Violence et civilite,METINLER PAYLAŞILDIKÇA GÜZEL

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COLLECTION LA PHILOSOPHIE EN EFFET

dirigee par Jacques Derrida, Sarah Kofman,Philippe Lacoue-Labarrhe, Jean-Luc Nancy

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DU MEMEAUTEUR

Aux Editions Galilee

" MARX, LE JOKER OU LE TIERS INCLUS », dans REJOUER LE pOLITIQUE, 1981," VIOLENCE ET pOLlTIQUE - QUELQUES QUESTIONS », dans LE PASSACE DES fRONTIERES,

1994.LA CRAINTE DES MASSES. Politique et philosophie avant et apres Marx, 1997.

Chez d'autres editeurs

LIRE LE CAPITAL, en collab. avec L. Althusset, 1'. Machetey, ]. Ranciere, R. Establet,

Paris, Maspero, 1965; 3" ed., pUf, " Quadrige », 1996.CINQ ETUDES DU MATf:RIALISME HISTORIQUE, Paris, Maspero, 1974.SUR LA DIC1'ATURE ou pROLF.TARIAT, Paris, Maspero, 1976.MARX ET SA CRITIQUE DE LA POLITIQUE, en collab. avec C. Luporini et A. T osel, Paris,

Maspero, 1979.SPINOLA ET LA pOLITIQUE, Paris, pur, 1985.RACE, NATION, CLASSE, en collab. avec I. Wallerstein, Paris, La Decouverte, Paris,

1988; 2' ed. 1997.ECRITS POUR ALTHUSSER, Paris, La Decouverte, 1991.U.s FRONTIERES DE LA OF.MOCRATIE, Paris, La Decouverte, 1992.LA PHILOSOpHIE DE MARX, Paris, La Decouverte, 1993.LIEUX E1' NOMS DE LA VERITF" La Tour-d'Aigues, L'Aube, 1994.DROIT DE CITE. CULTURE ET pOLITIQUE EN Df:MOCRATIE, La Tour-d'Aigues, L'Aube,

1998; reed. augmentee, pUF, « Quadtige », 2002.IOENTITI' ET DIfFERENCE. Le chapitre II, XXV!! de l'Essay concerning Human Unders­

tanding de Locke. L'invention de La conscience, rrad., introd. et commentaire, Paris,

Le Seuil, 1998.Nous, CITOYENS O'EUROpE? Les frontieres, l'Etat, Ie peuple, Paris, La Decouverte,

2001.L'EuROpE, L'AMf.RIQUE, LA GUERRE. Rejlexions sur La mediation europeenne, Paris,

La Decouverte, 2003.EUROPE, CONSTITUTION, fRONTIERE, Bordeaux, Editions du Passant, 2005.TRES LOIN ET TOUT PRE,S. Petite conference sur La frontiere, Paris, Bayard, 2007.LA PROPOSITION DE L'EGALlBERTF.. E'ssais politiques 1989-2009, Paris, pUF, 2010.

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Etienne Balibar

Violence et civiliteWellek Library Lectures

et autres essais de philosophie politique

CET OUVRAGE A lOTIO PUBLIE AVEC LE CONCOURSDU CENTRE NATIONAL DU LIVRE

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Galilee

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© 2010, EDITIONS GALILEE, 9, rue Linne, 75005 Paris

En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intcgralement oupartiellement Ie present ouvrage sans autorisation de l'editeut ou du Centre fran<;aisd'exploitation du droit de copie (ere), 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.

ISBN 978-2-71 86-0694-1 ISSN 0768-2395

www.edirions-galilee.fr

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Avant-propos

Le present recueil rassemble deux series de textes, dont il m'asemble que, reunis aujourd'hui, ils pouvaient constituer un en­semble suffisamment coherent pour former ce qu'il est convenud'appeler un livre.

La premiere serie est constituee par l'adaptation franc,:aise desWellek Library Lectures que, a1'invitation du Critical Theory Ins­titute, alors dirige par John Carlos Rowe, j'ai donnees en troisseances a1'Universite de Californie aIrvine du 6 au 9 mai 1996.Ces conferences avaient ete annoncees sous Ie titre un peu com­plique « On Politics and History: The Issue ofExtreme Violence andthe Problem ofCivility », dont je ne retiens plus ici que Ie sous­titre, qui en indique Ie veritable contenu. La tradition des univer­sites anglo-saxonnes veut que ces public lectures demandees adesenseignants ou a des chercheurs exterieurs a l'etablissement (cequi etait mon cas al'epoque) soient aussi rapidement que possiblepubliees dans la forme d'un petit volume. Avant de livrer un textedument corrige pour l'edition, je voulais prendre Ie temps d'unerelecture de ce que j'avais ecrit dans 1'imminence de la parole, auprix de quelques raccourcis et de beaucoup d'imprecisions. Sur­tout, je voulais rediger une « conclusion» manquante dans l'ex­pose oral, caressant 1'idee de lui donner la forme d'une fOurthundelivered lecture, ou d'une conference supplementaire fictive,prolongeant par 1'imagination Ie contact avec l'auditoire mer­veilleusement receptif que j'avais rencontre. Ce projet a ete inde­finiment differe (au grand souci des organisateurs), a l'evidencepour des raisons de contenu autant que de disponibilite. La

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« conclusion» requise ne cessait de se derober, alors que je la cher­chais dans differentes directions plus ou moins eloignees de mesformulations initiales. C'est plus recemment que j'ai trouve uneautre fa<;:on de resoudre cette difficulte, anouveau (et ce n'est cer­tainement pas un hasard) grace a1'intervention et a1'invitation detiers: mes amis Alfredo Gomez-Muller et Raul Fornet Betancour,animateurs d'un programme de recherches sur 1'ethique et l'an­thropologie dans Ie cadre du Laboratoire de philosophie pra­tique et d'anthropologie philosophique de l'Institut catholique deParis, qui me faisaient 1'honneur de m'inviter aleur colloque sur« La question de 1'humain entre l'ethique et l'anthropologie » endecembre 2003. ]e decidai de « reprendre » (en fait pour la qua­trieme fois) Ie theme de l'extreme violence et d'essayer de Ie porterailleurs et un peu plus loin, au moyen, notamment, de quelquesconfrontations avec des textes et des auteurs classiques ou contem­porains (Spinoza, Max Weber, Simone Weil, Achille Mbembe,Alain Badiou, Zygmunt Bauman) que j'avais relus entretemps, oudont les idees (comme dans Ie cas d'Hannah Arendt) formaient lareference commune du colloque. C'est Ie texte legerement aug­mente de cette contribution 1 que je donne ici en guise de conclu­sion aux conferences Wellek, elles-memes adaptees en fran<;:ais etlegerement corrigees, comme je Ie fais simultanement pour l'edi­tion americaine 2.]e n'ai pas 1'illusion de croire que j'ai ainsi resoluIe probleme que j'avais moi-meme pose, mais plut6t Ie sentimentd'avoir mieux compris comment il faut essayer de Ie formuler, etpourquoi cette formulation doit, d'une certaine fa<;:on, constituerune tache qu'il faut maintenir ouverte, et presenter comme telle ala discussion.

Dans la deuxieme partie, qui figure ici Ie (long) detour neces­saire a rna « conclusion », je reunis quatre essais apparemmentplus heterogenes (bien que tous, selon des proportions diverses,combinent la discussion philologique avec les references al'actua-

1. Publiee depuis dans Alfredo Gomez-Muller (diL), La Question de l'hu­main entre l'ethique et lanthropologie, Paris, CHarmattan, 2004.

2. A paraltre, dans l'ensemble du present volume en traduction, chezColumbia University Press.

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Avant-propos

lite, de part et d'autre du « 11 septembre »), mais faisant partied'une meme enquete. Alors que, dans les Wellek Lectures - enprenant pour point de depart la divergence des conceptions hob­besienne et hegelienne du rapport entre I'Etat et la violence ­je cherchais a comprendre ce qui fait que certaines modalitesrecurrentes de l'extreme violence demeurent « inconvertibles » endroit, institutions, formes de socialisation, et quelles reponses lesphilosophies politiques ant recherchees pour y faire face (( stra­tegies de civilite »), je me suis maintenant tourne vers la relationinterne que la politique (et singulihement la politique revolu­tionnaire, au contre-revolutionnaire) entretient avec Ie modele dela guerre civile. « Civilite» et « guerre civile », intriquees l'unedans l'autre, selon la modalite d'une diffirance plutot que d'unedialectique, forment donc les deux poles entre lesquels se distri­buent les parties de ce livre.

La discussion des theorisations marxistes de la violence et dupouvoir (Gewalt) et de leur relation avec I'histoire dramatique ducapitalisme, de l'imperialisme, des mouvements communistes etdemocratiques au XIXe et au xxe siecles, occupe une position cen­trale dans cet ensemble consacre au nceud de l'exception, de laguerre et de la revolution. Elles ne peuvent plus, desormais, etrecomprises de fa<;:on isolee (si ce fut jamais Ie cas). Sur Ie fondd'une reference aussi precise que possible aux conditions histori­ques de leur elaboration et de leur transformation, il importe deles replacer dans une genealogie philosophique (au les noms deHobbes, Hegel, Clausewitz sont privilegies) et de les confronter ade grandes « antitheses» en recherchant les points d'hiresie les plussignificatifs (la question de la souverainete, celle du mouvementpopulaire et plus generalement de la subjectivite collective, l'effeten retour des « instruments» sur les « fins» politiques). On s'estparticulierement attache ici a reconstituer - voire a imaginer ­deux confrontations (nullement limitatives, mais privilegiees enraison de leurs resonances dans les debats contemporains) : cellede Unine et de Gandhi autour des paradoxes de la politiquede masse, celle de Marx (prolonge par Rosa Luxemburg) et deSchmitt autour des dimensions apocalyptiques de la « destruc­tion » historique. Je conserve son titre allemand al'entree Gewalt

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du Historisch-Kritisches Worterbuch des Marxismus en cours depublication en Allemagne (au prix d'une heroi"que perseverance)sous la direction de Wolfgang Fritz Haug, dont je donne ici laversion fran<,:aise originale, car il s'agit typiquement d'un « intra­duisible », dont la dialectique interne constitue 1'un des ressortsde mon argumentation 1. 1,'essai « Lenine et Gandhi: une ren­contre manquee? » en constitue la continuation, developpant lapromesse, enveloppee dans un constat de carence, sur laquelle ilse terminait 2

• C'est Jacques Bidet, et avec lui Ie collectif de direc­tion de la revue Actuel Marx, qui m'en a fourni l'occasion en medemandant de participer au congres Marx International que,pour la quatrieme fois, et avec un succes croissant qui en ditbeaucoup sur les intef(~ts de nos contemporains, il or!?anisait enoctobre 2004 a l'universite de Paris-X Nanterre, sur Ie theme« Guerre imperiale, guerre sociale » 3. Je saisis cette occasion de Ieremercier, de meme que je veux remercier Alessia Ricciardi etMichal Ginzburg, a qui je dois d'avoir ete invite a presenter aNorthwestern University en mai 2006 la conference « Politics aswar; war as Politics ii, dont je donne ici une adaptation elargie

1. Article « Gewalt», dans Wolfgang-Fritz Haug (diL), Historisch-KritischesWorterbuch des Marxismus, vol. V, Hambourg, Argument Verlag, 2001, p. 693­696 et p. 1270-1308. Cet article m'avait ete demande parce que j'etais l'auteurde l'entree « Pouvoir » dans Ie Dictionnaire critique du marxisme anterieurementpublie en France sous la direction de Georges Labica et Gerard Bensussan (Paris,PUF, 1982), dont Ie Historisch-Kritisches Worterbuch se veut l'extension et larefonte. Mes remerciements vont particulierement aThomas Weber, dont Iesoutien et les conseils ont permis acette contribution d'aboutir in extremis.

2. « II semble qu'un des grands "rendez-vous manques" de l'histoire dumarxisme ait ete la confrontation entre la politique leniniste de la "dietaturedu proletariat" et la politique de "non-violence" et de "desobeissance civique"theorisee et mise en ceuvre par Gandhi en Inde -I'autre grande forme de pra­tique revolutionnaire du xx' siecle ... »

3. Le choix du theme « Lenine et Gandhi: une rencontre manquee? » pourrna contribution ala table ronde finale du congres, placee sous la presidence deDomenico Jervolino, n'etait pas peu influence, je dois dire, par Ie fait qu'aucours de I'annee precedente, une discussion sur les rapports du communismeet de la politique non violente s' etait developpee en Italie. On en trouveraune partie des elements dans Ie volume La politica della non-violenza. Per unanuova identita della sinistra alternativa, introduction d'Alessandro Curzi et RinaGagliardi, Rome, Liberazione, 2004.

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Avant-propos

sous Ie titre « Guerre et politique : variations clausewitziennes ».

Enfin je remercie Alain Badiou, Barbara Cassin et Thierry Mar­chaisse qui, pour Ie compte des Editions du Seuil, m'ontdemande en 2002 de rediger une preface pour la traductionfran<;:aise de l'ouvrage de Schmitt sur Ie Leviathan de Hobbes (long­temps differee pour des raisons de political correctness) 1.

Anouveau je crois pouvoir soutenir que la juxtaposition de cesessais de caractere et de dimension differents, non pas « boucleune question », mais en fait travailler les formulations, de fa<;:on aen manifester l'ouverture. Et je crois qu'elle leur permet ainsid'entrer en resonance avec ce qui etait l'objet de la premiere partie.Non seulement parce qu'il y a, on Ie constatera une fois de plus ala lecture des pages suivantes, de precises et profondes affinitesentre la problematique hegelienne de la « conversion institution­nelle de la violence », qui constitue mon point de depart dans lesWellek Lectures, et celle du « role revolutionnaire de la Gewalt dansl'histoire » chez Marx et surtout chez Engels, qui ouvre rna relec­ture critique des textes marxistes dans l'article du Historisch-Kri­tisches Worterbuch. Mais parce que les notions de « civilite majo­ritaire » et « minoritaire », dont j'avais fait les poles strategiquesde mon premier examen, et I'aporie d'une« civilisation de la revo­lution » sans laquelle on ne saurait envisager de « civiliser I'Etat »

passent d'une serie a l'autre, et y sont problematisees de fa<;:oncomplementaire.

Pour finir, j'ai decide de procurer ace recueil une ouverture quien annonce et eclaire autant que possible les differentes lignesd'argumentation: il s'agit de la reedition de rna contribution aucolloque de Cerisy « Le passage des frontieres », organise en 1992sous la direction de Marie-Louise Mallet « autour du travail deJacques Derrida », et publie en 1994 par Galilee 2. C'est alors, eneffet, que, m'appuyant sur une phrase de Derrida et revenant,

1. « Le Hobbes de Schmitt, Ie Schmitt de Hobbes », preface 11 Carl Schmitt,Ie Leviathan dans fa doctrine de fEtat de Thomas Hobbes, tr. fro D. Trierweiler,postface de Wolfgang Palaver, Paris, Le Seuil, 2002.

2. « Violence et politique. Quelques questions », dans Marie-Louise Mallet(dir.), Ie Passage des frontieres. Autour de flEuvre de Jacques Derrida, Paris,Galilee, 1994, p. 203-210.

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deja, sur quelques aspects du rapport de la theorie de Marx a lafonction hisrorique de la violence-pouvoir (Gewalt), j'avais pourla premiere fois esquisse l'idee d'une dualite ou polarite de formesde l'extreme violence, que j'avais appelees « ultra-objectives» et« ultra-subjectives », pour en montrer la difference et les possibi­lites de fusion. Cette etude est donc Ie germe de rout ce que j'aideveloppe ulterieurement sur les memes themes, et je ne voisguere de meilleure fac;:on d'introduire mon travail que d'en do­cumenter l'hisroire I. J'etais preoccupe a l'epoque par la pos­sibilite d'articuler ce que j'avais appele les « trois concepts de lapolitique» dans la tradition critique (( emancipation », « trans­formation », « civilite »), non pas en les subsumant sous une defi­nition unique, mais en problematisant leur articulation, dont jesuggerais qu'elle releve roujours (comme aurait dit Alrhusser) de1'alearoire d'une conjoncture, et par consequent revet une formea chaque fois singuliere 2. Deplac;:ant la perspective epistemolo­gique, dans Ie present recueil, j'ai cru pouvoir inscrire hypothe­tiquement ces variations (dont nous sommes nous-memes lessupports et, dans une certaine mesure, les acteurs) dans Ie champd'un schematisme, ou plutot d'une « topique », OU se rencontrentsans se confondre differentes modalites de la violence et diffe­rentes strategies de la civilite. Le resultat en est paradoxal. D'uncote, je defends la these que la politique n'est jamais acquise, ni dufait de ses ideaux ni du fait de ses institutions, mais constammentexposee a la necessite (qui est un defi, ou un pari) de se reconsti­tuer a partir de ce qui la « detruit ». Elle est donc essentiellementdeterminee (ou surdeterminee) par Ie glissement de la violencevers l'extreme violence, qui lui confere une dimension tragique(ainsi que 1'avait parfaitement vu Max Weber). De l'autre, j'affir­me que les modalites de l'extreme violence, dont il faut proposer

1. Pour etre complet, il faut signaler aussi deux textes intermediaires, etcomplementaires, repris dans Ie recueil La Crainte des masses. Politique et phi­losophie avant et apres Marx, Paris, Galilee, 1997: «Trois concepts de la po­litique: Emancipation, transformation, civilite '" et «Violence: idealite etcruaute » (tous deux de 1996). II y a naturellement des recoupements entretaus ces textes, mais pas trop de redites pures et simples, du moins je l'espere.

2. Ibid., p. 52.

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Avant-propos

une phenomenologie differentielle, demeurent absolument irre­ductibles a une simple causalite (bien qu' elles ne cessent de sesuperposer et de s' entretenir mutudlement, entrant au bout ducompte dans une sorte d'economie generalisee de la destruction l)aussi bien qu'a un fondement anthropologique unitaire (bienqu'elles posent toutes la meme question speculative: celle de lapresence constitutive de 1'inhumain au c~ur de 1'humain, nonpas tant comme nature que comme histoire, comme structure etcomme experience). C'est ce qui interdit ames yeux de recourir aune problematique du mal (soit qu'on 1'inscrive dans la transcen­dance, soit qu'on cherche a 1'incarner dans des figures historiques,« systemes » ou « sujets » malefiques), et par consequent du bien.Les delires de 1'identite collective fondes sur « 1'idealisation de lahaine », les processus exterministes (qui nous reviennent sous laforme du nettoyage ethnique), les pulsions de vengeance de l'E-tatet de la loi elle-meme ne se conftndent pas avec les effets dedesagregation de la personnalite physique et morale engendrespar la precarite (ce retour du proletariat, jusque dans les « centres»de 1'economie-monde), ou avec 1'elimination des « hommes je­tables» (sdon l'expression que j'emprunte a Bertrand Ogilvie),au point ou la « consommation productive» de la force de travailhumaine se renverse en « inutilite »de masse, qui a pris aujourd'huile rdais des methodes de « l'accumulation primitive» nagueredecrits par Marx et Rosa Luxemburg. Et pourtant, ils tendent afusionner conjoncturellement aux limites de 1'institution politique.

Une telle complexite n'est pas de nature a rassurer quant a lapossibilite d'en « sortir », comme disait Hobbes: au contraire,elle suggere qu'on n'en sortira pas, au sens eschatologique de l'ex­pression, qui n'a cesse de hanter le discours revolutionnaire, par­ticulierement dans sa version la plus radicale, communiste (donttoute la question est de savoir jusqu'a qud point il peut etre dis­socie d'une telle representation de la « fin de 1'histoire »). Maiselle n'implique aucunement, bien au contraire, que rien ne change,et nepuisse changer, au double sens d'une emancipation par rapport

1. E. Balibar, « Violence et mondialisation ", Nous, citoyens d'Europe? Lesfrontieres, l'Etat, Ie peuple, Paris, La Decouverte, 2001.

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Violence et civilite

adiverses formes de domination et d'une transformation des struc­tures du pouvoir ou de Ia division du travail (pour lesquels beau­coup de mouvements contemporains, critiques de l'etat de chosesexistant, ont reactive Ie nom de citoyennete, dans son acception« insurrectionnelle ») J. Au contraire, elle vise a nommer, a fairevoir intellectuellement la necessite et Ie risque intrinsequementassocies aI'action politique, hors desquels il n'y a que conformismeou barbarie (et plus generalement l'un et l'autre), pour faire en sorteque l'effort individuel et collectif qui tend au changement (sonconatus propre) ne conduise pas, une fois de plus, aIa reproduc­tion des memes catastrophes. Au Iecteur de juger si cette tentatived'intelligibilite, conduite avec Ies moyens proprement philoso­phiques de l'hypothese et du commentaire, peut servir un telobjectif.

1. Cf E. Balibar, « La proposition de I'egaliberte » [1989], La Proposition del'egaliberte. Essais politiques 1989-2009, Paris, pur, 2010 (version abregee:« Droits de l'homme et droits du citoyen », Les Frontieres de La democratie, Paris,La Decouverte, 1992).

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Ouverture

Violence et politique : quelques questions 1

La non-violence est en un sens la pire des violences.

Jacques DERRIDA

En un sens fa pire. Mais en un sens seulement : et toute la ques­tion est la, du mains dans certaines circonstances qui forcent a yreflechir. C'est ce que j'ai voulu faire, en guise de contribution acette rencontre, sous la forme d'une tentative d'explication del'equivocite politique des figures de la violence, et symetrique­ment de l'equivocite de la politique, lorsqu'dle est confrontee a laviolence.

Autant Ie dire tout de suite, par consequent, l'ensemble de cettecontribution sera place sous Ie signe d'une aporie dont je ne pensepas pouvoir sortir. Ma justification est que je ne crois pas etre Ieseul, et que je pense reagir ainsi tant bien que mal a des urgencesdont nous ressentons tous la sommation. De la violence dans sesformes « individuelles » et « collectives» (une des questions quis'imposent etant justement de savoir si cette dichotomie peut etre

1. Ce texte reprend la plupart des elements de l'intervention que j'avaisfaite aCerisy-Ia-Salle en juillet 1992 au colloque « Le passage des frontieres.Amour du travail de Jacques Derrida », sous Ie titre « Violence(s), non-vio­lence(s), contre-violence(s), anti-violence(s) ». II a paru dans Ie volume des actesdu colloque, Le Passage des frontieres, op. cit.

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Violence et civilite

retenue), « anciennes» (voire archa"iques) ou « nouvelles» (nonseulement modernes, mais « postmodernes »), il faudrait sansdoute savoir dire autre chose que: dIe est insupportable, et noussommes contre" Ou encore, sdon la formule celebre de Hobbesreprise par Kant, a propos de l' « etat de nature» : « il faut en sor­tir ». Or, il faut bien l'avouer, nous ne savons pas, ou nous necroyons plus savoir « comment en sortir ». Et il nous arrive desoupyonner que, par une nouvelle ruse de 1'histoire moins favo­rable que l'ancienne, cette incapacite OU nous nous trouvonsdevient une des conditions, une des formes de sa reproduction etde son extension. Qu'dles soient guerre ou racisme, agression ourepression, domination ou insecurite, dechainement brutal oumenace latente, la violence et les violences ne sont peut-etre au­jourd'hui, pour une part, que la consequence meme 'de ce non­savon.

Telle est la premiere aporie, ou Ie premier embarras. Mais cetembarras est suffisant pour destabiliser notre comprehension dela politique et notre confiance dans ses pouvoirs. En effet, la pre­somption d'une elimination de la violence est un des elementsconstitutifs de notre idee de la politique. Ou, si l'on veut, dIe estconstitutive de notre idee que la politique peut etre instituee, cequi peut encore se dire ainsi : a l'horizon de la politique, commeune condition de possibilite et un telos de toutes ses pratiques, il ya du politique. Adefaut d'une elimination pure et simple, nousnous referons parfois simplement a l'idee d'une limitation de sonchamp et de ses effets : en particulier sous la double forme d'uncantonnement dans une sphere de l'a-socialite et de l'illegalite, quenous supposons extrapolitique (Foucault avait mis en questioncette representation), et de 1'interruption de l'enchafnement infinides violences (1a figure du talion, de la vendetta). Mais dans 1'ideed'une limitation politique de la violence il y a deja l'essentie1 d'uneelimination, car il y a 1'idee qu'e1le est circonscrite, connue et mai­trisee. La politique, en tant qu'elle presuppose et presume ainsi Iepolitique (1'ordre autonome du politique), est d' abord la nega­tion, la « re1eve » de la violence. Mais si la violence ne peut pasetre re1evee, ou si, pis encore, les moyens et les formes de cettere1eve apparaissent, non pas de fayon contingente mais de fayon

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Ouverture. Violence etpolitique .' quelques questions

essentielle, comme des moyens et des formes de sa continua­tion, s'il y a par consequent une perversite intrinseque du poli­tique, alors fa politique devient desesperee et desesperante. EtI'on sait (ou I'on croit savoir) OU Ie desespoir de la politique peutmener.

A ce premier embarras, un autre est etroitement lie. Le poli­tique ne se presenterait pas comme releve si la notion de violencealaquelle nous nous rHerons n'etait pas ala fois collectivisante etdistributive, en d'autres termes si elle ne procedait pas d'abord ala reunion de toutes les formes de violence 1, si heterogenes qu'ellessoient, dans une categorie unique, pour proceder ensuite a leurredistribution selon des hierarchies et des distinctions qui ontpour effet de les aggraver ou de les minorer, de les designer commetolerables ou intolerables, etc. Ainsi Ie « viol des consciences parla propagande politique » (ou religieuse, etc.) dans certaines con­ditions n'est pas une violence, saul si des « limites » sont fran­chies. Ainsi la guerre est la pire des violences, mais dans certainesconditions elle doit etre acceptee (car la paix n'est pas la valeursupreme, du moins elle n'est pas une valeur inconditionnelle).Ainsi la simple reconnaissance du fait de telle ou telle violence« privee » est ou n'est pas un enjeu politique, etc. Le politique neserait pas l'empire du nomos si Ie champ de la violence n'etait pasl'empire du mal, ala fois pensable comme tel et rationnellementcirconscrit 2. Or cette figure unifiante-distributive de la violence,qui est comme l'anticipation de sa negation, est en echec des quenous sommes confrontes a l'equivocite, a la dissemination et al'ambivalence des formes de la violence.

1. II vaudrait mieux dire, peut-etre : la reunion de « routes sortes de choses »

sous Ie nom generique de violence.2. Ce scheme d'unification/distribution n'est naturellement pas ptopre au

politique. II appartient aussi, entre autres, au theologique. Le ptopre du poli­tique est cependant de poser que I'empire du mal est « terresrre », immanentsinon materiel, et de presumer qu'une violence « spirituelle» (ou « symbo­lique ») est une non-violence. Elle ne deviendrait violence - plus ou moins grave­qu'en convoquant des moyens de coercition. D'ou route une dialectique de lacoercition et de la seduction. D'ou aussi une des possibilites, roujours ouverte,de « critique de la politique » : montrer que la non-violence ou la violencesymbolique sont bien une violence.

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Violence et civilite

Equivocite, parce que la violence ne se laisse pas distribuer sansreste entre des spheres « publiques » et « privees ». Si la violenceest Ie franchissement des limites, si la formule generale en est:« les bornes - ou les barrieres, les protections, les interdits, lesfrontieres du "soi", etc. - sont violees », alors on ne peut precise­ment assigner la violence dans une sphere definie : mais 1'identiteindividuelle et collective depend de l'existence de telles spheres.Equivocite encore, parce qu'on ne peut pas assigner clairement etune fois pour toutes les individus et les groupes du cote de ceuxqui subissent et de ceux qui exercent la violence. Ce sont apparem­ment principalement ceux qui la subissent qui risquent aussi del'exercer : la encore, des « frontieres » au moins intellectuelles etmorales sont franchies lorsqu'on ne peut plus se contenter de direque c'est une consequence malencontreuse, due a la 'pression descirconstances ou a la faiblesse humaine. Quant au fait que ceuxqui l'exercent finiront tot ou tard par la subir, c'est moins sou­vent Ie cas, mais on y voit plus facilement l'effet de la « justiceimmanente ».

Dissemination de la violence parce que, a 1'instar des « armesd'extermination massive» dont Ie monopole officiel appelle irre­sistiblement la redistribution universelle, du fait d'erreurs de calculou d'accidents apparemment contingents (c'est meme un des traitsd'union les plus clairs entre violence et institution), Ie seul fait defixer une frontiere pour Ie controle ou la reduction de la violencesemble avoir aussitot pour effet de la perenniser, si ce n'est del'aggraver.

Ambivalence enfin, non pas tant en raison de la question sou­vent posee de la « connivence » entre la victime et Ie bourreau, oude 1'incertitude originaire des rapports entre l'activite et la passi­vite 1, qu'en raison de 1'impossibilite OU noilS sommes d'assignerune fois pour toutes les phenomenes de la « non-violence» et dela « violence» aux poles de la positivite et de la negativitl Cela

1. Cette idee constitue elle-meme, assez clairement, une forme de violenceaussi longtemps qu'elle reieve de la psychologie : pour aller au-dela, il faut sansdoute sait, comme Freud, poser Ie probleme de la pulsion de mort, sait, commeSpinoza, reflechir sur I'element de ({ passivite » qui est constitutif de la « posi­tion active» elle-meme dans Ie champ de la violence.

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notamment parce que nous ne pouvons pas assigner une valeurethique univoque aux notions d'identite et d'alterite, comme Ierappelait naguere Derrida dans son commentaire de Levinas 1.

On dira que ces caracteristiques sont de toujours, et qu'en cesens, les rappeler ici ne fait rien avancer. On peut aussi penser,non pas qu'elles sont nouvelles, mais qu'il y a des conjoncmresdans lesquelles elles deviennent soudain plus tangibles, n'etantplus en reserve ou en retrait dans quelque marge de la philoso­phie, mais en quelque sorte exhibees achaque pas de la quotidien­nete et de la « normalite ». 11 semble alors, et j'y reviendrai enconclusion, que Ie tableau des conditions de la violence fasse placeacelui d'une condition de violence dont, derechef, « nous ne savonspas comment sortir » (pas meme, ou moins que tout sans doute,en sortant par l'ascese ou la contemplation de « ce monde » ou de« cette histoire »).

Faisant alors un pas de plus, je voudrais rappeler comment lapolitique n'a cesse de parcourir Ie cercle de la « double» negationde la violence, qui precisement renvoie ala dualite des conditions(determinees) de telle ou telle violence et de la condition de vio­lence (universelle) : double non pas au sens d'une « negation de lanegation », mais au sens des deux fOrmes de negation pratiquequ' appelle, semble-t-il, Ie fait de la violence et de son pouvoirintrinseque de dissemination, et qu'on peut designer commenon-violence et comme contre-violence. 11 ne serait pas difficile demontrer que chacune de ces « strategies» ou de ces « logiques »(comme on nous parle aujourd'hui de « logique de guerre »)- celIe qui veut creer les conditions exterieures et interieuresde 1'impossibilite de la violence, et celle qui veut s'en liberer enla retournant contre ceux qui l'exercent - se nourrit en perma­nence des limitations ou des echecs de 1'autre (( lutte pacifique»et « lutte armee », ou plus profondement encore lutte et contrat,

1. Jacques Derrida, « Violence et metaphysique. Essai sur la pensee d'Em­manuel Levinas ", L'ecriture et fa diffirence, Paris, Le Seuil, 1967. Voir aussi Iecommentaire de Catherine Malabou, « Economie de la violence, violence deI'economie (Derrida et Marx) », dans Revue philosophique, n° 2, 1990.

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ou consensus, ou amitie). 11 ne serait pas difficile non plus demontrer que ce cercle appartient aussi bien a la perspective d'unepolitique itatique (et notamment celle de l'institution ou dufonctionnement d'un « Etat de droit ») qu'a la perspective revo­lutionnaire, ou, si l'on veut, aussi bien a la perspective de laconstitution qu'a celle de l'insurrection qui - a l' epoque moderneau moins - se partagent les representations du politique, et enviennent ainsi a jouer constamment l' une pour l'autre Ie role del'autre negation, de la « mauvaise negation» (comme il y a un« mauvais infini »).

On sait comment se resout, pour ce qui est de I'Etat de droit,la tension entre son objectif, qui est de creer une sphere aussietendue que possible dans laquelle la violence soit « hors la loi »,et la necessite pour y parvenir d'employer originellerrient et perio­diquement la contre-violence d'une repression irresistible: par ladelegation et la concentration de tous les moyens de la violence,devenue de ce fait « legitime », entre les mains d'un pouvoir cen­tral dont la rationalite et l'impartialite sont au moins presumees.En d'autres termes, par la mise en ~uvre d'une logique de 1'« an­tinomisme », qui exige l'identification des contraires : la paix et laguerre, la loi et la transgression, a condition que ce soit en unpoint unique et transcendant. Nul ne l'a mieux exprime queHobbes, et nul n'a mieux compris que Max Weber a quel pointcela revient a faire de la politique la scene metaphysique OU sejoue en permanence, sur fond d'indecision, la tragedie des rap­ports de la pratique humaine avec « Ie mal» : malefice et maledic­tion. Cependant, la meme tension est presente dans la conceptionrevolutionnaire de la politique, et elle conduit a des antinomiesdu meme ordre, en premiere approximation au moins. Car la po­litique revolutionnaire est par excellence commandee par la dou­ble these selon laquelle, d'une part, il convient de refonder lapolitique pour la soustraire au regne de la violence (violence del'alienation economique et violence de l'Etat vu comme instru­ment des classes dominantes ou comme Leviathan), et, d'autrepart, il est impossible d'y parvenir sans eliminer par une contre­violence (serait-elle breve, ou au contraire « tranquille », controleeet differee), les forces, groupes, appareils qui l'exercent contre Ie

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peuple. La dimension eschatologique, ici, n'est pas moins evi­dente que dans Ie discours de 1'E-tat de droit.

Ou peut-etre n'en est-elle que l'ombre portee? 11 faut ici s'ar­reter meme brievement sur les relations qu'entretient l'idee derevolution avec celles de resistance et d'insurrection. Ce sera aussil'occasion de dire un mot de la fac;:on dont, dans la traditionmarxiste et chez Marx lui-meme, cette aporie a ete centralementpen;:ue, mais finalement mise de cote.

La notion de resistance est cruciale pour toute pensee de la revo­lution a 1'epoque moderne (c'est-a-dire depuis que « revolution»a cesse de designer simplement Ie renversement d'un pouvoir ouIe changement periodique de Constitution) parce qu'elle renvoiea l'experience irreductible dans laquelle, de fac;:on indissociable,une violence specifique se decouvre comme telle (que ce soit cellede l'exploitation, ou de 1'inegalite, ou de la discrimination, outout cela en meme temps) et decouvre par la meme Ie « droit»universel qu'elle nie. Sans la resistance des opprimes a l'oppres­sion - chacun pour son compte et tous ensemble, ou mieux : lesuns pour les autres, de fac;:on transindividuelle -, c'est-a-dire sansIe fait que l'effort pour abolir la situation d'oppression a toujoursdeja commence dans l'oppression elle-meme 1, non seulement iln'y aurait pas de politique revolutionnaire, mais il n'y aurait pasde « politique des droits de l'homme », au sens OU une telle notionne se reduit ni a 1'invocation morale ni a la proclamation juri­dique de 1'« homme » et de ses « droits », mais, depuis la Declara­tion de 1789 au moins, articule une ethique du « droit universela la politique » avec l'entreprise de creer collectivement les con­ditions de la liberte individuelle. Cependant, si la notion de re­sistance est cruciale, elle n'est pas suffisante. A cote d'elle nousdevons nous referer aussi a 1'idee d'insurrection, ou meme d'insur­rection permanente, au sens Ie plus large: la politique des droits

1. En d'autres termes encore, sans Ie fait que la situation de « servitudevolontaire » comporte une limite intrinseque, qui est precisement Ie point oula violence est eprouvee comme intolerable, incompatible avec ['existence« humaine », qu'elle menace de mort, de misere ou d'abjection.

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de l'homme est Ie fait de ceux qui, sous routes les formes possi­bles, s'insurgent contre 1'inegalite et l'oppression, mais dIe poseaussi pratiquement qu'il n'y a pas d'egalite sans liberte et recipro­quement. En consequence, nul ne peut etre libere par un autreque lui-meme, mais aussi nul ne peut se liberer sans les autres (ceque j'ai propose d'appder la proposition de l'igalibertej. Et par lameme, la conservation politique des « droits de 1'homme » a pourcondition dans chaque conjoncture hisrorique leur reconquete ouleur extension au-dda de route « limitation» instituee 1.

e est bien ici, cependant, que se pose la question de savoir jus­qu'a qud point 1'idee ou Ie programme revolutionnaire est indis­sociable d'une denegation specifique des effets aurodestructeursde la « violence revolutionnaire », en tant que « contre-violence »exercee de fa<;:on spontanee ou organisee sur la violence de l'ordreetabli 2. Denegation voulant dire ici : soit que la violence revolu­tionnaire, en tant qu'expression de laresistance et de la (re)conqueteinsurrectionnelle du droit a la politique par « ceux d'en bas»,echapperait par nature a 1'ambivalence, soit qu'elle comporteraiten elle-meme (justement parce qu'dle ne vise pas, du moins entant que telle, a la consolidation d'une domination, ni meme sim­plement d'un ordre etabli) les moyens de sa propre maftrise, de sapropre « moderation». Dans les deux cas, dIe ne serait pas un« Gift », un poison circulant entre les camps, et que chacun offrea l'autre, mais seulement un attribut de 1'un d'entre eux qui pour­rait etre provisoirement retourne contre lui, dans l'attente d'uneneutralisation ou d'une extenuation finale. Linsuffisance d'unetelle representation, cependant, peut difficilement nous echapperaujourd'hui. Si nous la comparons a celle de la politique etatique,

1. Cf E. Balibar, Les Frontieres de La democratie, er La Proposition de l'egali­berte, op. cit.

2. Man objer n' est pas ici de discuter tel au rei exemple historique, memeceux dont la tragedie pese Ie plus immediatement sur notre tentative de penserensemble politique et violence. Je dirai seulement qu'il me semble egalementimpossible de pretendre que l'horreur des oppressions historiques exercees aunom de la revolution resulte simplement de la perversite au de la na"ivete uto­pique de cette idee, et d'assurer que celle-ci ne serait pour rien dans l'incapacitedes revolutionnaires afaire face aux renversements de leur objectif.

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nous voyons certes la politique nSvolutionnaire se liberer de l'hy­pocrisie qui consiste a. donner l'ordre etabli (et notamment l'ordrejuridiquement institue, du seul fait que la forme juridique estcelle d'un consensus, ou d'une rationalite) pour la realite memede la non-violence, quand il n'est bien souvent que l'enveloppecommune a. une multiplicite de violences generales ou particu­lieres, ouvertes ou dissimulees. Mais nous la voyons aussi se priverainsi par avance de la possibilite realiste qu'autorise 1'idee de« monopole de la violence legitime» : celle de considerer 1'Etat(ce « gourdin », comme disait Lenine) et generalement Ie pouvoircomme un instrument dangereux pour ceux-Ia. memes qui 1'insti­tuent et 1'utilisent, precisement parce qu'il n'est pas autre chose, a.la limite, que de la violence cristallisee ou stabilisee, et en derniereinstance pas autre chose que la stabilisation relative de leur propreviolence par les groupes et les individus d'une societe donnee ­sous forme de mise a. distance et de distribution inegale, d'appro­priation plus ou moins durable de ses moyens par certains d'entreeux.

Quelle est la position de Marx au regard de cette difficulte?Elle est, me semble-t-il, extremement paradoxale en ce sens qu'ily a chez lui ala ftis des elements qui contribuent a. renforcer, etmeme a. porter a. l'absolu la denegation dont nous venons deparler, et des elements qui ouvrent au contraire une possibilite desurmonter theoriquement Ie cycle de la non-violence et de lacontre-violence : en d'autres termes, de donner corps a. un autretype de « negation» encore (pour lequel, dans un instant, je pro­poserai Ie nom d'anti-violence). Qui plus est, ces elements contra­dictoires sont directement lies, les uns et les autres, a. ce qui est etreste Ie point fort de la theorisation marxienne de la politique,c'est-a.-dire Ie court-circuit radical qu'il opere entre la politiqueet son « autre» au moins apparent, l'economie. Autrement dit, ilssont directement lies au refus radical de conferer a. la politiquequelque « autonomie » que ce soit par rapport a. ses conditions eta. ses effets economiques : non pas bien entendu - du moins chezMarx lui-meme - pour « depolitiser la politique », c'est-a.-dire latechniciser ou la naturaliser dans l'element de l'economie, mais

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au contraire pour la materialiser, pour lui incorporer la materia­lite et la « puissance» reelle des antagonismes economiques, donccorrelativement pour politiser integralement le jeu des « contra­dictions economiques 1 ». En d'autres termes, la difficulte dont jeveux parler est ici logee non pas dans les marges ou les applica­tions contingentes de la theorie, mais au centre meme de saconception de l'historicite. On peut la resumer dans la doublepossibilite de lecture qu'offrent deux formules celebres, qu'ontrouve rune et l'autre dans Ie Capital: celle qui caracterise la vio­lence (Gewalt) comme « l'accoucheuse de toute vieille societe quien porte une nouvelle dans ses £lancs 2 », et celle qui pose (a proposde 1'intervention de 1'Etat dans la reglementation de la journee detravail, et plus generalement de la fixation des limites de l'exploi­tation) : « entre deux droits egaux, c' est la violence' (ou la force:Gewalt) qui tranche 3 ».

Que la violence (revolutionnaire) soit le moyen necessaire et lechemin de l'abolition d'une « vieille societe », ceuvre de ceuxqu'elle opprime ou exploite, ce n' est pas seulement ici l'expressiontautologique de 1'idee de renversement, ou d'une logique de la« prise du pouvoir » (que Foucault eut typiquement rattachee acequ'il appelait 1'« hypothese repressive »). Mais c'est le resultatd'une analyse des conditions de la violence (violence economiquede l'exploitation, violence extra-economique fondee sur l'exploi­tation et necessaire, en retour, asa reproduction), qui ne s'est pascontentee de les « isoler » lineairement comme des causes 4, qui ne

1. Ce qui est incontestablement la reprise, par Marx, de la these revolution­naire du « droit universe! ala politique » que j'ai rattache plus haut ala « pro­position de l'egaliberte », camme on peut Ie voir notamment dans les formuleselaborees par Marx pour la fondation de la I" Internationale (<< Lemancipationdes travailleurs sera l'reuvre des travailleurs eux-memes »). Cf Jacques Frey­mond (dir.), La Premiere Internationale. Recueil de documents, Geneve, LibrairieDroz, 1962, vol. I, p. 3-9.

2. Karl Marx, Le Capital, Livre I, tr. fro sous la dir. de J.-P. Lefebvre, ch. XXIV,

Paris, PUF, 1993, p. 854 sq.3. Ibid., ch. VIII, p. 261-262.4. Ce qu'on pourrait appeler Ie schema Thomas More: on se souvient de la

fayon dont, dans L'Utopie, celui-ci enchaine selon une impeccable logique lasuccession de« causes» et d'« effets » qui, depuis la propriete privee, mene jus-

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les a pas renvoyees non plus a. une malediction eternelle, mais lesa inscrites dans une structure. Cependant, du fait que cette struc­ture economico-politique est celle du mode de production lui­meme, c'est-a.-dire qu'elle renvoie a. la fayon dont toutes lespratiques sociales dependent de l'activite « humaine » par excel­lence, c' est-a.-dire Ie travail (dans lequel, nous dit 1'Ideologie alle­mande, « les hommes produisent les conditions de leur propreexistence », et ainsi « commencent a. se definir eux-memes »), Ieresultat d'une telle analyse structurale sur fond d'anthropologie setrouve constamment dedouble. Chez Marx plus que chez toutautre theoricien revolutionnaire, une problematique se constituequi n'est plus celle du « tout ou rien » (c'est-a.-dire de la non-vio­lence ou de la contre-violence) mais tendanciellement au moinsune problematique de l'anti-violence: en entendant par la qu'elleremonte d'un cran - mais d'un cran seulement -, jusqu'a. identi­fier et anticiper dans une structure historique de « production»des rapports sociaux les conditions determinees de la repetitionhistorique de la violence. Dans Ie meme temps, cependant, la theseanthropologique d'essence (et d'alienation de 1'essence) pousseirresistiblement Ie marxisme vers de nouveaux absolus, en parti­culier vers une nouvelle indetermination de l'histoire et de lanature - peut-etre ne sont-ce la. que les deux noms metaphy­siques de l'idee de structure, entre lesquels la « theorie materia­liste de l'histoire » ne cesse d' osciller -, d' OU resulte en quelquesorte une « deduction transcendantale » de la politique revolu­tionnaire comme violente abolition de la violence en tant quetelle 1. On pourrait dire que la denegation des effets autodes­tructeurs de la violence revolutionnaire et leur transpositionsous forme d'antinomisme eschatologique sont paradoxalementd'autant plus fortes que les conditions de la violence oppres­sive sont davantage determinees, soustraites a. la representation

qu'a la misere, a la criminalite et a la guerre. 0'OU Ie projet de remonter a lacause premiere pour annuler toute la chaine: tollata causa, tollitur effectus. ..

1. Le nom de « dictature du proletariat » (lui-meme presque antinomique)a longtemps symbolise ce dedoublement de la perspective revolutionnaire dansson rapport avec Ie probleme de la violence.

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fantasmatique d'une mauvaise volonte ou d'une mechancetegenerique des oppresseurs.

On tirerait des conclusions semblables de 1'autre formule deMarx : celle qui resume 1'intrication de la « violence» et du« droit» dans les conditions de l'exploitation, venue du fond del'« accumulation initiale» et du processus d'expropriation desproducteurs (dans la « boue et Ie sang », disait Rosa Luxemburg),et se perpetuant tout au long de l'histoire politique du capital etde son emprise sur les rapports sociaux, dans Ie « despotismed' usine » (le travail aliene) comme dans l'« armee industrielle dereserve» (Ie chomage de masse) qui sont comme les deux poles- Charybde et Scylla - de la condition proletarienne. Marx n'ajamais pense que la domination capitaliste fut un processus fonc­tionnel, ou plus exactement il a taujours montre 'que Ie capita­lisme developpe simultanement la fonctionnalite economique etl'exces de la repression sur les exigences fonctionnelles de l'eco­nomie, comme une condition meme de sa forme: exces de lasurexploitation sur l'exploitation, sans lequel il n'y aurait pas d'ex­ploitation; exces de la lune des classes (a commencer par la lunede la classe dominante, preventive ou repressive 1) sur l'Etat lui­meme, sans lequel il n'y aurait pas d'Etat; exces de la violence« physique» sur Ie droit, sans lequel il n'y aurait pas de droit; maisaussi exces du droit, qui codifie et legitime la violence, sur la vio­lence « nue »2. Dne telle analyse peut entrainer que la « lune declasse revolutionnaire » se presente comme liberation de la vio­lence (dans taus les sens du terme), en tant que « verite» latentedes formes memes du droit. Ala limite, nous avons anouveau larepresentation antinomique d'une montee aux extremes, dans

1. Louis Althusser a roujours insiste sur Ie fait que, dans l'hisroire du capi­talisme, la « lutte de classe des dominants » precede preventivement la resis­tance, la « lutte de classe des domines » : c'etait lit clairement une figure deI'exces au sein de la structure.

2. Je m'inspire ici pour une part des excellentes formulations de C. Mala­bou dans «Economie de la violence, violence de l'economie (Derrida etMarx) », art. cit. Cf aussi mes articles « Pouvoir » (dans Dictionnaire critiquedu marxisme, op. cit.) et « Cidee d'une politique de classe chez Marx» (dansB. Chavance (dir.), Marx en perspective, Paris, EHESS, 1985).

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laquelle Ie depassement ou la releve de la violence comme telleseraient d'autant plus imminents que celle-ci se manifesterait sousune forme plus « nue ». Mais elle peut conduire aussi a l'idee quetoute politique, y compris la politique f(~volutionnaire, est unecombinaison ou une « negociation » infinie des strategies de laforce et du droit: droit contre droit, violence contre violence,droit contre violence et violence contre droit (ce qui, soit dit enpassant, est assez leniniste, parce que c'est assez machiavelien),dans laquelle Ie recours necessaire ala contre-violence et son effi­cacite meme dependent de sa capacite a inclure aussi un moment(moral, intellectuel, mais surtout politique) d'anti-violence 1.

Que la reflexion de Marx ne soit jamais vraiment sortie de cetteoscillation, en consequence du double mouvement de « critiquede la politique » et de « critique de l'economie » (ou de theorisa­tion d'une economie generalisee, reliant la propriete et Ie travail al'Etat et ala lutte des classes) qui est Ie plus profond de sa penseede l'historicite; que, par voie de consequence, les marxistes apreslui (dont tres peu ont ete capables de seulement maintenir ouvertela question de la multiplicite des ftrmes de la politique revolution­naire : on sait qu'ils ont eu plutot tendance a porter de nouveau a

1. Pourquoi, dira-t-on, ne pas avoir ici recours aux le'rons de Gandhi? 11 mesemble que, en depit de l'extreme interet de son idee de la « non-violence », quine se reduit pas a la morale, mais qui est bien une idee politique -l'idee d'une« non-violence» determinee, organisee, mise en ceuvre collectivement selon unestrategie, en vue de creer un rapport de forces contre la violence institution­nelle (ou d'inverser Ie rapport des forces apparentes) et d'atteindre des objectifsdetermines -, Gandhi ne suffit pas a regler la question que nous examinons ici.Non seulement en raison de l'incertitude des effets que semble produire lapolitique gandhienne : c'est-a-dire de l'effrayante revanche de la violence col­lective qu'elle a menagee historiquement. Car la question de savoir ce que cetterevanche, precisement, doit aux conditions historiques, et ce qui resulterait deses propres contradictions internes, n'est pas plus claire que dans Ie cas du le­ninisme. Mais aussi parce que cette « non-violence» est au service d'une findeterminee, dont elle constitue Ie moyen: Ie nationalisme, inseparable il estvrai d'une grande revendication d'egalite et de liberte. Et parce que l'ethiqueassociee a cette politique, et presentee camme sa condition, est une ethique del'interioriti: mais savons-nous exactement ce qu'est l'interiorite dans la civili­sation indienne? J'y reviens plus loin, dans Ie chapitre « Lenine et Gandhi:une rencantre manquee? » (infra, p. 305 sq.).

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1'absolu telle ou telle « strategie » en fonction des circonstances etdes logiques d'organisation) en aient ete paralyses, c'est ce quifait pour nous aujourd'hui plus que jamais la necessite de penserla politique (ou la « question de la politique ») dans les categoriesde Marx et cependant aussi contre elles. L economie generalisee estau moins un des noms sous lesquels a ete reconnue 1'impureteconstitutive, l'hiteronomie de la politique dont resulte 1'impossibi­lite d'une simple « releve » de l'oppression ou de 1'inegalite par1'Etat, Ie droit, la volonte et les droits de 1'homme. Elle est aussiun des noms sous lesquels 1'utopie de la fin de 1'histoire, commefin du cycle de la violence et de la contre-violence, a ete encoreune fois pensee comme Ie fondement, la reference ultime d'unepolitique « vraie ».

Cette aporie est d'autant plus interessante qu' ~lle peut etreconfrontee ad'autres fa<;:ons, acertains egards opposees, de penserl'heteronomie de la politique, dans lesquelles nous n'aurions pasaffaire a une economie generalisee, mais a une violence symbo­lique ou aune ideologie generalisee. Je pense par exemple aSpi­noza : son analyse du probleme de la liberte d'expression et desconfEts religieux dans Ie Traite theologico-politique, tout autantque celle de Marx, parcourt un trajet qui enracine la liberationdans la resistance. J' ai essaye naguere de montrer que la politiquede la liberation chez Spinoza, en tant que politique de « transfor­mation interieure de la religion », repose sur l'idee qu'il existe un« minimum incompressible» (Ie mot est de Deleuze) pour l'ex­pression des opinions theologico-politiques 1. Cela tient ace que1'idee d'une « opinion privee » - comme on parle de « langageprive » - est une contradiction dans les termes : la pensee a tou­jours comme condition de possibilite sa propre communication,et il n'est au pouvoir d'aucun homme (puisque l'« homme pense »)de ne pas parler ad'autres, et surtout de ne pas leur dire ce quiipense. 11 Ie peut d'autant moins qu' une interdiction plus forte luiest signifiee. En sorte qu'aucune operation de repression ou decensure (meme et surtout si elle respecte soigneusement Ie « for

1. E. Balibar, « Spinoza, l'ami-Orwell- la craime des masses» [1985], LaCrainte des masses, op. cit.; ainsi que Spinoza et La politique, Paris, PUF, 1985.

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interieur », comme c'est Ie cas chez Hobbes) ne peut jamais « re­soudre» la question de la conflictualite ideologique dans unesociete humaine. Et que, du mouvement de communication despensees (de transformation des pensees en« notions communes »)qui a deja commence dans la formation et la formulation de toutepensee singuliere, procede sans solution de continuite (par unconatus irrepressible) un mouvement « anti-violent» de negationet d'affirmation politique trans-individuelle. Une resistance in­dividuelle a la censure est aussi par definition collective et ainsirefondatrice de la politique. Mais cela n'implique nullement qu'enelles-memes toutes les opinions collectives soient bonnes ou demo­cratiques, et il faut convenir que, de ce fait meme, la question del'institution de la paix sociale, ou de l'espace d'une « libre com­munication » des opinions et des croyances, est destinee a resterindefiniment ouverte, du moins en tant qu'elle vise la stabilite etla legitimite d'une communaute. L'antinomie que designe Ie motd'ordre fameux : « pas de liberte pour les ennemis de la liberte »,demeure insurmontable I.

Exactement comme Marx, bien que sur un terrain totalementdifferent, et a l'oppose de Hobbes, Spinoza montre donc que1'« etat de nature» se continue dans 1'« etat de societe », ou plutotqu'en toute rigueur il n'y a pas d'etat de nature, et que I'histoirede la societe, ou Ie champ de la politique, est celui d'un excesou d'un reste ineliminable de violence (au moins latente) sur lesformes institutionnelles, juridiques ou strategiques, de sa reduc­tion et de son elimination. Simplement, Ie mixte « naturel-histo­rique» ou la structure a laquelle nous avons affaire ici n'est pascelui de la production et de l'exploitation, mais celui de la croyanceet de la communication: c'est ce qu'on pourrait appeler Ie champde l'imaginarisation du symbolique, OU la violence surgit de ceque Ie scheme communautaire apparait toujours encore commecondition et comme forme de la communication et du politique

1. La phrase est attribuee 11 Saint-Just. Bien que sous eette forme litteraledie ne figure pas dans les diseours justifiant la Terreur (en partieulier eelui du13 ventose an II, « Sur Ie mode d'execution du deeret eontre les ennemis de laRevolution ,,), elle n'en trahit pas ['esprit.

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lui-meme, en se projetant dans la figure de la normalite et del' anormalite des corps, des comportements, des valeurs, des « cul­tures » et des « appartenances », marquees des signes de l'identiteet de la difference. Le schibboleth de Derrida est, ames yeux, uneadmirable expression et analyse de cette imaginarisation dusymbolique 1.

On voit qu'il y a paradoxalement a la fois un remarquableparallelisme entre la structure analysee par Marx, qui constituel'arriere-plan de sa these du role ineliminable de la violence dansla liberation, et celle analysee par Spinoza, qui constitue l'arriere­plan de sa these du retour de la violence dans l'institution de lacollectivite, et cependant une totale incompatibilite des deux. Onen conclurait aisement que Marx a fondamentalement ignorel'« autre scene» de la politique, celle de l'appartenance commu­nautaire, donc celle de la violence symbolique (bien qu' il l'aitnommee, ou qu'il nous ait legue avec Ie mot d'ideologie un desnoms qui lui conviennent Ie mieux), de meme que Spinoza a fon­damentalement ignore Ie caractere irreductible de I'antagonismeeconomique (sans doute parce que, sur Ie plan economique, OUIe conatus peut etre pense comme « force productive », Spinozaest fondamentalement optimiste et utilitariste). On serait memetente d'en conclure que chacun d'eux a precisement ignore la« cause absente» dont il pen;:oit les effets, en tant qu'exces de laviolence sur la rationalite politique (qu'il s'agisse de rationalite dela production ou de rationalite de la communication). En sorteque la condition (la « raison des effets ») qui toujours encore luiechappe est d'une certaine fac;:on celle que l'autre lui designe :economie pour I'ideologie, ideologie pour l'economie. De fait, siI'economie a bien ete (et est toujours) l'autre de la politique (et parconsequent Ie lieu meme de sa realite, de ses « causes» et de ses« effets »), I'ideologie ne cesse de se manifester comme l'autre deeet autre, et done comme la realite (ou la « matiere ») meme decette realite. Mais l'inverse n'est pas moins vrai.

1. Bien que je n'ignare pas qu'ils ant peu d'affinire reciproque, je ne puiseviter de Ie rapprocher de l'analyse des « rassemblemenrs » propasee par Jean­Claude Milner dans Les Noms indistincts, Paris, Le Seuil, 1983.

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Ouverture. Violence et politique : quelques questions

Le « lieu» propre du surgissement de la violence dans son croi­sement avec 1'histoire, OU la politique se trouve ala fois sommeed'« intervenir» et dans 1'incapacite de « resoudre definitivementla question », ne serait ainsi rien d'autre que ce point de rencontreet de glissement 1'une sur 1'autre de 1'economie et de 1'ideologie.Mais ce lieu, precisement, n'est qu'un point de fuite, meme s'il necesse de se materialiser, par exemple dans la souffrance et la pro­testation des corps 1. Oserai-je dire ici que la seule chose, pure­ment negative, que j'apenrois d'intelligible dans 1'atroce tragedieyougoslave, c'est que jamais l'affrontement des « communautes »ethnico-religieuses, si ancienne ou recente que soit leur inimitie,n'aurait echappe a ce point a leur propre capacite politique (etdone a1'espoir d'une solution reelle : car comment imaginer quecelle-ci puisse venir d'une autorite exterieure? c'est alors en effetqu'on verrait la « fin de la politique ») s'il n'etait pas totalementsurdetermine par la contrainte de fer d'une economie interna­tionale de domination et d'exclusions. Mais jamais non plus laconcurrence des systemes sociaux, des politiques economiques etdes forces productives sur Ie marche europeen ou mondial n'au­rait aussi totalement echappe a tout calcul d'interet ou a toutemediation institutionnelle, si elle n'etait pas surdeterminee parla contrainte de fer de 1'identification a une communaute imagi­naire, qu'elle soit socio-politique ou nationale-sociale, ethno-natio­nale ou ethno-religieuse. Or « aux extremeS» (ces extremes dont,presque toujours, on ne sait qu'on les a atteints que lorsqu'il esttrop tard pour s'en ecarter), il n'existe anotre connaissance aucundiscours commun qui s'adresserait a la fois aces deux contraintespourtant inseparables.

Cependant, puisque j'ai avance aplusieurs reprises la formuled'une anti-violence, comme designation hypothetique d'une« autre negation» politique de la violence, je voudrais, pour con­clure, indiquer en quelques mots ce qui me semble caracteriser

1. AI'evidence, Ie caractere physique de la violence, c'est-a-dire son rapportessentiel au corps (il faut sans doute aller jusqu'a dire qu'une violence« morale»est elle-meme toujours physique), ne reieve pas plus de 1'« economie » que de1'« ideologie », et c'est dans cette modalite paradoxale de negation simultaneequ'il appartient aux deux.

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VioLence et civiLite

la forme dans laqueUe nous sommes aujourd'hui sommes decontinuer a travaiUer cette aporie. Il me semble, en effet, que noussommes contraints paradoxalement de penser a la fois toujoursplus d'objectivite et toujours plus de subjectivite de la violence. Ou,si l'on veut, par rapport a des descriptions classiques, normalisees,les formes et les effets de violences, auxquels nous avons affaire etqui mettent en question la possibilite meme d'une politique, ap­paraissent a la fois comme « ultra-objectifs » et comme « ultra­subjectifs ».

Des formes ultra-objectives: cela veut dire des formes dans les­queUes la violence est encore plus inextricablement melee denaturalite et d'universalite. Je pense d'abord ala fac,:on dont agis­sent et se presentent aujourd'hui certaines epidemies, certainesinondations, certains tremblements de terre, certa{ns phenomenesde desertification. Rien n'est moins purement naturel que ces pre­tendues « catastrophes natureUes », ou plutot rien n'est moinsnaturel que la fac,:on dont elles frappent differentieUement lesregions du monde et les populations, dont les unes sont conside­rees comme des chefs-d'ceuvre en peril, cependant que les autressont presentees comme surnumeraires, responsables de la « bombedemographique » qui menacerait la planete. De la a penser qu'il ya une correspondance « instituee» entre la distribution inegaledes moyens de lutte contre Ie Sida et la necessite de « reguler » lapopulation mondiale, il y a un pas qu'il est fou de franchir, maisfranchement inconscient de recuser a priori. De meme qu'il estimpossible de ne pas etablir de relation entre ladite surpopulationmondiale et la fac,:on dont des enfants ou des adultes du tiers­monde sont utilises comme fabriques d'organes a transplanter,avec ou sans leur « accord », dans des hopitaux du monde deve­loppe. Cependant, il est clair aussi, non seulement que 1'usage me­me passif 1 de teUes « strategies» de regulation est a double tran­chant, mais qu'il efface tendancieUement la limite des processus

1. Precisement : nous savons que cet usage est essentiellement fait de « pas­sivite ». II est l'analogue al'echelle internationale de la « non-assistance aper­sonne en danger », dont aucun «droit d'ingerence humanitaire» n'effieurememe l'ampleur. Mais acette echelle ce n'est plus un « crime ».

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Ouverture. Violence etpolitique : quelques questions

sociaux et des processus physico-biologiques. En d'autres termesune violence de masse qui n'est evidemment pas sans causessociales (et notamment sans causes economiques) est irremedia­blement sans sujet social. Ceci pour la naturalite.

Je pense ensuite a. la fayon dont se disseminent dans ce qu'onappelle 1'« economie-monde »- qui est tout aussi bien l'ideologie­monde - les phenomenes de nationalisme et de racisme. Leracisme moderne a toujours ete Ie « supplement interieur» dunationalisme, c'est-a.-dire non pas la simple exacerbation de laxenophobie mais, en un sens, exactement l'inverse : la repulsionet la discrimination, qui s'adresse a. 1'« ennemi complementaire 1 »,surgit des exclusions et des frontieres interieures, au les produitpour les besoins de la constitution d'une ethnicite fictive 2. Que sepasse-t-il, cependant, lorsque l'effacement des frontieres exte­rieures, au plutot leur interiorisation et leur instrumentalisationpar des politiques economiques, militaires, humanitaires, commu­nicationnelles qui ant immediatement pour terrain de manceuvreun espace geopolitique mondial, ne laisse plus tendanciellementexister que des frontieres interieures, soulignees au non d'un traitde souverainete? Lorsque la creation au la recreation, la sur­veillance et Ie franchissement selectif de ces frontieres par dif­ferentes categories de populations riches et pauvres, du Nord etdu Sud, de I'Est et de I'Ouest, etc., en bref differentes especesd'hommes « superieurs » au « inferieurs », armes au non, « televi­sualises » au non, est devenu a. la fois Ie laboratoire du « nouvelordre mondial », et Ie point de fixation des violences institution­nelles et de leurs sous-produits individuels et collectifs plus aumains spontanes? Alors il semble que Ie rapport traditionnelentre racisme et nationalisme a tendance a. s'inverser. En d'autres

1. Formule, on s'en souvient peut-etre, de Germaine Tillion pendant laguerre d'Algerie (if Les Ennemis complementaires. Guerre d'Algerie [1960],Paris, Tiresias, 2005).

2. E. Balibar, « Racisme et nationalisme », dans E. Balibar et 1. Wallerstein,Race, nation, cfasse. Les identites ambigues, Paris, La Decouverte, 1988. Lex­pression de « frontiere interieure » est cruciale chez Fichte; if E. Balibar, « Lafrontihe interieure : reflexions sur les Discours afa Nation allemande de Fichte »

[1990], La Crainte des masses, op. cit.

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Violence et civilite

termes, c'est Ie nationalisme (un nationalisme « anachronique »,posterieur a toute possibilite de creer ou de recreer des Etats­nations autonomes, et que pour cette raison on serait tente d'ap­peler « nationalisme post-national ») qui, de plus en plus, devientune fonction du racisme 1.

Une aporie tres profonde en resulte evidemment pour 1'usagepolitique de la notion d' humanisme. Car si la politique antiracistes'est necessairement inscrite et pensee elle-meme dans une pers­pective humaniste, c'est qu'elle a oppose aux divisions soi-disantnaturelles de l'humanite la presomption de son unite. Mais deslors que, de fac;:on pratique et non plus ideale, cette unite de l'hu­manite existe comme population du monde entier immediate­ment en communication avec la totalite d'elle-meme, et qu'elleest precisement liee aune multiplication des frontieres interieureset aune universalisation des « seuils de tolerance », il n'y a plus depossibilite simple d'imaginer et de symboliser la fraternite univer­selle par 1'unite ideale du genre humain. C'est precisement quand,au fond, personne ne eroit plus a des humanites distinctes queIe processus de differenciation ne connait plus de limites. Letriomphe et la violence propre de l'humanitaire sont Ie tombeaude l'humanisme : ceci pour l'universalisme.

Plus nous nous rapprochons d'une description des formescontemporaines de la violence institutionnelle, cependant, plusles formes ultra-objectives de la violence dans la conjoncture ac­tuelle se renversent en formes de son ultra-subjeetivite. Je vou­drais suggerer Ie paradoxe suivant, qui rejoint formellementcertains diagnostics relatifs a l'« individualisme post-moderne »,mais en essayant de laisser de cote leur presentation cynique aussibien que leur na'if emhousiasme. Lidee que Ie « retour» des ideo­logies communautaires fondees sur l'appartenance exclusive et Ieparticularisme ou, au contraire, sur les aspirations cosmiques aune « citoyennete du monde » entendue comme rentree dans Ie

1. Certains diraient: Ie nationalisme n'est que rune des ftrmes, jamais laseule, jamais pure, de l'exacerbation des conflits et violences « communau­taires », Mais ceci a l'epoque moderne n'est qu'une fayon de designer Ie racismemondial, car toutes les « communautes » actuelles ou virtuelies som roujoursdeja inscrites dans une structure de differenciation et de hierarchisation,

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Ouverture. Violence et politique .' quelques questions

sein de la nature apres les mefaits de la civilisation, constitue unphenomene de reaction ou de compensation (lui-meme violent)a l'effondrement reel ou symbolique des cadres institutionnels,est sans doute aujourd'hui un lieu commun. Plutot que de larejeter, ne conviendrait-il pas, cependant, de lui ajouter un ele­ment supplementaire? Comment s'eronner d'un retrait generaldu politique, comment s'eronner d'un sentiment massif de soninutilite et de son impuissance, si la violence n' apparait plus nicomme 1'oppose de 1'institution, ni comme Ie symptome dudetournement de sa fonction et de son accaparement par une« caste» ou par une « classe dominante », mais en quelque sortecomme la condition genirale du fonctionnement des institutions,la « naturalite universelle » des institutions? Si elle se presente alafois comme Ie principe de leur proliferation et comme Ie rappelquotidien de leur « choseite » insaisissable, d'OU procede en per­manence l'ambivalence de la protection et de la securite qu'ellesassurent I?

Une telle situation est sans doute al'origine du renouveau desrepresentations « hobbesiennes » de la politique et de 1'hisroirecomme « guerre de chacun contre chacun » par opposition auxvisions optimistes issues des Lumihes (y compris la vision marx­iste). Elle n'a pourtant rien d'un « etat de nature », car elle ne sefonde pas sur Ie partage de la nature et de la culture, de la violenceet de 1'institution, mais au contraire sur leur fusion et sur leurequivoque permanente. C'est pourquoi elle porte a l'extreme leseffets d'ambivalence et de double bind qui caracterisent roujoursIe rapport « subjectif» des individus ala violence. En elle reside ala fois une imperieuse sommation adressee aux individus d'avoira reconnaitre au fond d'eux-memes, hors de route conditiondeterminee et de route structure, un « mal radical» ou une source

1. Par exemple dans ce qu'on pelit appeler Ie fonctionnement « securitaire­insecuritaire » des appareils d'Etat, ou dans la generalisation des politiques deprovocation it la violence armee qu'a, sembIe-t-il, illustree la« guerre du Golfe»de 1991 en vue de donner consistance au « nouvel ordre international» (onsuscite materiellement et ideologiquement un « terrorisme d'Etat» pour qu'un« contre-terrorisme »mondial, substitut de l'impossible organisation de la secu­rite collective, apparaisse indispensable ... ).

