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Voltaire à Ferney 250 ans 1762 - 2012 Association Voltaire à Ferney

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Voltaire à Ferney250 ans

1762 - 2012Association Voltaire à Ferney

ISBN 978-2-84559-098-4 10 euros

VOLTAIRE À FERNEY, 1762-2012

En 1762, Voltaire est « dans l’âge où il faut s’occuper soigneusement de conserver les restes de sa machine ». À 68 ans, même s’il n’a « que des glaces et des rhumatismes » en son château de Ferney, il s’active à alerter l’opinion sur le terrible sort de Jean Calas, torturé et roué en mars.

Il commente la bataille entre jésuites et jansénistes, « voltairise » la pensée du curé Meslier, écrit quelques amabilités à Rousseau (« Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage »), refait les comptes d’un « marchand d’encre », surveille ses

dépenses (48 livres le fusil à deux coups) et sème du trèfle sur ses terres.

En 2012, deux cent cinquante ans plus tard, Voltaire aurait été heureux de voir sa demeure renouer avec la fête. Pour la première fois depuis 1777, on donne une grande fête au château : la 11e édition de la populaire Fête à Voltaire a quitté les rues et places de la ville pour investir son domaine.

Depuis 2008, avec deux cent cinquante ans de décalage, l’association « Voltaire à Ferney » publie chaque année une brochure relatant les faits et gestes du Patriarche de Ferney. Le présent volume est le cinquième d’une série qui en comptera finalement vingt

et un, le nombre des années passées par Voltaire à Ferney.

Publié avec le soutien de la Ville de Ferney-Voltaire

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Voltaire à Ferney1762-2012

« L’affaire des Calas n’avance point ; elle est comme la paix. »

Illustrations : Gérard Benoit à la Guillaume, Alain Gégout,

Centre international d’étude du XVIIIe siècle, Pierre Sibille, Alexandre Dhordain

Association Voltaire à Ferney26, Grand’rue – 01210 Ferney-Voltaire

www.voltaire-a-ferney.org [email protected]

Andrew BrownLucien Choudin

Alex DécotteSerge Deruette

Jacqueline ForgetAndré MagnanJean-Jacques RousseauVoltaire

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Voltaire à Ferney

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En guise d’introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5

En allant sur ses soixante-huit… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

Un horrible fait divers devient l’Affaire Calas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13

La torture . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19

Voltaire et les jésuites . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21

Jean Meslier, curé et athée révolutionnaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26

Un témoignage fraternel de Diderot à Voltaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29

L’Émile, un fatras… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31

Voltaire-Rousseau, petite correspondance (in)amicale . . . . . . . . . . . . . . . 33

2012 : Actualité de Jean-Jacques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35

Marchand d’encre ou la petite histoire d’un chantage . . . . . . . . . . . . . . . . 38

Sacré Pompignan ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40

Un fusil à deux coups . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42

La Fête à Voltaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45

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En 1762, Voltaire est « dans l’âge où il faut s’occuper soigneusement de conserver les restes de sa machine ». À 68 ans, même s’il n’a « que des glaces et des rhumatismes » en son château de Ferney, il s’active à alerter l’opinion sur le terrible sort de Jean Calas, torturé et roué en mars. Il commente la bataille entre jésuites et jansénistes, « voltairise » la pensée du curé Meslier, écrit quelques amabilités à Rousseau (« Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage »), refait les comptes d’un « marchand d’encre », surveille ses dépenses (48 livres le fusil à deux coups) et sème du trèfle sur ses terres.

En 2012, deux cent cinquante ans plus tard, Voltaire aurait été heureux de voir sa demeure renouer avec la fête. Pour la première fois depuis 1777 on donne une grande fête au château : la 11e édition de la populaire Fête à Voltaire a quitté les rues et places de la ville pour investir son domaine.

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en allant sur ses soixante-huit…

En 1762, Voltaire s’occupe soigneusement de conserver les restes de sa machine…

Je bénis la vieillesse et la retraite, elles m’ont rendu heureux. Cette gloire que vainement Dans ses écrits on se propose, On sait très bien que c’est du vent ; Mais les plaisirs sont quelque chose.

À François de Chennevières, 4 janvier 1762

Je ne manque jamais de m’ informer de vous à tous ceux qui viennent d’Auvergne ; ils savent combien je m’ intéresse à vous, à votre fortune, à tout ce qui peut vous intéresser. Je m’ imagine qu’on peut être très heureux au pied des montagnes d’Auvergne, car je vous assure que je le suis beaucoup au pied des Alpes. Je passe mes hivers près de Genève, et les autres saisons dans des terres assez agréables sur la frontière. On ne peut avoir une position plus convenable à mon goût. Je me trouve entre la France, l’Allemagne et l’Italie, à portée d’ être instruit le premier de toutes les sottises qu’on fait en Europe. Je vous demande pardon de vous en dire tant, mais les vieillards aiment à parler.

À Étienne de Champflour, 14 janvier 1762

Nous sommes obligés d’acheter à présent le café à Genève, et nous n’y en trouvons que de très mauvais. Cette malheureuse guerre dont je ne prévois pas la fin est un coup terrible porté au commerce.

À Ami Camp, 20 janvier 1762

Les jésuites et les jansénistes continuent à se déchirer à belles dents. Il faudrait tirer à balle sur eux tandis qu’ ils se mordent, et les aider eux-mêmes à purger

la terre de ces monstres. Vous me trouverez peut-être un peu sévère dans ce moment, mais c’est que la fièvre me prend, et je vais me coucher pour adoucir mon humeur.

Au comte et à la comtesse d’Argental, 26 janvier 1762

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Il est vrai que la plus horrible misère couvrait la face du petit canton qui m’appartient, et qu’ à présent, sans que je me sois presque donné de peine, l’abondance et la propreté ont pris la place de l’ indigence et des horreurs les plus hideuses. On craignait de se marier et de faire des malheureux, actuellement les curés font plus de contrats de mariage que d’enterrements ; on est en état de payer au roi le triple de ce qu’on payait auparavant.

À Varenne de Fénille, 30 janvier 1762

Vous m’avez envoyé un beau livre de musique, à moi qui sais à peine solfier. Je l’ai vite mis ès mains de notre nièce la virtuose. Je suis le coq qui trouva une perle dans son fumier et qui la porta au lapidaire. Mlle Corneille a une jolie voix, mais elle ne peut comprendre ce que c’est qu’un dièse.

À D’Alembert, vers le 10 février 1762

Mon cher Collini, avez-vous autant de vent et de neige que nous en avons ici ? Plus je vis, moins je m’accoutume à ces maudits climats septentrionaux. Je m’en irais en Égypte comme le bonhomme Joseph, si je n’avais pas ici famille et affaires.

À Cosimo Alessandro Collini, 12 février 1762

Il y a longtemps, Madame, que le pédant commentateur de Pierre Corneille n’a eu l’ honneur de vous écrire. Il faut que je vous dise une chose très consolante pour les femmes. Il y a dans mon voisinage de Genève une petite femme qui a été toujours d’un tempérament faible. Elle a eu hier cent quatre ans. Ses règles lui sont revenues il y a deux ans très régulièrement ; et vous jugez bien que les plaisants lui ont proposé de se remarier. Elle aime trop sa famille pour donner des frères à ses enfants. La partie par où l’on pense ne s’est point affaiblie en elle. Elle marche, elle digère, elle écrit, elle gouverne bien les affaires de sa maison. Je vous propose cet exemple à suivre un jour.

À Mme Du Deffand, 14 février 1762

Je vous crois actuellement dans votre château. Le mien est un peu entouré de neiges. Je crois le climat d’Angoulême plus tempéré que le nôtre, et je vous avoue que si je m’applaudis en été d’avoir fixé mon séjour entre les Alpes et le mont Jura, je m’en repens beaucoup pendant l’ hiver. Si je pouvais être périgourdin en janvier, et suisse en mai, ce serait une assez jolie vie. Est-il vrai que vous avez des fleurs au mois de février ? Pour moi je n’ai que des glaces, et des rhumatismes.

Au marquis d’Argence, 26 février 1762

Mon pays est pendant l’ été le paradis terrestre, ainsi, je lui pardonne d’avoir un hiver. Je dis mon pays car je n’en ai point d’autre. Je n’ai pas un bouge à Paris; et on aime son nid quand on l’a bâti. La retraite m’est nécessaire comme le vêtement. J’y vis libre, mes terres le sont. Je ne dois rien au roi, j’ai un pied en France, l’autre en Suisse. Je

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ne pouvais pas imaginer sur la terre une situation plus selon mon goût. On arrive au bonheur par de plaisants chemins.

Au cardinal de Bernis, 5 mars 1762

Ma chère nièce, je n’ai qu’un moment pour vous dire combien je vous approuve et vous félicite. Il n’y a rien de si doux ni de si sage que d’ épouser son ami intime. […] Je suis très fâché de ne vous pas marier dans mon église en présence d’un grand Jésus doré comme un calice, qui a l’air d’un empereur romain, et à qui j’ai ôté sa physionomie niaise. Nous vous donnerions vraiment une belle fête, car nous sommes en train, et la tête m’en tourne.

À Mme de Fontaine, 19 mars 1762

Si mon mal de poitrine me joue un mauvais tour, je partirai ayant vu honnêtement d’horreurs dans ce monde. L’aventure des jésuites pourrait être consolante, mais on va être livré aux jansénistes, qui ne valent pas mieux. Je ne sais quel est le plus grand fléau, du fanatisme, de la guerre, de la peste, et de la famine.

À Claude Philippe Fyot de La Marche, 25 avril 1762

Mon cher et ancien ami, nous commençons l’un et l’autre à être dans l’ âge où il faut s’occuper soigneusement de conserver les restes de sa machine. Nous avons vu mourir notre cher abbé Du Resnel. Vous avez été malade, mais vous êtes né heureusement ; vous êtes un chêne, et je suis un arbuste. Je me sens encore de la tempête que j’ai essuyée. Je parie que vous buvez du vin de champagne quand je bois du lait, et que vous mangez des perdrix et des turbots, quand je suis réduit à une aile de poularde. Vous allez chez de belles dames, vous courez de Paris à votre terre, et moi je suis confiné. Le travail, qui était ma consolation, m’est interdit. Je ne peux plus me moquer de frère Berthier, de Pompignan et de Fréron. Je baisse sensiblement.

À Cideville, 24 mai 1762

Oui, je crie contre les fêtes, je fais travailler les fêtes. Il est abominable d’avoir soixante jours consacrés à l’ ivrognerie. C’est une affaire de police, dont tous les parlements devraient se saisir. L’agriculture est plus agréable à Dieu que la taverne.

