matres et nos rivaux dans l'art de la pche.

    Nous en tumes plusieurs , uniquement pour exercer notre adresse , car leur chair noire, sche et filandreuse est immangeable pour qui n'est pas dvor de la faim.

    Les plus curieux de ces oiseaux sont la Frgatte et le Faille - en - Gui , ou Flche-en-Cul , que les Espagnols nomment Robo-de-Junco ; Queue de Jonc , et qui mrite ce sobriquet par deux plumes tellement accoles, qu'elles parais-sent n'en faire qu'une , et qui forment sa queue (1). Le premier est l'aigle de

    (1) O n peut vo i r la description plus dtai l le du P a i l l e - e n - c u l , n o m m aussi l 'Oiseau-du-Tro-pique , dans l'Hisloire d'un Voyage aux les Malouines. T o m e 2, c h a p . 20.

  • 14 V O Y A G E

    l'Ocan ; il a la taille , les formes, le vol sublime de ce roi des airs. L'un et l'autre, et la Frgatte surtout, se tiennent presque toujours une telle distance qu'il est extrmement rave de pouvoir les tirer une porte raisonnable.

    Mais un oiseau que je ne m'attendais pas trouver en mer, c'est une espce de hibou. Si celui-ci, en longs gmis-semens, ne trane point sa voix ; s'il n'a pas, chez les matelots , la rputation dont son confrre jouit chez les vieilles femmes des deux sexes, celle d'tre le triste et prophtique organe de la mort, il a du moins la ligure , l'existence nocturne, le vol furtif et silencieux de l'oiseau de Pallas ; on le nomme ici Voi-roux. Je pense bien qu'il est connu des naturalistes sous un nom plus noble et plus sonore.

    Une question qui se prsente d'elle-mme la vue de tous ces oiseaux que l'on trouve deux, quelquefois trois cents lieues de toute terre, qui, la plupart, vont y passer la nuit, et qui cer-

  • A S A I N T - D O M I N G U E . 15 tanement y fout leur ponte ( 1 ) , c'est de savoir comment ils retrouvent leur gte ; car , outre que l'espace qu'ils ont traverser n'offre aucun point de remarque propre diriger leur vol , il est impossible de supposer que le seul organe de la vue les guide une pareille distance. Dire qu'ils se rglent sur le cours du soleil, ne rsout point la question , car 1. il y a des jours o cet astre ne parot point; 2 . je les ai vu souvent voler et nager autour de nous long tems aprs son coucher ; 3. comment le soleil, qui varie dans son cours d'un solstice l'autre , peut-il leur servir de boussole permanente? Soyons de bonne-foi ; ce mystre de la nature confond l'esprit; car, l'instinct que nous prtons aux btes , me semble un mot beaucoup plus propre

    (1) Les Brasil iens pr tendent que l'oiseau n o m m alcamar ne quitte jamais les flots o il dpose m m e ses ufs. I l es t , je c r o i s , p e r m i s , de douter d'un fait qui n'a pour garant que la c royance vulgaire , et que contredisent toutes les lo ix d e la nature.

  • 16 V O Y A G E

    LETTRE

    nous sauver l'aveu de notre ignorance, qu' expliquer l'usage d'une facult qui nous manque

  • A S A I N T - D O M I N G U E .

    L E T T R E I I I .

    En mer. Septembre, 788.

    P L U S j'observe, Monsieur, les animaux, poissons ou volatils, qui font ici une partie de notre socit, plus je leur trouve avec l'espce humaine des rapports qui seraient trs-propres temprer son orgueil, si elle voulait se rap-peller que la seule facult qui la dislingue , celle de la rflexion, ne sert presque jamais qu' la rendre plus malheureuse et plus mchante.

    Mais, dit-on-, l'homme n'est-il pas le seul tre dou du degr d'intelligence ncessaire pour vivre en socit? Le seul qui aye reu le don sublime de communiquer avec Dieu par la pense ? Et nous aussi, vous rpondront l'Abeille, le Castor , la Fourmi, nous vivons en socits, mais en socits beaucoup moins tracas-sires que les vtres ; et quant la communication dont vous parlez , nous ne

    17

    2

  • 18 V O Y A G E

    voyons pas que, depuis sept mille ans qu'elle dure, elle vous ait encore rendus ni meilleurs, ni plus sages.

    Il me Faudrait plus de connaissance, ou pour employer le mot propre, moins d'ignorance de l'histoire naturelle des diffrentes espces de poissons , et de l'ornythologie marine , pour vous en parler pertinemment : je me bornerai donc quelques apperus.

    Le poisson que l'on rencontre le plus frquemment est le marsouin qui va par bandes , que l'on trouve, -peu-prs, sous toutes les latitudes , et qui se distingue en deux espces; le Marsouin proprement dit, et le Moine. Il est trop connu sur nos ctes, pour entrer dans de plus grands dtails. Les marins prtendent qu'il dirige toujours sa course au vent, et moi qui me plais vrifier ces sortes d'observations, je vous assure que sur vingt expriences , j'en ai trouv dix-neuf fausses!

    Il rsulte l'gard de la Proscellaria, que l'on nomme vulgairement Alcyon

  • A S A I N T D O M I N G U E . 19 ou Sattanique, ou l'Oiseau de tempte, et qui ressemble beaucoup au Martinet de terre , un prjug tout aussi faux. On le regarde comme le prcurseur des orages ( 1 ) . Cependant, je n'ai jamais vu l'exprience justifier cette opinion dans aucune des latitudes que j'ai parcourues du nord au sud, de l'est l'ouest. Ce qui peut y avoir donn lieu, c'est que cet oiseau pche , sans doute, avec plus de succs par un tems plus orageux et sombre, que sous un ciel serein.

    La Baleine me pardonnera-t-elle da ne pas l'avoir nomme la premire, car si la taille donne le rang, elle a un droit incontestable au premier?

    Elle est ici, l'intelligence prs, ce que l'Elphant est sur terre, le plus grand,

    (1 ) V o y e z Bougainvi l le , Voyage au'our du Monde , t ome 1 chapi t re 8. I l est e n c o r e plus tonnant de t rouver ce prjug consacr dans les Eludes de la Nature, ouvrage qu 'on lit a v e c t rop d e fruit et d ' in tr t , pour n e pas regret ter d'y t rouver des erreurs . V o y e z l e t ome 2 , tude x , page 229.

    2 *

  • 2 0 V O Y A G E

    et sans doute le plus fort des tres de son lment. Elle se distingue aussi en diffrentes espces , dont la plus grande se trouve dans les mers du nord. Elle habite, comme le Marsouin, tous les climats, car on la rencontre depuis les ples jusqu' l'quateur.

    On a fait beaucoup de contes sur la taille de ce poisson, plus prcieux au commerce par son huile et ses fanons , que l'lphant qui n'a que son ivoire. Un archevque d'Upsal, entr'autres , assure avoir vu une Baleine d'une telle monstruosit, que le seul orbite d'un de ses jeux pouvait contenir vingt hommes assis ( 1 ) ; quoique celle qui escamotta Jo-nas fut dj d'une taille prodigieusement suprieure la plus grande Baleine connue, puisque l'sophage de celle-cin'a pas mme un pied de diamtre, on voit que celle du prophte-de Ninive ne devait tre qu'un goujon, compare celle de l'archevque Hiperboren;

    (1) Histoire naturelle des rgions Septentrio-wales, livre 21.

  • A S A I N T - D O M I N G U E . 21 Le Souffleur se rencontre aussi fr

    quemment; que la Baleine, l'espce de laquelle il appartient. Le jet d'eau qu'il lance perpendiculairement, le fait reconnatre de trs-loin.

    Si dans les jeux de votre adolescence * on vous a fait racheter un gage par un

    baiser, pour avoir lev le doigt pois-son vole , faites-vous le rendre : on a abus de votre jeunesse , car, non-seulement il 7 a des poissons volans, mais on les trouve en trs-grand nombre aux environs des tropiques. Le ternie moyen de leur taille est celui de la grande sardine ( x ) , et c'est, de tous les poissons de mer, le plus dlicat mon got, que vous pouvez aussi prendre pour terme moyen. Mais il est en mme-tems le plus malheureux, car il ne semble avoir reu

    (2) Mais il es t -absolument f a u x , c o m m e l e disent le docteur De l lon e t l 'abb de C h o i s y , que l 'on en v o y e de la grosseur d'un hareng . V o y e z Relation d'un Voyage aux Indes-Orien-tale , tome 1, chapitre 2 , et Journal du Voyage de Siam, page 30.

  • 22 V O Y A G E

    (1) V o y e z la description de ce poisson dans YHistoire d'un Voyage au.v les Malouines tome I , chapitre I, o l ' au teur , don P e r n e t t y , le n o m m e t r s - improp remen t un amphibie, pa rce qu'il a la facult de s 'lancer hors de son l m e n t . P o u r qu'un an ima l que lconque soit r pu t a m phib ie , il faut qu'il puisse , non pas quitter m o m e n t a n m e n t la terre ou l ' eau , mais hab i t e r , mais v i v r e a l t e rna t ivement sur l 'une et dans l 'autre.

    la facult d'chapper aux poursuites des poissons qui nagent mieux que lui , que pour devenir la proye des oiseaux , lorsque l'minence du danger le force prendre son vol. Il arrive mme que des troupes entires poursuivies viennent s'abattre sur le pont des navires, o ils trouvent une inhospitalit tout aussi barbare que la haine de leurs voraces ennemis. Leurs ales dlicates ne les soutenant dans l'air qu'autant qu'elles conservent un certain degr d'humidit, ils ne sauroient prolonger leur vol au-del d'une porte de fusil ( I ) .