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Violence et civilite

ongmaire de violence, mais aussi une condition d'impossibi­lite pour Ie developpement de toute dialectique proprementsubjective (et intersubjective) de la liberation: comme passagede la passivite a 1'activite, de l'oppression ala liberte et de l'iso­lement a la collectivite. Au fond, Ie presuppose commun du« minimum incompressible» spinoziste, de la « politique desdroits de l'homme » revolutionnaire, de la lutte et de l'emancipa­tion marxiennes, etc., etait toujours 1'idee d'une nature humaineminimale dans laquelle Ie rapport transindividuel (qu'on l'appelleutilite, sympathie, fraternite, communisme, communication, ouautrement) est originairement noue a 1'affirmation du sujet. Etc'etait sur cette base que pouvait se deployer une pratique poli­tique tendant a la conservation, a la reforme ou a la refondationde 1'institution. Mais avec la generalisation d'une situation d'in­distinction (ou de « non-separation ») de la production d'institu­tion et de la production de violence, une telle representationdevient evidemment de plus en plus irreelle. Peut-etre cela veut-ildire tout simplement qu'aucune pratique politique n'est plus pen­sable, qui ne se fixe simultanement comme objectif de faire reculerpartout, sous chacune de ses formes, la violence subjective-objec­tive qui supprime incessamment la possibilite de la politique. Lapolitique alors ne peut plus etre pensee simplement ni commereleve de la violence (depassement vers la non-violence) ni commetransformation de ses conditions determinees (ce qui peut requerir1'application d'une contre-violence). Elle n'est plus un moyen, uninstrument pour autre chose, elle n'est pas non plus une fin en soi.Mais elle est l'enjeu incertain d'une confrontation avec l'elementd'irreductible alterite qu'elle porte en elle. C'est cette autre circu­larite infinie que, du moins hypothetiquement, j'ai appelee ici« anti-violence ».

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Premiere partie

De l'extreme violence au problemede la civilite

(Wellek Library Lectures, 1996)

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Le texte qui suit est l'adaptation ftan<;aise, redigee en 2009, de mes confe­rences de 1996 aI'Universite de Califomie aIrvine, prononcees en anglais, quisont restees inedites dans la langue d'origine. Elles avaient fait entretempsI' objet d'une revision par Erin Ferris, que je remercie vivement de son aide.Pour faciliter I'intelligence de I' ordre suivi, je place en exorde les considerationsintroductives, initialement incorporees ala premiere conference. J'ajoute ega­lement en note quelques references complementaires plus recentes.

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Le probleme que je voudrais aborder au cours de ces confe­rences est celui des relations entre la question de la violence et Ieconcept de la politique.

Ii s'agira d'abord de savoir comment Ie poser. Pour des raisonsque j'espere mettre en evidence, il m'est apparu au cours des der­nieres annees, plus clairement que precedemment, que ce problemecommande pour une part essentielle nos reflexions sur Ie passe etl'avenir de la politique - tout cet ensemble d'analyses et de projetsqui voudraient non seulement la comprendre, mais la reinven­ter. Belle decouverte, me direz-vous! La question de la violence estomnipresente, elle est dans les discours comme elle est dans lesimages et les scenes sur lesquelles se presente et se represente la poli­tique. Elle fait aussi, al'evidence, l'objet d'une instrumentalisationconstante, servant toures les propagandes et tous les chantages. Desorte que nous pourrions etre tentes de l'ecarter purement et sim­plement, de peur de nous laisser capturer dans une mecanique deconditionnements et de faux problemes. Telle n'est pas, a tort ouaraison, rna position. Si distordue soit-elle, je crois que l'opiniontrahit ici une vraie question: celle des diffirents concepts de fa poli­tique entre lesquels la violence (telle qu'on la penroit, qu'on l'em­ploie et qu'on l'affronte) opere comme un critere de distinction 1.

Bien entendu ce point d'heresie est aussi par excellence Ie pointd'ambivalence, ou la politique oscille entre la proclamation de sonautonomie et celle de son insuffisance, qui peut la conduire a re­chercher du cote de la philosophie, de la morale ou de la religionquelque supplement de sens (et a1'occasion de transcendance).

1. Ce qui n'est pas la meme chose, me semble-t-il, que de poser a prioriI'antithese, ou l'incompatibilite, des concepts de « violence» et de « politique »(Eric Weill, ou de « violence» et de « pouvoir " (Hannah Arendt).

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De l'extreme vioLence au probLeme de La civilite

Toute discussion sur les rapports de la violence et de la poli­tique repose sur des exemples, des jugemems de valeur, desideaux investis dans Ie choix meme des mots qui la definissem.Je ne saurais y faire exception. Pour cette violence que je quali­fierai d'extreme et dom je veux surtout parler ici, j'emploierai Ieterme de cruaute. lei non plus je ne pretends a aucune originalite.Ce dom il s' agit releve de la banalite, c' est ce qui nous assaillea chaque coin de rue du « village mondial ». Ou plut6t c'est cedont la banalite s'impose une fois de plus a notre perception dumonde environnant, comme la chose la mieux partagee, dontaucune region, aucune civilisation n'a Ie monopole, contre laquelleaucune n' est immunisee. Ce que je veux mettre en discussion,c'est la question de savoir jusqu'a quel point la. banalisation etl'extension universelle de la cruaute appellent non seulement (cequi semble aller de soi) un engagement, des actions ou des reac­tions de defense, mais une reponse conceptuelle, une refonte duconcept meme de la politique designant sa specificite en tantqu'elle se deroule dans l'element de la violence et en fonction deses effets. Plus precisement je voudrais poser Ie probleme suivant :s'il nous ftut admettre qu'il existe une violence « extreme », dontles formes ne sont pas la simple contrepartie du fonctionnementdes institutions, une violence qui n'est meme pas gerable par lapolitique dans les formes de ce qu'on a appele « l'etat d'excep­tion », lesquelles dibordent pourtant les limites de la politique de­finie comme construction d'une communaute, regulation du conflitsocial, recherche de l'interet public, conquete et exercice du pou­voir, gouvernement de la multitude, transformation des rapportssociaux, adaptation au changement, etc., si donc une telle vio­lence « extreme» sise au-dela de l'exception, effectivement existe,en quoi cette reconnaissance affecte-t-elle notre comprehensionde la politique et de ses antinomies constitutives ? Quel est Ie dis­cours, ou Ie scheme d'intelligibilite, au moyen duquel nous serionsen mesure de tenir ensemble, comme deux versants d'un memeprobleme, une reflexion sur les circonstances qui font passer dela normalite a l'exception, puis a l'extremite de la violence (a lacruaute), et une reflexion sur la multiplicite des formes de la poli­tique, son heterogeneite ou sa dislocation intrinseque?

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De l'extreme violence au probleme de fa civilite

Je vois bien les incertitudes, les imprecisions qui afFectent cetteformulation preIiminaire. Et d'abord la circuLarite dans laquelle elleest prise. Ne pourrait-on dire que toute identification d'une vio­lence quelconque comme « extreme» et comme afFectant ou dislo­quant Ie champ de la politique (social, institutionnel, historique)par les extremites auxquelles elle en vient, n'est jamais que l'ombreportee d'une certaine difinition de La politique, qui est affaire deconvention? Les seuils, les frontieres dont nous suggerons qu'ils ontete franchis (ou dont nous avertissons qu'ils vont l'etre ... ), ne sontjamais que des implications de notre concept de la politique, tel quenoilS avons commence par Ie poser. J'en conviens. Mais Ie fait declasser les formes de la violence, et les formes de reponse ala vio­lence, d'une fa<;:on ou d'une autre, pourrait aussi constituer un cri­tere plein de signification pour identifier ce qui oppose entre elIesdifFerentes conceptions de la politique, ou pour localiser theorique­ment les « points d'heresie » autour desquels tourne la definition dela politique. Nous pourrions dire aussi, bien sur, que Ie fait de pre­senter certaines formes de violence comme « extremes» (ce qui veutdire que noilS les installons au bordde l'intelligible aussi bien que dusupportable) renvoie ades postulats ou ades prealabIes anthropolo­giques qu'il faudrait expliciter. Je n'hesiterai meme pas aadmettrequ'il depend de theses metaphysiques enveloppees dans notre com­prehension (ou pre-comprehension) de ce qui formerait la « limite»de I'humain, que ce soit dans notre rapport aux institutions socialesou dans notre representation du cours de I'histoire. Bien loin de Iecontester, j'en ferai plutot l'un des enjeux et des objets de ce tra­vail: car c'est en ce point, precisement, qu'il s'impose de prendre encompte les presuppositions et les choix philosophiques qui sont tou­jours impliques dans notre representation de la politique et de sonarticulation aI'histoire comme continuite ou discontinuite evene­mentielle, production determinee ou indeterminee de situations. Lareflexion que je souhaite engager m'apparalt donc aussi comme unefa<;:on privilegiee de comprendre ce qui n'abolit pas les questionsmetaphysiques, mais au contraire les intensifie, et aiguise leur tran­chant, lorsqu'on les reformule comme questions relatives aI'histo­ricite de la politique, et ala «politicite» (ou non-politicite ... ) deI'histoire que nous vivons et concevons comme I'horizon de notre

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De l'extreme violence au probleme de la civilitr!

existence. Si le mot « extreme» a un sens, sur lequel nous pou­vons jouer, ce sera precisement de menager un acces diterminevers ces questions philosophiques constitutives.

J'ai parle d'une politique qui serait « reaction» ou « reponse al'extreme violence ». Et j'ai suggere que cette reponse pose Ie pro­bleme Ie plus difficile, Ie plus discriminant, lorsque noilS essayonsde la concevoir non pas comme extrinseque (donc, en particulier,comme une « reaction de defense », qu'elle soit verbale ou institu­tionnelle), mais comme intrinseque ou interne a teliment de l'ex­treme violence. Comment la politique repondrait-elle effectivementa «l'extreme», si elle lui demeurait exterieure, c'est-a-dire si elles'installait d'avance dans une position de retrait par rapport a l'ex­tremite? Mais d'autre part, serait-elle une reponse: regulatrice outransformatrice, ou liberatrice, si elle n'etait que la reproduction oula continuation de l'extremite? Telle est la question que j'aurai envue dans la suite de ces conferences, sans posseder aucune garantiequ'elle soit susceptible de resolution. Pour en guider l'examen, jeme servirai de deux noms, eux-memes programmatiques. Le pre­mier est purement formel : c'est celui d' une politique conr;ue comme« anti-violence». II pourrait ne designer qu'une tautologie, si nousne prenions garde (comme je l'ai aussi suggere en d'autres lieux) ,qu'il y a differentes sortes de negation, et que parler d'anti-violencen'induit pas les memes effets que de parler de non-violence, oude contre-violence. Ce sont meme la, voudrais-je suggerer, les troispoles d'une distinction qu'il est fondamental d'operer. Lautre nomdont je vais me servir est celui d'une politique de La civilite. Lui aussiest tres general, certes, mais il emporte toute une tradition ideolo­gique, des contextes d'histoire et de rhetorique, de sorte qu'il risquede prescrire par avance une reponse, et meme une reponse terrible­ment restrictive a la question posee, orientant la « reponse a la vio­lence »dans une seule direction, et enfermant par avance Ie conceptde politique dans un systeme de contraintes ou de regles arbitraires.Linteriorite ou l'immanence revendiquee il y a un instant se retour­nerait alors en exteriorite. ]e Ie choisis neanmoins - au moins defa'!on provisoire, car je n'exclus nullement d'etre oblige, a un mo­ment donne, de Ie completer ou de Ie remplacer par d'autres ­en raison de sa valeur differentielle (j'avais propose naguere de

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De l'extreme violence au probleme de la civilite

distinguer hypothetiquement entre des politiques de l'emancipa­tion, des politiques de la transformation, et des politiques de lacivilite), et des possibilites de variation qu'il comporte, en raisonmeme de son hiswire partagee entre les poles de l'institution et dela constitution (ou de l'education) subjective 1. Quelques precisionsencore, tres rapidement, sur ce point.

En envisageant, en somme, une double question - 1) aqueUesconditions est-il possible de penser une politique qui ne soit nil'abstraction de la violence (( non-violence »), ni son retournement(la « contre-violence », en particulier sous ses formes repressives,etatiques, mais aussi revolutionnaires, qui supposent de la redou­bIer pour pouvoir la « monopoliser »), mais une reponse ou undeplacement internes? et 2) dans queUe mesure Ie nom de civiliteconvient-il pour designer cette action politique qui recherche spe­cifiquement une teUe « anti-violence» ?-, je me refhe delibere­ment aux metamorphoses qui ont jalonne 1'usage de la categoriede civilite, lorsqu'eUe est passee d'un contexte aI' autre, et donc asa plasticite caracteristique 2. C'est ce qui la distingue, par exemple

1. E. Balibar, « Trois concepts de la politique : F_mancipation, transforma­tion, civilite » [1996], La Crainte des masses, op. cit.

2. II n'est pas possible de proposer ici une genealogie complete de la notionde civilite, comportant l'ensemble de ses bifurcations et de ses transformationsdans les langues europeennes. Arna connaissance, d'ailleurs, Ie travail critiquequi a ete fait sur « civilisation» (pour une part son derive et son successeur)n'est pas disponible pour « civilite ». Cf cependant Franc,:ois Bourricaud, article« Civilite », Encyclopaedia Universalis (2' ed., 1984); Edward C. Banfield (ed.),Civility and Citizenship in Liberal Democratic Societies, New York, ParagonHouse, 1992; Claudine Haroche, « La civilite et la politesse, des objets negligesde la sociologie politique », dans Cahiers internationaux de sociologie, vol. 94,1993, p. 97-120; Philippe Raynaud, « Les philosophes et la civilite », dans Phi­lippe Roger (dir.), L'Homme des Lumieres de Paris a Phersbourg, Naples, Bi­blioteca Europea, Vivarium, 1995. Deja Ie latin civilitas (derive de civis, qu'ontraduira plut6t par « concitoyen » que par « citoyen » si l' on suit les indica­tions de Benveniste dans « Deux modeles linguistiques de la cite », Problemesde linguistique generale, II, Paris, Gallimard, 1974) bolue du sens objectif0'appartenance a la civitas) au sens subjectif Oes « vertus » du citoyen). C'estIe Moyen Age qui, dans Ie cadre de la premiere Renaissance urbaine (XIII'­

XIV' siecles) en fait l'equivalent de politeia pour designer Ie « regime civil» paropposition au regime de pouvoir ecclesiastique ainsi qu'a l'imperium militaire.A l'age classique (dans les debats entre philosophes des Lumieres a la franc,:aise

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(en fran<;:ais), de « civilisation» au, d'un autre cote, de « poli­tesse ». Letymologie et 1'histoire des premiers usages de civilite enfran<;:ais (ou de civility en anglais, civilta en italien) renvoient aulatin civilitas, lui-meme considere comme l'equivalent du grecpoliteia, que les ecrivains de la Renaissance entendent ala fois ausens de communaute politique et au sens de constitution ou

et representants du Scottish Enlightenment) les usages du terme jouent un rolecrucial dans la definition et la critique des relations entre l'idee de progres etcelle de l'autonomisation de la societe - dite precisement « civile » - par rap­port a la tutelle du pouvoir monarchique. IIs tendent neanmoins a se diviserentre Ie pole de la «vie privee» (politesse, amitie) et celui de la «spherepublique » et du gouvernement (police, civisme). C'est (chez Montesquieu etau-dela) la notion des mlEurs qui fait Ie lien entre ces differents poles, avant dese repartir elle-meme tendanciellement entre les regnes de la, civilisation ou dela culture (par opposition a la « barbarie ») et de la sociabilite (par oppositionau confEt ou a la guerre). Dans l'intervalle se situe Ie moment preclassique OUfigurent les usages qui importent Ie plus direetement a la problematique quej'essaye ici de mettre en place: l'usage erasmien (civilitas puerilis), dont Nor­bert Elias a fait la pierre d'angle de sa celebre entreprise d'une genealogie de la« civilisation des moeurs » ou de la constitution des procedures de normalisa­tion de la conduite individuelle en societe (N. Elias, Ober den Prozess der Zivi­lisation [1969] ; « L:histoire de la notion de civilite », La Civilisation des mlEurs,tr. fr. P. Kamnitzer, Paris, Calmann-Levy, 1976, p. 77 sq.) ; et l'usage machiave­lien (vivere civile), qui se caracterise par ceci (decisif dans notre perspective)que la civilta denomme (comme un probleme plutot que comme une solution)une qualite du gouvernement recouvrant afa fiis Ie moment de la paix et celuidu confEt, a condition que soit preservee l'utilite commune (donc situee dansune zone intermediaire entre la concorde et la guerre civile) (cf Marie Gaille­Nikodimov, Conflit civil et libertl. La politique machiavelienne entre histoire etmedecine, Paris, Honore Champion, 2004). Je profite de cette note pour si­gnaler l'interet dulivre de John Keane, Reflections on Violence (Londres, Verso,1996), paru trop tard pour que j'aie pu en tenir compte dans l'elaborationde ces conferences. II se situe explicitement dans la perspective de la « re­decouverte de la societe civile» et vise a conceptualiser une politics o/civility quiserait l'antithese des formes majeures de l'incivilite manifestes dans l'emer­gence d'une uncivil society sur Ie fond des nouvelles uncivil wars: politique« destinee a rendre publics des phenomenes aussi varies que Ie meurtre, et Ieviol, Ie genocide et la guerre nucleaire, la violence des institutions disciplinaires,la cruaute envers les animaux, la maltraitance des enfants et la peine capitale,de fac,:on a en limiter les consequences» (p. 22; je traduis). Enfin, dans sonouvrage Un monde commun. Pour une cosmo-politique des conflits (Paris, LeSeuil, 2003), Etienne Tassin fait de civilite Ie substantif implique dans l'ideed'une « societe civile mondiale ».

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regime de gouvernement. Cette signification attestee chez les phi­losophes et les lexicographes (en France, particulierement, Oresme)evolue a1'age classique vers la signification apparemment plus res­treinte de « bonnes m<rurs» ou de « bonnes manieres », donc de« politesse », mais consideree du point de vue de sa fonction d'orga­nisation de la societe et de ses hierarchies ou du « commerce» entreses parties constitutives. Elle forme donc Ie correlat - en tant quevertu, ou puissance - d'une certaine notion classique de la societecivile. Notons a ce sujet que dans la conception hegelienne, surlaquelle nous allons longuement revenir, Ie concept qui se laisseraitau mieux traduire par « civilite » en ce sens n'est pas la burgerlicheGesellschaft, strictement classificatoire et juridique, mais la Sittlich­keit, concept profondement politique qui enveloppe les spheres« etatique » et « non etatique » de l'action collective 1. Et que l'undes aspects au moins de ce que Foucault en est venu adesigner par« gouvernementalite » (en tant que « controle de la fa<;:on dont lesindividus se gouvernent eux-memes », ou action sur une action, quipermet de repenser les modalites de l'assujettissement et de la sub­jectivation comme une relation interne aux jeux de pouvoir) estjustement la recherche atravers 1'histoire des modalites ou des stra­tegies de civilite 2. Nous sommes ainsi amenes aouvrir encore unetroisieme question al'interieur des deux precedentes : elle porte surIe point de savoir en quoi la civilite repondant de l'interieur al'ex­treme violence contemporaine est une forme politique qui revientcomme une tradition ancienne, periodiquement reactivee, ou uneforme qui est encore avenir comme une invention que nous som­mes sommes d'effectuer. A moins que precisement elle ne soit cetaspect de la politique qui ne peut revenir que dans la modalited'une invention, parce que la violence extreme alaquelle elle repondest elle-meme toujours nouvelle, imprevisible.

1. Cf Jean-Pierre Lefebvre et Pierre Macherey, Hegel et fa societe, Paris, PUF,

1984.2. Michel Foucault, Naissance de fa biopolitique. Cours au College de France,

1978-1979, Michel Senellart (ed.), Paris, Gallimard/Le Seuil, « Hautes etudes",2004; Dits et Ecrits, 1954-1988, t. IV (1980-1988), Daniel Defert et Franc,:oisEwald (eds), Paris, Gallimard, 1994, p. 213 sq., p. 582 sq., p. 728 sq., p. 750 sq.,p. 785 sq.

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Je parle d'anti-violence parce que Ie prefixe anti-, comme dansantithese, antipathie, antinomie, designe la modalite la plus gene­rale du geste de « faire face» - y compris de l'interieur de la citeou de la communaute -, c'est-a-dire de se mesurer a ce qui, sansdoute, est demesure, ou incommensurable (Hblderlin, on Ie sait,designait Antigone comme l'antitheos). C'est pourquoi je l'op­pose aussi bien au geste de se detourner, ou de s'excepter, voirede se proteger (que designe l'expression de non-violence, en tantqu'elle cherche a eviter les extremites, ou ales repousser), qu'augeste de retourner la violence ou de la retribuer par une contre­violence, qui se presente ainsi comme seconde, et, comme telle,legitime, face a une « premiere violence », generalement presenteecomme ilIegitime. Mais je ne decide pas d'avance si ces distinc­tions hypothetiques, logiquement construites, sant reellementtenables, si la politique de civilite contient en elle-meme des mo­ments de non-violence ou de contre-violence, si elle tend a depas­ser, abolir, transfigurer ou reguler institutionnellement la violence.Pas plus que je ne decide par avance si la violence extreme alaquelle se mesure une politique de la civilite, suivant differentesstrategies, lui est radicalement heterogene, ou bien lui apparaitcomme sa propre violence immanente qu'elle reflechit et qu'elletravaille. Toutes ces possibilites doivent, par principe, demeurerouvertes.

Mon intention est de proceder a cette exploration en troisvagues de lectures et de discussions. Dans un premier temps, jem'interesserai, a partir de Hegel, a la conversion de la violence eninstitution, en droit ou en pouvoir, et a la possibilite d'une vio­lence inconvertible a laquelle conviendrait precisement Ie nom decruaute. Dans un second temps, je discuterai I'heterogeneite in­trinseque que recouvre cette notion, et je tenterai d'en proposerune topique, a des fins essentiellement heuristiques. Pour finir, jereviendrai ala civilite, et j'esquisserai une confrontation entre dif­ferentes strategies politiques qu'on peut ranger sous ce nom, en lesrapportant a des sujets institutionnels ou non institutionnels. IIapparaitra alors, sans doute, que les problemes ainsi poses ne pou­vaient etre, a proprement parler, « resolus ». Du moins pourra­t-on esperer les avoir un peu mieux formules.

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1. Premiere conference

Hegel, Hobbes, et la « conversion de la violence»

Avant d'entamer la lecture du texte hegelien qui me servira ici depoint d' appui, il me semble utile de prendre acte du « tournanthobbesien » qui, depuis quelques annees et Ie cas echeant parl'intermediaire d'autres references (kantiennes, freudiennes, ouschmittiennes) semble avoir affecte Ie discours de la philosophiepolitique. De la representation d'un espace politique qui, selon lacelebre formule de Max Weber, serait celui de la « guerre des dieux »,c'est-a-dire des conflits de valeurs et d'ideologies pretendant incarnerl'universel, ou, dans une conception post-marxienne, celui des pro­jets et des proces de transformation de la societe, on semble etrerevenu a une representation de la politique camme tentative (peut­etre vouee a!'echec, au bout du compte) pour maitriser la conditionde violence « primaire» dans laquelle se meuvent les groupes hu­mains. Le changement (que certains decrivent comme un tournant« neo-classique », en evoquant l'influence d'auteurs aussi differentsque Leo Strauss ou Hannah Arendt) releve bien de l'anthropologie,a ceci pres qu'il ne renvoie pas tant a la « nature humaine »originaire(et aux differentes fa~ons de la cancevoir) qu'a l'idee d'une originedefinitivement perdue, a une nature « post-historique » telle qu'ellea ete transformee ou telle qu'elle subsiste, mecannaissable, par-delatout un cycle de « culture» et de « progres » 1. La proliferation de

1. L'expression de « post-histoire » a ete popularisee par Pasolini (dopo­storia). Mais en realite elle vient de Marx, qui parle de Nachgeschichte dans un

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confEts a base ethno-religieuse et leur transformation apparem­ment irresistible en guerres identitaires nationales ou trans­nationales qui eclatent aussi bien au centre qu'a la peripheriede ce qui fut le monde occidentalise, l'atomisation et l'in­compatibilite mutuelle des mouvements sociaux qui, jusquedans un passe recent, semblaient former les composantesd'un meme grand mouvement d'emancipation des exploite(e)s etdes domine(e)s, alimentent incontestablement cette representa­tion. Elle converge avec 1'idee que, sur la scene desormais mon­dialisee de la politique, les passions et les interets qui se deploienta travers les frontieres institutionnelles aussi bien que territo­riales incarnent de pures volontes de puissance: c'est ce que resumebien, par exemple, au-dela de son contenu qui ne manque pasd'interet, le titre du livre de Benjamin Barber, Djihad versusMcWorld I.

Force est pourtant de noter une difference fondamentale avec1'idee de la « guerre de chacun contre chacun » qui, pour 1'auteurdu De Cive et du Leviathan, appelle la contrainte d'une puis­sance souveraine « telle qu'aucune puissance sur la terre ne puisse1'egaler» et inspire aux hommes la meme terreur qu'elle. D'abord,l'etat de nature selon Hobbes est un monde OU regne l'egalite :plus exactement, la lutte qui s'y deploie dans toutes les directionsy retablit en permanence l'egalite de tous dans la forme extre­me de 1'egalite devant la mort (et le risque de mort). Or le mondecontemporain se caracteriserait plutot par le fait que des inegalitespermanentes, « structurelles », constamment reproduites et aggra­vees par la violence, se transforment en inegalites absolues devantla mortelle-meme (cet horizon universel de la condition humaine,selon toute une partie de notre tradition morale, religieuse et

passage etonnant de l'Introduction ala critique de la philosophie du droit deHegel (1844), OU elle fait pendant ala « pre-histoire» (Vorgeschichte). Elle aete remise en circulation au xx( siecle en particulier par Arnold Gehlen (cfPost-Historie [1962], dans H. Klages et H. Quaritsch (eds), Zur geisteswissen­schaftlichen Bedeutung Arnold Gehlens, Berlin, Duncker & Humblot, 1994,p. 885-895).

1. Benjamin Barber, Djihad versus McWorld. Mondialisation et integrismecontre fa democratie [1995], tr. fro M. Valois, Paris, Hachette Litteratures, 2001.

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Premiere confirence. Hegel, Hobbes, et fa « conversion de la violence >!

philosophique) I. Notre monde est celui de l'eclatement et de 1'ine­galite radicale des formes et des experiences memes de la mort.Ensuite, meme si, bien entendu, pour rester conforme a 1'hypo­these anthropologique d'un etat de nature precedant toute insti­tution sociale, la guerre de chacun contre chacun que nous decritHobbes (ou plus exactement, dont il enumere les symptomes dela realite sous-jacente, toujours menayante) se deploie dans unespace aux frontieres indeterminees, la forme sous laquelle, enreponse au peril de destruction mutuelle des individus, surgit Iesouverain ou Ie « Dieu mortel » (celle d'un commonwealth nationalarticulant la paix interieure avec la guerre exterieure) nous obligea considerer que, pour Hobbes, la nationalite forme en quelquesorte une pre-communaute ou une predisposition a la commu­naute qui conditionne Ie politique (ce qui n'est pas la moindre descontradictions de son « individualisme » radical). Or Ie mondeactuel, meme s'il ne manifeste pas vraiment les signes d'un depe­rissement de la forme-nation, apparait neanmoins caracterise parla relativisation des pretentions a la souverainete nationale, entant que mecanisme de limitation ou d'utilisation de la violence.Une bonne partie des conflits qui nous assiegent se situent endeya ou au-dela de son institution, ce qui fait precisement qu'ilsapparaissent comme les symptomes d'une nouvelle anarchie 2.

ees differences peuvent nous faire soupyonner que l'insistanced'une reference hobbesienne dans Ie discours contemporain surles fondements du politique recouvre non pas une simple evi­dence, mais une hesitation entre differentes voies : celle d'uneperpetuation ou d'une aggravation des inegalites structurelles,sans perspective de depassement immediat ou qui puisse faire

1. On assiste ainsi au tenvetsement du phenomene de l'inegale immortalite,qui a longtemps caracterise les societes humaines, camme Ie souligne juste­ment Zygmunt Bauman (Mortality, Immortality & Other Life Strategies, PaloAlto, Stanford University Press, 1992).

2. Ces !ignes avaient ete ecrites bien avant Ie debut du cycle de guerresdeclenchees par les attentats du 11 septembre 2001 et l'invasion americaine deI'Afghanistan et de l'Irak. II aurait pu sembler alors qu'elles etaient infirmeespar la resurgence d'une pretention de souverainete particulierement impe­rieuse. On voit aujourd'hui qu'il n'en est rien, bien que dans des conditions quiappellent toute une analyse, et non Ie simple enonce d'une these.

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l'objet d' un consensus (a laquelle correspond precisement 1'ideede « post-histoire »), mais aussi celIe (plus ou moins utopique)d'un « nouvel ordre» mondial, post-national, qui prendrait laforme d'une autorite imperiale, ou d'un systeme de regles juridi­ques universelles (un nouveau «droit cosmopolitique »). Resteque cette reference n'est pas arbitraire : elle exprime philosophi­quement Ie fait que la complexite des confEts et des luttes dans Iemonde ou nous vivons aujourd'hui a desormais excede les possi­bilites de representation en termes d'antagonisme opposant sim­plement un « negatif» et un « positif », qu'il s'agisse de la naturedes forces en presence, de leur expression politique ou de 1'inter­pretation de leurs mobiles ideologiques. Du meme coup il appa­rait que la violence n'est pas Ie « dernier recours» des antagonismessociaux et politiques, leur ultima ratio, mais plutot une conditionou un horizon permanent de leur developpement politique, dansune multiplicite de degres et de formes qui traversent les fron­tie res du « public» et du « prive », et ne cessent de passer les unesdans les autres. Anouveau, par consequent, la complexite intrin­seque ou l'ordre de multiplicite caracteristique du conflit a de­borde la figure logique de la contradiction, ou se manifeste commeexces par rapport aux figures contradictoires qui, en retour, se pre­sentent comme des tentatives de « reduction de la complexite 1 ».En ce sens la politique dans son etat present n'est plus ni hege­lienne ni marxiste, peut-etre n'est-elle meme plus clausewitzienneou machiavelienne ...

Mais ce qui semble operer dans cette refutation pratique degrands schemes d'intelligibilite de la politique va plus loin en­core. C'est ce qu'on peut exprimer philosophiquement comme un« depassement de 1'historicite » - en tout cas des scenarios narra­tifs au moyen desquels celle-ci (par-dela l'opposition des doctrinesmodernes, ou par-dela Ie mouvement de secularisation qui donnenaissance aux philosophies modernes de 1'histoire) instaure l'ho­rizon de la politique. Peut-etre faudra-t-il aller jusqu'a questionnertoute definition « historisante » de la politique, toute idee que les

1. Giacomo Marramao, Dopo if Leviatano. Individuo e comunita, Turin,Bollati Boringhieri, 2000, p. 272 sq.

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conditions de la politique sont essentiellement des conditions his­toriques, des produits ou des manifestations de I'histoire en tantque processus, evolution, enchainement de situations et d'evene­ments qui, en retour, donnent un sens a['idee d'une action collec­tive. Leur scene, avec ses « agences » ou « instances» (agencies)diversement conscientes et inconscientes, ses « forces» objectiveset subjectives, dont la resultante, a travers l'epreuve et les vicissi­tudes de la politique, serait precisement I'histoire. En clair, uncertain modele d'intelligibilite en meme temps qu'un modele d'in­tervention, ou de transformation des conditions donnees. Ondiscutera, bien entendu, sur Ie point de savoir s'il existe quelquechose comme « l'histoire » au singulier (ce qui est, comme tel, uneidee metaphysique, meme dans la forme d'une realisation tendan­cielle) 1. Mais il est sur que la question a laquelle nous sommescanfrontes est, en derniere analyse, celle du divorce de l'historiciteet de ce que je me risquerai aappeler symetriquement la politicite.Ou moins leur unite ne peut-elle plus etre postulee a priori, nicomme une origine ni comme une fin ou un sens avenir. Com­ment nommer, des lors, Ie sol instable de la politique (y compriscamme action, ou « capacite d'action »), Ie champ dans lequel sedeveloppent ses canflits? C'est la question latente dans Ie retour aHobbes, alors meme que son etayage sur l'idee de nature a touteschances de nous apparaitre comme une simple allegorie, dont lafonction philosophique se resume al'opposition, vide de cantenudetermine, entre « etat de nature» et « etat civil », ou ala revendi­cation de la pacification des antagonismes par l'institution d'unesouverainete (ce qui, impossible de ne pas Ie noter, est aussi unefigure de la contradiction simple). C'est une fa<{on d'invalider paravance toute representation de l'articulation entre histoire et poli­tique qui se fonde sur Ie depassement de cette antithese, ou sur sadialectisation. Mais la plus puissante de ces representations, et laplus influente aujourd'hui encore, directement ou a travers ses

1. On se souvient que cette discussion etait ['objet de Sanre dans sa Critiquede La raison diaLectique [1960], laquelle tendait asubstituer une probJematiquede la totalisation acelie de la totalite selon lui caracteristique de la dialectiquehegelienne, pour conserver au concept d'histoire son univocite, condition deson intelligibilite.

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reformulations et renversements, est la dialectique hegelienne.Un monde « mondialise » dans lequella politique a pour condi­tion la repetition cyclique des antagonismes ideologiques ou desconfEts d'interets, ainsi que la metamorphose incessante des formesde la violence, leur an-archie, est comme tel radicalement anti­hegelien.

Un doute ici pourtant surgit. Ne sommes-nous pas alles un peuvite en besogne? L opposition du discours « hobbesien » et dudiscours « hegelien » est certes tres influente aujourd'hui, et oncomprend pourquoi. Mais elle simplifie beaucoup de choses,des deux cotes en verite. Le rapport qui s'etablit chez Hobbes (eta ftrtiori dans ce que nous pourrions appeler un « hobbismegeneralise ») entre Ie concept de la politique et l~ phenomene(ou probleme) de la violence extreme frappe en realite par sonambivalence: on peut se demander si c'est une reconnaissancede la fonction constitutive de la violence, ou au contraire sadenegation. Beaucoup de lectures contemporaines de Hobbesont tendance a gommer cette ambivalence (qui explique queHobbes ait pu inspirer a la fois un « positivisme juridique » etune « critique du droit» au nom de la politique). Quant a Hegel,non seulement il faut admettre qu'il n'ignore rien de cette fonc­tion, et que la violence constitue bien chez lui l'horizon de lapolitique (bien que selon des modalites historiques et anthropo­logiques qui ne cessent d'evoluer d'une ceuvre a l'autre), maisque son analyse forme Ie cceur de ce que nous avons appele unehistoricisation de la politique. En realite l'historicisation de lapolitique passe avant tout, chez lui, par une historicisation dela violence, et reciproquement, c' est la violence qui apparaitcomme Ie facteur determinant de l'historisation, parce qu'elleest pensee comme la figure ultime de la « puissance du nega­tif». C'est pourquoi d'ailleurs Hegel nous apparait de fayonrecurrente comme une figure philosophique intermediaire entreHobbes et Marx: il y a toujours encore du Hobbes en Hegel (enparticulier dans Ie traitement que la Phenomenologie de l'Espritconfere a la « dialectique du maitre et de l'esclave » en tant que« lutte a mort pour la reconnaissance »), et il y a deja du Marxdans Hegel (ce Marx pour qui « l'histoire avance par Ie mauvais

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cote », Misere de La philosophie) 1. Tout cela fait probleme, et nousmene peut-etre au ccrur du probleme.

Althusser avait coutume de dire qu'il ne peut rien exister de telqu'une « politique hegelienne », these qui d'emblee s'inscrivaitchez lui dans Ie cadre d'une conception machiavelienne de lapolitique comme Ie regne de 1'incertitude, du confEt entre 1'ac­tion et la fortune, excluant Ie genre de necessite, ou mieux de pre­determination, qui forme 1'horizon « spirituel» de la teleologiehegelienne. Remarquons pourtant que la conception non-teleo­logique de la politique se paye chez Althusser (et a fortiori chezd'autres marxistes) d'une neutralisation au moins apparente duprobleme des rapports entre violence et politique, qui n'existe pas(ou pas au meme degre) chez Hegel: sinon dans la representationde l'exploitation et de ses conditions etatiques de « reproduc­tion », du moins dans la definition de la lutte des classes, et parconsequent de 1'action politique. Revenir ala lettre des formula­tions hegeliennes, tenter de les lire comme Ie lieu d'une experi­mentation intellectuelle, c'est donc rouvrir un debat traversanttoute la conception moderne du politique, mettant en jeu 1'arti­culation de trois termes (violence, politique, histoire), et qui n'ytrouve jamais, sans doute, que des resolutions provisoires.

Ne quittons pas encore, cependant, la relecture de Hobbes. Lafa'ron dont il prend en compte l'articulation de la politique et dela violence est profondement ambivalente, ai-je dit, parce qu'ellevise a refouLer les effets (et la realite meme) de la violence hors del'espace politique (aussi bien au sens d'un refoulement dans l'in­conscient qu'au sens d'une repression policiere), ce qui l'inscritdans une tradition philosophique aussi vieille que Ie platonisme,et dont les interpretations contemporaines elles-memes ne sontpas degagees. C'est en ce sens qu'il definit l'institution politiquecomme constitution d'un « Etat de droit» (ou regi par la souve­rainete de la loi) 2. Lopposition fondamentale entre l'etat de

1. Cf E. Balibar, La Philosophie de Marx, Paris, La Decouverte, 1993,p. 95 sq.

2. Bien entendu, l'expression « Etat de droit» (traduction de l'allemandRechtsstaat, datant du debut du XIX' siecle) n'est pas chez Hobbes (non plus quecelle, plus ancienne, de rule oflaw, qu'on donne souvent pour son equivalent).

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nature et l'etat civil situe d'un cote la guerre, de l' autre le droit, desorte qu'a l'instant meme OU la violence originaire est refoulee parl'institution, la politique « sort» du champ de la violence. Maispeut-etre aussi, par la meme, sort-elle de son propre element,pour se transposer dans un cadre juridique OU il n'y a plus reelle­ment de conflit - seulement des regles a mettre en vigueur. Lana­lyse de l'action politique co'incide avec la creation du « Dieumortel » - eventuellement sa creation continuee - et avec le per­fectionnement de son mecanisme representatif, elle s'occupe toutparticulierement de la distribution du pouvoir entre le public etle prive, l'instance du « pouvoir direct» (le souverain) et celle dela potestas indirecta -le « pouvoir indirect» que nous appellerions« ideologique ». Elle ne se propose donc pas da./froYfter la violencesur son propre terrain, ou plutot dle en renvoie l'interpretationau champ de l'anthropologie. La question devient celle de la« double nature» de l'etre humain, oscillant constamment entreraison et passion, entre deux fayons de travailler a sa propreconservation: par l'accroissement de sa puissance au detrimentdes autres, et par la recherche d' un consensus, ou d' un « pactesocial », dont Hobbes propose une explication naturaliste et nonplus morale ou religieuse comme ses predecesseurs. Pourtant lediscours de Hobbes comporte a cet egard une face esoterique, quicomplique sa theorie si elle n'en contredit pas les objectifs, et sanslaquelle on ne comprendrait pas l'omnipresence de la contrainteet de la peur dans sa representation du droit et de l'Etat. Le conflitanthropologique entre la guerre et la paix, la violence et la non­violence, qui est en derniere analyse de nature metaphysique,comme dans toute la tradition « pessimiste» augustinienne et

Mais les chapitres 26-28 du Leviathan exposent une theorie de l'univcrsalite dela loi (fondee, on s'en souvicnt, non sur la « verite" mais sur « l'autorite" duIegislateur), que les tribunaux ont charge d'imposer aux particuliers, sous reservede,sa publication prealable. Cf Michel Troper, Pour une tMorie juridique detEtat, Paris, PUr, 1994, et « Le concept d'Etat de droit ", dans Droits, n° 15,1992. Pour une comparaison sur ce point de Hobbes avec Ie positivisme juri­dique (KeIsen), if Franck Lessay, Souverainete et legitimite chez Hobbes, Paris,PUr, 1988, p. 178 sq.; Norberto Bobbio, Stato, governo, societa. Frammenti diun dizionario politico, Turin, Einaudi, 198511995, p. 87.

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paulinienne, ne cesse de hanter, sous des formes variees, la scenepolitique dont il a ete exclu par l'institution de I'Etat de droit:passions individuelles, mais surtout passions de la multitude, etnotamment passions religieuses (ou divergences d'opinion inten­sifiees par la croyance religieuse) 1. ny a donc comme un retourdu refoule, qui est ala fois la limite et la hantise de la theorie poli­tique. Cela nous oblige acompliquer notre representation de lapolitique hobbesienne, en y reintroduisant une dimension d'in­certitude ou de pari. 11 s'agit de preserver la paix civile ou l'ordresocial, mais en veillant achaque instant (de fac;:on qu'on pourraitdire inquiete) , ace que les vides de la representation, ou ses marges,les espaces de conflit menages pour la concurrence des individuset de leurs associations (systems), ne soient pas investis par descontroverses ideologiques, et aleur suite par la force incendiairedes passions, qui ouvrira elle-meme les vannes au retour de la vio­lence « naturelle» refoulee. Si telle est bien la structure la plusprofonde du concept hobbesien de la politique, nous compre­nons que son ellipse de I'histoire n'est qu'apparente (Hobbeslui-meme, d'ailleurs, traducteur et interprete de Thucydide, sepassionnait pour I'histoire autant que pour les disciplines deduc­tives: droit et mathematiques). Comme on Ie voit dans Ie Behe­moth qu'il ecrivit ala fin de sa vie en contrepartie du Leviathan,pour tirer les lec;:ons de l'experience des revolutions et des contre­revolutions qu'il avait traversees, cette histoire cyclique qui habitela region limite entre la politique et l'anthropologie, et remplit lafonction ambivalente d'une separation autant que d'une articula­tion ou d'une interpenetration, constitue l'envers de la politiqueet du droit. Leur « negatif» quasi photographique 2

Nous comprenons mieux, dans ces conditions, ce qui produitles lectures contemporaines de Hobbes comme grand ancetre desdefinitions du pouvoir d'Etat en tant que « monopole de la vio­lence legitime », et surtout des analyses de son caractere fonda-

1. D'ou Ie combat mene par Hobbes conrre la categorie de « conscience » ;

cf Reinhard Koselleck, Le Regne de la critique, tr. fr. H. Hildebrandt, Paris,Minuit, 1979, p. 22-23.

2. Cf Alexandre Passerin d'Enrreves, La Notion de l'Etat, Paris, Sirey, 1969,p. 136 sq.

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mentalement antinomique, meme lorsqu'elles courent Ie risqued'exceder ses intentions I. On peut etre certain que Hobbes lui­meme n'aurait jamais consciemment endosse une interpretationambivalente du refoulement de la violence par Ie moyen d'unpouvoir souverain que sa theorie se represente essentiellementcomme un appareil juridique, une mise en ceuvre rationnelle desprincipes de la loi naturelle. Ii n'empeche que la meme theoriearticule la forme coercitive du droit et de l'Etat au fait que la vio­lence « naturelle» (et en ce sens illimitee) rode derriere chaquecontradiction qui pourrait surgir dans la societe civile. Ce n'estdonc pas forcer son argumentation, mais simplement en deve­lopper les virtualites, que de nous demander a notre tour com­ment un appareil politico-juridique pourrait se m:tintenir par lesseuls moyens du consensus, du contrat et de la representation quilui conferent sa legitimite : ne faut-il pas aussi qu'il emploie laviolence contre Ie retour de la violence refoulee 2 ?

Une telle violence d'Etat se definira d'emblee comme contre­violence, et meme, si elle doit atteindre son but qui est la preser­vation de la paix et de la securite, s'organisera comme unecontre-violencepreventive. La contre-violence preventive est l'autreface de la neutralisation de la violence, elle forme Ie cceur antino­mique du « monopole de la violence legitime» dont la theorie etles procedures traversent toute l'histoire de l'Etat moderne, et quela philosophie hobbesienne tout ala fois prepare et explicite. Enprincipe sinon dans les faits, ce monopole annule toute possibilitede regler par la violence les conflits publics ou prives internes alasociete qui se dit elle-meme « civile », mais c'est pour en concen­trer les moyens entre les mains du souverain, ou les remettre inte­gralement a la disposition de l'institution politique 3. De sone

1. N. Bobbio, Stato, governo, societa... , op. cit., p. 71-72.2. Cf Roberto Esposito, Communitas. Origine et destin de fa communaute,

tr. fro N. Le Lirzin, Paris, PUF, 2000, p. 40 sq. Le mot d'ordre de la preface du DeCive: « il fuut sortir de l'etat de nature (exeundum est e statu naturae), appellealors aussitot la conclusion desabusee : mais en fait on n'en« sort" jamais.

3. Les deux poles de cette argumentation sont l'autorisation (par laquelle lesindividus renoncent a se faire justice eux-memes et acceptent d'etre punis,voire se considhent comme les « auteurs" de leur propre punition) (c'est la

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que celle-ci, reproduisant indefiniment l'ambivalence de ses ori­gines, ne cesse de concentrer dans son essence meme 1'incertitudeou la dualite de la justice et de la violence, de la paix et de laguerre. Au bout du compte, Ie pouvoir d'Etat ne saurait preserverla paix au sein du corps social qu'en etant virtuellement en guerreavec lui 1. L'Etat est l'ennemi Ie plus intime de la societe qu'ilprotege.Peut-etre nous faudra-t-il admettre qu'une telle antinomie logeeau ccrur meme de la fonction souveraine qui, dans les societesciviles organisees par l'Etat, « interpelle les individus en sujets »,

potentiellement violents, deviants, ou rebelles, pour les protegerde leurs propres passions, constitue 1'une des voies par OU la vio­lence extreme se fait jour dans 1'histoire de la modernite.

Une tout autre forme d'antinomisme est a l'cruvre dans lafa<;on dont Hegel a tente de theoriser pour son compte Ie pro­cessus historique qui conduit a la constitution de 1'Etat de droitou du Rechtsstaat 2

• Elle se fonde non sur Ie retour du refoule et saprevention, mais sur 1'identite speculative ou dialectique de ladestruction et de la construction, ou de la violence et de 1'institu­tion - dans des limites et sous des conditions que je voudraismaintenant examiner. Je me refere adeux textes complementaires,dont chacun, de ce point de vue, forme un presuppose de l'autre:d'un cote, les Ler;ons sur la philosophie de l'histoire (et notammentleur introduction developpee d'apres les notes des auditeurs,

« terror» du chapitre 17 du Leviathan, dont la limite est constituee par Ie faitqu'ils ne peuvent renoncer ildefendre leur propre vie, d'au l'exd:s de la contrainte),et la soustraetion, « en dernihe instance ", de la capacite pour les communautesde regler leurs conflits internes et de juger leurs propres membres (c'est latheorie des « systemes sujets ", au chapitre 22). En consequence (ch. 18), lessujets ne peuvent jamais accuser d'injustice Ie souverain qui les protege (et il estsubversif de Ie faire ... ).

1. Pour cette interpretation extreme, mais rigoureuse, voir Frieder-OttoWolf, Die neue Wissenschaft des Thomas Hobbes, Stuttgart-Bad Cannstatt,Friedrich Fromann Verlag, 1969. Meme idee chez Roberto Esposito, Commu­nitas, op. cit.

2. Sur les origines et la signification de la notion du « Rechtsstaat », traduiten franc;:ais par « Etat de droit », que j'applique retrospectivement 11 Hegel (sansdoute l'un de ses inspirateurs), voir ['article de Philippe Raynaud, « Etat dedroit, Etat legal », dans Barbara Cassin (dir.), VocabuLaire europeen des philoso­phies, Paris, Le Seuil/Le Robert, 2004.

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publiee sous Ie titre « La raison dans l'histoire »); de l'autre, lesLer;ons sur la philosophie du droit de 1821 - incontestablement1'un des sommets de l'reuvre du philosophe, et l'un des textesdont l'influence a ete la plus durable. La these de Hegel, ce n'estpas que la construction de l'Etat de droit rlprime la violence, ou larefoule dans un inconscient de la politique et de la vie sociale.Mais qu'il tend asa conversion, et atteint sa fin interieure en ope­rant cette conversion dans l'histoire 1. L idee n'est peut-etre pasmoins ambivalente, mais elle a de tout autres implications. Avantmeme d'en entreprendre la critique ou la deconstruction, il nousfaut en reconnaitre la profondeur, et essayer d'expliquer en quoielle constitue pour notre discussion un repere incontournable ­aujourd'hui plus que jamais. Au terme de ces exposes, je compteessayer de formuler Ie probleme de la civilite de telle fa<;:on que desalternatives apparaissent ; ce seront d'abord des alternatives a laconception hegelienne (et atoutes celles qui en derivent), autre­ment dit des tentatives pour depasser les dilemmes de la non-vio­lence et de la contre-violence autrement que par les moyens dontHegel s'est servi pour articuler les contraires apparents de l'Etat etde l'universalisme, du droit et de l'education. Rien de tel ne seraitpossible si nous ne commencions pas par prendre toute la mesurede la fa<;:on dont il traite lui-meme la question de la civilite sous Ienom de Sittlichkeit, qu'on traduit malaisement par « moraliteobjective» ou par « ethicite », mais que rendrait mieux amon avis(en fran<;:ais du moins) un syntagme a la Montesquieu comme« esprit des mreurs ». Ii apparaitra que pour Hegel Ie probleme dela civilite est celui de la « substance» de l'Etat et de la « fin » alaquelle tend sa constitution, precisement dans la mesure ou, ala

1. Dans sa contribution au colloque de Cerisy (1994) sur « Violence etpolitique », Jean-Franc;:ois Kervegan a examine de son cote, avec precision etprofondeur, la question du rapport de Hegel au probleme que represente laviolence pour la politique, en se fondant sur la Science de fa logique et la Pheno­menologie. Son traitement differe de celui que je propose ici en ce qu'il privi­legie la notion de mediation, operant Ie passage du « pre-politique » de la vio­lence au « politique » du pouvoir d'Etat qui s'incorpore les institutions de lasociete civile. Cf « Politique, violence, philosophie », dans Lignes, n° 25,« Violence et politique », mai 1995, p. 57 sq.

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place d'une abolition illusoire ou d'une repression mecanique dela violence qui ne fait que preparer son retour, elle repose sur uneconversion. Nous sommes donc en presence tout ala fois du prin­cipe ethique de la politique, de sa teleologie immanente, et de laraison qui fait qu'il n'y a pas de politique sans Etat, en dehors deson existence et de son action, comme « autorealisation » de larationalite etatique.

Qu'entendre, cependant, par « conversion»? Une sublimationou spiritualisation, mais surtout une transformation de la violenceen fOrce (historiquement) productive, une annihilation de la vio­lence en tant que force de destruction et une re-creation en tantqu'energie ou puissance interne des institutions. Nous sommesaides ici par la dissociation qu'opere Ie fran<;:ais (comme d'autreslangues latines ou comme l'anglais) entre deux « significations» del'allemand Gewalt, ou plut6t par Ie jeu entre les langues 1. Par son

1. La question du « double sens " de Gewalt dans la langue allemande (pourun lecteur franc;:ais) et des effets dialectiques qu'elle entraine (tension du« pou­voir» et de la « violence » et passage de I'un des termes dans I'autre) a donnelieu it des commentaires celebres, dont celui de Raymond Aron «< Macht,Power, Puissance. Prose democratique ou poesie demoniaque » [1964], LesSociites modernes, Paris, PUr, 2006) et celui de Jacques Derrida (Force de loi,Paris, Galilee, 1994). Elle sous-tend I'interpretation de la brochure d'Engeissur « Le role de la violence dans I'histoire " (Die Rolle der Gewalt in der Ges­chichte) (1895). Le dedoublement entre Gewalt et Gewaltsamkeit permet, itl'occasion, d'expliciter la relation ou d'y introduire une distance interieure.Cf ].-F. Kervegan, « Politique, violence, philosophie ", art. cit., pour Kant etHegel; Catherine Colliot-Thelene, «Violence et contrainte » (dans Lignes, n° 25,« Violence et politique ", mai 1995, p. 264 sq.), pour Kant et Weber. De soncote, dans une remarque precieuse de son Dictionnaire politiqueportatifen cinqmots: demagogie, terreur, tolerance, repression, violence, Jean-Pierre Faye note:« Comment traduire cette Gewalt qui est tout it la fois la violence et Ie pou­voir - au sens que lui donne la theorie de la distinction ou de la separationdes pouvoirs, de Locke it Montesquieu? Comment traduire ce terme, lit OUla pensee allemande va en reprendre Ie debat fondamental, de Hegel it Marx?Aristote nommait simplement les « parties » du pouvoir, du cratos : les voicitraduites en langue allemande camme des formes de la violence - de la Gewalt.Ainsi la grande problematique anglaise est contournee, celie qui se definit dansla partie II du Leviathan: OU Ie pouvoir s'eleve au-dessus de la guerre de touscontre tous. D'un cote, power, de I'autre war. Ou d'un cote terror, de I'autrecruelty. La terreur du pouvoir, face it la cruaute de la guerre. Dira-t-on que Ie

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operation de conversion, la Gewalt se metamorphose en une autreGewalt, la violence se fait pouvoir. Sans doute y a-t-il la un castypique de « releve dialectique » (Aufhebung), ou de negation dela negation, mais la position qui sera illustree ici consistera plutota prendre les choses dans l'autre sens : ce n'est pas tant Ie principespeculatif de l'Aufhebung qui nous expliquerait ce qu'il fautentendre par une conversion de la violence, que cette « conver­sion» qui, a l'inverse, nollS eclaire sur l'operation de negation denegation en general- surtout si nous reussissons a montrer qu'elleest immediatement impliquee dans la fayon dont Hegel pensetoujours Ie caractere temporel de tout proces logique. Cependant,dire que la politique est une conversion de la violence signifieaussi que la politique est histoire, ou qu'elle ne trouve ses moyens etne realise ses fins que dans et par l'histoire. En d'autres termes c'estune fayon de dire que la violence doit s'averer convertible: il fautprouver qu'elle peut erre convertie par la politique, et que l'histoireest Ie proces de cette conversion. PeuH~tre meme devons-nollS pro­poser une these plus forte: l'histoire est ce proces « absolu » danslequel il s'avere « pour finir » que toute violence apparemment irre­ductible et inconvertible, ou qui a d'abord ete representee commeinconvertible, sera necessairement convertie en son contraire pourpeu que Ie niveau de la « representation» (Vorstellung) soit depasse,ouvrant la voie a une efficacite ou effectivite reelle (wirklich) quin'est pas autre chose que la presence de l'absolu dans Ie temps, telleque vise ala ressaisir son concept dialectique.

Mais il y a plus, et c'est pourquoi je parle de profondeur et degrandeur: Hegel ne se satisfait pas de poser que la violence estcomme telle convertible, et que l'histoire peut etre conyue commeIe mouvement de conversion progressive de la violence, dont ilresulte, mais apres coup, qu'elle etait convertible puisqu'elle l'a etlAs'en tenir la, on n'aurait qu'un recit, certes speculatif, mais bien­pensant. En realite, ce qui interesse Hegel, c'est de trouver un

pouvoir est ici dresse contre la violence de la guerre? Mais l'epee du pouvoir- the sword - n'est-elle pas aussi violence? [... ] Mais la langue allemande arepondu deja que la violence est a l'interieur meme de cette force qui sedeploie dans Ie pouvoir de l'Etat. » (Paris, Gallimard, 1982, p. 206-207.) (Lareference est au chapitre 17 du Leviathan.)

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mode d'exposition (Darstellung) dans lequel Ie processus histo­rique (Prozess, lIorgang, Fortgang) soit camme une experimen­tation et une epreuve: un « prod~s» au sens juridique ou me­tajuridique (Urteil, Prozess, Gericht). Dans ce prod~s au doublesens du terme, la canvertibilite ou la non-convertibilite de la vio­lence est mise en question et a l'epreuve. Mieux encore, la vio­lence doit se manifester comme l'inconvertible qui sera jinalementconverti, de sorte que sa conversion finale demontre effectivementquelque chose du point de vue de la rationalite. Je ne me cachepas, en presentant les choses de cette fa<;:on, qu'elles risquent d'ap­paraitre non pas tant camme l'operation d'une necessite ration­nelle, ou son autoconfirmation par la reunion du « temps» et de la« logique », que comme un tour de passe-passe (ce qui ne surprendrapas les detracteurs de la dialectique) : on dira qu'une telle idee duprocessus historique ne fait jamais que « reveler» a la fin ce qu'elleavait toujours deja presuppose, de meme que les theologies du salutne font jamais que decauvrir sous Ie nom de redemption ce qu'ellesavaient inscrit par avance dans leur dogme du peche originel. .. Jeprends ce risque parce que je voudrais montrer, au minimum, quece resultat - si « predetermine» ou « prefabrique » soit-il - est ob­tenu par des moyens proprement conceptuels, et qu'en ce sens Iediscaurs de Hegel n'est pas l'autre nom d'une revelation. Cotoyantsans cesse la theologie politique, et meme lui empruntant une partiede ses schemas, il n'en est pas moins un discaurs profane. C'est dansun plan d'immanence, au moyen d'une reflexion sur les conflits de« ce monde» (diesseits), qu'il entreprend de montrer que la poli­tique au sens fort n'est rien d'autre que l'histoire, et que l'histoire,correlativement, n'a pour contenu que de realiser ou d'achever unefin politique - a condition sans doure d'elargir la signification dece terme au-dela des bornes de son exercice quotidien ou de sesoperations bureaucratiques (qu'on peut appeler, au sens ancien, la« police ») 1. Pour une telle conception de l'unite entre politique et

1. La critique du « Polizeistaat» est developpee en particulier par Hegeldans les Principes de la philosophie du droit [1820], tr. fro J.-F. Kervegan, Paris,I'UF, 2003. Cf J.-F. Kervegan, Hegel, Carl Schmitt. Ie politique entre speculationet positivite, Paris, I'UF, 1992, p. 233 sq.

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histoire, on peut deja emprunter a Gramsci (qui en a tente unereformulation) Ie nom d'hegemonie.

Bien entendu mon objectif n'est pas, au bout du compte, deconjirmer la conception hegelienne, ou d'en proclamer Ie carac­tere indepassable. C'est plut6t l'inverse, hypothetiquement : po­ser la question de savoir s'il existe dans 1'histoire, ou plut6t dansson present qui est 1'horizon absolu de la politique (en tant que lapolitique est activite, ou differentielle d'activite et de passivite),des modalites inconvertibles de la violence, ou, si l'on veut, un resteinconvertible dont la seule presence suffit a invalider Ie scheme« hegemonique » de la politique, et oblige a poser en de tout au­tres termes la question de la civilite. Par-dela, donc, la Sittlich­keit. Mais pour qu'une telle question ait un sens relevant d'autrechose que du choc des opinions, il faut montrer qu'e la demonstra­tion hegelienne est insuffisante, alors meme qu'elle ne se presenteni comme Ie simple enonce d'un article de foi (<< toute violencehistorique sera politiquement convertie en pouvoir »), ni commecelui d'un imperatif (<< il nous faut travailler sans relkhe a laconversion de la violence »), mais justement comme la mise itl'epreuve, ou comme on dit aujourd'hui la « problematisation » decette these, qui est l'occasion de remettre en jeu Ie tout de sa dia­lectique. En nous mesurant a nouveau, aussi fidelement que pos­sible, a la demonstration de Hegel dont il resulte que « politiqueegale conversion [dans et par Ie temps] de la violence [initiale­ment] inconvertible egale histoire », nous nous imposons donc undefi, auquel il n'est pas evident que nous saurons repondre : mon­trer que, par dela l'alternative de la non-violence et de la contre­violence (donc leur symetrie), il existe encore une autre faron depenser la politique (ou d'en formuler Ie concept) en tant que poli­tique de civilite ou « anti-violence », que celle qui consiste a lametamorphoser en pouvoir (donc en institution, en droit, enordre social et politique) par une conversion dialectique.

*

Entrons maintenant un peu plus profondement dans Ie detailde l'exposition hegelienne. Et d'abord justifions l'usage de ceterme de « conversion », que je n'invente pas mais qui procede

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d'une generalisation. J'emprunte les elements necessaires a 1'ex­pose de « La raison dans 1'histoire »1. A la fin du developpementtheorique sur « la realisation de l'esprit dans 1'histoire » dans le­quel il a explique comment « l'esprit du monde » (Weltgeist) passed'une figure temporelle a une autre (ou d'un Zeitgeist a 1'autre),Hegel nous dit que cette transition d'une realisation institu­tionnelle de la liberte a une autre exige toujours la violation desprincipes moraux et des lois de 1'Etat existant : sa forme caracte­ristique est Ie surgissement et 1'intervention du « grand homme »,dont Ie modele est Cesar. Rappelons que, dans la conceptionhegelienne, il faut que Ie grand homme soit un individu, parcequ'il doit agir conformement a une volonte particuliere, tout enincarnant une « conscience inconsciente» ou un instinct de lanecessite des transformations revolutionnaires, dont la masse dupeuple est privee, car elle reste prisonniere des institutions exis­tantes et de leur « esprit» (regles sociales, valeurs morales, droitpositif, modes de pensee). Le grand homme est celui qui accom­plit Ie mouvement historique en 1'identifiant a son interet propreet a sa volonte de puissance (donc en Ie confondant avec eux). Unpeu plus haut, dans Ie celebre developpement sur la « ruse de laraison », Hegel a compare Cesar a un criminel de droit commun,un incendiaire qui met Ie feu a toute la cite pour devenir Ie « maitrede 1'Etat», au risque de sa vie et de celle des autres, et par laengendre un empire, ou ressuscite la cite dans la forme universelled'une cosmopolis. Il se fait ainsi 1'instrument de l'esprit, dont Iebut immanent est Ie progres de la civilisation:

C'est Cesar en danger de perdre la position a laquelle il s'etaiteIeve [...Jet de succomber sous les coups de ses ennemis, lesquels

pouvaient appuyer leurs desseins personnels sur la forme de la

1. II s'agit des let;:ons d'imtoduction de Hegel 11 son cours sur la « Philoso­phie de I'histoire », dom Ie texte (correspondam aux cours de 1822, 1828 et1830) a ete etabli par Lasson (et revu par Hoffmeister) 11 partir des manuscritsde Hegel et des notes de ses auditeurs. G.WF. Hegel, Vorlesungen uber die Phi­losophie der Weltgeschichte, vol. I, Die Vernunft in der Geschichte, Hambourg,Felix Meiner Verlag, 1955; La Raison dans l'histoire. Introduction ala philoso­phie de l'histoire, nouv. tr. fr., imtod. et notes de Kostas Papaioannou, Paris,Plan, 1965.

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constitution et la force des apparences juridiques (die Macht desrechtlichen Scheins). Cesar les a combanus, pousse par Ie seul interetd'assurer sa position, son honneur, sa securite, et les a vaincus. Ordans la mesure OU ses ennemis etaient les maitres des provincesde I'empire romain, sa victoire sur eux fut en meme temps uneconquete de la totalite de I'empire: il devint ainsi sans toucher alaforme de la constitution Ie maitre individuel de I'Etat (der indivi­duelle Gewalthaber im Staate). Or Ie pouvoir unique aRome quelui confere l'accomplissement de son but de prime abord negatif,etait en meme temps en soi une determination necessaire dansl'histoire de Rome et dans l'histoire du monde : ce qui Ie guidaitdans son reuvre n'etait pas seulement son profit particulier, maisaussi un instinct qui a accompli ce que Ie temps reclamait. Lesgrands hommes de l'histoire sont ceux dont les fins particulierescontiennent la substantialite que confere la volante de l'Esprit duMonde. C'est bien ce contenu qui fait leur veritable force. Ce con­tenu se trouve aussi dans l'instinct collectif inconscient des hommes(in dem allgemeinen bewusstlosen Instinkte der Menschen) et dirigeleurs forces les plus profondes. C'est pourquoi ils n'opposent au­cune resistance consequente au grand homme qui a identifieson interet personnel aI'accomplissement de ce but. Les peuplesse rassemblent sous sa banniere : il leur montre et accomplit leurpropre tendance immanente (er zeigt ihnen undfiihrt das aus, wasihr eigener immanenter Trieb ist) 1.

La terminologie du «crime» et la discussion implicite quiconcerne la difference entre un «crime prive» et un «crimepublic », dont run appelle une sanction juridique externe etl'autre une sanction historique immanente, constituent evidem­ment une indication precieuse pour comprendre Ie genre delogique qui est a1'reuvre dans la conversion de la violence en pou­voir. Dans la section suivante (<< La marche de 1'histoire univer­selle »), Hegel explique que la transformation du monde implique

1. G.w.F. Hegel, La Raison dans f'histoire, op. cit., p. 112-113 (Die Ver­nunft... , op. cit., p. 89-90). II est difficile, evidemment, de lire ces developpe­ments sans supposer que Hegel, au lieu et a la date au il ecrivait, pensait autantet plus a Napoleon qu'a Cesar, sans pouvoir Ie dire explicitement compte tenudes conditions politiques de la Restauration. Autre « ruse » de la raison.

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la destruction violente de sa figure anterieure, heritee du passe,l'accumulation des ruines, ce qui Ie conduit atracer une ligne dedemarcation entre deux especes d'hommes ou deux types moraux.D'un cote, ceux « qui ont resiste (widerstanden) , par convictionethique et donc par noblesse morale, ace que Ie progres de l'Ideede l'Esprit rendait necessaire ", de l'autre, ceux « dont les crimessont convertis (verkehrt}, dans un ordre superieur, en moyensd'execution de la volonte de cet ordre superieur". Ii reconnaitque les premiers sont au-dessus des seconds du point de vue de lavaleur morale (im moralischem W{>rte). Mais, ajoute-t-il,

[ ... J dans les bouleversements de ce genre [Umwdlzungen, rermecourant en allemand pour « revolution "J, les deux partis se situentgeneralement a l'interieur d'un monde en ruine (innerhalb des­selben Kreises des Verderbens); il en resulte que Ie droit defendu parceux qui se considerent camme legalement justifies, n'est qu'undroit formel, abandonne par l'Esprit vivant et par Oieu. Les actionsdes grands hommes [die Taten, qui signifie tout aussi bien «lesmefaits "J, qui sont des individus appartenant a l'histoire univer­selle, paraissent ainsi justifiees, non seulement en raison de leurincansciente signification interieure, mais aussi du point de vue dumonde [... J. La litanie des vertus privees, modestie, humilite, amourdu prochain, bienfaisance, ne doit pas leur etre opposee. Ou restel'histoire universelle pourrait entierement negliger la sphere OU sesituent la moralite et l'opposition [oo.J entre la moralite et la poli­tique; et cela non seulement parce que l'histoire devrait s'abstenir detout jugement - ses principes et Ie necessaire rapport des actions aceux-ci sont deja en soi Ie jugement (das Urteil) - mais parce que lesindividus en tant que tels n'entrent pas dans son jeu 1 •••

On voit que la notion de conversion est entierement com­mandee par une teleologie, transposant a « l'ordre superieur de1'histoire " Ie modele de l'action intentionnelle et attribuant a

1. Ibid., p. 201-202 (Die Vernunft... , op. cit., p. 171-172). Le terme alle­mand « verkehrt» (du verbe verkehren, d'OU Ie substantif Verkehrung) signifie« conversion » dans Ie sens de « retournement », « inversion ». Au sens religieuxet theoiogico-politique (la « conversion» des saints, des incroyants, etc.), I'aI­lemand utilise normalement bekehren, Bekehrung. Lun et l'autre procedent dekehren, Kehre : « tourner » OU « se tourner », « tournant » ou « retour ».