Au président de Ruffey, 27 juin 1762

En corrigeant une tragédie de Mariamne que j’avais faite il y a quelque quarante ans, je l’ai trouvée plate et le sujet beau. Je l’ai entièrement changée. Il faut se corriger, eût-on quatre-vingts ans. Je n’aime point les vieillards qui disent : j’ai pris mon pli. Eh, vieux fou, prends-en un autre ! Rabote tes vers si tu en as fait, et ton humeur si tu en as. Combattons contre nous-mêmes jusqu’au dernier moment. Chaque victoire est douce.

Au cardinal de Bernis, 21 juillet 1762

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Espérez-vous la paix ? Tout le monde en parle, mais j’ai bien peur qu’ il n’en soit comme de la pluie que nous demandons, et que dieu nous refuse. Tout est tari dans notre pays, excepté notre lac.

À Damilaville, 31 juillet 1762

Je vois, Monsieur, que les finances d’un royaume sont difficiles à gouverner, puisque je n’ai pu mettre encore dans les miennes l’ordre que je désirais.

À Ami Camp, 4 auguste 1762

Est-il possible qu’ il soit si aisé d’ être roué et si difficile d’obtenir la permission de s’en plaindre ?

À Damilaville, 5 août 1762

Je crois qu’on se trompe, que toute cette aventure [le malheur des Calas] n’est pas de l’année 1762, mais du temps de la Saint-Barthélemy.

À Philippe Debrus, vers le 25 août 1762

Je ne suis point paresseux, Madame, mais je perds les yeux, les oreilles, l’estomac, le sommeil, les jambes : toutes les pièces nécessaires à mon vieux bâtiment s’en vont l’une après l’autre.

À la comtesse de Bentinck, 10 septembre 1762

Cependant, il y a fluxion et fluxion ; j’en connais qui rendent sourd et borgne vers les 69 ans [sic !], et qui glacent ce génie que vous prétendez qui me reste. Je ne suis pas trop actuellement en état de raboter des vers. J’attends quelques moments favorables pour obéir à tout ce que mes anges m’ordonnent. Mais si malheureusement mon imbécillité présente se prolongeait, ne pourrait-on pas toujours jouer Mariamne à Fontainebleau en attendant que le sens commun de la poésie me fût revenu ?

Au comte et à la comtesse d’Argental, 14 septembre 1762

Quelques cuistres de calvinistes ont été fort ébahis et fort scandalisés que l’ illustre république me permît d’avoir une maison dans son territoire, dans le temps qu’on brûle et qu’on décrète de prise de corps Jean-Jacques le citoyen ; mais comme je suis fort insolent, j’en impose un peu, et cela contient les sots.

À D’Alembert, 15 septembre 1762

Ce sera à vous, Monsieur, que je devrai des prés artificiels. Je les fais tous labourer et fumer. Je sème du trèfle dans les uns et du fromental dans les autres. Tout vieux que je suis, je me regarde comme votre disciple. On défriche, dit-on, une partie des landes de Bordeaux, et on doute du succès. Je ne doute pas des vôtres en Bretagne.

À Louis Paul Abeille, 7 octobre 1762

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L’affaire des Calas n’avance point ; elle est comme la paix. Puissions-nous avoir pour nos étrennes de 1763 un bon arrêt et un bon traité ! Mais tout cela est fort rare. Poursuivez l’ infâme. Je ne fais point de traité avec elle.

À Damilaville, 3 novembre 1762

Il me faut à la fois faire imprimer, revoir, corriger une histoire générale, une histoire de Pierre le grand ou le cruel, et Corneille avec ses commentaires, et passer de cet abîme à une tragédie. Le tripot, le tripot doit l’emporter, j’en conviens, mais encore une fois, je n’ai qu’une âme, logée dans un chétif corps usé, sec et souffrant.

Au comte et à la comtesse d’Argental, 21 novembre 1762

Je me fais à présent une espèce de parc d’environ une lieue de circuit, et je découvre de ma terrasse plus de vingt lieues. Vous m’avouerez que vous n’en voyez pas tant de votre appartement de Versailles. Voyez donc comme j’ irais à Paris le printemps prochain ! Je me croirais le plus malheureux de tous les hommes si je voyais le printemps ailleurs que chez moi. Je plains ceux qui ne jouissent pas de la nature et qui vivent sans la voir. Chacun vante la retraite, mais peu savent y rester. Moi qui ne suis heureux et qui ne compte ma vie que du jour où je vis la campagne, j’y demeurerai probablement jusqu’ à ma mort, et ce sera le terme de mon amitié pour vous.

À François de Chennevières, 3 décembre 1762

Secondement puis-je implorer votre protection pour avoir quatre mille plantons des meilleures vignes de Bourgogne ? Je sais bien qu’ il est ridicule de planter à mon âge ; mais quelqu’un boira un jour le vin de mes vignes, et cela me suffit […]. Dites-moi du moins à qui je dois m’adresser en bien payant. On m’enverra les plants en mars, et je les planterai en avril ; et si le temps est beau, on me les enverra en février, et je les planterai en mars.

À Le Bault, 31 décembre 1762

Avec le concours d’André Magnan

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un horrible Fait diVers deVient l’aFFaire Calas

Le 13 octobre 1761 au soir, Marc Antoine Calas, fils de Jean Calas, protestant, marchand d’indiennes à Toulouse, est retrouvé mort au domicile de ses parents. Il était réputé sur le point de se convertir au catholicisme. Un simple fait divers, local, obscur. Mais dans le pays, un préjugé religieux bien ancré veut que les protestants assassinent leurs fils plutôt que de les voir se convertir. Le 18 novembre, après une enquête hâtive du Capitoul, David de Beaudrigue, et des affirmations malheureusement contradictoires des membres de la famille, qui confirment la suspicion pesant sur eux, les capitouls signent un arrêt condamnant Jean Calas, sa femme et son fils aîné Pierre, à la torture.

Le 23 février 1762 le Parlement de Toulouse adopte de nouvelles conclusions. Il requiert la condamnation à la roue pour le père et pour son fils aîné Pierre, la pendaison pour la mère – après application à la question ordinaire et extraordinaire pour tous les trois, et un supplément d’information pour Lavaysse, l’ami de la famille présent le jour du drame, et pour la servante. Ces conclusions ont fait l’objet de plusieurs séances délibératives, jusqu’au 9 mars.

Le 9 mars la chambre criminelle du Parlement de Toulouse condamne Jean Calas à mourir sur la roue, après application à la double question préparatoire, décision prise à huit voix contre cinq au terme d’une ultime délibération houleuse, sur laquelle il y eut bientôt des « fuites ». Il a été prouvé que deux au moins des huit juges partisans de la condamnation avaient reçu des instructions directes de l’administration centrale – mais on ignore si le fait fut connu à l’époque.

Voici le texte de la sentence : « [Le bourreau] lui rompra et brisera bras, jambes, cuisses et reins, ensuite l’exposera sur une roue qui sera dressée tout auprès dudit échafaud, la face tournée vers le ciel, pour y vivre en peine, et repentance de ses dits crimes et méfaits, tout autant qu’il plaira à Dieu lui donner de vie, et son corps mort sera jeté dans un bûcher ardent, préparé à cet effet sur ladite place, pour y être consumé par les flammes, et ensuite les cendres jetées au vent ». Une clause rajoutée au bas de l’arrêt, pour la seule instruction du bourreau, écourtait l’agonie: « Sera ledit Calas père étranglé après avoir resté deux heures sur la roue ». En revanche, pour les quatre co-inculpés, le même verdict sursoit à statuer : on s’attendait manifestement à ce que le condamné les dénonce comme complices. Ce qui ne fut pas le cas.

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Le 10 mars la sentence est mise à exécution, à Toulouse, en place publique. Jean Calas meurt en criant son innocence et en niant le crime – sans l’aveu attendu. Le compte rendu officiel précise : « Il a souffert son supplice avec une fermeté inconcevable. Il ne poussa qu’un seul cri à chaque coup que l’exécuteur lui donna ». Les roués recevaient onze coups de barre de fer.

Un témoin oculaire, maître-répétiteur à Toulouse et catholique zélé, rapporte : « Cet homme, huguenot d’origine, et protestant obstiné s’il en fut jamais, a souffert son supplice avec une constance prodigieuse, et n’a jamais voulu se rendre aux saintes remontrances du Révérend Père Bourges, professeur dominicain, et d’un autre père son adjoint, qui depuis les quatre heures du matin jusqu’à six heures du soir, n’ont cessé de lui persuader de sauver son âme en ouvrant les yeux à la lumière de la vérité ». Voltaire ne connut pas ce dernier document.

Le 18 mars second arrêt du Parlement de Toulouse, bannissant à perpétuité Pierre Calas, et relaxant les autres inculpés, la dame Calas, Lavaysse et la servante. Les deux filles de Jean Calas sont placées dans deux couvents catholiques séparés. Pierre est mis au secret dans un couvent de dominicains et pressé de se convertir

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pour échapper à l’exécution du bannissement. Les biens de la famille, la dot même de Mme Calas, sont saisis et mis sous séquestre. Après ce double jugement émanant d’une cour souveraine, la seule voie d’action était soit la cassation, soit la révision, par recours dérogatoire à l’autorité royale.

Le 22 mars, mis au courant de la mort de Calas, Voltaire commence par le croire coupable mais il veut en savoir davantage et, en journaliste avéré, poursuit son enquête auprès des personnes les plus autorisées. En dix jours il écrit une dizaine de lettres : à son ami et ancien condisciple de Louis-le-Grand, Claude Philippe Fyot de la Marche, devenu premier président du Parlement de Bourgogne, pour s’enquérir de l’attitude des parlementaires sur cette condamnation, puis au cardinal de Bernis, archevêque d’Albi, au duc de Choiseul, ministre principal et à diverses relations suisses et lyonnaises. Dès le début d’avril, il dispose de données convergentes sur la fragilité des preuves, la partialité de l’enquête, l’incohérence des deux arrêts, le flottement du vote décisif. Tous les factums du procès lui ont été envoyés de Toulouse même. Sa thèse, étayée sur le profil psychologique fragile et morbide de Marc-Antoine, est celle d’un malheureux suicide mal constaté, exploité dans un cadre désastreux de fanatisme collectif. Il ne cessera pas de s’informer sur chacun des membres de la famille Calas et de confronter les données recueillies dans les semaines qui suivront. Sa conviction d’une erreur judiciaire ne s’en trouvera que raffermie. C’est alors qu’il entre en scène.

Le 4 avril 1762, en précurseur des communicateurs les plus modernes, Voltaire lance une campagne en faveur des Calas, au moyen d’une sorte de lettre circulaire adressée à son ami Damilaville, alors le principal relais de Voltaire à Paris. Anticipant sur le « J’accuse » d’Émile Zola dans l’affaire Dreyfus, il écrit : « Mes chers frères, il est avéré que les juges toulousains ont fait rouer le plus innocent des hommes. Presque tout le Languedoc en gémit avec horreur. Les nations étrangères qui nous haïssent et qui nous battent sont saisies d’indignation. Jamais depuis le jour de la Saint-Barthélemy rien n’a tant déshonoré la nature humaine. Criez, et qu’on crie ».