    Aussi, Monsieur , semblables au faible , auquel une facult de plus ne donne

  • A S A I N T - D O M I N G U E 23 souvent qu'un nouveau droit la haine du fort, ces infortuns trouvent, dans l'avantage mme dont les a dous la nature, une nouvelle source de perscutions et de dangers.

    Je ne vous parle point de l'animal singulier que les marins nomment Galre, les naturalistes Holoture, qui n'est, disent-ils, ni plante, ni poisson, etdont il faut chercher la description chez ces derniers.

    La contrarit des vents ou des cou-rans, force quelquefois les navires qui vont aux Antilles , ranger les Aores d'assez prs. Il n'est alors point rare de voir des oiseaux de terre, emports par le vent, se jetter sur les vaisseaux comme dans une espce de port. J'ai t tmoin qu'ils n'y sont pas mieux reus que les poissons volans , et que si l'habitude de voir des hommes les a rendus assez m-fians pour viter de se laisser prendre, ils n'chappent ce danger que pour prir d'une mort lente, lorsque l'puisement de leurs forces ne leur permet plus de se soutenir en l'air.

  • 24 V O Y A G E

    (1) Histoire gnra le des V o y a g e s , t ome I, l ivre I, chapitre I.

    Le voisinage des Aores , dcouvertes par Gonsalve Vello , m'a rappell une des mille et une fables dbites par les voyageurs , indpendamment des qui-proquo de leurs diteurs, qui, sans connaissances nautiques , crivent par fois, du ton le plus grave les plus pitoyables absurdits.

    La fable dont je parle est celle de la statue questre trouve dans l'isle de Cuervo ou Corvo. Elle tait , dit-on, couverte d'un manteau , la tte nue , tenant de la main gauche la bride de son cheval, et montrant de la droite l'occident (1).

    Si ce conte fut invent pour branler l'opinitre incrdulit de ceux qui, pour des raisons eux connues , niaient la possibilit de l'existence d'un nouveau monde , cela prouve une triste vrit : c'est que l'on ne triomphe de l'espce d'ignorance, qui ne croit qu'aux vrits

  • A S A I N T - D O M I N G U E . 25

    triviales ou aux miracles, qu'en prenant le masque et le langage de l'imposture.

    Venons l'absurdit. Towtson , dit l'Histoire gnrale des

    Voyages (1), aprs avoir perdu toutes ses voiles, suspendit a son mat un vieux bonnet, avec lequel il se conduisit l'isle de Wight.

    Or, monsieur, ce vieux bonnet tait une vieille bonnette , c'est--dire, une voile que, dans le beau tems , l'on ajoute aux autres moyennant un boute - hors, ou une petite vergue qui s'adapte une des vergues majeures.

    Je ne vous dis rien du tems, qui est toujours trs-beau. Notre traverse sera assez longue , mais elle sera trs-douce , et , j'espre , exempte des contrarits qui, de l'tat de marin, font un mtier de forat. La parfaite harmonie qui rgne bord, jointe au bon esprit d'y varier nos occupations, contribuent nous faire

    (1) His to i re gnra le des V o y a g e s , t ome 2 , l ivre 2, chapitre.

  • 26 V o y a g e

    (1) O n peut voir les dtails de ce t te c r m o n i e , longuement dcrite dans le chapitre z du Voyage aux les Malouines , d o n t l'auteur observe q u e les anciens gui n'avaient point de boussole et

    avancer, sans impatience, vers le but de notre course. M. Cottin occupe constamment ses matelots , afin d'viter les consquences de l'oisivet , toujours funeste au bon ordre. Les uns font de l'-touppe , d'autres du fil carr ; d'autres raccomodent les voiles , picent les cables, etc. ces travaux n'ont rien de pnible. Ils se font en chantant , sous une tente qui met les ouvriers l'abri du soleil. Je me plais les partager. Je disloque de vieux bouts de corde, comme vos belles daines parfilent des brins d'or ; et si je suis destin ne pas rapporter de mes voyages tout le fruit que j'en espre, j'aurai du moins appris faire des nuds en cul-de-poule.

    Nous avons fait, au passage du tropique , la crmonie du baptme des profanes (1), c'est--dire , de ceux qui

  • A S A I N T - D O M I N G U E . 27 ne l'avaient point pass encore , mais avec la mesure d'ordre , d'gards , de modration, sans laquelle les plaisirs dgnrent en peines, et les jeux en combats. La lecture, une partie de piquet, dans laquelle M. Cottin n'oublie pas son ancien mtier de Corsaire ; l'histoire de quelques vnemens trs - singuliers et trs - intressans de la vie de ce brave marin, remplissent, les vides de la journe , et prolongent mme nos conversations jusque bien avant dans la nuit.

    qui ne s'cartaient point des ctes dans leurs plus longs voyages, ne connurent pas la cr-monie bizarre du batme. N 'est- i l pas en effet t rs -ext raord ina i re que cette c rmonie , qui dr ive d 'une institution m o d e r n e , r e l a t i vemen t l 'existence des T y r i e n s , des P h n i c i e n s , des Carthaginois , n 'aye point t prat ique par ces nav iga teu r s? L e s dsordres auxquels l 'abus d e cette s inger ie a d o n n l i e u , l 'ont faite dfendre sur les vaisseaux de la mar ine r o y a l e . I l est m m e fort ex t raord ina i re q u e cette car icature ridicule d'un sacrement d'institution d i v i n e , a i t t jamais tolre chez des chrt iens.

  • 28 V O Y A G E

    L E T T R E I V .

    Jacmel, le Saint-Domingue. Octobre, 1788.

    J E suis terre depuis huit jours, monsieur, et certes je n'avais pas tort de ne me sentir aucun empressement d'y arriver. Quel pays ! quelles murs! quels ! Mais, comme je ne suis plus assez jeune pour cder, sans rsistance, l'empire de la premire impression , je me suis rsolu un parti que je crois sage; celui de laisser s'mousser ce que Montaigne appelle la pointe de l'trenget, afin de mrir, par un noviciat de quelques mois de silence et d'observations , le jugement que je dois porter des hommes , des moeurs , du pays.

    Je veux , s'il est possible, et je l'espre , viter les deux principaux cueils sur lesquels la plupart des voyageurs chouent , l'exagration et l'tourderie. Je n'irai donc point, jugeant comme

  • A S A I N T - D O M I N G U E . 2 9 eux du tout S U T une partie, tracer hardiment le portrait d'un peuple sur quelques traits d'une socit, peindre l'homme dans un individu, et poser en principe que tontes les femmes Borne portent perruque ( 1 ) , parce que j'aurai vu de faux cheveux la charmante Rosa-linde. On a ds long-tems remarqu, dans les voyageurs , une affectation particulire vanter le thtre de leurs voyages , dit M.de Volney ( 1 ) , et j'espre encore chapper ce reproche.

    En attendant, je vous rendrai compte de la manire dont s'est termin le mien.

    (1) Lettres sur l ' I ta l ie , par M. le prsident du Paty, tome 2 , let tre 87. O n trouve u n e autre p r e u v e de cette lgret de jugemen t , moins excusable chez une na t ion plus rf lchie , dans l e Voyage autour du Monde, pa r l 'amiral A n s o n , t o m e 3 , l ivre 3 , chapitre 9 , o le rdac teur n e fait pas difficult de juger de la probit et des m u r s de tous les habi tans du vaste e m p i r e d e la C h i n e , d'aprs quelques fr iponneries des ha-bi tans de Macao .

    (1) V o y a g e en Syrie e t en gypte , tome 2 , chapi t re 18.

  • 30 V O Y A G E

    La constance du beau tems nous ayant permis de prendre, presque chaque jour, hauteur, M. Cottin me dit le 24, que si aucun vnement extraordinaire ne venait la traverse , nous verrions , le lendemain avant midi, la Dsirade, ce qui eut en effet lieu vers dix heures du matin ; et c'est, depuis que je navigue, le seul exemple d'un rapport aussi exact entre l'observation de la latitude et la mesure du lok, si sujette erreur, quoique la seule manire d'estimer la route, lorsque l'absence du soleil interdit l'u-sage du quart de cercle ou de l'octant.

    J'arrivais dans un monde nouveau , et cette seule pense m'et dj rendu trs-attentif observer la chane des isles que nous allions longer snr les deux bords, quand mme le plaisir de revoir la terre, plaisir dont un navigateur seul peut connatre le charme , n'y et pas constamment attach mes regards.

    Nous vmes successivement et sur notre gauche, la Dsirade, que Colomb ne dcouvrit qu' son second voyage ; que des

  • A S A I N T - D O M I N G U E . 31 gographes mal instruits prtendent inhabite , et qui nourrit quelques colons qui y cultivent un peu de caf et de coton. Ensuite, la Guadeloupe , que nous accostmes assez prs pour y distinguer les habitations parses sur la cte.

    Nous laissmes sur la droite, et Montserrat , qui parat n'tre qu'une seule montagne, dont le talus rapide est peu susceptible de culture ; et la grande isle de Cuba, dont le nom vous rappellera ceux de milord Axminster , de l'int-ressante Fanny , de la bonne madame Riding, et de l'abb Prvost, leur pre.

    Un incident,qui pouvait nous devenir fatal, pensa me priver du plaisir d'en voir davantage.

    Nous approchions de Saint-Domingue, dont M. Cottin voulait reconnatre la pointe occidentale. La beaut de la nuit m'avait engag rester sur le pont. Vers minuit, tant la poulne, je crus voir que quelque chose de sombre et de gristre interrompait la ligne de l'horison. A force de fixer cet objet, je reconnus

  • 32 V O Y A G E

    que c'tait une terre basse, et je jugeai que, portant assez de voiles, avec une bonne brise , nous n'avions plus un quart de lieue courir.