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l'esprit du monde une volonte qui est l'equivalent profane de laprovidence, ou, mieux, appelant « esprit» 1'idee qu'une intentionuniverselle est al'cruvre dans les vicissitudes de 1'hisroire. Mais cequi est plus interessant est la relation interne entre cette imaged'une realisation des fins immanentes de l'histoire (Ie progres dela civilisation, la realisation de 1'idee de la liberte) qui passe par laviolence, et l'idee d'un depassement des diffirences, qui releverait dela meme logique. Plusieurs illustrations en sont donnees: 1) ladifference de la conscience et de 1'inconscience (Bewusstlosigkeit)au sein de 1'individu « historique » ou « public », qui, tel Cesar ouNapoleon, reunit en lui les contraires sans mediation (l'interetparticulier et l'cruvre de portee universelle); 2) la difference de lamoralite et de l'immoralite, de la justice et de 1'injustice al'inte­rieur de l'action individuelle, et par consequent son caractereantinomique qui surgit apartir du moment ou elle est considereedu point de vue de sa place dans I'hisroire du monde, comme« politique » au sens fort du terme; enfin, 3) la difference entredeux types ou deux classes d'hommes, dont certains sont actifs etd' autres passifs, ou dont les uns sont effectivement sujets dans1'hisroire, tandis que les autres (meme s'ils se pen;:oivent commedes sujets moraux, victimes en cela d'une sorte d'illusion de laraison pratique) sont reduits ala condition d'objets de la transfor­mation historique. Toutes ces differences destinees aetre dialecti­quement relevees ne sont au fond qu'autant d'aspects d'une memecontradiction. En etant niees comme telles, elles deploient les im­plications d'une conversion de la violence: l'inconscient passedans la conscience (et inversement), la moralite passe dans 1'im­moralite (et inversement), la subjectivite passe dans 1'objectivite(et inversement).

Cette derniere figure est particulierement importante pournous : c'est elle qui ouvre la possibilite de variantes du schemehegelien qui auront en commun avec lui un meme concept spe­culatif des rapports entre la politique et 1'hisroire. Dans l'exposi­tion hegelienne, c'est Ie « grand homme » ou Ie « grand individu »(l'homme politique dont 1'action laisse sa trace dans I'hisroire oumeme la « fait ») qui reunit en soi la conscience et l'inconscience,la moralite et Ie crime, et se separe de la masse au risque d'y etre

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violemment reintegre en recevant la punition de son audace. Maisdans la tradition socialiste post-hegelienne, et particulierementdans les pages ecrites par Friedrich Engels sur « Ie role de la vio­lence dans l'histoire ] », Ie schema est inverse: ce sont les masses,ou plus precisement les classes exploitees que leur conscience ouleur instinct transforment en un mouvement populaire, qui cons­tituent Ie sujet historique et s'approprient la fonction d'opererla transition politique d'une epoque aune autre, en « convertis­sant» Ie crime en moralite (et inversement). On peut se poser laquestion de savoir si cette idee est aussi presente chez Marx, enparticulier dans les celebres passages du Capital qui (a propos del'Etat) evoquent Ie role de la violence comme force « accouchant »la societe des transformations dont elle est grosse, ou (a propos dela revolution communiste) decrivent la negation de la negationcomme une violente « expropriation des expropriateurs 2 ». Lareponse n'est pas aussi simple qu'on l'imagine pelit-etre. Mais cecime conduit aune seconde observation.

Identifier avec precision les modalites suivant lesquelles s'ef­fectue la conversion de la violence dans la teleologie hegeliennede I'hiStoire universelle, c'est aussi commencer a apercevoir surquels points elle appelle la critique. La notion de conversion n'ade signification forte que si elle indique une reciprocite ou unechange permanent des places entre la multiplicite des figures del'ordre et celle des figures du desordre. Elle offre donc la possibi­lite de penser la constante production (ou reproduction) de l'ordreapartir du desordre, mais aussi la presence latente du desordre ausein de toute organisation qui parait stable parce qu'elle incarneune certaine idee de l'ordre. Ce qui prend toute sa signification apartir du moment ou on l'envisage dans la dimension tempo­relle: comme « l'incendie » qui ravage la maison dans la meta-

1. Friedrich Engels, Die Rolle der Gewalt in der Geschichte (d'apres Ie manus­crit), dans Marx Engels U7erke, t. 21, Berlin, Dietz Verlag, 1962, p. 405-465.(Sur Ia composition de cette brochure, if infta, p. 255 sq. ; Ie texte d'introduc­tion est seul disponible en franc,:ais sur Ie site: http://www.communisme.boI­chevisme. netldownioad/Engeis-Ie-role-de-la-violence-dans-I-histoire. pdf)

2. K. Marx, Ie Capital, Livre I, op. cit., p. 856.

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phore hegelienne 1, tout desordre auquel il est impossible de parerdans 1'immediat, qui instaure une situation de catastrophe, serafinalement maitrise avec Ie temps, au prix d'une restructurationde la societe, faisant surgir les elements d'un ordre nouveau. Maistout ordre social qui parait inebranlable (et se conc;:oit lui-memecomme eternel, au « absalu »), finira aussi necessairement par sedesorganiser, deviendra ruines. 11 faudra revenir sur la fac;:on dontMarx a transforme cette idee et Ie principe de reciprocite qu'elleimplique. On verra qu'elle est particuliecement ambigue. C'estpourquoi naus ne saurians etre vraiment surpris de constaterqu'un debat interminable n'a cesse d'accompagner la question deses rapports aHegel apropos du cours de 1'histoire : faur-il poserqu'il a rejete tout Ie scheme de la conversion en meme temps quela representation de 1'histoire comme un mouvement de reconci­liation (Versohnung} de 1'humanite avec elle-meme au moyen de1'institution politique? Ou bien faut-il penser qu'il n'a fait que Ieretourner, pour pouvoir Ie transferer d'une justification de 1'Etatde droit, devenu « hegemonique » al'epoque moderne en se pre­sentant comme 1'incarnation de la rationalite et de 1'universel, aune justification de la revolution communiste, dant la rationaliteet la signification universelle resideraient precisement dans Ie faitqu'dle opere la transition de l'antagonisme de classes ala societesans classes, autre figure de 1'Esprit absolu et de la conversion his­torique de la violence en pouvoir (ou en puissance immanente)?Le seul fait que la question n'admette pas de reponse simple suffitamontrer que la teleolagie de la conversion travaille a la fois auservice des discours etatiques et des discours revolutionnaires.

C'est justement sur ce point que la rupture avec l'hegelianisme- et plus profondement avec la dialectique - a ete operee partoute une partie de la pensee contemporaine. Mais cette ruptureest rien moins qu'univoque elle-meme : elle ouvre des possibilitesdivergentes, en partie au moins. Donnons-en pour exemples lesformulations de Bataille et de Benjamin. Lun et 1'autre recusentIe scheme de la conversion, et plus profondement la convertibilitede la violence en histoire pour des raisons qui sont ala fois logi-

1. G.W.F. Hegel, La Raison dans l'histoire, op. cit., p. Ill.

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ques et ethiques. Et - ce point, pour nous, est bien sur capital ­tous deux Ie font en invoquant des formes ou des extremites deviolence qui excedent les pouvoirs de conversion de la dialectiquehegelienne ou quasi-hegelienne, et par consequent la representa­tion d'un temps operant la reconciliation des contraires atraversIe « depassement » ou la negation de la negation. Dans les deuxcas ceci est obtenu en puisant aux sources du tragique nietzs­cheen, mais aussi en retrouvant et autonomisant dans Ie discourshegelien son element d'antinomisme : Ie moment d'incertitude dela negation qui « hesite » en quelque sorte, dans un present desar­ticule, entre destruction et construction, damnation et redemp­tion. Ils s'efforcent de pousser cette incertitude jusqu'au point ouelle fait exploser toute representation du devenir comme progresoTelle est, chez Benjamin, la fonction de l'evenement messianique,temoignant du caractere irreductible de la violence qu'ont subieles victimes ou les vaincus de l'histoire, qui ne peut jamais entrerdans un bilan, une comptabilite de la fin des temps 1. Telle est,chez Bataille, la fonction de la depense souveraine, affirmant ladifference comme telle et recreant Ie sacre, inseparable de sonenvers : Ie dichet, I'abject, comme negativite pure, non necessaireet non productive (( sans emploi »), qui prouve qu'il y a de labeaute (ou du sens, de la civilisation) dans l'histoire au prix seule­ment d'une destruction sans compensation. Au prix de « l'hete­rogene » qui est par excellence, chez lui, Ie nom de la violenceinconvertible 2.

Notons alors, en revenant aHegel, que ce qui est ainsi recuse,en particulier par Benjamin, n'est pas seulement l'idee de progresdialectique, commune aHegel et aMarx, ou au Marx « hegelien »,

mais plus rigoureusement encore l'idee de transition ou de passage:

1. Walter Benjamin, Sur Ie concept d'histoire [1942], dans CEuvres III, rr. froM. de Gandillac et R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 2000, p. 427 sq.

2. Georges Bataille, «La structure psychologique du fascisme» [1934],dans CEuvres completes, t. I, Denis Hollier (ed.), Paris, Gallimard, 1970, p. 339­371 ; « Lettre ax [Alexandre Kojeve] ", dans Denis Hollier (dir.), Le College deSociologie (1937-1939), Paris, Gallimard, 1979, p. 170 sq.; La Part maudite,III, « La Souverainete " (1953-1954), dans CEuvres completes, t. VIII, ThadeeKlossowski (ed.), Paris, Gallimard, 1976, p. 243-456.

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Ie passage (Obergang) qui est conversion et la conversion qui estpassage. Parmi les rares textes OU Hegel entreprend explicitementde « definir » la dialectique, figure precisement ce developpementde La Raison dans l'histoire :

A 1'interieur de chaque etape a lieu cependant un processus quise presente a la fois comme Ie processus qui lui donne la forme (einProzess ihres Gestaltens) et camme la dialectique qui Ie fait passerdans un aurre (die Dialektik ihres Uberganges). Mais l'examen desmodalites de ces processus doit etre reserve pour plus tard. Disonsseulement que l'Esprit commence par son infinie possibilite, simplepossibilite il est vrai, mais qui enferme son cantenu absolu comme1'En-soi et pose la fin et Ie but que 1'Esprit n'atteindra que dans sonresultat - resultat qui sera alors sa seule realite. Dans l'existence, lasuccession apparait ainsi camme une progressia'n de I'imparfaitvers Ie plus parfait (der Fortgang als von dem Unvollkommnen zumVollkommenern forschreitend), et 1'imparfait ne doit pas etre saisiabstraitement comme seulement imparfait, mais comme ce quicantient egalement en soi, comme germe et camme tendance (alsKeim, als Trieb) Ie cantraire de soi-meme, a savoir ce qu'on nommeIe parfait. La possibilite indique, tout au moins par reflexion, quel­que chose qui doit se realiser, et la dynamis d'Aristote est aussipotentia, force et puissance (Kraft und Macht). Limparfait, en tantqu'il est en soi Ie cantraire de soi-meme, est la contradiction quiexiste reellement mais qui est tout aussi bien supprimee et resolue(aufiehoben und geldst) : elle est la tendance qui pousse la vie spi­rituelle a briser l'ecarce de la naturalite, de la materialite sensible,et sa propre alterite (die Rinde der Naturlichkeit, Sinnlichkeit, derFremdheit seiner selbst zu durchbrechen) pour parvenir a la lumierede la conscience, c'est-a-dire a elle-meme 1.

Hegel enonce ici l'idee que I'Histoire n'est pas un progrescontinu, mais un progres qui surmonte les apparences de la regres­sion et de la destruction, OU l'accumulation de la violence, de lasouffrance et du mal, est convertie de far;on productive, au servicedes forces de la liberte, de la culture, de la civilisation et de l'ordre.

1. G.W.F. Hegel, La Raison dans l'histoire, op. cit., p. 186 (Die Vernunft... ,op. cit., p. 157).

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En bref ce que nous pouvons appeler I'Esprit avec son « objecti­vite» propre. C'est l'idee que la Raison est sufJisamment puissantepour s'affirmer elle-meme, non pas en s'isolant de son contraire,mais par Ie « travail» des formes de la deraison, de I'injustice et dela violence. C'est de ce travail que precisement elle tire son effec­tivite. Comment ne pas evoquer ici a nouveau la formule de Marx(dans Misere de la philosophie) dirigee contre les utopistes et lesliberaux : « I'histoire avance par Ie mauvais cote» ?

Hegel dira encore que I'histoire en tant que Weltgeschichte, his­toire universelle ou histoire du monde (nous serions tentes de direaujourd'hui : histoire de la mondialisation, ala fois mondialisanteet mondialisee) est une succession detapes (ou epoques) dont cha­cune correspond a la realisation d'un certain « principe », C'est-a­dire a une certaine figure de la contradiction entre I'infini de laliberte et son institution finie. Mais jamais Hegel n' a voulu iden­tifier une telle succession avec une simple trajectoire ascendante,ou asymptotique : ce qui lui importe est la transition comme telle,ou la diffirentielle du processus, Ie changement dans Ie change­ment, ou la rupture dans Ie cours du changement que constituedeja chaque epoque. Ayant a nouveau recours a la metaphoremecanique de Marx, qui n'est pas separable d'une reference anti­nomique, nous dirons l'acciliration de l'histoire. Or cette « accele­ration» ne peut, selon Hegel, se faire que par un supplement derationalite, qui est justement la conversion de la violence, I'iden­tite finalement realisee entre l'atroce realite de la deraison et Iesublime pouvoir de la raison.

Latrocite et la deraison sont-elles une seule et meme chose?C'est toute la question. Avant d'y venir, je voudrais ajouter uneautre dimension, a vrai dire essentielle, a la these hegelienne. Elleemerge, dans l'exposition de« La raison dans I'Histoire », a mesureque Hegel insiste sur la necessite du processus, formant commeune « conversion dans la conversion» elle-meme, ou un seconddegre de la reRexion. II s' agit de l'idee de I'histoire comme elimi­nation du hasard (ou devenir necessaire de la necessite elle-meme).Comme toujours, c'est dans sa doctrine des modalites que serevele Ie plus profond d'une philosophie. Que I'histoire soit intel­ligible seulement dans la mesure OU sa necessite est demontree, ce

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qui implique d'eliminer la contingence au de la reduire au statutd'apparence, est au fond l'essence du concept de la raison auxyeux de Hegel. Des le debut de son cours, il engage sur ce pointune discussion critique avec la tradition philosophique. La phi­10sophie de l'histoire universelle telle qu'il la conc;:oit s'oppose atoute presentation empiriste au positiviste de la succession desevenements, de l' apparition et de la disparition des institutions etdes idees comme autant de « faits », dont les causes seraient ensuitea rechercher du cote du hasard au de 1'arbitraire des decisionsindividuelles. C'est pourquoi illui faut se presenter comme uneteleologie universelle (et de 1'universel), un proces dont la signifi­cation est enfermee dans le rapport de son origine et de sa fin.Mais elle s'oppose tout autant aux representations de la teleologie,anciennes au modernes, pa'iennes au chretienn~s, pour qui la« fin » est prescrite a l'histoire de l'exterieur, dans la transcendanced'un Destin au d'une Providence. La teleologie n'est rationnelleque si elle exprime la necessite d'un proces immanent, au les finssont contemporaines de leurs moyens, c'est-a-dire qu'elles sontproduites au sein du meme « present» que les instruments de leurrealisation (hommes, forces, volontes, institutions). Traduisons entermes d'elimination de la contingence: la manifestation dansl'histoire universelle de son but final ne se confond avec la marchede la raison que si le hasard « se detruit lui-meme », s'il s'agit, anouveau, d'une auto-elimination 1.

Et par consequent l'idee de Hegel n'est aucunement que, dans1'histoire, « tout est determine », se produit selon une cause auune raison suffisante, de sorte qu'il n'existe rien de tel que desaccidents, des rencontres de fortune au des effets de surprise.C'est exactement le contraire : le proces historique est au depart

1. Le petit livre de Vittorio Morfino, Sulla violenza. Una lettura di Hegel,paru depuis la redaction de ces conferences (Ibis, Como-Pavia, 2000), recoupecette these en de nombreux points. II comporte en particulier de tres interes­santes analyses sur Ie rapport entre la question de la violence dans les ceuvres deHegel et la reprise/transformation d'un schema de causalite venu d'Aristote(dont fait partie la « teleologie ,,), qui isole celle-ci des deux « extremes" ir­rationnels (Ie hasard, Ie destin) pour en operer apres coup la reduction etl'incorporation.

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peuple d'evenements contingents qui ne repondent pas a unenecessite, mais qui progressivement s'y conforment, pour aboutiracette totale elimination de la ftrtuna que represente 1'Etat consti­tutionnel, capable de reguler toutes les actions de ses citoyens sui­vant une norme rationnelle. C'est la seule fa<;:on de comprendreautrement que de fa<;:on elle-meme irrationnelle (par exempleprovidentialiste), ce que Hegel veut dire quand il dit que l'elimi­nation du hasard demontre Ie pouvoir de la raison (<< La reflexionphilosophique n'a d'autre but que d'eliminer Ie hasard. La contin­gence est la meme chose que la necessite exterieure : une necessitequi se ramene ades causes qui elles-memes ne sont que des cir­constances externes 1••• »). Ou, mieux encore, sous la forme d'unedouble negation: elle demontre que la raison n'estpas impuissante,que sa propre realisation dans l'histoire est Ie deploiement de sa« puissance infinie ». C'est en ce sens que Hegel peut expliquerque l'exposition de la realisation de la raison dans 1'histoire estune « theodicee », et que 1'histoire elle-meme, comme proces ob­jectif ou substantiel, est l'absolu : Deus sive Historia, comme unautre philosophe avait ecrit Deus sive Natura, et pour produire lameme reversibilite de sens. Ce que je veux dire, c'est que cette thesemetaphysique, dont tout Ie reste depend, n'est elle-meme ration­nellement intelligible que parce qu'elle presuppose (en les « niant»ensemble) l'equivalence speculative de fa violence et de fa contin­gence, en tant que manifestations de «l'irrationnel ». Et de fait,seule cette equivalence garantit que l'elimination progressive de laviolence par la constitution d'un Etat de droit et de la Sittlichkeitoumoralite objective qui lui correspond du cote des comportementsindividuels et collectifs, conduira bien a l'auto-elimination duhasard. Mais c'est aussi par la seule vertu de cette equivalence quenous pouvons lire dans Ie devenir necessaire des actions humainesun devenir necessaire de fa liberte elle-meme - grande idee rationa­liste de la politique qui, malgre toutes leurs differences, se transmetde Spinoza a Hegel, et de Hegel a Marx -, donc pour finir uneveritable conversion, et non simplement un refoulemenr ou une

1. G.WF. Hegel, La Raison dans l'histoire, op. cit., p. 48 (Die Vernunft ... ,op. cit., p. 29).

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negation exterieure : une histoire de la violence qui se « nie » elle­meme, et non pas se soumet a une comrainte (par exemple celled'un ordre juridique « artificiel » au transcendam) 1.

J'en vois la confirmation dans tous les passages au Hegel nousexplique qu'if n'y a pas de violence historique qui soit exterieure ausujet, c'est-a-dire a la communame au a l'Etat qui la subissent :

Le peuple etant un etre universel, generique, une nouvelle deter­mination apparai't. En tant que genre l'Esprit d'un peuple est unexistant pour soi. Il devient ainsi possible que 1'Universel qui residedans cet existant, se dresse contre lui comme son oppose. Le negatifde soi-meme se manifeste en lui; la pensee s'eleve au-dessus de1'action immediate. Ainsi la mort naturelle d'un peuple apparai't­elle comme son suicide. Nous pouvons ainsi ob5erver commentl'Esprit d'un peuple prepare lui-meme sa propre decadence (Unter­gang) [... ]. Le negatif apparai't ainsi comme corruption interne,comme particularisme. Pareille situation appelle en regie generalela violence etrangere qui exclut Ie peuple de l'exercice de sa souve­rainete et lui fait perdre la primaute. La violence etrangere n'estpourtant qu'un epiphenomene : aucune puissance ne peut detruire1'Esprit d'un peuple soit du dehors soit du dedans, s'il n'est deja enlui-meme sans vie, s'il n'a deja deperi 2 ••.

Sans dome il n'est pas impossible d'entendre ici aussi une res­triction, dont nous pourrons nous souvenir quand nous nous

1. Notons qu'il n'y a pas seulement chez Hegel un probleme de la conversionde fa violence, mais aussi un probleme de la conversion de l'amour, qui est I'objetmeme d'une theotie du mariage, comme transformation « ethique » du senti­ment en lien « objectif>, c'est-a.-dire social (Principes de fa philosophie du droit,op. cit., § 161 sq.). lei encore il s'agit explicitement de depasser la contingence, enmeme temps que la « nature», dans une « seconde nature» qui surgit avantmeme Ie moment de l'education (Bildung). Cependant il faut noter une dissyme­trie : ce qui est comparable a. la conversion de l'amour n'est pas celle de la haine,mais celle de la violence (Gewalt); on peut alors supposer que la violence dont ils'agit ici est une « violence sans haine », ce qui la rend precisement convertible.

2. G.W.F. Hegel, La Raison dans l'histoire, op. cit., p. 92 (Die Vernunft ... ,op. cit., p. 70). Ce passage sera litteralement demarque par Marx dans la pre­miere partie de L'ldeologie allemande, a. propos des causes « externes » et « in­ternes» du declin des civilisations; cf K. Marx et F. Engels, L'fdeologie alle­mande, tr. fr. G. Badia, Paris, Editions Sociales, 1976, p. 68-69.

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interrogerons sur d' autres formes de violence: une violence quiserait « exterieure », soit en tant qu'elle provient de l'etranger, soiten tant qu'elle est extrinseque aux fOrces motrices de l'histoire, com­me telle n'est pas « convertible »... Mais commens:ons par noterla fas:on troublante dont Hegel, ici, passe des formulations specu­latives au jeu des metaphores. La negation dialectique ou Aufhe­bung est caracterisee comme « conservation et transfiguration»(zugleich Erhalten und VerklarenJ 1. Puis Ie « negatif », destine ase voir nie ason tour, est designe comme Ie particulier qui formela « corruption interne» (Verderben von innenJ de l'universel. Onatteint ainsi la description du prod~s historique comme « mort etresurrection» (TOd und Wiederbelebung) : non pas une resurrec­tion du meme, comme dans les phenomenes vegetaux, mais uneresurrection qui est aussi une differenciation ou une epigenese, laproduction de nouvelles figures. C'est cette idee de la producti­vite dialectique de la mort qui Ie conduit d'emblee acaracteriser laruine des civilisations ou la « mort naturelle des peuples histo­riques» comme un suicide, ou mieux, un meurtre de soi-meme(Totung seiner selbstJ. Telle est donc la seule violence qui, au fond,soit convertible: celle que Ie sujet historique accomplit sur lui­meme, par opposition aux fOrmes « exterieures » ou « etrangeres » dela violence, qui sont dites epiphenomenales. II n'y a qu'un pas afaire pour atteindre l'idee de sacrifice, qui resulte du court-circuitentre cette indication et deux autres notations: celle qui concerneles rapports de la civilisation ala barbarie, et celle qui concerne lesrapports entre la « scene» de l'histoire et celle d'un thea.tre.

Ce qui frappe dans la fas:on dont Hegel traite de la civilisation etde son opposition (classique, et bien entendu typiquement euro­centrique) ala « barbarie », c'est l'insistance sur l'idee que la civili­sation est elle-meme violente, en tant que « sortie» de la nature, etlutte contre la barbarie par des moyens eux-memes barbares :

II importe de distinguer entre les principes qui valent dans lesrelations reciproques des Etats et Ie principe qui prevaut dans

1. G.W.F. Hegel, La Raison dans I'histoire, op. cit., p. 93 (Die Vernunft... ,op. cit., p. 71).

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leurs relations al'interieur de l'histoire du monde [... j. De tellesrelations peuvent etre fixees par des traites et sur ce point les rai­sons juridiques doivent {sollen} etre au moins decisives. Mais dansl'histoire du monde (ou plutot « histoire universelle », Weltge­schichte) un tout autre droit se fait valoir et il s'affirme aussi dansla realite, dans les rapports par exemple entre les peuples civiliseset les hordes barbares. De meme, dans les guerres de religion, s'af­firme un principe sacre qui reduit les droits des autres peuples aquelque chose de subordonne, de moins legitime. II en a ete ainsijadis chez les Musulmans et, theoriquement, il en est ainsi encoreaujourd'hui. Les Chretiens aussi ont revendique pour leur religionun tel droit superieur chaque fois qu'ils voulurent convertir par laguerre les peuples pa'iens {heidnische Volker bekriegten, um sie zubekehren} 1••• »

Dne telle formulation a d'evidentes fonctions ideologiques (enparticulier celle de legitimer la colonisation europeenne commemoment necessaire de « l'histoire universelle »), mais - indissocia­blement - elle a aussi une autre portee: lorsque Hegel declare Ie« droit superieur de l'Esprit » aexercer la violence dans la pour­suite de ses fins, il ne s'agit plus du grand homme ou des forcesqu'il « individualise», mais, dans la figure de « peuples plusavances », de « convertir » d'autres peuples « moins avances », etde les faire penetrer ainsi dans Ie royaume de la civilisation. Cequ'on pourrait appeler Ie compelle eos intrare de l'Esprit du mon­de ... Mais du point de vue speculatif, il s'agit plus que jamaisd'une logique d'auto-elimination. Ce que l'Esprit elimine vio­lemment (du moins Ie suppose-t-on), ce sont ses propres racines

1. G.WF. Hegel, La Raison dans l'histoire, op. cit., p. 175-176 (Die Ver­nunft... , op. cit., p. 147-148). Hegel s'inscrit ainsi dans la trace anticipee de lathese qui sera enoncee au xx' siecle, avec des intentions radicalement diffe­rentes, par Schmitt, Arendt et Aime Cesaire : la protection d'un regime de lacivilisation (y compris la civilisation de la guerre ou son auto-limitation) dansun « espace juridique europeen » etendu a pour contrepartie (et sans doutepour condition) Ie dechainement de la sauvagerie (c'est-a-dire de la guerretotale, ethnocidaire et genocidaire) contre les « peuples sauvages » en dehorsd'Europe. Cf Nestor Capdevila, « Imperialisme, empire et destruction », dansBartolome de las Casas, La Controverse entre Las Casas et Sepulveda, Paris, Vrin,2007.

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Premiere conference. HegeL, Hobbes, et La « conversion de La vioLence»

barbares, c'est sa propre violence primitive, identifiee a la nature, ala fois contingente et depourvue de liberte. Chistoire est une vio­lente conversion de la violence en tant que prod~s de denaturationincessante.

Nous pourrions donc penser que, lorsque Hegel renvoie sur cepoint a l'idee de sacrifice et pose une question chargee d'anxiete- « Cependant, dans la mesure OU l'histoire nous apparait commel'autel (Schlachtbank) OU ont ete sacrifies Ie bonheur des peuples,la sagesse des Etats et la vertu des individus, la question se posenecessairement de savoir pour qui, aquelle fin ces immenses sacri­fices ont ete accomplis» -, il ne s'agit que de sacrifier la nature ala culture 1. Mais l'idee est plus complexe, car la notion de sacri­fice (Opfer) vient en bour de ligne dans une succession de sym­boles institutionnels au moyen desquels la Philosophie de l'histoireentend cerner la fonction que la conversion de la violence remplitpour elever Ie concept de la politique au niveau de l'histoire uni­verselle. 11 y eut d'abord Ie theatre: « c'est sur la scene de l'histoireuniverselle que l'Esprit parvient a se realiser concretement ». Cettescene theatrale est celle des grands drames de la liberte et de lanecessite, OU la destinee des peuples se joue d'abord commeepopee, avant de s'achever en tragedie (a moins que ce ne soit encomedie), OU les grands hommes (dont la « grandeur» ne tientqu'a cela) entrent en scene comme heros et comme criminels. Allthe world's a stage. Mais on voit que cette premiere allegorie enentraine aussit6t une seconde, celle du tribunal, lui aussi etenduaux dimensions du monde : Weltgeschichte ist Weltgericht 2

• Noussavons que les sentences de ce tribunal ne sont pas prononcees etexecutees par des juges et des bourreaux professionnels, mais parles peuples eux-memes, conscients de la faute qu'ils ont commise

1. G.W.F. Hegel, La Raison dans l'histoire, op. cit., p. 103 (Die Vernunft ... ,op. cit., p. 80). En realite, Ie mot « SchLachtbank » utilise par Hegel se traduitplus communement par « etal de boucherie ".

2. « Chistoire universelle est Ie tribunal du monde. " G.WF. Hegel, Prin­cipes de La philosophie du droit, op. cit., § 340 (ainsi que Encyclopedie des sciencesphilosophiques, t. III, « Philosophie de l'esprit ", tr. fro B. Bourgeois, Paris, Vrin,1988, § 548, p. 326). Mais la formule vient d'un poeme de Schiller (<< Resigna­tion », 1786).

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en meconnaissant la necessite superieure de I'Esprit. 11 nous fautdonc imaginer l'histoire comme ce processus qui fait du mondeun theatre, puis un tribunal, une « barre» ou la violence estconvoquee pour etre jugee et finalement sanctionnee. N'est-cepas cette combinaison de metaphores dramatiques et judiciairesqui detient Ie secret de l'idee enigmatique d'une « conversion his­torique de la violence»? Qui, sans doute, a ceci pres que pourresoudre la tension qui habite cette combinaison, en particulierdans la mesure OU les deux « scenes» qu'elle invoque conferent au« sujet » des figures tres heterogenes, Hegel a du les subsumer sousune troisieme, qui nous change encore de dimension: celle dusacrifice et de l'emplacement OU il prend place (autel ou eta!. .. ).11 y a bien ici un element qu'on pourrait dire transgressif, maisdont il faut aussitot reconnaitre que Hegel ne lui autorise aucuneliberte ou indetermination: Ie resultat - qui est la transformationhistorique elle-meme - est prescrit par I'Esprit. Plutot que decomprendre la rencontre de I'histoire et de la politique commel'execution d'un rituel sacrificiel, il faut donc y voir au bout ducompte un sacrifice du sacrifice, une demonstration de l'inevitabi­lite et une sublime elimination de la violence qui renonce aelle­meme, et dont Ie sacrifice de soi forme l'essence de l'institution 1.

1. Dans un tres be! essai «( L:insacrifiable » [1989], Une pensee jinie, Paris,Galilee, 1990, p. 65-106), OU il met la pensee du sacrifice chez Bataille et Hei­degger a l'epreuve d'une reflexion sur les camps d'extermination nazis (quifinalement, a ses yeux, l'invalide radicalement), Jean-Luc Nancy commencepar rappeler l'appartenance de la conception hegelienne du processus a la tra­dition occidentale inauguree par saint Paul, et il l'interprere lui aussi commeun « sacrifice du sacrifice» qui en devoilerait dialeetiquement la verite. II citeIe § 546 de l'Encyclopedie: « La substance de l'Etat [est] la puissance danslaquelle la subsistance-par-soi particuliere des singuliers et la situation de leurimmersion dans !'etre-Ia exterieur de la possession et dans la vie naturelles'eprouvent comme du neant, et qui mediatise la conservation de la substanceuniverselle par Ie sacrifice - s'operant dans la disposition interieure qu'elleimplique - de cet etre-Ia nature! et particulier. » Mais camme ce sacrifice del'individu au profit de la communaute representee par l'Etat (et instituee enlui) co·incide avec l'accomplissemem du devoir patriotique, Nancy conclut queIe sacrifice du sacrifice est tout aussi bien la conservation indefinie de sonmodele: « Le meme Hegel qui abandonne Ie sacrifice religieux retrouve pourI'Etat la valeur pleine du sacrifice guerrier. (Et que dire du proletariat de

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CEtat de droit qui nait de ce mouvement de 1'histoire en tant queforme accomplie de la politique est « heureux» parce qu'il n'aplus besoin ni de heros ni de saints aux prises avec la violence desautres et la leur propre - seulement des juges institutionnels quila ramenent a la sphere privee, et des soldats qui l'exercent au­dehors « dans les formes 1 ». Evidemment chretien dans toutes sesreferences, ce modele du sacrifice du sacrifice qui incorpore lesallegories contradictoires entre elles du theatre et du tribunal nouspermet de comprendre comment Hegel a pu tout ala fois fairedroit a l'antinomie du pouvoir, contenant l'ordre souverain et Iedechainement du desordre, et finalement la relativiser, reunissantdans un meme discours une prescription politique et une specu­lation sur Ie cours de 1'histoire.

*

Essayons donc maintenant d'opposer aHegel non pas tant unmodele inverse qu'une reflexion sur ce qui rend extremement dif­ficile de circonscrire par quelque « modele» que ce soit (et doncpar quelque teleologie) la relation de la politique a la violencedans 1'histoire. Cimportance de Hegel- elle est immense - vientevidemment de ce qu'il ne nous propose pas simplement uneimage de la violence qui soit par anticipation 1'inverse de l'ordre

Marx, lui qui "possede un caractere d'universalite par I'universalite de sessouffrances"?) En relevant Ie sacrifice, l'Occident constitue une fascinationpar et pour Ie moment cruel de son economie. Et cela, pelit-etre, a la mesurememe de l'extension et de l'exhibition de la souffrance dans Ie monde de laguerre et de la technique modernes - jusqu'a un certain point du moins [... J.La spiritualisation/dialectisation occidentale a invente Ie secret d'une effica­cite infinie de la transgression et de sa cruaute. Apres Hegel et Nietzscheviendra [' ceil fixe sur ce secret [... J [' ceil, par exemple, de Bataille. » (P. 79-80.)

1. G.WF. Hegel, Principes de la philosophie du droit, op. cit., § 93, Ad­dendum : « Dans I'Etat il ne peut plus y avoir de heros. » Le dialogue inventepar Brecht dans sa Vie de Galilee est en ce sens parfaitement hegelien : « Andrea,a voix haute: Malheureux Ie pays qui n'a pas de heros. [... J Galilee: Non.Malheureux Ie pays qui a besoin de heros. » (1'r. Fr. E. Recoing), Paris, LArche,1990, scene XIII, p. 118-119.) Sur Ie depassement de « I'herolsme de la libertc »

dans l'ceuvre de maturite de Hegel, if ].-F. Kervegan, Hegel, Carl Schmitt... ,op. cit., p. 174 sq.

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ou de la strategie au moyen de laquelle elle doit etre controlee etabolie : ce qui lui importe est de comprendre aquelles conditionsil est possible de parvenir a ce controle ou a cette suppression parune politique. Et Ie resultat auquel il parvient est que cette possi­bilite n'existe que si elle represente en meme temps une necessite,determinee de I'interieur comme la necessite de la violence elle­meme, qui est d'une certaine fayon « la meme ». Mais ceci n'em­peche qu'il pratique a chaque instant deux operations parfaitementdouteuses, et d'ailleurs inseparables I'une de I' autre, dont dependla possibilite meme d'internaliser la violence: celle qui consistea limiter les exemples de violence ayant une portee « historique »

a certaines formes specifiques qui sont en fait toujours deja« politiques »; et celle qui consiste a idealiser les effets de la vio­lence politique - non pas tellement par l'attenuation de leursravages et des souffrances qu'elles causent, que par I'impositiond'un sens. Quand il s'agit d' effectuer des transformations histo­riques (<< transformer Ie monde », dira Marx dans une phrasecelebre), Ie resultat ne peut etre que progressif. Telle est peut-etrela formulation la plus simple de l'idee de conversion: les destruc­tions les plus grandes entrainent la ruine et Ie deuil, mais elles nepeuvent pas ne pas construire (ou reconstruire, en meme tempsqu'elles detruisent). C'est cet optimisme historique, ou cette foidans Ie sens de I'histoire, que nous avons perdu, non seulementpour Ie present, mais aussi retrospectivement pour Ie passe (amesure que nous prenions la mesure des censures historiques quipermettaient d'en entretenir I'illusion, en particulier pour ce quiconcerne les modalites de l'europeanisation du monde).

]e n'entrerai donc pas dans un autre cycle d'interpretation destextes, afin de determiner comment deplacer ou renverser l'op­position des violences convertibles et inconvertibles, et tenter deconstruire sur cette base un nouveau modele des relations entre lapolitique et I'histoire OU ce dilemme remplirait une autre fonc­tion. Ce n'est pas que les noms de theoriciens fassent defaut :Marx, Weber, Foucault, pour ne citer qu'eux, viennent aussitot aI'esprit, et nous les retrouverons par la suite. Mais il y a ici, detoute evidence, a cote de l'argumentation et etroitement mele aelle, un element de decision. C'est pourquoi il me semble prefe-

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rable de commencer par indiquer en termes aussi simples quepossible queUes sont les violences qui, au present, paraissent effec­tivement « inconvertibles », et dont je pense qu'elles nous obli­gent par la meme a rouvrir la question de la civilite en des termestout autres que la conceptualisation d'une Sittlichkeit.

Je repartirai (comme je l'ai deja fait ailleurs) d'une declarationde Foucault qui figure dans l'une de ses dernieres interviews:« J'essaie, en dehors de toute totalisation, a la fois abstraite et limita­tive, d'ouvrir des problemes aussi conerets et generaux que possible- des problemes qui prennent la politique a revers. » Quels peuventetre ces problemes? Foucault en enumere quelques-uns : « [... J Ieprobleme des rapports raison/folie [...J la question de la mala­die, du crime ou de la sexualite » dont il dit qu'il faut « essayer deles poser comme questions d'actualite et d'histoire, comme desproblemes moraux, epistemologiques et politiques »1. Ce quidirige notre attention vers l'idee des « autres » de la politique. Onpourrait penser, suivant une certaine tradition materialiste quiconcentre son attention sur la transformation des structuressociales, qu'il s'agit de ces realites conflictueUes dissimulees sous lasurface de la politique officieUe (c'est-a-dire de la representationpolitique) et qui sont destinees a y faire retour en defaisant sonapparente consistance, et en la ramenant ainsi a sa verite. Mais onpeut aussi penser qu'il s'agit de « problemes insolubles » pour lapolitique, qui la confrontent a ses limites, et plus precisementencore aux effets pervers ou aux contradictions qui resultent de sapropre pratique. C'est cette seconde voie que je voudrais com­mencer par explorer (avant de la confronter eventuellement a lapremiere).

II n'est pas necessaire que nous nous representions de tels pro­blemes dans la forme de catastrophes qui affectent des masses,meme si c'est Ie plus souvent ainsi qu'ils nous frappent, soit dansla soudainete de l'instant, soit sur Ie long terme. Tantat nous lesassignons ala rencontre d'evenements ou de phenomenes auxquels

1. M. Foucault, «Politique et ethique: une interview» (entretien avecM. Jay, L. Lowenthal, P. Rabinow, R. Rotty et C. Taylor, avril 1983), dans Ditset Ecrits, t. IV, op. cit., p. 586-587.

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la politique comme telle n'etait pas preparee, qui ne faisaientpartie ni de son discours ni de son champ de vision, et auxquelselle ne sait comment faire face, tantot nous avons le sentimentqu'ils se developpent sur des « lignes de fuite » (pour reprendre lametaphore de Deleuze), au long desquelles les actions de la poli­tique ou leurs consequences en quelque sorte lui echappent : c'estle cas, me semble-t-il, de tout ce que nous pourrons appeler vio­lence inconvertible, et d'autant plus peut-etre que nous refuse­rons de nous placer par l'imagination (ou la speculation) au pointde vue des « fins» et meme de la « longue duree ». Peut-etre eneffet est-il possible de soutenir qua la longue les societes - ou 1'hu­manite comme telle - ont toujours « converti » toute forme deviolence en pouvoir ou en institutions, donc l'ont dipassie commetelle. Mais ceci n'avance a rien quand le probleme qui se pose aupresent est celui d'une violence echappant au controle par en hautaussi bien qu'a la transformation par en bas de ses causes ou desstructures qui la produisent (qu'elles soient economiques, ideolo­giques, ou autres) et manifestant ainsi 1'impuissance de la rationa­lite politique. Nous pourrions meme suggerer ici que s'it est arriveau cours de 1'histoire que des formes de l'extreme violence aienttrouve a se combiner « productivement» avec des politiquesd'emancipation, de liberation, de resistance a la domination, dedemocratisation, d'institution du droit, ce ne fut jamais unique­ment selon la logique de ces politiques : it aura fallu qu'une autrepolitique, irreductible a chacun de ces concepts re<;:us de la poli­tique, intervienne en plus, ou forme comme leur envers: cellepour laquelle, precisement, j'emploie le nom hypothetique decivilite.

Dans un recent article ou it tentait de reflechir sur les pheno­menes de « purification ethnique » dans les guerres de Yougoslavie(qu'il est difficile, notons-Ie, de qualifier aussi bien de guerres« civiles» que de guerres « exterieures », et ceci fait partie du pro­bleme sans solution qu'elles posent a la politique contemporaine),dont il disait qu'ils representent « le franchissement d'une nou­velle limite dans la destruction de l'humain», le psychanalysteFethi Benslama ecrivait ceci :

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eetranger dont il est question ne fonde pas, ne distingue pas, nese laisse pas dialectiser ni surmonter, ne permet pas d'entrevoir lasaintete ni la guerison, il n'est pas abso!u et n'absolutise pas [... J.Son etrangete n'est pas due au fait qu'il soit autre ou qu'il vienned'ailleurs. Bien plut6t, i! s'agit de quelqu'un (d'un groupe, d'unensemble d'individus) qui est tres proche, tres familier, tres mele asoi, comme une part inextricable de soi-meme. Tout Ie ravage dumal identitaire procede precisement de cette condition OU I'etran­gete a surgi de la substance de !'identite communautaire dans Ieplus grand entremelement des images, des affects, des langues, desreferences. Aussi, quand se repand I'imperieuse necessite de lareappropriation du propre - ce qui est Ie mot d'ordre de toutes lesepurations -Ia rage purificatrice et vengeresse montre un acharne­ment particulier, non pas avaincre ou aexpulser l'ennemi, mais amutiler et a exterminer, comme s'il s'agissait d'extirper Ie corpsetranger et l'etranger du corps encoUe ala representation de sonpropre corps [... J. C'est un ecartement aI'interieur du Nous qui nepeut plus etre colmate, ni expulse [... J. C'est Ie trouble de la des­identification d'un soi irrepresentable asoi, vivant dans la craintede !'aneantissement par une etrangete venue de son fond. Les effetsd'une teUe situation peuvent etre contenus politiquement, et seulIe politique est capable de les contenir. Mais s'il advenait une faiUiteou un effondrement de I'institution politique [...J on assiste alorsaun retour de I'angoisse d'aneantissement et au dechainement desforces purificatrices qui procedent par mutilation et automutila­tion, tant soi et l'autre sont etroitement emmeIes 1.

Ces pratiques qui visent l'etranger dans son corps, son integrite,sa dignite corporelIe, ne constituent pas une simple destructionde l'ennemi, mais une autodestruction, puisque l'etrangerete dontil s'agit est celIe qui est la plus proche de soi, ala limite inseparableet indissociable du soi individuel et collectif, de la representationde l'identite. En sorte que la seule fa<;:on de l'extirper est de viser adetruire, par une surenchere de murilations, non pas un groupeau une presence, mais l'humanite meme dans l'homme, l' ap­partenance al'espece humaine. Tache evidemment impossible,

1. Fethi Benslama, « La depropriation '" dans Lignes, n° 24, fevrier 1995,p. 36, 39-40.

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desesperee, qui recule toujours davantage les limites de l' atroce(mais on peut dire aussi : anouveau, selon des voies deja parcou­rues une ou plusieurs fois dans un passe plus ou moins recent).

Ces analyses remarquables, avec d'autres encore, permettentde comprendre pourquoi j'appelle cruaute les formes extremes,inconvertibles de la violence. C'est qu'elles sont toujours indis­sociables du fantasme. Mais je voudrais faire un pas de plus etsuggerer que nous avons affaire, en realite, a deux formes ou deuxmanifestations de la cruaute, en tant qu'elimination acharnee,parce qu'impossible, de l'humanite et de 1'humain dans 1'homme.Meme si en pratique elles ne sont pas absolument separables, ilimporte de les distinguer analytiquement. ]e les appelle cruauteultra-objective et ultra-subjective, car la premiere exige Ie traite­ment en masse des etres humains comme choses, re;idus sans uti­lite, tandis que la seconde exige une representation d'individus etde groupes camme incarnations du mal, puissances demoniaquesmenac;:ant Ie sujet de 1'interieur, et qu'illui faudrait ainsi eliminera tout prix, y compris en se supprimant lui-meme 1.

Disons simplement au passage que Ie racisme, pour autant quecette categorie ait une veritable unite historique et anthropolo­gique, recouvre ala fois 1'un et l'autre phenomene. Ce n'est pas lamoindre des raisons que nous pouvons avoir, aujourd'hui, de lesexaminer. Car Ie racisme sous ses differentes figures (anciennes etnouvelles) qui debouche periodiquement sur 1'extermination demasse (et il est probable que nous n'en avons pas encore fini aveccela, en depit de toutes les lec;:ons de 1'histoire), mais se distribueaussi quotidiennement en exclusions individuelles et collectivesqui sont autant de formes de « mort sociale 2 », oscille constam-

1. L:adjectif « ultra-subjectif» a ete utilise par Lacan. Voir Jacques Lacan,Le Seminaire, Livre X L'angoisse, Jacques-Alain Milner (ed.), Paris, Le Seuil,2004, p. 248 : « Ce lieu que nous tentons de cerner et de definir, ce lieu jamaisrepere jusqu'ici dans tout ce que nous pourrions appeler son rayonnement ultra­subjectif, ce lieu central de la fonction pure du desir, si ['on peut dire, ce lieu estcelui ou je vous demontre comment a se forme ~ a, ['objet des objets. Notrevocabulaire a promu pour cet objet Ie terme d'objectalite en tant qu'il s'oppose acelui d'objectivite ... »Je forge symetriquement Ie terme « ultra-objeetif ».

2. Orlando Patterson, Slavery and Social Death: A Comparative Study,Cambridge, Harvard University Press, 1982.

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ment entre les deux scenarios de l'elimination. Ii est comme Ienom metonymique de cette unite problematique. Ii met en ques­tion la possibilite meme de la politique aussi bien par sa duree,sa capacite de renouvellement et de deplacement (deplacementdes cibles entre differents « autres », et meme entre Ie « soi » et« l'autre », deplacement des discours ou des logiques 1), que l'am­bivalence des effets politiques qu'il engendre : allant des politi­ques de defense des droits de 1'homme ala transmission mimetiquedes schemas de persecution et de deshumanisation atravers 1'his­toire 2

• Ce « gift/Gift» (offrande et poison), pour parler commeDerrida, s'il n'est pas assimilable au « mal radical» sans precau­tions de definition, n'en represente pas moins la condition deradicale heteronomie de la politique, qui tout a la fois la rendimmediatement exigible, et la prive de ses reperes habituels.

C'est cette ambigu'ite intrinseque que je tente de saisir « dis­jonctivement» (et non pas additivement, ou synthetiquement)sous Ie nom de cruaute. La cruaute n' est pas seulement uneviolence « extreme », elle est une violence qui peut passer sansmediation de formes ultra-naturalistes et anonymes, semblantproceder de la force meme des « choses », depersonnalisee dansses sources comme dans ses objets, ades formes OU 1'intentionna­lite devient paroxystique, voire se tourne contre ses propres auteursou « sujets », et OU la dimension suicidaire voisine etrangementavec la compulsion criminelle. C'est pourquoi, apres m'etre refereala description proposee par Benslama, je crois qu'il est impor­tant de lui en juxtaposer une autre, d'orientation apparemmentinverse: celle que dans un article de la meme revue, pam peu detemps apres, Bertrand Ogilvie a rattachee a une certaine notionde « l'homme jetable », dont il fait la limite de la representationpolitique (aux deux sens de ce terme) :

1. Voir les typologies proposees par Pierre-Andre Taguieff dans La Force duprijuge. Essai sur Ie racisme et ses doubles, Paris, La Decouverte, 1988. Et monessai « Racisme et nationalisme », dans E. Balibar et 1. Wallerstein, Race. nation,classe.. . , op. cit., p. 54 sq.

2. Robert Ian Moore, La Persecution. La firmation en Europe (X-XlII' siecle)[1987], tr. fro Ch. Malamoud, Paris, Les Belles Lettres, 2004.

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Contrairement a l'idee repandue que la violence des societesmodernes connaitrait un accroissement quantitatif important, jevoudrais examinet l'hypothese selon laquelle c'est plutot a unenouvelle configuration de la violence que nous avons affaire, uneviolence moderne au caractere denude, structurelle ou laissant appa­taitre une structure [... j. Peut-etre que ce que nous appelons « vio­lence» est [... j autre chose que ce dont parle I'Occident de­puis ['antiquite a travers les mots de guerre, despotisme, tyrannie,force [oo .j. II s'agit peut-etre d'un deplacement profond dans lachose elle-meme ainsi que dans Ie systeme des representations quitente d' en rendre compte. C'est cette hypothese que je voudraisdevelopper ici en essayant de faire emerger ['idee de ce que j'appel­lerai une violence sans adresse 1.

Ogilvie effectue alors a son tour Ie detour par Ia relecture deHegel: l'analyse, contenue dans un passage central des Principes deLa philosophie du droit de 1821 (§ 244), de la « production de lapopulace» (PobeL) en tant que classe exterieure au systeme descorporations qui forment la « societe », c'est-a-dire non represen­tee, decouvrant dans l'experience de la misere que « la richesse etpartant la vie sociale elle-meme ne sont pas faites pour elle » (ceque Marx reformulera plus tard sous Ie nom de proletariat, ou declasse dont l'existence est caracterisee par une depossession et uneinsecurite absolues). Cette situation d'exclusion debouche intrin­sequement sur la violence, « du jour OU Ie franchissement d'unseuil indissolublement reel et imaginaire exclut [l'individu] de cequi Ie definit a ses propres yeux comme ayant une place, et Ie laisseface a l'existence sociale comme face a une realite etrangere, a

1. Bertrand Ogilvie, « Violence et representation. La production de l'hommejetable », dans Lignes, n° 26, octobre 1995, p. 114. Ogilvie ne cite pas les develop­pements d'Arendt sur « la tentative totalitaire de rendrc les hommes superflus »

(Les Origines du totalitarisme, suivi de Eichmann ajerusalem, Paris, Gallimard,2002, ch. XII, §.3, p. 862 sq.). On peut penser cependant qu'ill'a presente 11 l'es­prit et qu'il cherche 11 inverser Ie vecteur de la metaphore arcndtienne (( La tenta­tive [... J reflete I'experience que font les masses modernes de leur superfluite surune terre surpeuplce ),), pour sc poser la question de savoir quels seraient, du cotedes processus objcctif~ de surpopulation dans Ie monde marchand, I'equivalenten cruaute de la violence totalitaire.

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laquelle la question de sa participation devient probIematique 1••• »

D'ou Ie probleme politique qui est indique lucidement par Hegel(fort eloigne acet egard de toute rhetorique « humaniste ») :

La logique de la societe civile produit inevitablement une classecroissante d'individus qui ne sont pas simplement menaces de pau­vrete, ou d'injustice, mais qui sont tout simplement « de trop ».

C'est la Ie comble de l'irrepresentable, parfaitement reciproque : lasociete n'est plus representable pour cette classe qui ne peut plus yvoir la source de son existence; cette classe n'est plus representablepour la societe, qui ne sait litteralement plus qu'en faire. Elle doitdone disparaitre 2 •••

Cependant, nous dit Ogilvie, cette contradiction a ete d'unecertaine fac,:on masquee par les effets de la lutte politique qui en aattenue les effets (dans la forme de ce que j'appelle de mon cotela construction de l'Etat national-social, comme reponse institu­tionnelle aux revoltes et aux revendications organisees du mouve­ment ouvrier 3) ou qui a tente de les abolir atravers des revolutionscommunistes :

Pendant deux siecles, pourtant, et par un effet particulierementpervers, cette beance symbolique demeurera dissimulee aux yeux,sous I'effet de la valarisation inverse de la violence progressisteou revolutionnaire, « accoucheuse de l'histoire », qui transfarmeratendanciellement en strategie guerriere et en affrontements per­sonnalises (les riches et les pauvres, les dominants et les domines)done parfaitement re-presentables dans Ie theatre du soi, cettecontradiction martelle entre l'universel et Ie particulier specif1queau systeme de la grande industrie 4••.

C'est donc par-dela tout ce cycle de violences et de contre­violences (dans la forme d'une « guerre civile », a la fois reelle et

1. B. Ogilvie, « Violence et representation », art. cit., p. 126.2. Ibid., p. 127.3. E. Balibar, « Exclusion ou lutte des classes », Les Frontieres de fa demo­

cratie, op. cit., p. 191 sq. (et plus recemment, « Uprisings in the Banlieues»­version franc,:aise dans Lignes, n° 21, novembre 2006 (nouvelle serie)).

4. B. Ogilvie, « Violence et representation », art. cit., p. 129.

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symbolique) que surgit un exces de violence, ala fois subie et exercee,« retournee », dans laquelle se superposem les effets de rationaliteeconomique et d'effondrement de la signification sociale :

Tout se passe aujourd'hui comme si les pouvoirs politiqueset economiques, voire administratifs, pensaient pouvoir se per­mettre d' entrer enfin dans une gestion tranquille des choses (les« ressources humaines " etant comme des choses en proie a la « de­localisation", a la perte d'usage, c'est-a-dire d'emploi, a I'inter­nationalisation ou mondialisation de taus les ressorts economi­ques, du contr61e des « flux" de production et de consommation,etc.). Aceci pres que cette violence inou'ie suscite d'un meme mou­vement son correIat, son reflet inverse, cette autre violence stochas­tique, muette, sans revendications ni adresse [... J ~ais qui est unesorte de reaction immunitaire a 1'egard de la precedente, et qu'onappelle aujourd'hui « la violence ", violence urbaine, violence desbanlieues, violence ethnique, etc., mais dont tous ces qualificatifsqui tentent de la localiser [... J ne doivent pas faire oublier qu'elleest avant tout rejet immediat, implicite, inconscient, des effets di­rects ou indirects de la violence de I'ordre mondial [... ] essentielle­ment un dsultat, extremement sophistique, d'une histoire socialeet politique, un point d' aboutissement provisoire, et done unenouveaute I.

Car ce qu'on croit etre des reapparitions sauvages et antedilu­viennes de la violence, ce sont en realite des ftrmes nouvelles, desresultats directement lies au desinvestissement symbolique dessocietes industrielles dans lesquelles se repand l'idee que l'on peutenfin traiter les hommes, les « ressources humaines » comme deschoses [... ]. Ces formes nouvelles se caracterisent precisement com­me des sympt6mes du fait que les sujets ne sont plus confrontesa l'ordre des choses, mais identifies a lui 2 .••

C'est Ie reste (ou, selon la direction dans laquelle on voudracompter, l'excident) de cette gestion anonyme qu'Ogilvie idemifiea une « production moderne de l'homme-jetable », resultat sans

1. B. Ogilvie, « Violence et representation ", art. cit., p. 130.2.Ibid., p. 136.

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intentionnalite mais non sans logique d'un ensemble apparem­ment non coordonne de processus dont les uns relevent de la« societe» et les autres de la « nature» (ou de la « vie ») :

On peut dire que la logique contemporaine du marche [...J estune logique d'extermination indirecte et deleguee [oo.J ces massesde populations qui n'entrent pas dans les plans nationaux et inter­nationaux de production et d'echange, on les designe en Ameriquelatine du nom evocateur de « poblacion chatarra », population pou­belle, rebut, dechet 1.

B. Ogilvie semble parfois hesiter entre 1'idee que cette « pro­duction de 1'homme-jetable» represente la continuation de ceque Hegel avait designe camme Ie Pabel (la populace), rejete parla pauperisation aux marges de la representation, et l'idee qu'ils'agit de figures radicalement nouvelles, produites par la « loi depopulation» du capitalisme mondialise (ce que d'autres appellenten detournant une expression de Foucault, sa « biopolitique »).Mais la grande majorite des exemples qu'il invoque a1'appui decette idee d'une « extermination indirecte et deleguee » consistanta« abandonner aleur sort» (fait de catastrophes dites naturelles,de pandemies, de genocides reciproques, ou plus ordinairementde nettoyage periodique, aux frontieres troubles de la criminaliteet de sa repression, camme les meurtres d'enfants des fivelas bre­siliennes) les populations excedentaires sur Ie marche mondial(non sans que proliferent ala marge quelques operations de cau­verture humanitaire ou, au contraire, quelques entreprises d'ex­ploitation du materiel humain destinees arentabiliser l'exclusion:commerce d'organes, trafic d'enfants, etc.), vont dans la secondedirection.

Avec cette « pression fantastique de l'a-subjectivite », nous som­mes clairement aux antipodes de toute relation de pouvoir,telle que Foucault se proposait de la theoriser en insistant sur son

1. Ibid., p. 128. Zygmunt Bauman a recemment repris cette question surune grande echelle dans Ie cadre de sa phenomenologie de la « societe de flux »

(liquid society) : Vies perdues. La modernite et ses exclus [2004], n. fr. M. Begor,Paris, Payot, 2006.

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caractere dynamique, potentiellement reversible I. Nous sommesaussi en un lieu OU - temporairement peut-etre, mais route la dif­ficulte reside precisement dans 1'indetermination de cette tempo­ralite, dans la dude sans fin previsible de cette situation a la foismassive et critique, plus ou moins aisement cantonnee dans cer­taines regions de la planete - la revendication du droit ala poli­tique est devenue derisoire. Non parce que l'universalite de lacondition humaine n'y serait pas en jeu, ou n'y figurerait que l'ex­pression d'une rationalite dominatrice. Mais parce qu'il n'existepratiquement aucune possibilite pour les victimes de se penser etde se presenter en personne comme sujets politiques, capabIesd' emanciper l'humanite en s'emancipant eux-memes. C'est cequi fait que des masses d'individus peuvent contradicroirementincarner l'humain dans sa nudite la plus vulnerable,' et venir effec­tivement occuper la place de ce que l'exterminisme national­socialiste appelait des « sous-hommes » (Untermenschen). Serait-ceparce que certaines conditions historiques de l'emancipation nesont pas encore realisees ?Ou plutot parce qu'elles ne Ie sont plus,ayant ete « detruites » en meme temps que les conditions d'exis­tence sociales de ceux qu'elles concerneraient pourtant au premierchef? Et qu'en est-il, plus generalement, du rapport entre de tellespratiques d'elimination et 1'idee de violence structurelle? Laissonsprovisoirement ces questions de cote pour completer d'abord notreidee d'une concurrence entre des formes « ultra-objectives» et desformes « ultra-subjectives » de l'extreme violence.

Peut-etre 1'idee d'une forme de cruaute ultra-subjective n'a­t-elle elle-meme qu'un sens subjectif, une existence dans 1'imagi­nation, mais ce n'est pas, bien au contraire, une objection contrela necessite de la definir. Ce qui est en jeu ici, c'est en effet preci­sement l'idee qu'au sein de la subjectivite (et par consequent ausside l'intersubjectivite; nous puissions nous trouver confrontes aunpoint ou 1'intentionnalite devient si equivoque qu'il est impos­sible de decider si nous avons affaire a une volonte, meme per­verse, maligne, ou bien au surgissement, dans Ie « soi » lui-meme,

1. M. Foucault, « Le sujet et Ie pouvoir» [1982], dans Dits et Ecrits, t. IV,op. cit., p. 222-243.

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Premiere conference. Hegel, Hobbes, et La « conversion de La violence»

de cet element pulsionnel obscur que Lacan apres Freud appelait« la Chose» (das Ding), l'irrepresentable qui, au sein du sujet, estplus « reel» que la realite des objets eux-memes (c'est-a.-diremoins disponible, plus intraitable) 1. Pour s'en faire une premiereidee, il faut passer par des evocations cinematographiques ou lit­teraires, car il s' agit d' abord d' une structure fantasmatique. C'estla semence diabolique qui, dans Ie film de Polanski, Rosemary'sBaby, a. la fois comique et blasphematoire, s'incarne dans l'enfantde l'hero·ine, la chair malefique et malsaine de sa chair innocenteet delicate. Ou bien c'est Ie moment OU Ie personnage du romande Faulkner, Absalon !Absalon !, Miss Rosa Coldfield, « comprend »par un recours a. la mythologie ce qu'il y a d'incomprehensible oude surhumain dans la personne de son beau-Frere Sutpen :

Que ce Faust, ce demon, ce Belzebuth s' est enfui se cacher auregard fugitif et fulgurant que lui lan<;:ait Ie visage exaspere au-deElde toute patience de son Creancier, se cacher, se musser, dans larespeetabilite comme un chacal dans un tas de pierres, ainsi qu'ellecrut d'abord, jusqu'a ce qu'elle se rendit compte qu'il ne se cachaitpas, qu'il ne desirait meme pas se cacher, qu'il se livrait tout simple­ment a une frenesie definitive de mal et de malfaisance avant queIe Creancier ne Ie rattrapat, la prochaine fois, pour tout de bon - ceFaust qui apparut brusquement un dimanche, avec deux pistoletset une vingtaine de demons a ses ordres, scalpa de cent milles carresde terre un pauvre ignorant d'Indien 2 •••

Mais ces evocations doivent encore etre transposees de l'indivi­duel au coIIectif: elles quitrent alors definitivement Ie champ dela psychologie.

Les violences a. propos desqueIIes nous parlerons d'ultra-sub­jectivite ne relevent pas simplement de la haine communautaire.Elles ne relevent pas non plus de la revolte, meme lorsque celle-ci

1. J. Laean, Le Seminaire, Livre VII. L'ethique de La psychanalyse, J.-A. Miller(ed.), Paris, Le Seuil, 1986; et voir l'eclairant commentaire de Slavoj Zizekdans The Metastases ofEnjoyment. Six Essays on WOmen and Causality, Londres,Verso, 1994, eh. 4, p. 89 sq.

2. William Faulkner, Absalon!Absalon!, tr. fro R.-N. Raimbault, Paris, Gal­limard, 1953, p. 156.

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se manifeste dans la forme de ces violences qu'Ogilvie appelait« sans adresse », et donc aussi sans espoir de transformation dumonde tel qu'il est: desespoir conduisant ala destruction « aveu­gle », au terrorisme ou au fanatisme ideologique, meme s'ils sontaisement diabolises par leurs adversaires. Mais ce sont tout par­ticulierement les violences OU intervient Ie fantasme de 1'ani­malite, soit du cote des bourreaux, soit du cote des victimes : Iegenocide juif perpetre par les nazis et quelques autres, l'extermi­nation des Indiens americains apres la conquista et les fantasmesde jouissance dont elle s'est souvent accompagne 1. Des pratiquessemblables ont accompagne toute l'histoire de l'esclavage auxAme­riques et ailleurs. Aucune difference de nature n'est reperableentre ces formes de cruaute et celles, tout aussi ritualisees, que lesnazis et particulierement les 55, ont exercees. Lanimal « feroce »double de 1'homme est ici un bon representant de la « chose»ultra-subjective. Dans l'article que je citais plus haut, Fethi Ben­slama parle de « de-corporation », de « de-propriation », de « des­affiliation» des individus pour decrire une volonte de puissancequi tend non pas simplement achasser des individus ou des grou­pes hors de leurs communautes de naissance ou d'institution, na­tion ou cite, mais hors de l'espece humaine, qui les precede ou lesconditionne toutes. D'OU l'etayage de cette cruaute sur les formesles plus elementaires de la relation interhumaine : la sexualite bienentendu, mais plus generalement l'ensemble des differences an­thropologiques fondamentales qui tout a la fois constituent etdivisent l'espece humaine (sexe et sexualite, age et autorite, langueet genealogie... ). Et de citer tous ces exemples de voisinageangoissant entre la jouissance et la brutalite qui nous sont desor­mais trap familiers, sans qu'il soit bien certain pour autant quenous en ayons exactement saisi la portee, ou que nous compre­nions ce que signifie leur recurrence au ccrur de la « civilisation»

1. Rafael Sanchez Ferlosio rapporte que les conquistadores elevaient des « racesnobles» de chiens dotes de grands noms et de genealogies paraileJes aux leurs,avec lesquels par consequent ils s'identifiaient eux-memes, et qu'ils dressaient a~chasse aux Indiens consideres comme du gibier «< Lkhez les chiens. Prelude au500' anniversaire de la decouverte des Ameriques », tr. fr. J. Lacor, dans LesTemps modernes, n° 509, decembre 1988).

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(camme dans Ie cas des guerres de Yougoslavie) : des instituteursegorgent leurs propres eleves, des tortionnaires forcent leurs pri­sonniers as'emasculer les uns les autres, ou violent les femmes dugroupe adverse pour les forcer aengendrer leur propre ennemi ...sur Ie fond d' une destruction generalisee des symboles ou desmonuments herites de l'histoire multiculturelle 1. Comme s'ils'agissait d'eradiquer Ie symbolique lui-meme, au sens elementairede ce qui « lie» par l'articulation des differences constitutives deI'humain.

Tels sont les symptomes qui canduisent Benslama ase deman­der en termes psychanalytiques - reprenant une suggestion deDerrida 2 - s'il ne faudrait pas depasser Ie modele freudien d'une

1. Louise L. Lambrichs, « Un aspect particulier du nettoyage ethnique »,

Ie Monde, 30 mai 1996.2. « Qu'on assigne Ie mot cruaute a son ascendance latine, c'est-a-dire a une

si necessaire histoire de sang verse [... j, du crime de sang, des liens du sang, ouqu'on l'affilie a d'autres langues et a d'autres semantiques (Grausamkeit, parexemple, c'est Ie mot de Freud), sans lien a l'epanchement de sang, cette fois,mais pour nommer alors Ie desir de faire ou de se faire souffrir, voire de torturerou de tuer, de se ruer ou de se torturer a torturer ou a ruer, pour prendre unplaisir psychique au mal pour Ie mal, voire pour jouir du mal radical, dans tousces cas la cruaute serait difficile a determiner ou a delimiter [... J aucun autrediscours - theologique, metaphysique, genetique, physicaliste, cognitiviste,etc. - ne saurait s'ouvrir a cette hypothese. Ils seraient toUS faits pour la reduire,I' exclure, la priver de sens. Le seul discours qui puisse aujourd'hui revendiquerla chose de la cruaute psychique comme son affaire propre, ce serait bien cequi s'appelle, depuis un siecle a peu pres, la psychanalyse [... j. Cette question[qu'il faut alors poser a la psychanalyseJ ne sera pas: y a-t-il de la pulsion demort (Todestrieb), c'est-a-dire, et Freud les associe regulierement, une pulsioncruelle de destruction ou d'aneantissement? Ou bien encore: y a-t-il aussi unecruaute inherente a la pulsion de pouvoir ou de maitrise souveraine (Bemachti­gungstrieb) au-dela ou en de<;:a des principes [... j de plaisir ou de realite? Maquestion sera plutot, et plus tard : y a-t-il, pour la pensee [... J psychanalytiquea venir, un autre au-dela [... J qui se tienne au-dela de ces possibles que sontencore et les principes de plaisir et de realite et les pulsions de mort ou de mai­trise souveraine qui semblent s' exercer partout OU de la cruaute s' annonce ?Autrement dit [... J peut-on penser cette chose apparemment impossible [... Ja savoir un au-dela de la pulsion de mort ou de maitrise souveraine, donc I'au­dela d'une cruaute, un au-dela qui n'aurait rien a voir ni avec les pulsions niavec les principes?» (J. Derrida, Etats d'ame de fa psychanalyse. Adresse auxEtats-Genhaux de fa psychanalyse, Paris, Galilee, 2000, p. 10-14.)