Par ailleurs, vers la fin juin, soucieux de montrer son objectivité, il diffuse séparément deux premières relations de l’« aventure » des Calas, dans une version imprimée sans doute très proche de lettres véritables dont l’avocat genevois Végobre lui avait fourni des copies : 1) Extrait d’une lettre de la dame veuve Calas (15 juin) exposant la situation présente après le suicide de Marc Antoine Calas ; 2) Lettre de Donat Calas fils à la dame veuve Calas, datée du 22 juin, relatant la façon dont il a appris le drame, manifestant l’incompréhension des deux verdicts contradictoires, et exprimant le besoin d’en connaître les bases et les motifs.

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Le 7 juillet il publie d’abord une adresse À Monseigneur le Chancelier et une Requête au Roi en son Conseil, double supplique de Donat Calas pour demander la vérité et la justice et, le 10 juillet, les Pièces originales concernant la mort des sieurs Calas et le jugement rendu à Toulouse, simple réimpression des « lettres » des 15 et 22 juin. Au titre de cet opuscule, « les sieurs Calas » sont Marc Antoine et son père Jean, réunis dans un intérêt partagé. L’événement est supposé connu par rumeur. Ces « pièces » constituent la phase initiale de la campagne : la sensibilisation de l’opinion.

Vers la même date, Mme Calas arrive secrètement à Paris, suivant un plan d’action élaboré entre notables protestants du Languedoc et de Genève, auquel Voltaire a été associé – il y concourt financièrement. Il envoie plusieurs de ses amis auprès d’elle pour la soutenir moralement et pour s’informer du caractère de Marc Antoine.

Vers le 20 juillet, il reçoit à nouveau chez lui Pierre Calas, et recueille plus formellement ses récits et son témoignage. Il lui fait signer une attestation juridique des pressions subies, avec menaces de mort, de la part des dominicains chez qui il avait été placé à Toulouse.

Fin juillet - début août, deux nouveaux écrits alertent l’opinion :

1) Mémoire de Donat Calas pour son père, sa mère et son frère, daté du 22 juillet, argumentaire plus détaillé développant la Requête du 7 juillet ;

2) Déclaration de Pierre Calas, datée du 23 juillet, reprenant toute l’histoire telle que Pierre l’a vécue. Seconde phase d’explication et de confirmation.

Ces pièces, comme déjà la Lettre du 22 juin, sont signées, non de Genève, mais de Châtelaine, en territoire français, les demandeurs ne devant pas paraître avoir fui l’autorité royale. Les exemplaires que Voltaire fait remettre par le comte d’Argental, son plus vieil ami, au ministre Choiseul et à Mme de Pompadour, iront forcément aussi sous les yeux de Louis XV. La cour et le ministère sont désormais informés, d’une part du risque réel d’une grave injustice d’État, d’autre part de l’engagement formel de M. de Voltaire dans cette cause.

Le 10 août, dans l’Histoire d’Élisabeth Canning et des Calas, Voltaire alerte encore l’opinion mais par un texte plus enlevé, plus virulent, s’adressant plutôt à des lecteurs étrangers. Il y soulève – anonymement – les questions de la preuve et du témoignage, à travers un dispositif de simple juxtaposition : une « Histoire d’Élisabeth Canning », récit fictif, qui illustre burlesquement le danger des apparences ; et une Histoire des Calas, récit réel, qui dégage tragiquement les données incertaines du cas. Il y eut plusieurs éditions de cet écrit, dont une en

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Hollande sous le titre Innocence et supplice de Jean Calas, négociant à Toulouse.

Parallèlement à cette production d’écrits mettant en « voix » l’expérience et la situation des victimes, qu’il appelle dans sa correspondance « les mémoires préparatoires », Voltaire s’était impliqué dès le début dans une sorte de collectif d’aide et d’action, dynamisé par son impulsion décisive, et structuré sur une triple stratégie :

1) de révision judiciaire ;

2) d’influence ciblée ;

3) d’appel à l’opinion publique.

Groupe mobile, informel, bénévole, plus ou moins clandestin, où coopérèrent des juristes, des financiers, des gens du monde, des gens de cour, etc. Le principe d’action défini par Voltaire était que les « frères » devaient tout faire pour « s’entraider sans s’entrenuire »…

Durant les trois années que dura « l’affaire Calas », rien d’important ne s’entreprit ni ne s’exécuta sans son aval ou son avis. Il relut et révisa les mémoires juridiques, sollicita les rapporteurs, gagna des protections utiles, fédéra les bonnes volontés, rédigea des communiqués de presse, organisa des collectes de fonds, etc.

C’est en août 1762 que les démarches de dépôt d’une requête en cassation furent entamées. Voltaire avait relu et révisé trois mémoires de consultation :

– de Pierre Mariette, Mémoire pour la dame Anne-Rose Cabibel, veuve du sieur Jean Calas, Louis et Louis-Donat Calas, leurs fils, et Anne-Rose et Anne Calas, leurs filles, demandeurs en cassation d’un arrêt du Parlement de Toulouse du 9 mars 1762,

– d’Elie de Beaumont : Mémoire à consulter et consultation pour la dame Anne-Rose Cabibel, co-signé par quatorze autres avocats, et

– de Loyseau de Mauléon : Mémoire pour Donat, Pierre et Louis Calas (Louis Calas, le fils converti, était partie prenante au recouvrement des biens à hériter.)

Il y en eut des traductions hollandaise, anglaise et allemande – effet d’une solidarité naturelle entre communautés réformées, mais aussi de l’intérêt suscité par les « mémoires préparatoires » de Voltaire.

Six vices de procédure furent identifiés et définis.

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Au fort de l’automne Voltaire s’impatiente. « L’affaire des Calas n’avance point, écrit-il à Damilaville. Elle est comme la paix. Puissions-nous avoir pour nos étrennes de 1763 un bon arrêt et un bon traité ! Mais tout cela est fort rare. Poursuivez l’infâme. Je ne fais pas de traité avec elle » (3 novembre 1762).

En décembre 1762, la mesure de placement des filles de Mme Calas en maisons religieuses catholiques séparées est rapportée : Anne et Rose Calas peuvent rejoindre leur mère à Paris.

Par son engagement indéfectible, Voltaire a réussi à ébranler l’opinion. Un hasard l’amène un jour à Genthod chez le naturaliste genevois Charles Bonnet, qui est loin de partager toutes ses opinions. Son interlocuteur, relatant sa conversation avec lui sur la « malheureuse affaire Calas », déclare : « On ne peut disconvenir qu’il n’ait fait bien des actes d’humanité… M. de Voltaire a poussé la générosité jusqu’à écrire à son banquier de Paris de fournir à l’infortunée veuve tout l’argent qu’elle demanderait… [et celle-ci] s’est rendue instamment auprès du roi munie d’un placet de la composition de son protecteur ».

L’affaire Calas allait encore occuper Voltaire durant plus de deux ans, jusqu’à l’arrêt de révision définitive, d’acquittement des accusés et de réhabilitation de la mémoire de Jean Calas, intervenu le 9 mars 1765, trois ans jour pour jour après l’arrêt d’exécution : « le plus beau cinquième acte », dira-t-il, de tout son théâtre.

André Magnan et Jacqueline Forget

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la torture

La torture avant le jugement était dite préparatoire ou purgative ; on la considérait comme un simple moyen d’information et non comme un déshonneur ou un châtiment… Si le patient n’avouait rien, il ne pouvait être condamné.

Quand, au contraire, la condamnation à mort était déjà prononcée, la torture avait pour but d’obtenir la désignation des complices et on l’appelait définitive ou préalable, définitive par opposition à la question préparatoire, préalable quant au supplice qu’elle précédait.

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Pour la question préparatoire, le juge pouvait se contenter, s’il le voulait, de l’ordinaire. La question préalable au contraire, comprenait nécessairement l’ordinaire et l’extraordinaire, parce que la justice ne devait plus aucun ménagement au condamné, et ses souffrances, dans ce cas, étaient un commencement, une dépendance de la peine de mort. Il devait être conduit au dernier supplice immédiatement après, parce que, disait la loi, son corps était confisqué et ne lui appartenait plus. Tel fut le sort de Calas.

Voici ce qui se passait à Toulouse (chaque parlement avait à cet égard ses usages). « À terre, sur le plancher, étaient placés deux boutons éloignés l’un de l’autre d’un pied environ. Le bouton s’attachait aux fers que le patient portait aux pieds. De ce bouton partaient de grosses cordes qui se roulaient sur un tour à bras. De deux anneaux partaient aussi des cordes qui venaient saisir les poignets du supplicié : de cette façon, les quatre membres étaient fixés. Au signal donné, les exécuteurs se mettaient à l’œuvre : l’un faisait aller le tour, l’autre tenait les cordes, un troisième plaçait son pied sur le bouton. Cette question avait pour but d’étirer les membres. »

Ajoutons qu’après avoir allongé le corps en l’attachant au premier bouton, la même opération avait lieu au deuxième bouton plus éloigné d’un pied. Souvent aussi, dans certains ressorts, après avoir mis ainsi le corps dans un état de tension extrême, on lui passait encore sous les reins un tréteau, puis un autre plus élevé.

Voici maintenant ce qu’était la question à l’eau, qui fut également appliquée à Calas : « Le questionnaire faisait avaler au patient, au moyen d’une corne creuse de bœuf qu’on lui mettait dans la bouche, quatre pintes d’eau pour la question ordinaire et huit pour l’extraordinaire. Il s’arrêtait, sur l’avis du chirurgien présent si la victime faiblissait, et dans ces intervalles le juge interrogeait l’accusé… » Le patient ressemblait à un cétacé, rendant l’eau par toutes les ouvertures de son corps, nous dit un vieux procès-verbal de torture.

Pour le supplice de la roue, le condamné « était attaché à plat, et la face contre terre, sur une croix de Saint-André à laquelle on avait fait, sur chaque branche, deux entailles ou coches. Le bourreau, armé d’une barre de fer carrée, d’un pouce d’épaisseur, en donnait un coup sur chaque membre, à l’endroit des entailles où les os, portant à faux, étaient indubitablement cassés. Le corps du condamné, replié sur lui-même, de manière que les talons touchassent au derrière de la tête, était ensuite attaché sur une petite roue de carrosse fixée horizontalement sur un pivot. La roue se trouvait élevée de quelques pieds au-dessus du plancher de l’échafaud ».