    Sans rien tmoigner l'officier de quart ni aux matelots, je fus rveiller le captaine, que je conduisis l'avant. Sa prsence d'esprit fut gale sa surprise : larguez vte les coutes stribord, me dit-il; puis, arrachant la barre au timonier, il commanda de brasser bas-bord , et nous arrivmes Et il tait tems, monsieur, car nous n'tions plus deux encablures de cette terre, qui tait la petite isle de Saona, sur laquelle, en cas de naufrage , nous n'eussions trouv que du sable.

    Cette rencontre nous donnant un point de reconnaissance positif, nous nous levmes au large, et je fus me coucher pour quelques heures.

    Nous avions la cte mridionale de Saint-Domingue en pleine vue mon rveil. La brise , qui venait de terre , nous apportait le confus mlange des mana

    tions

  • A SAINT-DOMINGUE 33 tions de tous les aroma'es, parmi lesquels l'odorat distinguait le suave parfum de l'acacia-buisson.

    La voil donc , me dis-je, cette terre, ce premier chantillon (1) d'un nouveau monde , dont la dcouverte dut combler Colomb d'une joie d'autant plus pure, qu'elle le tirait tout--coup de la foule des avanturiers tmraires , pour l'lever au rang des plus grands hommes ! Jamais entreprise plus hardie n'avait dcid une aussi grande question. Aussi, quel moment ! Quel triomphe pour l'amiral et ses compagnons! Hritiers de la puissance de Dieu, continuateurs de son ouvrage, ils achevaient la cration ! L'histoire ne sait dire que des faits : il faut se transporter en esprit parmi eux, pour se peindre leur tonnement , pour en-

    (1) Quoique Co lomb et dcouver t p r c d e m m e n t , c'est--dire", le 1 2 octobre 1492 , l'ile de Guanahami , ou Sansalvador , une des L u cayes , je me permets celte espce de transposition, pa r ce que Sa in t -Domingue fut la p remi re o les Europens firent un tabl issement .

    3

  • 34 V O Y A G E

    ( I ) I l faut avoir une ide bien fausse de l 'espce diverse dans laquelle celte v u e dut les j e t t e r , pour dire , c o m m e les compilateurs de l' Histoire gnrale des Voyages, tome 1 0 , l ivre I , c h a p i t re I , que la p r e m i r e fois que les Espagnols dbarquren t sur le nouveau m o n d e , ils bai-srent humblement la terre. I l s la baisrent avec transport, dit avec beaucoup plus de v r a i s e m b lance l'auteur de l 'Histoire de l'Asie, de l'Afri-que et de l ' A m r i q u e } tome l.

    tendre les cris de leur allgresse, pour voir l'expression d'un tendre et religieux respect succder aux inquiets et sombres regards de la mfiance , du dcouragement et de la haine douloureuse. Gomme ces hommes , avides de terre, drent dvorer des yeux ce solinconnu , ces productions nouvelles , cette nature trangre (1) ! Gomme l'aspect de cet isle dut aggrandir leur chef, mme dans l'opinion de celui d'entr'eux qui, rebut d'une tentative dont l'audace tonnait sa prudence , disait aussi nagures, avec les courtisans de l'Escurial : Rien de plus

  • A S A I N T - D O M I N G U E . 35 fou que cette entreprise (1); niais qui, son retour, ne dira pas comme eux, rien de plus simple, car il voudra en partager la gloire comme il en a partag les prils.

    Ce fut le dimanche . . . . 1492 , que l'on vit Saint-Domingue ; et l'incalculable influence de cette dcouverte, la rvolution qu'elle produisit dans le commerce , la politique, les opinions de l'Europe, doivent rendre de jour jamais clbre dans les fastes de son histoire.

    Mais , quel contraste, monsieur, dans les consquences des principes adopts par les diffrentes puissances, selon qu'ils furent dirigs par l'esprit de commerce ou celui de conqute(2)! L'un n'appor-

    (1) C o l o m b offrit d 'abord ses services d o m J u a n , ro i de P o r t u g a l , qui les refusa. Da ns u n voyage qu'il fit la cour de ce p r ince son retour d 'Amr ique , en 1493 , les courtisans c o n seil lrent leur matre de le faire p r i r , et lui offrirent m m e d e l'assassiner.

    (2) Le desir de perfect ionner la connaissance du globe a donn naissance u n e nouvel le

    3 *

  • 36 V O Y A G E

    tait au nouveau monde que des vices, des arts, des besoins; l'autre lui apportait l'esclavage et la mort. A la voix du premier , je vois le Batave indigent s'lancer de ses lagunes, parcourir le globe ; et, par son conome et persvrante industrie, couvrir ses marais des richesses des deux mondes,en fondant aux extrmits de la terre des colonies plus tendues , plus riches, plus populeuses que la mtropole ; tandis que l'Espagnol dpeuple ses belles provinces, pour aller dpeupler les Antilles, le Mexique , le Prou , et btir de pauvres capuci-nires (1) sur les dbris du riche empire sorte d 'ambit ion, celle des dcouvertes . E l l e a -peu -p r s les m m e s consquences que les deux autres pour les peuples dcouverts , parmi lesquels l e s seuls habitaris de la t e r re de V a n - D i e m e n , ou nouvel le H o l l a n d e , ont e le bon esprit d e rejetter a v e c mpris des prsens dont ils n 'avaient que fa i re , et qui ne leur eussent d o n n que d e n o u v a u x besoins. V o y e z Nouveau Voyage la mer du Sud, page 2 9 .

    (1) J e sais que les moines du M e x i q u e n ' o b servent pas mieux" l e v u de pauvre t que les

  • A S A I N T - D O M I N G U E . 37

    de Montesuma Ah ! l'imagination la plus froide recule d'horreur devant la gloire de Cortez et de ses successeurs, quand on songe qu'elle a cot vingt millions d'hommes ces malheureuses contres ( 1 ) ! Et quels biens, dit Montesquieu , les Espagnols ne pouvaient-ils pas faire aux Mexicains ! Ils avaient leur donner une religion douce , ils leur apportrent une superstition furieuse ; ils auraient pu rendre libres les esclaves , et ils rendirent esclaves les hommes libres. Ils pouvaient les clairer sur l'abus des sacrifices humains ; au lieu de

    autres ; mais l a somptuosit des glises, l 'opulence des m o n a s t r e s , le luxe du c l e r g , n e supplent pas plus la culture , la vri table base de l a richesse des co lon ies , que la luxure des mo ines leur populat ion. L e P r o u a beau produi re d e l ' o r , il ne sera v r a i m e n t r iche que lorsqu'il p r o duira des h o m m e s et des rcoltes. O n c o m p t e , dans la seule ville de M e x i c o , vingt-neuf couvens d 'hommes et v i n g t - d e u x de filles.

    (1) Carjaval se van ta i t , au m o m e n t de m o u r i r , d'avoir lui seul massacr v ingt mi l l e I n d i e n s .

  • 3 8 V O Y A G E

    c e l a , i l s l e s e x t e r m i n r e n t . J e n ' a u r a i s

    j a m a i s fini, si j e v o u l a i s r a c o n t e r t o u s l e s

    b i e n s q u ' i l s n e firent p a s , e t t o u s l e s

    m a u x q u ' i l s firent (1) .

    (1) De L'Esprit des Loix, l ivre 1 0 , chapitre 4 .

  • A S A I N T - D O M I N G U E . 39

    L E T T R E V.

    Jacmel. Octobre, 1788.

    J E reprends , monsieur , sans aucun prambule , la suite de ma dernire lettre.

    La varit des aspects , la nouveaut des formes sous lesquelles uue vgtation rapide dveloppe, sous un ciel brlant, des productions inconnus aux Zones tempres ; cette terre , dont aucune voix n'interrompait le silence , dont aucune trace de culture ni d'habitation ne troublait la solitude , attachrent long-tems mes yeux et ma pense.

    Que sont devenus les hommes doux et paisibles qui l'habitaient ? Rpondez , Europens : o sont-ils ? Tant que vous n'avez trouv chez eux que les vertus de l'hospitalit, vous vous tes contents d'en faire vos esclaves , n'est-ce pas ? Mais du moment o vous vtes que,

  • 40 V O Y A G E

    (1) L a r iv ire du massacre .

    frapps des excs de votre inconsequente et barbare turpitude, ils passaient de l'amour la haine, et de l'adoration au mpris, vous vous tes hts d'exterminer , comme des btes froces, des hommes qui vous avaient reus comme des dieux. Envahi esprez-vous que le tems effacera ce crime de la mmoire des hommes ; il existe sur ce rivage un monument (1), dont le nom , confondu avec ses flots , roule la postrit le s o u v e n i r de vos fureurs.

    Telles furent, monsieur , les premires penses que m'inspira la vue de Saint-Domingue. Vous ne les confondrez pas, j'espre , avec les dclamations d'un enthousiasme factice. La question , si la dcouverte de l'Amrique doit tre regarde comme avantageuse ou prjudiciable l'Europe , n'est point encore dcide ; mais celle de son influence sur le bonheur des habitans de cette partie

  • A S A I N T - O M I N G U E . 4 1

    d u nouveau monde ne l'est q u e t r o p p a r le fait : ils n'existent plus ( 1 ) .