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pulsion de mort situee « au-dela du principe de plaisir »pour penserune cruaute ou une capacite de destruction situee « au-dela de lapulsion de mort» elle-meme. Cette formulation en effet s'imposedes lors que nous ne nous occupons plus seulement du fascismeordinaire ou des formes ordinaires du fascisme, si repandues ilfaut bien Ie dire au xxe siecle a l'echelle des Etats camme a!'echellemicropolitique, mais de leur limite 1. La violence dont nous par­Ions ici n'est donc pas cette violence autoritaire, meurtrihe etoppressive de la domination, qui accompagne les constructions etdestructions d'Etats, ou les guerres entre systemes sociaux diffe­rents (bien que les guerres coloniales et anticoloniales se situentsouvent sur cette limite). Mais, pour emprunter sa formulation aun autre psychanalyste, Andre Green, auteur d'une « psychana­lyse des cas limites », c'est celle qui releve de l'ideafisation de fahaine, ou de sa « sublimation» - un proces d'allure psychotiquequi, au niveau des comportements callectifs, a partie liee avec lavacillation de la figure de l'ennemi, qui est aussi bien la victimepotentielle que Ie persecuteur mimetique, ou l'Autre fetichise (com­me c'est Ie cas pour les imaginaires de « races », superieures ouinferieures) 2. Force est ici de canstater aujourd'hui qu'apres lachute du nazisme on s'est beaucoup trop precipite a affirmer quede tels exces ne pourraient surgir qu'une fois dans l'histoire de1'humanite, ou du moins qu'ayant une fois atteint leur paroxysme,ils ne pourraient plus se reproduire en raison de 1'horreur qu'ilsinspireraient (alors que sans doute cette horreur est infiniment voi­sine d'une fascination).

On voit pourquoi je parle de violence ultra-subjective: alorsmeme que des actions de cruaute camme celles qui realisent lesproces de « purification ethnique » sont organisees, font l'objet dedecisions, et donc d'une certaine fac,:on ont des auteurs ou des res­ponsables, presentant Ie melange habitue! de betise et de lichete,mais aussi de passions et d'ideaux, alors qu'on peut meme formel-

1. Gilles Deleuze et Felix Guattari, dans Mille Plateaux (Capitalisme et schi­zophrenie, II), Paris, Minuit, 1980, p. 356-357, ant parle de «micro-fas-cisme » : j'y reviens plus loin.

2. Andre Green, La Folie privee. PsychanaLyse des cas limites, Paris, Galli­mard, 1990, p. 287 sq. (<< Idealisation de l'amour - Idealisation de la haine »).

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lement leur assigner un but de domination ou de toute-puissance,la volonte qui les sous-tend n'est pas de l'ordre du projet politiquemais de la « chose ». On sait que le critere retenu par Lacan pouren diagnostiquer la presence est justement le fait que le « reel »auquel elle nous confronte ne releve pas de la perception empi­rique, mais de son inversion hallucinatoire, le manque ou le « trou »qui rompt ou interrompt la continuite symbolique du discours,de 1'histoire, ou de l'action, en « revenant a la meme place ». Cetteplace est ici identifiee a celle de la cruaute, meurtre ou torture 1.

Le sujet n'est ni le maItre ni le possesseur de cette « chose », il enserait plutot 1'instrument. Mais dans la plupart des cas que j'aimentionnes, la « chose» n'est pas differente d'un fetiche collectif,elle est, en d'autres termes, une identite (nationale, religieuse,raciale) qui est a la fois completement idealisee et absolumentreifiee. C'est donc la « propre identite » du sujet qui devient pourlui et pour tout ce qui tombe sous son emprise une force tyran­nique, ou, si I'on peut risquer une telle tautologie, c'est une iden­tite identique asoi, dont il est persuade qu'elle existe en lui de fa<;:onexclusive, ou qu'elle le « possede » en y representant en memetemps l'humain comme tel (ou la forme superieure de 1'humain,c'est-a-dire le plus souvent la virilite). De sorte que sa presence enexclut toute alterite, commande sa propre realisation au prix, s'ilIe faut, de I'auto-annihilation du sujet, par l'elimination de toutetrace d' alterite et donc de toute « multiplicite interne », de toutediffirance du soi (du « nous ») et de ses autres sans lesquels il neserait pas lao Vne telle identite, et bien entendu Ie sujet qui lui estassujetti, sont exactement dans la position ou la propre mort estpreferable a tout melange, commerce, metissage dont la menaceest fantasmatiquement per<;:ue comme pire que la mort. Ce quin'empeche que la premiere mort qu'elle recherche par une conti­nuelle fuite en avant soit celle de nombreux « autres » irrealisespar leur confrontation avec le reel hallucinatoire de la Chose, et

1. « Le reel, c' esr ce qui revient wujours ala meme place, acette place OUIe sujet en tant qu'il cogite, OU la res cogitans ne Ie rencontre pas. » (J. LacanLe Seminaire, Livre XI. Les quatre concepts fimdamentaux de la psychanalyse,J.eA. Miller (ed.), Paris, Le Seuil, 1973, p. 49.)

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qui ne cessent pourtant de revenir a la place impossible qu'elledessine 1.

Et voici la question que je voudrais maintenant poser: memesi par definition il n'y a pas de forme unique ni pour la violenceultra-objective ni pour la violence ultra-subjective (dont 1'unepasse par 1'inversion du principe d'utilite et la transformation desetres humains, non en marchandises utilisables, mais en dechetsjetables, et l'autre par 1'installation a la place de la volonte dessujets d'une figure fetichisee du « nous » reduit a1'homogeneiteabsolue), ni aftrtiori une forme unique de leur surdetermination,peut-on proposer quelque chose comme une topique ou un dia­gramme qui permettrait d'en interpreter les rencontres? Ce seral'objet de la prochaine conference.

1. ]e me souviens roujours d'une conversation que Michael Lowy et moieumes a Pontevedra en 1992 a l'occasion de la Semana Galega de Filosofia(consacree cette annee-Ia au theme « Filosofia e Nacion ») avec un philosophede Zagreb (qui s'appelait, je crois, Ie Professeur Franjo Zenko) : apres qu'il nouseut explique que I'essence de la « philosophie croate » etait la resistance a l'im­perialisme serbe, nous lui avions demande de queUe fa<;on se differenciait unSerbe d'un Croate. « Chacun sait ce qu'il est », nous repondit-il. « Mais, objec­tames-nous, que faites-voliS des (nombreux) enfants de couples "mixtes",serbo-croates? » « Ils doivent choisir. » « Et s'ils ne Ie peuvent, ou ne Ie veu­lent? », insistames-nous. « Alars ils ne sant rien. » Nous aurions voulu lui rap­peler quelques cas historiques dans lesquels ceux qui « ne sont rien » ont Iemauvais gout d'etre la quand meme, et ce qui leur etait advenu. Mais a quoibon?

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2. Deuxieme conference

Une violence « inconvertible» ? Essai de topique

Resumons Ie parcours qui vient d'etre effectue. Nous sommespartis d'une question concernant Ie rapport entre differentes re­presentations du role de la violence dans l'histoire et differentsconcepts de la politique, sur Ie fond de la difficulte qu'il y a aassocier la politique (en tant que pratique) et 1'histoire (en tantque proces) au moyen d'une conception du progres qui impliqueIe caractere « convertible» de la violence. Levidence d'aujourd'hui(probIematique, comme toutes les « evidences»), ce n' est pas Ieprogres mais Ie retour cyclique d'un affrontement global entreune violence « anarchique », plus ou moins « intentionnelle », etla contre-violence, en particulier sous une forme etatique. Certesla notion de progres, elle-meme divisee entre plusieurs modeles,n'est que 1'une des fac;:ons possibles d'articuler politique et histoirede fac;:on transcendantale (au niveau de leurs conditions de possi­bilite). Mais elle est priviIegiee parce qu'elle exprime pour nousl'essentiel du point de vue de la modernite, forme apartir de laphilosophie des Lumieres et des revolutions « bourgeoises» de lafin de l'age classique.

Dans une serie de textes, Immanuel Wallerstein a developpesur ce point une hypothese simplificatrice qui est aussi tres eclai­rante. Pour lui « 1'ideologie » est comme telle un genre de discourstypiquement moderne, qui surgit en reaction aux deux evene­ments « revolutionnaires » de la fin du XVIIIe siecle - la revolu­tion industrielle partant d'Angleterre et la revolution politique

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democratique partant des Etats-Unis et de France -, et se pre­sente sous la forme de trois varietes concurrentes, pratiquementcontemporaines (les noms memes qui les designent aujourd'huiencore ayant ete inventes au generalises dans les premieres de­cennies du XIXe siecle) : « conservatisme », « liberalisme » et « socia­lisme». Ce qui les caracterise, c'est de prendre pour acquise l'ideede changement hisrorique irreversible par opposition a celle de sta­bilite (au d'instabilite cyclique revenant periodiquement a la sta­bilite) dominante dans Ie monde pre-revolutionnaire desormaisrenvoye a « 1'ancien regime» politique et social, mais d'y reagir partrois strategies divergentes. Le progres apparait en ce sens commela norme: c'est la « vision du monde» qui constitue Ie fondcommun des trois ideologies. Mais il appelle trois attitudes diffe­rentes : certains (les conservateurs) veulent lui resister, en limiterau en ralentir les effets autant que possible pour preserver« 1'ordre » traditionnel des societes (en particulier ses hierarchieset ses valeurs morales), d' autres (les socialistes) veulent l'accelererde fa<;:on volontariste, au Ie prolonger au-dela de ses premiersobjectifs (en paniculier pour ce qui concerne 1'egalite), inscri­vant en quelque sane une seconde revolution dans la premiere.Quant au liberalisme, qui occupe la position de pivot, c'est pre­cisement Ie discours qui affirme la normalite du progres commetelle, en se proposant simplement de 1'accompagner (c'est-a-direde Ie liberer de route entrave « anificielle ») par une reforme per­manente de l'ancien au profit du nouveau 1. Il en resuire que si lestrois ideologies modernes expriment des forces distinctes et, plusprofondement, des tendances structurelles a l'interieur d'un seul« systeme-monde » que leur confEt permet de reguler, routes (ycompris Ie marxisme, en tant que variante radicale a 1'interieurde la tradition socialiste) se ramenent en derniere analyse au

1. 1. Wallerstein, «Trois ideologies ou une seule? La problematique de lamodernite ", Geneses, n° 9, ocwbre 1992, p. 7-24. Voir aussi id., L'Apres-libera­lisme. Essai sur un systeme-monde areinventer [1996J, tr. fr. P. Hutchinson, LaTour-d'Aigues, CAube, 2003. II est interessant de confronter cette typologie aveccelle que propose Reinhart Koselleck dans son ouvrage desormais classique, LeFutur passe: contribution a fa semantique des temps historiques [1979], tr. fr.J. Hoock et M.-C. Hoock, Paris, EHESS, 1990.

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liberalisme, qui presente sous une forme « pure» Ie progres commeIe principe d'articulation de I'histoire et de la politique. Ou, sil'on prefhe - de meme que la « democratie », dans une certainetradition de philosophie politique a. laquelle avait adhere Ie jeuneMarx, est la « verite de toutes les constitutions» -, Ie liberalismeest la « verite» de toutes les ideologies. II figure donc deux foisdans Ie tableau: comme une ideologie parmi d'autres et com­me l'expression de leur fonds commun (leur « problematique »,aurait dit Althusser). Sans adopter necessairement tous les pre­supposes de cette analyse (en particulier pour ce qui concerne lafonctionnalite du systeme des ideologies par rapport au World­System capitaliste), nous pouvons en tirer benefice pour acere­diter une these au moins negative: c'est justement Ie fondscommun des ideologies de la modernite incarne dans une repre­sentation du progres a. laquelle Ie liberalisme donne son expres­sion « dominante » qui se trouve remis en question par certainesdes « evidences» de la mondialisation actuelle (c'est-a.-dire, toutala fois, des nouveautes qu' elle produit, et des contradictions oudes violences tres anciennes dont elle accroit la visibilite, en tantque regime nouveau de communication et de circulation desimages).

En designant hypothetiquement du nom de « civilite» l'en­semble des strategies politiques (et des conditions de possibi­lite de la politique) qui repondent au fait que la violence, sousdiverses formes, excede toujours la normalite, je n'avais evidem­ment aucune certitude de pouvoir lui faire correspondre autrechose qu'une question, eventuellement destinee a demeurer sansreponse. C'est pourquoi j'ai dli prendre Ie detour d'un appro­fondissement de certaines conceptions concernant Ie rapport entrepolitique et violence, en me referant a Hobbes et a Hegel nonseulement comme a. deux discours caracteristiques des momentsde la modernite qui precedent et suivent immediatement lagrande rupture revolutionnaire affectant la representation deI'histoire, mais comme a. deux problematiques dont les tensionsinternes se prolongent, ou conduisent a. de nouvelles interroga­tions dans notre actualite. Si cavalier qu' ait ete notre parcoursde Hobbes, il suggere qu'on peut operer une lecture symptomale

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de la fac,:on « imparfaite » dont il traite son propre dualisme dela nature et de l'artificialite politique : en ne cessant d'empieterl'une sur l'autre, les deux regions (ou les deux « etats ») dessi­nent un emplacement ni completement naturel ni purementjuridique dans lequella violence des passions et des volontes depouvoir fait retour comme ce que la rationalite juridique nesuffit pas a supprimer une fois pour toutes I. Cette zone limiteaux contours et au statut incertains est celle dans laquelle seproduit de 1'historicite au sens propre, sous la forme cycliquedes revolutions et des contre-revolutions, et plus generalementdes desordres ideologiques (en particulier, aux yeux de Hobbes,religieux) et des restaurations de l'ordre politique (d'autant plusstable qu'il est mieux anere dans un mecanisme de representa­tion de la multitude et de souverainete juridique)'. On pourraitla designer ainsi comme la frontiere du poLitique, ou Ie point derebroussement d'une politique confrontee a ses propres condi­tions de possibilite. La fonction souveraine de l'Etat en tantqu' arbitre de toutes les differences et des conflits d'interets ausein de la societe civile, OU se trouve deja prefiguree la notionweberienne d'un « monopole de l'usage de la force legitime »,prend alors inevitablement l'aspect d' une contre-vioLence pre­ventive qu'il s'agit d'exercer par divers moyens contre les ten­dances « naturelles» de la societe elle-meme, ou de sa part« refoulee » et menac,:ante. C'est bien entendu cet aspect antino­mique de la conception du pouvoir qui explique Ie retour aHobbes, l'actualite de sa pensee dans la conjoncture contem­poraine, alors meme que les conditions historiques de saconstruction de 1'Etat « representatif» semblent completementperimees 2. Mais c'est aussi Ie fait que Hobbes ramene l'articula­tion du pouvoir et de la violence en quelque sorte en dera du« grand recit » progressiste auquel Hegel donnera 1'une de sesexpressions les plus achevees, qui Ie fait entrer en resonance avec

1. Ce theme d'abord expose dans la preface du De Cive revient dans IeLeviathan sous une forme plus demonstrative, en particulier au chapitre 29 sur« Les causes qui affaiblissent Ie Commonwealth et tendent asa dissolution ».

2. Cf Lucien Jaume, Hobbes et I'Etat representatifmoderne, Paris, PUF, 1986.

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ce que nous eprouvons aujourd'hui comme « la decadence del'idee de progres » 1.

Mais l'inten~t d'une relecture de Hegel, comme j'ai essaye de Iemontrer, va tres au-dela d'une presentation sophistiquee de laconception « progressiste » de l'histoire (laquelle inscrit incontes­tablement Hegel dans la tradition liberale, sur Ie versant qui faitde l'Etat de droit Ie mediateur de la complementarite entre lesdifferentes « fonctions » sociales). Car la presentation dialectiquede l'idee de progres, ou mieux la demonstration dialectique de sanecessite, suppose que Ie progres n'existe que comme negationimmanente de ses contraires. La loi du progres ne domine l'his­toire que si l'histoire est Ie proces de conversion de la violence, quiopere sa transformation (ou sa « sublimation ») en pouvoir insti­tutionnel, et dote ainsi Ie droit et l'Etat d'un contenu spirituel etd' une legitimite qui depasse Ie simple fait de la domination. C'estpourquoi j'ai insiste aussi lourdement sur Ie fait que la grandeurde la construction hegelienne (et au-dela de Hegel, de l'idee dia­lectique qu'il transmet a ses successeurs, a charge pour eux de lareformuler en l'appliquant a de nouveaux objets) ne se separe pasd'une reconnaissance de la violence des conditions de la politiqueet de sa « continuation» au sein de l'institution. Le problemepour Hegel n'est pas de supprimer ou de reprimer la violence (ouil ne l'est que secondairement, pour les formes les plus « anar­chiques », qui sont a ses yeux non « politiques »), mais de consti­tuer la puissance de l'Etat en tant que « fin» immanente duprogres historique a travers la conversion de formes de la violencequi paraissent d'abord inconvertibles.

C'est pourquoi toute l'interpretation de la philosophie hege­lienne se joue dans la confrontation entre Ie dispositif conceptuel

1. II n'est pas Ie seul, bien emendu. La comparaison serait ici avec Nietzsche,et surtout avec Freud (Cf Georges Canguilhem, «La decadence de I'idee deprogres », dans Revue de Mhaphysique et de Morale, 1987, vol. 92, n° 4, p. 437­454). Cette « decadence» est aussi, inevitablemem, une remise en question duvecteur de « lai'cisation » auquel Weber avait donne Ie nom de « desenchame­mem du monde » (cf Giacomo Marramao, Potere e secolarizzazione. Ie cate­gorie del tempo, Turin, Bollati Boringhieri, 2005, en particulier les chapitres 2(<< Tempo e rivoluzione ») et 6 (<< Tempo della norma e tempo dell'eccezione »).

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et symbolique dont dIe se sert pour penser cette conversion (lanegation de la negation, la temporalite du « depassement » desfigures par leur violente autodissolution, les allegories de la scene,du tribunal et du sacrifice), et la restriction qu'elle impose aprioriala reconnaissance des formes de la violence historique pour pou­voir en preserver la signification teleologique. Cette restriction estd'autant plus interessante qu'dle n'est pas dissimulee mais (commenous l'avons rappde en citant Ie commentaire de Bertrand Ogil­vie) passe par une analyse des confEts contemporains qui se si­tuent de part et d'autre d'une ligne de demarcation - elle-memepolitique - entre ce qui est « politique » et ce qui ne l'est pas, oune represente qu'un reste d'empiricite et de contingence 1. Hegdne recule jamais devant l'articulation au politique de la violencehistorique, individuelle ou collective, si meurtriere'soit-dle, maisa la condition qu'elle puisse servir un but, qu'elle constitue Iemoyen d'instituer un ordre, de produire une constitution pour Iepeuple qui, historiquement, exprime son interet dans la forma­tion d'un Etat. Et par consequent il ne retient que cette violencequi peut etre consideree (ou dont il decrete) qu'dle finira par inte­grer la constitution du peuple et de l'Etat al'histoire universelle,dans les formes allegoriques du drame, du proces et de la conse­cration. C'est en ce point que, mettant en question la pretentiondu philosophe a lire Ie sens qui se trame « dans Ie dos » de l'his­toire, nous pouvons nous-memes avancer la proposition inverse:c'est precisement Ie fait de conferer une « signification univer­selle» ala violence (au bout du compte la signification d'indiquerla « differentielle » du temps historique lui-meme) qui permet deposer par avance la convertibilite de la violence politique - aurisque de denier, de marginaliser et d'assigner comme un simpleresidu « empirique » toutes les formes de violence, si massives, sidurables, si insupportables soient-elles, qui demeurent irreduc­tibles aune telle universalisation.

1. II est evidemment tres frappant que, pour Hegel, ceux dont ['existenceest vouee aux « hasards » de ['existence, c'est-a-dire a son incertitude et a soninsecurite radicale, soient en meme temps charges de representer la part decontingence irreductible de la theorie sociale et politique.

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Prenons donc bien garde a ceci : il y a dans Ie scheme hegelienun double niveau de lecture possible. Nous pouvons nous en te­nir aux noms qu'il donne a ses objets theoriques (et qui ont bienentendu aussi immediatement une signification politique) : les« peuples », « l'Etat », au profit de qui doit s'effectuer la conver­sion dialectique de la violence. Mais nous pouvons aussi (car nousavons Ie benefice de venir apres tout un cycle de « renversements »ou de transpositions de la dialectique) imaginer des possibilites desubstitution: en particulier, dans une perspective marxiste, cellequi ferait passer Ie proletariat a la place du peuple et la revolutiona la place de ['Etat. Une telle substitution permet de faire entrerdans Ie proces dialectique (voire de situer en son centre meme) ceque Hegel pour sa part en avait exclu, ou n'avait loge que sur sesmarges incertaines. Elle permet du meme coup de lever certainesdes restrictions qu'il impose a la definition de la violence « histo­rique» en vertu de son postulat de convertibilite I. Mais au fondelle ne change rien a la nature du partage. Certaines des violencesexercees ou subies par ceux que Hegel exclut du proces dialec­tique vont se trouver non seulement reconnues, mais elevees aurang de « moteur de l'histoire » (la lutte des classes), mais cettereconnaissance (dont on se gardera de sous-estimer la significa­tion politique) aura pour contrepartie la designation d'autres mar­ges, Ie trace d'un autre partage de forme semblable, excluant dusens de l'histoire les violences qui n'ont pas d'effet revolutionnaire(ou peut-etre, mais deja se manifeste ici une gene symptomatique,celles qui jouent Ie role d'obstacles a la revolution, ou de pheno­menes « contre-revolutionnaires ») 2.

1. Cf J. Derrida, « Violence et metaphysique », L'ecriture et La diffirence,op. cit., p. 195.

2. On pense evidemment a l'omission systematique des violences liees aladomination hommes/femmes dans Ie schema historique du Manifeste (almsque les deux formes de domination liees ala propriete et ala sexualite etaientmentionnees en parallele dans la tradition « romantique» du socialismeutopique). Leur inclusion, toutes autres causes etant pour 1'instant negli­gees, aurait remis en question la linearite du schema d' evolution des modesde production vers une « simplification des antagonismes ». II est tres in­teressant egalement de constater que Ie passage opere par Marx de la no­tion employee par Hegel pour designer les exclus de la societe bourgeoise,

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Ce qui peut servir ici de fil conducteur (et qui prefigure aussiun aspect crucial de toute discussion sur les strategies de « civi­lite») c'est la fonction structurale conferee par Hegel, non seule­ment aux passages entre I'inconscience et la conscience, la moraliteet Ie crime, impliques comme nous l'avons vu dans Ie processus dela conversion, mais aux passages entre la sphere « privee » et lasphere « publique ». Ce dispositif est lui aussi susceptible de varia­tions, mais il suggere d'emblee que les formes de violence typi­quement inconvertible d'un point de vue hegelien sont celles quidemeurent enfermees dans la sphere privee sans possibilite de tra­duction ou de representation dans Ie domaine public, mais aussicelles qui se dechaineraient dans l'espace public sans possibilited'enracinement dans l'existence privee 1. Ceci est lie, sans doute,au fait que la figure de pouvoir en vue de laquelle s'opere la conver­sion de la violence historique est en fait I'Etat national, ou dumoins cet Etat post-revolutionnaire qui est en train de trans­former la nation en acteur de I'histoire universelle. En memetemps qu'une elimination de la contingence, la conversion de laviolence est aussi une integration de I'individu a I'histoire dumonde, mais par I'intermediaire de son appartenance ala nationet de la « civilite» qu'elle requiert de lui. La subsomption del'existence privee sous l'existence publique est Ie scheme conduc-

victimes de la pauperisation et danger potentiel pour l'ordre social, Ie PabeL(populace), au «proletariat» des ectivains socialistes, s'est presque aussitotaccompagne de la reference negative au LumpenproLetariat presente commel'element contre-revolutionnaire « au sein du peuple ». Ce point a ete releve enparticulier par Jacques Rancihe (Le PhiLosophe et ses pauvres, Paris, Fayard,1983), qui en a fait Ie ressort de sa deconstruction de la« theorie» marxienneen tant que reconduction des privileges du « philosophe-roi ».

]. Ces deux possibilites antithetiques qui expriment aussi a leur fa'ron Iepresuppose teleologique hegeIien sont illustrees par deux moments-des, obs­curement lies entre eux, de la PhenomenoLogie de l'esprit, qui ont des prolonge­ments a travers route I'oeuvre de Hegel: Ie moment du sacrifice d'Antigone(qui illustre - apartir du confEt des deux sexes - la violence exercee et subiepar une individualite qui revendique absolument un droit « prive » contre Iepouvoir public) et Ie moment de la « Terreur » revolutionnaire (qui illustre - apartir d'une lecture ultra-rousseauiste du jacobinisme - la violence autodes­truetrice d'un deIire politique ou I'individu de la societe civile s'abolit entiere­ment devant Ie ciroyen).

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teur de cette appartenance. 11 se pourrait alors que les pheno­menes de violence « inconvertible» qui se rattachent a la mon­dialisation, ou dont celle-ci generalise les conditions (qu'il s'agissede genocides et d'ethnocides ou de production d'hommes eco­nomiquement jetables), tirent leur caractere « impolitique» ou« anti-politique » d'un court-circuit entre les extremes: d'un coteremettant en question la primaute de la nation, c'est-a-dire laforme de « subjectivite» collective au moyen de laquelle elle« interpelle » les individus pour les inscrire dans Ie proces de 1'uni­versalite historique (Ie patriotisme, Ie civisme) ; de l'autre revelanttoute une famille de comportements et de conditions d'existencequi ne sont a proprement parler ni publics ni prives, mais s'inscri­vent dans une zone grise ou la reconnaissance de 1'individualiteperd ses regles et ses noms. Peuples, sujets, citoyens, territoires,etats-civils : sans disparaitre purement et simplement, ces cate­gories de la politique « normale » - au moins pour une certaineperiode historique et pour une certaine region du monde - sedecouvrent etrangement impuissantes a configurer Ie « tout ».Gardons a l'esprit cette idee de court-circuit entre des extremes,dont nous allons essayer de faire usage a nouveau, en reprenant leschoses au point ou nous avait amenes notre esquisse d'une pheno­menologie de la cruaute.

*

Lhypothese que j'ai formulee d'une dualite tendancielle desformes de la cruaute n'a evidemment d'interet que si, outre lapossibilite de decrire une multiplicite de situations empiriquesheterogenes, elle fournit les elements d'une articulation. C'est cequ'il s'agit maintenant de mettre a 1'epreuve. Pour justifier 1'ex­pression de « violence ultra-objective », j'ai evoque des situationsqui comportent une pauperisation de masse, ou des populationsentieres glissent du « faire vivre» au « laisser mourir» 1 parce

1. M. Foucault, « Faire vivre et laisser mourir : la naissance du racisme "[1976], dans II faut deftndre fa sociite. Cours au College de France 1975-1976,Paris, Gallimard/Le Seuil, « Hames Etudes ", 1997.

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qu'elles sont devenues « superflues » ou « excedentaires », de sorteque leur presence ne rentre plus - du point de vue meme de lareproduction des conditions capitalistes, et donc de ses fonction­nalites - dans Ie cadre de ce que Marx avait appele « 1'armeeindustrielle de reserve» et qu'il avait rattache au concept d'une« surpopulation relative» creee et entretenue par les cycles « attrac­tifs et repulsifs» de l'accumulation 1. II s'agirait plutot d'une« surpopulation absolue », dont l'elimination procede de moyensvaries: ecologiques, biologiques, terroristes et contre-terroristes,genocidaires, qui ont en commun de reduire les etres humains ala condition de choses, en commen<;:ant par supprimer leur indi­vidualite et en les traitant comme des quantites de « pieces» re­siduelles 2. Pour justifier l'expression symetrique de « violenceultra-subjective », j'ai insiste sur un autre aspect des processusgenocidaires (dont les guerres de Yougoslavie avec la systematisa­tion du « nettoyage ethnique » viennent de redonner 1'exemple),ou ce qui compte n'est pas tant la dimension de masse (encorequ'elle soit latente dans Ie fait que la recherche de l'ennemi absolune peut jamais se fixer de limites), que la representation fantasma­tique de l'Autre comme menace de mort operant de 1'interieur dela communaute : comme si un Etranger inassimilable avait penetreIe Soi (ou Ie Meme), qu'il faut en arracher violemment pour Ie« purifier» de ce qui Ie souille, au risque de sa propre destruction(car la mort est preferable al'adulteration) 3. J'ai insiste sur Ie faitque ces « passages a1'acte » dont nous savons maintenant qu'ilssont recurrents dans 1'histoire, sans fin previsible, et qu'ils peu­vent se justifier par differents discours communautaires (natio­naux ou ethniques, donc « raciaux », bien sur, mais aussi religieuxou socio-politiques) impliquent toujours une idealisation de lahaine, ou encore son elevation aune dimension « mythique ». II

1. K. Marx, Ie Capital, Livre I, op. cit., ch. XXIII, p. 705 sq.2. On sait que les nazis designaient les individus rassembles dans les camps

d'extermination par ce vocable: Stucke, qui s'applique anouveau exactement ala modalite sous laquelle Ie capitalisme mondialise procede aI'elimination desa population superflue.

3. Voir Ie livre de Liisa Malkki sur les camps de refugies de l'Est africain,Purity and Exile, University of Chicago Press, 1995.

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est tres frappant que les pratiques de meurtre et de torture danslesquelles Ie corps de l'ennemi est poursuivi par-dela la mort elle­meme (la « simple mort »), soient souvent associees a un fantasmede bestialite, OU non seulement les limites de l'humain sontbrouillees, mais OU il devient difficile de savoir si la projection del'animalite concerne d'abord la victime ou Ie bourreau (le chasseet Ie chasseur), ou les deux a la fois 1.

Lune des raisons majeures que naus avons de recourir au mot« cruaute» n'est pas simplement Ie fait qu'il connote l'extreme(car de ce point de vue il y a toute une gamme de denominationspossibles dans chaque langue, dont aucune a la rigueur n'estjamais suffisante, ou ne resiste a l'usure des enonciations patheti­ques). Mais c'est Ie fait que nous devons trouver un nom danslequel s'entende immediatement l'ambivalence de la relation entreles deux formes, leur superposition et leur heterogeneite « 10­gique ». Cette ambivalence hante toujours l'idee de cruaute, parcequ'on ne sait jamais si la cruaute est « trop humaine » ou « inhu­maine », si elle est personnelle ou impersonnelle, dotee ou nond'un « visage» 2. S'il nous faut, j'en suis convaincu, maintenir queles fOrmes de la violence ultra-objective et ultra-subjective ne seconfOndent ni conceptuellement ni pratiquement, et qu'aucune ence sens n'est la raison ou la cause ultime de l'autre, « determinanteen derniere instance », il n'en faut pas moins reconnaitre quetoute une serie de phenomenes dans notre experience historique,en paniculier Ie racisme lorsqu'il co'incide avec Ie dechainementd'une violence inconvertible, superposent les deux formes ou circu­lent entre elles.

Mais ce qui, plus que tout, sans doute, contribue a engendrerune telle ambivalence, c'est Ie fait que la distinction meme du

I, C'est Ie cas aussi bien pour la cruaute des conquistadores espagnols quepour celie de I'armee franc,:aise d'Afrique, celie des 55, celIe des genocidaires deBosnie et du Rwanda, etc.

2. II y aurait toute une phenomenologie du visage de la cruaute, qui peutetre dit « defigure par la haine » ou au contraire s'effac,:ant dans « l'impassibi­lite ». Deleuze s'interroge sur ces basculements dans sa Presentation de Sacher­Masoch (Paris, Minuit, 1967), et dans Mille Plateaux (avec F. Guattari), op. cit.,ch. 7, « Annee Zero - Visageite », p. 295 sq.

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« sujet» et de « l'objet» vacille dans l'experience limite de lacruaute. Lexd~s d'intentionnalite qui se manifeste dans 1'execu­tion des programmes genocidaires de meurtres et de tortures,d'autant plus qu'il est systematique et ritualise, traduit 1'assujettisse­ment du sujet, non seulement a un « ideal du moi », mais a une ins­tance impersonnelle qui Ie terrorise et substitue a sa decision celled'une chose interieure. La representation des etres humains commeaccumulation de dechets ou d'objets inutiles, qui accompagne lesprocessus d'elimination des surpopulations mondiales, est toujourshantee de son cote par des fantasmes de subjectivite hostile ou vic­timaire. Limportance des metaphores de 1'animalite dans Ie dis­cours de la cruaute vient sans doute de ce qu'dle represente pour1'imaginaire (en tout cas dans Ie discours des peuples « civilises »)une combinaison ou un entre-deux de la subjectivite et'de l'objecti­vite dont toute la question est de savoir jusqu'a quel point ceux quien font l'objet peuvent en rester indemnes. On se souviendra icique 1'influence du neo-darwinisme n'a jamais completement dis­paru de la representation eurocentrique des « autres »non blancs, etparticulierement des Africains naguere assignes a des races infe­rieures. Elle est ressortie avec violence au moment de l'epidemie desida, assimilee a un processus de selection naturelle, ou supposeeprovenir d'une proximite genetique et d'une promiscuite sexuelleentre populations africaines et communautes de grands singesanthrop0"ides. Cela n'empeche aucunement que, dans Ie meme mo­ment, illusrrant dramatiquement l'ambivalence que j'evoquais a1'instant, les reseaux de television couvrant les « catastrophes huma­nitaires » ne servent a selectionner dans la masse des victimes deprocessus d'elimination contemporains des visages ou des corps quinous sont offerts comme 1'image sublime de 1'humajn, censee com­mander la fraternite la plus immediate et la plus inconditionnelle(mais aussi, il faut bien Ie dire, celle qui confirme Ie plus violem­ment la depossession de toute subjectivite politique, la reduction ala condition d'objet sans initiative) 1.

1. Cf Rony Brauman, L'Action humanitaire, Paris, Flammarion 1995;Pierre de Senarclens, L'Humanitaire en catastrophe, Paris, Presses de Sciences­Po, 1999.

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En quoi de telles considerations, qui n'echappent peut-etre pasau risque d'un travestissement speculatif de la banalite, peuvent­elles nous aider a reformuler la question du concept de la politique?Comme Ie suggere une reflexion sur les configurations historique­ment determinees du racisme, dans ses dimensions institutionnellesaussi bien que populaires (ou « populistes »), ce qu'il faut mettre aupremier plan de l'analyse, ce sont les lignes de fUite, les processus dedissemination qui excedent toute causalite lineaire, ou conferent uncaractere de necessite a 1'anormal et a 1'irrepresentable eux-memes.Les combinaisons de la violence ultra-objective et ultra-subjectivesurgissent toujours dans l'espace et Ie temps de nos experiences pri­vees ou publiques : c'est la, dans un cadre social au sens general duterme, fait de rapports d'utilite et de pouvoir, de statuts et de droitsaffirmes ou denies, que nous sommes amenes a leur « repondre ».Elles n'en comportent pas moins une part d'irrepresentable, ou pre­sentent un etat de choses qui defie la conceptualisation, exhibanten quelque sorte les limites de la theorie. Ii en va ainsi, semble-t-il,parce que tous ces phenomenes se caracterisent immediatement parl'unite des contraires, Ie passage des formes opposees les unes dansles autres, comme lorsque nous voyons Ie racisme institutionnel setransformer en racisme « populaire» ou « spontane », au prix d'uneoscillation permanente dans la representation des populations qu'ilvise entre Ie theme de la sous-humanite et celui de la sur-humanitemalefique. C'est ce que j'avais essaye de theoriser naguere (dans mescontributions a l'ouvrage ecrit en commun avec Immanuel Wal­lerstein, Race, nation, classe. Les identitis ambigues) sous la formed'une serie de passages d'un extreme a l'autre 1. Ii conviendrait d'es­sayer de prolonger ces analyses en remontant aux grandes antithesestheologiques renouvelees et « lai"cisees » par l'evolutionnisme biolo­gique et anthropologique du XIXe siede en termes de « selection» etd'« election », qui illustrent bien, dans l'ordre du discours savant,l'oscillation entre ultra-subjectivite et ultra-objectivite 2.

1. C1 E. Balibar, « Y a-t-il un «neo-racisme"? », « Racisme et nationa­lisme », « Le racisme de classe », dans E. Balibar et 1. Wallerstein, Race, nation,classe, op. cit.

2. Cf E. Balibar, « Election/Selection », dans Marie-Louise Mallet et GinetteMichaud (dir.), Cahierde L'Herne Derrida, n° 83, Paris, LHerne, 2004, p. 226-231.

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Je ne sais pas interpreter ces indications autrement qu'ensuggerant contradictoirement que les cotes « objectifs » et « sub­jectifs» fusionnent tout en restant causalement independants,comme s'ils produisaient simultanement leurs effets sur deuxscenes distinctes et indissociables a la fois, dont rune est commel'envers de l'autre. On devrait donc les approcher en parlantsimultanement deux langues dont la traductibilite mutuelle n'estjamais qu'hypothetique, et soumise al'alb de la conjoncture - enpratiquant une « bi-langue », comme disait naguere Bachelarddans un tout autre contexte. Mais on peut aussi essayer de lesinscrire dans la « topique » d'un diagramme qui permet de sche­matiser ce qui n'est pas integralement conceptualisable, et condi­tionne pourtant la possibilite du concept. Je pense ici a deuxdiagrammes indicatifs.

J'emprunte Ie premier a Lacan - ou plutot je Ie detourne de1'usage qu'il en a fait, en particulier dans son seminaire de 1962­1963 sur L'angoisse 1, ou il s'agissait de

[... J donner la possibilite de concevoir intU!tlvement la dis­tinction de l'objet a et de l'objet construit a partir de la relationspeculaire, I'objet commun [... J. Qu'est-ce qui fait qu'une imagespeculaire est distincte de ce qu'elle represente? C'est que la droitedevient la gauche, et inversement [... J. Par rapport a ce qu'elleredouble, ['image speculaire est exactement Ie passage du gant droitau gant gauche [... J. Une fourmi se promenant [sur une bande deMcrbiusJ passe d'une des faces apparentes a I'autre sans avoirbesoin de passer par Ie bard. Autrement dit la bande de Mcrbiusest une surface aune seule face, et une surface aune seule face nepeut etre retournee [... J. C'est ce que j'appelle n'avoir pas d'imagespeculaire 2 .•• :

1. J. Lacan, Le Seminaire, Livre X. L'angoisse, 0p. cit., edition alaquelle ren­voient nos references. ]e corrige mon texte initial de 1996, etaye sur des notespersonnelles anciennes, en fonction de cette publication.

2. Ibid., p. 113.

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Explicitons les termes : ce que Lacan appelle conventionnel­lement « objet a » est I'objet du desir, avec lequel Ie sujet estdans une relation que la psychanalyse appelle « objectale », paropposition a I'objet de la perception « commune» qui donnelieu philosophiquement au probleme de I' « objectivite ». Quantala relation speculaire, c' est celie que Ie sujet entretient avec sapropre image dans un miroir (dont Ie prototype, considere parLacan comme Ie moment-de dans la formation de I'identitepersonnelle, est I'experience dite du « stade du miroir » : lors­qu'un petit enfant porte dans les bras d'un adulte - « normale­ment» sa mere - se retourne vers lui avec « jubilation» enapercevant leur image conjointe dans une glace) 1. II s'agitdonc d'une relation de reconnaissance qui, selon Lacan, cons­titue pour Ie sujet la condition de possibilite de son orientationdans la « realite », ou dans l'espace perceptif, lequel est parconsequent tisse d'imaginaire (mais commande, ou normalise,par la dependance du sujet epvers un Autre symbolique deten­teur de la parole, ou premier a « nom mer » et « interpeller » Ie

1. Sur la fonetion critique remplie par I'elaboration du « stade du miroir »

dans la pensee de Laean, cf B. Ogilvie, Lacan. Le sujet, Paris, pur, 1987. Sur lesorigines de eette problematique, if Emile Jalley, L'Enftnt au miroir- Freud, Wal­lon, Lacan, Paris, EPEl., 1998.

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sujet) 1. La contre-epreuve en est constituee par les phenomenespsychotiques de « depersonnalisation » dans lesquels la non-recon­naissance par Ie sujet de sa propre image va de pair avec Ie surgisse­ment de « doubles» terrifiants, « choses » plus reelles que la realiteelle-meme, al'insistance desquelles s'attache Ie sentiment de l'an­goisse (ou d'une menace de decomposition du moi) :

timage speculaire devient l'image etrange et envahissante dudouble. C'est ce qui se passe peu a peu a la fin de la vie de Maupas­sant, quand il commence par ne plus se voir dans Ie miroir, au qu'ilapenroit dans une piece quelque chose, un fantome, qui lui tourneIe dos, et dont il sait immediatement qu'il n'est pas sans avoir uncertain rapport avec lui, et quand Ie fantome se retourne, il voitque c'est lui. Voila ce dont il s'agit dans l'entree de a daps Ie mondedu reel, au il ne peut que revenir 2 •••

1. Lanalyse de Lacan est ici influencee par Kant: dans les travaux prepara­toires a. la Critique de La raison pure (en particulier la« Dissertation de 1770 »),il avait donne Ie « paradoxe des objets symetriques », ou la non-co"incidencepar deplacement d'un objet geometrique et de son image dans un miroir, com­me « critere » de l'autonomie de I'intuition sensible par rapport au « conceptpur ».

2. J. Lacan, Le Seminaire, Livre X L'angoisse, op. cit., p. 116. Et plus loin:« Freud nous dit que l'angoisse est un phenomene de bord, un signal qui seproduit a. la limite du moi quand celui-ci est menace par quelque chose qui nedoit pas apparaitre. Ceci est Ie a, Ie reste abhorre de !'Autre [... ]. Cela, nous Ieretrouvons bien clairement dans les phenomenes parmi les plus connus pouraccompagner l'angoisse, ceux que l'on designe comme phenomenes de deper­sonnalisation. Ce sont justement les phenomenes les plus contraires a. la struc­ture du moi comme tel [c'est-a.-dire, en termes hegeliens, a. la reconnaissance,ou en termes freudiens, a. l'identification] [... ]. Qu'est-ce qui constitue Ie dan­ger [de tels objets fantasmatiques] pour Ie moi? C'est la structure meme deces objets qui les rend impropres a. la mo"isation. C'est ce que j'ai essaye de fairesaisir a. I'aide de [... ] metaphores [... ] topologiques, en tant qu'elles introdui­sent la possibilite d'une forme non specularisable dans la structure de certainsde ses objets [... ]. Si ce qui est vu dans Ie miroir est angoissant, c'est pour n'etrepas proposable a. la reconnaissance de I'Autre [... ] c'est que Ie sujet est tropcaptif de I'image [... ] que la relation duelle pure Ie depossede de sa relation augrand Autre [... J. La specularisation y est etrange r... ] hors symetrie. C'est LeHorla de Maupassant, Ie hors-l'espace, en tant que l'espace est la dimension dusuperposable ... »(P. 140-142.) Voir infra, Annexe I, p. 193.

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Pour rna part je voudrais suggerer, en revenant au prablemepose plus haut, qu'avec la surface de Mobius on a une illustrationde I'idee que les manifestations ou phenomenes de la violence« ultra-subjective» (commandees par I'obsession de I'identite, oula faisant passer « dans Ie reel ») et celles de la violence « ultra­objective» (resultat de la reduction d' etres humains au statut dechoses inutiles, donc superflues ou « en trap ») peuvent continu­ment passer les unes dans les autres, tout en restant essentielle­ment heteragenes. « Inconvertibles » chacun dans son ordre, lesexces de la souverainete et ceux de la marchandisation (ou lesrenversements de la constitution des communautes et ceux ducommerce et de I'universalisation des echanges) Ie sont plusencore, peut-etre, du fait qu'ils ne cessent de se surdeterminer. Onaurait alors Ie diagramme suivant :

v,u.s

v, u. 0,

Mais sur une telle schematisation, illustrant Ie fait qu'on nepuisse jamais determiner avec certitude Ie moment OU on seraitpasse d'une scene sur l'autre (du reel dans I'imaginaire, de l'eco­nomique dans I'ideologique, etc.), on ne voit pas encore assezbien Ie prableme qu'il s'agit de formuler en meme temps: celui del'interruption de I'enchainement des metamorphoses de la vio­lence, ou de la « place vide» que cette interruption peut venir

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occuper (en la constituant), et qu'on peut designer comme Ie« moment de la politique » dans Ie champ de la cruaute I. C'estpourquoi je fais usage d'un autre diagramme, que je detournecette fois (en la simplifiant) d'une construction de Jean-PierreFaye, et que j'appelle avec lui Ie « fer acheval» 2 :

v,u.sV. V. D.

Penser l'anti-violence camme innovation politique, c'est essayerde se situer en un point d' analyse au l'ultra-subjectivite est infini­ment proche de l'ultra-objectivite, et ou, cependant, apparalt net­tement l'heterogeneite qui permet de les disjoindre. Je me proposemaintenant de rechercher ce point en developpant pour chacunedes formes de la cruaute une genese ideale - hypothetique, bienentendu - qui se rattache a l'une des tendances du discaurs

1. Dans son texte posthume, Machiavel et nous, Althusser dit que la pra­tique politique reside d'abord dans la capacite de « faire Ie vide» dans un espacehistorique surdetermine (et surinvesti par des formes preexistantes) pour semenager aelle-meme une place. Elle comporte done, au niveau de la « causa­lite », une circularite essentielle. (L. Althusser, Machiavel et nous [1972], nouv.ed. augmentee de deux textes de F. Matheron, Paris, Tallandier, 2009.)

2. J.-P. Faye, Langages totalitaires. Critique de la raisonll'economie narrative[1972], Paris, Hermann, 2004. Voir infra, Annexe II, p. 195.

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contemporain de la philosophie politique. Je propose pour celales formules d'hypothese repressive et d'hypothese coloniale.

*

Foucault s' est servi de l'expression «hypothese repressive»dans Ie petit livre programmatique de 1976, La Volonte de savoir 1 :

suivant la voie tracee par l'ouvrage precedent (Surveiller etpunir 2),il souhaitait prendre simultanement ses distances par rapport alatradition marxiste (du moins dans sa version la plus repandue,aussi bien du cote des partis communistes que des organisations« gauchistes ») et par rapport a l'orthodoxie freudienne (dontrelevent aussi a cet egard les vulgarisations du lacanisme) sur laquestion cruciale des rapports entre Ie sujet et la loi. Par « hypo­these repressive» il entendait une explication de la nature du pou­voir qui se presentait ala fois comme « totale » et comme essen­tiellement « negative» : 1'idee que l'essence ultime du pouvoir estla souverainete, et son mecanisme elementaire la repression de ceque les actions (et les desirs) des individus et des collectifs com­portent de spontane ou de libre. Dans ces conditions, il est inevi­table que Ie pouvoir central de 1'Etat avec ses fonctions repressives(voire « castratrices ») fasse figure de paradigme du pouvoir en ge­neral. C'est sur ce point que se concentre la critique de Foucault.Contestant 1'idee que cette image du pouvoir d'Etat represente laforme typique du pouvoir en general, il s'engage dans une seried'analyses empiriques qui ont pour but de montrer que Ie pouvoird'Etat recouvre en fait une multiplicite de rapports de pouvoir,une administration ou une capacite de « gouvernement» de lasociete civile qui serait inintelligible si elle etait d'essence pure­ment repressive. 11 s'agit plutot de forces differenciees qui agissenten disciplinant les libertes individuelles et en les rendant produc­tives (ou en convertissant leur resistance en utilite).

1. Qui devait devenir Ie tome I de I'ensemble intitule Histoire de la sexualitedont on sait que, par-dela une interruption de plusieurs annees, il devait fina­lement prendre une orientation tres differeme (M. Foucault, Histoire de lasexualite,1. La volontedesavoir, Paris, Gallimard, 1976, ch. 2, p. 23-67).

2. Id., Surveiller etpunir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.

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Tout ceci, qui me paral:t constituer une mise au point d'uneimportance indeniable I, interdit definitivement d'identifier « larepression» al' essence unitaire du pouvoir politique 2. Mais celane signifie pas qu'il n'y a pas de repression. Ou plutot, et c'est cequi m'interesse ici, cela ne veut pas dire que 1'E-tat ne se representepas lui-meme comme un pouvoir repressif et n'agit pas en fonctionde cette representation ideologique, en tant que pouvoir « souve­rain» et « absolu » - et d'autres pouvoirs ason image, dont la sou­verainete pratique est encore plus limitee ou hypothetique que lasienne (qu'il s'agisse de pouvoirs traditionnels, « patriarcaux », oude pouvoirs bureaucratiques dans les spheres administratives et eco­nomiques). Nous pouvons donc admettre que l'hypothese repressiveest fausse en tant que theorie generale des dispositifs de pouvoir,tout en reconnaissant sa terrible efficacite en tant que fiction, unefiction dont les effets se produisent dans la realite OU Ie pouvoir seprojette lui-meme a la fois comme un mecanisme objectif et un« sujet » qui en interpelle d'autres. Au prix de cette torsion, corres­pondant ala prise en compte de sa dimension de fiction, la notionde « repression» n'a plus seulement un usage critique et polemique,mais fait allusion ades processus de subjectivation specifiques, dontil reste adeterminer les supports et les conditions institutionnelles.

Au ccrur du probleme figure ce que Foucault, tout en tentant deIe relativiser et de Ie decentrer, n'a pourtant cesse de designer a1'ho­rizon de son interet pour les illegalismes et les jeux de pouvoir quicombinent l'organisation de la « defense sociale » avec Ie droit d'ad­ministrer la mort 3 : la « souverainete » en tant que figure « exces­sive» (et par suite perverse) du pouvoir de la loi, ou du pouvoirlegitime par la loi: Le caractere antinomique de la souverainete

1. Considerablement renforcee encore par les analyses des « disciplines »,

des processus de « normalisation » et des formes de « gouvernementalite » etu­diees par Foucault au long des annees suivantes dans ses cours au College deFrance, d'abord disponibles sous forme de resumes et monnayes en articles etconferences, aujourd'hui progressivement publies dans leur integralite.

2. L:intention de Foucault, pour une part, de « repondre » a la conceptuali­sation althusserienne des « appareils ideologiques d'Etat », ne fait pas de douteames yeux. Cf « Le sujet et Ie pouvoir» [1982], dans Dits et Ecrits, t. IV,op. cit., p. 222 sq.

3. M. Foucault, II faut difendre fa societe, op. cit.

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constitue Ie fil conducteur d'une tradition philosophique qui passepar Hobbes, Weber, Schmitt, Benjamin, Derrida, mais aussi Freudet Lacan, et qui peut etre oriemee soit vers la constitution d'unedialectique transcendamale dans Ie champ de la politique, soit versl'analyse des pratiques les plus quotidiennes de la cruaute du pou­voir 1• II s'agit toujours de comprendre pourquoi il est impossible aupouvoir qui se veut souverain de reunir en lui les comraires, la jus­tice souveraine et la violence extreme, ou Ie double monopole de lajustice et de la violence, sans que cette « comradiction » ne debordesur toutes ses manifestations d'autorite concretes. Le « symbolique »acet egard est aussi une figure materielle de la pratique quotidienne.C'est pourquoi, inversemem, un pouvoir politique (y compris unpouvoir democratique, ou « populaire ») qui n'est pas periodique­mem engage dans la guerre, preserve tres difficilemem la fiction deson autorite souveraine, ou du caractere eminem, sacre, de celle­ci. II ftut que Ie pouvoir souverain se fasse voir comme tel, dans desrituels qui combinem diversement la justice, Ie spectacle et lacruaute 2. C'est pourquoi dans toute institution du pouvoir poli­tique, la question de la peine de mort (ou de son abolition, donc deses substituts) et de ses correIats (la « grace») joue un role decisif.

1. Aces noms il faut evidemment ajoutet aujourd'hui celui d'Agamben. J'yreviens ci-dessous.

2. C' est ce que Foucault avait place en ouverture de Surveiller et punir, enfaisant explicitement reference aux analyses de Kanrorowicz sur la mystique dupouvoir royal, mais en se souvenant aussi certainement des developpements deBataille sur l'element de transgression inherent a la souverainete, qu'il avaitlui-meme preface quelques annees auparavant (<< Preface a la transgression »

[1963], dans Dits et Eerits 1954-1988, t. II (J 970-1975), D. Defert et F. Ewald(eds), Paris, Gallimard, 1994). Lecartelement de Damiens repond au supplicechinois des « cent morceaux " commente dans Les Larmes d'Eros. Un des objetsdu travail du Groupe Information Prisons, auquel Foucault avait participe avecDeleuze et d'autres, roujours d'une bnllante actualite, etait de montrer com­ment la cruaute se dissemine dans l'ensemble de l'appareil de la « punition ". IIest frappant que les ftats ayant aboli la peine de mort (comme la France en1981), se trouvent des lors pris dans une surenchere de durcissement des peines« substitutives " pour les « criminels atroces " ou « irrecuperables » (if Le Grou­pe dlnftrmation sur les Prisons: archives d'une lutte, 1970-1972, documentsreunis et presentes par Philippe Artieres, Laurent Quem et Michelle Zancarini­Fournel, postface de Daniel Defert, Paris, IMEC, 2003).

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C'est aussi pourquoi la violence du souverain fait l'objet d'unedemande de la part de ses « sujets » (dans les deux sens du terme) 1

qui ne peut rester « symbolique », mais doit aI'occasion se materia­liser dans la forme d'une « repression preferentielle» contre desindividus ou des groupes identifies comme des ennemis interieursde la communaute et de la loi. Elle se materialise donc au pointd'une double defaillance des mecanismes de reconnaissance: celiequi concerne la representation de la communaute incarnee par Iesouverain, ou Ie detenteur du pouvoir collectif, et celie qui concernela co'incidence de la communaute avec son propre ideal, l'identiteou la « memete »de ses membres 2. Des deux cotes la defaillance (oul'inadequation) doit etre compensee en permanence par un supple­ment de Gewalt de La loi par rapport ason exercice « normal », quiengage dans une fuite en avant sans fin assignable: du ;( monopolede la violence legitime» vers la contre-violence preventive, et decelle-ci vers la cruaute institutionnelle 3.

1. Sur Ie « jeu de mots» institutionnel et historique implique dans l'usagede la categorie de sujet (subjectus/subjectum) en Occident, cf mon essai « Citoyensujet. Reponse it la question de Jean-Luc Nancy: Qui vient apres Ie sujet? ",dans Cahiers Confrontation, n° 20, hiver 1989.

2. Si I'on interprhe Ie schema freudien de I'identification, tel que proposedans Psychologie des masses et analyse du moi de 1921 (et resume dans Ie « graphe »du chapitre 8), comme l'expose d'une-genese ideale de la souverainete, sonanalogie avec Ie schema de la « representation » du peuple dans la personne dusouverain expose par Hobbes dans Ie Leviathan apparait tout it fait stupefiante.Mais l'analyse de Freud explicite une condition qui est dissimulee chez Hobbespar les connotations « volontaristes» de la notion de contrat (pactum): lanecessite de proceder it une « desexualisation » de la libido - ou de l'inhiberquant it ses buts - pour instituer Ie double rapport horizontal et vertical entreles sujets et Ie souverain. Cf Sigmund Freud, CEuvres completes, t. XVI (1921­1923), tr. fr. A. Bourguignon et P. Cotet, Paris, PDF, 1991.

3. La cruaute n'ajoute it la legitimite de la violence d'Etat que dans la mesureou elk apparait it la fois comme l' effet d'une incarnation de la loi, et commeI'exces de violence qui se substitue it la defaillance de la loi. Machiavel, enparticulier, a eu I'intuition de la « monstruosite » qui resulte de cette relationcontradictoire entre la « personnalite » et « l'impersonnalite » du pouvoir ab­solu, et il en a fait une caracteristique du « politique » comme tel: voir Ie ce­lebre episode de l'ecartelement public de son ministre par Cesar Borgia auchapitre 7 du Prince. Les societcs « demoeratiques » transposent cette fuite enavant dans Ie registre des exterminations de masse.

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Cette defaillance est-elle necessaire? Je pense qu'on peut l'af­firmer, sans prescrire d'avance ni les circonstances ni les moda­lites de sa manifestation. Dans Ie principe, loi et pouvoir secorrespondent terme a terme, suivant un scheme de reciprocite : un« pouvoir constituant », celui du peuple ou de sa volonte generale,s'impose a lui-meme les regles universelles d'apres lesquelles il ins­titue la loi, ou Ie cadre dans lequel sont donnes ala fois la contraintelegale valable pour tous les citoyens et leur droit d'en controler lesmodalites d'application; tandis que, de l'autre cote de l'equilibre,un « pouvoir constitue » organise l'activite legislative, met la loi envigueur (enfOrce the law), reprime si necessaire les violations de lapart d'individus ou de groupes « delinquants », ou negocie avec des« partis » de citoyens la definition de 1'interet commun. Mais enpratique, des qu'on soup<;:onne que 1'interet commun est une fic­tion, ou simplement ne peut faire 1'objet d'un consensus (meme auterme d'une procedure democratique), qu'il ne suffit pas, par conse­quent, de lenoncer pour qu'il soit reconnu comme tel, Ie pouvoir setrouve place devant la necessite de gouverner les individus en vuede leur bien (ou de leur bonheur, de leur liberte) contre la represen­tation qu'ils se font de ce bien. Le scheme de reciprocite du pouvoiret de la loi cesse de fonctionner, ou doit etre reconstitue par unsupplement de droit, par un supplement de pouvoir, ou par 1'un etl'autre. Rousseau, dans un celebre passage du Contrat social (Livre I,chapitre VII) avait parfaitement indique que cette necessite de« forcer les citoyens d'etre libres » est inherente a 1'institution de lasouverainete. Formule d'autant plus frappante qu'il concevait celle­ci de fa<;:on radicale comme une souverainete du peuple, venue d'enbas et tirant toute sa legitimite de ses propres « sujets ». Et Derridaa fait de ce double supplement (auquel il oppose la « justice» tou­jours encore a venir) Ie ressort de son essai Force de loi, en interpre­tant des textes de Pascal, Kafka et Benjamin ala lumiere de ques­tions contemporaines sur les Iimites de la souverainete 1. Je crois

1. J. Derrida, Force de loi. Ie « fimdement mystique de l'autorite», Paris,Galilee, 1994. Un tres interessant commentaire a ere propose par Adolfo Bar­bera del Rosa!, « Detours. Derrida er Ie positivisme juridique », dans Ie Passagedes frontieres, op. cit., p. 385 sq.

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pouvoir suggerer que sa necessite est non pas amoindrie maisencore intensifiee des lars que la souverainete est purement ima­ginaire comme c'est Ie cas pour toutes les « communautes » (parexemple nationales, au revolutionnaires) qui tendent non pas asereproduire sous l'empire d'une legalite existante, mais ase consti­tuer en se « liberant » d'un empire etranger, et donc en s'en ap­propriant les « marques ». A moins que la contamination ne soitcontrecarree de 1'interieur par de puissantes capacites d'autolimi­tation (morales aussi bien que politiques), qui ne sont evidem­ment pas disponibles avolante.

Mais qu'est-ce qu'un « supplement de loi »? C'est d'abord, mesemble-t-il, une absolutisation ou idealisation de son nom, qui enfait un « maitre nom» ou un « nom de la verite» 1. Il arrive sou­vent que de tels noms soient presentes dans la forme d'enoncia­tions tautologiques, dont Ie caractere de violence « performative »est indeniable, en tant que violente reduction des differences etdes resistances 2. « Dieu est dieu », mais aussi « Ala guerre commea la guerre », et bien entendu « La loi c'est la loi» (Law is law,Gesetz ist Gesetz) : peut-etre de nos jours la plus puissante et la plusambivalente (protectrice, destructrice) de ces tautologies qui pro­£trent la positivite de l'absolu et absolutisent la positivite, faisantde tout delinquant un ennemi public en puissance (mais Godard asu y reinjecter l'ironie de la communaute: « Une femme est unefemme »... ). Lennemi public est celui dont 1'atteinte a la loi etdonc, potentiellement, l'existence au « l'obstination » (l'existenceobstinee, et parfois tout simplement l'obstination it exister) mena­cent de corruption et d'effondrement la communaute incarneepar Ie pouvoir : c'est Ie « membre gangrene qu'il faut retrancher»pour sauver Ie corps, dont parlent les politiques et les theolo­giens 3. Mais sans doute 1'inverse est-il encore plus determinant:

1. Cf E. Balibar, Lieux et noms de la verite, La Tour-d'Aigues, LAube, 1994,ch.2.

2. Voir l'essai de Stanislas Breton, « Dieu est dieu. Essai sur la violencedes propositions tautologiques ", Philosophie buissonniere, Grenoble, JeromeMillon, 1989.

3. « Si quelque partie de notre corps compromet I'existence du reste, nousla faisons amputer ou bnller, preferant la perte d'un membre acelie de tout Ie

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s'il n'y avait pas d'ennemis publics, de « membres gangrenes» aamputer, Ie caractere transcendant de la loi ne se veriJierait pas, Ie« vide» de la tautologie ne serait pas effectif!. L ennemi interieurest necessaire, il doit exister d'une fac;:on fantasmatique ou « spec­trale » avant de se materialiser dans l'experience et d'etre assigne atel individu ou tel groupe dont l'identification depend des cir­constances, des traditions et des interets « dominants », des rap­ports de pouvoir, des « peurs » et des « conflits » dont ils vivent 2.

corps; de meme dans Ie corps de l'Etat, pour Ie conserver rout entier, routmembre gangrene doit etre retranche. Ce mot est dur; celui-ci Ie serait encoreplus: sauvons les mechants, les scelerats, les impies; perissent les citoyens inof­fensifs, honnetes, bons; enfin, rout l'Etar. » (Ciceron, Philippiques, VIII, 5.)« Le peche est une bete dangereuse et cruelle, qui ne signale pas seulement samalignite sur les hommes, mais qui repand Ie venin de sa malice sur la gloirememe du Roi supreme [... ]. Voila pourquoi Ie Prophete chasse Ie pecheur deroutes les contrees du monde, comme d'une patrie sacree, et qu'ille relegue auxextremites de la terre. Un habile musicien, afin que son instrument soit d'ac­cord, en retranche la corde qui se trouve discordante, de peur qu'elle ne troublel'harmonie des autres ; un medecin qui connait son art coupe sagement unmembre gangrene, de peur que la corruption ne se communique aux membressains : Ie Prophere agit de meme, il retranche Ie pecheur de rout Ie corps descreatures, comme un membre gangrene et, comme une corde discordante. »

(Premier discours de Jean Chrysosrome apres qu'il eut ete ordonne pretre, dansCEuvres completes, r. II, Bar-Ie-Due, Guerin & Cie, 1864, p. 191.)

1. La meme taurologie est a I'ceuvre dans Ie mecanisme de I'elimination desennemis du peuple par la Terreur revolutionnaire : « Ciroyens, vouliez-vousune revolution sans revolution? », demande Robespierre (discours du5 novembre 1792, « Reponse a l'accusation de Jean-Baptiste Louvet », dansPour Ie bonheur et fa liberti. Discours, choix et presentation par Y. Bose, F. Gau­thier et S. Wahnich, Paris, La Fabrique, 2000, p. 164).

2. On trouve au chapitre 22 du Leviathan de Hobbes (<< OfSystemes Subject,Political and Private ») une extraordinaire classification des « associations » ou« groupements » de ciroyens (<< systemes »), selon que, dans la sphere publiqueou dans la sphere privee, elles sont susceptibles d'etre rangees sous l'aurorite dela loi (dont Ie critere est la reconnaissance du pouvoir du souverain de juger enderniere instance), qu'on peut lire aussi comme une deduction des restes de lasouverainete, envers lesquels la violence ou l'exercice « normal » du pouvoir nesuffit pas (les deux « cas » typiques mis en evidence par Hobbes sont « les com­pagnies qui se reunissent dans un empire, de par l'aurorite d'une personneetrangere a cet empire, pour propager plus aisement leur doctrine et pourconstituer un parti oppose au pouvoir de la Republique » (Hobbes vise en par­ticulier l'Eglise catholique), et les « compagnies de mendiants, de voleurs et de

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Ce qui nous fait basculer a l'autre extremite : non Ie supplementde la loi mais Ie supplement du pouvoir. Repetons que 1'ideed'une contre-violence preventive contient en elle-meme une pro­gression infinie, des lars que toute societe contient des violenceset des violations de la loi qu'il faut neutraliser ou dissuader (<< ter­roriser », disait Hobbes).

Lexces de pouvoir en ce sens comporte une dimension de sub­jectivation tres etrange, puisqu'dle semble affecter non seulementdes individus mais des institutions (en particulier les Etats) : enquoi consiste donc la « jouissance » non seulement d~un sujet in­dividud, mais d'une institution, de fa foi elle-meme, et par voiede consequence du sujet qui incarne la loi ou exerce son pou­voir institutionnellement, et qu'on pourrait appder en ce sens unultra-sujet I? Lexces de pouvoir - lisible dans la punition, ou lapunition qui previent la repetition du crime - prend toujoursplace dans des « rapports de pouvoir », ou des rapports « entresujets », oscillant de part et d'autre de la reconnaissance, voire del'obeissance, puisqu'il s'agit de faire en sorte qu'on ait d'un coteune passivite ou une impuissance absolue (une elimination de larecidive), de l'autre une toute-puissance dont la legitimite n'estplus mise en question. Cette scene fantasmatique aux effets tout afait « reds» est normalement Ie fait de 1'Etat, mais toujours dansun rapport necessaire avec la « masse» : non seulement c'est cettederniere qui est visee par l'effet de terreur, mais c'est dIe aussi quidelegue la fonction d'exces dans l'exercice du pouvoir, ou Ie pou­voir de « recoller » la loi et la communaute. Normalement, l'excesde violence s'exerce par 1'intermediaire de 1'institution, ce qui

bohemiens, constituees en vue d'organiser au mieux leur activite de mendiciteou de vol », mais aussi les « attroupements » momentanes d'un « nombre inso­Iite de gens ».

1. On pense par exemple ala fac;:on dont sont traites, dans les Etats les plus« democratiques », les ennemis publics qui ont « terrorise » et au moyen des­quels il s'agit d'exercer une «contre-terreur»: les membres de l'IRA, de la« Bande a Baader » ou, en France, d'« Action Directe » soumis a l'isolement,aux tortures physiologiques et psychologiques raffinees qui entrainent la folieet Ie suicide. On lira l'analyse lacanienne de cette « jouissance de soi de la loi »en termes de « surmoi par defaut» proposee par S. Zizek, The Metastases ofEnjoyment, op. cit., p. 54 sq.

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veut dire qu'il est neutralise, ou relegue dans les coulisses desappareils de repression, visant des « individus dangereux » qui ontete par avance separes de la masse (de sorte qu'on ne les pen;:oitmeme plus, ou qu'on les pen;:oit comme absolument « diffe­rents») 1. On a coutume de voir dans les episodes « totalitaires »(et en particulier dans I'histoire des regimes fascistes) Ie momentou la recherche de violence imaginee comme une « vengeance»collective contre des ennemis publics impuissants (par exempledes minorites religieuses, ethniques ou « raciales », des professionsstigmatisees) repasse du cote de la masse elle-meme. Mais il y ad'autres possibilites, dont beaucoup reievent de I'actualite la plusimmediate, en particulier dans la forme de la demande de violencepreflrentielle (contre les etrangers, les nomades, etc.) qui permetaux Etats modernes de compenser l'effritement de leur souverai­nete 2

• La souverainete, qui se definit elle-meme comme excesinterieur sur Ie pouvoir legal, apparait indissociable de la cruaute,parce qu'elle doit toujours parer ason propre defaut, que ce soitdu cote de la loi elle-meme, ou du cote du peuple.

*

Explorons maintenant l'autre branche de l'alternative: ce quej'ai appele l'hypothese coloniale, en tant que genese ideale de la vio­lence ultra-objective. A vrai dire je vais prendre l'expression dansun sens atypique : non denue de toute relation aI'histoire de ladomination imperialiste des peuples extra-europeens, mais sous­tendu d'abord par Ie projet de relire, apres l'experience de cesrealites, certaines analyses classiques de I'exploitation qu'on peut

1. M. Foucault, « Cevolution de la notion d'''individu dangereux" dans lapsychiatrie legale du XIX' siecle », dans Dits et Ecrits, t. III (1976-1979), Paris,Gallimard, 1994, p. 443 sq. Cf mon essai « Crime prive, folie publique », dansNathalie Robate! (dir.), Ie Citoyen fOu, Paris, PUF, 1991. II faut se poser laquestion symetrique de savoir « qui est» l'individu/citoyen/sujet qui fait faceau « crimine! ne »et se definit par rapport 11 lui, et comment il evolue historique­ment quand l'idee de la defense sociale est officialisee.