Lucien Choudin

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Voltaire et les jésuites

Après la parution, en 1708, des Réflexions morales sur le Nouveau Testament, ouvrage du père janséniste Pasquier Quesnel, le pape Clément XI avait, en 1713, à la demande de Louis XIV, promulgué la Bulle Unigenitus réaffirmant la doctrine de l’Église et condamnant cent une propositions des Réflexions. En cela Louis XIV suivait les conseils de son confesseur jésuite, le père Le Tellier. Les décennies qui suivirent cet acte d’autorité papale furent marquées par une lutte, parfois sourde mais le plus souvent ouverte et acharnée, entre les jésuites, proches du pouvoir, et le parti des jansénistes comptant certains évêques, dont l’archevêque de Paris, et la majorité du parlement, sans oublier l’auteur des célèbres Lettres Provinciales, Blaise Pascal. En observateur attentif de l’actualité, Voltaire commente cette situation à l’intention du comte d’Argental : « Les jésuites et les jansénistes continuent à se déchirer à belles dents ».

L’arrêt d’expulsion de la Compagnie de Jésus, le 6 août 1762, imposé à Louis XV par le Parlement de Paris, signait un recul du pouvoir monarchique et consacrait la victoire du parti janséniste. Voltaire, après avoir écrit à son ami Etienne Noël de Damilaville qu’il en était fort content (29 août 1762), réfléchit par la suite que cette disparition des jésuites risquait de donner trop de pouvoir aux jansénistes. Il confiera au marquis d’Argence : « Nous sommes défaits des renards et nous tomberons dans la main des loups » (2 mars 1963).

Quel intérêt Voltaire avait-il à emboîter le pas aux ennemis des jésuites à qui il devait une éducation excellente, de solides amitiés et des relations dont il se prévaudra toute sa vie ?

François Marie Arouet entre à l’âge de dix ans, en 1704, au Collège Louis-le-Grand, rue Saint-Jacques à Paris. Jamais la Compagnie de Jésus n’avait été aussi puissante. En le plaçant chez les jésuites plutôt que chez les jansénistes, au collège Saint-Magloire, comme son frère aîné Armand, François Arouet père, receveur à la Cour des Comptes, ménageait sa future carrière dans les sphères dirigeantes. À cette époque Louis-le-Grand, pépinière d’héritiers de grandes familles, occupait la place, toutes proportions gardées, qu’occupe actuellement l’École nationale d’administration pour la formation de base des cadres supérieurs de l’État.

François Marie est un garçon vif, pétillant d’intelligence et volontiers insolent. La mécanique du collège n’aura pas son pareil pour dompter sa nature turbulente :

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réveil à 5 heures, étude, récitation de leçons ; à 7h30 cours ; à 10h messe suivie du déjeuner, puis récréation ; à 14h cours ; à 18h souper, puis récréation ; ensuite

répétition des leçons et correction des devoirs ; à 21h prière et lecture spirituelle,

et extinction des feux. Les élèves sont en contact permanent avec leurs « préfets », à

la fois surveillants et pédagogues. Toutefois cet emploi du temps rigoureux laisse la place à la préparation de pièces de théâtre et même de ballets pour la distribution des prix qui clôture l’année scolaire dans une ambiance de mondanités.

Voltaire dira plus tard qu’il avait appris au collège « le latin et des sottises ». En fait le latin était enseigné comme

une langue vivante : rédaction en prose et en vers, tra-duction, composition d’essais,

débats… En fin d’études il obtient l’honneur exception-

nel du premier prix de discours latin et du premier prix de vers latins. On peut penser que ce qu’il a qualifié de « sottises » était

ce qu’il y avait de moins rationnel dans l’enseignement religieux des pères et

qui le confortera plus tard dans son allergie aux dogmes de l’Église, mais qu’il se gardera bien de contester ouvertement pendant la durée de ses études.

Il est possible que le collège n’ait pas été exempt de certaines pratiques propres aux internats de garçons, mais faut-il croire Voltaire quand il dit à la mère du poète anglais Pope que « s’il se portait si mal c’était parce que les damnés jésuites l’avaient à ce point sodomisé qu’il ne s’en remettrait jamais », connaissant son goût pour la provocation !

En fait il restera toute sa vie en contact avec deux de ses professeurs, les pères Tournemine et Porée. Si, très jeune, chez ses parents, le petit Arouet avait montré ses dispositions dans les concours de poèmes avec son frère Armand, à Louis-le-Grand il aura fait son apprentissage de futur écrivain au point que les pères feront imprimer pendant sa classe de rhétorique son Ode à Sainte Geneviève, dans le dessein de la répandre hors les murs du Collège, à la cour de Versailles.

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Il se sera fait d’excellents amis et d’illustres relations : Claude Philippe Fyot de la Marche, le comte d’Argental qu’il appellera « mon ange » dans ses lettres, Pierre de Cideville qui occupera la charge de conseiller au Parlement de Rouen, le futur marquis René Louis d’Argenson, qui sera Ministre des Affaires étrangères, et son frère le futur comte Marc Pierre d’Argenson qui deviendra Ministre de la Guerre, entre autres. Voltaire a le don de l’amitié. Tous occupent une place importante dans sa correspondance, qui n’est pas la moindre de ses œuvres.

Son hostilité envers les jésuites ne date donc pas du collège. Elle est de deux ordres, personnel et philosophique. Tout d’abord sa nature impétueuse le pousse à toujours répondre aux attaques dirigées contre ses œuvres. Ensuite il acquiert la conviction, dès la décennie 1750, de la nocivité du pouvoir des jésuites dans le gouvernement de la France.

Le jésuite Claude-Adrien Nonnotte fait paraître anonymement l’ouvrage Les erreurs de M. de Voltaire, en 1762, critiquant les écrits de Voltaire sur des points d’histoire et de dogme religieux. Celui-ci le prend assez au sérieux pour publier cinq ans plus tard une réfutation, inutilement acerbe selon son ami Grimm, sous le titre Les Honnêtetés littéraires. En dépit de cette défense opiniâtre Les erreurs de Voltaire furent rééditées quinze fois et sont citées dans le roman de Flaubert : Madame Bovary.

Plus sérieuse est sa position d’historien du Siècle de Louis XIV sur le rôle politique de la Compagnie de Jésus. Sur ce plan, Voltaire partage le jugement de ses amis philosophes et des observateurs éclairés. Les jésuites sont accusés d’avoir armé le bras des régicides, d’influencer le pouvoir royal par le biais des confesseurs, tels les pères La Chaise et Le Tellier, d’avoir mis la main sur le système éducatif et, d’une façon générale, d’envahir le domaine temporel de la société.

Voltaire va jusqu’à écrire à d’Alembert que « sans les disputes sur la transsubstantiation et sur la bulle [Unigenitus], Henri III, Henri IV et Louis XV n’auraient pas été assassinés » (28 novembre 1762). Il ne s’agit pas de sa part d’une indifférence ou d’un parti pris à l’égard de la religion car il poursuit dans la même lettre : « Vous pensez bien que je ne parle que de la superstition car pour la religion chrétienne je la respecte et l’aime comme vous ».

Le dernier chapitre du Siècle de Louis XIV réserve une large place à démontrer comment les querelles religieuses sur des points de dogme contribuèrent à faire proscrire le christianisme de la Chine. Ainsi, dans le dialogue Le Mandarin et le Jésuite, Voltaire ironise :

– Le Jésuite : …notre doctrine est incontestablement la meilleure. Hors les Chinois ne reconnaissent pas notre doctrine, donc ils ont évidemment tort.

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– Le Mandarin : …nous avons à Canton des Anglais, des Hollandais…, ne sentez-vous pas l’ énorme ridicule d’une troupe d’Européens qui venaient nous enseigner un système dans lequel ils n’ étaient pas d’accord entre eux ?

Quant à l’empiètement des jésuites dans le domaine temporel, Voltaire le constate à sa porte… En 1646 les jésuites s’étaient installés à la maison curiale d’Ornex qui jouxte le village de Ferney. Leur mission s’agran-dit au fil des années. Ils acquièrent d’autres terres et font bâtir chapelle et bâtiments nouveaux au point d’être en possession d’un vaste domaine quand Vol-taire s’installe à Ferney. Leurs activités, uniquement

centrées sur l’éducation des enfants à leur arrivée, se diversifient vers l’agriculture et la finance. Ils s’instaurent comme prêteurs sur hypothèques à des personnes endettées, transaction litigieuse qui peut mener à la spoliation des emprunteurs. Ce fut le cas des frères Deprez, habitants d’Ornex, à qui Voltaire prêta de l’argent pour les aider à récupérer sur les jésuites un domaine assez considérable.

Il ne cesse de dénoncer la tentation, toujours présente, du pouvoir temporel et, par exemple, fustige l’emprise des jésuites sur les Indiens du Paraguay, au chapitre XIV de Candide ou l’Optimiste ou caricature le père Toutatous, plus homme de pouvoir qu’homme d’église, dans son roman L’Ingénu.

En France la malheureuse guerre de Sept ans (1756-1763) contribue sans doute au revirement de l’opinion publique à l’égard de la Compagnie de Jésus. Son influence si longtemps prépondérante sur la scène politique est maintenant contestée au point que le moindre incident impliquant un jésuite est exploité (procès d’un père accusé d’avoir séduit une pénitente, billets de confessions…). À plus forte raison un scandale.

Le père de La Valette, jésuite, s’était engagé, à l’insu de ses supérieurs, dans une exploitation aux Antilles et avait frété des navires pour rapporter ses productions en Europe. Durant la guerre il est ruiné par les opérations navales des Anglais dirigées contre le commerce français. Ses créanciers, qui devaient de grosses sommes aux financiers marseillais, déposent leur bilan et se tournent vers la Compagnie de Jésus, considérant qu’elle devrait être solidaire de ses membres qui, individuellement, ne peuvent posséder aucun bien propre. Malheureusement les supérieurs du père de La Vallette refusent d’endosser ses dettes et commettent l’erreur de faire appel au Parlement de Paris (1761). C’est se jeter dans la gueule du loup. Le Parlement de Paris se met à examiner les statuts de la Compagnie et les déclare incompatibles avec les lois du Royaume. En août 1761 il ordonne

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la fermeture des collèges de jésuites et un an plus tard rend l’arrêt déclarant inadmissible l’organisation de la Compagnie, blâmant ses richesses, sa morale, sa théologie et ordonnant sa suppression (août 1762). Les parlements de province le suivent. Le ministre de la guerre Choiseul, appuyé en cela par Mme de Pompadour, persuade le roi Louis XV d’aller dans le sens de l’opinion publique et de laisser faire.

Les portes des missions se ferment et les pères, privés de ressources, s’exilent dans les pays voisins ou trouvent protection chez des particuliers. Voltaire, toujours hospitalier, donne asile au père Adam, qu’il a connu autrefois. Celui-ci, frappé d’interdit de célébrer les offices, s’installe en homme de compagnie au château de Ferney, en 1763. Le patriarche se plaît à le présenter aux visiteurs : « Voici le père Adam, qui n’est pas le premier homme », le prend comme partenaire attitré au jeu d’échecs, où il gagne trop souvent à son gré, et le dérange à toute heure du jour ou de la nuit pour lui demander de rechercher tel mot grec ou telle référence dans la bibliothèque.