    L'ancien, le vritable nom de Saint-Domingue, n'est pas trop c o n n u . Franois Coral dit. que l e s naturels la nommaient Quisquea, Hati, Cipanga ( 2 ) . Peut-tre c e s noms s o n t - i l s moins c e u x de l'isle entire , q u e d e s diffrentes parties o les indignes avaient l e u r s tablissemens. Les Espagnols la nommaient d'abord lsabella (3) , et la nom-

    (1) V o y e z Rflexions sur la colonie de Saint-D o m i n g u e , tome 1, chapitre 2 . U n seul C a c i q u e tait parvenu fo rmer , au Nord Est de S a n - D o m i n g o , un tablissement o il avait runi quatre mi l le de ses compat r io tes , qu'il gouvernait sous le titre de Cacique de l'le de Santi , sans autre dpendance que celle d 'appel ler de ses j ugemens l 'audience royale . M a i s , en 1 7 1 8 , cet tablissement ne contenait dj plus que quatre-vingt quatre-vingt dix individus des deux sexes .

    (2) Relations des Voyages , etc. , tome 1 , chapitre 1.

    (3) Correspondance de Ferdinand Cortez, etc.} let tre 1.

  • 42 V O Y A G E

    ment encore aujourd'hui Hispagnola , ainsi que tous les peuples navigateurs, l'exception des seuls Franais, qui confondant le nom de la capitale San-Domingo, avec celui de l'isle , ont pris et gard l'habitude de l'appeller Saint-Domingue (1).

    Je reprends la suite de notre navigation.

    Soit ngligence des timoniers , soit que des courans inconnus nous eussent fait driver, nous nous trouvmes l'entre de la nuit tellement afals sur une cte pic , vers l'embouchure de la rivire de Naba, que nous restmes tout--coup sans veut pour nous en tirer, et sans fond pour y jetter l'ancre. Il fallut mettre la chaloupe et le canot la mer afin de nous remorquer.

    (1) L'Histoire gnrale des Voyages t e rmine l e rcit de la fondation de cette vi l le , t ome 1 0 , l iv re 1, chapitre I , par un quiproquo i m p a r donnab le , en ajoutant qu'el le tait devenue dans la suite , sous le nom de Saint-Domingue, une des plus florissantes colonies franaises.

  • A S A I N T - D O M I N G U E . 43 Je vis avec plaisir la rivire de Naba

    ou Neiva, une des plus considrables de Saint - Domingue , s'acheminer vers l'Ocan travers une large val le , et se diviser, au-dessus de son embouchure, en plusieurs canaux qui forment un coup-d'il trs- agrable. Cependant rien n'annonce que cette be l le contre soit ni cultive , ni habite , et c'est dommage, car je doute que l'on trouve ailleurs un local qui offre -la-fois un sol plus vari la culture, et plus de ressources d'agrment et d'utilit au cultivateur , pour lequel le voisinage d'une rivire navigable est toujours un grand avantage , en ce que la voie d'eau simplifie, acclre et facilite le transport des denres.

    Le cours de cette rivire semble, monsieur , trac exprs pour former une barrire naturelle entre les possessions franaises et espagnoles. C'est ainsi qu'en avaient d'abord jug les commissaires franais , chargs de la dmarcation des limites. Mais les raisonnemens sonores

  • 44 V O Y A G E

    des commissaires espagnols en dcidrent, dit-on, autrement, et la France perdit un terrain prcieux , sans que l'Espagne , qui le laisse en friche, y ait gagn autre chose que de resserrer le territoire de sa voisine : c'est quelque chose , sans doute ; mais l'Espagne parat depuis long-tems avoir oubli que la force d'un tat dpend moins de son tendue territoriale que de sa population. Ce qu'il y a de plus extraordinaire en cela , c'est que ds 1 6 9 8 , cette mme rivire de Naba tait nomme , dans les lettres patentes pour l'rection de la compagnie de Saint-Domingue , comme formant avec le Cap de Tiberon les limites de la cote du Sud.

    La Saint-Domingue Espagnole est infiniment plus vaste, plus fertile, mieux arrose que la Franaise. Mais on y trouve en gnral trop peu d'industrie et trqp de moines. Je suis trs-persuad que leurs terres sont bien cultives, leurs revenus bien administrs. Les moines ont toujours t de bons conomes et des

  • A S A I N T - D O M I N G U E . 45 cultivateurs intelligens ; mais j'observerai que des usufruitiers clibataires , travaillant pour un nombre fixe de successeurs , et non pour une postrit illimite, s'attacheront moins tendre qu' perfectionner leur culture. C'est dj un bien , sans doute ; mais c'est un grand mal , un mal dont l'intrt du gouvernement souffre plus que tout autre, que dmultiplier , dans les colonies sur-tout, des tablissement qui entravent la population ( 1 ) , et , par contre-coup , les d-frichemens, c'est--dire, la culture, l'industrie , le commerce , etc.

    Supposons, monsieur, qu'il y ait Saint-Domingue cinq mille moines. Substituez leur autant d'hommes maris ; il en rsultera que , dans vingt ans , ces

    (1) Cel le de Sain t -Domingue Espagno le tai t , en 1717 , de d ix-hui t mil le quatre cen t dix i n dividus , m m e en y c o m p r e n a n t quatre c inq cents Franais, dont une partie tait e m p l o y e au cabotage le long de la c te , et l'on assure que depuis celte p o q u e , la population et l 'industrie n 'on t reu aucun accroissement.

  • 46 V O Y A G E

    (1) U n e telle imposition serait forte en E u r o p e ; e l le n'est rien dans les colonies , o une gale quantit de terrain a une v a l e u r centuple .

    cinq mille moines seront remplacs par une population de trente quarante mille individus dfrichant , plantant , recueillant et payant l'tat , raison de dix piastres par tte (1) , au-de-l de deux millions tournois. Je veux encore que cette somme soit absorbe par les frais d'une administration ncessairement plus tendue ; alors il resterait toujours au souverain , comme bnfice net , le produit de ses droits, tant sur l'importation des denres coloniales, que sur l'exportation des marchandises , dont le privilge d'approvisionner les colonies appartient incontestablement aux mtropoles, charges du soin de les dfendre, c'est--dire, de les conserver.

    Depuis Naba jusqu' l'isle d'Altavela , nous longemes une cte ingale et d'un aspect triste et svre. Dans toute cette tendue, je ne vis pas la moindre trace

  • A S A I N T - D O M I N G U E . 47 de culture. Les colons espagnols, naturellement paresseux et sobres , se centon-tent d'lever des troupeaux dont le lait les nourrit, et de planter du tabac , qu'ils fument tendus dans un hamac suspendu deux arbres. Les plus actifs font, avec les Franais , un commerce assez languissant , de btail , t parmi lequel les chevaux , connus sous le nom de Baya-hondros, sont l'article le plus cher , et de Tasso , ou Porc Fum. C'est eux , sans doute , qui fournissent aujourd'hui au commerce de l'Europe l'excellent tabac , connu sous le nom de Saint-Domingue ; car peine les habitans de la partie franaise en cultivent-ils assez pour leur usage particulier.

    Nous rangemes Altavela la porte du pistolet. Cette isle n'est qu'un rocher parsem de quelques places vertes , et qui, en attendant qu'un solitaire , d'une vocation bien dtermine, vienne y btir son hermitage , sert de retraite une une grande quantit d'oiseaux aquatiques. Il est bon de la reconnatre lorsque l'on

  • 48 V O Y A G E

    veut aterrer dans la partie sud de Saint-Domingue; ce qui n'est pas difficile, car elle se voit de trs-loin , sous la forme d'un vaisseau du premier rang charg de toutes ses voiles, ce qui lui a, sans doute, fait donner par les Espagnols le nom d'Alta-Vela.

    Il ne sera pas hors de propos, mon-sieur, d'observer que ce point de recon-naissmce est trs-mal plac sur ls cartes ctires des Antilles , rcemment dresses par des officiers de la marine Royale. Non-contens d'avoir vrifi l'erreur sur celle dont monsieur Cottin fait usage, ainsi que sur le routier de d'Aprs, nous fumes curieux de consulter une ancienne carte de Saint-Domingue , que j'achetai au hasard mon passage Caen, et nous y trouvmes la position d'Altavela dtermine avec la plus parfaite exactitude. Quant on pense que la paresse , l'tourderie , l'insoucianse , ou l'inexactitude des officiers auxquels on confie une mission aussi importante que celle de la reconnaissance et du releve

    ment

  • A S A I N T - D O M I N G U E . 49 ment des ctes , peut coter la vie beaucoup de leurs semblables , il faut convenir que le gouvernement est ou bien malheureux de se voir rduit, un choix de sujets si peu dignes de sa con. fiance , ou bien coupable de l'accorder aussi lgrement des hommes incapables d'y rpondre. Bourgainville, quoique du corps , se rcrie lui - mme contre cet abus , et dit ouvertement que les cartes

    franaises de l'Inde sont plus propres faire perdre les navires qu' les guider ( 1 ) .

    Aprs que l'on a doubl cette isle , la frquence des habitations que l'on voit le long de la cte, indique que l'on a pass de la partie Espagnole la partie Franaise. Le 31 , vers neuf heures du matin, nous tions par le travers de la baye do Jacmel. La brise s'tant leve du large , nous y donnmes , et je dbarquai encore avant midi.

    (1) V o y a g e autour du M o n d e , t o m e 2 , c h a pitre 7.

    4

  • V O Y A G E

    L E T T R E V I .

    Jacmel. Fvrier, 1789.

    CE ne sera pas encore clans cette lettre-ci, Monsieur, que je vous parlerai des habitans de Saint-Domingue. Je n'aime point prcipiter mon jugement, surtout lorsqu'il ne doit pas tre aussi favorable que je le voudrais ceux pour lesquels j'tais, sans doute , trop avantageusement prvenu.

    Vous ne trouverez donc ici qu'un ap-peru gnral et prparatoire, car je ne sais pas encore dans quel ordre je vous ferai part de mes observations, et si le pays prcdera les habitans, ou si les habitans prcderont le pays, ou si je m'occuperai alternativement de l'un et des autres, ce qui parot assez vraisemblable.