2. Cf E. Balibar, « De la preference nationale 11 l'invention de la politique »[1996], Droit de cire. Culture et politique en democratie, La Tour-d'Aigues,CAube, 1998.

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trouver chez Marx et ses successeurs. Car dans tous les cas, et afOrtiori si l'on s'interesse ases exces ou ases extremites, un conceptde la violence resulte d'une construction intellecruelle. II n'estjamais sans presupposes. C'est pourquoi il passe ici a travers lareprise critique de constructions anterieures dont j'essaye d'eva­luer les implications, tout en me posant la question de savoir cequi, dans les observations que nous faisons aujourd'hui, tombe ounon sous leur juridiction.

Les descriptions et interpretations de la violence impliqueedans l'apparition et Ie deve!oppement du mode d'exploitation etd'accumulation capitaliste nous interessent ici d'autant plusqu'e!les poussent aussi loin que possible, tres deIiberement, lareflexion sur la fragilite de la frontiere entre les formes qu'on peutconsiderer comme « normales )} dans une societe donnee (ce quiveut dire en realite qu'elles ont ete contenues aI'interieur de cer­taines limites ou « normalisees )} par I'histoire des resistances etdes luttes, l'effet d'equilibre d'une violence et d'une contre-vio­lence) et celles qui excedent toute possibilite de regulation et,pour cette raison meme, remettent en question la representationd'une ligne de deve!oppement « logique )} de I'histoire. Dans leslimites de cet expose, j'essayerai de montrer ala fois que cette des­cription comporte des problemes, et ce qui fait sa pertinence auregard d'une genealogie de la cruaute. Je m'appuierai essentielle­ment sur Ie texte du Livre I du Capital: non seulement parce quej'y vois - en depit de son caractere inacheve, amoins que ce nesoit precisement pour cette raison - la principale exposition de la« dialectique materialiste)} que nous a laissee Marx, mais parceque la re!ecture de ce livre dans la perspective qui est ici la notreest susceptible d'y reveler une authentique phenomenologie de laviolence, qui Ie traverse de bout en bout. Que! est son enjeu? C'estde tenir ensemble les deux phenomenes que Marx cherche aras­sembler dans une seule unite contradictoire : la face destructricedu capitalisme, Ie dechainement de violence qui accompagne sonapparition comme nouveau mode de production et sa genera­lisation historique, et celie qui apparait comme progressive etconstructrice, Ie deve!oppement de la socialisation du travail. Plusprofondement c'est d'articuler etroitement au sein de la violence

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capitaliste un double mouvement d'autoreproduction et d'auto­destruction de ses conditions t.

II ne fait pas de doute que cette phenomenologie ne doive unegrande part de son inspiration au modele hegelien de la « raisondans l'histoire ». Mais sur un mode d'emblee critique et conflic­tuei. Je pense qu'on peut affirmer que Marx s'est constammentsouvenu de 1'idee hegelienne de la conversion de la violencecomme moyen de realisation de« l'esprit du monde », c'est-a-direde realisation du sens de 1'histoire, tout particulihement lorsque,dans la section finale du Livre I consacree a « la pretendue accu­mulation initiale » (Die sogenannte ursprungliche Akkumulation) 2,

il entrelace les themes de la violence comme effet des besoins d'ac­cumulation du capital et effet de 1'intervention de 1'Etat quiexproprie les petits proprietaires et accelere la concentration desmoyens de production, en les fusionnant dans un processusunique. C'est aussi Ie moment OU il donne un contenu coneret a1'idee d'une relation de complementarite ou de dependance entreIe devenir du mode de production et celui de la superstructurepolitique. Or dans ces passages la rhetorique de Marx est elle­meme extremement violente. Elle attaque Ie « recit » edifiant quisert aux economistes classiques pour justifier l'origine de la diffe­rence entre la richesse du capitaliste et Ie denuement du proletairea partir des « vertus ascetiques » du capitaliste ou de sa capacite

1. On comparera, si on Ie souhaite, cette lecture avec celie que j'avais effec­tuee il y a maintenant bien longtemps dans Ie cadre du seminaire organise etanime par Althusser : « Sur les concepts fondamentaux du materialisme hisro­rique », dans L. Althusser, E. Balibar, R. Establet, P. Macherey,]. Ranciere, LireLe Capital [1965], reed. PUF, 1996. Tout en distinguant soigneusement l'histoirereelle de la dynamique interne des rapports sociaux, j'y etudiais la « reproduction"(simple et elargie) comme structure, de falt0n aen deduire une problematique dela « transition" entre les modes de production, dont Ie « passage au socialisme »

(et par son intermediaire au communisme) aurait pu (ou du) etre considere com­me un cas particulier. ]e soutiendrai aujourd'hui non pas que I'idee de transi­tion est denuee de sens, mais que route transition s'effectue dans les conditionsimprevisibles d'une surdetermination par differentes modalites de l'extreme vio­lence (heterogenes entre dies), de sorte que son resultat et sa possibilite meme nepeuvent jamais etre prescrits par une anticipation theorique.

2.]e citerai la traduction franltaise sous la direction de ].-P. Lefebvre(K. Marx, Le Capital, Livre I, op. cit.).

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d'epargne. Mais elle constitue aussi une fac,:on de demontrer quela violence seculaire qui a vise les classes pauvres de la societe, etnotamment la paysannerie, de fac,:on a. la ruiner et a. la transformeren une masse d'individus « libres comme 1'air» (vogeifTeie) a. larecherche d'un emploi salarie, puis en « armee de reserve» pourles besoins de l'industrie 1, n'avait rien a. voir avec la poursuitedes fins « spirituelles » de 1'humanite au sens hegelien, c'est-a.-direavec Ie passage d'une forme institutionnelle de la liberte a. uneautre superieure. La lecture du Capital, venant apres celIe de laphilosophie hegelienne de 1'histoire, apparait ainsi comme uneimmense demonstration du fait que la plus grande proportion dela violence a. l'ceuvre dans 1'histoire a ete ignoree, ou meme denieepar Hegel comme par tous les representants de 1'ideologie du pro­gres, en depit de leurs ambitions dialectiques. C'est pourquoi ilfaut la considerer comme « inconvertible» au sens hegelien. Na­turellement tout ceci souleve immediatement une autre ques­tion, et meme elle la laisse beante : ne s'agit-il pas, au bout ducompte, de produire un nouveau modele de « conversion» ope­rant a. une echelle encore plus vaste? Le fait de prendre en comptedes formes de violence sociale plus etendues, plus resistantes a. la« civilisation des mceurs », et de les jeter dans Ie chaudron de 1'his­toire, n'est-il pas destine a. demontrer pour finir la necessite d'unordre - a. ceci pres qu'il ne s'agit pas de 1'Etat liberal (constitu­tionnel), mais de la societe sans classe ou du « communisme »?C'est en allant voir de plus pres la fac,:on dont Marx lui-meme meten scene l'alternative de la norme et de l'exception, de la regula­tion et de la deregulation, que nous pouvons esperer demeler cenceud theorique.

1. K. Marx, Le Capital, Livre I, op. cit., ch. XXIV, p. 803 sq. Pour des reprisesplus [(~centes de ces processus, cf Karl Polanyi, La Grande Transformation. Auxorigines politiques et economiques de notre temps [1944], tr. fro Ch. Malamoud,Paris, Gallimard, 1983; Maurice Dobb, Etudes sur Ie developpement du capitalisme[1945], Paris, Maspero, 1969; Isaac Joshua, La Face cacMe du Moyen Age, Mon­treuil, La Breche, 1988; Heide Gerstenberger, Die subjektlose Gewalt. Theorie derEntstehung burgerlicher Staatsgewalt, Munster, Westfalisches Darnpfboot, 1990(voir aussi id, « La violence dans l'histoire de I'Etat, ou la puissance de dehnir »,

dans Lignes, n° 25, « Violence et politique ", mai 1995, p. 23 sq.); Robert Castel,Les Metamorphoses de fa question sociale, Paris, Fayard, 1995.

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Deuxieme conference. Une violence « inconvertible» ?Essai de topique

Au centre du probleme figure la question de la violence structu­relle. On peut dire qu'avant Marx il y eut des theories de la domi­nation, il y eut aussi des theories de l'interet materiel (economiqueou autre) qui pousse a l'exercice de la violence des dominantsenvers les domines comme un phenomene constant dans 1'his­toire (en particulier la violence des riches contre les pauvres), maisil n'y eut pas de theorie de la violence structurelle, parce qu'il n'yeut pas de theorie de la domination comme element d'une struc­ture susceptible d'etre « reproduite » apartir du jeu de ses proprescontradictions, ou de son confEt immanent, et non pas de forcesarbitraires ou d'une mauvaise volonte exterieure. Sans doute apresMarx il en est alle tout autrement: des theories de la violence« structurelle » ont ete avancees de divers cotes, qui ont mis 1'ac­cent sur d'autres structures de domination que Ie capital (ou sefondent sur l'analyse d'autres formes de diffirence anthropologiqueque la « division du travail» pour interpreter l'essence de la domi­nation), dont certaines sant aussi determinantes along terme etaussi universelles dans leur portee que l'exploitation de la force detravail. C'est dans cette replique au marxisme que s'enracinent ala fois les raisons de son influence, de sa « modernite » persistante,et celles des objections ou des refutations les plus eloquentesauxquelles il a donne lieu: je pense en particulier a l'analysedes formes de la domination de sexe rassemblees sous Ie nom de« patriarcat » par les feministes contemporaines, et aux formes dela domination culturelle qu'on peut rassembler en general sous Ienom de « violence symbolique » l.]e ne vois pas, bien au contraire,en quoi ce redoublement du probleme, meme s'il est source deconflits theoriques (et de conflits de legitimite entre theories),diminuerait 1'interet de la discussion sur la fa<;:on dont Marx, poursa part, a conceptualise la violence « structurelle ». Ii conduiraitseulement a prendre en compte, avant toute generalisation, la« finitude» de la theorie marxiste 2.

1. Pour Ie patriarcat je ne citerai que Christine Delphy et Carole Pateman,et pour la violence symbolique, Pierre Bourdieu et Stuart Hall, sans prejugerdes discussions detailJees qu'il faudrait.

2. Cf L. Althusser, « Le marxisme camme thearie "finie"" [1978], dansSolitude de Machiavel, Yves Sintamer (ed.), Paris, PUF, 1998.

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Etablissons tout de suite quelques points generaux. Le principequi gouverne toutes les formes de la violence capitaliste est intro­duit par Marx des Ie moment OU il definit, en general, ce qui faitpasser d'un modele abstrait du « marche », fonde sur de puresrelations d'echange entre marchandises appartenant a des pro­prietaires prives individuels, a un modele plus concret, celui desrapports « capitalistes » dans lesquels l'argent s'echange contre laforce de travail humaine. Toutes les formes de la violence capita­liste sont des consequences directes ou indirectes de la structurequi fait de la force de travail une marchandise et par consequentune « chose », et confere ainsi au travailleur lui-meme Ie statutcontradictoire d'un « sujet » qui est son propre « objet» (avant dedevenir celui des autres), « proprietaire » a titre de personne juri­dique de son corps, de ses capacites physiques et intdlectuellesqui peuvent etre alienees au capital. La figure ideale du marchederive d'une representation de la propriete juridique qui impliquela distinction rigoureuse des personnes et des choses, et memel'absolutise. Mais la situation s'inverse des que l'echange n'est plusqu'un moment du cycle capitaliste : personnes et choses ne sontplus alors des categories exclusives, les personnes peuvent etre utili­sees en tant que chases - c'est-a-dire marchandises consommablesen fonction des besoins - et physiquement ou intellectuellementtransftrmees pour s'adapter aux mutations technologiques quiaffectent d'autres « choses » se combinant avec elles dans Ie prod~s

de production. Marx suggere que ce renversement comme tel com­porte un element de violence extreme, et qu'il produit un effet« fantastique » :Ie capital (qu'il soit represente comme somme d'ar­gent ou comme accumulation de moyens de production: matierespremieres, machines, usines ... ) apparait comme Ie veritable « sujet»dans lequel se concentrent la volonte et la puissance des individussociaux. En bref, Ie nouveau Leviathan, a la fois « automate» et« autocrate » I. Mais il va encore plus loin: car Marx n'a jamaiscru que Ie renversement de la relation anthropologique entre sujetet objet qui resulte de la transformation de la force de travail enmarchandise et de son exploitation puisse intervenir de fac;on

1. Cf K. Marx, Ie Capital, Livre I, op. cit., ch. XIII, p. 470 sq.

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automatique, par la simple vertu de sa « forme ». Au contraire, cequi l'interessait etait la resistance qu'elle engendre inevitablement,et qui exige a son tour du capital la mise en ceuvre de moyensrepressifs ou disciplinaires destines a l'inflechir et ala briser. Lalutte des classes commence donc des que la force de travail estprise dans Ie cycle de transformation en marchandise et que Iecapital (ou les institutions publiques et privees qui creent lesconditions de ses operations continues) entreprend de « gerer » laressource materieUe totale qu' elle represente pour lui. Parmi cesviolences, inherentes au proces d'exploitation ou suscitees par lesvicissitudes de la lutte des classes, queUes sont ceUes qu'on peutconsiderer comme « progressistes » du point de vue d' une histoiresociale du capitalisme, et a ftrtiori d'une histoire dans laqueUeson developpement figurerait une longue transition qui cree lesconditions de possibilite d'un mode de production « commu­niste »? C'est une question epineuse, mais cruciale 1.

En second lieu il y a lutte de classes dans Ie proces de travaillui-meme. Marx lui a consacre une enquete approfondie en sefondant sur la principale source asa disposition: les factory reportspublies par les commissions d'enquetes parlementaires anglaiseset les « inspecteurs de fabrique» a partir de 1850. EUe n' a pasd'autre enjeu eUe-meme que la limite entre exploitation et surex­ploitation 2. Or cette limite, dont depend la possibilite de parler de

1. Ce probleme (qui, de proche en proche, enveloppe route la question durapport entre « socialisation », « lune de classes » et « communisme ») est celuiqu'ont eu en commun dans les annees 1960 l'althusserisme (en particulierchez Robert Linhart, Ienine, les paysans, Taylor, Paris, Le Seuil, 1976), l'ecoleamericaine de la Monthly Review (en particulier dans les travaux de HarryBraverman, Travail et capitalisme monopoliste [1974], tr. fr. D. Letellier etS. Niemetz, Paris, Maspero, 1976) et, bien entendu, l'operaismo italien tel quel'a theorise Mario Tronti dans Operai e capitale, Turin, Einaudi, 1966 (tr. fro Y.Moulier, Ouvriers et capital, Paris, Christian Bourgois, 1977). Et par conse­quent, celui it partir duquel ils ont diverge.

2. Cf K. Marx, Ie Capital, Livre I, op. cit., en particulier les chapitres VIII

(( La journee de travail ») et XIII (( Machinisme et grande industrie »). Cim­portance des factory reports dans la conception et la redaction du livre de Marx,it I'egal de I'economie politique ricardienne dom ils devoilent en quelque sortel'envers, a ete bien vue par Michel Henry qui leur consacre un important cha­pitre de son Marx. II, Une philosophie de l'iconomie (Paris, Gallimard, 1972,

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conditions « normales » pour l'exploitation du travail, est d' unecertaine fac,:on introuvable : elle ne cesse de se deplacer sous l'effetdu rapport des forces entre les ouvriers (d'abord isoles, puis regrou­pes en syndicats, en partis, et developpant differentes formes desolidarite ou de « conscience de classe »), les capitalistes (qui eux­memes s'organisent comme classe en creant leurs propres « unions»ou « comites» nationaux), enfin 1'Etat comme instance de regula­tion politique qui se preoccupe des conditions d'une accumula­tion durable. En n~alite ce n'est qu'apres coup qu'on peut parlerd'une difference entre exploitation et surexploitation, qui est aussila difference entre une violence plus ou moins restreinte et uneviolence extreme, car il n'y a aucune definition « objective» dudegre de violence.

On notera en particulier 1'importance que revetent dans l'ana­lyse de Marx les formes qui combinent Ie fonctionnement de 1'en­treprise avec celui de la famille et ses transformations historiques,dont Ie point d'articulation est constitue par Ie travail des enfants.Lextreme violence que comporte la mise au travail des enfantset les conditions de leur exploitation pendant la revolution in­dustrielle (qui a son equivalent aujourd'hui, on Ie sait, dans unegrande partie du monde) represente certainement 1'une desformes de cruaute les plus caracteristiques du capitalisme : nonseulement parce qu'on y trouve toutes les modalites possiblesd'esclavage, de destruction de la sante et de torture ou d'autorita­risme maniaque, mais parce qu'elle intensifie la contradictionentre les deux cotes de la force de travail, ala ftis personne et chose.Lenfant martyrise puis rejete, hors d'usage a partir d'un certainage, par Ie « systeme de fabrique », n'est au ftnd ni l'un ni l'autre 1.

p. 409 sq.). Ma divergence avec lui porte sur Ie fait que, dans les exrraits desrapports des inspecteurs de fabriques qui decrivent la souffrance des ouvriers,M. Henry cmit entendre la « voix nue » du travail vivant, alors que je lis uneffet d'ecriture, enchassant un texte dans un autre. Ce qui, ames yeux, n'endiminue en rien la violence.

1. K. Marx, ie Capital, Livre I, op. cit., p. 254 sq., p. 310 sq., et passim. II ya de ce point de vue une frappante complementarite entre les descriptions deMarx et celles de Dickens. Le BIT publie regulihement un etat de l'exploitationdu travail des enfants dans Ie monde, dont l'interdiction generale n'a roujourspas ete obtenue.

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Et c'est generalement l'ouvrier lui-meme qui doit ici se comporteren marchand d'esclaves pour Ie compte du capital, sous la pres­sion de la necessite, en devenant Ie « negrier » de sa progeniturepour se procurer de quoi survivre. Si nous sautons de la aux effetsde la lune de classe organisee qui - combinee a d'autres forces de« protection de l'organisme social» - finit par imposer certaineslimites a la destruction, nous voyons qu'il ne s'agit pas tant, histo­riquement, de supprimer radicalement la cruaute (meme si desnormes juridiques nationales et internationales en principe labannissent) que de la cantonner dans une « peripherie » plus oumoins large.

II y a donc bien conversion locale de la violence en formessociales plus « avancees » de l'exploitation - plus « civilisees », eteventuellement plus « productives ». Mais c'est au prix, en fait, deson deplacement ou de sa delocalisation. D'autre part, c'est a cesujet que Marx propose une analyse de la lune de classes commeun rapport de ftrces evolutif qu'on peut retrospectivement consi­derer comme l'aspect Ie plus «foucaldien» de son cruvre I : Ie« pouvoir» en effet n'y figure pas comme un terme univoque,referant a une instance qui viendrait de l'exterieur contraindre Ieprocessus social, mais plut6t comme Ie rapport Iui-meme, c'est-a­dire Ie resultat complexe et instable du confEt qui se deploie dansIe temps entre discipline et resistance, techniques d'exploitation dela force de travail humaine (que Marx appelle « methodes d' ex­traction du surtravail ») qui sont aussi, en un sens, des « tech­niques de gouvernement », et lunes individuelles ou collectivesqui incarnent une forme de liberte des leurs manifestations lesplus elementaires (et non pas seulement preparent une liberation

1. Ce que Foucault a lui-meme reconnu. Voir en particulier sa referenceau « Livre II du Capital» dans « Les mailles du pouvoir» [1981J (Dits etEcrits, t. IV, op. cit., p. 186-187). (Ce « lapsus calami» de Foucault est malen­contreusement perperue par beaucoup de ses commentateurs: il s'agit enrealite du tome II de I'edition de Marx alors couramment utilisee en France(Le Capital en 8 volumes, Editions Sociales, 1960), done vraisemblablementdu chapitre du Livre I sur « la manufacture », qui est aussi une de ses sourcesessentielles dans Surveiffer et punir. Cette erreur a ete rectifiee et expliquee parRudy M. Leonelli dans « Fonti marxiane in Foucault », dans Altreragioni, n° 9,1999.)

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« finale »). On notera la reprise par Marx, dans ce contexte, d'uneformule qui decrit la combinaison de l'antagonisme et de la regu­lation juridique en se servant du grand « jeu de mots» politico­philosophique sur « violence» et « pouvoir », propre al'allemandGewaLt: « zwischen gLeichen Rechten entscheidet die GewaLt J ». DansIe champ du droit qui repose sur 1'egalite formelle des agents, cequi est decisif en derniere instance est la dialectique de la violenceet du pouvoir.

Nous pouvons alors formuler ce que nous avons appele « 1'hy­pothese coloniale ». Souvenons-nous que la derniere section duCapitaL est entierement consacree al'articulation des notions dereproduction et d'accumulation. Ce que Marx appelle « repro­duction », c' est tout simplement l'effet de structure: la conti­nuite des rapports de domination a travers Ie devel"oppementde leurs propres contradictions. C'est pourquoi Ie concept dereproduction dans sa forme compLete doit inclure deux momentsqui s'enveloppent 1'un 1'autre : 1) Ie processus economique quifait que la structure transforme ses contradictions internes encapacite illimitee d' etendre Ie champ et l'echelle de l'exploita­tion, 1'accumulation e1argie comme condition de la permanencedu mode de production, et 2) Ie processus politique au traversduquel s'effectue la regulation de la lutte des classes, donc sonorganisation dans la forme de syndicats, partis et mouvementspolitiques, ala condition que 1'Etat en conserve Ie controle ou ymaintienne son « hegemonie » par une certaine combinaison deforce et de negociation, ou de violence et de consensus 2. Maiscette definition de la reproduction est suivie dans Ie CapitaL parune section contenant la fameuse description critique de « l'ac­cumulation primitive» en tant que dechainement par l'Etat etles capitalistes eux-memes de la violence aboutissant a la des­truction de toutes les « appartenances » traditionnelles, et donc

1. " Entre des droits egaux, c'est la violence/Ie pouvoir qui decide », IeCapital, Livre I, op. cit., ch. VIII, p. 262.

2. C'est Ie point sur lequel on est tente de reconcilier les analyses de Gramscien termes de « guerre de position» avec celles d'Althusser en termes d'" appa­reils ideologiques d'Etat », dans Ie prolongement de son manuscrit inacheve,Sur la reproduction, Paris, PUF, 1995.

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des « communautes » et des « modes de production» correspon­dants qui font obstacle a la concentration du capital-argent et ala reduction des individus au statut de simples salaries. 11 ne s'agitplus ici de reproduire une structure ou d'en reguler la reproduc­tion, mais de faire place nette pour sa constitution. En relisantces developpements consacres ala « legislation sanguinaire » et ala pratique des enclosures dans 1'Angleterre du xvue siecle, on voitqu'ils incluent un developpement sur la colonisation, et plusgeneralement esquissent une comparaison entre les methodesexterminatrices de la colonisation qui ont permis d' etendre ladomination du capitalisme dans les « peripheries» de sondomaine d' origine, et celles parfois tout aussi violentes qui ontete mises en ceuvre pour 1'imposer dans Ie « centre» de l'eco­nomie-monde 1. Rien de tel ici, force est d'en convenir, qu'une« relation de pouvoir » mobile et a la limite reversible, s' organi­sant sur la longue duree en un mecanisme de regulation duconflit : mais plut6t ce que, se fondant sur cette description et lageneralisant, Rosa Luxemburg analysera plus tard comme lanecessite pour Ie capitalisme de se recreer en permanence, ou dereconstituer les conditions de l'accumulation « dans la boue etIe sang 2 ».

11 est utile ici de se remettre en memoire la disposition desthemes abordes par Marx dans la section finale du Capital, Livre I(en gardant a l'esprit qu'il s'agit d'un livre inacheve, et probable­ment inachevable), car elle souleve un difficile probleme d'inter­pretation quant au rapport entre la representation du cours de1'histoire et la distribution des differentes modalites de la violence.Cette disposition est la suivante :

1. Cette terminologie (centre/peripherie) est celIe qu'a imposee ImmanuelWallerstein dans la serie de ses volumes The Modern World-System (New York/Londres, Academic Press, apartir de 1974).

2. Rosa Luxemburg, L'Accumulation du capital [1912], vol. II, tr. fro 1. Petit,Paris, Maspero, 1967, p. 39 sq., p. 45 sq.

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Ie Capital, Livre I, Septieme section:

1) « reproduction simple» (autrement dit Ie conceptabstrait de la structure) (ch. XXI) ;

2) « reproduction elargie» au «accumulation» (dont1'objet est essentiellement la correspondance entre lescycles du capital et les cycles de l'emploi, debouchantsur ce que Marx appelle la « loi de population» du modede production capitaliste, et sur Ie renversement qui, ala longue, transforme la « loi d'appropriation» des mar­chandises par les personnes en loi d'appropriation despersonnes par la production des marchandises) (ch. XXI

et XXIII) ;

3) « accumulation primitive », dont l'expose se decom­pose lui-meme en :

3.1) critique de la theorie des economistes surl'origine du capital - et du capitalisme - dans Ie travailpersonnel et l'epargne, et genese du mode de produc­tion capitaliste (par la violence de 1'Etat « absolutiste »)(ch. XXIV, § 1 a6);

3.2) «tendance historique de 1'accumulation ca­pitaliste» (par une « loi naturelle », l'accumulation ducapital doit conduire a la « negation de la negation »,c'est-a-dire a la formation d'une societe sans classes atravers « l'expropriation des expropriateurs », donc l'usagerevolutionnaire de la violence «accoucheuse de l'his­toire ») (ch. XXIV, § 7);

4) « theorie de la colonisation moderne» (illustree parIe cas irlandais) (ch. xxv).

Sans doute Ie Livre premier ne formait-il, par definition, que Iedebut d'un projet beaucoup plus vaste. Marx devait penser qu'ilserait suivi a breve echeance des Livres suivants, et par consequentil ne s' agissait pas pour lui de fournir deja la « veritable conclu­sian» de tout l' ouvrage. Ii n'empeche que - soit pour indiquerpar avance aux lecteurs, et notamment aux militants socialistes, aquai tendait la demonstration de l'ouvrage, soit pour resoudre a

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ses propres yeux une incertitude politique resultant des analysesdu capital comme extraction et accumulation de survaleur(Mehrwert) - il delivre bel et bien une leyon concernant fa « fin »

du processus: la transition revolutionnaire du capitalisme au com­munisme est la consequence necessaire (la tendance historique) dudeveloppement des contradictions internes du mode de produc­tion. Et pourtant ce « mot de la fin » est encore suivi d'un com­plement qui porte sur une question apparemment secondaire (lacolonisation) I. Pourquoi ce post-scriptum incongru?

On pourrait proposer une explication relevant de ce que LeoStrauss appellera plus tard l'art d'ecrire dans des conditions de« persecution ». Elle ne manquerait pas de fondements. Tant qu'adelivrer d'emblee ses conclusions revolutionnaires, Marx avait dliles dissimuler au milieu de developpements scientifiques a carac­tere plus universitaire, pour tromper les fonctionnaires de lacensure. On sait que ceux-ci se contentaient generalement desondages, ouvrant les volumes a la premiere et a la derniere pagepour identifier leur caractere (en l'occurrence: economico-histo­rique, bien loin d'un Maniftste de « parti »). Mais sans recusercette explication on peut en proposer une autre, plus intrinseque,qui se fonde sur les symptomes de crise affleurant dans Ie texte :l'ecriture du Livre premier n' a pas conduit en realite a la determi­nation d'une « tendance » unique, lineaire, mais a trois possibilitesd'evolution au moins pour Ie capitalisme, entre lesquelles I'his­toire semble suspendue (comme en attente d'une « decision ») :

-la reproduction, en tant que proces qui combine la socialisa­tion et la violence structurelle, conduit a un « equilibre dyna­mique », un schema de regulation dans lequella lutte de classesdevient elle-meme une condition de I'accumulation (a beaucoup

1. Le probleme que pose ['organisation de la section finale du Livre premierse complique encore si nous admettons, au vu des manuscrits pn'paratoiresrecemment publies, que Ie developpement relatifa la « tendance historique dumode de production capitaliste » est ce qui subsiste dans la redaction finaled'une section entiere retranchee dans la derniere mise au point; cf Ie « chapitrcinedit du Capital» dans K. Marx, Resultate des unmittelbaren Produktionspro­zesses, Frandort-sur-Ie-Main, Verlag Neue Kritik, 1969; tr. fro R. Dangcville,Un chapitre inedit du « Capital », Paris, UCE, 1971.

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d' egards cette conversion du confEt en mecanisme de stabilisa­tion structurelle et de conservation du pouvoir pourrait etrecomparee au schema politique esquisse par Machiavel dans lesDiscorsi (ch. I aIV du Livre premier), que probablement Marx neconnaissait pas de premiere main) 1;

- la reproduction debouche sur « l'expropriation des expro­priateurs », ou sur la transformation violente de la structure, parceque les conditions de la revolution, « objectives» aussi bien que« subjectives» (comme dira Lenine), sont reunies a un certainpoint. On peut supposer que ce qui conduit ala cristallisation des« conditions subjectives », ce sont les exces memes de l'exploita­tion, autrement dit la violence inconvertible en pouvoir de regu­lation ou de « gouvernement » de la lutte des classes, et que ce quiengendre les conditions « objectives », c'est Ie developpement dela « socialisation» avec la concentration du capital et du travail,meme sous une forme contradictoire;

- la reproduction ramene periodiquement aux formes violentesde « l'accumulation primitive» qui s'opposent terme a terme aune regulation institutionnelle : or la forme typique de celle-cidans 1'histoire moderne du capitalisme est justement la colonisa­tion, soit « exterieure » soit « interieure ».

Le fait de deceler ainsi dans Ie texte de Marx une triple conclu­sion latente - politiquement contradictoire - nous conduit dumeme coup acaracteriser les « strategies» politiques qui en decou­lent et qui leur correspondent terme a terme 2

• Ce ne sont bienentendu, chez Marx lui-meme, que des virtualites. Mais ces

1. Dans sa conference « Solitude de Machiavel» [I977J (aujourd'hui ree­ditee dans Ie volume du meme nom, par les soins d'Y. Sintomer, op. cit.),Althusser procede au trajet inverse: il compare la theorie machiaveIienne duPrince et l'usage politique de la violence qu'elle preconise it une « accumulationprimitive politique », caracteristique de la transition it l'Etat moderne (( mo­narchie absolue »).

2. II yen aurait meme une quatrieme, si nous incluons la theorie completede la « subsomption reelle » esquissee dans Ie Chapitre inedit du « Capital ». Surl'idee de strategies alternatives procedant des analyses de Marx, l'ouvrage fonda­mental, inspire par les conflits des annees 1960 au sein du mouvement com­muniste, demeure l'excellent Stanley Moore, Three Tactics. The Background inMarx, New York, Monthly Review Press, 1963.

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virtualites sont redlement ouvertes par L'ecriture de Marx dans IeCapital, dont dIes forment la materialite, en signalant son carac­tere « experimental », efface par Ie dogmatisme (ou par les dog­matismes rivaux, chacun asa maniere), et qu'il nous appartientaujourd'hui de redecouvrir :

1) l'interpretation « social-democrate » se fonde sur une selec­tion et une absolutisation des formules de Marx qui dessinentla possibilite d'une regulation des luttes de classes dans Ie cadredu capitalisme (au detriment des « conclusions revolutionnaires »reprises du Manifeste et reinscrites ala fin du Capital), et dIes lesinterpretent comme ouvrant la possibilite d'une civilisation ducapitalisme. La violence est convertie en presuppose non pas d'unstatu quo, mais d'un processus de « reforme » dans lequd se com­binent et se renforcent mutuellement les progres technologiques,les mouvements sociaux et les interventions legislatives de l'Etat(Marx lui-meme semblait avoir esquisse cette possibilite par sonanalyse des luttes de classes pour la « journee normale de travail»et de la legislation de fabrique) ;

2) 1'interpretation « revolutionnaire » - que Marx semble pri­vilegier - se fonde sur la possibilite d' ordonner les trois phasesde 1'histoire du capitalisme en une succession teleologique : atravers l'extreme violence de l'accumulation « primitive» onpasse d'abord des modes de production et d' organisation socialeprecapitalistes, plus ou moins communautaires, reposant sur la« dependance personnelle» des serviteurs et des paysans parrapport a leurs maltres, a la generalisation du salariat; puis onpasse de la reproduction-accumulation capitaliste a « l'expro­priation des expropriateurs» (qui est l'equivalent marxiste de1'Aufhebung hegelienne) a travers la violence revolutionnaire,agissant comme « accoucheuse » de 1'histoire et de la nouvellesociete dont l'ancienne est « porteuse » 1. La violence est ainsi

I. Notons les resonances messianiques de cette formule celebre, ecrite parMarx dans un etrange jargon franco-allemand (Die Expropriateurs werdenexpropriiert) : elle evoque sans doute les mots d'ordre de la Revolution franc;aisecontre les « accapareurs », mais son modele en derniere analyse est un passaged'Isa"ie : « Yahve aura pitie de Jacob, il choisira de nouveau Israel et les reinstal­lera dans leur patrie. L:etranger les rejoindra et se rattachera a la maison de

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d'abord fondamentalement destructrice, puis releguee sur lamarge du prod~s d'exploitation, dont elle signale les « exces » tou­jours resurgents, avant de se presenter comme une combinaisonantinomique de destruction et de construction, conformement aune tradition demiurgique de representation du changement dansl'histoire;

3) enfin la troisieme interpretation est celle que propose RosaLuxemburg dans L'Accumulation du capital a partir d'une cri­tique « de gauche» des conceptions evolutionnistes et euro­centriques de l'histoire du capitalisme qui sont communesaux differents courants de I'orthodoxie ]. Sa these centrale estque « l'accumulation primitive », loin d'etre cantonnee aux « ori­gines », doit etre consideree comme un processus interminable,coextensif aI'expansion du capitalisme aI'echelle « m'ondiale ».Car cette expansion (sans laquelle, selon Rosa Luxemburg, Iecapital ne peut pas surmonter les contradictions internes de sa« reproduction» 2) exige la destruction des modes de productionpreexistants et des formes de communaute historique correspon­dantes. Ainsi les origines ne cessent de faire retour au sein de lastructure, et Ie dechainement de la violence ultra-objective, bienloin de constituer un exces marginal, et a la limite contingent,plus nuisible qu'utile a l'accumulation et au progres technolo­gique, en forme la contrepartie necessaire. Le capitalisme neconstruit qu'en detruisant (et peut-etre en detruisant toujoursplus qu'il ne construit) 3.

Jacob [... ]. Ils feront captifs ceux qui les avaient faits captifs et domineront[opprimeront] leurs oppresseurs. }) (Isale, 14, 1-4; voir aussi 27, 7-9.)

1. R. Luxemburg, L'Accumulation du capital, vol. II, op. cit., ch. 26-29,p.24-90.

2. Cette these caracteristique du «romantisme economique}) de RosaLuxemburg a ete abondamment « refutee }) par I'orrhodoxie marxiste social­democrate aussi bien que leniniste, avant d'etre semble-t-il verifiee par l'his­roire du capitalisme du xx'· siecle, et generalisee par I'ecole des theoriciensdu « developpement du sous-developpement }) : Andre Gunder-Frank, SamirAmin, Immanuel Wallerstein, Giovanni Arrighi.

3. « La production capitaliste ne devcloppe la technique et la combinaisondu proces de production social qu'en ruinant dans Ie meme temps les sourcesvives de route richesse : la terre et Ie travailleur. }) (Le Capital, Livre I, op. cit., p. 567.)

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Deuxieme conference. Une violence « inconvertible» ? Essai de topique

Telle est proprement « I'hypothese coloniale ». Mais nous pou­vons la prolonger sous la forme d'une hypothese coloniale glnira­lisle en suggerant que, lorsque Ie capitalisme a achevi de conquerir,partager et coloniser Ie monde geographique (devenant ainsi« planetaire »), il commence a Ie recoloniser, ou a coloniser sonpropre « centre ». La colonisation prend alors la forme d'une colo­nisation intirieure, qui est liee a I' emergence de « societes duales »ou les inegalites se transforment en exclusions, aussi bien que deprocessus de « desocialisation » des formes de cooperation ou desolidarite qu'il avait lui-meme creees, ou qui s'etaient developpeesen reaction contre lui 1. Ce processus est donc apparemment sansfin - du mains sans fin priditerminie par un « degre de develop­pement » de ses forces productives 2. Le capitalisme, sans doute,en tant que systeme ou formation sociale dont I'histoire s'etendsur plusieurs siecles, a developpe une « civilisation» specifique,dont les modalites plus ou moins inegalitaires, plus ou moinsemancipatrices, dependaient a chaque fois des contributions dedifferentes classes et categories sociales, dans une relation qu'onpourrait dire agonistique, c'est-a-dire productive d'institutions apartir du conflit lui-meme. Mais Ie moment arrive aussi au la

1. Cf Michael Harrington, « The Two Nations», The Other America. Povertyin the United States, Harmondsworths, Penguin Books, 1971, p. 167 sq.

2. Rosa Luxemburg elle-meme n'etait pas parvenue aune telle conclusion,parce que, de fa,<on comprehensible dans les conditions de I'epoque, elle privi­legiait I'idee d'une « colonisation exterieure », effet de l'expansion des Etatsindustriels europeens dans l'ensemble du monde; or, pour elle, « la terre ctantronde », ou formant une surface finie, ce processus comportait necessairementune limite absolue. La « catastrophe» de 1914 - l'eclatement de la premiereguerre mondiale entre les puissances imperialistes - la convainquit que cepoint avait ete atteint, et entraina de sa part un retour au scenario apocalyp­tique de la « guerre gencralisee » qui precipite Ie monde corrompu de l'injus­tice et de la domination vers sa propre autodestruction, mais ouvre aussi lapossibilite messianique d'une liberation pour peu que les forces revolutionnairessachent s'en saisir : voir en particulier la « brochure de Junius» de 1916 OU figurela fameuse alternative qu'elle dit reprendre d'Engeis : « socialisme ou barbarie»(Die Krise der Sozialdemokratie [1916], reed. dans R. Luxemburg, GesammelteIVerke, t. IV (aout 1914-janvier 1919), Berlin, Dietz Verlag, 1974, p. 49-164; LaCrise de fa social-democratie, tr. fr. disponible sur Ie site http://www. marxists.org/francaislluxembur/junius/index.html).

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De l'extreme violence au probleme de la civilite

logique de l'exploitation comme surexploitation, et de la pro­duction comme destruction « creatrice », qui lui est inherente,precipite dans l'infra-humanite les vies humaines dom il tire saproductivite 1.

1. ]iirgen Habermas a employe I'expression de « colonisation inrerieure»dans une section importanre de son ouvrage de 1981, Theorie des Kommunika­tiven Handelns [Theorie de l'agir communicationnel} (Francforr-sur-Ie-Main,Suhrkamp Verlag, 1985, vol. II) : c'est a lui bien entendu que je I'emprunre,mais en lui faisanr subir un deplacemenr. Voir infra, Annexe III, p. 197.

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3. Troisieme conference

Strategies de civilite

Il y a plusieurs fa<,:ons d'utiliser les lectures que j'ai proposees alafin de la conference precedente. Encore et toujours « lire Ie Capi­tal»? Qui, sans doute, et nous commen<,:ons a comprendre que,comme pour toute ceuvre theorique vraiment grande (Hegel, parexemple), la tache en tant que telle est infinie, puisque Ie sens re­cherche ne se trouve qu'au point de rencontre entre des questionsformulees a partir de 1'actualite (ou meme de 1'urgence), et des con­tradictions qui habitent de fa<,:on latente l'ecriture du texte qu'il s'agitde remettre en mouvement. Cependant 1'objectif que nous pour­suivons ici n'est pas (s'il Ie fut jarnais) purement epistemologique.Il s'agit de chercher a eclairer l'epineuse question des concepts de Lapolitique, de leur irreductible pluralite et des choix qu'ils imposent.

Dne telle pluralite existe bel et bien <;hez Marx, a meme lesbifurcations de ses analyses du capitalisme. Et l'on voit assez biencomment il a lui-meme resolu - a un certain moment - de l'inter­preter, Ie cas echeant au prix de certains refoulements (que l'his­toire s'est vite chargee de remettre en question). Si nous prenonsIe Capital comme texte de reference, nous voyons que cette plu­ralite est associee a la difference meme des strategies historiquescompatibles avec Ie concept de la « lutte des classes ». Il y avait ­de fa<,:on latente depuis les textes de jeunesse de Marx 1, et explicite

1. En particulier I'Introduction a fa critique de fa philosophie du droit deHegel de 1844, au il est pour la premiere fois question du proletariat dans une

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De l'extreme violence au probleme de fa civilite

dans Ie Manifiste - une politique de la fin de la politique (doncaussi de la fin de 1'histoire), pour qui Ie saut dans l'avenir prendd'abord la forme d'un retour a la violence « initiale » ou « primi­tive », et ou 1'idee de l'emancipation qui renverse l'oppression enliberation constitue comme une sone de surgissement du royaumede la lumiere au sein du royaume des tenebres. Ce scheme apoca­lyptique n'a cesse de faire retour dans les courants messianiquesdu marxisme du XX" siecle J. Al'oppose, les theoriciens reformistesde la social-democratie (non pas tant a vrai dire les representantsde « I' orthodoxie » que les heretiques, ou les « revisionnistes »

qui prenaient la peine de deconstruire l'apparente systematicitedu materialisme historique) ont developpe un concept de lapolitique comme civilisation, si ce n'est comme « civilite »2. Ceconcept fait 1'objet chez Marx lui-meme d'une denegnion, bienqu'a vrai dire loin d'etre uniforme, comme en temoignent sesdemeles avec Ie marxisme. Cependant la formule revolutionnairequ'il tend a privilegier est celie qui inscrit la possibilite d'uneabolition de l'exploitation (cette emancipation dont 1'Adresse inau­gurale de l'Association internationale des travailleurs en 1864disait qu'elle serait « 1'ceuvre des travailleurs eux-memes ») dans latransformation de la structure de domination, dont les bases mate­rielles sont preparees par toute 1'histoire du capitalisme, mais quine peut se faire que par la violence. II s'agit donc bien, une fois de

perspective trcs intensement messianique : « Quand les conditions internes enseront remplies, Ie chant du coq gaulois sonnera comme une trompette pourannoncer Ie jour de Ia resurrection allemande» (dans K. Marx, Critiquedu droit politique hegelien, tr. fr. A. Baraquin, Paris, Editions Sociales, 1975,p. 212). Cf E. Balibar, « Le moment messianique de Marx », dans Revue Ger­manique lnternationale, 8/2008, « Theologies politiques du Vormdrz. De la doc­trine it l'action (1817-1850) », p. 143-160.

1. Voir Michael Li)wy, Redemption et utopie. Ie judaisme libertaire en Europecentrale. Une etude d'affinite elective, Paris, I'UF, 1986.

2. Le livre d'Eduard Bernstein qui lan<;:a la querelle du « revisionnisme » dansIe marxisme (Ies presupposes du socialisme [1899], tr. fr. J. Ruffet et M. Mozet,Paris, Le Seuil, 1974) travaille systematiquement Ie« jeu de mots» qu'entraineen allemand Ie double usage de Burger: Ie « bourgeois» et Ie « citoyen », que Iefran<;:ais a elimine. II sugghe ainsi d'inscrire la civilite au point d'equilibred'une theorie de l'autonomie de la societe civile et d'une theorie de la citoyen­nete, et des pratiques correspondantes.

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Troisieme conjerence. Strategies de civilite

plus, d'un concept de conversion de la violence, non pas en pou­voir ou en institution etatique, mais en revolution. Bien quetoutes ces strategies enveloppent d' une fa<;:on ou d' une autre unerelation intrinseque de la politique a la violence, et plus precise­ment aux conditions historiques du basculement de la violencestructurelle du capitalisme dans les formes de l'extreme violence,aucune cependant ne prend en compte - du moins explicitement,au niveau du concept-1'articulation des formes ultra-objectives etultra-subjectives qu'illeur arrive pourtant de rencontrer dans leurobjet (a ftrtiori est-ce Ie cas, naturellement, quand Marx essaye dereflechir, en temoin engage, sur les episodes « catastrophiques »de 1'histoire contemporaine, en particulier ceux qui associentrevolution et guerre civile). C'est pourquoi, dans la troisieme etderniere de ces conferences, je voudrais essayer d'elaborer plusprecisement mais surtout de deplacer cette notion d' une multipli­cite de strategies ou de concepts de la politique en rapport avec lesfonctions historiques de la violence, en m'installant deliberementavec Marx « au-dela de Marx 1 », et en commen<;:ant par revenir ala topique de l'heterogene qui avait ete esquissee dans la deuxiemepartie de ces exposes.

En cherchant dans la bande de Mobius telle que Lacan 1'utilise(if supra, diagramme 1, p. 113) une premiere schematisation du« non-rapport» qui rapporte 1'une a l'autre les formes heterogenesde la cruaute, je cherchais a faire voir, sans l'expliquer, que cesformes passent continument 1'une dans l'autre, demeurant contra­dictoirement tout autres (comme Ie sont les deux faces de la bandedu point de vue « local») et indiscernables (donc « identiques »au point de vue structural, comme un meme point de la bande con­sideree globalement). 11 s'agit evidemment d'une fa<;:on de ruseravec 1'imagination pour representer 1'irrepresentable, Ie momentou, par impossible, Ie subjectif et 1'objectif se rejoindraient. Celapourrait se dire encore dans Ie langage marxiste : 1'ideologique,qui est une forme socialement organisee de 1'imaginaire, et 1'eco-

1. Meme si ce n'est pas de la meme fayon qu'Antonio Negri dans ce beaulivre difficile, Marx au-dela de Marx [1979], tr. fro Y. Moulier-Boutang, Paris,Christian Bourgois, 1980.

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nomique dont procedent a. la fois la production et la destruc­tion, contribuent aux memes effets « reels ». Aceci pres qu'il s' agitprecisement d'invalider toute addition mecanique ou synthesedialectique de ces deux « facteurs » ou de ces deux « discours »a. pretention causale. D'un autre point de vue, il s'agit aussid'une metaphore de la fermeture poLitique qui resulte du passagecontinu d'une forme de violence dans une autre: ainsi lorsque lacruaute se manifeste a. la suite comme pauperisation, misece phy­siologique des populations, levee des refoulements culturels etreligieux qui s'opposent a. l'idealisation de la haine de l'autre(c'est-a.-dire, Ie plus souvent, du voisin) en la cantonnant dansl'inconscient, et pour finir, extermination 1. Ou lorsque l'exploi­tation et Ie racisme echangent leurs cibles de fac;:on quotidienne,sous la categorie generale de « populations immigrees ». Dans detelles situations paradigmatiques, « extremes» mais plus ou moinsapprochees par d'autres dans 1'histoire, il semble que ce qui vacilleest la possibilite pour des sujets collectifs d'imaginer leurs objec­tifs historiques autrement que comme un aneantissement del'autre, et de construire des strategies institutionnelles, des repre­sentations du temps, des solidarites, pour transformer les condi­tions d'existence des individus. C'est donc aussi, correlativement,la possibilite pour ceux-ci de s'inscrire par conviction ou parcondition sociale dans l'horizon d'une lune organisee qui faita. chaque instant la difference entre les objectifs immediats etultimes, les c9ntradictions principales et secondaires, les alliespotentiels et les adversaires. Ne semblent plus subsister que lesabsolus vertigineux de 1'identite et de l'environnement hostile, lesobjets de 1'angoisse ou de la menace; ou, pour le dire a. nouveauavec Lacan, le « vide» ou le « trou » a. la fois interieur et exterieurdans lequel s'effondre la distinction du sujet et de l'objet, et avecdle la topographie ou la cartographie de l'action.

1. Le « voisin» est celui qui se situe immediatement au-dela d'une certaine« frontiere » - amoins justement que cette frontiere ne soit tracee pour pou­voir Ie transformer en enncmi, et d'abord en un « autre» irreductible. CfUlrich Bielefeld, «Das Konzept des Fremden und die Wirklichkeit des Ima­giniiren », dans U. Bielefeld (diL), Das Eigene und das Fremde. Neuer Rassismusin der Alten Welt?, Hamburger Institut fur Sozial Forschung, 1991.

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Par contraste, Ie diagramme en « fer a cheval» est moins enig­matique (cf supra, diagramme 3, p. 116). II peut etre vu commeune desarticulation de la bande de Mobius qui nous ramene dansIe champ de la representation: nous pouvons y faire figurer lesstrategies dont nous nous servons pour identifier l'extreme vio­lence en tant qu' effet de structures preexistantes, dont elle pous­serait I'efficace jusqu'a la limite, soit du cote de I'imaginaireideologique (en particulier celui de la souverainete), soit du cotede I'economie pour autant que, selon I'analyse de Marx, elle tenda reproduire les conditions humaines-inhumaines de l'exploi­tation. Mais ceci se paye d'une abstraction, ou d'un isolementmetaphysique des deux « SCeneS» de I'imaginaire et de la realiteeconomique, produisant I'illusion que chacune d'entre elles obeita sa logique pure (1'ambivalence fantastique du semblable et deI'etranger, ou I'utilitarisme radical de la valeur d'echange), memesi, au bout du compte, la double face de la cruaute resurgit tou­jours, par exemple lorsque la violence du pouvoir ou de la domi­nation poussee a l'extreme semble contredire sa propre logique,renversant la production en destruction, I'utilite en inutilite etl'assujettissement en mise a mort du sujet I. D'OU la possibilited'utiliser ce diagramme d'une autre fa<.;:on, qu'on pourrait direnegative. J'y faisais allusion en proposant de penser la conditionde possibilite de la politique a partir de son impossibilite meme :non pas tant comme une « sortie de l'etat de nature» (selon laprocedure ideale commune a Hobbes, Rousseau, Kant, et tou­jours sous-jacente aux schemes de conversion de Hegel et deMarx) que comme une disjonction des formes de la violence ultra­objective et ultra-subjective.

Une telle formule evidemment se distingue tres difficilementd'une injonction ou d'une prescription morale. Et pourtant ellene doit pas s'y reduire. Car la disjonction dont nous padons n' estpas tant une condition prealable qu'un resultat, immanent al'invention de la politique comme action collective. C'est seule­ment si, oil et quand les « extremes» ne se recouvrent pas, mais

1. « Rien n'est plus inutile al'homme qu'un autre homme ", serait-on tented'ecrire en inversant Spinoza.

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demeurent separes par une certaine distance qui empeche lesindividus et les groupes (ou les « societes ») de se trouver pris aupiege des delires d'identite ideologiques et des desastres economi­ques ou ecologiques, qu'un espace pour la politique emerge - ouplut6t qu'il a deja emerge, sous quelque forme institutionnelle quece soit, democratique ou despotique, progressiste ou conserva­trice, revolutionnaire ou hegemonique. On se souviendra ici quedans la definition aristotelicienne de la politique comme praxiscommune des citoyens (a laquelle il est difficile de ne pas revenirperiodiquement comme a un instrument de mesure des ecartsconceptuels 1), l'espace public dans lequelles actions politiques sedeploient est aussi defini de fayon ethique a travers la referenceaux « venUS» (ou capacites) telles que l'intelligence (ou prudence:phronesis) et la sociabilite (ou amitie : philia). Ii suppose qu'ons'eleve au-dessus du regne de la « necessite » (ta anagkaia), c'est-a­dire de la production et de la reproduction de la vie et des moyensd'existence. J'essaye ici de penser Ie contraire : que l'espace et Ietemps de la politique surgissent non pas d'une abstraction oud'une transcendance de la necessite, moins encore d'une abstrac­tion ou d'une transcendance des formes de production de la vie,dont la modernite nous a appris a reconnaitre qu'elles forment1'objet permanent de la politique (et de 1'economie politique),mais plut6t d'une disjonction precaire des modalites, opposeesentre elles, suivant lesquelles la vie humaine peut etre detruite, etla politique aneantir ses propres conditions de possibilite 2. C'est,

1. Ce que faisaient explicitement Hegel ou Arendt, mais aussi implicite­ment Marx.

2. Entre ce que je propose ici et Ie concept « bio-politique » introduit parGiorgio Agamben dans Homo Sacer 1. I.e pouvoir souverain et la vie nue [1995J(tr. fr. M. Raiola, Paris, Le Seuil, 1997), qui meriterait une longue discussion,la difference me semble en premiere analyse porter sur au moins trois points:1) je m'accorde avec Agamben pour poser que les conditions de possibilite dela politique (indissociables des conditions de son impossibilitei doivent etrepensees it partir des formes de son effondrement, mais je ne crois pas it la possi­bilite de ramener celles-ci it un modele unique (que ce soit celui du « camp»ou un autre); je crois que ces conditions sont hitirogenes et ne precipitent leurseffets que dans des situations contingentes qui ne relevent pas d'une ontologiemais des variations conjoncturelles d'une structure; 2) c'est pourquoi il me

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me semble-t-il, cette circularite de la pratique politique, qui ad'abord pour objet de relever sa propre impossibilite (et concrete­ment, de prevenir sa propre destruction), qui fait de la politique,comme I'avait ecrit Hegel a propos de la cite grecque, une « <ruvred'art 1 ». Ce qu'il s'agit de placer au c<rur d'un concept de la poli­tique (et de ses diverses « strategies »), en d'autres termes, ce n'estpas I'idee que la politique releve de tideal. Ce n'est meme pas,comme Ie voudraient certains philosophes contemporains, que lapolitique est « rare» 2. Cidee de la politique comme ideal situepar-dela Ie regne de la necessite ou celle de la politique commeevenement rare sont liees a des visions eschatologiques, meme la"i­cisees, de son temps et de son lieu. Celle de sa precarite me semblepouvoir etre associee a une modalite de contingence qui inscrit,en quelque sorte, Ie risque et la discontinuite dans Ie quotidien(ou peut-etre mieux encore: dans la quotidiennete du confEt).

La forme sous laquelle, d'ordinaire, nous reconnaissons lanecessite de preserver, tout en Ie creant, l'espace ou l'emplace-

parait essentiel d'arracher Ie « concept d'hisroire" (et plus profondement,Ie scheme de l'hisroricite) it ses formulations teIeologiques : or, it beaucoupd'egards, la conception negative de I'historicite qu'Agamben a dcveloppee itpartir d'une lecture approfondie des « theses » de Benjamin est encore placecdans l'horizon de la teleologic, elle fait de la souverainete et de son pouvoir surla « vie nue )', Ie destin metaphysique de la politique occidentale (c'est pour­quoi, notamment, illui importe de deceler chez Arisrote une premiere figurede la puissance « souveraine » et de « I'exclusion interieure » de la zoe par I'ins­titution du bios politikos et de la ciroyennete) ; 3) la conception « messianique »

de la communaute politique qui se degage a contrario (en accord avec les thesesd'un precedent ouvrage, La Communaute qui vient, tr. fro M. Raiola, Paris,Lc Seuil, 1990) est radicalement anti-institutionnelle; non seulement j'accordeque I'institution ne constitue pas en elle-meme unc garantie contre l'extremeviolence, mais je pense qu'elle en contient la possibilite permanente : pourautant je ne crois pas qu'on puissc sortir de l'horizon institutionnel, ce quidessine it mes yeux une perspective tragique plut6t que messianique. C'est elleque je soumets it examen sous Ie nom de « strategies de civilite ».

1. G.W.F. Hegel, Lerons sur la philosophie de l'histoire, tr. fro J. Gibelin, Paris,Vrin, 1979, p. 193 sq.

2. Je pense en particulier it Alain Badiou, qui developpe cc theme danschaque discussion sur la democratie et Ie communisme (cf Abrege de mitapoli­tique, Paris, Le Seuil, 1998, en particulier route la discussion des travaux deJacques Ranciere).

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ment de la politique, c'est evidemment l'institution. Je ne prendsle terme ici, ni dans le sens purement juridique et administratif,ni dans un sens phenomenologique (tel qu'on peut le trouver chezCastoriadis), mais plut6t dans un sens anthropologique - au sensou certains auteurs contemporains, en France et aux Etats-Unis,travaillent a une anthropologie de la citoyennete 1. La notiond'institution est equivoque, ou plut6t elle couvre tout un spectrede transformations historiques et de formes concurrentes. Les ins­titutions itatiques meme prises au sens large - correspondant al'emergence du « citoyen » comme figure politique, venue de la« cite» antique et de son principe d'appartenance et de participa­tion aux affaires communes (la politeia des Crecs et la civitas oule ius civitatis des Romains), et reconstituee sur de tout autresbases par les Etats-nations modernes inegalement democratises,dans 1'horizon d'un systeme juridique international - ne repre­sentent evidemment qu'une face de ce que nous appelons insti­tution, qui en reduit la definition a la sphere des institutions« publiques ». Avec une tradition qui court d'Aristote aMontes­quieu et de Hegel aCramsci et Althusser, je me fonde ici sur l'ideeque le moment decisif de 1'institution (au sens actif et au sensde resultat de l'action d'instituer) n'est pas le surgissement de lasphere publique comme instance separee de la societe, mais l'arti­culation du public et du prive, leur disjonction toujours relative etmouvante n'etant acet egard que la condition du passage d'unesphere al'autre, qui concerne ala fois les individus et les groupes(dont l'exemple classique est l'education, non par hasard designeeen fran<;ais pour une part, la plus massive et la plus universali­sante, comme la tache specifique des « instituteurs »). 11 n'en restepas moins que dans cette articulation la conception traditionnellede la philosophie politique privilegie l'action de l'Etat ou du pou­voir, ce qui suggere que 1'espace de la politique, en tant que dis­tance precaire entre les formes heterogenes de l'extreme violencequi la menacent d'effondrement interieur, est le resultat d' uneinitiative « venue d'en haut », qui suppose l'existence d'un centre

1. Catherine Neveu, James Holston en particulier et if Cornelius Casto­riadis, ['Institution imaginaire de la societe, Paris, Le Seuil, 1975.

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de reference ou I'horizon d'une rotalite, meme lorsqu'on admet(comme dans les theories contractualistes) que l'institution est Ieresultat quotidien de l'aetion politique aussi bien que sa condi­tion de possibilite prealable.

II pourrait sembler que I'emergence d'institutions democrati­ques (qui representent d'une certaine fayon la verite historique ducontractualisme) ne change pas fondamentalement cette situationdans la mesure precisement ou, par une fiction hisroriquementefficace (ne serait-ce qu'a titre de recit symbolique sur lequel s'ap­puie la legitimite etatique et la pratique de I'obeissance), ellesconcentrent Ie pouvoir du peuple (ce que les classiques appellentla « multitude ») dans la forme d'une volonte generale qui se for­merait et se reformerait en permanence au centre de I'espace poli­tique, au-dessus de ses divisions ou de ses confEts d'interets. Maisen realite die implique une profonde transformation du pro­bleme, car il n'y a jamais eu de democratisation de I'Etat sans unerevendication, une resistance ou une poussee des forces « d'enbas », que la tradition politique designe precisement, de fayon ala fois extensive et specifique, sous Ie nom de demos, ou de com­posante egalitaire du peuple « constituant » 1. C'est pourquoi onpeut reconnaitre rout a la fois que l'institution etatique est poli­tique au sens actif, ou que, particulierement sous ses formes demo­cratiques (ou mieux : democratisees) 2, elle contribue a I'ouverture

1. C'est, it juste titre, Ie point de vue developpe par Jacques Ranciere dansLa Mesentente (Paris, Galilee, 1995) et precedemment dans I'ensemble desessais desormais reunis sous Ie titre Aux bords du politique (Paris, Osiris, 1990;nouv. ed. remaniee, Paris, La Fabrique, 1998). Un point de vue convergent aete, me semble-t-il, developpe par Miguel Abensour it partir de sa lecture«machiavelienne» des textes du jeune Marx (<< Manuscrit de 1843 ») sur la« vraie democratie » comme surgissement insurrectionnel du « pouvoir legis­latif» ou du « demos total» (if « Marx et Ie moment machiavelien. "Vraiedemocratie" et modernite », dans Phenomenologie et politique. Melanges offirtsaJacques Taminiaux, Bruxelles, Ousia, 1989, p. 17-114; nouv. ed., La Demo­cratie contre l'Etat. Marx et Ie moment machiavelien, Paris, Le Hlin, 2004).

2. Car, suivant en cela la voie qui m'a paru etre celie de Spinoza et quiconfere du meme coup une signification constructive it « l'inachevement » deson Traite politique, mais qui est aussi celie de Marx dans Ie « Manuscrit de1843» (Critique de fa philosophie hegelienne de l'Etat dans Critique du droitpolitique hegelien, op. cit.), je pense qu'il y a des processus de democratisation

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d'un espacepour La poLitique, et qu' elle ne Ie fait pas sans se trouverprise elle-meme dans un conRit entre la tendance ala monopoli­sation du pouvoir (par une classe, une caste, une bureaucratieou un appareil) et la tendance ala citoyennete comme conqueteeffective de la liberte et de l'egalite 1. Or ce conRit peut (et memedoit: dans les situations de dictature, d'exclusion, de colonisa­tion ... ), prendre des formes elles-memes violentes, « monter auxextremes ». La contribution de l'institution a l'etablissement d'unespace de la politique dans lequelles formes de l'extreme violence(auto)destructrice sont - ne serait-ce que provisoirement - ecar­tees, est donc elle-meme conditionnelle. Elle depend de conditionshistoriques (( objectives », « subjectives ») qui en soumettent 1'ef­hcacite a un second degre de « politicite » a la fois immanent etheterogene : celui pour lequel j'emploie precisement fa designa­tion hypothetique de « civilite ». Qu'on me permette ici deuxremarques supplementaires.

En premier lieu, si nous retournons ala question du rapportentre histoire et politique qui - atravers Ie commentaire de Hegel­avait fait l'objet de notre premiere conference, nous pouvonsdire que l'ouverture d'un espace pour la politique est aussi l'ouver­ture du lieu de L'historicite. Car, independammem de toute repre­sentation globale ou synthetique du devenir historique (que cesoit celle du cycle, du progres, de la bifurcation ou de la disse­mination, voire de 1'indetermination du « sens » des transforma­tions sociales, culturelles, institutionnelles), elle renvoie a1'unitesubjective-objective des actes et des evenements qui changent lesconditions de la pratique humaine, et par consequent pose Ie pro­bleme de leur duree, des consequences qu'ils emrainerom et des

plus ou moins avancee, dans un rapport dialectique avec la ciroyennete, et nonpas un regime politique auronome 11 situer sur Ie meme plan que les autres. Ence sens, inversement, il y a de la « democratie » en rout regime, bien que sousla forme d'un confEt interne (E. Balibar, Spinoza et la politique, op. cit.). IIserait necessaire de confronter cette vue 11 celie qu'a developpee Max Weberdans La Ville en faisant de la demoeratie, 11 I'oppose de toutes les formes de« domination legitime », une instance hisroriqlle de la « domination illegi­time» (tr. fr. P Fritsch, Paris, Allbier-Montaigne, 1992).

1. Ce que j'appelle « la proposition de l'egaliberte » (dans La Proposition del'egaliberte, op. cit.).

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traces qu'ils laisseront - ou non. Sans une forme de politique ouune autre, il n'y aurait donc pas d'histoire, au sens fort du terme.Mais une telle formulation, on Ie voit aussitot, est ambigue. Ellenous installe en quelque sorte sur une frontiere intellectuelle.Nous pouvons entendre que 1'historicite (en tant que negation de1'immobilite, de la repetition - a. supposer qu'elle soit jamais pos­sible, au sens strict -, mais aussi de la pure contingence sans di­rection ni memoire) a pour cadre 1'institution. Ou du moins lapossibilite de 1'institution, et des transformations institutionnelles.Elle supposerait donc Ie depassement de la cruaute, bien que sesituant toujours encore dans son horizon, sous sa menace virtuellequi l'affecte de fragilite ou de contingence. Lextreme violence neserait pas comme telle dans l'histoire, un moment de son processus,elle marquerait plutot sa limite et sa finitude. Mais nous pou­vons aussi entendre que l'historicite est ce qui produit les condi­tions materielles (en particulier, institutionnelles) de l'action, del'evenement, de la duree ou de la trace: en ce sens elle ne renvoiepas a. une histoire qui se deroule dans les limites, mais precise­ment sur les limites, c'est-a.-dire qui consiste dans l'etablissement,Ie deplacement, la recreation, la negociation, 1'imposition de lalimite elle-meme. Lhistoricite n'est pas un devenir qui proceded' une garantie preexistante des limites de l'action ou de la passion(comme Auguste Comte disait que « Ie progres est Ie developpe­ment de l'ordre »), mais bien ce qui surgit lorsque de telles limitesdemeurent incertaines ou sont remises en question, c'est-a.-direaussi en danger.

De ce point de vue, l'identite de 1'historicite (ou l'ouvertured'une possibilite d'histoire) avec l'ouverture de l'espace politique,prend un sens beaucoup plus fort: en verite la politique commetelle est d'abord a. l'~uvre dans cette ouverture. Elle ne peut existercomme une pratique ou un ensemble d'actions individuelles etcollectives s'inscrivant dans un cadre institutionnel ou Ie contes­tant que si die est en meme temps invention, recreation ou con­servation des limites memes de 1'institution, qui la separent deson effondrement dont elle cree elle-meme les conditions. Cetteidee est sous-jacente a. ce que la tradition republicaine - illustreea. l'epoque moderne par Machiavel ou Montesquieu, mais aussi

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par Spinoza - appelle « vertu », mais aussi sans doute a ce que,renversant la dialectique hegelienne dans une perspective revolu­tionnaire, Marx appelle «faire l'histoire» dans des conditionsmaterielles et ideologiques determinees 1. Dans tous les cas, lavirtu ou la praxis induit la representation d' un « sujet » OU « acteurpolitique » qui se trouve en position d'inflechir l'histoire, ou d'yfonder une institution, ou d'y laisser une trace, dans la mesureprecisement ou il affronte la realite incontournable de la violencepour « decider» (serait-ce inconsciemment, ou involontairement)comment elle entre dans sa propre constitution, et quelles limiteselle assigne a son existence (c'est-a-dire a sa capacite d'agir et desouffrir, de resister et de communiquer, de se revolter et de sedefendre ... ). Ie rapport des formes de l'histoire arelies de La poLi­tique est done eondamne ademeurer eireuLaire, sous la menace etl'avertissement de la violence extreme, dans l'horizon des rencon­tres avec la cruaute et dans la negociation permanente entre ses« usages» et ses « moderations », mais sans garantie de eontinuite.C'est pourquoi je disais plus haut que la politique n'est pas« rare»(pas plus rare que l'histoire), mais qu'elle est essentiellementprecaire.

On comprend alors pourquoi nous ne pouvons nous contenterde 1'idee que l'espace de la politique soit ouvert par l'existence etle jeu des institutions, meme dans une definition anthropologique

1. La phrase de Marx (qui a donne lieu atant de commentaires et d'extra­polations) figure au debut du 18 Brumaire de Louis Bonaparte [1852J, Paris,Editions Sociales, 1%3, p. 13 (dans Marx Engels Werke, t. 8, Berlin, DietzVerlag, 1%0, p. 115). Sous sa forme complete elle dit que « les hommes fontleur propre histoire (machen ihre eigne Geschichte), mais ils ne la font pas arbi­trairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditionsdirectement donnees et heritees du passe (unter unmittelbar vorgefUndenen,gegebenen und uberlieftrten Umstdnden) ». Quand on la lit separement, on esttente d'en proposer une interpretation « ontologique », prolongeant simple­ment la synthese de l'action transformatrice et des conditions materielles enon­cee dans les Theses sur Feuerbach. Mais Ie contexte montre que les « conditionsheritees du passe » auxquelles pense Marx sont ici essentiellement de I'ordre del'imaginaire (les « deguisements » historiques - Verkleidung ~ dont les hommesse reverent pour entrer sur la scene revolutionnaire). Il s'agit donc d'un desindices les plus pertinents chez Marx de ce qu'Althusser appellera la « surdeter­mination » constitutive du « concept d'histoire ».