Il se trouva parmi les amis de Voltaire un homme qui lui écrivit tranquillement ce qu’il pensait de la disgrâce des jésuites en ces termes : « Il me semble qu’on aurait pu les bien gouverner sans les détruire ». Ce fut l’aimable cardinal de Bernis (4 juin 1762).

Jacqueline Forget

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jean Meslier, Curé et athée réVolutionnaire

La pensée de Jean Meslier est autrement plus vigoureuse que la version donnée par Voltaire, comme le montrent ces extraits d’une conférence de Serge Deruette, auteur de Lire Jean Mes-lier, curé et athée révolutionnaire.

Il est tout particulièrement étonnant que l’on ait pu, jusqu’à aujourd’hui encore, autant ignorer cet auteur. Étonnant et

d’autant plus curieux qu’il constitue à lui seul un moment dans l’histoire de la pensée philosophique et des idées politiques, celui d’une rupture, d’une ouverture.

Car si, dans l’Antiquité grecque et romaine, Démocrite, Épicure et Lucrèce avaient montré que l’on pouvait se passer des dieux, ils ne s’étaient pas aventurés à démontrer que ces dieux n’existaient pas. Spinoza au XVIIe siècle non plus : Dieu était chez lui assimilé à la nature, il était la nature elle-même, mais il subsistait dans ce qui, somme toute, le caractérisait intrinsèquement : sa divinité.

Les athées libertins, avant Meslier, en son temps et après lui, ne se préoccupaient certainement pas de désabuser les masses, trop heureux que la religion existe pour le « bas peuple », pour s’en distinguer et par peur de ses séditions : la rationalité anticléricale pour les nantis, l’irrationalité cléricale pour le peuple.

Les penseurs des Lumières au XVIIIe siècle, après Meslier, n’étaient pas tous, loin s’en faut, athées. Certains l’étaient, Diderot, Holbach notamment, mais sous la ter-rible censure de l’Ancien Régime, démontrer l’inexistence de Dieu les préoccupait moins que de combattre l’obscurantisme religieux : éclairer la nuit, non lui substi-tuer l’éclatante clarté du jour. Meslier est en effet le seul athée d’avant la Révolution française à s’adresser directement aux masses asservies, le seul dans l’Europe des Lumières à prôner la transformation de l’ordre féodal par l’action populaire.

Car, avant tout, le but de Meslier était d’aider les paysans et les pauvres, ses paroissiens qu’il aimait. Dans la mesure de ses moyens, dans son univers villageois – chose rare que l’on sait sur sa vie –, il a combattu en 1716 l’arrogante injustice du seigneur local qui les méprisait. On sait aussi que l’archevêque, confirmant l’indéfectible collusion de l’Église avec l’aristocratie, a annihilé ses efforts et ses espoirs, rendant vaine toute tentative de contestation. Le hobereau local triomphait, l’ordre féodal avec lui : la bataille était perdue pour le curé Meslier.

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Telle est la motivation qui anime Jean Meslier, tel est son but. Alors que sur le siècle des Lumières, l’aube ne s’était pas encore levée, du fond de sa cure, des profondeurs paysannes de l’Ancien Régime, le curé Jean Meslier va désormais écrire. Pour éclairer le monde. Pas celui des puissants, des nantis : celui du peuple travailleur, des masses laborieuses, des laissés-pour-compte de l’histoire, celui des « damnés de la terre ».

Ses démonstrations, argumentées, implacables, incontestables dans leur rationalité, il les consigne dans un Mémoire, celui de ses « pensées et sentiments ». Il le rédige dans les dernières années de sa vie, à l’ombre de sa cure, le copie et le recopie trois fois au moins. Mais il ne le dévoile pas de son vivant. Il le léguera à la destinée posthume. Meslier n’avait pas l’âme d’un martyr et aimait la vie. Aurait-il révélé son Mémoire que l’attendaient, au mieux les routes de l’exil et le vagabondage, si ce n’est le bûcher et les supplices féodaux que la répression infligeait, avec la délicatesse que l’on sait. Au début du XVIIIe, on brûlait ceux qui se proclamaient ouvertement mécréants.

Après avoir donné cinq preuves principalement centrées sur la critique radicale et fouillée du christianisme, Meslier se livre dans sa sixième preuve à une critique implacable de la noblesse, de la monarchie, du clergé, de l’ordre social de l’Ancien Régime et de l’inégalité sociale causée par l’appropriation privée, mais aussi d’autres injustices comme celle de l’indissolubilité des mariages.

Avec sa septième preuve, Meslier élabore son imposante théorie matérialiste de la vie et du monde. Tout particulièrement, au travers d’une critique serrée des arguments des cartésiens chrétiens que sont Fénelon et Malebranche, il démontre que le temps et l’espace ne peuvent avoir été créés ni avoir de fin, que la matière aussi est incréée et a d’elle-même son propre mouvement. Il met également en évidence l’existence d’imperfections et du mal qui ne peuvent être attribués à un Dieu qui serait tout-puissant et infiniment bon.

Cette construction de son matérialisme, Meslier la poursuit dans la huitième preuve consacrée à l’élaboration d’une théorie anticartésienne de la pensée et de l’« âme matérielle » conçue comme « modifications » de la matière, notamment en s’opposant à l’identification cartésienne de la matière à l’étendue et à sa théorie des « animaux-machines ».

Les penseurs des Lumières connaissaient tous Meslier, son œuvre et ses idées, Voltaire le premier. Ils y ont puisé, mais sans en transcrire la radicalité. Sans le citer non plus lors de ces emprunts. Quel prestige d’ailleurs auraient tiré ces penseurs des hautes sphères de l’intelligentsia en citant un curé de village ? Mais aussi, pour ceux qui, tel Diderot qui lui emprunte une fois l’idée du tyrannicide, comment,

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avec une telle référence, éviter la chape de plomb de la censure absolutiste toujours prête à s’abattre sur leurs publications? Le siècle des Lumières n’était pas prêt à assumer les démonstrations radicales et subversives de Meslier.

Reste seul de cette période le portrait que désirait en retenir Voltaire, dans la publication délibérément mutilée et falsifiée qu’il en faisait en 1762, dans ce qu’il

appelait un « abrégé » du « Testament » de Meslier. C’est un Meslier aseptisé, dulcifié, « voltairisé » en fait que l’on retrouve, une arme dans son combat idéologique de grand bourgeois déiste. Il ne retient

pour son Extrait que la critique des erreurs des textes sacrés et de la morale du christianisme, à l’exclusion expresse des parties du Mémoire qui en constituent véritablement

la spécificité : les démonstrations de son matérialisme athée et de son communisme révolutionnaire. Et encore opère-t-il des modifications de ce qu’il conserve, n’hésitant pas d’ailleurs à

trahir la pensée profonde de Meslier pour le métamorphoser en déiste, concluant notamment son imposture en le faisant « supplier

Dieu » qu’il rappelle les hommes « à la Religion Naturelle » ! Ainsi, connu principalement avant la Révolution au travers de la publication de Voltaire, Meslier en perdait toute sa force contestatrice et novatrice.

Loin des cercles où la pensée des Lumières se forme, hors des salons, de ces salons feutrés et distingués où se forme et fermente la pensée rationaliste française moderne, Meslier élabore sa conception radicalement nouvelle du monde et de la vie, et il l’élabore seul. Avec peu de livres (il cite par exemple avec enthousiasme Montaigne ; il analyse par le menu les ouvrages de Fénelon et de Malebranche, mais pas ceux de Descartes), dans l’univers clos de son presbytère au sein d’une campagne ployant sous les aléas des cycles saisonniers, le poids des droits féodaux et des guerres, cela n’est pas rien.

En cela, il est le premier penseur dans l’histoire des idées à réunir en une seule et même conception du monde et de la vie l’athéisme, le matérialisme philosophique, l’égalitarisme communiste et le projet révolutionnaire de changer la société. Le premier athée à sortir l’athéisme de sa gangue élitiste, à le revendiquer comme pensée libératrice des masses. Il est le premier théoricien systématique de l’athéisme à se lancer dans une attaque aussi complète et radicale contre la religion, toutes les religions et toutes les superstitions, conçues comme autant d’impostures pour abuser le peuple. Le premier athée communiste – et donc le premier communiste athée – de l’histoire universelle de la pensée. Le premier philosophe, je le disais, à vouloir « transformer le monde ».

Serge Deruette

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un téMoignage Fraternel de diderot à Voltaire

En 1751, à l’aube du projet encyclopédique, Diderot a trente-huit ans et loge à Paris. Voltaire, âgé de cinquante-sept ans, réside à la cour de Frédéric II de Prusse, à Berlin. À cette époque il n’est guère connu que par sa poésie et son théâtre. Sa première œuvre historique, Le Siècle de Louis XIV, ne paraîtra qu’en 1752. Il ne commande pas l’Encyclopédie lors de sa mise en souscription.

Ce n’est qu’en 1754 que D’Alembert, co-directeur de Diderot jusqu’en 1757, sollicite sa participation et l’annonce dans l’Avertissement du tome IV. Les commandes d’articles se feront par l’intermédiaire de D’Alembert et se limiteront à la sphère littéraire. Les contacts directs entre Diderot et Voltaire furent rares et caractérisés par une grande politesse teintée d’une certaine réserve. Sans doute ce peu d’affinités entre deux personnalités qui n’avaient aucune communauté d’approche et de méthode incitait-il Diderot à se garder de l’influence d’un auteur plus âgé que lui et déjà célèbre, quand lui-même en était au début de sa carrière. Cependant tous deux se considéraient comme des égaux et ne tarissaient pas d’éloges réciproques.

La seule fois où Diderot s’exprima avec chaleur envers Voltaire fut dans une lettre qu’il lui adressa le 29 septembre 1762 en réponse à une offre de la Russie, transmise par Voltaire, de « délocaliser » l’impression de l’Encyclopédie à Saint-Pétersbourg. À cette occasion, il donna libre cours à sa communauté d’idéal avec ses « frères » philosophes, et tout particulièrement, avec Voltaire:

« Non, écrit-il, très cher et très illustre frère, nous n’irons ni à Berlin ni à Pétersbourg achever l’encyclopédie et la raison c’est qu’au moment où je vous parle, on l’imprime ici et que j’en ai des épreuves sous les yeux, mais chut ! [Depuis le retrait du Privilège d’édition, le 8 mars 1759, l’Encyclopédie est entrée

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dans la clandestinité.] Assurément c’est un énorme soufflet pour nos ennemis que la proposition de l’impératrice de Russie mais non le premier. Il y a plus de deux ans que le roi de Prusse qui pense comme nous leur en avait appliqué un tout pareil. Ne croyez pas que le péril que je cours, en travaillant au milieu des barbares [les antiphilosophes], me rende pusillanime. Notre devise est sans quartier pour les superstitieux, pour les fanatiques, pour les ignorants, pour les fous, pour les méchants et pour les tyrans […] Est-ce qu’on s’appelle philosophe pour rien ? Ce qui me plaît des frères, c’est de les voir presque tous moins unis par la haine et le mépris… de l’infâme, que par l’amour de la vertu, par le sentiment de la bienfaisance et par le goût du vrai, du bon et du beau, espèce de trinité qui vaut un peu mieux que la leur.