    Je n'ai du reste jamais mieux compris que je ne le fais ici, jusqu'o peut aller l'influence du climat. L'espce de rel-

    50

  • A S A I N T - D O M I N G U E . 51

    chement que l'excessive chaleur produit sur les organes , agit avec le mme empire sur les facults morales : on est tout aussi paresseux penser qu' agir ; le moindre travail est une fatigue ; la moindre contention d'esprit un travail. D'aprs cela , vous devez vous attendre me trouver aussi peu de suite dans les ides, que de mthode dans l'art de les rendre. A mesure qu'un objet fera natre une pense, je l'crirai, si j'en ai la force, car tout travail assidu, toute application suivie est svrement proscrite du rgime colonial Pensez-vous, Monsieur, que ce soit l'imprudence de s'y soustraire qui faitprir ici tant de monde ? C'est ce que nous verrons.

    Par-tout ailleurs l'espce humaine se divise en deux classes.

    La premire, et la plus nombreuse, Celle du peuple proprement dit, simple, crdule et grossire, n'a gures que les vices qui drivent ncessairement de l'tat social, o tous voudroient que chacun n'agit que pour tous, et o ,

    4 *

  • 52 VOYAGE dans le fait, chacun n'agit, que pour soi. Ses vertus sont celles du dernier ordre ; c'est--dire , celles qui , plutt innes qu'acquises, n'exigent, dans leur usage, aucun des sacrifices qui impriment unsi grand caractre la vertu.

    La seconde classe, et la moins nombreuse, est celle de l'homme qui se distingue du peuple par la naissance, l'ducation, la fortune, les emplois, le savoir, ou le degr d'esprit qui quivaut ces avantages, en rendant celui qui les possde tour--tour agrable, utile, ncessaire, ou redoutable aux autres. Souple, facile, clair, bon par faiblesse et mchant par calcul , rarement dupe , et quelquefois frippon, on trouve -la-fois chez lui et des vertus dont l'clat excite l'admiration ou l'envie, et des vicesdont l'immoralit se drobe sous les charmes de l'amabilit ou le vernis des grces.

    Cette division n'a point lieu ici. Vous en verrez la raison, 1. dans le dnombrement des diffrentes classes qui forment la population; 20 dans l'uniformit

  • de principes et de murs que ncessite un tat social, dans lequel on ne connat que deux classes distinctes, des matres et des esclaves.

    Outre que cette uniformit dans les rapports qui lient ou divisent les membres d'une-socit, doit tre, regarde comme avantageuse, en ce qu'elle prvient les effets , toujours dsastreux , d'une ingalit de plus, ajoute celles q u i drivent ncessairement de l'tat social et de la nature humaine (1), elle

    (1) R i e n ne nuit plus une bonne cause que de la dfendre par de mauvaises raisons , et c'est fort mal raisonner que de dire, comme le font certains enthousiastes, que la nature elle-mme nous donne le modle de l'ingalit sociale dans l'ingalit physique et morale des indiv idus; c a r , pour, tre consquent, il faudrait donc aussi que l 'homme, assujetti un certain nombre de maux, suite ncessaire de son organisation, y ajoutat toutes les maladies qui drivent de son intemprance , ou de tout autre abus de ses facults physiques. C e n'est pas parce qu'il y a des nains et des g a n s , des forts et des faibles, des Veslris et des cul-de-jatte, qu'il doit y avoir des grands et des petits ,

    A S A I N T - D O M I N G U E . 53

  • c'est parce que les distinctions qui font les uns et les autres sont invitables , et qu'une parfaite galit dans ce genre est aussi chimrique qu'une parfaite galit de for tune , de mrite , e tc . Parez aux abus de la c h o s e , contre-balancez-l e s , mais ne vous privez pas du seul m o y e n d'mulation qui reste au lgislateur , hors les occasions trs-rares o l'effervescence et l 'en-thousiasme supplent momentanment ce vigoureux ressort.

    rduit et simplifie les observations d'aprs lesquelles on peut tracer le caractre d'un peuple.

    Mais, comme il faut toujours qu'un certain nombre de prjugs bizarres imprime le sceau de la folie sur tout ce qui a rapport l'espce humaine, c'est ici la couleur de la peau qui, dans toutes les nuances du blanc au noir, tient lieu des distinctions du rang, du mrite, de la naissance, des honneurs, et mme de la fortune ; de sorte qu'un ngre, dt-il prouver sa descendance directe du roi ngre qui vint adorer Jsus-Christ dans la crche ; dt il joindre au gnie d'une

    54 VOYAGE

  • A SAINT-DOMINGUE. 55 intelligence cleste, tout l'or que renferment les entrailles de la terre , ne sera jamais aux yeux du plus chtif, du plus pauvre , du plus sot, du dernier des blancs, que le dernier des hommes, un vil esclave , un noir.

    Il a des parens la cte : telle est, Monsieur, l'expression par laquelle on manifeste son mpris, pour peu que l'on souponne qu'une seule goutte de sang africain ait filtr dans les veines d'un blanc ; et la force du prjug est telle , qu'il faut un effort de raison et de courage , pour oser contracter avec lui l'espce de socit familire qui suppose l'galit.

    Vous voyez donc que le cahos de prtentions qu'embrouille ailleurs la diversit des rangs, est aisment dbrouill ici. En Europe, la connaissance des dif-frens degrs d'gards, de considration, d'estime plus ou moins sentie, de respect plus ou moins profond , est une science qui exige une tude particulire; et comme l'extrieur ne rpond pas tou-

    A SAINT - DOMINGUE. 55

  • 56 VOYAGE jours au titre, il faut un tact bien exerc, bien sr, un grand usage du monde pour j savoir distinguer, point nomm, le patricien du proltaire, le noble du vilain, etc. Ici, au contraire, il ne faut que des yeux pour savoir ranger chaque individu dans l'ordre auquel il appartient.

    Ainsi vous savez , sans que personne vous le dise, que, depuis le gouverneur, investi du pouvoir et dcor des ordres du roi, jusqu'au fripon, qui, des galres de Marseille, apporte ici l'empreinte fltrissante que la main du bourreau imprima sur son omoplate, tous les blancs y sont pairs.

    Ce respect pour la couleur, qui , comme tant d'autres conventions , ne serait qu'une sotise aux yeux de la raison , est cependant la loi suprme , le palladium auquel tient la destine des colonies: cela est peut-tre trs-ridicule dire, mais cela est ainsi, et cela ne peut tre-autrement, parce que l'on a fait, dans la fondation de ces colonies,

  • A SAINT-DOMINGUE. 57

    une faute qui a ncessit tous les autres vices de leur tablissement.

    Pour intresser l'avidit des riches, on a donn une telle tendue aux concessions , que chacune, en prenant le caf pour terme moyen, peut aisment produire un revenu net de cinquante mille francs (1) . Mais, comme un homme seul ne saurait ni dfricher , ni planter, ni rcolter une tendue de deux cents creaux de terre, je ne sais quel gnie infernal imagina de faire cultiver l'Am-rique par des Africains (2).

    (1) U n e concession est de deux cents creaux. C o m m e le caf ne russit trs-bien que dans les montagnes , il faut toujours supposer un quart du terrain incultivable , et en assignant un autre quart pour ce que l'on n o m m e savannes, c'est--dire, paturages, pour l'emplacement de l'habi-tation et de ses dpendances , etc. il en rsulte qu'il reste cent creaux mettre en valeur ; chaque creau produit un millier de caf, ce qui donne -peu-prs cent pistoles de revenu. On verra ai l -leurs ce qu'il faut dduire de cette somme pour les frais de culture , etc.

    (2) Qui croirait que ce fut un prtre , le plus humain, le plus sensible de tous ceux qui ayent

  • 58 VOYAGE

    jamais pntr dans les I n d e s , l e clbre vque d e Chiappo , l e vertueux Las-Casas enf in , qui proposa et fit adopter cette ide , pour sauver

    ses chers Indiens un esclavage auquel ils n'ont point chapp.

    Un abus en entrane un autre. A la trop grande tendue des terrains concds, on ajouta bientt celui d'accorder au mme individu, et en dpit de la loi qui le dfend, deux, trois et jusqu' quatre concessions, suivant que fon est ou recommand par les ministres , ou protg par les administrateurs de la colonie , dont ce procd doit retarder et la culture et la population, en ce qu'il n'y a point de propritaire, quelque riche qu'on le suppose, qui le soit assez pour entreprendre d'tablir -la-fois plu-sieurs habitations. Pour luder la loi on se fait expdier le titre d'une concession vacante, sous le nom d'un parent ou de tout autre quidam, et le gouvernement, qui a senti le besoin d'une bonne loi, reste insensible la ncessit de la faire observer. La ngligence, ou plutt

  • A SAINT-DOMINGUE. 59

    le dsordre , cet gard, va mme si-loin, que des terres , dj concdes, mais tout--fait abandonnes des propritaires , par l'impuissance de les cultiver , ont t reconcdes d'autres et sont devenues ainsi un objet de litige entre l'ancien et le nouveau possesseur. On avait encore cru pourvoir cet inconvnient par la loi qui runit au do-inaine une concession l'gard de laquelle le propritaire n'a pas rempli, dans le terme fix, les engagemens qui lui en assurent la possession, tels qu'une certaine mesure de terre cultive par un certain nombre de ngres, etc. mais il en est de cela , Monsieur, comme du reste ; c'est--dire , que cet acte d'une justice rigoureuse, mais ncessaire, n'atteint presque jamais que le colon obscur et dnu de protection.