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elargie de ce terme, qui ne se limite pas aux institutions etati­ques dont l'objectif avoue est de fonder un horizon de securitepour les activites humaines, notamment les « comportementspolitiques », sous la condition qu'ils respectent des regLes institu­tionnelles plus ou moins democratiques 1. C'est rna deuxiemeremarque. Du pit meme que nous ne crayons pas ala possibilited'une politique sans institutions (absolument spontanee ou radi­calement « constituante »), nous sommes voues anous retrauverperiodiquement sur la limite, ou ce qui est en jeu n'est pas lacontinuation de la politique dans Ie cadre ou au moyen des insti­tutions existantes (y compris ces institutions contestataires ourevolutionnaires que sont les « mouvements» ou les « partis » demasses), mais bien l'espacement ou la delimitation de la violence,la repartition de la violence et de la contre-violence entre diffe-

1. La question de la guerre comme instirution (it ne pas confondre aveccelie de « l'institution militaire ») a ete forcemene posee par la civilisation ro­maine: la figure symbolique it cet egard est Ie temple de Janus, done la porceouverce ou fermee selon les periodes marque Ie passage de l'etat de paix al'etatde guerre, et par consequene l'apparcenance de l'un et de l'aurre a un memeespace juridique (if Georges Dumezil, La Religion romaine archaique, Paris,Payot, 1966, p. 322 sq.). Au xx' siecle, la succession des guerres « mondiales »

et la rransformation du droit ineernational conduisent it deux grandes enquetespresque simultanees (et de poine de vue oppose) sur la guerre comme instiru­tion et sur les « seuils » qui la parragene : celie de Quincy Wright, A study ofWar([1942], University of Chicago Press, 1965), dont la typologie comparative estdestinee it cerner les deplacemenes du poine de passage enere les deux « etats »,

et celie de Carl Schmitt, Der Nomos der Erde im Volkerrecht des Jus PublicumEuropaum, 1950 (tr. fr. Le Nomos de la terre dans Ie droit des gens du «juspublicum europaeum », preface et tr. fr. P. Haggenmacher, Paris, PUF, 200 1), quidecrit l'emergence et Ie dedin d'une « aurolimitation de la guerre » (Hegung desKrieges) dans l'espace europeen correlative de son dechainemene dans l'espaceperipherique ouverr it la colonisation. Dans Ie « Traite de nomadologie » qu'ilsone indus it I'ineerieur de leur livre Mille Plateaux, (op. cit., p. 434 sq.), Deleuzeet Guattari, s'inspirane de Pierre Clasrres, opposene par principe la guerre itl'Etat (done l'appareil en opererait seulemene apres coup l'appropriation), etpar consequene rraitent la guerre comme un modele auronome de I'instirutionpolitique, oppose it celui de la souverainete. Exactement coneraire est Ie poinede vue developpe par Alain Joxe rour au long de son ceuvre qui se preseneecomme une genealogie de « l'empire du desordre » cree par la superposition dela mondialisation marchande et de la preteneion de souverainete de l'imperiumamericain (cf Voyage aux sources de la guerre, Paris, PUF, 1991).

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rents agents et instances, les formes et les lieux d'emergence d' unecivilite qui ecarte les unes des autres diverses modalites de la vio­lence et repousse leur « extremite ». Ce que ne peut accompliraucune institution existante (du moins aelle seule).

Ce sont ces problemes prealables al'institution, mais qui demeu­rent sa condition de possibilite permanente, qui s'imposent anotre attention lorsque nous cherchons a refimder la politiquedans de nouvelles conditions histariques. II semble que ce soitprecisement Ie cas aujourd'hui pour une serie de problemes-limitesdont la liste plus ou moins convaincante, peut-etre confuse surbeaucoup de points, est devenue symptamatique des « defis de lamondialisation » (ou des problemes « locaux » qui mettent en jeudes forces « globales » dont aucune institution ou contre-institu­tion, meme internationale, n'a Ie controle). lis illustient a desdegres divers la combinaison de manifestations ultra-objectives etultra-subjectives de l'extreme violence: catastrophes ecologiquesaussi bien que genocides, mais aussi « nouvelles guerres » ethno­religieuses, interventions imperialistes avec ou sans couverture « hu­manitaire », pandemies affectant differentiellement Ie taux dereproduction des populations du globe, migrations de masse desvictimes de la « misere du monde », dont la relation avec la forma­tion de societes multiculturelles et post-coloniales, la transforma­tion des moyens de communication en systemes « universels » dedistribution d'images et d'interconnexion informatique, l'emer­gence de firmes capitalistes dont la puissance surpasse celie de laplupart des Etats, l'autanomisation des marches financiers parrapport a l'economie productive, etc., demeure ala fois enigma­tique et pratiquement irrecusable I. C'est donc une question pournous, ici et maintenant, et non pas seulement une question spe­culative. II se peut bien que taus ces problemes, et les change­ments structurels qu'ils traduisent, ne soient pas nouveaux. Maisil semble qu'un ou plusieurs seuils aient ete franchis qui dese­quilibrent Ie rapport entre les modalites de l'extreme violence,telle qu'elle se dbeloppe dans cette situation, et Ie pouvoir des

1. E. Balibar, « Violence et mondialisation », Nous, citoyens d'Europe,op. cit.

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institutions (ou celui des citoyens eux-memes au moyen de cesinstitutions) de contr61er et de reduire cette violence. Noussommes plus d'un sans doute a penser que Ie ptojet de « nouvelordre mondial » invente apres la fin de la guerre ftoide (et dejaquelque peu demode ... ) ne represente qu'une mediocre appro­ximation de ce qui serait necessaire - si ce n'est, en fait, soncontraire 1.

Mais il est une autre raison pour me faire penser qu'un modelede construction institutionnelle de l'espace politique ne sauraitsuffire - du moins dans sa forme juridique et etatique dominante.Ceux qui, n'ont jamais eu de liens organisationnels avec Ie « pro­jet socialiste » qui, sous l'egide du marxisme, s'etait propose detransformer Ie monde (c'est-a-dire Ie monde capitaliste), ceux quin'ont jamais ni partage ses esperances, ni herite ses mots d'ordre,ni souffert de sa degenerescence, risquent de trouver cette raisonun peu trop personnelle. ]'en prends quand meme Ie risque. Ellerevient a ceci que, faute d' avoir pu operer - selon l'expression deRegis Debray - une « revolution dans la revolution », c'est-a-direune transformation du mouvement revolutionnaire de l'interieur,puisqu'il n'y a plus de mouvement revolutionnaire (du moinspour 1'instant), il nous faut pourtant comprendre ce qui a conduitla revolution a echouer, non seulement a cause de la puissance deses ennemis, ou des conditions defavorables dans lesquelles elle aete tentee, mais du fait de sa propre faiblesse interne et de sonpropre aveuglement (qui, soit dit en passant, ne sont sans doutequ'une seule et meme chose: car si l'essence de la reforme est denegocier un deplacement dans les rapports de forces a 1'interieurd'une situation donnee, l'essence de la revolution reside juste­ment dans la capacite d'affronter des forces adverses superieuresen se donnant les moyens de contenir leurs exces). II est vraisem­blable que 1'une des causes fondamentales (mais aussi 1'une desenigmes, car il n'y a rien de rationnel dans cette « causalite ») de

1. Le New World Order a ete propose, sinon defini, par Ie presidentG. H. W. Bush dans un discours au Congres des Etars-Unis interpretant Iechangement historique intervenu apres l'effondrement de l'uRSS et des regimessatellites en Europe de l'Est.

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l'impuissance des revolutions socialistes a« transformer Ie monde »,

reside precisement dans leur absolue incapacite de contr6ler theori­quement et pratiquement les contrecoups et les effets pervers dessituations de violence dans lesquelles dIes eurent lieu: ceux desviolences contre-revolutionnaires auxquelles les mouvements revo­lutionnaires furent exposes, mais aussi ceux des violences qu'ilsexercerent, en particulier lorsqu'elles furent legitimees et institution­nalisees a leur tour dans Ie cadre d'Etats revolutionnaires, et qu'elless'etendirent a la liquidation de leurs « ennemis interieurs» - pro­cessus veritablement suicidaire, suivi d'une longue chaine d'effetstraumatiques, Ie plus souvent denies comme tds.

Ayant souleve ainsi Ie probleme, je corrige aussit6t la precau­tion que j'ai prise. Pourquoi, en realite, imaginer que Ie temps desrevolutions est passe? Pourvu que nous n'attachions pas' ce nom aun modele unique, a des formes predeterminees d'organisationpolitique, de mobilisation ideologique, de tactiques de prise dupouvoir ou de contre-pouvoir, etc., mais seulement (si l'on peutdire) a l'idee d'un mouvement politique collectif visant a trans­former des structures de domination qui ne disparaissent passpontanement, ou encore a changer Ie changement, c'est-a-dire ainflechir les transformations historiques spontanees, je ne voisaucune raison d'exclure cette perspective historique. Non seule­ment je ne crois pas que les structures de la domination sociale,qu'elle soit economique, culturelle, ou sexuelle, se dissolventd'elles-memes, mais je ne crois pas que l'aggravation de leursconsequences puisse toujours etre evitee sans recours a la violence,ou sans devenir-violent d'une force sociale qui fait l'objet d'unerepression elle-meme violente. C'est precisement pourquoi j'es­time si importante, si actuelle, la question de savoir - retrospec­tivement, et donc prospectivement - comment « civiliser » del'interieur un mouvement revolutionnaire, comment introduirecette anti-violence que j'appelle civilite au ccrur meme de la vio­lence d'une transformation sociale.

Nous retrouvons ici Rosa Luxemburg. Car telle etait justementla question qu'dle posait dans ses remarques sur la Revolurionrusse, faites « a chaud », lorsqu'elle objectait aux bolcheviks quel'institution de la Dictature du Proletariat au detriment de tout

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element de democratie representative « aurait necessairement pourconsequence une sauvagerie/brutalite (Verwilderung) croissantede la vie publique 1 ». Sur Ie fond de debats passionnes a proposdes formes « bourgeoises» et « proletariennes » de la democratie,cette mise en garde (dont il ne faut jamais oublier qu'elle allaitde pair avec une declaration sans ambigu·ite de solidarite avecla revolution, exprimee de 1'interieur du mouvement) fut large­ment interpretee (et d' abord par les bolcheviks et par Lenine)comme une simple defense du parlementarisme, de l'ordre cons­titutionnel et de 1'Etat de droit, done un rejet de la logiquerevolutionnaire menant a une democratie participative de type« sovietique » et une preuve de « faiblesse politique » devant l'ad­versaire de classe. ]e crois pourtant aujourd'hui (ce ne fut pas tou­jours Ie cas) qu'on peut la lire autrement, en mettant I'accent nonpas sur telle ou telle forme institutionnelle ou juridique, mais surla necessite pour la revolution (et au sein meme du prod~s revolu­tionnaire) d'un moment representatif. C'est-a-dire d'un momentqui permet a un mouvement collectif, et particulierement a unmouvement de « masse », de se distancier de lui-meme, ou deproduire a l'egard de son identite collective et de la representationqu'il a de ses buts et de ses moyens (de ses forces) un Verfremdungs­effekt au sens quasiment brechtien : un effet de perception cri­tique resultant d'une « mise en scene» ou en espace. En d'autrestermes ce qui etait alors en jeu (et sans doute, mutatis mutandis,Ie demeure), c'etait 1'idee que la revolution presente et a venir- faute de se voir et de s'enoncer pour ce qu'elle etait - risquaitd'etre submergee par la barbarie qu'elle cherchait elle-meme arepousser hors de 1'histoire. Ou, pour nouer ensemble les « troisconcepts de la politique » auxquels j'ai deja eu l'occasion de mereferer: sans 1'insertion d'une politique de la civilite au sein de lapolitique de transftrmation, celle-ci ne creerait pas elle-meme lesconditions de !'emancipation (mais d'une autre servitude).

Acoup sur cette Rosa Luxemburg ultime (qu'elle eut ou non laprescience du sort qui l'attendait) n'etait plus tout a fait la Rosa

1. Rosa Luxemburg, (Euvres, II. Ecrits politiques 1917-1918, tr. fro C. Weill,Paris, Maspero, 1971, p. 85.

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« prophetique » ou « messianique » que nous avons vu saluer la« catastrophe» du capitalisme mondial a travers l'enchainememde la guerre et de la revolution. Mais elle n'en etait pas non plusl'oppose, et en tout cas elle n'etait pas moins revolutionnaire. ]edirai qu'elle etait determinee par la reconnaissance du caractereantinomique de la violence, non seulemem telle que l'exerce 1'Etat,mais telle que l'emploie la revolution. Quelques annees plus tard,Walter Benjamin reprendrait cette question dans les formulationsfrappantes mais obscures de sa Critique de la violence apropos dela difference emre « violence mythique » et « violence divine» 1.

La perception de l'aminomie est tout aussi bien preseme chezHegel, d'ou elle passe aMarx et aLenine (elle n'exclut donc pas Ierecours au scheme de la « conversion»). Mais chez Luxemburg- meme si c'est de fa<;:on allusive - nous trouvons 1'esquisse d'uneautre attitude: il ne s'agit plus de voir dans l'aminomie de laviolence politique la forme logique ou speculative (l'unite decontraires) qui permet d'idemifier 1'histoire aune dialectique de latransformation radicale (puisque « 1'histoire avance par Ie mau­vais cote »), mais d'imroduire une autre dialectique (celle de la vio­lence et de l'ami-violence) au sein de la pratique de transformationelle-meme, en camprenam que la violence politique n'est jamaisemieremem controlable. Elle ne peut constituer simplement unmoyen au service de certaines fins (ou alors il s'agit d'un « purmoyen », camme dira Benjamin) sans faire l'experience sur soi­meme des effets ambivalems de son usage, qu'il ait ete ou non« choisi ». On pourrait ici montrer que cette reconnaissance n'estpas Ie propre de Rosa Luxemburg, mais qu'elle la rapproche, mal­gre toutes leurs differences et leur appartenance a des campsopposes, d'autres penseurs politiques qui, comme elle, ne sont nides positivistes ni des mystiques: par exemple, Max Weber. Enrevanche elle l'oppose ala position de Lenine, telle qu'exprimeedans les textes ou, au milieu du processus revolutionnaire, il posaitque l'essence de la violence (particulieremem celle qui fait usagede 1'Etat et se confond avec sa fonction) est l'ecrasement d'uneresistance au moyen d'un « appareil » ou d'une « machine» : c'est

1. W. Benjamin, Critique de fa violence, dans CEuvres, J, op. cit.

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pourquoi l'appareil d'Etat, qui est un pur instrument, peut etreemploye aussi bien par les dominants qui s'en servent pour ecraserla resistance des domines a l'exploitation, que par les domines,lorsqu'ils arrachent Ie « gourdin » des mains de la classe domi­nante, et s'en servent pour ecraser a leur tour la resistance de celle­ci a la transformation de la societe et a l'abolition des conditionsde l'exploitation 1. Non seulement il est suppose ici que la vio­lence est en tant que telle politiquement neutre, c'est-a-dire qu'elleest comparable a une chose dont tel ou tel sujet pourrait s'emparera ses propres fins sans en alterer 1'identite, mais plus profondementon suppose que la mise en ceuvre et l'usage volontaire de la violence(ou la reprise volontaire d'un usage impose par les circonstances) neremettra pas en question les limites de l'objectivite et de la subjec­tivite. En d'aurres termes, Ie cote du « sujet » ne sera pas envahi parles forces « objectives» incontrolables, de meme que Ie cote del'objet (les objectifs et les resultats pratiques de l'action politique)ne sera pas envahi et denature par 1'imaginaire ultra-subjectif dela destruction, de 1'autodestruction, de la conspiration, etc. Noussavons pourtant que c'est la exactement ce qui se produisit au coursde la revolution, et surtout de la phase de construction des insti­tutions etatiques (et policieres) qui cherchaient a en defendre lesacquis, en particulier sous l'effet de la « rivalite mimetique » avec Iefascisme (mais peut-etre deja avant).

Je ferai sur ce point une derniere observation. La critique de laviolence revolutionnaire que nous trouvons chez Rosa Luxemburg

1. Vladimir Ilitch Lenine, De l'Etat (conference de 1919), cite dansE. Balibar, Sur la dictature du proletariat, Paris, Maspero, 1976, p. 209 sq. Amaconnaissance, Lenine n'a jamais repondu explicitement aux critiques de RosaLuxemburg. Au contraire, il a invoque son temoignage dans sa polemiquecontre Kautsky, representant au sein de la tradition marxiste du « reniement »

des positions proletariennes au profit d'une conception « liberale » de la demo­eratie (La Revolution proletarienne et Ie renegat Kautsky [1918], dans CEuvres,t. 28, Paris et Moscou, Editions du progres, 1961, p. 249). Apres quoi lesreferences it Luxemburg ne portent plus que sur la signification de son assas­sinat par les corps ftancs allemands, couvert par Ie gouvernement socialisteEbert-Noske. Sur l'ensemble de la discussion, if l'analyse approfondie d'An­ronio Negri, Le Pouvoir constituant. Essai sur les alternatives de fa modernite,tr. fro E. Balibar et F. Matheron, Paris, PUF, 1997, p. 352-397.

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reste a l'etat d'esquisse, suffisante neanmoins pour que nous ladistinguions radicalement d'une critique « reformiste ». Mais ellen'est pas la seule possible. On peut aussi partir de la remise enquestion de 1'idee classique (c'est-a-dire metaphysique) du rap­port instrumental entre les « moyens» et les « fins» et aller al'autre extremite ; faire de la non-violence Ie fondement d'unepolitique d'emancipation et de transformation sociale, doncrenverser complerement Ie modele de violence revolutionnaireimplique dans la tradition marxiste. Le nom de Gandhi vientnaturellement a l'esprit, et sans doute est-il avec Lenine, precise­ment, Ie plus grand des strateges et des organisateurs de mouve­ments revolutionnaires du xxe siecle. Linteret de Gandhi vienttout particulierement ames yeux de ce que, meme si Ie satyagraha(imparfaitement rendu en franc,:ais par « force de la verite ») com­porte necessairement une dimension de discipline, de contr6le etde purification du « soi », donc d'ascese a la fois individuelle etcollective (ou collectivisable), ce n'est pas exactement une mys­tique 1. C'est une politique dans laquelle la non-violence est theo­risee, organisee, differenciee en fonction des circonstances, et quia pour but Ie renversement d'un certain rapport de forces. Cen'est pas Ie lieu d'entreprendre ici une etude des principes et de1'histoire de la politique gandhienne. 11 faut quand meme poser laquestion (destinee a rester ouverte) de savoir s'il n'y a pas des anti­nomies de la non-violence qui sont aussi profondes que celles dela violence (on pense en particulier a la phrase de Derrida sur « laviolence de la non-violence qui est une terrible violence 2 »... ).

*

J'entre ainsi dans la derniere ligne droite. On sait que c'est laplus rude. Et j'en viens a la question des diffirentes strategies de civi­lite. Je ne la prendrai pas du point de vue des programmes ou des

1. Cf Partha Chatterjee, Nationalist Thought and the Colonial World. ADerivative Discourse, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1986, ch. IV,

« The Moment ofManoeuvre: Gandhi and the Critique ofCivil Society ».

2.]. Derrida, « Violence et metaphysique. Essai sur la pensee d'EmmanueiLevinas ", L'ecriture et fa diffirence, op. cit.

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mots d'ordre (il ne s'agit pas d'ecrire un Maniftste), mais des dis­tinctions philosophiques qu'une telle idee exige d'introduire. Ce quim'interesse, au fond, c'est Ie pluralisme intrinseque de la notionmeme de civilite, apartir du moment ou on tente de la concevoircomme une « politique » au sein meme de la politique.

Je propose de considerer trois approches idealement distinctes.Chacune d'elles est une construction intellectuelle, il ne s'agitdonc pas de pretendre qu'elles appartiennent ades univers reelle­ment separes. En realite, Ie fait meme qu'il soit impossible dedeterminer en dehors de toute conjoncture non seulement laquelleserait « vraie », mais laquelle correspond a une « ligne juste »,signifie que nous mesurons 1'insuffisance de la theorie dans Iemoment meme ou nous essayons de 1'ajuster. Chistoire montrequ'aucune situation d'extreme violence ne se caracterise par lapresence d'un seul danger, d'un seul adversaire, ou d'un seulaspect de l'adversaire : c'etait vrai meme dans les conditions de lalune contre Ie fascisme, et ce l'est afortiori dans Ie cadre des deve­loppements neo-fascistes (ou comme on dit parfois « populistes »)auxquels prete aujourd'hui Ie nationalisme, en particulier enEurope. La multiplicite des strategies de civilite concevablesconstitue par elle-meme une fa<;on de reflechir sur la complexitedu probleme que pose « l'ouverture de l'espace politique », ou sareouverture. Mais s'il me semble utile de construire des typesideaux, en particulier apartir de 1'reuvre des philosophes 1, c'estaussi pour essayer de comprendre ce qui a lieu « entre» les pers­pectives strategiques, aux points de leur interference et de leurdisjonction, et qui est l'objet meme d' une philosophie de la pra­tique. Le fait est que Hegel ou Foucault ne nous interessent pastant ici comme auteurs d'une systematisation de chaque concep­tion de la civilite prise en elle-meme, que comme ecrivains dontl'reuvre engage un mouvement de depassement ou d'ajustementde la theorie.

1. J'ai dit ailleurs (a propos de Fichte) que la tache des philosophes consistea exprimer des alternatives ou des contradictions qu'ils n'inventent pas, maisqui ne trouvent nulle part ailleurs que dans Ie langage philosophique uneexpression radicale (La Crainte des masses, op. cit., p. 133).

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La premiere approche que je distingue se fonde sur un retour aHegel (comme dans la premiere de ces conferences), plus exacte­mem sur l'examen de problemes que sa doctrine de la SittLichkeit(<< mcrurs », « ethicite » ou « vie ethique », « moralite objective »,selon les traductions) laisse sans solution. Je 1'appelle strategiehegemonique en projetam retrospectivement sur les textes de Hegelqui concernent la Sittlichkeit des questions venues de Gramsci, defacron a prendre ensemble les problemes concernant la citoyen­nete, l'education, 1'universalite et la normalite 1. La seconde - surlaquelle je passerai plus vite en raison de tout ce que je viens dejade dire a propos de la tradition marxiste et des alternatives qu'ellecomporte - pourrait s'appeler strategie majoritaire. Le plus inte­ressant ici, me semble-t-il, est de remonter a partir des elementsde civilite donnes chez Marx, et plus encore dans' certaines cri­tiques internes de la tradition marxiste, jusqu'a la double dimen­sion qualitative et quantitative que revet dans notre traditionpolitique la notion de « majorite » : la masse ou la multitude dupeuple, et la capacite du citoyen de s'emanciper par lui-meme,d'etre son propre maitre et son propre educateur. Ce que j'appellestrategie majoritaire n'est pas pour autant la simple idee d'uneemancipation collective ou d'une emancipation de (la) masse.C'est la solution recherchee dans un cadre « civique» (ou dans Iecadre d'une institution de la citoyennete) aux apories d'une eman­cipation qui concerne la multitude comme telle. Et pour finir jevoudrais considerer, apparemment a l'oppose des hegemoniesaussi bien que des strategies d'emancipation majoritaires, unecivilite qui consiste dans Ie « devenir minoritaire des minorites ».Evidemmem l'expression « devenir minoritaire » vient tout droitde Deleuze. Elle joue notamment un role important dans Ie livrequ'il a ecrit en collaboration avec Guattari, Mille Plateaux 2, OU il

1. Le livre de Christine Buci-Glucksmann, Gramsci et I'Etat, Paris, Fayard,1975, demeure ici une lecture irrempla<;:able. En ce qui concerne plus precise­ment « l'hegelianisme » tres heterodoxe de Gramsci, lie it l'histoire de la philo­sophie italienne et it sa « reception» de Hegel entre Labriola, Croce et Gentile,cf Andre Tosel, Marx en Italiques, Mauvezin, Editions TER, 1991.

2. Voir aussi leur livre sur Kafka, Pour une littirature mineure, Paris, Minuit,1975.

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s'agit particulihement de relancer la reflexion - dans les condi­tions d'aujourd'hui - sur la resistance au fascisme, en essayant decomprendre les mecanismes permanents de son emprise. Je citeraiplus loin un developpement de Deleuze (et Guattari) qui vautpour lui-meme, mais qu'il est encore plus interessant, amon avis,de considerer comme une tentative de deplacement de certainsproblemes poses par Foucault apropos du « pouvoir ».

Commenc;:ons par rappeler quelques moments caracteristiquesde la construction politique hegelienne, qui se presente commeun elargissement de 1'idee de « constitution» (Verftssung). Letexte decisif est la Illc partie de la Philosophie du droit de 1820(die Sittlichkeit), elle-meme subdivisee en trois sections (la famille,la societe civile qui reunit l'etude du droit prive et des processuseconomiques fondes sur la division du travail, 1'Etat proprementdit en tant que systeme de la puissance publique). La doctrine des« etats » sociaux (Stiinde) - incluant la theorie de la « classe uni­verselle » identifiee par Hegel a la bureaucratie - qui n'a jamaiscesse de provoquer la discussion entre tenants d'une lecture libe­rale et tenants d'une lecture corporatiste de Hegel, constitue l'ele­ment de transition entre la societe civile et 1'Etat : elle montre queles groupements sociaux dont la substance provient de la divisiondu travail n'existent historiquement (ou ne deviennent des insti­tutions) que dans la mesure ou les fonctions de leurs membresfont l'objet d'une reconnaissance par 1'Etat, incorporee asa consti­tution. Elle est completee de ce point de vue (d'ou 1'hesitation descommentateurs entre les deux lectures) par la doctrine fondamen­tale de l'opinion publique (le point sur lequel Marx achoppe danssa relecture critique de 1843 1

), qui institue la reciprocite de l'Etatet de la societe, sans laquelle il n'y aurait pas « reconnaissance ».Rappelons encore qu'il y a une evolution tres importante entrela conception de la Sittlichkeit presentee avec un luxe de details« empirico-speculatifs » dans la Philosophie du droit (ce qui ame­nera Marx aironiser sur la fac;:on dont Hegel croit pouvoir deduireIe reel des articulations du concept ... ), et les conceptions ante­rieures, en particulier celle du chapitre VI de la Phenomenologie de

1. Dans Critique du droit politique hegelien, op. cit.

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l'esprit dont une section seulement (celle qui concerne « l'esprit»des institutions antiques, par opposition ala « culture» moderne)est egalement intitulee Sittlichkeit, et qui fait presque entierementabstraction de 1'Etat 1. 11 y a au contraire, de ce point de vue, uneetroite correspondance entre les Principes de la philosophie du droitet les Le(ons sur La philosophie de l'histoire universelle (Weltgeschichte),exactement contemporaines. Chacun des deux themes (le droitconstitutionnel, 1'histoire culminant dans l'emergence de 1'Etatmoderne) presuppose l' autre, et peut apparaitre comme Ie resultatde sa dialectique interne, ou comme privilegiant 1'un des deuxcotes de 1'identification dialectique du rationnel (la constitutionjuridique, au sens large, ou si l'on veut « l'Etat de droit ») et duriel (la marche de « 1'esprit du monde ») proclamee dans une for­mule celebre de la preface ala Philosophie du droit."

De notre point de vue, cela revient adire que la problematiquede la conversion de la violence, et la these du caractere conver­tible, en derniere instance, des violences historiques, que nousavons decouverte au principe de la philosophie de l'histoire, estcompletement assumee par la Philosophie du droit. Mais cela veutdire aussi que c'est acette derniere qu'il appartient d'expliquer ceque pratiquement signifie 1'idee d'une conversion de la violence,en montrant comment fonctionne un Etat de droit, ou mieux,comment les mecanismes de la societe civile peuvent etre entie­rement penetres par 1'esprit d'une constitution juridique. De cepoint de vue (meme si rien n'est simple, y compris du point devue des fluctuations des formulations de Hegel, et de leur jeu avecla censure de la Restauration), la construction de Hegel, qui avaitdes objectifs (et des adversaires) politiques tres precis, penche net­tement du cote de ce qu'on pourrait appeler Ie « liberalisme histo­rique» (distinct du « liberalisme theorique »). 11 est toujours bonde rappeler cette evidence contre ceux qui croient que Hegel estl'ancetre du totalitarisme ou l'ennemi de la « societe ouverte »...

1. Sur la difference des deux ouvrages, cf J.-F. Kervegan, " La vie erhiqueperdue dans ses extremes. Scission er reconciliarion dans la rheorie hegeliennede la Sittlichkeit» [1995], L'Effietifet le Rationnel. Hegel et l'esprit objeetif, Paris,Vrin, 2007, p. 213 sq.

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Qu'il y ait chez Hegel des aspects organicistes ou « holistiques »fondamentaux est indeniable: ils procedent avant tout du faitque son« Etat de droit» est d'emblee (<< constitutionnellement »)un Etat national, qui se con<;:oit comme 1'organisateur d'une com­munaute des citoyens, et critique de ce point de vue la representa­tion abstraite de l'individu comme « atome » indus dans l'espacepolitique sans aucun lien ou « rapport» social prealable. MaisHegel n'est pas pour autant un nationaliste au sens etroit, il en estmeme tres eloigne (en depit des recuperations nationalistes ulte­rieures de son <ruvre) : sa representation de 1'Etat-nation commeEtat rationnel et sa conception du patriotisme comme Gesinnung(conviction ou devouement passionne) des citoyens envers laconstitution sont beaucoup plus proches de ce qu'on a appele enAllemagne au XX" siede Ie « patriotisme constitutionnel » (Verfts­sungspatriotismus 1) que du nationalisme « ethnique » ou « ethno­centrique» qui 1'a precede (qu'il soit « culturel » ou « racial »). Lepoint Ie plus delicat concerne la possibilite pour 1'individu d'etresepare, en tant que « citoyen », des relations genealogiques et des« adherences» culturelles qui en font Ie simple porte-parole desvaleurs de son groupe: il faut bien comprendre sur ce pointque la critique hegelienne des ideologies du contrat vise non pascette separation elle-meme, mais 1'idee qu'elle serait originaire. Laconstruction hegelienne de la philosophie de 1'histoire, dont lateleologie profondement eurocentrique (faisant de 1'Etat sur Ie

1. i.e terme de Verftssungspatriotismus serait mieux traduit encore par « pa­triotisme de la constitution» (la constitution ne designe pas Ie cadre juridiquedu patriotisme, mais l'objet auquel il doit desormais s'identifier, en lieu et placede la nation historique). Introduit en 1979 par Ie theoricien liberal Dolf Stern­berger (( Verftssungspatriotismus », dans Ie volume du meme titre, Schriften X,Francfort-sur-Ie-Main, Insel Verlag, 1990, p. 13 sq.), il a ete repris par Haber­mas it partir de 1983 dans Ie contexte du debat avec I'extreme gauche pacifiste« extra-parlementaire », puis du Historikerstreit sur la signification du nazismedans l'histoire europeenne, en etroite association avec la defense de l'idee arend­tienne de la « desobeissance civile» et avec la perspective « cosmopolitique »

ouverte (aux yeux de Habermas) par la construction europeenne; if les textesreunis en fran<;:ais dans Ecrits politiques. Culture, droit, histoire (tr. Fr. Ch. Bou­chindhomme et R. Rochlitz, Paris, i.e Cerf, 1990), et dans LIntegration repu­blicaine. Essais de theorie politique (tr. fr. R. Rochlitz, Paris, Fayard, 1998).

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modele occidentalla « fin » de toute 1'histoire) nous parait aujour­d'hui tellement contestable, a precisement pour but de demon­trer qu'il ne faut pas placer la separation a1'origine, mais au pointd'aboutissement d'une histoire qui « libere» l'individu des appar­tenances traditionnelles et lui permet d'acceder a l'universalite.De ce point de vue, avec toutes les nuances qui s'imposent, Hegeln'est pas du cote de Burke, de Treitschke ou de Barres, mais deStuart Mill et Dewey dans la tradition anglo-saxonne, de Guizat,Tocqueville et Durkheim dans la tradition frans:aise 1.

Nous pouvons alors en venir ace qui represente l'essentiel de1'idee de Sittlichkeit au regard des strategies de civilite. 11 s'agitd'une construction reglee, controlee, du « pluralisme» commestructure politique du rapport societe-Etat: 1'articulation desdeux termes suppose une diversification des appar'tenances com­munautaires, qu'elles soient volontaires ou involontaires (tradi­tionnelles), et par consequent des identites qui leur sont liees.Toute identite est naturellement relationnelle: elle ne procedepas d'une immediate « identite a soi », mais d'une identificationqui induit la representation d'une « qualite commune» ou « subs­tance commune» que 1'individu singulier partage avec d'autres 2.

Or il y a toujours plusieurs types et plusieurs niveaux hierarchisesde relations et d'identifications. On peut les disposer sur les degresd'une echelle, les ordonner verticalement en les incluant les unesdans les autres. C'est un tel programme ala fois speculatif et poli-

1. cf c. Colliot-TheJene, Le Desenchantement de l'Etat de Hegel a MaxWeber, Paris, Minuit, 1992. II faut renoncer sur ce point aux idees routesfaites sur l'opposition entre liberalisme et etatisme. Hegel est tres prochedes theoriciens contemporains de la « rationalite politique » comme Guizat(cf P. Rosanvallon, Le Moment Guizot, Paris, Gallimard, 1985). Yoir egale­ment Domenico Losurdo, Hegel et les liberaux. Liberte ~ Egalite - Etat, tr. fr. F.Mortier, Paris, PUF, 1992 et ]i.irgen Habermas, L'Espace public. Archeologie de fapublicite comme dimension constitutive de la societe bourgeoise, tr. fro M. B. deLaunay, Paris, Payor, 1978, p. 126 sq.

2. Cf Georges Devereux, « Lidentite ethnique: ses bases et ses dysfonc­tions », Ethnopsychanalyse complementariste, Paris, Flammarion, 1973, p. 131 sq.;E. Balibar, « Les identites ambigues ", La Crainte des masses, op. cit.; id., « Cultureand Identity (Working Notes) », dans John Rajchman (ed.), The Identity in Ques­tion, Londres, Routledge, 1995.

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tique que Hegel cherche a mettre en ceuvre, ala fois pour illustrerla dialectique du particulier et de l'universel, et pour montrerqu'elle s'effectue dans I'histoire a mesure que I'individu s'y liberedes liens immediats, ou acquiert une autonomie relative par rap­port a sa communaute premiere, et par consequent procede a unedistanciation au regard de son identite immediate, generalementhereditaire, pour aller a la rencontre de la demande d'inclusionqui emane de I'Etat lui-meme, situe au-dessus des communautes(ou construisant une « communaute seconde » qui leur imposeson hegemonie). LEtat demande en effet des sujets qui soient des« citoyens », definis par Ie rapport universaliste qu'ils entretien­nent ala loi et a la sphere publique. Il faut pour cela que les com­munautes primaires, les « liens naturels » ou imaginairement telsqui proviennent de la naissance et de I'heritage culturels se trou­vent subordonnes aux liens juridiques constitutifs de la commu­naute politique superieure. Ce qui exige qu'ils soient pour ainsidire virtuellement detruits ou deconstruits, a travers l'educationet la profession, et reconstitues en tant qu' organes ou fimctionsde I'Etat. Mais Hegel - ceci est fondamental - n'a jamais penseque les communautes primaires ainsi (virtuellement) detruites etreconstruites, et notamment la premiere d'entre elles, la ftmille,dussent devenir en tant que telles des organes de l'Etat et de sapolitique, comme ce fut Ie cas dans les regimes fascistes, et commec'est plus generalement la tendance de ce que Foucault appellela « biopolitique » des Etats modernes 1. Au contraire il penseque cette integration (donc cette dialectique de decomposition­recomposition du lien communautaire) passe par des mediationssociales, par l'emergence de communautes secondaires qui ne sontni « naturelles » ni « politiques », mais precisement sociales, offrantun type d'appartenance ou d'affiliation intermediaire entre la

1. Le terme « biopolitique» fait chez Foucault I'objet d'un usage precis enrapport avec les politiques medicales et demographiques des Etats bourgeoisdu XIX' et du XX' siecle. Cf en particulier « La naissance de la medecine sociale »

[1974], dans Dits et Ecrits, t. III, op. cit., p. 207 sq.; « Lcs mailles du pouvoir »

[1976], dans Dits et Ecrits, t. IV, op. cit., p. 182 sq.; Securite, Territoire, Popula­tion. Cours au College de France, 1977-1978, Paris, Gallimard/Lc Scuil, « HautesF>tudes », 2004; Naissance de la biopolitique, op. cit.

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contrainte et la liberte, qu'on peut dire « contingent », au sensd'une dependance par rapport aux interets, aux buts particuliersdes individus et aux circonstances.

En consequence, Ie systeme hierarchique complet des identitessociales, qui reflete celui des appartenances individuelles, apparaitcomme une superposition de trois, et meme de quatre niveauxdistincts. Tout en bas, nous avons la communaute primaire, c'est­a-dire la famille et plus generalement Ie lien de parente au senslarge, qu'on peut eventuellement elargir jusqu'au lien d'iden­tite ethnique, con<;:u comme une parente imaginaire. Au secondniveau nous avons les organisations et les corporations de lasociete civile, ou les communautes secondaires qui permettent aI'individu de se choisir une profession ou, camme on disait na­guere, « un etat », une affiliation religieuse, des ~ctivites cultu­relIes ou « associatives », non pas de fac,:on arbitraire, mais dans Iecadre des contraintes de la division du travail. Aces appartenancescorrespondent autant d'identites, et donc pour I'individu unepossibilite de jeu sur la multiplicite des appartenances - a con­dition qu'elles soient reconnues par I'Etat. Ou mieux encore, acondition que la reconnaissance qu'elles procurent aux identitesindividuelles et collectives se situe dans les limites de l'apparte­nance a la communaute superieure, qui est toujours I'Etat : celle­ci constitue donc Ie troisieme niveau « communautaire », auquelles individus se rapportent en tant que citoyens. Pour Hegel celaveut dire que I'identification s'y realise sous une forme essentielle­ment contradictoire, en tant qu'elle combine une appartenancefinale indifferenciee, egalitaire ou universaliste, avec une apparte­nance originaire diversifiee, qui apporte a l'Etat la multiplicite desqualites et des competences sociales, pour qu'il les reconnaissecomme ses fonctions. Le sujet politique hegelien est donc a la foiscitoyen et bourgeois, « homme sans qualites » et « homme de qua­lites », OU les qualites sont a la fois subjectives et objectives, c'est­a-dire des dispositions (habitus) et des proprietes (proprietas) 1.

1. Sur « I'institution de l'individu » comme bourgeois et citoyen chez Hegel- qu'il appelle un « institutionnalisme faible », c'est-a-dire compatible avec Ieliberalisme, question etroitement liee a celie du « pluralisme » -, if J.-F. Ker-

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Mais 1'Etat ainsi con<;:u a une double face, et peut-etre devrions­nous aller jusqu'a dire qu'il se divise en deux, qu'il contient deuxcommunautes en une. D'un cote, en tant qu'il se tourne vers lasociete et a travers la societe vers la famille pour les « reconnaitre »,en representant 1'universel, il agit comme la force de liberationqui arrache les individus plus ou moins violemment a leur iden­tite premiere, immediate, pour les faire penetrer dans Ie mondedes multiples personnalites, celui du pluralisme rendu « cohe­rent» par Ie fait que les individus ne cessent jamais de s'identifierabstraitement a leur citoyennete commune (et de s'identifier al'abstraction meme de cette citoyennete). Mais de l'autre cote,Hegel ne cesse d'y insister, I'Etat n'est pas un absolu : il agit dans1'histoire comme 1'incarnation concrete de 1'universel, il demeuredonc essentiellement une instance qui transforme les individus enleur faisant tourner les yeux vers 1'humanite ou Ie progres de 1'hu­manite comme tel, c'est-a-dire non pas tant sans doute vers une« communaute universelle » supplementaire (a laquelle Hegel necroit pas, dans laquelle il voit une utopie cosmopolitique) qu'uneappanenance a 1'Esprit par-dela la communaute, qui representeune tache essentiellement inachevable 1.

Ce qui ici est non seulement interessant, mais tout a fait actuel(a vrai dire d'une brulante actualite) est aussi, cependant, Ie plusdiscutable. Une discussion detaillee de la fa<;:on dont s'effectuepratiquement la conversion de la violence en suivant une strategiede type hegemonique montrerait a nouveau, me semble-t-il, queHegel combine une sous-estimation etonnante de 1'acuite descontradictions qu'il analyse avec une capacite tout aussi etonnanted' en identifier l'emplacement. Ainsi Hegel sous-estime conti­nuellement Ie degre de violence symbolique et meme physique(aujourd'hui revelee par des analyses comme celles de NorbertElias, de Bourdieu et de Foucault) qui caracterise Ie processus edu­catif au moyen duquel un individu est arrache a 1'immediatete

vegan, L'Effictifet Ie Rationnel, op. cit., p. 371 sq., et deja Hegel, Carl Schmitt... ,op. cit., p. 183 sq.

1. C'est ce qu'indique l'inscription par Hegel des perspectives cosmopoli­tiques dans l'horizon indepassable de la guerre a la fin des Principes de fa philo­sophie du droit, op. cit.

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du lien familial (lui-meme passablement violent, si nous encroyons Freud), et pourtant il parle de « dechirer » l'unite natu­relle des rapports familiaux 1. Nous pouvons penser aussi qu'ilsous-estime Ie degre de violence implique dans la constitutiond'une « societe civile» qui est une «societe d'individus» (N. Elias 2

)

passant par la division du travail, et pourtant il propose une des­cription extraordinaire de la polarisation des rapports de classesvirtuellement contenue dans Ie marche libre, qui a fourni sonpoint de depart aMarx. Et, camme tous les theoriciens du Verfts­sungspatriotismus, nous pourrions dire qu'il sous-estime la neces­site ou se trouve la « communaute des citoyens » qui est aussi unecammunaute nationale de reconcilier l'universalisme et Ie parti­cularisme en se construisant elle-meme comme une communauted'origines, de valeurs et de culture 3, ce qui n'a pas tant pour effetde neutraliser Ie potentiel de violence du nationalisme que de Ieconcentrer ou de Ie deplacer en certains points. Mais rien de toutceci n'empeche l'idee qui est au c~ur de la problematique de la

1. Section de la Philosophie du droit sur « I'education des enfants et la disso­lution de la famille » (§ 173-180). Dans son essai « eEtat et la concentrationdu capital symbolique» (dans B. Theret (dir.), L'Etat, la finance et Ie social,Paris, La Decouverte, 1995), Pierre Bourdieu cite a cet egard les terriblesphrases de Thomas Bernhard dans Maitres anciens, dernier echo d'une longueet cruelle histoire : « Cecole est l'ecole de I'Etat, OU l'on fait des jeunes gens lescreatures de I'Etat, c'est-a-dire rien d'autre que des suppots de I'Etat. Quand j'en­trais dans i'ecole, j'entrais dans I'Etat, et comme I'Etat detruit les etres, j'entraisdans l'etablissement de destruction des etres [... J. CEtat m'a fait entrer en lui deforce, comme d'ailleurs tous les autres, et m'a rendu docile a lui, l'Etat, et a fait demoi un homme etatise, un homme reglemente et enregistre et dresse et diplome,et perverti et deprime, comme tous les autres. Quand nous voyons des hommes,nous ne voyons que des hommes etatises, des serviteurs de I'Etat, qui, duranttoute leur vie, servent l'Etat et, des lars, durant toute leur vie servent la contre­nature ... » (tr. fr. G. Lambrichs, Paris, Gallimard, 1988, p. 34). Cf E. Balibar,« La violence des intellectuels », dans Lignes, n° 25, « Violence et politique »,p.9-22.

2. Norbert Elias, La Societe des individus, tr. fro J. Etore-Lortholary, Paris,Fayard, 1991.

3. Ce que Benedict Anderson a appele une imagined community, et moi­meme, de fac;:on voisine, une « ethnicite fictive» (B. Anderson, Imagined Com­munities, Londres, Verso, 1983; E. Balibar et I. Wallerstein, Race, nation,classe, op. cit.).

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Sittlichkeit, celle d'une dialectique de deconstruction et de recons­truction des appartenances, de def1nir avec une grande profon­deur une certaine modalite de subjectivation politique: de cepoint de vue, la vie et la liberte de l'individu consistent en effet a« jouer » en permanence sur les possibilites sociales d'identifica­tion et de des-identification, aucun des deux poles ne pouvantetre oppose abstraitement a l'autre, ce qui implique aussi deconferer un caractere immediatement transindividuel a l' emer­gence de la conscience de soi, faisant de la constitution du « soi »

une fonction de sa relation a l'autre 1.

Mais il faut apporter ici immediatement un correctif, ou plutotune complication. Cette politique hegelienne de la civilite, indis­sociable d'une ethique, comporte une condition restrictive, voirerepressive, qui est la normalite. C'est pourquoi j'ai parle d'hege­monie : car il ne peut y avoir de normalite sans un processus denormalisation des m~urs ou de la personnalite, individuelle aussibien que collective 2. La « civilite » hegelienne a pour condition la« normalite », Ie mot Sittlichkeit etant choisi precisement pourexprimer leur unite. La normalite a son tour couvre toutes lesspheres de la vie sociale (propriete, famille, education, sante phy­sique et mentale, patriotisme) qui en incarnent les formes et seconvertissent en processus de normalisation, mais surtout ellegeneralise la distinction normalisante du public et du prive, dontHegel plus encore que ses predecesseurs fait une structure deter­minante de la vie sociale. Comme deja chez Aristote l'articulationde la polis et de l'oikos, elle definit les « lieux » complementaires dela socialisation de 1'individu, a ceci pres que, au lieu d'etre loca­lisee une fois pour toutes dans 1'une ou l' autre sphere, la socialisa­tion ne cesse maintenant de passer et de repasser d'une spherea 1'autre au gre des identifications et des desidentifications. La

1. Comme on sait, telle est justement la visee de sa problematique de la« reconnaissance '" reformulee rout au long de son ceuvre : Axel Honneth vientde rappeler brillamment I'imporrance de ce fil conducteur pour la lecture del'ceuvre de Hegel et la comprehension de la fac;:on dom elle arricule phenome­nologie et theorie socio-politique du « droit» : La Lutte pour fa reconnaissance,tr. fr. P. Rush, Paris, Le Cerf, 2000.

2. C'est ce qui fait de lui sur ce point Ie proche parent de Durkheim.

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famille, qui n' est pas seulement par excellence une institu­tion privee, mais qui est l'institution du « privt!» comme tell,n'en demeure pas moins la base du processus. Or Ie c~ur decette sphere « privee » (remplissant une fonction eminemment« publique ») est, comme chacun sait, la distribution des rolessexuels suivant une certaine regIe ancestrale, a peine modifiee parles institutions du mariage bourgeois. La famille ne fait figured'ancrage « naturel » pour la subjectivite que dans la mesure OUelle institue cette difference, et porte son jeu ou sa reconnaissanceau concept: de sorte qu'il y a relation « privee » (privacy) partoutou la difference des sexes est presupposee selon cette regIe (et cettefigure), ou demeure visible (alors qu'il y a activite « publique » ou« Etat » au sens normatif partout ou elle est neutralisee tendan­ciellement). Nous en venons par la meme a suggerer que lastrategie de civilite chez Hegel a pour noyau non seulementla normalite et la normalisation en general, mais la normalitt!sexuelle : la mise en evidence de la fonction sociale, et par conse­quent politique, de la normalite sexuelle, qui passe avant tout parune figuration et une distribution reguliere des roles et des fonc­tions (professionnelles, educatives, reproductives, disciplinaires ... )du masculin et du feminin, et plus profondement par une norma­lisation des sexualites de facron qu'elles se conforment au modeledualiste et inegalitaire qui est cense former la condition naturellede la formation des familles, de l'articulation du plaisir a la pro-

, • 2creatIon, etc. .Ace point cependant, il est legitime de poser la question: sous

Ie nom d'hegemonie, la strategie de civilite dont nous cherchonsa definir Ie type co"incide-t-elle en totalite avec Ie concept nor­matifde la Sittlichkeit hegelienne? Ou bien doit-elle nous amenera reprendre les problemes de 1'identification et de sa fonction

1. Et de ce que les Anglais appellent magnifiquement la privacy: il n'ya pas,malheureusement, d'equivalent fran<;:ais satisfaisant, « privaute » ayant acquisune tout autre connotation.

2. Ce point avait deja fait I'objet d'une deconstruction systematique dansIe livre de Jacques Derrida, Glas, Paris, Galilee, 1974. Voir l'ensemble duvolume Feminist Interpretations o/Hegel, Patricia Jagentowicz Mills (ed.), Uni­versity Park, The Pennsylvania State University Press, 1996.

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sociale (le jeu des institutions « civiles », des appartenances et desidentites) tout en soumettant l'articulation de la civilite et de lanormalite a un questionnement radical, en essayant de decons­truire Ie principe de leur association? Serait-il possible, alors, sans1'annuler, de rouvrir la question posee par Hegel en se demandanten particulier comment fonctionne 1'ancrage de la civilite dans lafamille et les valeurs familiales, qui permettent d'ecarter l'une del'autre la question des « genres» sexuels et celle de 1'universel?C'est ici que les fluctuations de Hegel acquierent un extraordi­naire interet, en particulier la distance entre les formulations de laPhilosophie du droit et celles de la Phenomenologie : dans ce dernierouvrage (premier chronologiquement), la question des rapportsentre genealogie, relations de parente, et sphere publique, certai­nement sous-tendue par les controverses de la periode revolution­naire et romantique apropos de 1'amour et de la place des femmesdans la societe (( eternelle ironie de la communaute »), mais pro­jetee mythiquement dans Ie passe antique, est discutee - pendantun moment au moins - non pas en termes de hierarchie et decomplementarite entre Ie particulier et 1'universel, mais en termesde conflit entre des universalites hiterogenes. Ce que montre eneffet ['interpretation de 1'Antigone de Sophode, c' est que Ie conflitqui dechire la famille « tragique » par excellence (la famille « redi­pienne ») oppose deux expressions de 1'universel aussi absolues1'une que 1'autre (qui sont entre elles comme la Loi et la Justice).Mais c'est aussi que ce conflit se projette sur la difference dessexes, de sorte que chacun des deux sexes separes par un « diffe­rend» represente l'universel en fiee de l'autre, bien que d'une fa<;:onqui demeure pour lui inaccessible]. Ceci revient aconstater que IeHegel de la Phenomenologie, quelle qu'en soit la raison, avait du« malaise dans la civilisation» une perception bien differente decelle du Hegel posterieur (et peut-etre aussi, en fait, du Hegel

1. Sur Ie « differend des sexes », if Monique David-Menard, GenevieveFraisse et Michel Tort, L'Exercice du savoir et la diffirence des sexes, Paris, L:Har­mattan, 1991. Sur Antigone, cf Fran<;:oise Duroux, Antigone encore. Les ftmmeset la loi, Paris, Editions Cote-femmes, 1993; Suzanne Gearhart, The Inter­rupted Dialectic. Philosophy, Psychoanalysis, and Their Tragic Other, Baltimore,The Johns Hopkins University Press, 1992.

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anterieur, la Phenomenologie demeurant un ouvrage inclassable,dans lequel sa pensee sur plusieurs points se trouve projetee horsde soi ... ). lei, par consequent, s'ouvre la possibilite d'articuler ladiscussion de la Sittlichkeit hegelienne avec celle de la Kultur freu­dienne, et des « universalismes » qui leur correspondent respecti­vement. On me permettra de la laisser ouverte, ou de la transmettrea quelque autre.

Accordez-moi alors de considerer ensemble pour finir, dansleur relation plutot que dans leur autonomie, les strategies quej'ai appelees majoritaire et minoritaire. Pourquoi cette bifurca­tion? Ce qui est en jeu ici ne concerne plus la constitution d'unpouvoir public, ou l'institution d'une relation stable entre lasociete et 1'Etat (meme dans la forme du pluralisme ou du libe­ralisme), mais plutot la maniere de prendre ses distances avec1'Etat et les imperatifs de sa constitution. Une telle formule estprudente, evidemment, elle peut correspondre a des projetsanti-etatiques ou simplement non etatiques, aller de 1'idee d'undepirissement de I'Etat tel que l'a imagine une certaine traditionsocialiste et communiste (incluant Marx) jusqu'a celIe d'uncontrole de l'Etat par d'autres sujets politiques autonomes quiinterferent avec lui et Ie neutralisent relativement, ou qui luiresistent: soit parce que 1'Etat apparait comme essentiellementinvesti d'une fonction de domination (qui ne peut pas etreretournee a volonte), soit parce qu'il est 1'une des sources majeuresdu developpement de la violence dans la societe et de son pas­sage a l'ultra-violence, en raison meme du « monopole de laviolence legitime» auquel il pretend, et par consequent de larelation antinomique qu'il entretient avec la violence, ne sur­montant son impuissance en face d'elle qu'a la condition de lamultiplier et de la reproduire.

Marx, il faut Ie dire, n'est pas ici un mauvais guide. Souvenons­nous de sa critique du « projet de programme» presente en 1875au congres de fondation de la social-democratie allemande aGotha: il s'agissait dans ce projet, comme on peut Ie constaterretrospectivement, d'une esquisse rigoureuse de ce qui allait emer­ger au cours du xxe siecle comme l'Etat national-social, insistantnotamment sur 1'importance des fonctions remplies par 1'Etat en

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matiere de legislation du travail et d'education publique. A cediscours, quelle est la reaction de Marx? « Sans doute, mais quieduquera les educateurs? Avant de songer a faire eduquer Iepeuple par l'E-tat, ne conviendrait-il pas de songer a ce que Iepeuple reeduque vigoureusement l'E-tat I? » Ce qu'une strategiemajoritaire et une strategie minoritaire ont en commun, c' est eneffet la conviction que l'espace de la politique ne peut etre ouvenpar en haut (ou par Ie centre, en disposant les forces sociales et lesrappons sociaux autour d'un « sujet » unique). Elles voient danscette ouverture un objectif, et meme un resultat (plusieurs foisatteint dans l'histoire, de fayon intentionnelle ou non, que ce soitsous Ie nom de « democratie »ou un autre) de l'action d'individuset de forces qui « s'emancipent dies-memes », independammentdes structures institutionnelles. Ces forces sont sans doute cellesde « taus », ou de « quiconque », mais vues sous un angle diffe­rent ou prises dans d'autres rappons. II y a desaccord, precise­ment, quam ala nature des rapports d'exteriorite qui s'etablissentavec l'institution, et plus profondement quant a la conceptionmeme de l'action et de la subjectivite.

Je parle de strategie majoritaire parce qu'il me semble quedepuis les usages romains et medievaux du terme maioritas 2

, Iedouble sens de « plus grand nombre » et d'« autonomie de deci­sion» (liee al'age et au statut social) a taujours ete present dansl'idee d'une liberation des masses de la domination que leurimpose une minorite oppressive, representant en meme tempspour les individus qui la composent Ie moyen de « sonir de leuretat de minorite », ou de dependance, qui les prive de la disposi­tion de leur propre volonte ou meme de leur propre corps. Commel'exprime superbement Ie passage de Kant dans Was istAufkldrung?cette liberation comme la sujetion qu'elle abolit est « de leur

1. K. Marx, Critique du programme de Gotha [1875], S. Dayan-Herzbrun et].-N. Ducange (eds) , Paris, Editions Sociales, 2008, p. 76-77.

2. 11 faudrait remonter a ses origines medievales tardives, au moment del'autonomisation du politique par rapport au cadre theologique : la maior parsde Marsile de Padoue (cf l'article d'Andre Tosel, « Nature de la politique chezMarsile de Padoue », dans Reseaux, Revue interdisciplinaire de philosophie moraleetpolitique, n° 24-25, 1974, « Cidee de nature »).

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propre responsabilite »1. C'est la raison pour laquelle les theoriespolitiques modernes qui font des « droits de 1'homme» et des« droits du citoyen» les deux cotes d'un meme mouvementd'emancipation ont toujours insiste sur le fait que la masse de lasociete, avant meme de pouvoir se liberer de la domination ou dupouvoir de ses oppresseurs, ou du moins simultanement, doit seliberer de sa « servitude volontaire », ou vaincre la barbarie qui gitau c~ur de la domination 2. Le fond de la strategie de civiliteen tant que politique « majoritaire » en ce sens n'est donc passimplement l'insurrection populaire avisee universaliste (exem­plairement illustree par le discours des Insurgents et Insurgentesdes revolutions americaines, au Nord et au Sud), mais l'idee quiemerge au second degri d'une reflexion sur les difficultes et lesapories des programmes d'emancipation. C'est ici qu'on pourraitanouveau invoquer le nom de Gramsci, car celui-ci semble avoirtoujours cherche a anticiper Ie devenir-majoritaire des domines,qui, des le moment revolutionnaire, ne consiste pas simplementdans l'exercice d'une contre-violence (le renversement du pou­voir de « contrainte »), mais represente 1'invention d'une nouvelle« civilisation» ou « civilite » (les deux mots n'etant pas distinguesen italien : civiIta} Certaines des tentatives les plus interessantesdu post-marxisme contemporain, qui cherchent a reprendre1'idee gramscienne d'hegemonie dans le sens d'une democratieradicale, essaient precisement d'appliquer un modele gramscien ala reconstruction du pluralisme « par en bas », non pas comme

1. De ce point de vue il y a un fil qui court entre Ie celebre developpementde Kant dans son article \\7cls ist Aufkldrung? de 1784 (qui definit les Lumieres,et donc la politique des Lumieres, comme « la sortie de l'homme de l'etat deminorite dont il est lui-meme responsable ») et les formulations de Marx dansl'Adresse inaugurale de l'AIT en 1864 (<< l'emancipation des travailleurs seral'ceuvre des travailleurs eux-memes »).

2. Cene idee est bien presente chez Marx dans la forme generale duprincipe de lune contre « I'ideologie dominante », et aussi dans la forme dediagnostics portes sur des situations particulieres : ainsi, apres la defaite desrevolutions de 1848, il enonce que « la classe ouvriere devra d'abord se trans­former elle-meme pour devenir capable de renverser la domination de la classedominante» (cf E. Balibar, Cinq etudes du matirialisme historique, Paris,Maspero, 1974, p. 26).

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une fonction ou une institution de l'Etat au moyen de laquelle ilpeut normaliser les conRits de la societe, donc de fayon hierar­chique, mais dans la forme d'un « contrat » implicite ou explicitepasse entre les mouvements d'emancipation eux-memes, dans leur irre­ductible diversite 1, Ce qui revient a. renverser Ie conRit des diffe­rents mouvements d' emancipation, non seulement heterogenesmais incompatibles (puisque chacun d'entre eux donne lieu a. ladefinition d'un objectif universaliste et d'une « classe universelle »de sujets revolutionnaires : Ie proletariat, les femmes, les peuplescolonises ou neo-colonises, etc.), en un « peuple» capable defaire servir l'emancipation de chacune de ses composantes a. leuremancipation commune. La logique aussi bien que la politiqued'un tel renversement dont les mouvements de la gauche contem­poraine ne cessent d'eprouver a. la fois la necessite et Ie caractereimprobable constituent, on Ie sait, la croix des strategies« majoritaires »2.

Autant je crois en la necessite de mouvements d'emancipationmajoritaires, et suis convaincu qu'ils constituent par eux-memesdes forces de civilite, c'est-a.-dire qu'ils contribuent a. l'ouverture(ou a. la « constitution ») de 1'espace de liberte politique danslequel ils peuvent eux-memes agir a. la poursuite de leurs objec­tifs 3, autant je pense que nous devons examiner avec soin l'objec­tion dont ils ont ete l'objet de la part de Foucault et, bien

1. Je pense evidemment ici au travail d'Ernesto Laclau et Chantal Mouffe,tel qu'il est systematise au moyen d'une revision critique de I'heritage marxistedans I'ouvrage Hegemony and Socialist Strategy: Towards a Radical DemocraticPolitics, Londres, Verso, 1985.

2. C'est ace probleme que s'attaque en particulier, d'un point de vue theo­rique, I'ceuvre posterieure d'Ernesto Laclau. Voir en particulier I'ensemble desarticles reunis dans Ie volume Emancipations, Londres, Verso, 1996.

3. Y compris par Ie detour de ce que Gramsci, apres Renan, appelait une« reforme intellectuelle et morale» : dans les Quaderni del carcere (ed. critiquede I'Institut Gramsci, Valentino Gerratana (ed.), 4 vol., Turin, Einaudi, 1975),Gramsci travaille la categorie de « l'hegemonie» en interpretant la concep­tion marxiste (et leniniste) de la « verite pratique » des ideologies ainsi que,reciproquement, Ie developpement d'une culture universaliste des classes domi­nees et de leurs intellectuels organiques camme les deux aspects d'une telle« reforme ».

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qu'autrement, de Deleuze. La critique des strategies majori­taires qui parcourt I'reuvre de Foucault ne vise pas l'idee d'eman­cipation comme telle (temoin son attachement au texte de Kant,was ist Aufkldrung?, meme si Ie commentaire qu'il en proposeporte essentiellement sur un autre point: non la « sortie de laminorite », moins encore la teleologie du progres dont elle est soli­daire, mais l'actualite reiteree du probleme pose). Elle ne s'opposepas non plus al'objectif d' une « transformation» (des rapports depouvoir, et des structures institutionnelles qui les cristallisent). Iien va peut-etre autrement chez Deleuze lorsque (en collaborationavec Guattari) il invente l'expression de « devenir minoritaire » etla met en relation avec une liberation du desir, en tant que pro­cessus ou « machine» transindividuelle, de l'emprise mimetiquedes violences d'Etat et des violences « de masse »: Foucault aussibien que Deleuze ont repris aleur compte l'idee (qu'ils n'ont evi­demment pas inventee) d'une reproduction ou mimesis de la vio­lence des « appareils d'Etat» et du pouvoir d'Etat par I'histoiredes mouvements revolutionnaires qui lui font face et visent sonannihilation. Un tel affrontement ne change rien al'assujettisse­ment des individus, ou plutot du desir qui les traverse et circuleentre eux, par rapport aux « machines» qui les produisent. Peut­etre meme la sujetion est-elle plus irremediable quand Ie desirde liberation s'imensifie, et rend impraticable l'idee de ne pasaffronter les appareils de domination avec les memes instruments,les memes technologies de pouvoir, les memes formes d'organisa­tion et de discipline que les leurs. En consequence, pour Ie diredans les mots de Clausewitz qui condensent cette logique de lasymetrie, Ie confEt « monte aux extremes ». Mais aux extremes iln'ya pas d'echappatoire, pas de « ligne de fuite ».

Qu'on me permette ici de citer un assez long passage extrait deMille Plateaux:

Pourquoi y a-t-il tant de devenirs de l'homme, mais pas dedevenir-homme? C'est d'abord parce que l'homme est majoritairepar excellence, tandis que les devenirs sont minoritaires, toutdevenir est un devenir-minoritaire. Par majorite, nous n'entendonspas une quantite relative plus grande, mais la determination d'unetat ou d'un etalon par rapport auquelles quantites plus grandes

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aussi bien que les plus petites seront dites minoritaires : homme­blanc-adulte-male, etc. Majorite suppose un etat de domination,non pas l'inverse [... j. C'est en ce sens que les femmes, les enfants,et aussi les animaux, les vegetaux, les molecules sont minoritaires.C'est peut-etre meme la situation particuliere de la femme par rap­port al'etalon-homme qui fait que tous les devenirs, etant minori­taires, passent par un devenir-femme. Il ne faut pourtant pasconfondre ({ minoritaire» en tant que devenir ou processus, et({ minorite » comme ensemble ou etat. Les juifs, les tziganes, etc.,peuvent former des minorites dans telles ou telles conditions; cen'est pas encore suffisant pour en faire des devenirs. On se reterri­torialise, ou on se laisse reterritorialiser sur une minorite commeetat; mais on se deterritorialise dans un devenir. Meme les Noirs,disaient les Black Panthers, ont adevenir-noir. Meme les femmes,adevenir-femme. Meme les juifs, adevenir-juif (il ne suffit certespas d'un etat). Mais s'il en est ainsi, Ie devenir-juif affecte necessai­rement Ie non-juif autant que Ie juif. .. , etc. Le devenir-femmeaffecte necessairement les hommes autant que les femmes. D'unecertaine maniere c'est toujours « homme» qui est Ie sujet d'undevenir; mais il n' est un tel sujet qu'en entrant dans un devenir­minoritaire qui l'arrache ason identite majeure.

Deleuze et Guattari expliquent alors que, si toute « minorite »

doit devenir ce qu'elle est deja de fa<;:on nominale, c'est pour pou­voir « servir de medium actif au devenir, mais dans des conditionstelles qu'elle cesse a son tour d'etre un ensemble definissable parrapport a la majorite 1 ». Les devenirs minoritaires impliquentdone, de fa<;:on indissociable et toujours fondamentalement dissy­metrique (on est tente de dire transitive) « la simultaneite d'undouble mouvement, 1'un par lequel un terme (le sujet) se soustraitala majorite, et l'autre par lequel un tefme (le medium ou l'agent)sort de la minorite ». Et ils poursuivent :

1. Ces formulations sont liees chez Deleuze a une critique radicale descategories de l'action, de la volonte (generale et particuliere) et du possible,qui commandent Ie paradigme de la politique « majoritaire ». Cf FranyoisZourabichvili, « Deleuze et Ie possible (de l'involontarisme en politique) »,

dans Eric Alliez (ed.), Gilles Deleuze. Une vie philosophique, Le Plessis­Robinson, Institut Synthelabo/Les empecheurs de penser en rond, 1998,p.335-357.

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Une femme a adevenir femme, mais dans un devenir-femme del'homme tout entier. Un juif devient juif, mais dans un devenir-juifdu non-juif. Un devenir-minoritaire n'existe que par un mediumet un sujet deterritorialises qui sont comme ses elements. 11 n'y a desujet du devenir que comme variable deterritorialisee de la majo­rite, et il n'y a de medium du devenir que comme variable deterri­torialisante d'une minorite. Ce qui nous precipite dans un devenir,ce peut etre n'importe quoi, Ie plus inattendu, Ie plus insignifiant.Vous ne deviez pas de la majorite sans un petit detail qui va semettre agrossir, et qui vous emporte [... ]. N'importe quoi peutfaire I' affaire, mais I' affaire se revele politique. Devenir-minoritaireest une affaire politique et fait appel atout un travail de puissance,a une micro-politique active. C'est Ie contraire de la macro-poli­tique, et meme de I'Histoire, OU il s'agit plut6t de savoir commentI'on va conquerir ou obtenir une majorite. Comme disait Faulkner,pour ne pas devenir fasciste il n'y avait d'autre choix que de devenirnoir 1.

Une centaine de pages plus haut, on pouvait egalement lire cequi suit:

Mais Ie fascisme est inseparable de foyers moleculaires, qui pul­lulent et sautent d'un point aun autre, en interaction, avant deresonner tous ensemble dans I'Etat national-socialiste. Fascismerural et fascisme de ville ou de quartier, jeune fascisme et fascismeancien-combattant, fascisme de gauche et de droite, de couple, defamille, d' ecole ou de bureau: chaque fascisme se definit par unmicro-trou noir, qui vaut par lui-meme et communique avec lesautres, avant de resonner dans un grand trou noir central geneta­lise [... ]. 11 y a fascisme lorsqu'une machine de guerre est installeedans chaque trou, dans chaque niche. Meme quand I'Etat national­socialiste sera installe, il aura besoin de la persistance de ces micro­fascismes qui lui donnent un moyen d'aetion incomparable sur les« masses» [... ]. C'est une puissance micro-politique ou molecu­laire qui rend Ie fascisme dangereux, parce que c'est un mouve­ment de masse: un corps cancereux plut6t qu'un organismetotalitaire. Le cinema americain a souvent montre ces foyers mole-

]. G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, op. cit., p. 356-357.