Ce n’est pas assez d’en savoir plus qu’eux il faut leur montrer que nous sommes meilleurs… L’ami Damilaville vous dira que ma porte et ma bourse sont ouvertes à toute heure et à tous les malheureux que le destin m’envoie […] C’est ainsi que je sers la cause commune… Adieu, grand frère ; portez-vous bien ; conservez-vous pour vos amis, pour la philosophie, pour les lettres, pour l’honneur de la nation qui n’a plus que vous et pour le bien de l’humanité à laquelle vous êtes plus essentiel que cinq cents monarques fondus ensemble […] Ah, grand frère vous ne savez pas combien ces gueux qui, faisant sans cesse le mal, se sont ima-

giné qu’il est réservé à eux seuls de faire le bien, et souffrent de vous voir l’ami des hommes, le père des orphelins et le défenseur des opprimés.

Continuez de faire de grands ouvrages et de bonnes œuvres et qu’ils en crèvent de dépit. Adieu sublime, honnête et cher Antéchrist ».

André Magnan et Jacqueline Forget, Andrew Brown

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L’Émile, un fatras…

Nous avons vu, dans notre publication précédente consacrée à l’année 1761, que Voltaire n’appréciait pas du tout la Nouvelle Héloïse de Rousseau. Son Émile, pu-blié en 1762, n’eut guère plus de succès à Ferney. Néanmoins, dans ce nouveau « fatras » de Jean-Jacques, Voltaire découvrit un texte qu’il approuva, au moins en partie, La Profession de foi du vicaire savoyard. « À relier en maroquin », dit-il.

En 1762, Voltaire écrit à la duchesse de Saxe-Gotha : « Dieu préserve votre altesse sérénissime de faire jamais élever un des princes vos enfants par ce fou de Jean-Jacques Rousseau. Il faut commencer par avoir reçu une bonne éducation pour en donner une. Ce livre d’Émile est méprisé généralement, mais il y a une cin-quantaine de pages au troisième volume contre la religion chrétienne qui ont fait rechercher l’ouvrage, et bannir l’auteur. »

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Et au marquis d’Argence, en 1763 : « Il est vrai que dans ce livre qui est un plan d’éducation il y a bien des choses ridicules et absurdes. Il a un jeune homme de qualité à élever, et il en fait un menuisier. Voilà le fonds de ce livre. Mais il introduit au troi-sième tome un vicaire savoyard qui sans doute était vicaire du curé Jean Meslier. Ce curé fait une sortie contre la religion chrétienne avec beaucoup d’éloquence et de sagesse. » Et en effet, on trouve dans les notes mar-ginales de Voltaire à cette profession de foi des termes qu’il n’avait pas l’habitude d’utiliser en annotant les écrits de Rousseau : « excellent », « bon », « très bon », « bon cela ». Mais les réactions plus classiques ne manquent pas non plus : « faux », « pitoyable », « tu fais l’hypocrite »...

L’autre ouvrage de Rousseau paru en 1762, Du Contrat social, attire de la part de Voltaire une réaction presque entièrement négative : « ridicule »,

« sophisme », « chimère », « galimatias », « faux », « misérable déclamation », etc., et « bon » seulement trois fois. Voltaire résume sa position dans une lettre à Damilaville : « Ce contrat social, ou insocial, n’est remarquable que par quelques injures dites grossièrement aux rois, par le citoyen du bourg de Genève, et par quatre pages insipides contre la religion chrétienne. Ces quatre pages ne sont que des centons de Bayle [centon : pièce littéraire faite de morceaux empruntés]. Ce n’était pas la peine d’être plagiaire. L’orgueilleux Jean-Jacques est à Amsterdam où l’on fait plus de cas d’une cargaison de poivre que de ses paradoxes ».

Andrew Brown

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Voltaire-rousseau, petite CorrespondanCe (in)aMiCale

Rousseau, 11 octobre 1745 :« Il y a quinze ans que je travaille pour me rendre digne de vos regards. »

Voltaire, 15 octobre 1745 :« Je compte avoir bientôt l’honneur de vous faire mes remerciements et de vous assurer monsieur à quel point j’ai celui d’être votre très humble et très obéissant serviteur. »

Rousseau, 30 janvier 1750 :« Je consens bien de vivre inconnu, mais non déshonoré, et je croirais l’être si j’avais manqué au respect que vous doivent tous les Gens de Lettres, et qu’ont pour vous tous ceux qui en méritent eux-mêmes. »

Voltaire, 2 février 1750 :« Vous réhabilitez monsieur par votre probité le nom de Rousseau. »

Voltaire, 30 août 1755 :« J’ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain ; je vous en remercie ; vous plairez aux hommes à qui vous dites leurs vérités, et vous

ne les corrigerez pas. Vous peignez avec des couleurs bien vraies les horreurs de la société humaine dont l’ignorance et la faiblesse se promettent tant de douceurs. On n’a jamais tant employé d’esprit à vouloir nous rendre bêtes. Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. »

Rousseau, 7 septembre 1755 :« Je n’aspire pas à nous rétablir dans notre bêtise, quoique je regrette fort pour ma part le peu que j’en ai perdu. À votre égard, Monsieur, ce retour serait un miracle si grand qu’il n’appartient qu’à Dieu de le faire, et si pernicieux qu’il n’appartient qu’au Diable de le vouloir.

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Ne tentez donc pas de retomber à quatre pattes, personne au monde n’y réussirait moins que vous : Vous nous redressez trop bien sur nos deux pieds pour cesser de vous tenir sur les vôtres. »

Voltaire, 12 septembre 1756 :« On dit que vous haïssez le séjour des villes. J’ai cela de commun avec vous. Je voudrais vous ressembler en tant de choses, que cette conformité pût vous déterminer à venir nous voir. »

Rousseau, 17 juin 1760 :« Je ne vous aime point, Monsieur ; vous m’avez fait les maux qui pouvaient m’être les plus sensibles, à moi votre disciple et votre enthousiaste. Vous avez perdu Genève, pour le prix de l’asile que vous y avez reçu ; vous avez aliéné de moi mes concitoyens pour le prix des applaudissements que je vous ai prodigués parmi eux : c’est vous qui me rendez le séjour de mon pays insupportable ; c’est vous qui me ferez mourir en terre étrangère, privé de toutes les consolations des mourants et jeté pour tout honneur dans une voirie, tandis que vivant ou mort tous les honneurs qu’un homme peut attendre vous accompagneront dans mon pays. Je vous hais, enfin, vous l’avez voulu. Mais je vous hais en homme encore plus digne de vous aimer si vous l’aviez voulu. »

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2012 : aCtualité de jean-jaCques

Année électorale en France, tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau… L’occasion de se remémorer un texte qui, n’en déplaise à Voltaire, n’a guère perdu de son actualité !

Sitôt que le service public cesse d’être la principale affaire des citoyens, et qu’ils aiment mieux servir de leur bourse que de leur personne, l’État est déjà près de sa ruine. Faut-il marcher au combat ? Ils payent des troupes et restent chez eux ; faut-il aller au conseil ? Ils nomment des députés et restent chez eux. À force de paresse et d’argent ils ont enfin des soldats pour asservir la patrie et des représentants pour la vendre.

C’est le tracas du commerce et des arts, c’est l’avide intérêt du gain, c’est la mollesse et l’amour des commodités, qui changent les services personnels en argent. On cède une partie de son profit pour l’augmenter à son aise. Donnez de l’argent, et bientôt vous aurez des fers. Ce mot de Finance est un mot d’esclave, il est inconnu dans la cité. Dans un État vraiment libre les citoyens font tout avec leurs bras et rien avec de l’argent. Loin de payer pour s’exempter de leurs devoirs, ils paieraient pour les remplir eux-mêmes. Je suis bien loin des idées communes; je crois les corvées moins contraires à la liberté que les taxes.

Mieux l’État est constitué, plus les affaires publiques l’emportent sur les privées dans l’esprit des citoyens. Il y a même beaucoup moins d’affaires privées, parce que la somme du bonheur commun fournissant une portion plus considérable à celui de chaque individu, il lui en reste moins à chercher dans les soins particuliers. Dans une cité bien conduite chacun vole aux assemblées; sous un mauvais gouvernement nul n’aime à faire un pas pour s’y rendre; parce que nul ne prend intérêt à ce qui s’y fait, qu’on prévoit que la volonté générale n’y dominera pas, et qu’enfin les soins domestiques absorbent tout. Les bonnes lois en font faire de meilleures, les mauvaises en amènent de pires. Sitôt que quelqu’un dit des affaires de l’État : Que m’ importe ? On doit compter que l’État est perdu.

L’attiédissement de l’amour de la patrie, l’activité de l’intérêt privé, l’immensité des États, les conquêtes, l’abus du gouvernement ont fait imaginer la voie des députés ou représentants du peuple dans les assemblées de la nation. C’est ce qu’en certains pays on ose appeler le tiers État. Ainsi l’intérêt particulier de deux ordres est mis au premier et au second rang, l’intérêt public n’est qu’au troisième.

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La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point : elle est la même, ou elle est autre ; il n’y a point de milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle; ce n’est point une loi. Le peuple anglais pense être libre; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du parlement; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde.

L’idée des représentants est moderne: elle nous vient du gouvernement féodal, de cet inique et absurde gouvernement dans lequel l’espèce humaine est dégradée, et où le nom d’homme est en déshonneur. Dans les anciennes républiques et même dans les monarchies, jamais le peuple n’eut de représentants; on ne connaissait pas ce mot-là. Il est très singulier qu’à Rome où les tribuns étaient si sacrés on n’ait pas même imaginé qu’ils pussent usurper les fonctions du peuple, et qu’au milieu d’une si grande multitude ils n’aient jamais tenté de passer de leur chef un seul plébiscite. Qu’on juge cependant de l’embarras que causait quelquefois la foule, par ce qui arriva du temps des Gracques, où une partie des citoyens donnait son suffrage de dessus les toits.

Où le droit et la liberté sont toutes choses, les inconvénients ne sont rien. Chez ce sage peuple tout était mis à sa juste mesure : il laissait faire à ses licteurs ce que ses tribuns n’eussent osé faire ; il ne craignait pas que ses licteurs voulussent le représenter.

Pour expliquer cependant comment les tribuns le représentaient quelquefois, il suffit de concevoir comment le gouvernement représente le souverain. La loi n’étant que la déclaration de la volonté générale il est clair que dans la puissance législative le peuple ne peut être représenté ; mais il peut et doit l’être dans la puissance exécutive, qui n’est que la force appliquée à la loi. Ceci fait voir qu’en examinant bien les choses on trouverait que très peu de nations ont des lois. Quoi qu’il en soit, il est sûr que les tribuns, n’ayant aucune partie du pouvoir exécutif, ne purent jamais représenter le peuple romain par les droits de leurs charges, mais seulement en usurpant sur ceux du Sénat.