    Supposons actuellement que l'on et rduit la mesure des concessions vingt creaux, pour la culture desquels les bras d'une pauvre famille europenne eussent suffi ; il en rsulterait que la

  • 60 VOYAGE mme tendue de terre sur laquelle n voit aujourd'hui vgter quelques ngres, porterait et nourrirait quatre-vingts individus, et il n'y a aucun doute que cette terre ne ft beaucoup mieux cultive par dix propriraires rsidens, que par celui qui, deux mille lieues de ses possessions, n'a d'autres garants du soin et de la fidlit avec lesquelles elles sont rgies , que l'intelligence d'un conome ignorant, ou la probit d'un grant fripon. Les Anglais ont suivi cette mthode la Barbade, et cette isle est, en proportion de son tendue , la plus riche et l'a plus peuple des colonies anglaises. Si donc, d'aprs l'observation judicieuse de Labat, il est vrai que c'est le nombre des blancs qui fait la force des colonies , il faut aussi convenir, avec ce voyageur, que le nombre des blancs ne peut tre compos que de ce que l'on nomme les petits habitans.

    Je me hte, Monsieur, de dtruire la seule objection spcieuse que des gens mal instruits, ou de mauvaise foi, peu-

  • A SAINT-DOMINGUE. 61

    vent opposer ce mode de population , l'insalubrit du climat.

    Je rponds d'abord que cette insalubrit consiste beaucoup plus dans le dfaut de rgime, dans les excs auxquels les Europens s'abandonnent en arrivant ici, que dans le vice du climat. Je dis que c'est leur intemprance qui leur rend la temprature si fatale.

    Je rponds en second lieu , que les premiers cultivateurs de Saint-Domingue, ceux qui, dans l'origine, faisaient ce que font aujourd'hui les ngres, taient ce que l'on nommait alors des engags, ou trente-six mois, raison des trois annes qu'ils s'engageaient servir un habitant ; qu'il y a ici des sous-divisions de concessions cultives par des blancs, lesquels vivent dans une honnte aisance, et ces preuves de faits sont des argu-nens sans replique.

    Les Europens ont, je le sais , plus de peine se faire au climat; un travail forc les tuerait infailliblement ; mais il n'en est pas moins vrai que dix blancs

  • 62 VOYAGE

    (1) Smith, Recherches sur la nature et les causes d e la richesse des nat ions , tome 2, l ivre 3, chapitre 2.

    aclimats feront, sans abuser de leur force, l'ouvrage de cent ngres, parce qu'ils le feront avec plus de volont , avec plus d'intelligence, par consquent avec plus de fruit. Il est dmontr par l'exprience de tous les sicles et de toutes les nations, que l'ouvrage des esclaves , quoiqu'il ne cote en apparence que les frais de leur nourriture, est le plus cher de tous en dernire analyse. L'homme qui ne peut acqurir de proprit, n'aura jamais d'autre intrt que de manger le plus, et de travailler le moins possible ( 1 ) . Les colons qui prtendent le contraire , sont, ou des paresseux, ou des sots, ou des imposteurs. Moi, je vous parle d'aprs ma propre exprience , et je n'ai certainement ni l'usage, ni le degr de vigueur qu'exigent les travaux agraires . La chaleur et le peu de salubrit dont les Europens

  • A SAINT-DOMINGUE. 63 couvrent leur inaction dans les colonies, dit un voyageur estimable et bon observateur, n'est que le prtexte de la faiblesse o sont parvenus des hommes intemprans, dbauchs, et trop vains ou trop sensuels pour continuer le travail des mains (1) .

    D'ailleurs, Monsieur, que signifie cette misrable objection du climat? La population blanche ne peut-elle se soutenir ici que par des migrans d'Europe ? Y est-il dfendu aux femmes d'y faire des enfans, et a-t-on jamais entendu dire que l'air de sa patrie aye tu un crole ?

    Ayons des murs Saint-Domingue; que les colons, uss par un libertinage crapuleux , au lieu de ces concubines noires , plombes , jaunes, livides, qui les abrutissent et les dupent, pousent des femmes de leur couleur , et bientt ce pays offrira l'il de l'observateur, un aspect tout diffrent.

    (1) Voyage autour du Monde, par M. de Pags, tome 1.

  • 64

    L E T T R E V I I . Jacmel. Mars, 1789.

    MON opinion sur l'esclavage des ngres ne peut pas tre quivoque pour vous, monsieur. Je me suis assez clairement expliqu ce sujet dans une des lettres que je vous crivais du Gap-de-Bonne-Esprance (1).

    Vous savez donc que j'ai toujours partag , comme je partage encore , les sen-timens de ceux de nos crivans qui rclament contre le trafic infme que nous fesons la cte d'Afrique.

    Mais en rendant hommage la puret de leurs motifs , je me permettrai deux observations : c'est d'abord que les auteurs qui ont crit sur l'esclavage des ngres , d'aprs des rapports exagers

    (1) L e manuscrit de ces lettres est demeur avec d'autre papiers, dans un dpt d'o j'ignore si je pourrai jamais les tirer,

    ou

    VOYAGE

  • A SAINT-DOMINGUE. 65 ou faux, et sans pouvoir juger par e u X -mme ni de l'espce d'hommes pour laquelle ils plaident, ni de leur existence dans l'tat d'esclavage , ont justement mrit le reproche de n'avoir combattu que par de vaines dclamations, un abus dont les avantages compensent les dfauts; j'observerai , en second lieu, que toute dmarche de ce genre devant avoir un but d'utilit commune, il est dangereux , mme illicite , de soulever l'opinion contre un ordre de choses qui intresse la sret et la fortune publiques, sans offrir en mme-tems un remde infaillible un" mal ncessaire. Nous n'avions pas besoin de ces messieurs pour savoir que l'esclavage est une chose odieuse. Que diraient-ils l'Esculape qui soigne leur sant , s'il ne leur offrait, dans un panchement de leur bile phi-lantropique , pour tout soulagement, que des invectives contre le mal qui les consume ?

    Notre sicle n'est malheureusement que trop fertile en rformateurs politi-

    5

  • 66 VOYAGE ques (1) , qui se htent de dmolir un difice irrgulier , sans avoir ni les talens , ni les matriaux ncessaires pour le reconstruire sur un plan mieux ordonn.

    Un seul raisonnement bien simple rpondra, tout.

    Vos colonies, telles qu'elles sont, ne peuvent plus exister sans l'esclavage : c'est une vrit affreuse due ; mais le danger de la mconnatre peut entraner les plus terribles consquences. Il faut donc maintenir l'esclavage ou renoncer aux colonies ; et comme dix-huit vingt mille blancs ne sauraient contenir quatre cent-soixante mille ngres autrement que par la force de l'opinion , le seul garant de l'existence des premiers, tout ce qui tend la dtruire, est un attentat contre la socit.

    En vain les turbulens amis des Noirs cherchent-ils tayer leur doctrine de

    (1) Il en sera d'eux c o m m e des rformateurs rel igieux; ils produiront beaucoup de haines , de cr imes , de malheurs, de discordes, qui finiront par l'indiffrence.

  • A SAINT-DOMINGUE 67 l'exemple des tats-Unis-d'Amrique, o, hors les Carolines et la Virginie , on ne connat aucune des cultures qui exigent de nombreux atteliers. Dans le reste de ces tats , le nombre des esclaves se rduit si peu de chose , il est si facile de les suppler par des domestiques blancs ; ils y sont levs avec tant de soin, traits avec tant d'humanit, que si la loi qui les mancipe un certain ge , ne produit aucun effet dsavantageux sur la fortune des matres, elle n'ajoute autre chose au bonheur des esclaves, que la satisfaction de remplacer un service forc par un service volontaire. Enfin, les tats-Unis , en proscrivant la future importation des ngres , ont en mme-tems pourvu ce que la culture ne souffrit point de cette proscription; que nos anti-ngriers fassent de mme, qu'ils substituent leur vain bavardage des loix positives, des moyens efficaces, des mesures sages; enun mot, qu'ils soyent les amis des Noirs sans tre les ennemis des blancs.

    5 *

  • 6 8 VOYAGE Je vous ai reprsent l'abolition de

    l'esclavage et la conservation des colonies comme incompatibles , non par la nature de la chose en elle-mme , mais par les obstacles que l'intrt personnel apporterait infailliblement la seule mesure, l'aide de laquelle on pourrait parvenir la premire opration.

    Cette mesure n'est rien moins qu'un nouveau partage des terres, et vous m'a-vourez qu'il n'en faut pas davantage pour faire partir contre moi un cri universel de proscription. Cependant , comme le ciel m'a dou d'une impassibilit de caractre , sur laquelle les clameurs de la multitude ne produisent aucun effet, je dirai d'abord que du moment o la chose n'est pas impossible , je ne vois pas pourquoi elle ne serait pas proposable, et elle ne serait rien moins qu'impossible, puisqu'en conservant au propritaire, auquel j'terai les deux tiers de sa concession , un droit d'hipothque sur la partie dmembre , je le laisserais encore le matre de choisir entre un rembour-

  • A SAINT-DOMINGUE. 69 sement successif ou une redevance proportionne au prix du fond, l'un ou l'autre dtermin par des arbitres et des experts.

    Sans doute qu'une pareille opration exigerait le concours et des sacrifices du gouvernement; mais j'ai une trop haute ide de sa sagesse et de sa bienfaisance pour ne pas tre persuad qu'il ferait galement servir ses trsors et son pouvoir au succs de cette espce d'amputation politique; car , comment supposer que celui qui vient de prodiguer et ses trsors et sa puissance pour soustraire l'Amrique septentrionale au joug de l'Angleterre , balancerait oprer, dans ses propres domaines , une rvolution que l'humanit, sa gloire, son intrt mme, sollicitent galement ?