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culaires, fascisme de bande, de gang, de seete, de famille, de village,de quartier, de vehicule, et qui n'epargne personne. II n'y a que Iemicro-fascisme POut donner une reponse a la question globale :poutquoi Ie desit desire-t-il sa propre repression, comment peut-ildesiret sa repression? Certes, les masses ne subissem pas passive­ment Ie pouvoir; dies ne « veulem» pas non pius etre reprimeesdans une sorte d'hysterie masochiste; dies ne som pas davamagetrompees, par un leurre ideologique. Mais Ie desir n'est jamaisseparable d'agencemems complexes qui passem necessairemem pardes niveaux moleculaires [... ]. Les organisations de gauche ne sompas les dernieres asecreter leuts micro-fascismes. C'est trop faciled'etre ami-fasciste au niveau molaire, sans voir Ie fasciste qu'on estsoi-meme, qu'on emretiem et noutrit, qu'on cherit soi-meme, avecdes molecules, personnelles et collectives I.

Ces textes ne manquent pas de formulations et d'idees quiappellent eclaircissement et debat. J' attire particulierement l'at­tention sur Ie fait que la terminologie du devenir-minoritaire etles illustrations auxquelles elle donne lieu (devenir-femme, maissurtout devenir-juif ou devenir-negre, se referant a des « mino­rites» qui subissent ou ont subi l'extreme violence) renversentterme a terme Ie scheme de l'emancipation de l'humanite a tra­vers 1'emancipation d'une « classe universelle ». Mais comme toutrenversement celui-ci conserve un element de son point de depart.Lidee est toujours celIe d'un processus qui affecte ala fois les deuxpoles d'une relation de domination dissymetrique. En ce sens nonseulement il a une portee subjective pour chacun des deux cotes,mais il peut apparaitre comme une liberation aussi bien d'un coteque de 1'autre. On est a 1'oppose du scheme d'une « lutte a mort»montant aux extremes, destinee a s'achever dans l'eliminationd'un des deux groupes en lutte (la metaphore de la guerre genera­lisee qu'on trouve, apres Clausewitz, aussi bien dans Ie Manifestecommuniste que chez Sorel, etc.) 2. Mais la difference c'est quemaintenant il n'est plus question d'exteriorite ou d'exclusivite des

1. Ibid., p. 261-262.2. Deleuze avait commence a examiner ce probleme dans Nietzsche et fa

philosophie (Paris, PUF, 1962), en critiquant la conception hegelienne de la« [utre du maitre et de l'esclave ».

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« devenirs » (ou du moins, logiquement, il ne devrait plus en etrequestion) : les situations historiques peuvent imposer des prio­rites, mais en soi devenir-minoritaire n'est pas « devenir-femme »plut6tque « devenir-juif », ou « devenir-juif» plut6tque « devenir­noir» (( negre », dans la vieille terminologie heritee de Faulkner,et dont il n'y a pas lieu ici de chercher aeliminer l'ambivalence aunom d'une quelconque political correctness). On peut dire, mesemble-t-il, que tous ces devenirs tournent al'infini ou passent lesuns dans les autres sans se confondre en un seul processus, parceque l'idee essentielle est celIe de la fluidite des identites, y comprisl'identite « minoritaire » (meme si l' archetype de la cristallisationidentitaire est la formation d'une majorite). En ce sens il n'existerien de tel qu'une minorite dans l'absolu, ou une « minorite ensoi ». Tout devenir est un devenir-autre, ou mi~ux un devenirl'autre: non seulement Ie different, mais l'autre que soi. C'estpourquoi aussi Deleuze, en se referant explicitement aun concepthegelien, ou hegelo-marxiste, de I'historicite, oppose « devenir »et « histoire » (mais peut-etre pourrait-on penser aussi qu'il s'agitd'une fayon de diffirencier Ie concept d'histoire) I.

Certes il y a une relation etroite entre la notion de « devenir­minoritaire » et celIe de masse ou de multitude: c'est Ie point surlequel la confrontation entre strategies majoritaires et minori­taires est la plus directe. Du point de vue de Deleuze ce sont lesminorites qui forment la multitude, ou plus exactement, puisqueles minorites en tant que groupes sociaux sont statiques, et rem­plissent une fonction institutionnelle de « territorialisation » (soitau sens directement geographique, soit au sens des classificationsadministratives, par exemple sexuelIes, ou raciales, ou nosologi­ques, qui leur sont appliquees et qu'elles interiorisent), ce sont lesdevenirs-minoritaires qui permettent ala des-identification radi­cale de l'emporter sur l'identification et la reconnaissance de soidans la forme d'une identite fixe qui est aussi, toujours, un modele

1. Cf en particulier l'entretien « Contr6le et devenir » realise par Toni Negridans G. Deleuze, Pourparlers (Paris, Minuit, 1990), et G. Deleuze, F. Guattari,Mille Plateaux, op. cit., p. 200. Les fondements de cette these sont dans Diffirenceet repetition (Paris, PUF, 1%7).

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normatif. Ne discutons pas ici pour eux-memes les exempleschoisis par Deleuze et Guattari qui ant une valeur essentiellementallegorique et renvoient toujours ala fois a un contexte esthetiqueet politique : Ie Nair, la Femme, Ie Juif (notons toutefois qu'il n'ya pas 1'Ouvrier, figure qui semble irremediablement « majori­taire» a leurs yeux) 1. On peut douter qu'un exemple quel qu'ilsoit fasse vraiment l'affaire: si on lui avait pose la question,Deleuze aurait peut-etre repondu qu'il s'agit, a nouveau, d'uncercle. Ce qu'indiquent les noms de « Nair », de « Juif» et de« Femme» n'est pas une identite au un groupe, c'est Ie signe d'undevenir en cours, au d'une difference aproduire (en train de seproduire) au sein d'une conjoncture. Une facette du « peuplemanquant », qui est destine a Ie rester. C'est aussi ce qui est appeleailleurs une « ligne de fuite »2.

Le fait que la reflexion de Deleuze (et de Guattari) sur ce pointsoit entierement situee dans la perspective d'une politique anti­fasciste (ainsi que d'une politique de lutte contre Ie retour du fts­cisme, dont les indices de 1'imminence ne manquent pas dans lasituation contemporaine) suffit deja, evidemment, a nous fairevoir qu'il s'agit bien d'une nouvelle fa<;:on de reflechir strategique­ment a la question de la civilite. C'est ce qui rend pertinente ladiscussion comparative. Deleuze, sans doute, rejetait complete­ment les notions de dialectique et de mouvement dialectique. Jeprendrai pourtant la liberte de considerer que naus avons affairechez lui a une dialectisation de 1'idee meme de minorite, qu'on atout loisir de trouver discutable, mais qu'on ne peut recuser sansexamen dans un monde que caracterise precisement la multi­plication des « statuts minoritaires» (en attendant peut-etre la

1. Toute cette discussion est hantee par la question de I'utilisation que Ienazisme a pu faire de la figure de l'ouvrier (der Arbeiter, Ie Proletaire) - sousla condition d'eliminer violemment les organisations historiques de la classeouvriere. On pourrait faire ici Ie rapprochement avec Ie travail de Klaus Thewe­leit, Mannerphantasien 1 et 2 (1977-1978), Munich, Piper, 2000.

2. G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, op. cit., p. 247 sq.; et surtoutG.Deleuze et Claire Pamet, Dialogues [1977], Paris, Flammarion, 1996,p. 151 sq. Sur Ie « peuple manquant », cf G. Deleuze, Cinema 2, L'image­temps, Paris, Minuit, 1985, p. 281 sq.

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grande homogeneisation, dont ils seraient alors Ie moyen transi­toire de la realisation). Ie concept de minorite requiert une dialecti­sation tout aussi bien que celui de majorite. II s'agit de savoir aquelle profondeur doit aller s'implanter la transformation ou latransmutation de I'individualite pour que Ie devenir-fasciste desmasses reste indefiniment a l'etat de virtualite. C'est-a-dire, entermes deleuziens, pour prevenir l'apparition d'un desir qui soitcelui de sa propre repression ou de sa propre annulation en tant quedesir 1. II apparaitra alors qu'entre un antifascisme fonde sur Iedevenir-majoritaire des multitudes « molaires » (ou populaires) etun antifascisme enracine dans Ie devenir-minoritaire du desirindividuel, ou plutot « moleculaire », c'est-a-dire entre l'identifi­cation des masses a des majorites au moyen d'ideaux emancipa­teurs, et la « deterritorialisation » du desir a travers la multiplicitedes devenirs minoritaires, ou la circularite qui les reunit dans unesorte de « synthese disjonctive » pratique, il existe philosophique­ment quelque chose comme une antinomie au sens kantien. Cha­cune des deux positions est en mesure de se justifier par la critiquedes points d'achoppement de l'autre. Chacune s'emploie a demon­trer l'insuffisance de l'autre pour contenir ou neutraliser l'extremeviolence, voire la tendance qu'elle comporte de la reproduire.

Du point de vue d'une micro-politique du desir, l'organisationde mouvements de masse (ou de mouvements « populaires ») quicherchent a s' emparer du pouvoir pour reformer et controlerI'Etat, ou mieux, a Ie transformer de I'interieur de fac,:on revolu­tionnaire, reste indissociable d'un projet hegemonique: formula­tion d'une ideologie « totale », sinon totalitaire, representation dela societe comme un tout qui est divise en parties (classes, camps)antagonistes. Pour cette raison meme elle n'est jamais a l'abri del'idealisation de la haine. Mais du point de vue d'une macro-poli­tique sociale ou socialiste (qui peut inclure une « macro-econo­mie », marxiste ou non), visant a « civiliser la domination» ou adevelopper une « citoyennete » sociale et (radicalement) demo­cratique, les « agencements machiniques du desir » a la Deleuzequi permettent la deterritorialisation des formations collectives et

1. Cf G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, op. cit., p. 262.

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leur metamorphose incessante, risquent fort d'apparaitre commeune fa<;:on de renommer l'acceptation de ces memes prod~s denaturalisation du lien social, d'objectivation de 1'individu et plusparticulierement de son corps, de « fluidification » des identites etde perte des reperes fixes de l'appartenance (et de l'affiliation) queproduisent deja les processus mondialises de consommation, decommunication et de conditionnement des besoins. La rencontreest peut-etre involontaire, mais elle ne peut etre de hasard. A toutIe moins faut-il reconnaitre que la dissolution du sujet est unearme a double tranchant. Deleuze et Guattari Ie savent bien, etc'est sans doute la raison pour laquelle ils invoquent si souventla necessite d'etre prudent avec la deterritorialisation, au sens del'ancienne phronesis et du « principe de precaution », comme unaspect essentiel de la politique 1. On pourrait dire que Ie pointde vue majoritaire voit en permanence un danger de violenceultra-objective dans la « micro-politique du desir », tandis que Iepoint de vue minoritaire voit en permanence un danger de vio­lence ultra-subjective (un fantasme recurrent de souverainete) dansla « macro-politique de l'emancipation ». D'ou ce qu'on pourraitappeler l'antinomie de la civilite anti-etatique.

Le plus interessant - mais il y faudrait tout un autre expose ­serait de relancer ici la discussion a propos du rapport entre cesformulations deleuziennes et l'cruvre de Foucault, d'ou provientnaturellement l'antithese de la « micro-politique »et de la « macro­politique» (Surveiller et punir). Les itineraires respectifs de Fou­cault et Deleuze se sont croises a un certain moment, qui est aussiIe moment ou Deleuze a commence a interpreter Foucault au­dela de lui-meme et a introduire dans ses propres discours desidees, des expressions et des mots qui devaient constituer autantde moyens de resoudre ce qui lui apparaissait comme les aporiesde Foucault (non pas au sens d'obstacles insurmontables, mais

1. Cf ibid., p. 187 sq. (<< Non pas la sagesse, mais la prudence, commeregie immanente it l'experimenration : injections de prudence »). C'est dansla suite de ce passage (ibid., p. 190) que Deleuze et Guattari suggerenr de lireLEthique de Spinoza comme «Ie grand livre sur Ie CsO» (= corps sansorgane).

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plutot d'ouvertures pour la pensee) 1. La plus evidente de ces apo­ries cancernait l'idee foucaldienne de l'esthetique de l'existence oudu souci de soi, c'est-a.-dire de l'asd:se au moyen de laquelle 1'indi­vidu ou Ie sujet devient capable de se fOrmer lui-meme ou dedonner forme a. sa propre vie, en inventant un « style» 2. Sansmeme entrer dans la discussion des exemples de tels processusd'esthetisation de soi proposes par Foucault (non seulement l'an­tiquite grecque, mais la modernite baudelairienne, donc un cer­tain dandysme), notons qu'il s'agit evidemment d'une reponseau defi contenu dans la description de la « gouvernementalite »camme un ensemble de mecanismes de pouvoirproduisant l'indivi­dualite (ou « individualisant les individus ») par des proceduresepistemiques autant que disciplinaires 3

. Lesthetique du soi estune contrepartie des rapports de pouvoir hors de laquelle nous nesaurions comprendre pourquoi tout pouvoir contient encore unepossibilite de resistance, et meme une possibilite de renversement,en tout cas de deplacement. Acondition sans doute de mettre decote les situations extremes dans lesquelles Ie sujet affronte des

1. « Foucault dit: les Crecs ont fait beaucoup moins, ou beaucoup plus[qu'un miracle], 11 votrc choix. Ils ont plie la force, ils ont decouvert la forcecomme quelque chose qui pouvait etre plie, et cela uniquement par strategie,parce qu'ils ont invente un rapport de forces qui passait par une rivalite deshommes libres (gouverner les autres 11 condition de se gouverner soi-meme).Mais, force parmi les forces, l'homme ne plie pas les forces qui Ie composentsans que Ie dehors ne se plie lui-meme, et ne creuse un Soi dans l'homme [... ].Peut-etre y a-t-il encore un Crec chez Foucault, une certaine confiance dansune "problematisation" des plaisirs ... » C. Deleuze, Foucault, Paris, Minuit,1986, p. 121-122.

2. M. Foucault, « A propos de la genealogie de l'ethique : un apenru dutravail en cours ", entretien avec H. Dreyfus et P. Rabinow [1983], dans Dits etEcrits, t. IV, op. cit., p. 383 sq.; « Une esthetique de l'existence ", entretien avecA. Fontana [1984], dans ibid., p. 730 sq.; « Technologies ofthe self» (( Les tech­niques de soi ,,), dans ibid., p. 783 sq.; Histoire de la sexualite, III. Le souci desoi, Paris, Callimard, 1984, ch. II, « La culture de soi )', p. 51 sq. Le theme estaborde aussi, notamment, dans la conference « Qu'est-ce que les Lumihes? » 11propos de Baudelaire en termes d' « elaboration ascetique de soi » (dans Dits etflcrits, t. IV, op. cit., p. 571).

3. « The Political Technology ofIndividuals» (( La technologie politique desindividus »), dans Dits et Ecrits, t. IV, op. cit., p. 813 sq. Le traitement de laquestion des disciplines avait commence avec Surveiller et punir [1976].

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structures de domination inveterees ne laissant pas de jeu, oupire encore des jeux de pouvoir qui ne visent pas arendre produc­tive la vie des individus, mais au contraire a la detruire, a l'eli­miner. Cidee de l'esthetique du soi est donc tout a fait centralepour comprendre ce que serait une strategie de civilite foucal­dienne. Mais precisement eUe reste liee a la representation d'un« soi », donc d'une identite (si transgressive, pragmatique ou per­formative soit-elle), et ceci n'est certainement pas un hasard I. Lanotion meme d'une creation ou d'une « production» de soi (parune technologie ou un art) enveloppe des antinomies redoutablesqui ne sont pas moindres que ceUes qui affectent 1'idee revolu­tionnaire de « transformation du monde » 2. On considerera aumoins comme un indice de ces problemes Ie fait que Foucault, al'occasion, retrouve ici la terminologie de la conversion:

Est-ce que ce souci de soi, qui possede un sens ethique positif, pour­rait etre compris comme une sorte de conversion du pouvoir? - Uneconversion, oui. C'est en cffet une maniere de Ie contr61er etlimiter. Car, s'il est vrai que l'esclavage est Ie grand risque auquella liberte grecque s'oppose, il y a aussi un autre danger, qui appa­rait au premier regard comme I'inverse de l'esclavage : I'abus depouvoir. Dans l'abus de pouvoir, on deborde ce qu'est l'exercicelegitime de son pouvoir et on impose aux autres sa fantaisie, sesappetits, ses desirs. On rencontre la I'image du tyran ou simple­ment de I'homme puissant et riche, qui profite de cette puissanceet de sa richesse pour abuser des autres [... ]. Et c'est Ie pouvoir sursoi qui va reguler Ie pouvoir sur les autres 3.

Dans queUe mesure Foucault pense-t-il que ces formules (quide toute fa<;:on n'auraient pas ete possibles sans la recurrence de

1. En 1981-1982, Foucault a consaere un COlifS entier it « l'hermeneutiquedu sujet » (if L'Hermeneutique du sujet. Cours au College de France, 1981-1982,Paris, Gallimard/Le Seuil, « Hautes Etudes », 200 1).

2. Cf Ie paralleJe que j'esquisse dans « Trois concepts de la politique », LaCrainte des masses, op. cit.

3. « Cethique du souci de soi comme pratique de la liberte », enrretienavec H. Becker, R. Fornet-Betancourt, A. Gomez-Muller [1984], dans Dits etEcrits, t. IV, op. cit., p. 715.

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formulations modernes : « Ie pouvoir arrete Ie pouvoir », etc.),s'appliquent au-deladu contexte grec? Et OU fixerait-illa limite dece qui est convertible et de ce qui ne l'est pas dans les rapports depouvoir?

Je crois donc pouvoir dire que Deleuze et Foucault partagentun meme projet d'eliminer du concept de la politique tout ce quirenvoie a l'antinomisme du pouvoir, et par consequent Ie fonde­ment de la violence « ultra-subjective» herite de la tradition de lasouverainete. Mais je pense aussi que Deleuze s'est engage dansune tentative de deplacement de la strategie foucaldienne, a unniveau suffisamment profond pour deboucher sur une « onto­logie » radicalement differente. La notion d'un devenir-minori­taire n'exprime pas une activite de formation ou d'identificationdu « soi », mais un mouvement de desidentification qu'il faudraitpeut-etre dire « actif-passif» I. Dissolvant la fixite et l'unite du« soi », il permet a celui-ci non seulement de changer de place,mais d'echanger sa place avec d'autres dans l'espace transindividueldu « desir ». Cette philosophie pratique de la passivite (ou de safiction) a commence tres tot ase mettre en place chez Deleuze, enparticulier dans sa preference esthetique, morale et politique pourune problematique de la « perversion» au detriment d'une pro­blematique de la « transgression» 2.

Ce que Foucault et Deleuze, neanmoins, ont en commun danscette tension meme de leurs strategies de civilite est une referencenietzscheenne avouee au jeu, que ce soit celui des identites oucelui de la multiplicite des masques. Donc l'opposition radicaleala normalite et ala normalisation qui, par definition, est exclu­sive de tout jeu. C'est pourquoi, ensemble ou separement, ils ontmonte l'alternative la plus radicale a1'hegelianisme et a1'heritagehegelien (y compris chez Marx et dans Ie marxisme, a supposerqu'on puisse les reduire acela). Ceci ne veut pas dire qu'ils sortentdu probleme de la civilite. lis nous permettent au contraire demieux mesurer aquel point, et pour queUes raisons, la question

1. C'est son rapport avec I'ontologie spinoziste (si Ie terme convient) ...2. « Masochisme» contre « sadisme ». Cf deja la Presentation de Sacher­

Masoch, op. cit.

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centrale est roujours celie du concept d'identification et de sonenvers, la des-identification, ecartelee entre les diverses modalitesdu tragique : camme sacrifice (ou sacrifice du sacrifice), commehero"isme sans « espoir », ou comme jeu de metamorphoses a larecherche de ses regles.

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Annexes

1. LACAN (cf supra, p. 114)

Je ne cherche pas dans ces indications une « interpretationpsychanalytique » de l'extreme violence, mais une structure topo­logique permettant d'imaginer I'unite paradoxale de ses manifes­tations. Si on les replace dans leur contexte, on voit que Lacanutilise deux proprietes correlatives de la « bande de Mobius» :d'une part, Ie fait que la surface ne comporte qu'une seule « face»(et donc, aussi, un seul « bord »), de sorte qu'on passe continumentde son endroit ason envers, en « cheminant » indefiniment dansson lieu propre (comme ces insectes en proie au fantasme - quenous sommes sans doute nous-memes ... ); d'autre part, Ie fait queIe bord unique de la bande circonscrit (<< pour nous », observa­teurs theoriques, ou politiques) un vide ou un trou qui ne lui estni « interne» ni « externe », mais se situe radicalement ailleurs (etdans lequel nous pouvons assigner tout ce qui s'avere irreductiblea. sa representation, qu'il s'agisse d'un manque impossible a. com­bIer ou d'un objet « en trop »).

Sur la continuite de la surface de Mobius les predicats« contraires » de la perception et de I'hallucination passent con­tinument I'un dans I'autre (la reconnaissance du soi et de sesobjets se transforme en meconnaissance). Sur Ie bord que Lacanappelle « Ie lieu de l'angoisse » se dessine une alternative. Ou biendefilent les innombrables objets partiels de desir (et plus genera­lement de fixation affective: amour et haine) qui, dans leur insuf­fisance, « suppIeent » pour Ie sujet a. l'objet perdu (c'est-a.-dire a.

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l'impossibilite de remonter a. la source du desir, la relation dedependance envers 1'Autre ou 1'ordre symbolique, « cause» inac­cessible de la subjectivation), mais qui pour cette raison memepossedent Ie pouvoir de Ie « captiver ». Ou bien surgissent de fa­cron obsessionnelle, voire « depersonnalisante» (c'est-a.-dire des­tructrice, generatrice de folie), les choses hallucinatoires etranges(unheimlich), les « doubles» du moi (ou du soi) qui menacent del'aneantir : elles occupent la place vide de l'objet du desir absolu,originaire ou total (evidemment inexistant, simple « reste» del'assujettissement a. l'ordre symbolique, ou aux signifiants du lan­gage) J. C'est pourquoi Lacan repete que « l'angoisse ne trompepas 2 ». Le lieu « vide» et inassignable (non localise, autrementque comme bord paradoxa!' externe-interne) doit etre pense com-

1. Je n'entre pas davantage ici dans la construction de Lacan qui, au coursdu seminaire sur « Langoisse », identifie ce « reste » au marceau de corps nonsymbolisable, « negatif» de I'organe roujours deja symbolise dans I' organisa­tion sociale de la sexualite humaine, ou de la difference des sexes (Ie phallus),et l'associe a un type de « manque» radical, qui ne serait ni I'annulation, ni ladenegation, etc., « un manque auquelle symbole ne supplee pas» puisqu'il estla consequence meme de son existence, ou de son emprise sur Ie sujet (Le Semi­naire, Livre X. Langoisse, op. cit., p. 158 sq.). Ad'aurres moments de son cruvre,Lacan a essaye de « situer » en ce meme lieu non seulement I'angoisse, mais lajouissance, par exemple mystique, comme (non) rapport« reel» a I'objet memedu desir. Lanalogie est frappante avec la fayon dont Bataille decrivait « l'expe­rience interieure », roujours liee pour lui soit a l'erotisme, soit a la cruaute, soitplus vraisemblablement a « I'exccs " qui leur est commun. Par ce biais, onpourrait aussi essayer de reprendre la question du rapport a la question de laviolence « convertible» et « inconvertible» telle que nous I'avons soulevee apartir de la lecture de Hegel: car Lacan donne explicitement sa description deI'heterogeneite de« I'objet a" au monde de I'experience subjective, revelee parI'angoisse et I'hallucination, comme une demonstration des « limites » de ladialectique hegelienne de la reconnaissance (ibid., p. 380-383). Et I'on pour­rait sourenir que la conception hegelienne de la « conversion" hisrorique de laviolence en pouvoir legitime est etroitement liee a son idee de la « lutre pour lareconnaissance» en tant que « resolution dialectique » du conflit entre I'auro­nomie des sujets et leur commune appartenance a l'otdre social. Mais il reste­rait alars a se demander a nouveau si Hegel a lui-meme complctement ignorecetre « limite ", ce qui nous reconduirait a ses analyses de la rebellion d'Anti­gone «< ironie de la communaute ») et de la Terreur dans la Phenomenologie delesprit, et au lien sourerrain qui les unit. Je tenterai de Ie faire ailleurs.

2. Ibid., p. 360.

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Annexes

me Ie lieu meme d'une oscillation qui ferait passer de l'objectiva­tion du desir (ou de son incarnation en « objets» d'amour et dehaine, sources partielles de plaisir et de deplaisir) asa reification(ou « fetichisation ») dans la forme d'un double meconnaissableet inhumain du sujet, ou d'une chose « impossible aeffacer» 1.

Cette oscillation est fondamentalement imprevisible, car iln'y a pas de criteres ou de garanties absolues de la differenceentre la raison et la folie, bien qu'on ne puisse les confondre.Elle veut dire aussi que nous avons affaire a la fois a un « pas­sage» continu et aun « ecart » irreductible : ce qu'illustre topo­logiquement 1'impossibilite pour « l'insecte » cheminant en unpoint de la bande de Mobius d'en « percer la surface» pour seretrouver de l'autre cote (au meme point, qui est son envers) : Ieseul acces passerait precisement par Ie bord, ou par Ie « trou »inaccessible, ou Ie sujet s' aneantit fantasmatiquement dans sesobjets, et glisse dans « 1'ultra-subjectivite »2.

II. FAYE (cf supra, p. 116)

Dans son ouvrage de 1972, Langages totalitaires. Critique de laraisonll'economie narrative, Jean-Pierre Faye s'etait propose dedecrire la « topographie » des discours de la « revolution conser­vatrice » allemande dans les annees de la Republique de Weimar,entre l'echec du putsch de Kapp et la victoire de Hitler aux elec­tions de 1933, de fayon acomprendre comment leur oscillationsemantique entre la gauche et la droite et la dynamique de leurseffets transformateurs sur Ie champ ideologique avaient pu pre­parer, par une transformation de la langue politique elle-meme,1'hegemonie du « national-socialisme ». Lequivoque de la signi­fication du mot Volk (<< peuple ») et de ses derives (volkisch,« populaire » ou « populiste », mais aussi « national », qui finit pardevenir 1'equivalent de« racial ») et la symetrie des syntagmes uti-

1. Camme la tache de sang contre laquelle s'epuise Lady Macbeth (ibid.,p. 162).

2. Ibid., p. 161.

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De l'extrerne violence au probleme de la civiLite

lises par les groupes «extremes» avaient fini par supprimer(aufheben) l'opposition gauche-droite et autoriser Ie transfert del'idee de revolution du communisme au nazisme.

11 n'inventait pas la forme du « fer acheval », mais la reprenaitdu recit propose apres coup des speculations agitees dans les cerclesd'ecrivains nationalistes comme celui qui se reunissait autourd'Ernst]iinger: « Le fer acheval des partis, c'est Ie champ de forcesou les definitions du credible et du justifiable - de l'acceptable ­vont se transformer 1. » Elle permet de situer les formulations« radicales » qui travaillent les mouvements de masse dans chaquecamp: « national-communistes » et « national-bolcheviques » d'uncote, « revolutionnaires nationaux » et « revolutionnaires con­servateurs » de l'autre, dont Ie voisinage immediat explique Iechangement de cote d'individus qui joueront un role plus oumoins ephemere dans la construction du national-socialisme etprepareront a terme leur propre elimination par « l'hote muet »de cette scene. Enjambant Ie vide, Hitler introduit dans cet espacediscursif son propre signifiant, l'antisemitisme, autour duquel ras­sembler les masses desorientees par la crise:

Mais un paradoxe habite implicitement I'opposition de ces deuxfaces, et leurs decouvertes successives et complementaires [... ].Dans la genese de I'ideologie hitlerienne, voici un curieux chasse­croise : national est lie a revolutionnaire, tandis gue social l'est aconservation. Si I'on ne recule pas devant un double anachronisme,on dira gue Ie jeune Hitler se sent national-revolutionnaire avantde se decouvrir social-conservateur. Il se voit en revolutionnairepolitigue - mais il s'agit, comme pour Ie Naphta de Thomas Mannd'un Revolutionar der Erhaltung [revolutionnaire de la conser­vation]. Il est « national », mais il se decouvre « social ». On s'at­tendrait a ce gue Ie nationalisme s'avoue conservateur, et gue ladecouverte du social s'eprouve comme revolutionnaire. Et de teUesformules repondent acette attente. Mais dans Ie £11 du recit, c'est Iecontraire gui a lieu. Ce gue Mann precisement appeUera I'entre­croisement, la Verschranktheit [... ]. Une certaine logigue dans cetentrecroisement voulait gu'Adolf Hitler se soit pense implicite-

1. ].-P. Faye, Langages totalitaires... , op. cit., p. 405.

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Annexes

ment comme national-revolutionnaire et social-conservateur avantde se dire expressement national-conservateur et social-revolution­naire. C'est-a-dire, finalement, ce national-social qui s' affirmera « Ierevolutionnaire Ie plus conservateur du monde ». En lui Ie point

ou se croisent ces oppositions, au degre maximum de la confusion,n' est autre que I'antisemitisme 1.

III. HABERMAS (cf supra, p. 142)

Chez Habermas, la « colonisation inteneure» recouvre unedescription de l'effet en retour qu'opere la rationalite bureaucra­tique (au sens weberien et lukacsien d'une combinaison d'utilita­risme economique et de formalisme juridique) sur Ie « monde dela vie» constitue par les significations traditionnelles - religieusesou non - qui organisent la vie quotidienne et determinent lesvaleurs communautaires dont elle s'est trouvee separee au coursdu developpement du capitalisme. Capport specifique de Marxresiderait ici dans la possibilite qu'offre la « theorie de la valeur »ou de la marchandisation, appliquee a la force de travail elle­meme (done, d'une certaine fac;on, a la « vie ») de comprendrecomment cette rationalisation debouche, non pas tant sur une« mystification» de la conscience, que sur sa fragmentation. C'estcette fragmentation, faisant en quelque sorte de 1'individu ducapitalisme tardif un « deracine» dans son propre espace vital,que Habermas croit pouvoir comparer aux effets psychosociolo­giques historiquement observes dans Ie monde colonial:

1. Ibid., p. 512-513. A la page 407 de son livre, Faye donne lui aussi undiagramme des partis allemands, de part et d'autre du « Zentrum », qui luipermet de disposer les « constellations» discursives entourant chacun des deuxextremes (Ie parti communiste KPD et Ie parti nazi NSDAP), de fa<;:on a montrercomment dies rendent compte, tantat de leur eIoignement, tantat de leur rap­prochement discursif. Je construis un diagramme different a partir de l'ideedu « fer a cheval » parce que mon objectif n'est pas de montrer comment destermes opposes « emis de fa<;:on quasi simultanee - c'est-a-dire non-dialec­tique » peuvent additionner leur valeur politique au lieu de s'annuler (ibid.,p. 413), mais au contraire de faire voir ou imaginer la possibilite d'une pra­tique politique qui repose sur la separation des modalites de la violence, I'obs­tacle a leur conversion mutuelle.

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De l'extreme violence au probleme de la civilite

En verite un tel efIet aboutit finalement a ceci que la differencia­tion caracteristique du rationalisme occidental entre les spheres de lascience, de la morale et de 1'art entraine non seulement une autonomi­sation de secteurs professionnels specialises, mais leur dissociation parrapport a toute culture traditionnelle et a toute pratique enracineedans la vie quotidienne. Cette dissociation n'a cesse d'etre eprou­vee comme un probleme. Les tentatives pour depasser et conserver la« philosophie »et l'art se sont heurtees a des structures qui soumettentla conscience quotidienne aux etalons d'une culture unidimension­nelle d'experts tout en la coupant des sources de cette culture. Laconscience quotidienne se voit donc renvoyee a des traditions dontles titres de legitimite sont deja annules, mais elle reste desesperementdivisee larsqu'elle tente de se soustraire a l'empire de la tradition. Cequi vient aujourd'hui relayer la« fausse conscience» c'est la consciencefragmentee, qui previent 1'avenement des Lumietes a travers Ie meca­nisme de la reification. Alars se trouvent realisees les conditions d'unecolonisation du monde de fa vie: les imperatifs de l'autonomisation dessystemes partiels, des qu'ils sont ainsi depouilles de leur voile ideolo­gique, font effraction de l'exterieur dans Ie monde de la vie, tout commedes colonisateurs envahissent une societe lignagere et lui imposent uneassimilation forcee. Mais les perspectives eclatees offertes par la culturedomestique ne convergent pas dans un point de vue unique qui per­mettrait de percer a jour Ie jeu des metropoles et du marche mondialdepuis la peripherie. La thearie de la reification dans Ie capitalismetardif, ainsi reformulee conceptuellement en termes de systeme et demonde de la vie, demande donc a etre completee par une analyse de lamodernite culturelle qui remplace la vieille thearie de la «consciencede classe ». Au lieu de servir a une critique de 1'ideologie, il faudraitqu'elle rende compte de la pauperisation culturelle et de la fragmenta­tion de la conscience quotidienne. Au lieu de courir en vain derriere lestraces evanouies de la conscience revolutionnaire, il faudrait qu'elleanalyse les conditions de possibilite d'une nouvelle articulation de laculture rationnelle avec une sphere de la communication quotidiennefaisant signe vers la transmission des valeurs de la vie 1.

II s'agit donc d'une mutation de l'experience du monde, plusprofonde que la conscience dle-meme. Sous Ie nom de « coloni-

1. J. Habermas, Theorie des Kommunikativen Handelns, op. cit., vol. II, p. 521­522 (je traduis).

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Annexes

sation interieure », je propose pour rna part de considerer unphenomene de second degre qui surgit lorsque la rationalisationutilitariste de 1'activite des individus a deja tendanciellement prisplace, de sorte que route existence individuelle et collective estirreversiblement prise dans l'espace du marche, mais aussi lorsqueles ftrmes de socialisation propres ala societe capitaliste classique(qu'il s'agisse de nouvelles traditions « inventees » par les classesouvrieres a partir d'experiences de resistance et de lune, ou demodes d'education et de consommation imposees par la bour­geoisie dominante a l'ensemble des classes « subalternes ») com­mencent a se decomposer sous l'effet d'une nouvelle « grandetransformation» qui prend pour cible la culture proletarien­ne elle-meme 1. II s'agit donc vraiment, en ce sens, de « capita­lisme tardif », tel que Ie dessinent les effets de la mondialisationdite « neo-liberale ». Tel me parait etre, en particulier, Ie sens desanalyses proposees par Robert Castel apropos du passage de la« condition salariale » au precariat generalise, et des effets d'« in­dividualisme negatif» ou de « desaffiliation» dont il s'accom­pagne 2. Et c'est en ce sens que j'avais decrit naguere la conditionparadoxale d'individus surnumeraires « interieurement exclus »d'un marche universel qui, comme tel, ne comporte pas apropre­ment parler d'exterieur 3.

I. Cl Eric Hobsbawm, Terence Ranger (eds.), The Invention o/Tradition,Cambridge University Press, 1992; Karl Polanyi, La Grande Transftrmation.Aux origines politiques et economiques de notre temps, op. cit.

2. R. Castel, Les Metamorphoses de la question sociale, op. cit.3. E. Balibar, « Exclusion au lutte des classes? ", Les Frontieres de la demo­

cratie, op. cit., p. 191.

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Deuxieme partie

Exceptions, guerres et revolutions

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1. Guerre et politique :

variations clausewitziennes 1

Lorsque nous avons discute du sujet de la conference que vousm'avez fait 1'honneur de me demander, il avait ete question - ac­tualite oblige - des rapports du materialisme historique avec laquestion de la guerre, des difficultes qu'ils comportent et dessecours intellectuels qu'ils apportent, ainsi que de la fayon donton peut les articuler a un concept specifiquement marxiste dupolitique. J'ai decide de deplacer cette formulation, et meme de larenverser. Au lieu d'examiner l'attitude de certains continuateursde Marx envers 1'heritage de Clausewitz, dont on sait (ou l'ondevrait savoir) qu'il a joue un role decisif en certains points de latrajectoire du marxisme, je voudrais concentrer 1'attention surClausewitz lui-meme, et proposer quelques « variations sur untheme de Clausewitz ». Certaines seront, bien entendu, de tona­lite marxiste. Bien loin, en effet, de vouloir priver Ie marxisme deson importance historique, je veux la faire ressortir en incluant sadiscussion dans un ensemble de questions dont 1'actualite est evi­dente, mais qui exigent de prendre en consideration une sequencehistorique plus large - plus ancienne et plus recente ala fois.

11 semble aujourd'hui acquis que nous sommes entres dans uneere « post-clausewitzienne », au double sens de cette expression.

1. Nouvelle version, adaptee en fran<,:ais et augmentee, de « Politics as war,war as Politics ", conference al'Alice Berline Kaplan Center for the Humani­ties, Northwestern University, Evanston, 8 mai 2006.

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Exceptions, guerres et revoLutions

Cela semble resulter du debat qui porte sur Ie caractere « clau­sewitzien » ou « non-clausewitzien » des guerres contemporaines,qui n'est nullement confine aux cercles specialises des etudespolemologiques. 11 a pris son essor il y a environ vingt-cinqans, lorsqu'a l'obsession pour les capacites de destruction mutuelledes grandes puissances nucleaires, caracteristique de la guerrefro ide et de son « equilibre de la terreur », a succede I'inten~t desexperts militaires et des politologues pour les « low intensity con­flicts ii, principalement situes dans Ie Tiers-Monde. Ces conflitsfurent decrits comme « dissymetriques », dans la mesure OU ilscomportaient immediatement ou a terme des interventions deforces a l'armement sophistique contre des adversaires conduisantdes guerres de guerilla (<< Nord» contre « Sud »). 11 semble queMartin van Creveld en Israel et Samuel Huntington aux Etats­Unis aient ete parmi les premiers a mettre en circulation a cepropos l'idee de « guerre non-clausewitzienne » dans un envi­ronnement politique post-national I . Vinrent alors les guerres« civiles» de l'ex-Yougoslavie avec leurs operations de « purificationethnique », et leurs equivalents dans d'autres parties du monde, quiconduisirent Mary Kaldor et d'autres a lancer I'idee des « nouvellesguerres» (opposees aux «anciennes »), dont les «sujets» histo­riques ne sont pas des Etats-nations avec leurs armees regulieres,ce qui renfon;:a I'idee que Ie modele contenu dans Ie celebreouvrage posthume de Clausewitz, YOm Kriege (1832), memeetendu et adapte en fonction de nouvelles circonstances, de nou­veaux interets strategiques et de nouvelles techniques de combat(<< mise a jour» qui avait ete la preoccupation constante des theo­riciens de la guerre apres lui), avait desormais perdu sa valeurexplicative 2. 11 fallait trouver d'autres concepts, d'autres scenariospour decrire les interferences de la guerre et de la politique, mais

1. Robert J. Art, Samuel P. Huntington, Vincent Davis (eds), ReorganizingAmerica's Deftnse: Leadership in iVcIr and Peace, Dulles, Potomac Books, 1985;Martin van Creveld, La Transftrmation de La guerre [1991 J, tr. fro ]. Bodin,Paris, Le Rocher, 1998.

2. Mary Kaldor, New and OLd iVcIrs. Organized VioLence in a GLobaL Era,Palo Alto, Stanford University Press, 1999; Herfried Milnkler, Die NeuenKriege, Hambourg, Rohwolt Verlag, 2002.

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Guerre et politique : variations clausewitziennes

aussi de la religion, de la race et de l'economie. De meme qu'a uncertain moment, apres avoir rendu de longs et glorieux services, lageometrie euclidienne avait dli ceder la place a la geometrie non­euclidienne pour rendre compte de la materialite du monde phy­sique, de meme une science de la guerre fondee sur les principesclausewitziens devait finalement ceder la place a un point de vue« non clausewitzien » dans l'explication du monde historique,et au nouveau genre de « calcul strategique » qu'il autorisait I.

D'autres analystes ne renoncerent pas pour autant a faire usage deconcepts et de scenarios clausewitziens, de fayon descriptive aussibien que normative. Je pense en particulier au livre d'Alain Joxe,L'Empire du chaos, et a la fayon dont, pour les besoins d'une actua­lisation, il replace Clausewitz dans une longue serie de theorisa­tions de la guerre comme phenomene social et politique, correlatifdu developpement de la souverainete etatique, qui n'inclut passeulement Thucydide, Machiavel et Schmitt, mais aussi Hobbes,Marx et Weber 2.

Mais voici que la situation s'est a nouveau transformee, essen­tiellement sous 1'effet du declenchement par les Etats-Vnis deleur nouvelle guerre au Moyen-Orient, et de l'evolution qu'elle aconnue au cours des trois premieres annees. La succession d'uneattaque victorieuse et d'une bataille defensive de plus en plus dif­ficile, hantee par la possibilite et meme, sans dome, Ie caractereinevitable d'une retraite, a ressuscite Ie souvenir de la guerre duVietnam, et surtout ravive la discussion classique sur 1'interfe­renee des facteurs politiques et des operations militaires, redon-

1. Gaston Bachelard, La Philosophie du non. Essai d'une philosophie dunouvel esprit scientif£que [1940], Paris, PUF, 1988. Le grand travail de RaymondAron, auquel je vais revenir (Penser La Guerre, Ctausewitz, 1. L'age europeen;[[ Lage planr!taire, Paris, Gallimard, 1976), reieve pour une part de cette episte­mologie. Le seul travail d'ampleur comparable, partant d'une confrontationentre les conceptions « anciennes» et les conceptions « nouvelles » de la guerre,dont Ie pivot est forme par l'etude de Clausewitz et des lectures de son ceuvre auxXIX' et xx' siecles (en particulier par Engels et Schmitt), est a rna connaissancecelui de Herfried Miinkler, Uber den Krieg. Stationen der Kriegsgeschichte imSpiegel ihrer theoretischen Reflexion, Weilerswist, Velbriick Wissenschatt, 2002.

2. A. Joxe, L'Empire du chaos. Les Republiques fice aLa domination ameri­caine dans l'apres-guerre ftoide, Paris, La Decouverte, 2002.

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Exceptions, guerres et revolutions

nant sa pertinence a la these clausewitzienne selon laquelle lesarmees d'invasion perdent progressivement leur superiorite aucours du temps, parce que - routes conditions geographiques ouculturelles etant egales par ailleurs - la strategie defensive l'em­porte necessairement sur la strategie offensive a long terme 1.

Ne nous cachons pas cependant qu'une difficulte reside danscette comparaison entre Ie « pur » scenario clausewitzien et les con­ditions de la guerre americaine actuelle. Chacun sait que, pourClausewitz, idealement au moins, Ie « sujet » de la resistance strate­gique qui finit par l'emporter s'identifie a une unite ou articulationpolitico-militaire caracteristique, essentiellement moderne, qui estcelIe de l'armee, du peuple et de I'Etat. Si elle n'est pas donnee audepart, il faut qu'elle se constitue dans Ie courant de la guerre elle­meme. La resistance des Vietnamiens a la guerre americaine dansles annees 1960 et 1970 illustrait parfaitement cette conception,mais il n'en va pas de meme dans Ie cas de la guerre d'Irak. Dumoins est-ce loin d'etre evident. Seuls quelques ideologues qui vontrepetant abstraitement des mots d'ordre comme « resistance popu­laire »ou « djihad anti-imperialiste »semblent pouvoir identifier defa<;:on simple ce qui en realite est en question, a savoir l'existenced'un Etat ou meme d'un peuple « irakien » unifie qui formerait,comme tel, Ie « sujet » des operations de guerilla anti-americaines.Sans doute y aurait-il une autre fa<;:on de reactiver des modelesquasi-clausewitziens dans la conjoncture actuelle: ce serait de lavoir comme Ie site d'un « duel» a l'echelle mondiale, opposantdeux adversaires qui recherchent l'un et l'autre l'aneantissement deleur ennemi. C'est ce que Ie gouvernement arnericain [Bush] appelle« \%r on Terror» et qui trouve son double mimetique dans lesappels ala « guerre sainte» des porte-parole de l'islamisme radical 2.

1. « Lofficier nous dit : nous n'avons pas perdu un seul combat tactique surIe terrain en Irak, notant au passage que ce que definit une mission tactique estun ensemble de mouvements diriges contre une meme cible ennemie. Toutesles erreurs ont ete commises aux niveaux strategiques et politique [... j. » (ThornShanker et Eric Schmitt, « Young Officers Join the Debate Over Rumsftld», TheNew York Times, 23 avril 2006; je traduis.)

2. Cf E. Balibar, « La pretention de souverainete universelle des Etats-Unis »,

L'Europe, l'Amerique, fa guerre. Rt!flexions sur fa mediation europeenne, Paris, La

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Guerre et politique : variations clausewitziennes

On pense ici, en effet, malgre la dissymetrie flagrante des deuxennemis, ala notion clausewitzienne de la « montee aux extremes »,caracteristique de la « guerre absolue » 1. Mais les difficultes ne sontpas moindres que tout a1'heure avec la « superiorite de la defen­sive ». Lanalogie achoppe sur ceci que, pour Clausewitz, le mobilede la montee aux extremes est la volonte qui habite chacun desennemis en presence d'atteindre un certain objectif politique« vital» en acceptant de courir pour cela un risque eleve, ala limiteun risque de destruction. 11 s'agit donc d'un pari rationnel, quicomporte un principe interne de mesure ou d'auto-limitation. Dupoint de vue de Clausewitz, 1'idee d'une guerre pour la guerre, OU1'auto-annihilation serait comme telle incluse, ou d'une guerre illi­mitee dans le temps et dans l'espace, dirigee contre un ennemi in­determine simplement caracterise comme « le mal », est denuee desens. Et meme si on pouvait la concevoir, on ne pourrait plus l'ap­peler une « guerre », il faudrait trouver un autre nom qui ne soitplus politique mais theologique, mythique ou eschatologique.

Ces considerations, pour abstraites qu'elles soient encore, nousdonnent une idee des raisons qui font que, cent cinquante ansapres la publication posthume du manuscrit de vom Kriege par laveuve de l'auteur, Marie von Clausewitz, les reflexions portant surle rapport de constitution mutuelle entre guerre et politique, sepresentent plus que jamais comme des reflexions post-clausewit­ziennes, bien qu'en un sens necessairement plus critique, qui passeaussi par la necessite de desarticuler l'axiomatique clausewit­zienne, en examinant chacune des propositions et des definitionsqui la constituent, de fa<;:on a pouvoir discuter aussi les conse­quences d'un renversement de tout ou partie d'entre elles en leurscontraires. Mais ceci illustre tout aussi bien ce que, prenantmodele sur les lectures de Machiavel proposees par Claude Lefortet asa suite par Althusser, j'appellerai le « travail de l'cruvre », oula « perlaboration » sans fin du texte de Clausewitz au sein de la

Decouverte, 2003, p. 134 sq. Comparer Pierre Hassner, « Etats-Unis : l'empirede la force au la force de I'empire? '" La Terreur et l'Empire. La violence et lapaix, II, Paris, Le Seuil, 2003, p. 160 sq.

1. Cf Carl von Clausewitz, De la guerre [1832], tr. fro D. Naville, Paris,Minuit, 1955, p. 52-53, p. 671 sq.

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theorie politique contemporaine I. Comme pour Machiavel, cetravail ne va pas sans une constante surprise que la relecture deClausewitz induit chez les philosophes : ils ne reconnaissent paschez lui leur propre definition du politique, et pourtant ils nepeuvent nier qu'il ne touche au ccrur de ce qui rend Ie politiquepensable, ce qui ne veut pas dire pour autant integralement ration­ne!. C'est sur Ie fond d'une telle conviction (a laquelle il faudraitpouvoir ajouter des lectures de textes beaucoup plus longues etdetaillees que je n'aurai Ie temps de Ie faire ici) que je vais mainte­nant revenir a ce que je viens d'appeler l'axiomatique clausewit­zienne et aux possibilites de variation interne qu'elle comporte 2.

]e subdiviserai mon expose en deux parties de longueur ine­gale. La premiere sera consacree ala reconstruction (partielle) dela conception que se fait Clausewitz de l'articulation entre guerreet politique, tandis que la seconde abordera les prolongements etles renversements de la theorie de Clausewitz qui figurent explici­tement ou non dans la tradition marxiste aux prises avec 1'ideed'un « sujet » engage dans la guerre mais concurrent du sujet na­tional, qui serait la « classe ». D'OU, pour finir, quelques reflexionssur Ie concept meme de « sujet collectif» (ou de sujet historique)a l'cruvre dans cette tradition d'articulation de la guerre et de lapolitique en vue de penser leur unite intrinseque.

Louvrage de Clausewitz, on Ie sait, demeure en suspens, nonseulement au point de vue de son ecriture, mais au point de vuede sa doctrine. Quelque part entre Ie genre des Pensees de Pascal et

1. Claude Lefort, Ie Travail de l'a:uvre Machiavel, Paris, Gallimard, 1972;L. Althusser, Machiavel et nous, op. cit.

2. Cette tentative n'aurait pas ete possible sans les ouvrages de RaymondAwn et de Herfried Miinkler cites plus haut, mais surtout celui d'EmmanuelTerray, Clausewitz, Paris, Fayard, 1999, dont on verra que j'adopte plusieursdes positions dans Ie « conflit des interpretations ». Elle est sous-tendue egale­ment par de nombreuses reminiscences du livre d'Andre Glucksmann, Ie Dis­cours de fa guerre (Paris, CHerne, 1967), que je n'avais plus arna disposition aumoment de la redaction de cette conference. C'est Glucksmann qui, Ie pre­mier, se fonde sur la methode de l'isolement des « axiomes » de la theorie clau­sewitzienne (pour lui, ils se ramenent adeux: 1) « l'ascension aux extremes»;2) la « dissymetrie de l'offensive et de la defensive») (ibid., p. 38-43).

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celui des Cahiers de la prison de Gramsci, il n'a pu etre publiequ'assorti de notes posthumes dans lesquelles, a 1'intention d'edi­teurs eventuels, Ie general prussien declarait son intention de pro­ceder a un remaniement du plan et a une transformation desconclusions, pour tenir compte de 1'idee nouvelle relative aux diE­ferents types de guerre qui lui etait apparue en cours d'ecriture 1.

Rien d'etonnant, dans ces conditions, a ce que les commentairesaient prolifere, parfois en directions opposees, toujours en fonc­tion des questions inedites suscitees par de nouvelles circonstanceshistoriques dont on cherchait la cle dans les formules enigmati­ques du penseur qui, nouveau Thucydide, avait eu l'ambitiond'ecrire pour la suite des ages sur Ie sujet Ie plus mobile qui soit.La methode que j'adopte ici se fonde sur 1'idee qu'il faut privile­gier les propositions dont 1'interpretation et l'utilisation n'ontcesse de tirer les commentateurs en sens opposes. J' en retiensquatre dont je propose de faire la base de « 1'axiomatique » clau­sewitzienne, en ce sens que l'auteur de vom Kriege n'a cesse dechercher a contr6ler lui-meme l'exces des consequences possiblesqu'elles comportent, soit qu'on les prenne separement, soit qu'onles combine en un « systeme ». Il me semble, en effet, que c'estd'une remise en question de ces propositions, ou de leur effetcombine, que procede la thematique generale du moment « post­clausewitzien ».

Les deux theses issues de Clausewitz qui - aujourd'hui dumoins - alimentent la discussion tres au-dela du cercle des expertsen strategie et des polemologues sont 1) celIe qui definit la guerrecomme (simple) « continuation (Fortsetzung) de la politique pard'autres moyens » et 2) celIe qui pose la superiorite « strate­gique » de la defensive sur l'attaque ou l'offensive (mais que faut-ilentendre par « strategie » ? ce point fait lui-meme partie du pro­bleme). Il faut les completer par deux autres pour arriver a 1'ideed'une axiomatique et identifier les points d'heresie qu'elle com­porte: 3) celIe qui concerne la difference entre « guerre abso­lue » et « guerre limitee », et 4) celIe qui affirme qu'en derniereinstance les facteurs « moraux » doivent l'emporter sur les autres

1. C. von Clausewitz, De fa guerre, op. cit., p. 41-45.

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pour determiner 1'issue historique des guerres. Examinons-lesdans l'ordre.

La these de la continuation de la politique est enoncee adeuxreprises, aux deux extremites du « livre» dans sa reconstitutionposthume, et en des termes assez differents qui semblent corres­pondre aune rectification des vues de l'aureur. Une premiere foisau Livre I, chapitre I, § 24 : « La guerre est une pure et simplecontinuation (eine blosse Fortsetzung) de la politique par d'autresmoyens 1. » Une deuxieme fois au Livre VIII, chapitre VI, B : « Laguerre n'est rien d'autre que la continuation des relations poli­tiques, avec adjonction d'autres moyens (der Krieg ist nichts alseine Fortsetzung des politischen Verkehrs mit Einmischung andererMittelJ2. » D'un cote l'accent est mis sur l'idee que la guerre est,

1. C. von Clausewitz, De fa guerre, op. cit., p.67. Il s'agit du titre de ceparagraphe, dont Ie developpement commence ainsi : « Nous voyons donc quela guerre n'est pas seulement un acte politique (ein politischer Akt), mais unveritable instrument politique (ein wahres politisches Instrument), une pour­suite des relations politiques, une realisation de celles-ci par d'autres moyens.Ce qui reste toujours particulier a la guerre releve purement du caractere par­ticulier des moyens qu'elle met en oeuvre. [oo.J aussi puissamment qu'ellereagisse en certains cas sur les intentions politiques, cela doit toujours etreconsidere seulement comme une modification de celles-ci; car l'intention poli­tique est la fin, tandis que la guerre est Ie moyen, et 1'on ne peut concevoir Iemoyen independamment de la fin. »

2. Ibid., p. 703. Restituons egalement Ie contexte: « On sait evidemmentque seuls les rapports politiques entre gouvernements et nations engendrent laguerre (daj der Krieg nur durch den politischen Verkehr der Regierungen und derVolker hervorgerufen wird); mais on se figure generalement que ces rapportscessent avec la guerre et qu'une situation toute differente, soumise ases propreslois et aelles seules, s'etablit alors. Nous affirmons au contraire : la guerre n'estrien d'autre que la continuation des relations politiques, avec l'appoint d'autresmoyens. Nous disons que d'autres moyens s'y ajoutent, pour affirmer du memecoup que la guerre ne fait pas elle-meme cesser ces relations politiques, qu'ellene les transforme pas en quelque chose de tout afait different, mais que celles­ci continuent a exister dans leur essence [... J. Peut-on concevoir les chosesautrement? (Und wie ware es anders denkbar?) Les relations politiques entrenations et gouvernements ont-elles jamais cesse avec les notes diplomatiques?La guerre n'est-elle pas simplement une autre maniere d'ecrire et de parler pourexprimer leur pensee? Il est vrai qu'elle a sa propre grammaire, mais non sapropre logique (Er hat freilich seine eigene Grammatik, aber nicht seine eigeneLogik.) On ne peut donc jamais separer la guerre des relations politiques, et si

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dans les faits, une maniere de « continuer» a poursuivre certainsobjectifs politiques, de les atteindre « par d'autres moyens », ou atravers « 1'introduction de moyens nouveaux », qui sont ceux dela violence et meme de l'extreme violence [(~elle (irreductible a lasimple menace d'utilisation de la force). Lidee sous-jacente sembleetre que les moyens usuels de la politique - ses moyens « nor­maux » - sont « non-violents » (excluent la violence, ou se main­tiennent en de<;:a de son seuil). Cependant, lorsqu'ils deviennentinsuffisants dans certaines circonstances, la politique deviendraitelle-meme impossible ou trouverait sa limite si elle n'avait la possi­bilite de recourir a « d'autres moyens » excedant la norme (ceux dela violence). La politique elargit ainsi ses possibilites et ses pouvoirs,elle se hisse a la hauteur de ses objectifs, mais au risque d'entrer surun terrain dangereux ou de franchir une frontiere au-dela de laquellenon seulement Ie « sujet politique » est menace dans son existence,mais la nature politique de l'action, ou sa « logique » proprementpolitique, pourrait se trouver renversee. Dans ce meme contexte,Clausewitz est alors amene a soutenir que 1'usage de moyens vio­lents - les moyens de la guerre, et les moyens de ces moyens : 1'ins­titution militaire, Ie developpement du patriotisme, etc. - rtagissentsur fa politique qui les emploie, et donc modifient la nature de la poli­tique. La politique ne saurait mettre en cruvre les moyens violentsde la guerre sans que 1'usage de ces moyens ne la transforme elle­meme radicalement, au point peut-etre de la denaturer. Le pro­bleme de 1'articulation entre la politique et la guerre se pose doncimmediatement en termes dialectiques, il renvoie a 1'analyse d'unprocessus dans lequel1'identite des termes initiaux est en jeu 1.

Mais l'autre formulation conduit dans une autre direction.Laccent y est mis sur 1'idee que la guerre « n'est rien d'autre» quela continuation de la politique par d'autres moyens, ajoutes auxprecedents (ou aux moyens premiers, elementaires). 11 ne s'agitdonc pas d'une transgression des limites de normalite de la

cela se produisait en un point quelconque de notre expose, tous les fils de cesrelations seraient en quelque sone rompus et nous aurions affaire aune choseprivee de sens et d'intention (und es entsteht ein sinn- und zweckloses Ding). »

1. Cf Eric Wei!, « Guerre et politique selon Clausewitz '" dans Essais etconferences, t. II, Paris, PIon, 1971, p. 218 sq.

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politique, tout au plus du surgissement d'une autre possibilite a1'interieur de ces limites, d'une substitution de certains « instru­ments politiques » ad' autres en fonction des forces et des interetsqui sont en jeu (le terme d'instrument, on l'a vu, est explicite­ment chez Clausewitz). Qui jugera de l'opportunite de ces substi­tutions, ou de la necessite d'utiliser certains instruments plutotque d' autres? C'est Ie sujet politique, caracterise par sa capacite(que nous pouvons bien dire souveraine) d'utiliser alternativementdeux genres de moyens, violents et non-violents, donc de ne pas selimiter a l'usage de moyens non-violents. Dne telle formulationemporte evidemment une certaine representation de la rationalitede la politique, particulierement illustree par la fa<;:on dont dIechoisit entre violence et non-violence et sait recourir ala violencepour atteindre certains de ses objectifs ou maitriser certainessituations. Mais derechef cette representation se presente commeune idee dialectique, impliquant une tension latente et un risqueimmanent. Sdon qu'on la lira comme une description ou commeune prescription, on y verra soit l'affirmation que la politiquepeutuser des moyens violents de la guerre (et en use effectivement) sanschanger de nature (sans sortir de ses propres limites), soit l' avertis­sement que les moyens violents de la guerre restent des moyens« politiques » ala condition que leurs consequences n'echappentpas au controle de la rationalite politique, ne se rendent pas mai­tres de ce qui doit les maitriser. En d'autres termes, aconditionque la « logique » de la guerre ne s'autonomise pas par rapport acelIe de la politique. Mais que veut dire exactement une « logiqueautonome » dans ce cas? Ce que Clausewitz semble penser, c'estqu'en realite il y a deux possibilites et deux seulement, opposeesentre dIes: ou bien la guerre est l'instrument de la politique, ou bienc'est la politique qui est reduite a l'hat d'instrument de la guerre.Mais comme la seconde possibilite est totalement indesirable, eten fait auto-destruct rice (ou subvertit la rationalite), il faut quela premiere l'emporte inconditionnellement 1. C'est pourquoi

I. « Subordonner la politique aux "necessites" de la guerre tient de lafolie ... » (E. Weil, « Guerre et politique selon Clausewitz ", dans Essais et conft­rences, t. II, op. cit., p. 231).

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Clausewitz ecrit qu'il y a une « logique » de la politique, maisseulement une « grammaire » de la guerre, la seconde etant neces­sairement subordonnee a la premiere.

On se doute qu'il y a la une difficulte philosophique. II seraitleger de croire que nous puissions la resoudre aujourd'hui plusaisement que ce ne fut Ie cas pour Clausewitz, que nous voyonsrejete d'une formulation a l'autre en tentant de la cerner. Tout sepasse en effet comme s'il lui fallait considerer Ie rapport de laguerre ala politique deux fois de suite, seIon deux angles opposes.La guerre ne saurait etre Le tout de La poLitique (puisque la politiquecomporte d'autres procedures que la guerre, qui ne lui sont pasmoins necessaires). Mais eIle affecte l'essence de La poLitique querevelent et, en pratique, determinent les modalites de son recoursa la guerre, ainsi que les consequences sur la pratique et les insti­tutions de la politique qui resultent de son usage des moyens vio­lents de la guerre. Ce que, non sans difficultes, Clausewitz voudraiteviter, c'est d'avoir a poser que Ie recours a la guerre forme l'es­sence meme de la politique, que Ie « concept du politique » sedefinit par I'usage des moyens violents de la guerre et par sesimplications logiques et existentielles (en particulier la necessitede designer un ou plusieurs « ennemis »). A quelles conditionsceci ne conduira-t-il pas au renversement de la proposition ini­tiale, c'est-a-dire a la conception de la politique comme une conti­nuation ou une consequence de la guerre? Voila pourquoi touttourne autour de la question de savoir quels effets en retour sur lapolitique elle-meme resultent du fait que la guerre devient son« instrument ».

II serait tentant de lire d'abord dans la formule de Clausewitzune reformulation moderne du vieil adage cedant arma togae,caracteristique du « droit politique » de la Rome antique (jusqu'ala fin de la Republique), qui traduit l'obligation faite aux institu­tions et operations militaires d'obeir aux decisions du magistratcivil!. Mais cette formule a une fonction normative, eIle ne peutrendre compte du probleme qui obsede litteralement Clausewitz,a savoir Ie fait que I'usage de la guerre comme moyen de la

1. Ciceron, De Officiis, T, 22.

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politique, meme s'il ne la metamorphose pas en quelque chosed'autre qu'elle-meme, en fait neanmoins quelque chose de nou­veau, produisant (ou devoilant) au sein de la politique une formenouvelle qui est Ie lieu des questions les plus nevralgiques, OUsa possibilite meme est en jeu et en suspenso Ramener la guerreen permanence dans Ie champ de la politique - sous l'autoritedu politique - c' est affirmer qu'elle est rationnelle et peut Iedemeurer: l'expression de cette rationalite etant la relationd'adequation entre les moyens et les fins dont l'enchainementforme une teleologie « pratique ». Cette rationalite est supposeevenir de la politique elle-meme, c' est pourquoi c'est elle quidonne sa mesure a la guerre, et non l'inverse. Cette proposi­tion est d'autant plus remarquable que Clausewitz insiste sur latendance de la guerre a « monter aux extremes '» de la violence.Mais meme si dIe les atteignait (ou lorsqu'elle les atteint), ce quiveut dire qu'elle implique la possibilite d' aneantissement de ses« agents» (les forces armees des Etats), cela ne signifie pas qu'ellese transforme en « pure violence ». C'est a ce niveau qu'inter­vient la distinction entre strategie et tactique. Les extremites de laviolence sont atteintes au niveau de la tactique, que Clausewitzidentifie avec la conduite du combat (Geftcht) ou des operationsdu champ de bataille : les hommes y tuent et meurent, indivi­duellement et en masse, en tant que « soldats » 1. Mais Ie combatet la tactique alaquelle il donne lieu ne sont pas des fins en soi,en tant que moments de la guerre ils sont subordonnes a desobjectifs « strategiques », eux-memes ordonnes a des fins poli­tiques. Double subordination, double relativisation. Nous com­prenons, cependant, pourquoi la definition et la fonction de lastrategie constituent aux yeux de Clausewitz la question la plus

1. C'est I'objet du Livre IV de De fa guerre. Le terme « Geftcht» est traduiten fran<;:ais par « engagement ». Notons qu'en allemand, « Geftchtslehre» estI'un des equivalents de « Taktik », plut6t employe par Clausewitz. « eengage­ment est l'activite de guerre proprement dite, tout Ie reste ne fait qu'y contri­buer» (op. cit., p. 242). « La destruction des forces armees de I'ennemi est Ieprincipe supreme de la guerre, et la voie royale vers Ie but (Hauptweg zum Ziel).Cette destruction des forces armees s'effectue principalement par I'engage­ment. » (Ibid., p. 279.)

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Guerre et politique : variations clausewitziennes

importante et sans doute la plus difficile, voire celle qui, au boutdu compte, lui echappe. C'est a la strategie que revient la tached'articuler historiquement et conceptuellement dans une memeanalyse l'extreme violence de la guerre (1' absolu de ses moyens)et sa rationalite politique (l'absolu de ses fins). En termes anthro­pologiques nous dirons que la violence articulee a la politiquesous Ie nom de « guerre » ne demeure pas indeterminee (Clau­sewitz ne dit d' ailleurs jamais que la « violence» comme telleserait la continuation de la politique), mais constitue une vio­lence institutionnelle, ou une forme instituee de la violence, quidoit demeurer telle. Le probleme de Clausewitz est donc Ie sui­vant : comment la violence peut-elle a la fois, dans la guerre,atteindre l'extreme et rester encadree par 1'institution, toujoursdans ses limites? Qu'arriverait-il si cette veritable unite decontraires s' averait intenable ou irrealisable?

Deja cette question nous permet d'entrevoir comment vont sepresenter les variations post-clausewitziennes (dont chacune, bienentendu, a pour point de depart une circonstance historiquedonnee et les problemes pratiques qu'elle pose) : elles maintien­nent formellement la these selon laquelle la guerre est la continua­tion de la politique par d'autres moyens (les moyens de l'extremeviolence, hypothetiquement assujettis a la rationalite politique,ou a sa propre « teleologie »). Mais elles donnent un contenunouveau, ou bien a la notion du politique, ou a la definition de cequi constitue une « guerre », ou aux deux a la fois. Et, reciproque­ment, c'est seulement au moyen de nouvelles interpretations destermes de « politique », de « guerre » et de « violence» qu'ellespeuvent conserver sa fonction a 1'idee de « continuation ». Dumeme coup elles exhibent - pour nous - la circularite qui est inhe­rente a l'idee clausewitzienne, en meme temps que sa productiviteau-dela du sens et des conditions que lui avait conferes Clausewitz.Mon hypothese est cependant que tout ceci n'a lieu que dans lamesure ou nous commenyons a associer ce premier axiome a ceuxqui Ie suivent.

De toutes les propositions qu'on trouve dans YOm Kriege, 1'unedes plus connues et des plus discutees est probablement celle quiaffirme la « superiorite strategique » de la defensive sur l'offensive.

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Exceptions, guerres et revolutions

De nouveau nous avons affaire a plusieurs formulations succes­sives, se reprenant et se corrigeant tout au long du livre. Lesdeveloppements les plus detailles sont aux Livres VI et VII,respectivement consacres a « la defense» et a « l'attaque », et quise completent 1. Ii importe essentiellement a Clausewitz de mar­quer ici que la superiorite de la defense ne vaut ni au niveau dela tactique (en dessous de la strategie) ni au niveau de la politique(au-dessus de la strategie). Elle caracterise donc l'autonomie rela­tive de la notion de strategie, au point qu'on pourrait la renverserde la fa<;on suivante : toute la theorie de la strategie n'a d'autreobjet que d'etablir la these de la superiorite de la defensive et d'endiscuter la validite en fonction des conditions et de la transforma­tion des circonstances. A nouveau, par consequent, nous avonsaffaire a un cercle. Ii est hors de question de poser en general quela defensive est tactiquement superieure a l'offensive, au contraire :Clausewitz considere 1'offensive tactique comme un momentdecisif de toute strategie de defense, puisqu'elle exploite un dese­quilibre momentane et localise dans Ie rapport des forces pourinfliger une defaite a l'ennemi, et au bout du compte detruire sacapacite de se mouvoir et de prendre 1'initiative, donc de faire laguerre, qui etait maximale au moment du declenchement desoperations. C'est Mao Zedong qui, de tous les continuateurs deClausewitz, donnera la plus grande portee a cette idee dans satheorie de la guerre de partisans, mais elle est bien la des Ie debut.Inversement, il n'est pas question non plus de theoriser quelquechose comme une « politique defensive» ou une « politique dedefense» qui serait en tant que telle superieure : qu'il s'agisse dedefense du territoire national, ou de 1'independance nationale,etc. 2. C'est probablement Ie point Ie plus delicat. Si Clausewitzs'etait rallie a une telle idee, il aurait en somme elabore une ver­sion « realiste » de la thiorie de fa guerre juste, ou plus exactementde l'un de ses aspects: celui qui concerne Ie jus ad bellum, dont la

1. Voir en particulier De la guerre, op. cit., p. 607 sq., p. 663 sq.2. II faut done se separer sur ce paine de ceux qui, tel Eric Weil, croiene

pouvoir eerire : « Une saine politique, d'apres Clausewitz, est defensive dansson essence... » (<< Guerre et politique selon Clausewitz », dans Essais et confi!­rences, t. II, op. cit., p. 236.)