Chez les Grecs tout ce que le peuple avait à faire il le faisait par lui-même; il était sans cesse assemblé sur la place. Il habitait un climat doux, il n’était point avide, des esclaves faisaient ses travaux, sa grande affaire était sa liberté. N’ayant plus les mêmes avantages, comment conserver les mêmes droits? Vos climats plus durs vous donnent plus de besoins, six mois de l’année la place publique n’est pas

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tenable, vos langues sourdes ne peuvent se faire entendre en plein air, vous donnez plus à votre gain qu’à votre liberté, et vous craignez bien moins l’esclavage que la misère.

Quoi ! La liberté ne se maintient qu’à l’appui de la servitude ? Peut-être. Les deux excès se touchent. Tout ce qui n’est point dans la nature a ses inconvénients, et la société civile plus que tout le reste. Il y a de telles positions malheureuses où l’on ne peut conserver sa liberté qu’aux dépens de celle d’autrui, et où le citoyen ne peut être parfaitement libre que l’esclave ne soit extrêmement esclave. Telle était la position de Sparte. Pour vous, peuples modernes, vous n’avez point d’esclaves, mais vous l’êtes ; vous payez leur liberté de la vôtre. Vous avez beau vanter cette préférence ; j’y trouve plus de lâcheté que d’humanité.

Je n’entends point par tout cela qu’il faille avoir des esclaves ni que le droit d’esclavage soit légitime, puisque j’ai prouvé le contraire. Je dis seulement les rai-sons pour quoi les peuples modernes qui se croient libres ont des représentants, et pour quoi les peuples anciens n’en avaient pas. Quoi qu’il en soit, à l’instant qu’un peuple se donne des représentants, il n’est plus libre, il n’est plus.

Tout bien examiné, je ne vois pas qu’il soit désormais possible au souverain de conserver parmi nous l’exercice de ses droits si la cité n’est très petite. Mais si elle est très petite elle sera subjuguée ? Non. Je ferai voir ci-après comment on peut réunir la puissance extérieure d’un grand peuple avec la police aisée et le bon ordre d’un petit État.

Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social ou principes

du droit politique (1762) Livre III - Chapitre XV -

Des députés ou représentants

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Marchand d’encre ou La petite histoire d’un chantage

En mai 1762, Voltaire reçoit d’un certain Fez, éditeur à Avignon, une lettre ainsi composée :

« Avant que de mettre en vente un ouvrage qui vous est relatif, j’ai cru devoir décemment vous en donner avis. Le titre porte : Erreurs de M. de Voltaire sur les faits historiques, dogmatiques en deux volumes, par un auteur anonyme. En consé-quence je prends la liberté de vous proposer un parti. Le voici : je vous offre mon édition de 1 500 exemplaires à 2 livres en feuille, montant 3 000 livres. L’ouvrage est désiré universellement. Je vous l’offre, dis-je, cette édition de bon cœur, et je ne la ferai paraître que je n’aie auparavant reçu quelque ordre de votre part. »

Aujourd’hui, on qualifierait cette démarche de tentative d’extorsion de fonds. Mais Voltaire refuse de se soumettre au chantage et, pour mieux se moquer de cet imposteur et de son chantre, il fait mine de craindre que cette offre soit au désavantage de son correspondant :

« Vous me proposez par votre lettre datée d’Avignon, du 30 avril, de me vendre pour mille écus l’édition entière d’un recueil de mes erreurs sur les faits historiques et dogmatiques que vous avez, dites-vous, imprimé en terre papale : je suis obligé en conscience de vous avertir qu’en relisant en dernier lieu une nouvelle édition de mes ouvrages, j’ai découvert dans la précédente pour plus de deux mille écus d’erreurs ; et comme en qualité d’auteur je me suis probablement trompé de moitié à mon avantage, en voilà au moins pour douze mille livres. Il est donc clair que je vous ferais tort de neuf mille francs, si j’acceptais votre marché.

De plus, voyez ce que vous gagnerez au débit du dogmatique : c’est une chose qui intéresse particulièrement toutes les puissances qui sont en guerre, depuis la mer Baltique jusqu’à Gibraltar. Ainsi je ne suis pas étonné que vous me mandiez que l’ouvrage est désiré universellement.

M. le général Laudhon, et toute l’armée impériale, ne manqueront pas d’en prendre au moins trente mille exemplaires que vous vendez, dites-vous, deux livres pièce, ci : 60 000 livres.

Le roi de Prusse qui aime passionnément le dogmatique et qui en est occupé plus que jamais, en fera débiter à peu près la même quantité, ci : 60 000.

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Vous devez aussi compter beaucoup sur monseigneur le prince Ferdinand, car j’ai toujours remarqué, quand j’avais l’honneur de lui faire ma cour, qu’il était enchanté qu’on relevât mes erreurs dogmatiques; ainsi vous pouvez lui en envoyer vingt mille exemplaires, ci : 40 000.

A l’égard de l’armée française où l’on parle encore plus français que dans les armées autrichiennes et prussiennes, vous y enverrez au moins cent mille exemplaires, qui à 40 sous la pièce, font : 200 000.

Vous avez sans doute écrit à m. l’amiral Anson qui vous procurera en Angleterre & dans les colonies, le débit de cent mille de vos recueils, ci : 200 000.

Quant aux moines et aux théologiens que le dogmatique regarde plus particuliè-rement, vous ne pouvez en débiter auprès d’eux moins de trois cent mille dans toute l’Europe, ce qui forme tout d’un coup un objet de : 600 000.

Joignez à cette liste environ cent mille amateurs du dogmatique parmi les séculiers, pose : 200 000.

Somme totale :1 360 000 livres.

Sur quoi il y aura peut-être quelques frais, mais le produit net sera au moins d’un million pour vous.

Je ne puis donc assez admirer votre désintéressement, de me sacrifier de si grands intérêts pour la somme de trois mille livres une fois payée.

Ce qui pourrait m’empêcher d’accepter votre proposition, ce serait la crainte de déplaire à monsieur l’inquisiteur de la foi, ou pour la foi, qui a, sans doute, ap-prouvé votre édition. Son approbation une fois donnée, ne doit point être vaine; il faut que les fidèles en jouissent; et je craindrais d’être excommunié si je suppri-mais une édition si utile, approuvée par un jacobin, et imprimée dans Avignon.

À l’égard de votre auteur anonyme qui a consacré ses veilles à cet important ouvrage, j’admire sa modestie: je vous prie de lui faire mes tendres compliments,

aussi bien qu’à votre marchand d’encre.»

Cet ouvrage « anonyme » était en réalité l’œuvre d’un prêtre jésuite, Claude-Adrien Nonnotte, et fut effectivement édité à Avi-gnon en 1762. Il connut un grand succès et de nombreuses éditions jusqu’en 1823.

(Voir à ce propos l’article « Voltaire et les jésuites ».)

Andrew Brown

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saCré poMpignan !

Jean-Jacques Lefranc de Pompignan (1709-1784), magistrat, homme de lettres, académicien, est probablement l’ennemi que Voltaire a pris le plus de plaisir à attaquer, et qui a le plus souffert de ses attentions.

Les débuts de leurs relations étaient cependant prometteurs : en 1738 Voltaire lui écrit : « Avec quel homme de lettres aurais-je donc voulu être uni, sinon avec vous, Monsieur, qui joignez un goût si pur à un talent si marqué ? ». Mais Lefranc est trop imbu de sa foi chrétienne pour laisser passer l’occasion de condamner ceux qui s’y opposent. Dans la préface de ses Poésies sacrées (1751) et surtout dans son discours de réception à l’Académie française (1760), il lance une attaque frontale contre les philosophes et Voltaire en particulier. Il rejoint ainsi le camp des renégats tant décriés par Voltaire, les hommes de lettres qui trahissent la cause et entravent la marche du progrès – un autre Jean-Jacques étant, aux yeux de Voltaire, un des plus coupables.

« Quand on ne fait pas honneur à son siècle par ses ouvrages, réplique Voltaire, c’est une étrange témérité de décrier son siècle. […] Quand on prononce devant une académie un de ces discours dont on parle un jour ou deux, et que même

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quelquefois on porte au pied du trône, c’est être coupable envers ses concitoyens d’oser dire, dans ce discours, que la philosophie de nos jours sape les fondements du trône et de l’autel. C’est jouer le rôle d’un délateur d’oser avancer que la haine de l’autorité est le caractère dominant de nos productions; et c’est être délateur avec une imposture bien odieuse, puisque non seulement les gens de lettres sont les sujets les plus soumis, mais qu’ils n’ont même aucun privilège, aucune prérogative qui puisse jamais leur donner le moindre prétexte de n’être pas soumis. Rien n’est plus criminel que de vouloir donner aux princes et aux ministres des idées si injustes sur des sujets fidèles, dont les études font honneur à la nation. Mais heureusement les princes et les ministres ne lisent point ces discours, et ceux qui les ont lus une fois ne les lisent plus. » (1760)

Voltaire revient à la charge dans La Vanité, une satire de trois pages en alexandrins, Lefranc ayant exigé que « tout l’univers » prenne note de l’accueil accordé à ses œuvres par la Cour à Versailles :

L’univers, mon ami, ne pense point à toi,

L’avenir encore moins : conduis bien ton ménage,

Divertis-toi, bois, dors, sois tranquille, sois sage.

Ce persiflage se poursuit dans Le Russe à Paris, dans Les Car et Les Non, dans la Lettre de M. de L’Écluse et la Lettre de Paris du 20 février 1763 et dans l’Hymne chantée au village de Pompignan.

Pompignan n’ose guère sortir en public et quitte Paris pour prendre refuge dans sa ville natale de Montauban, ce qui n’empêche pas Voltaire de continuer ses sarcasmes dans la Lettre du secrétaire de M. de V. au secrétaire de M. Lefranc de Pompignan, dans les Honnêtetés littéraires et dans l’Épître au roi de la Chine. Le frère de Pompignan, Jean-Georges, évêque, s’en mêle en publiant son Instruction pastorale sur la prétendue philosophie des incrédules modernes. Infatigable, Voltaire réplique par l’Instruction pastorale de l’ humble évêque d’Aléthopolis à l’occasion de l’ instruction pastorale de Jean-Georges humble évêque du Puy, et la Lettre d’un quaker à Jean-Georges digne frère de Simon Lefranc.

La dispute littéraire se poursuivra pendant toute la publication de l’Encyclopédie mais le dernier mot reviendra à Voltaire grâce à ces quatre vers devenus célèbres :

Savez-vous pourquoi Jérémie

A tant pleuré durant sa vie ?