    Voil mon rve fini , monsieur ; je reviens mon texte.

    N'imaginez pas que je prtende ni justifier l'esclavage , ni dissimuler les maux qu'il engendre ncessairement. Je ne connais point de corruption morale plus contraire aux murs, aux lumires

  • 70 VOYAGE qui les adoucissent , aux vertus qui les purifient, je dirai mme l'esprit de subordination si ncessaire dans un tat monarchique; car , comment celui que l'usage du pouvoir le plus illimit habitue n'en reconnatre aucun, se pliera-t-il au j oug des loix qui contrarient sa volont? comment le despote se soumettra-t-ii au prince, qui ne dit jamais que nous vou-lons , quant lui ne dit jamais que je veux ?

    Peut-tre eut-on p prvenir les consquences de ce genre d'insociabilit en dlguant, au chef militaire de la colonie, une plnitude de pouvoir dont l'nergie pt en imposer l'esprit d'indpendance naturel aux colons ; mais la crainte assez raisonnable, qu'il n'en abust; celle, bien ou mal fonde , qu'un gouverneur habile et ambitieux ne profitt un jour de ce mme esprit pour leur faire secouer le joug de ia mtropole , fit imaginer l'expdient de subordonner les uns aux autres les pouvoirs, c'est--dire, le gouverneur , le conseil, et l'intendant; de sorte que ces autorits, toujours rivales

  • A SAINT-DOMINGUE. 71 et jamais d'accord , pour ne. citer qu'un seul exemple de la nullit de leur influence sur les volonts particulires, ne sont pas mme encore parvenues mettre en vigueur un seul article du Code Noir (1).

    Que font donc l toutes ces autorits, me demanderez vous, monsieur ? moins de mal qu'elles ne pourraient, et encore moins de bien. Chaque administrateur, calculant sur l'incertitude de sa passagre existence , laisse au hasard le soin de la flicit publique , et songe sa propre fortune , car on n'a pas oubli ici que Galvam , le seul des vices-roi des Indes qui n'emporta de son gouvernement que l'estime et l'amour des peuples, ne trouva, son retour en Portugal, que le mpris

    (1) La manie de l'esprit fait dbiter bien des sotises. On ne conoit pas que fauteur , si esti-mable d'ailleurs, des institutions politiques, ait os dire, tome I , chapitre 5 , que celui qui fa-briqua ce code , dut avoir l'me noire comme de l'encre.

  • 72 V O Y A G E

    (1) La justice veut que je nomme encore dom Juan de Castro, qui, sa mort , ne laissa pour toute fortune que trois raux. Galvam mourut l'hpital. Quelle leon pour ses pareils ! e l le n'a pas t perdue.

    et la misre (1). De tels exemples devraient bien apprendre aux souverains honorer, pins qu'ils ne le font , des vertus qui sont les plus srs garans de l'obissance et du respect des peuples pour le pouvoir qui les gouverne.

    J'ai dit que je regardais l'esclavage connue pernicieux aux murs et aux lumires.

    Si, lorsque je vous parlerai avec quelque dtail , des diffrentes classes qui forment la population de Saint - Do-mingue je puis triompher de mon penchant . l'indulgence , je ne trouverai, dans les murs de ses habitans, que trop de preuves l'appui de cette assertion; et si je vous disais , en attendant, qu'ici l'ducation, d'accord avec la nature , loin de prter la jeunesse un appui

  • A SAINT-DOMINGUE. 73 t

    contre l'influence du climat; loin de retarder le progrs du dveloppement trop rapide de ses facults ; loin d'en prvenir l'invitable puisement , la pousse sans relche de l'adolescence la dcrpitude ; qu'elle ne laisse pas mme aux jours de l'innocence le tems de se colorer du fard de la prudence; que la jeu-

    messe et l'ge mr y languissent galement privs ; l'une, de l'clat de sa fracheur , de la navet de ses grces ; l'autre, de l'ascendant que la sagesse, l'exprience , le calme des passions lui assurent ; et qu'enfin, de l'alliage rvoltant de tous les ridicules de l'ignorance et de la sotise prtentions, avec tous les vices d'une immoralit, qui n'a pas mme la sduction pour excuse , rsulte un compos qui prsente l'humiliant tableau de l'humanit , parvenue son dernier priode de dgnration; alors, monsieur, partag entre le doute, l'indignation et le mpris, peut-tre m'accuserez-vous de calomnier -la fois et l'homme et la nature ; et vous n'aurez raison, qu'en me

  • 74 VOYAGE supposant assez injuste pour ne pas savoir faire les exceptions que rclame toute rgle gnrale.

  • A SAINT-DOMINGUE. 75

    L E T T R E V I I I .

    Jacmel. Mars, 1789.

    S'IL fallait, monsieur , commencer le dnombrement des diffrentes classes d'habitans par la meilleure , il ne serait pas impossible que celle qui se trouve tre la premire clans l'ordre tabli, ne devnt la dernire.

    Ce n'est pas l, je le sais, ce que prtendent les colons que l'on rencontre en Europe. Aussi exagrs dans l'opinion de leur supriorit, que dans l'mun-ration des prtendus dlices qui mar-quent chaque instant de leur vie par une jouissance, selon eux, le noir est ici au blanc ce que la brute stupide est l'ange de lumire.

    Que, dans un pays o l'esclavage ncessite une ligne de dmarcation bien prononce entre le matre tout-puissant et l'esclave, dont la soumission doit tre illimite , les blancs ayent cherch ren-

  • 76 VOYAGE forcer de tous les prjugs favorables l'opinion de leur suprmatie , c'est ce qui est tout simple. Mais que des hommes, auxquels il faut au moins supposer la conscience de leur imperfection , parviennent croire srieusement, et vouloir persuader aux autres , qu'une prtention , qui n'est pas mme l'ouvrage de l'amour-propre , puisse justifier l'absurdit de celles qu'ils fondent sur la couleur ds leur peau , c'est ce qui est d'autant plus absurde, qu'en raisonnant d'aprs leurs principes, il faudrait que le Provenal basan, et l'Espagnol au teint olivtre , s'avouassent d'une nature infrieure celle du Hollandais ou du Sudois; et, s'il est vrai , comme on ne peut en douter , que Dieu fit l'homme son image, ne devons-nous pas respecter , dans la couleur mme des ngres, le rapport qui, ds-lors, existe ncessairement entre le crateur et son ouvrage ?

    Mais, que le prjug de la couleur subsiste , puisqu'il est ncessaire ; autant

  • A SAINT-DOMINGUE. 77 vaut celui-l qu'un autre. Cependant, que ceux qui le rclament se persuadent bien qu'il ne les garantira des dangers qui menacent tout imposteur dmasqu, qu'autant que l'illusion aura pour appui les deux vertus dont l'on aime faire le partage des tres d'une nature suprieure, la justice et la bont.

    Je passe l'numration des diffrentes classes qui forment la population totale de Saint-Domingue, en observant que l'on n'y trouve plus un seul individu descendant des indignes que les Europens y trouvrent.

    La premire est, comme de raison, la classe blanche. Elle comprend le gouverneur , l'intendant , tous les agens quelconques du gouvernement, le clerg, tous les propritaires rsidens , les conomes , les procureurs, les grans de ceux qui ne rsident point, les ngocians, les soldats, les pacotilleurs, les ouvriers ; enfin , toute la race des industrieux, que les ngres nomment petits blancs, et que la misre, la honte, l'inconduite, le

  • 78 VOYAGE dsespoir, ou l'espoir de faire fortune, amnent dans le pays du monde o la vie animale est au plus haut prix , o l'industrie a le moins de dbouchs, o les arts sont le moins en honneur, et o l'indignit avec laquelle leurs prdcesseurs ont abus de l'ancienne et clbre hospitalit des colonies , a rendu les ha-bitans assez circonspects pour ne plus admettre chez eux. que des gens d'un nom connu, ou munis de bonnes lettres de recommandation.

    Ce fut, monsieur , sur leurs reprsentations , relativement la facilit avec laquelle des avanturiers de toute espce passaient d'Europe dans les colonies, que la cour donna un rglement qui assu-jtit tout passager se prsenter - avec le capitaine et un rpondant, au bureau de l'amiraut du port o il s'embarque. Mais cette loi sage s'lude, comme toutes les autres, parce que peu de capitaines se refusent faire ce que l'on appelle passer par-dessus le bord, le premier quidam qui trouve l'art d'intresser leur

  • A SAINT-DOMINGUE. 79 piti, o le moyen de tenter leur avarice par une lgre rtribution. Quel que sont le motif qui dtermine une semblable action, elle n'en est pas moins en mme-temps et une contravention la loi, et une espce de vol, puisque le passager ne peut se nourrir que sur les vivres de la cargaison , par consquent aux frais des armateurs. Mais ce n'est pas d'aujourd'hui que les agens du commerce trouvent, dans les principes qui le dirigent , la justification de ceux par lesquels ils se croyent dispenss de compter trs-exactement avec la probit.

    La seconde classe est celle des multres, quarterons, demi-quarterons ou mtis, et tout ce que l'on nomme gens de couleur ( 1 ) , dans laquelle je com-

    ( l ) Voici le tableau exact de couleur. Le blanc et la ngresse produisent le multre , l e multre et la ngresse le grif, le blanc et la multresse le quarteron , le blanc et la quarteronne le t ierceron, l e blanc et la tierceronne l mtis, le blanc et la mtisse le mamelouc.

  • 80 VOYAGE prends les multres propritaires fonciers ou vivant d'industrie et libres , ainsi que les domestiques libres ou esclaves, mles et femelles ; car ici la loi, protectrice de l'opinion, dfend tout blanc de droger la dignit de sa couleur , en se faisant servir par un blanc.

    Dans l'origine, tout multre tait libre l'ge de vingt-quatre ans, non par une loi de l'tat, mais par la volont una-nime des colons; et cela tait d'autant plus sage , que l'extrme disproportion entre le nombre des blancs et celui des noirs , exigeait que les premiers se fissent un appui des multres. Cependant, sur les reprsentations de quelques hommes, dont l'usage de ne pas vendre leur propre sang, drangeait les calculs , le roi, par une dclaration donne en 1674 , rendit esclaves tous les enfans d'une esclave; et j'observe que si , la honte des Europens , une loi du lgislateur qui les avilis , en vouant leur postrit l'esclavage , est observe par eux avec la plus rigoureuse exactitude, il n'en est pas de

    mme

  • A SAINT-DOMINGUE. 81 mme de celle qui veut expressment que tout matre donne chacun de ses esclaves deux livres et demi de viande sale par semaine.

    La classe noire est la dernire ; c'est celle des ngres libres et propritaires, qui sont en petit nombre, et des ngres esclaves , soit Croles , c'est--dire , ns dans la colonie ; soit Bossales, ou imports de l'Afrique.

    Quoiqu'il y ait une grande distance de l'individu libre l'esclave , pour viter les sous-divisions, les distinctions minu-tieuscs, j'ai cru devoir prfrer la division colore, comme la plus simple ; car, il faut encore observer que les ngres ou ngresses, non plus que les multres ou multresses , en acqurant la libert, n'en restent pas moins dans un tat d'abjection qui , outre qu'il les rend inhabiles exercer aucune charge publique, leur dfend encore de contracter avec les blancs une socit assez intime, non pour ne pas coucher, mais pour ne pas manger avec eux. Que j'aille voir un

    6

  • 82 VOYAGE multre riche, il m'appellera monsieur, et non matre, comme les autres ; je l'appellerai mon ami, mon cher ; il me donnera diner ; mais dans la rgle, il n'osera pas se mettre table avec moi.

    Telle est, Monsieur, la division totale. Chacune de ces trois classes a ensuite ses nuances, telles que celles qui, en dpit du teint, sparent le gouverneur des autres blancs, le multre et le ngre libre, le multre et le ngre esclave, etc.

    Les mnagemens forcs auxquels le prjug de la couleur donne lieu, ont, pour les habitans, deux avantages qui en compensent le ridicule ; ils rendent le gouvernement plus circonspect dans les actes arbitraires de son autorit; ils donnent aux colons un caractre d'indpendance et de fiert, dans lequel des administrateurs despotes ont, plus d'une fois , trouv une rsistance tellement invincible , qu'en dernier lieu la cour a t force de rappeller un gouverneur , auquel l'habitude de jouer le Nabab dans

  • A SAINT-DOMINGUE. 83 l'Inde, fesait chaque jour transgresser les bornes de son pouvoir

    La consquence naturelle de l'ordre de choses qui existe ici, est que les titres honorifiques, qui ailleurs sont tour--tour des vhicules d'mulation, de rivalits, de discordes, qui inspirent tant d'orgueil et de prtentions aux uns, tant d'ambition et d'envie aux autres, disparaissent tous devant le titre de blanc. C'est donc sur votre peau, quelque fltrie qu'elle soit, et non sur votre parchemin, quelque vermoulu qu'il puisse tre, que se mesurent les procds de savoir vivre. Ainsi, la vanit, qui ailleurs tracasse , se tourmente, se retourne en tant de fa-ons, pour en imposer au public et usurper le tribut d'gards qu'il paye aux droits de la naissance, perdrait ici ses peines et son tems.

    Chacune des diffrentes classes des ha-bitans de Saint-Domingue a, comme vous le pensez bien, un esprit, une manire d'tre plus ou moins rapproches , plus ou moins distinctes, mais qui ressemble d'au-

    6 *

  • 84 VOYAGE tant moins ce que l'on voit ailleurs, que le climat, le rgime, les murs, les besoins, les travaux, le degr de dpendance rciproque , n'tablissent entre les individus que des relations ou faibles, ou d'un genre tout diffrent de celles qui lient ailleurs les membres d'une mme socit.

    Ce serait pcut-tre l'occasion d'entrer dans quelques dtails cet gard; mais, comme l'tude de l'homme moral exige beaucoup plus de suite et d'exprience que celle de son existence civile; comme l'influence du climat et d'une faon de vivre, tout--fait trangre la ntre agit ncessairement sur son caractre ; enfin, comme une mthode trop servile me conduirait une monotonie fatiguante , je pense qu'il est sage de ne point hter mon jugement, et de ne pas accumuler, sur un seul point, des observations qui, pour offrir un rsultat satis-laisant, doivent tre celui de la comparaison , du tems , et de l'exprience.

    Par exemple, Monsieur, ce qui frappera tout voyageur qui arrive ici avec

  • A SAINT-DOMINGUE. 85 la facult de rflchir,, c'est que, malgr les rapports d'origine , de couleur, et d'un intrt commun, les blancs venus d'Europe et les blancs croles forment deux nouvelles classes qui, moyennant leurs prtentions rciproques, laissent entre elles une distance que le besoin seul les engage franchir. Les premiers, plus manirs, plus polis, plus rompus aux usages du monde, affectent sur les autres une supriorit qui ne contribue point les rapprocher.Cependant, si les croles se mnageaient plus qu'ils ne font dans l'usage prcoce des femmes ; s'ils cultivaient avec plus de soin des dispositions extraordinaires exceller dans tous les exercices du corps; si une ducation plus soigne secondait la facilit naturelle de leur esprit , il est hors de doute que n'ayant lutter ni contre l'insuffisance du climat sous lequel ils sont ns, ni contre les habitudes d'un genre de vie qui diffre , tant d'gards, de celui auquel un Europen est oblig de se soumettre en arrivant ici, tout l'avantage serait de

  • 86 VOYAGE leur ct. Il ne manque absolument au crole que le genre d'esprit ncessaire pour savoir user , sans en abuser, des facults qu'il doit la nature.

  • A SAINT-DOMINGUE. 87

    LETTRE IX.

    Jacmel. Avril, 1789.

    DEPUIS huit mois que je suis i c i . Monsieur, je ne vous ai encore parl ni de la ville de Jacmel, ni de l'habitation que mon hte vient d'acqurir, et o je n'ai encore fait que des courses.

    Les opinions sont partages sur l'ori-gine de Jacmel, que les uns prtendent avoir dj subsist, lors de l'arrive des Europens, sous le nom d'Yaquimo, et que d'autres font driver de l'espagnol Jacques de Mlo, qui en fut le premier habitant.

    Quoiqu'il en soit, cet espagnol ne se doutait gures, en levant son humble ajoupa ( 1 ) au fond d'une petite baie, qu'un jour son nom se mtamorphose-

    (1) On nomme ainsi l'espce de hutte en feuille, ou de cabane o se logent les colons qui com-mencent dfricher une-concession.

  • 88 VOYAGE rait en celui de Jacrnel, et .sa hutte en une ville commerante , port de mer , chef-lieu de trois paroisses, et la rsi-dence d'une snchausse , d'un com-mandant militaire, etc. C'est ainsi que Didon posait les fondemens de Carthage, sans imaginer qu'elle btissait la rivale de Rome.

    Quand j'honore Jacrnel du nom de vi l le , i l ne faut pas, Monsieur, prendre cette expression la lettre, car jamais une centaine de baraques de planches rpandues sur la grve, ou parpilles sur le talus et le plateau d'un monticule rocailleux , n'ont constitu ce que l'on nomme une v i l le , et c'est pourtant l'exception, du Cap-Franais, l'histoire de toutes celles de Saint-Domingue. .Un. seul particulier riche a eu l'audace de btir ici en pierres une maison passable, au risque de la voir crouler au premier tremblement de terre.

    Quoi qu'il en soit, cet amas irrgulier de cases, (c'est ainsi que l'on nomme ici une maison ) intersect par quelques

  • A SAINT D'OMINGUE. 89 lacunes de verdure, forme, en arrivant de la mer , an coup - d'il assez pitto-resque.

    Une baie trs-sre dans la belle sai-son , un bon mouillage, des dfrichemens qui ont beaucoup accru la culture de ce quartier, y attirent tous les ans une ving-taine de navires qui y trouvent leur char-gement en sucres, caf et coton ; car, quoique Monsieur Raynal donne au quar-tier de Jacmel soixante-deux indigote-ries et point de suorerie ( 1 ) , je puis Vous assurer que l'on y en compte trois en plein rapport, et pas une indigoterie. Le soin extrme qu'exige la manipula-tion de l'indigo, son succs toujours in-certain , le risque de perdre en un mo-ment le fruit d'un long travail, ont d-cid les colons abandonner cette cul-ture prcaire. On y a en revanche beau-coup tendu celle du caf, moins lucra-

    (1) Histoire philosophique et politique des ta-blissemens et du commerce des Europens dans les Indes, tome 7.

  • 90 VOYAGE tive que celle du sucre, mais sujette moins de vicissitudes et moins chre ; plus dispendieuse que celle du coton, mais plus sre et soutenant mieux son prix.

    L a culture du quartier de Jacmel est susceptible d'un accroissement consid-rable , car, quoique tout le terrain en soit concd , i l s'en faut qu'il soit tout en valeur, et encore plus que la culture existante soit au degr de perfection o l'on pourrait la porter ; et vous voyez bien, Monsieur, que cela ne serait point si , en donnant aux concessions une 3noindre tendue , on et multipli le nombre de