C’est qu’en prophète il prédisait

Qu’un jour Lefranc le traduirait.

Andrew Brown

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un Fusil à deux Coups

À partir de 1760 et jusqu’au départ de Voltaire pour Paris en 1778, les dépenses quotidiennes des Délices, de Tournay et de Ferney sont notées en détail dans le livre de comptes.

Voltaire commence l’année 1762 en achetant, le 2 janvier, dix-sept paires de bas de soie pour la somme de 141 livres. Le même jour il donne 92 livres à son secrétaire Wagnière pour sol-der ses gages de l’année 1761, lui ayant déjà payé 108 livres le 10 septembre… l’année d’un secrétaire valait donc 24 paires de bas. De nombreux autres paiements suivent pen-dant les premiers jours de l’année, pour solder les comptes de différents fournisseurs pour l’année échue : 280, 66, 2 000, 569, 129, 2 250, 888, 1 200 livres… Le 6 janvier, Mme Denis reçoit 50 louis d’or pour ses menues dépenses, c’est-à-dire 1 200 livres ou francs, le 11 les « pauvres de la bourse française » reçoivent 48 francs, le 28 Mme Denis reçoit 2 400 livres pour les dépenses de la maison, la même somme suivra chaque mois.

En avril, Voltaire paie – par exemple – 120 livres pour le port de lettres, 4 livres pour cinq lapins, 48 livres pour une grande perruque, et 967 livres pour confitures et café consommés pendant une période indéfi-nie. En mai, encore 12 livres pour la perruque, la même somme pour un chapeau, les deux sont pour lui. En juin, la location d’une ânesse coûte 27 livres.

Le 15 juin, un paiement intriguant, 84 livres à Grasset, sans objet. S’agit-il de Gabriel Grasset,

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qui à partir de 1764 – et peut-être avant – sera le grand éditeur clandestin des écrits de Voltaire ?

Le 6 septembre, Pierre Calas, fils de Jean, réfugié à Genève, reçoit 21 livres et 10 sols pour deux paires de bas de soie.

Le 10 octobre, Wagnière est remboursé pour plusieurs pe-tites dépenses : 15 livres payées à des musiciens ; 6 « pour la levée de l’enfant mort » ; des montants non spé-cifiés pour des cartons, des dentelles, et pour une demi-livre de tabac.

En octobre aussi figure une dépense notée « pour omission », 60 louis d’or donnés à l’acteur Le Kain.

L’année se termine avec l’achat d’un fusil à deux coups, 48 livres.

Le livre de comptes est conservé à la Morgan Library de New York. Édité en fac-similé par Theodore Besterman en 1968, ce document, tenu au jour le jour par Wagnière, permet de suivre un aspect de la vie de Voltaire jusqu’ici assez peu étudié. Une édition électronique de ces comptes est en préparation.

Andrew Brown

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la Fête à Voltaire

En 2012 se déroula, dans le parc du château et comme en présence du grand homme, la « Fête à Voltaire », instituée par le maire précédent, Pierre-Etienne, et poursuivie par son successeur François. Par modestie sans doute, à moins que ce ne fût par précaution météorologique, ce ne fut pas le 4 octobre, date de la Saint-François, qui fut retenue mais celle du 30 juin, plus banale mais pas innocente puisqu’on fête ce jour-là les Adolphe et les Martial. Mais passons…

Après des années de Fêtes à Voltaire organisées en ville, autour de la statue du philosophe, la Fête 2012 fut donc, à en croire le maire et les folliculaires, la première à se dérouler au château. La première ? Voire…

Pour agrémenter le suspense, nous n’indiquerons qu’un peu plus loin l’auteur et la date de ce reportage.

Le matin, le patriarche, à l’entrée du château reçoit les hommages de sa « colonie », catholiques et protestants mêlés. L’ habituelle compagnie de dragons défile, en uniforme bleu et rouge. Le landgrave de Hesse-Cassel assiste à la parade aux côtés de Voltaire. Le prince allemand, qui a l’ habitude de vendre ses gens pour les armées anglaises, demande : « Ce sont vos soldats ? » Voltaire : « Ce sont mes amis ». Puis paraît une troupe toute pacifique. La mode de la bergerie primitiviste a gagné Ferney. Des filles et des garçons, en habits de bergères et bergers, apportent, « comme au temps des premiers pasteurs », des œufs, du lait, des fleurs, des fruits. La foule grossit. Les habitants des villages voisins affluent : ils viennent applaudir celui qui les a débarrassés de la Ferme générale et a libéré leur commerce. On lit un compliment en vers, se terminant par ce trait:

Et quand on célèbre Voltaire

C’est la fête du genre humain.

Suit un « superbe repas » de deux cents couverts et, pour ter-miner, des illuminations, des chansons, des danses. Voltaire a oublié ses quatre-vingt-quatre ans et qu’ il « veut être tou-jours aveugle et malade ». « Dans un élan de gaîté », on le voit au milieu de la foule en liesse jeter son chapeau en l’air, « parmi les acclamations, les transports, les vœux que l’on faisait pour ses jours si chéris ». Mais la journée va se terminer sur un accès de colère. Le matin dans le défilé des bergers et berg ères, une jeune fille que le vieillard ai-mait bien avait offert dans une corbeille deux pigeons, « aux

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ailes blanches, au bec de rose », qu’elle avait elle-même « apprivoisés et nourris ». Le soir, Voltaire apprend qu’on a tué les deux animaux, pour les manger. Il ne peut supporter qu’on égorge ainsi, de sang-froid, « ce qu’on vient de caresser ». Il s’emporte. « Tout ce que cette cruauté d’ habitude lui a fait dire d’ éloquent et de pa-thétique, peint encore mieux son âme que ne feraient les belles scènes d’Orosmane et d’Alzire. »

Ceux et celles qui, par milliers, ont participé à la Fête à Voltaire 2012 retrouveront sans doute dans ces quelques lignes

la belle atmosphère de cette chaude soirée d’été. Pourtant, l’auteur n’en est pas le reporter du Dauphiné Libéré mais

un ami de Voltaire, le marquis de Villette, tombé sous le charme de la jeune fille aux pigeons, « Belle

et Bonne », au point de l’épouser bientôt. Cette Fête à Voltaire ne fut pas la première mais la

dernière, en 1777, quelques mois avant le départ de Ferney et la mort de Voltaire à Paris, le 30 mai 1778.

Quant à l’homme grâce à qui ces échos ont pu parvenir jusqu’à nous, c’est René Pomeau, le plus grand sans doute parmi les voltairiens, dont il faut absolument

posséder et lire Voltaire en son temps. Merci à René Pomeau, au marquis de Villette et à

Belle et Bonne de nous avoir transmis le goût de la Fête à Voltaire. Et merci au François d’aujourd’hui d’avoir ramené la Fête jusqu’au château du François (Arouet) d’alors.

Alex Décotte

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Crédits

Couverture : Le duel Voltaire-Rousseau (dessin d’Alain Gégout)

Deuxième de couverture : Voltaire prend l’air (Gérard Benoit à la Guillaume)

P. 2 : Voltaire réincarné (photo prise en Roumanie par Maurice Plasse)

P. 4 et troisième de couverture : Voltaire funambule (sculpture de Jean-Yves Verne, photo de Frederick Beeftink)

P. 5 : Sablier (dessin de Pierre Sibille)

P. 6, 7, 11 : Dessins d’Alain Gégout

P. 12 : Les Calas découvrant leur fils mort (gravure d’époque)

P. 14 : Le supplice de Jean Calas (détail d’une peinture murale de Raymond Moretti, Place du Capitole, Toulouse)

P. 17 : Jean Calas (gravure d’époque)

P. 18 : Plaque commémorant le supplice de Jean Calas à Toulouse (photo Alex Décotte)

P. 19 : Le supplice de Jean Calas (gravure d’époque)

P. 22 : Dessin de Pierre Sibille

P. 24 : Le christogramme des jésuites (Wikipédia)

P. 26 : Portrait de Jean Meslier (Wikimedia Commons)

P. 28 : Dessin de Siné

P. 29 : Portrait de Diderot par Louis-Michel van Loo (1707-1771)

P. 30 : Couverture de l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert

P. 31 : Médaillon de Voltaire et Rousseau (gravure d’époque - BNF)

P. 32 : Affiche de l’exposition printemps-été 2012 : C’est la faute à Voltaire, c’est la faute à Rousseau

P. 33 : Dessin d’Alain Gégout

P. 34 : Voltaire et Rousseau, boîte sculptée par Jean-Claude Rosset (XVIIIe siècle)

P. 37 : Rousseau et son Contrat social (image d’Épinal)

P. 39 : Voltaire branché (dessin d’Alain Gégout)

P. 40 : Tableau représentant J.-J. Lefranc de Pompignan, Académie des Jeux Floraux, Hôtel d’Assézat, Toulouse.

P. 42 : Voltaire en petites coupures (dessin d’Alain Gégout)

P. 43 : Dessin de Pierre Sibille

P. 44 : La Fête à Voltaire 2012 au château de Ferney (photo Alexandre Dhordain)

P. 45 : Faites la fête ! (dessin de Pierre Sibille)

P. 46 : Voltaire au nez rouge (dessin d’Alain Gégout)

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Réalisation : Michel FAVRE/Le Cadratin - 01130 PLAGNE

Achevé d’imprimer en novembre 2013 sur les presses de l’imprimerie Nouvelle Gonnet

La Rivoire – Virignin – 01303 Belley

Dépôt légal : novembre 2013

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Voltaire à Ferney250 ans

1762 - 2012Association Voltaire à Ferney

ISBN 978-2-84559-098-4 10 euros

VOLTAIRE À FERNEY, 1762-2012

En 1762, Voltaire est « dans l’âge où il faut s’occuper soigneusement de conserver les restes de sa machine ». À 68 ans, même s’il n’a « que des glaces et des rhumatismes » en son château de Ferney, il s’active à alerter l’opinion sur le terrible sort de Jean Calas, torturé et roué en mars.

Il commente la bataille entre jésuites et jansénistes, « voltairise » la pensée du curé Meslier, écrit quelques amabilités à Rousseau (« Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage »), refait les comptes d’un « marchand d’encre », surveille ses

dépenses (48 livres le fusil à deux coups) et sème du trèfle sur ses terres.

En 2012, deux cent cinquante ans plus tard, Voltaire aurait été heureux de voir sa demeure renouer avec la fête. Pour la première fois depuis 1777, on donne une grande fête au château : la 11e édition de la populaire Fête à Voltaire a quitté les rues et places de la ville pour investir son domaine.

Depuis 2008, avec deux cent cinquante ans de décalage, l’association « Voltaire à Ferney » publie chaque année une brochure relatant les faits et gestes du Patriarche de Ferney. Le présent volume est le cinquième d’une série qui en comptera finalement vingt

et un, le nombre des années passées par Voltaire à Ferney.

Publié avec le soutien de la Ville de Ferney-Voltaire