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Guerre et politique : variations clausewitziennes

version moderne est precisement que les seules guerres legitimessont les guerres defensives, celles que des nations sont contraintesde faire pour repondre a une agression exterieure 1. Et il auraitvoulu dire que de telles guerres sont non seulement justes, mais- toutes choses egales par ailleurs, donc au prix de nombreusesexceptions eventuelles - inevitablement victorieuses a longueecheance, alors que les guerres injustes sont inevitablement per­dues, tot ou tard. Telle ne peut etre la pensee de Clausewitz : saconception de la guerre ne fait place ni ala morale ni ala theo­logie, il est en fait un representant typique de ce que Schmitttheorisera plus tard, apres coup, camme la philosophie politiquedu Jus Publicum Europaeum, pour qui tous les Etats-nations ontun droit absolu de recaurir a la guerre dans la poursuite de cequ'ils pen;:oivent camme leurs interets et de leurs buts politiques 2.

Lidee d'une superiorite de la posture defensive ne concerne evi­demment pas les buts politiques (en allemand Zwecke) commetels, mais « seulement» (si l'on peut dire) leur articulation auxobjectifs militaires (Ziele) au moyen desquels ils peuvent etreatteints 3. Cette precision a l'evidence impose une limite intrin­seque (qu'on peut etre tente de dire « materielle» voire « mate­rialiste ») a la rationalite formelle des agencements de la guerreet de la politique. Lagencement est rationnel ou peut etre theo­rise comme l'expression d'une rationalite structurelle ala double

1. Voir l'ouvrage coordonne par Jean Bethke Elshtain, Just war Theory,Oxford, Blackwell, 1992. Et mon article, « Michael Walzer, Carl Schmitt et Iedebat contemporain sur la question de la "guerre juste" ", dans Gilles Bataillon,Gilles Bienvenu, Ambrosio Velasco Gomez (eds.), Las teorias de fa GuerraJustaen elsiglo XVI y sus expresiones contemporaneas, Universidad nacional auto­noma de Mexico, 2008.

2. Voir Ie recueil de textes de Carl Schmitt, La Guerre civile mondiale. Essais(J943-1978), traduit et presente par Celine Jouin, Paris, Ere, 2007. Ce recueilinclut l'article de Schmitt sur Clausewitz de 1967 «< Clausewitz, penseurpolitique ,,).

3. « Lobjectif politique reapparait toujours. " CJ C. von Clausewitz, De laguerre, op. cit., p. 53-59, et les chapitres 4 it 6 du Livre VIII. Voir R. Aron,Penser la guerre, Cfausewitz, t. 1, op. cit., note XVI, p. 405 sq. sur les utilisationsen partie concurrentes de Ziel et de Zweck dans l'allemand du xVIII'siecle.Chez les philosophes de l'idealisme allemand (Kant, Fichte, Hegel), c'est tou­jours Zweck qui connote Ie probleme teleologique de la raison.

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condition que la politique impose ala guerre ses buts ultimes (ceque nous pouvons aussi exprimer dans la forme: les buts ultimesde toute guerre sont politiques, que les acteurs soient conscientsou non de la totalite des determinations de leur politique) et queIe caractere realiste, realisable, des objectifs militaires correspon­dants assigne a la politique sa rationalite. Ce qui, bien entendu,n'est verifiable qu'apres coup, apres que Ie combat reel a tranche,et ne peut faire al'avance que l'objet d'un pari.

Nous nous trouvons donc, finalement, dans une situationetrange. La « strategie », sans aucun doute, est l'objet principal dela reflexion clausewitzienne, et c'est a elle qu'il consacre la plu­part de ses analyses, comparant les situations historiques, illus­trant la notion de « genie militaire » (le genie militaire est Ie geniestrategique), isolant une « grammaire de la guerre» articuleeaux notions de « plan de guerre » et de « coherence strategique »(Zusammenhang) et relative aux conditions spatio-temporelles danslesquelles on peut construire un plan et Ie mettre al'epreuve (d'OUles notions de « campagne », de « theatre de la guerre », etc.) 1.

Mais il y a quelque chose de paradoxal dans ce travail theorique :plus les notions sont precises, concretes, plus 1'autonomie confereealeur objet devient evanescente, plus elle fait apparaitre Ie para­doxe logique qui affecte la notion de strategie. En realite rien n'estmoins assure que l'autonomie du niveau strategique (qui « fonde »la possibilite d'une science ou theorie « rationnelle » de la guerre),il faut toujours anouveau en faire la demonstration sur Ie champde bataille. La possibilite de la guerre « rationnelle » est remise enquestion par toute guerre reelle. Le probleme « strategique », c'estaussi Ie probleme des tensions inherentes a la notion meme deguerre, et peut etre l'indice de son equivocite. Essayons de pre­ciser ce point.

Lunite de la « theorie »et de « l'histoire »se presente ici commeproblematique. Clausewitz insiste volontiers sur Ie fait que touteguerre est un processus singulier 2

• Ii ne saurait y avoir une science

1. C. von Clausewitz, De la guerre, op. cit., p. 306 sq.2. Done, selon la celebre metaphore, « la guerre est un cameJeon». Cf

ibid., p. 69 et p. III sq.

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deductive de la guerre (enon<;:ant des « lois »), mais il peut y avoirune theorie reflexive, au sens propose par Kant dans la Critique dujugement et dans ses opuscules sur la philosophie de I'histoire, quiformule des hypotheses quant aux regularites et aux tendancesobservables dans l'agencement de la guerre et de la politique. Cecinous autorise a caracteriser Ie concept de l' autonomie de la stra­tegie qui reflechit en lui-meme ses conditions, ses limites, ses va­riations historiques, comme un concept regulateur. Un conceptregulateur est en fait une categorie du jugement reflechissant, savalidite n'est pas donnee a priori mais constamment mise al'epreuve t. II exprime aussi un interet, interet de la raison elle­meme autant que du sujet de la reflexion, qui est de decider pourune conjoncture donnee si la « le<;:on » que comporre I'histoirepeut etre etendue au-dela de son experience immediate (c'est­a-dire de l'experience a laquelle Ie sujet lui-meme a pris part, cequi pour Clausewitz voulait dire, tres concretement, l'experiencedes guerres de l'epoque revolutionnaire et imperiale opposantl'Etat fran<;:ais au reste de I'Europe, et dont il avait tire la these dela superiorite de la strategie defensive). L'enjeu n'en est rien demoins que de savoir si la guerre restera « l'instrument de la poli­tique », ou si, au contraire, elle ne risque pas de devenir impossibleen tant que « simple continuation de la politique II, perdant sa fonc­tion logique. Peut-etre est-ce deja Ie cas. On voit bien que cettequestion hante Clausewitz, qu'elle est omnipresente dans l'expo­sition des raisons qu'il fournit a l'appui de la these sur la strate­gie de defense, de meme qu'elle ne cessera de hanter (aujourd'huiplus que jamais) les reflexions post-clausewitziennes sur la guerre.Clausewitz, notons-Ie, presente sa these comme un paradoxe:comment soutenir que la strategie dont Ie resultat est seulementnegatif(la defense, la fin de l'agression) est en tant que telle « supe­rieure » a celIe qui vise positivement Ie succes de l'attaque ou laconquete territoriale? II se demande si ce paradoxe n'est pas Ie

1. La distinction entre « jugements determinants » et « jugements reflechis­sants », donc entre sciences de lois et sciences conjecrurales, est d'abord etabliepar Kant dans la section de la Critique de fa raison pure sur « I'amphibologiedes concepts de la reflexion » (cf CEuvres philosophiques, t. I, Paris, Gallimard,coil. « Bibliotheque de la Pleiade », 1980, p. 994 sq.).

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symptome d'une contradiction latente qui finirait par se mani­fester quand les « moyens» que la guerre met au service de lapolitique sont pousses al'extreme I.

D'oll une seconde remarque. Sans dome devrions-nous trans­former quelque peu les formulations de Clausewitz pour nousliberer de l'apparence d'une comparaison portant sur les meritesrespectifs de deux « strategies» antithetiques, rune qui serait 1'of­fensive et l'autre qui serait la defensive, comme si elles existaientseparement. Bien plus determinante est la question de la trans­formation de l'offensive en defensive, ou du renversement strate­gique, ou de savoir comment identifier Ie « point d'inflexion »au-dela duquel une defense (re)devient une attaque 2

• Car cette ques­tion concentre les problemes relatifs a l'espace-temps de la guerre(done a son « histoire »), et les problemes relatifs a ses acteurs (quisont aussi un aspect determine de son historicite). Clausewitz pre­sente la guerre comme une forme complexe du « duel» qui sedeploie dans Ie temps, transformant progressivement Ie rapport desforces entre ses acteurs, qui sont eux-memes des personnages col­leetifs complexes, articulant des gouvernements et des peuples,des alliances et des renversements d'alliances, des facteurs humainset institutionnels dont l'agencement a pour expression typiquel'armee. Generalement parlant, les « armees » sont la forme souslaquelle les acteurs historiques se presentent sur Ie theatre de laguerre 3

. 11 con<;:oit Ie temps de la guerre comme un temps oriente,au cours duquel on passe de l'offensive a la defensive et de ladefensive a nouveau a l'offensive, meme si cette succession n'est

1. « De fait, Clausewitz apporte ici une contribution aussi importantequ'originale a la solution d'un probleme que la philosophie politique s'estpose depuis ses origines grecques : comment faire echec a la loi du plus fort? »

(E. Terray, Cfausewitz, op. cit., p. 212.)2. Cf C. von Clausewitz, De fa guerre, op. cit., Livre VI, ch. 7, ({ Action reci­

proque de l'attaque et de la defense ", p. 424-425.3. Cf. ibid., p. 306. On notera comme un indice tres important des preoc­

cupations de Clausewitz qu'il ne donne pas une definition absolue ou essen­tialiste de ce qu'est une « armee" (soit juridique, soit administrative), maisuniquement une definition « conjoncturelle ", c'est-a-dire relative aux circons­tances de son emploi ou de son engagement, dans lesquelles son action este./fictive.

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pas purement logique 1. Le cycle qu'elle comporte n'est jamaispredetermine, il se construit historiquement, de fayon aleatoire,en fonction de facteurs multiples qui, au bout du compte, vontrenforcer l'une des «postures» strategiques et en imposer (ounon) la superiorite.

Pour synthetiser la multiplicite de ces facteurs affectant la tem­poralite de la guerre, Clausewitz utilise la notion de friction (Frik­tion), laquelle, contrairement ace que suggerent ses connotationsmecaniques, sert surtout apenser la surdetermination de facteurshistoriques qui relevent de la morale, de la technique, de la psy­chologie et de la sociologie 2. Le veritable probleme de Clausewitzquand il reflechit sur la strategie, c'est la possibilite de comprendrepourquoi une attaque qui n'est pas immediatement victorieuse(ou pas completement victorieuse d'emblee) ne peut que cederprogressivement devant son adversaire qui pratique la defensive.C'est aussi de savoir d'un cote par quels moyens on pourraitretarder ce resultat inevitable, et de l'autre comment la strategiedefensive debouche sur la contre-offensive victorieuse, qui se pre­pare au sein de la defensive elle-meme et donc en represente la« continuation », la Fortsetzung immanente 3. A la jointure desdeux phases, il existe idblement un point d'inflexion, dont toutela question est de savoir s'il peut etre identifie, aquels signes ou aquel evenement il correspond. Clausewitz n'a aucune pretentionainventer cette question, mais illui donne une formulation theo­rique, en re£lechissant sur l'evenement historique auquel il a lui­meme pris part, apres avoir decide de s'enroler comme officierd'etat-major dans l'armee russe ala suite de la defaite d'Iena etde 1'incorporation forcee de la Prusse dans la coalition impe­riale franyaise : l'affrontement entre la « strategie offensive» de

1. Voir notamment les developpements dans ibid., p. 56 (une guerre ne sereduit pas a« un seul coup sans duree », comme ceux qui ont conduit certainsprotagonistes des debats du xx' siecle sur la dissuasion nuclbire aannoncer lasortie de !'ere clausewitzienne) ; p. 215 sq. (sur la « reunion des forces dans Ietemps », donc aussi leut disjonetion) ; p. 267 sq. (sur les conditions dans les­quelles une bataille peut etre dite « decisive» aplus ou moins long terme).

2. Ibid., p. 109 sq.3. Ibid., p. 232-235 «< la loi dynamique de la guerre »).

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Napoleon et la « strategie defensive» de Koutouzov pendant laCampagne de Russie de 1812 1

• Tous les commentateurs duXIXe siecle sont revenus sur la signification du moment drama­tique constitue par la bataille de Borodino 2: deux « GrandesArmees » de taille a peu pres egale s'affrontant dans un combatsanglant, dont 1'issue pouvait apparaitre comme une victoire tac­tique de Napoleon, mais s'avere en fait une defaite strategique,conduisant a la retraite et pour finir a la decomposition de sonarmee. Dans 1'analyse de cette peripetie, il faut faire place atoutela serie de ses circonstances et determinations: la duree memede la campagne, l'immensite du territoire, les contrecoups de laconquete qui declenche 1'hostilite de la population environnante,ainsi que la combinaison de la guerre « reguliere » avec la « gue­rilla » (notion nouvelle, meme si dIe correspond aune anciennerealite, importee de la precedente aventure de Napoleon enEspagne), et plus generalement Ie fait que, de part et d'autre, c'estIe « peuple en armes » qui devient l'acteur principal de la guerre 3.

1. C. von Clausewitz, De laguerre, op. cit., p. 409, p. 542, etpassim.2. Nommee « Bataille de la Moskowa» par les auteurs fran<;ais. Friedrich

Engels et Leon Tolsto'i la commentent en se fondant I'un et I'autre sur Ie recitde la campagne redige par Clausewitz (La Campagne de 1812 en Russie, prefacede Gerard Chaliand, Bruxelles, Complexe, 2005).

3. « La guerre du peuple (Volkskrieg) est, dans l'Europe civilisee, un pheno­mene apparu au XIX' siecle ... » (c. von Clausewitz, De la guerre, op. cit., p. 418­419, p. 550 sq.). Toute guerre du peuple n'est pas de la forme « guerilla» -Ieconcept recouvre un spectre de realites potentiellement contradictoires entreelies, surtout du point de vue de leur « utilisation » au service des fins de l'Etat,depuis la « levee en masse » pratiquee par la Revolution fran<;aise qui conduit ala victoire de Valmy (( debut d'une nouvelle ere dans l'histoire du monde »,selon Ie mot de Goethe qui traduit bien la sideration de l'Europe) jusqu'a l'ins­titution de la conscription generalisee pendant les guerres napoleoniennes.L:interet de Clausewitz pour la forme de la « petite guerre » (guerilla) est attestepar les conferences sur ce sujet qu'il a donnees a I'Ecole de guerre de Berlinen 1810-1811 (les notes preparatoires ont ete publiees par Werner Hahlweg,dans Carl von Clausewitz, Schriften - Aufidtze - Studien - Briefe, Gottingen,Vandenhoek & Ruprecht, 1966; extraits traduits dans T. Derbent, Clausewitzet la guerre populaire, Bruxelles, Aden, 2004). Cf egalement W. Hahlweg,Lehrmeister des Kleinen Krieges von Clausewitz bis Mao Tse-Tung und (Che)Guevara, Darmstadt, Wehr und Wissen Verlagsgesellschaft, 1966. Hahlwegpense que Clausewitz preparait un tryptique dont Vom Kriege I representait un

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Une troisieme remarque en decoule, qui souligne encore davan­tage l'interaction des trois niveaux denommes « politique », « stra­tegie » et « tactique ». S'agissant du rapport entre les deux termesqu'il appelle lui-meme des opposes ou des extremes, Clausewitzdoit en realite faire face aun dilemme : d'un cote, des lors qu'il ya guerre, il faut faire face aune possibilite d'aneantissement, et lacapacite politique proprement dite au sein de la guerre consiste adecider s'il faut ou non prolonger une guerre commencee, etantdonne les risques qu'elle comporte et les effets qu'elle produit surl'institution politique, ou s'il faut l'interrompre pour preserverdes gains, eviter des pertes, voire prevenir une catastrophe 1. Enbref, quand, comment et aquel prix faut-il « finir une guerre » ­

si on en a Ie pouvoir? Clairement, Clausewitz pense que l'ideed'aneantissement comporte une limite dont on peut approcher,mais qu'il ne faut pas franchir. C'est Ie probleme que pose Ie sur­gissement historique de ce qu'il appelle la « guerre absolue » : uneguerre dans laquelle Ie duel monte aux extremes en mobilisanttoutes les forces de l'Etat ou de la nation, mais qui se distingueencore de ce qu'on appellera plus tard la « guerre totale », danslaquelle les civils deviennent des cibles aussi bien que les forcesarmees 2. Laneantissement dont il s'agit dans une guerre qui« continue la politique par d'autres moyens » est la destructionphysique des armees, ou leur debandade, qui reduit l'un des

volume, les deux autres devant etre consacres respectivement a la guerilla eta la tactique ou « theorie du combat» (Gefechtslehre). Ces notes ont tout par­ticulihement retenu l'attention de Schmitt qui en a fait Ie point d'appui deson article « Clausewitz, penseur politique ", La Guerre civile mondiale, op. cit.,p. 85 sq.

1. C. von Clausewitz, De la guerre, op. cit., Livre III, ch. 16, « Sur la suspen­sion de ['acte de guerre ».

2. Sur la notion de « guerre totale », cf Eric Hobsbawm, L'Age des extremes.Le court XX siecle 1914-1991, Bruxelles, Complexe, 1999, p. 43 sq.; MartinShaw, Dialectics ofWar. An Essay in the Social Theory of Total War and Peace,Londres, Pluto Press, 1988. Lexpression elle-meme a ete semble-t-il inventeepar Ie general Ludendorff, ancien chef d'etat-major de l'armee allemande pen­dant la Grande Guerre et militant actif des mouvements d'extreme droite (Dertotale Krieg, 1935), qui entend par la la reciprocite d'une« mobilisation totale »

du peuple dans la machine de guerre et de « methodes totales » d'aneantisse­ment de l'ennemi, et qui l'a directement transmise au nazisme.

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adversaires a 1'incapacite de resister a 1'autre cherchant a luiimposer sa volonte, ou ses buts. C'est pourquoi la possibilited'interrompre la guerre fait toujours probleme. Ce qui entrainel'admiration de Clausewitz pour Ie grand Frederic de Prusse,c' est sa capacite de mesurer ses propres victoires et de faire lapaix au moment favorable, de fac;:on a conserver une part aumoins de ses conquetes, tandis que Ie genie tactique de Napo­leon (essentiellement oriente vers l'attaque) Ie condamnait al'echec et a une fin miserable, entrainant son pays dans la defaite,des lors que la logique de ses buts politiques conduisait a etendreindefiniment l'echelle de la guerre, a detruire pour lui-memetoute possibilite de posture defensive, et a preparer les condi­tions d'une desastreuse contre-offensive qui ramenerait au statuquo ante et meme en dec;:a 1. Mais entre ces deux extremes rienn'est simple, ni determine de fac;:on univoque, puisque la capa­cite d'arreter La guerre (a nouveau une notion strategique qu'onpeut dire « negative», a laquelle Clausewitz confhe une pri­maute paradoxale) est maximale quand la guerre n'incorporeque des forces et des ressources partielles, restant loin des pers­pectives d'aneantissement des adversaires ou de l'un d'entre eux,alors que justement l'objectif strategique de la guerre (1'anean­tissement des forces ennemies) implique l'engagement de forceset de ressources - avant tout humaines - qu'on ne peut pas avolonte retirer du champ de bataille, sauf a mettre en dangerl'existence meme de 1'Etat 2. A nouveau Ie probleme sembleresider dans la recherche d'un point d'equilibre entre des exi­gences contraires qui peut-etre n'existe tout simplement pas:non seulement un point « impossible», mais quelque chosecomme un « point d'impossibilite » pour cela meme qu'il rendpossible, l'articulation de la guerre et de la politique. En d'autrestermes, ce qui rend la guerre intelligible comme histoire, ouprocessus, serait aussi ce qui agite Ie spectre de son impossibilite.

1. Sur l'importance du parallele entre Frederic et Napoleon dans la penseede Clausewitz, if R. Aron, Penser La guerre, CLausewitz, t. I, op. cit., p. 227 sq.

2. Sur l'importance et les multiples significations de la notion de l'Ausweg«< voie de sortie ,,) chez Clausewitz, if ibid., p. 272 sq.

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Guerre et politique : variations clausewitziennes

A partir de la. nous pouvons revenir a. ce que j'avais appele« l'axiomatique » de Clausewitz.

Des quatre propositions qui la constituent, noilS n'en avonsencore evoque que deux. Je serai plus rapide sur les deux sui­vantes, tout aussi hypothetiques que les precedentes, mais quiposent des problemes differents. Elles sont neanmoins requisespour en venir a. ce qui me semble constituer leur implicationcommune: l'interrogation qui porte sur la question du « sujet »de la guerre, c'est-a.-dire du « sujet politique » tel que Ie revele sonactivite dans la guerre. C'est toujours, au bout du compte, enreformulant a. leur fa<;:on cette question ultime, a. partir d'uneinterpretation de l'aporie qui la caracterise chez Clausewitz queses successeurs tentent de relancer son effort theorique.

Le troisieme axiome porte sur la difference entre « guerre ab­solue » et « guerre limitee » : on peut penser que c' est ce point quiest vise lorsque Clausewitz declare avoir change de position enlaissant son ocuvre inachevee, de sorte qu'il eut ete necessaire detout reprendre dans la theorie du point de vue de ce « nouveau»principe 1. En realite rien n'est moins clair que cette transfor­mation, surtout depuis que d'excellents commentateurs l'ontinterpretee en sens contraire, a. partir de leurs propres presup­poses epistemologiques, de sorte qu'il faut proceder a. une lec­ture symptomale. Notons d'emblee que Clausewitz hesite entredeux terminologies pour caracteriser l' antithese de la « guerreabsolue », parlant tantcn de « guerre reelle », tantcn de « guerrelimitee » : il serait trop simple d'en conclure que les guerresreelles, celles qu'on peut observer dans l'histoire, sont toujourslimitees, tandis que la guerre absolue representerait un modeleideal, permettant d'interpreter des possibilites ou des tendances,mais non la realite des guerres empiriques. Le texte s'inscrit icien faux, et pour Ie dire rapidement, je suis d'accord avec Emma­nuel Terray contre Raymond Aron pour penser que la theorieclausewitzienne ne reduit pas la « guerre absolue » a. une virtua­lite ou a. un type ideal, mais s' applique bel et bien a. des realiteshistoriques. Ce qu'elle vise, c'est Ie fait qu'on a pu observer dans

1. C. von Clausewitz, De fa guerre, op. cit., p. 42-45.

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Exceptions, guerres et revolutions

l'histoire un changement de fa nature de fa guerre, qui nous placedevant une alternative tragique 1. Sans doute les poles amithe­tiques de la « guerre absolue » et de la « guerre limitee » represen­tent-ils deux extremes emre lesquels les guerres reelles peuvemosciller, exhibam divers degres de combinaison. Mais la realitehistorique a permis de les approcher de fac;on quasiment puredans deux series de circonstances dom Clausewitz lui-meme a puobserver la succession (et dom il serait imeressam de rechercherdes equivalems comemporains) ; d'un cote les Kabinettskriege,c' est-a-dire les guerres princihes des monarchies du XVIn< siecle,dom les instruments som des armees de mercenaires ou de soldatsde metier, recrutes de fac;on plus ou moins volontaire et placessous Ie commandement d'une caste d'officiers, dom l'objectif estde modifier Ie rapport des forces et de regler des conBits d'imererau sein de ce qu'on a appele « 1'equilibre europeen »; ce som par

1. Raymond Aron (Penser la guerre, Clausewitz, t. 1, op. cit., p. lO8 sq.)interprete la distinction clausewitzienne des « deux especes de guerre " en cons­truisant deux types ideaux : la guerre « absolue " qui monte aux extremeset vise I'aneantissement de I'ennemi, et la guerre «virtuelle", se reduisant ala diplomatie accompagnee de manceuvres militaires d'intimidation. Entreces extremites se situent les guerres delles, aux objeetifs politiques delimites,contr61es par I'intelligence (ou l'entendement) de l'Etat. Cette analyse doiterre lue avec son developpement final sur la « dialectique " clausewitzienne(p. 360 sq.) qui ecarte toute similitude avec Hegel et defend une interpretationrationaliste dans laquelle I'influence kantienne serait balancee par celle deMontesquieu. Dans Ie chapitre consacre a la « machine de guerre" (<< Traitede nomadologie », Mille Plateaux, op. cit., p. 434 sq.), Deleuze et Guattari sefondent sur les analyses d'Aron pour decrire la « guerre absolue " comme uneIdee qui se situe comme telIe au-dela de l'Etat, et plus generalement de l'insti­tution. Herfried Miinkler caraeterise la position d'Aron comme un rationalismeneo-clausewitzien ", en partie commande par I'objectif d'expliquer retrospec­

tivement les batailles exterminatrices de la guerre de I 9 I4-1918 destinees a« saigner I'ennemi " comme des erreurs de lecture de leur maitre commun parles etats-majors franc,:ais et allemand. II combinerait I'interpretation des tenta­tives de Clausewitz pour trouver un « point d'equilibre " dans les contradic­tions entre aspect politique et aspect technique de la guerre, avec l'etude dedeux grandes « polarites " : bataille decisive et guerre de partisans, conceptioninstrumentale et conception existentielle de la guerre (H. Miinkler, Ober denKrieg, op. cit., p. 75-115). Pour la critique detaillee de Terray, if Clausewitz,op. cit., p. 65 sq.

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definition des guerres limitees, meme lorsqu'elles se traduisent enbatailles sanglantes et s'accompagnent d'un cortege d'exactions. Iien va tout autrement des « nouvelles guerres » suivant la Revolu­tion fran<;:aise: ce sont des guerres « populaires» (Volkskriege) ,dont l'acteur est la « nation en armes », d'abord issue de 1'insur­rection populaire, ensuite transformee par Napoleon en instru­ment de son projet imperial, que viennent affronter d'autresnations en armes, semblablement instituees, dont chacune deve­loppe une mystique nationaliste et combat pour ce qu'elle penseetre son droit al'existence I.

Ces nouvelles guerres sont absolues au sens de Clausewitz, etconduisent a de nouvelles extremites de la violence. Clausewitza interprete cette evolution dans son esquisse d'une histoire uni­verselle de la guerre, au Livre VIII de vom Kriege, qui servirade modele a plusieurs tableaux ulterieurs (y compris ceux quepropose Engels dans ses articles des annees 1860 pour la NewAmerican Cyclopaedia 2). A l'evidence, Ie probleme que se poseClausewitz est celui-ci : quelles raisons avons-nous de penser cetteevolution comme irreversible, ce qui veut dire que Ie sens de 1'his­toire est « 1'absolutisation de la guerre »? QueUes sont nos possi­bilites de resister acette tendance, dont la consequence est ala foisde faire de la guerre la plus « serieuse » des affaires politiques, celledont depend Ie sort meme des nations et des Etats, et de prefi­gurer un renversement du rapport constitutif entre la politique etson propre instrument? N'oublions pas ici qui etait Clausewitz :un officier prussien issu d'une famille de noblesse douteuse, ayantre<;:u une education philosophique approfondie, qui avait pris Ierisque personnel de quitter illegalement son pays pour continuerla lutte contre son ennemi mortel, pla<;:ant ainsi l'interet supe­rieur de la patrie au-dessus des accords diplomatiques du moment.Apres quoi, dans la Prusse a1'autonomie retablie, il devait jouerun role essentiel dans la reforme de 1'institution militaire, trans­formant l'armee prussienne en armee nationale et contribuant a

1. C. von Clausewirz, De fa guerre, op. cit., Livre VIII, ch. 3-B, p. 678-690.2. Rassembles dans Ie rome 14 des Marx Engels \Verke, Berlin, Dierz Verlag,

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l'invention de l'instrument des guerres du XIXe et du xxe siecles,fondees sur la conscription 1. Ce n'est pas sans angoisse, cepen­dant, qu'il devait contempler une evolution qui portait en germela decheance de la caste militaire a laquelle il appartenait, et la finpossible du monopole de la bureaucratie d'Etat sur la decisionpolitique - sans parler des risques politiques inherents ala guerrepopulaire, dont la guerre de partisans (ou guerilla) represente, encertaine circonstances extremes, Ie dernier recours 2. D'OU notrequatrieme et derniere proposition.

C'est l'une des plus discutees. Elle affirme la primaute des« facteurs moraux » sur les autres facteurs strategiques a l'ceuvredans l'histoire des guerres - toutes choses egales par ailleurs, bienentendu 3. Mais que faut-il entendre par la? Examinant la seried'elements ranges par Clausewitz sous ce chef, nous nous trou­vons devant un systeme de forces assez complexe. L:adjectif« moral» (insistant dans les expressions: « moralische Crossen ii,« moralische Hauptpotenzen ii) renvoie, sans doute, a des conside­rations de moralite, mais qui ne sont pas separables d'une proble­matique des passions dont sont animes les sujets dans l'histoire.

1. Thomas Hippler, Soldats et citoyens. Naissance du service militaire enFrance et en Prusse, Paris, PUF, 2006.

2. Sur ce poinr, voir en particulier les developpemenrs de Munkler pour quiles developpemenrs epars de Clausewitz sur la guerre de partisans constituenrune problematique symetrique acelie de la « bataille decisive », inspiree de lapratique napoleonienne (et responsable de l'illusion d'une superiorite inrrin­seque de l'offensive sur la defensive). II souligne a juste titre la difficulte querepresenre la figure du partisan par rapport aune lecture de l'idee de « conti­nuation de la politique» dans laquelle celle-ci est idenrifiee al'action delibereede I'Etat qui calcule les moyens autiliser en fonction de ses fins (Ober denKrieg, op. cit., p. 86 sq.). Eric Weil insiste, lui, sur l'incommodite de la positionque Clausewitz est amene aoccuper, enrre son soutien ala reforme du servicemilitaire qui « arme Ie peuple » et sa mefiance envers les instrumenrs qu'ellefournit ainsi a une revolution evenruelle «< Guerre et politique selon Clau­sewitz », dans Essais etconfirences, t. II, op cit., p. 240-241).

3. Cf De la guerre, op. cit., p. 189 sq. Selon Raymond Aron, Clausewitz estinconrestablemenr« l'ecrivain militaire qui inrroduisit dans la theorie la notionde moral ou des forces morales ... » (Penser la guerre, Clausewitz, t. 1, op. cit.,p. 195 sq.). II est etonnant qu'il ne fasse pas ici reference aMachiavel (mais sansdoute, en depit de L'Art de la guerre, ne Ie considere-t-il pas comme un « ecri­vain militaire »).

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Or celles-ci renvoient aussi bien a l'individu qu'a la collectivitecomme telle. Ii faut donc tenir compte du courage des soldats,sans lequel aucune armee ne peut s'affronter au risque de la mortviolente, comme du genie du chef militaire, dont l'essence est deremplacer la complexite infinie d'une situation analysable sur Ietheatre de la guerre par une intuition simple, dont derive la deci­sion de faire mouvement 1. Ii faut aussi considerer ce que Clau­sewitz appelle « 1'intelligence » de l'Etat, sa rationalite politiqueincarnee par la capacite qu'ont certains individus de mesurer lesmoyens a leurs fins et inversement 2. Enfin il faut considerer Iepatriotisme populaire, qui constitue l'arriere-plan de la capacite decombattre du soldat, et de la capacite de la nation tout entiere desupporter les sacrifices de biens et de vies humaines. La resideaussi Ie politique, au sens nouveau, « moderne », que ce terme aacquis depuis les guerres revolutionnaires. A la reflexion, on voitbien que tous ces facteurs moraux sont autant de dimensions oude manifestations de ce qu'on pourrait appeler une action histo­rique collective. Mais celle-ci n'est jamais dissociable de ses formesinstitutionnelles : ce pourquoi Clausewitz generalement la discuteen relation avec Ie probleme de la constitution de l'armee, de sacohesion, de sa capacite de resister a la dissolution et de depasserl'ennemi en violence, dont je rappelais plus haut qu'il forme lacontrepartie de la possibilite d'autonomiser relativement Ie niveaude la pensee « strategique ». Reciproquement l'accent mis sur Ie« facteur moral» n'est pas tant une fac,:on d'ignorer ou de sous­estimer d'autres facteurs (economiques, technologiques) que desoumettre leur efficacite a une cause plus profonde, de naturemorale (ainsi lorsqu'est en cause la capacite d'une nation de mobi­liser ses ressources economiques pour la guerre, d'accroltre lesimp6ts, etc.). C'est bien entendu sur ce point que des theoriciensposterieurs, se considerant eux-memes comme plus materialistesou plus realistes, ont cm pouvoir critiquer Clausewitz en evo­quant son manque d'interet relatif pour Ie developpement destechnologies de la guerre et leur influence dans la transformation

1. C. von Clausewitz, De fa guerre, op. cit., p. 84 sq.2. Ibid., p. 68.

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historique des schemas strategiques ou des burs de guerre. MaisEngels lui-meme, Ie premier des marxistes a avoir consacre unelongue etude (1'article « Armee » de la New American Cyclopaedia)a 1'histoire de la guerre, revue du point de vue de l'effet des chan­gements technologiques associes a 1'histoire des modes de pro­duction, doit se donner un equivalent des « facteurs moraux ». 11Ie trouve dans la conscience de classe, plus generalement dansl'influence des ideologies socialement determinees sur la possibi­lite et Ie deroulement des guerres 1.

En considerant Ie rapport qu'entretiennent entre elles les quatrepropositions auxquelles Clausewitz confere une fonction axioma­tique, on comprend qu'il ne puisse que tourner dans un cerclelogique, car chacune a la fois complete les autres et en limite lesconsequences. Ainsi, c'est la transformation des 'guerres modernesde guerres limitees en guerres populaires ou « absolues » qui donnetout son role a certains facteurs moraux, lesquels s'averent decisifsdans Ie cadre d'une strategie essentiellement defensive qu'il s'agitde mener jusqu'a la contre-offensive : en un sens ils « politisent »

la guerre, mais ils sont aussi a l'origine d'une ambivalence pas­sionnelle qui menace la rationalite politique, parce que Ie patrio­tisme est une passion populaire que 1'Etat doit savoir piloter maisqu'il ne peut jamais entierement maitriser. Au cours de la guerre,Ie patriotisme devient la haine de l'ennemi, la Feindschaft qui serta surmonter la peur, et qui n'est jamais ni identique a la fideliteenvers les gouvernants et les gouvernements (elle peut meme seretourner contre eux) , ni placee sous Ie controle des interets objec­tifs 2. C'est pourquoi la mise en ceuvre d'une politique peur au

1. Dans Marx Engels U7erke, t. 14, Ope cit., p. 5-48; cf egalement Die Rolleder Gewalt in der Geschichte (chapitre inacheve redige en vue de la brochure surLe Role de fa violence dans l'histoire), dans Marx Engels U7erke, t. 21, Ope cit.,p. 407 sq.

2. Emmanuel Terray discute longuement les positions de Clausewirz sur cepoint, telles qu'on peut les reconstruire it partir de divers passages, notammentceux qui concernent la transformation apportee par la Revolution franc,:aisedans Ie regime des guerres (Cfausewitz, Ope cit., p. 67 sq.). AI'oppose d' une ideede la guerre comme institution dont I'essence serait « I' autolimitation » de laviolence, il marque la preoccupation de Clausewitz pour les conditions histo­riques dans lesquelles la guerre peut demeurer une forme « civilisee » de la

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bout du compte la detruire. Je crois que nous avons la. Ie secret del'interrogation qui taraude Clausewitz a. propos du « sujet » de laguerre. En premiere analyse Ie sujet c'est l'armee, mais l'armee n'apas et n'aura jamais d'existence autonome depuis qu'elle estdevenue, a. l'epoque moderne, une armee de conscription. Si laguerre, idealement, est un « instrument», l'armee, elle, ne test pas.Elle doit etre produite et reproduite (mise et maintenue en etat decombattre), et les circonstances de la guerre, en particulier seseffets cumules sur la duree, peuvent bouleverser les donnees decette reproduction. L'armee, en pit, est un monstre : elle constitueIe point ou « fusionnent en un » I'Etat et Ie peuple, c'est-a.-dire lesdeux instances entre lesquelles se repartit l'idee de la nation, tou­jours exposee a. « se diviser en deux» 1. Clausewitz etait placedevant un dilemme dont il avait une conscience aigue : il voulaita. la fois tirer toutes les consequences du fait qu'il n'y avait plusdesormais de guerres que nationales, et donc soutenues par Ienationalisme, et conserver Ie controle de la puissance populairenouvelle qui surgissait sur la scene historique, ce qui paraissaitimpliquer que l'Etat se situe toujours « un pas en avant» despassions populaires. On avait la. l'equivalent militaire ou « stra­tegique» du probleme politique general de l'Etat moderne :« institutionnaliser l'insurrection », donc aussi discipliner la mul­titude. II est frappant de voir que ce probleme est reste d'actua­lite tres au-dela. des circonstances particulieres dans lesquelles iletait apparu comme la de de la notion meme du politique, au

politique, ce qui oblige en particulier a repousser la combinaison entre lesformes de la « guerre nationale » et celles de la « guerre civile ».

1. C'est a dessein que je reprends les formules « mao"istes » plus tard misesen reuvre dans les conBits de l'epoque de la Revolution culturelle, sur la base dela theorie des « contradictions au sein du peuple». Dans Ie Discours de laguerre, Andre Glucksmann commente certes longuement les theses de Mao surla guerre - dont il fait a juste titre un moment significatif (provisoirement« dernier » a ses yeux) du « discours ininterrompu » par lequella guerre reellene cesse d'exceder ses representations theoriques -, mais il se concentre sur lapossibilite d'y lire une « theorie de la decision » comme procedure de resolu­tion des contradictions, dont Ie sujet hypothetique serait « Ie peuple» (< Iepeuple lui-meme ne se definit qu'a l'interieur des structures de decision »)(op. cit., p. 327).

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lendemain des grands episodes du tournant du XIXC siecle, revolu­tion et guerres imperiales.

Le prableme est toujours la, et c'est lui qui suscite ce que j'aiappele les variations clausewitziennes. Mais il se complique. Pouren donner I'idee, je me limiterai a rappeler, dans les grandes lignes,ce qu'il en a ete dans la tradition marxiste. Cependant la diffe­rence des points de depart est considerable a cet egard entre Marxlui-meme (si tant est qu'on puisse Ie qualifier de « marxiste », c'estpresque une contradiction dans les termes) et ses successeurs, acommencer par Ie premier. C'est Engels en effet (surnomme « LeGeneral» par ses camarades apres sa brillante retraite a traversI'Allemagne a la tete d'un detachement de revolutionnaires devantl'armee prussienne en 1849, et toujours passionne de questionsmilitaires) qui lut d'abord Clausewitz avec admiration et fit parta Marx de son interet 1. II nous faut pourtant commencer la dis­cussion en relisant certains passages du Manifeste communiste de1848, en particulier les phrases du debut qui posent que les luttesde classes constituent Ie fil conducteur de l'intelligence des chan­gements historiques, et notamment de la transformation desformes de I'E-tat et de la politique, et identifient leur forme gene­rale a celIe d'une guerre civile (Burgerkrieg) dont les acteurs sontles praduits de cette guerre meme. Marx nous dit qu'elIe est tantatmanifeste tantat invisible comme telle et, dans une etonnante for­mule du debut du premier chapitre, trap souvent « oubliee » deslecteurs, qu'elle aboutit soit a la victoire de l'une des classes enlutte, soit a leur destruction mutuelle 2.

1. Cf la lettre d'Engels a Marx du 7 janvier 1857 (citee par H. Munkler,Uber den Krieg, op. cit., p. 127, n. 46). Je continue de m'inspirer de Terray, enpatticulier pour son chapitre 4 «< Le jeu, Ie commerce, la politique, la lutte desclasses et la guerre ,,), Clausewitz, op. cit., p. 85 sq.

2. Voici les deux passages significatifs : « Chistoire de toute societe jusqu'anos jours n'a ete que l'histoire de luttes de classes. Homme libre et esclave,patricien et plebeien, baron et serf, maitre de jurande et compagnon, en unmot oppresseurs et opprimes, en opposition constante, ont mene une lutteininterrompue, tantat ouvette tantat dissimulee, une lutte qui finissait tou­jours soit par une transformation revolutionnaire de la societe tout entiere,soit par la destruction des deux classes en tutte (einen Kampf, der jedesmal mit

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Sans dome ne lisons-nous plus ces phrases comme elles ont eteecrites, mais atravers plusieurs commentaires, dont celui de Mi­chel Foucault pour qui Ie lien entre Marx et Clausewitz s'enonceainsi : premierement, Clausewitz aurait produit sa celebre for­mule non en l'inventant de routes pieces, mais en « renversant »un scheme anterieur faisant de la politique une forme de la guerre,qui aurait domine l'hisroriographie de l'Europe prerevolution­naire, et survecu a la Revolution franc;aise en se « traduisant »dans un nouveau langage (celui de la nation); deuxiemement, lanotion marxienne de la « lune des classes» ne se comprend bien

einer revolutionaren Umgestaltung der ganzen Gesellschaft endete oder mit dengemeinsamen Untergang der kampftnden Klassen) [... ]. Cependant Ie caracteredistinctif de notre epoque, de I'epoque de la bourgeoisie, est d'avoir simplifieles antagonismes de classes. La societe se divise de plus en plus en deux vastescamps ennemis, en deux grandes classes diametralement opposees (zwei grosseftindliche Lager, zwei grosse, einander direkt geneniiberstehende Klassen) : labourgeoisie et Ie proletariat. » (Maniftst der kommunistischen Partei, ch. I, dansMarx Engels Werke, t. 4, Berlin, Dietz Verlag, 1959, p. 462-463 ; je traduis.)Et plus loin: « En esquissant a grands traits les phases du developpement duproletariat, nous avons retrace I'histoire de la guerre civile, plus ou moinslarvee, qui travaille la societe actuelle (den mehr oder minder versteckten Biir­gerkrieg innerhalb der bestehenden Gesellschaft) jusqu'a l'heure OU cette guerreeclate en revolution ouvette, et OU Ie proletariat fonde sa domination par !erenversement violent de la bourgeoisie. » (Ibid., p. 473 ; je traduis.) La term i­nologie de la « guerre civile» appliquee a la lutte sociale ou au confEt entre lesclasses n'est aucunement une invention de Marx. Au contraire, on pourrait sedemander si elle ne represente pas I'un des points d'aboutissement d'un para­digme d'epoque. Dans son livre de 1820, Du gouvernement de fa France depuisla restauration et du ministere actuel, Guizat avait ecrit : « La revolution a eteune guerre, la vraie guerre, telle que Ie monde la connait entre peuples etran­gers. Depuis plus de treize siecles la France en contenait deux, un peuple vain­queur et un peuple vaincu. Depuis plus de treize siecles Ie peuple vaincu luttaitpour secouer Ie joug du peuple vainqueur. Notre histoire est !'histoire de cettelutte ... » (cite par P. Rosanvallon, ie Moment Guizot, op. cit., p. 182). Ontrouve roujours I'idee de la « guerre sociale » dans Ie roman de Balzac, Les Pay­sans, redige en 1844 et pub!ie de fa<;:on posthume en 1852, et bien entenduchez Blanqui et les blanquistes qui l'associent a la notion de « dictature revolu­tionnaire ». Elle donne lieu a des formules celebres dans Ie roman de Disraeli,Sybil or the Two Nations [1845], qui decrit I'Angleterre de la revolution indus­trielle comme un Etat divise en deux nations hostiles, separees I'une de l'autrepar les conditions de vie et par les sentiments.

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que si l'on y voit 1'une des deux formes de degenerescence del'idee de la « guerre des races» (les « classes» formant la continua­tion de ce que les societes d'Ancien Regime rapportaient a des« races» conquerantes et conquises, comme les Normands et lesSaxons, ou les Francs et les Gaulois romanises), 1'autre forme (auXIX" siecle) etant la « lutte des races» 1. Le fait de retourner, par­dela Clausewitz et Marx, a la notion « premiere» de « guerre desraces », permettrait de retrouver une certaine purete originairedu concept du politique, identifie au conflit comme tel (ou a cequ'on pourrait appeler « l'agonisme »)2. Cette idee d'un chasse-croiseentre les notions de guerre et de politique de part et d'autre dece nouveau principe d'intelligibilite de 1'histoire que constitue la« lutte des classes» me semble pleine d'interet, et je voudrais enconserver quelque chose. Mais pour les besoins de la presente dis­cussion il nous faut aussi une comparaison plus precise des textesde Clausewitz et de Marx.

Nous sommes frappes d'emblee par Ie fait qu'interpretant lesluttes de classes comme des guerres civiles, traversant des phases dedispersion et de concentration, de retrait et de manifestation (c'est­a-dire les revolutions), Marx appelle « guerre » ce que Clausewitz

1. Ces theses sont developpees et documentees dans Ie cours au College deFrance de 1976, If ftut difendre la societe, op. cit.

2. II est tres etrange, a premiere vue, que I'analyse de Foucault sur ce pointelude systematiquement Machiavel, a qui il ne fait qu'une reference de pureforme. Une des explications possibles est que Ie schema machiavelien, tel quedeveloppe en particulier dans les Discorsi, expose une figure non de « com­promis » mais cependant d'equilibre entre les forces de classes (caracteriseescomme « humeurs » des fractions du peuple), non sans affinite d'ailleurs aveccertaines analyses de Marx a propos de la lutte des classes consecutive a la revo­lution industrielle, OU la resistance ne tend pas a renverser Ie rapport de pou­voir, rnais a en neutraliser les effets destructeurs pour les domines, dans uneperspective de « democratie conflictuelle » (ce que j'ai appele ailleurs Ie « theo­reme de Machiavel » : I'Europe, l'Amerique, fa guerre, op. cit., p. 125). Une autreexplication serait que la conception machiavelienne de la politique, telle qu'expo­see en particulier dans les cours et conferences d'A!thusser, dont Foucault avaitpu avoir connaissance (a defaut du manuscrit inedit de 1972, Machiavel et nous,op. cit.), implique de considerer l'ideologique comme I'element dans lequel sedeveloppe toujours deja toute « strategie» politique. Or, Foucault souhaitefaire l'economie de ce concept.

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evidemment voulait exclure de la comprehension de cette catego­rie. Les guerres civiles ne sont pas plus que les guerres nationales,« exterieures », des formes de violence pure ou indiscriminee :d'un point de vue anthropologique dIes rdevent aussi de la vio­lence institutionnelle, meme si Ie niveau de cruaute qu'dles peu­vent atteindre semble (ou semblait, avant certaines guerres del'epoque contemporaine) sortir des limites de la civilisation. Maisdepuis les Grecs les guerres civiles sont per<;:ues comme detruisantou mena<;:ant de destruction l'institution politique comme telle,« la cite» ou « I'Etat »1. C'est pourquoi du point de vue clause­witzien (clairement precurseur de la definition de I'Etat commejouissant du « monopole legitime de la violence organisee », quiest aussi bien un monopole de l'usage politique de la violence), laguerre civile n'est pas un instrument politique mais anti-politique.Mais il a fallu attendre Carl Schmitt pour que l'usage d'instru­ments antipolitiques (dont les guerres civiles) soit incorpore auconcept du politique de fa<;:on antinomique. Marx, en realite,semble avoir ete lui-meme dechire entre deux concepts du poli­tique 2 : si Ie politique renvoie a« I'Etat politique », a!'autonomi­sation d'une sphere publique organisee autour de l'institutionetatique, agissant dans l'interet de la classe dominante au traversd'une forme juridique apparemment neutre ou universelle, alorsla lutte des classes ne peut etre « politique », sauf ase limiter dle­meme dans ses moyens et ses objectifs. Elle represente plut6t cequi excede Ie politique et, au bout du compte, Ie supprimera

1. Voir Ie livre de Nicole Loraux, La Cite divisee, Paris, Payot, 1997. II fau­drait une discussion plus serree sur l'equivalence panielle et les divergences dela notion grecque (stasis) et de la notion romaine (bellum civile). Cf Alain Joxe,Nicole Loraux, Jacques Sapir, Emmanuel Terray, « Formes et frontihes de laguerre », Cahiers d't!tudes strategiques, n° 15, CIRPES, 1991.

2. Et si nous sommes quelque peu familiarises avec son cruvre et les pro­blemes d'interpretation qu'elle pose, nous savons que ce dilemme n'a jamaisete resolu, et n'a cesse de peser sur les tentatives marxistes de constitutiond'une « theorie politique » ou d'une « theorie du politique ». Cf E. Balibar,« Etat, pani, ideologie: esquisse d'un probleme », dans Etienne Balibar,Cesare Luporini, Andre Tosel, Marx et sa critique de la politique, Paris, Mas­pero, 1979; et « Le proletariat insaisissable », La Crainte des masses, op. cit.,p. 221 sq.

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comme sphere autonome (ce que Marx, dans Ie Manifeste etd'autres textes contemporains, appelle « la fin de 1'Etat politique »).En revanche, si nous appelons politique Ie confEt lui-meme, avecsa tendance a la polarisation des antagonismes, son devenir « cons­cient » et « organise », et sa fonction determinante des transfor­mations historiques, alors il faut precisement 1'identifier a cette« guerre civile» permanente, qui traverse 1'histoire en changeantconstamment de forme et de contenu, mais sans jamais dispa­raitre (jusqu'a la « fin », Ie moment eschatologique de la confron­tation ultime entre bourgeoisie et proletariat) 1.

Et voici la question toujours relancee: cet usage du mot« guerre » est-il mitaphorique? Je ne Ie pense pas, et la compa­raison avec Clausewitz peut nous aider a comprendre pourquoi.Mais il s'agit certainement d'un usage rejlechlssant du concept,incluant sa remise en question, et non de la simple applicationd'un concept deja donne. Car dans ces formulations marxiennesnous pouvons lire les theses (ou plutot les hypotheses) suivantes :1) seule la guerre sociale, en tant que « guerre civile », est absolue,ou exprime un antagonisme qui « monte aux extremes », et com­porte Ie risque de l'aneantissement. Elle est donc la veritableguerre; 2) une telle guerre est constitutive de la politique : ellerenverse la formulation clausewitzienne, mais aussi elle en exprimela consequence logique, restee chez Clausewitz a l'etat de ten­dance et de hantise, a savoir l'idee que 1'utilisation de la violencecomme « moyen» de la politique reagit sur celle-ci et Ie trans­forme en instrument de son propre instrument. Evidemment,ceci ne peut aller sans une transformation complete de la repre­sentation du « sujet » de la guerre, qui n'est plus un sujet institu-

1. La perspective du passage a la societe sans classes, a travers Ie renverse­ment revolutionnaire de la domination de la bourgeoisie, est liee par Ie Mani­feste a une triple determination metahisrorique : la « simplification» (et doncaussi la radicalisation) des antagonismes de classes que produit Ie developpe­ment du capitalisme, I'unification sociologique (et l'union politique) de laclasse ouvriere qui resulte de la concentration de l'industrie et de la necessite decontrecarrer la concurrence sur Ie marche du travail (condition positive), enfinIe fait que, contrairement aroutes les classes dominantes anterieures, la bour­geoisie capitaliste detruise les conditions d'existence de la classe meme dontelle tire sa propre richesse (Ie proletariat).

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tionnel, en tout cas juridiquement canstitue, mais un sujet imma­nent au rapport social, impossible a. distinguer du proces meme desa formation et de son autonomisation historique. II n'en reste pasmains que ceci a permis a. Marx (au devait permettre a. des lec­teurs « clausewitziens » de Marx) de retrouver des problemes clau­sewitziens, en les deplac;:ant au en les traduisant dans Ie code de la« lutte des classes ».

Un de ces problemes concerne la possibilite de se representerles classes comme des « armees », ce qui parait etre la consequenceinevitable de toute conception de la lutte des classes cammeconfrontation entre des forces antagonistes (essentiellement deux,formant un « duel »), qui vont s'unifiant et se polarisant. Marxn'affirme pas cette idee sans nuances: il en fait Ie resultat tendan­ciel de la lutte des classes elle-meme, creatrice au productrice deses propres acteurs, et qui ne se realiserait pleinement que dans lafigure ultime de l'antagonisme historique entre exploiteurs etexploites, c'est-a.-dire dans la societe capitaliste 1. Car seule cette

1. Ces lignes doivent etre lues en parallele avec les developpements de f'Ex­position de fa doctrine de Saint-Simon (l'une des sources direetes du Manifestecommuniste) ou se trouve developpee l'idee - dont Marx et Engels prennent Iecontre-pied - que Ie developpement du commerce et l'industrialisation ontconduit it l'attenuation de la forme militaire sous laquelle se realisait la poli­tique dans les societes feodales et generalement pre-bourgeoises. Cf Doctrinede Saint-Simon. Exposition [1829], nouv. ed. avec introd. et notes de C. Bougieet E. HaUvy, Paris, Librairie Marcel Riviere, 1924: « La societe, considereedans son ensemble, presente aujourd'hui l'image de deux camps [... ]. C'est aumilieu de ces deux armees que nous venons apporter la paix, en annoncrant unedoctrine qui ne preche pas seulement l'horreur du sang, mais I'horreur de lalutte, sous quelque nom qu'elle se deguise [00'] » (p. 121); « Lorsqu'on setransporte it un point de vue assez eleve pour embrasser it la fois Ie passe etl'avenir de l'humanite [... ] on reconnait que, dans sa duree totale, la societecomprend deux etats generaux distincts : l'un provisoire, qui appartient aupasse, l'autre definitif, qui est reserve it I'avenir : l'etat d'antagonisme et l'etatd'association [00']' Nous ne pretendons pas dire, assurement, que la marche del'humanite soit soumise it I'action de deux lois generales, fantagonisme et l'asso­ciation : Ie developpement successif de I'espece humaine ne reconnait qu'uneseule loi, et cette loi, c'est Ie progres non interrompu de l'association [00'] »

(p. 206-207). Bougie et Halevy attirent justement I'attention sur la provenancekantienne du terme antagonisme (qui revient par lit it Marx). La provenancerousseauiste du terme association (en meme temps que dans l'ensemble des

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societe confere directement aI'Etat la fonction d'un organisateurde la lune des classes pour Ie compte de la classe dominante.Qu'en est-il alors de son adversaire? On pourrait penser que,symetriquement, la force d'organisation du proletariat en« armee» est Ie « pani », ou I'Association internationale des tra­vailleurs. Marx a recule devant cette consequence, et en ce pointprecis il est retourne a un usage metaphorique du concept deguerre civile. C'est d'autant plus frappant que la representation dela revolution en tant que guerre de classes a ete tres puissante, sinondominante, dans la tradition communiste pendant un siecle aumoins. Or, Marx ne nous propose qu'une conception virtuelle dupani revolutionnaire comme un « pani de classe » qui serait enmeme temps une « armee de classe », et il n'a cesse de lui en op­poser d'autres 1.

Avant de preciser ce point, faisons droit aune seconde deriva­tion clausewitzienne ou quasi-clausewitzienne, qui concerne laquestion de la « strategie defensive ». Le Manifeste communistenous propose ici un veritable renversement qui mene tout droitau retour de « l'impolitique » dans la politique : la lune du prole­tariat, alors meme qu'elle prepare la Revolution et l'aneantisse­ment de la domination capitaliste, apparait comme une lune« defensive », mais ce caractere defensif est pris - metapolitique­ment - dans une perspective apocalyptique, il est associe al'ideeque Ie mode de production menace l'existence meme des prole­taires (ce qu'on pourrait appeler avec Agamben leur « vie nue »)en reduisant les travailleurs ala pauvrete absolue et au chomageendemique. Et du meme coup, c'est la reproduction, la vie memede la societe qui est menacee en meme temps que celle de ceux quila fom vivre. Le capitalisme tel que Marx en dresse ici la figureterminale compone une dimension nihiliste (c'est pourquoi,inversement, la guerre qui lui est faite par Ie proletariat apparait

courams du socialisme « utopique» fran<rais) n'est pas moins evidente. LeManifiste communiste identifie « I'association» avec « la fin de I'Etat politique »et pose qu'elle ne peut intervenir qu'apres l'abolition du capitalisme, ultimeepisode de I'amagonisme.

1. Cf E. Balibar, « Etat, pani, ideologie : esquisse d'un probleme », dansMarx et sa critique de La politique, op. cit.

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comme une defense de La societe contre son ennemi interieur) 1. Aquoi vient s' ajouter une consideration quasi-strategique, cons­truite autour de l'idee que la lutte de classe proletarienne tire saforce, sa conscience, son organisation, de l'organisation memede la bourgeoisie a laquelle dIe s'oppose (et dont dIe se diffe­rencie). Au commencement au moins, Marx ne se representaitpas tant Ie pani de classe proletarien comme un contre-Etat quecomme un anti-Etat, mieux, un negatifde l'Etat operant la nega­tion de la negation (puisque 1'Etat lui-meme represente la nega­tion de la societe au service d'un ordre d'exploitation). Toutrepose done en derniere analyse sur 1'idee que, dans une « guerresociale » concrue comme une « guerre civile », les adversaires nesont pas reellement extirieurs l'un aL'autre. lis sont et demeurentdes tendances d'evolution du meme sujet qui se « divise en deux»en son propre sein. C'est pourquoi il est difficile de les concevoircomme des « armees » (ce qui ne veut pas dire qu'on ne peut pasessayer - politiquement - de les doter d'une armee, « rouge» ounon). Les consequences de cette representation sont a la foiscruciales et equivoques. En permettant de faire ressonir Ie carac-

1. II y a donc eu symetrie au XIX' siecle entre deux conceptions anti­thetiques de la « defense de la societe» et de « I'ennemi interieur », c'est cequ' on pelit proposer 11 I'horizon des differentes analyses de Foucault. Rappe­Ions que pour Althusser il a toujours ete essentiel d'indiquer que, dans la lunedes classes, c'est la classe dominante qui a I'initiative, c'est elle qui « anaque »,

les proletaires se « defendent » (avant de contre-anaquer) (cf L. Althusser,« Marxisme et lune de classe », Positions, Paris, Editions Sociales, 1976, p. 61sq.). C'est l'idee inverse que developperent, dans la meme periode, les theori­ciens italiens de « I'operaisme » issu des Quaderni rossi: la lune de classes apour origine I'autonomisation croissante du proletariat et I'emergence du« pouvoir ouvrier» au sein meme de la production, auquel Ie capital doitrepondre par une « organisation technique» qui a essentiellement une fonc­tion repressive. En consequence, alors qu'Althusser tient 11 la distinction leni­niste d'une « lune de classes economique »et d'une « lutte de classes politique »(reiteree par Gramsci en termes de « moment economique-corporatif» et de« moment hegemonique » de la lune de classes), I'operaismo tend 11 analyser lalune de classes dans la sphere industrielle comme une intervention de I'Etatcapitaliste au sein meme de « l'usine » (cf M. Tronti, Operai e capitale, op. cit.,p. 39 sq., « La ftbbrica e la societa »; p. 200 sq., « Le ftrme della lotta »; etA. Negri, La Classe ouvriere contre l'Etat, Paris, Galilee, 1978, p. 133 sq., « Crisede I'Etat plan, communisme et organisation revolutionnaire »).

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tere inconciliable de leur antagonisme, Ie modele de la guerrecivile revele l'essence du politique dans les societes de classes,notamment dans Ie capitalisme. Mais il ne peut Ie faire que dansla forme paradoxale d'une essence transitoire, correspondant aune transition historique (de la societe de classes a la societe sansclasses). Le politique ou l'acteur politique est comme un midia­teur evanouissant, preparant la fin du politique comme tel, c' est­a-dire son auto-annihilation 1.

Pourquoi Marx a-t-il renonce a cette idee ou en a-t-il relativisela portee dans ses ceuvres ulterieures? Quels sont les facteurs,positifs ou negatifs, qui l'ont conduit a chercher d'autres modelesdu deroulement de la lutte des classes, et du meme coup a prendreses distances avec l'unite « impolitique » qu'il avait presentee dansIe Maniftste communiste (ou « politique » et « anti-politique » necessent d'intervertir leurs roles) ?Amon avis, ces facteurs renvoientd'abord a 1'importance croissante qu'ant revetu a ses yeux les cycleseconomiques d'accumulation du capital, et leurs consequences surla lutte des classes, par opposition au schema lineaire fonde surla polarisation croissante de la richesse et de la pauvrete, et a la vi­sion apocalyptique (autodestructrice) qui l'accompagnait dans IeManiftste. Mais ils renvoient aussi a une experience plus riche, etdonc plus differenciee, des phenomenes de la guerre et de laguerre civile tout au long du XIX" siecle, qui rendit de plus en plusdifficile de penser analogiquement la lutte des classes comme uneguerre, en meme temps qu'elle interdisait de fermer les yeux sur

1. Lexpression « Vanishing Mediator », designant I'acteur hisrorique dontI'action revolutionnaire cree les conditions de disparition, a d'abord ete intro­duite par Fredric Jameson dans un brillant essai de 1973 comparant I'analysepar Max Weber de la fonction de la Reforme protestante avec I'analysemarxienne de la fonction du jacobinisme (The Ideologies ofTheory. ~E'ssays 1971­1986, Vol. II, Syntax ofHistory, Minneapolis, University of Minnesota Press,1988). Elle a ete reutilisee depuis, notamment par Slavoj Zizek (<< The Subjectas Vanishing Mediator », Tr1rrying with the Negative. Kant, Hegel, and the Cri­tique of Ideology, Durham, Duke University Press, 1993) et par moi-meme(L'Europe, l'Amerique, la guerre, op. cit.). Althusser a parfois donne la dispari­tion d'une pratique (ou d'une theorie) dans ses propres effits pour la caracteris­tique meme de la politique et de sa fonction dans I'hisroire (cf E. Balibar, Ecritspour Althusser, Paris, La Decouverte, 1991, p. 86 sq.).

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les aspects negatifs du modele de la revolution comme guerrecivile « absolue », c'est-a.-dire parvenant a. son extremite de disso­lution de la societe preexistante (une lec;:on dont on sait qu' elle n' ajamais cesse d'etre chaudement debattue dans la tradition marxisteulterieure entre les « revisionnistes», les « orthodoxes» et les« gauchistes ») ]. Comment ne pas lire une contradiction dans lestermes dans l'idee d'une « guerre civile limitee », ou d'une « guerrecivile restreinte»? Or les guerres civiles en France, bien reelles(1848,1872), avaient donne lieu a. de tragiques bains de sang OUI'Etat bourgeois n'avait eu aucune peine a. faire donner l'appareilmilitaire perfectionne dans les guerres exterieures et les guerrescoloniales 2 pour ecraser Ie proletariat - lequel n'eut jamais rien a.sa disposition qui ressemblat de pres ou de loin a. une « armee »,alors meme qu'il « prenait les armes». Et Ie XIXe siecle (avantmeme Ie XX") avait amplement demontre que les guerres nationalesne passaient pas au second plan, au profit des lunes de classes:elles demeuraient (en Europe) Ie lieu propre de l'articulation dupolitique et du militaire, donc de la pensee strategique. Les ten­tatives faites a. l'interieur du marxisme pour decrire les guerresnationales comme des « simulacres», des guerres fictives mas­quant la realite de la politique, ou formant une conspiration desbourgeoisies des differents Etats pour tromper « leurs» classesouvrieres respectives et les exterminer en les jetant les unes contre

1. On sait que ces differents « courants » se sont divises, en partie, sur lesconsequences a tirer de la preface redigee en 1895 par Engels pour la seried' articles de Marx (1850) sur « Les luttes de classes en France » - l'un de sesrout derniers textes, parfois designe comme son « testament» -, dans laquelleil exposait l'ensemble des raisons qui condamnaient techniquement al'echec etrendaient politiquement inutiles les revolutions comme insurrections armeesd'une « minorite consciente ala tete de masses inconscientes » ((f Marx EngelsW'erke, t. 22, Berlin, Dietz Verlag, 1963, p. 509 sq.).

2. On ne rappelle jamais assez que tous les chefs militaires franc;:ais qui exe­cuterent les grandes repressions contre-revolutionnaires du XIX' siecle - acha­que fois se soldant par des dizaines de milliers de morts et de deportations - ontfait leurs armes dans la conquete coloniale et l'extermination des populations« indigenes », acommencer par Changarnier, MacMahon, Galliffet. .. Cy. Oli­vier Lecour Grandmaison, Coloniser, exterminer. Sur la guerre et I'Etat colonial,Paris, Fayard, 2005.

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les autres, ne faisaient pas le poids devant la terrible experience dela guerre nationale de masse a 1'ere industrielle. Il fallait revenir aClausewitz et a 1'intelligence directe des problemes qu'il s'etaitposes.

Engels avait montre la voie, en pratiquant une lecture cri­tique des theses de YOm Kriege: rejetant « l'idealisme » de saconception des facteurs moraux, mais cherchant a leur fournirun equivalent « materialiste », allant de pair avec 1'insistance surIe role des facteurs techniques, economiques et sociaux. Il crutle trouver dans 1'idee que des armees populaires, fondees sur laconscription, deboucheraient ineluctablement sur Ie developpe­ment de la lutte des classes a l'interieur meme de l'armee (entout cas dans un cadre republicain et democratique). Ainsi lacrainte des masses tellement caracteristique de la pensee de Clau­sewitz (crainte ambivalente de ce qui, pourtant, est necessaire),se trouvait-elle renversee en une prophetie qui annonc:;:ait Ie sur­gissement des masses populaires comme acteurs strategiques enface de l'Etat au sein meme de sa machine militaire. Mais ildevait revenir a Lenine et a Mao Zedong de pousser cette hypo­these dialectique jusqu'a la reformulation du principe de l'arti­culation de la guerre et de la politique, en deplac:;:ant l'idee ducomplexe strategique «subjectif» de l'ensemble Etat-armee­peuple vers l'ensemble forme de la classe, du peuple, et du partirevolutionnaire.

Nous savons que Lenine avait lu Clausewitz avec une extremeattention, prenant des notes sur YOm Kriege et les completant decommentaires marginaux au debut de la Premiere Guerre mon­diale, apres l'effondrement (la « trahison ») de la lIe Internationaleet de son programme d'opposition a la guerre imperialiste 1. C'estalors qu'il inventa et tenta de mettre en ~uvre (avec succes, dumains dans son propre pays) le mot d'ordre de « transformation dela guerre imperialiste en guerre civile revolutionnaire », decrivant

1. Cf E. Balibar, « Le moment philosophique determine par la guerre dansla politique : Unine 1914-1916 ", dans Philippe Soulez (ed.), Les Philosopheset la guerre de 14, Presses universitaires de Vincennes, 1988; Panajotis Kon­dylis, Theorie des Krieges. Clausewitz-Marx-Engels-Lenin, Stuttgart, Klett-Cotta,1988.

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l'emergence du « facteur moral» (la conscience de classe interna­tionaliste) comme l'effet politique d'une sorte de «.friction », 1'accu­mulation dans la duree des horreurs de la guerre « populaire »(c'est-a.-dire de la guerre menee au moyen d'armees nationales demasse) I. On ala. une interpretation originale de l'idee d'une « offen­sive» qui se prepare au sein meme de la « defensive », et qui tiresa necessite du fait que la guerre « absolue » est, ou plut6t devientavec Ie temps, intenable. II faut alors detruire I'Etat lui-meme, ouplut6t il faut recreer les conditions de la politique aux depens deI'Etat, dont on voit qu'il n'incarne la politique (ou n'en representeIe « sujet ») qu'aussi longtemps qu'il a Ie pouvoir d'armer Ie peupleet de contr6ler l'usage qu'il fait de ses armes. Des qu'il perd ce pou­voir, I'Etat devient un fant6me politique, une categorie « zombie»(comme dit Ulrich Beck dans un autre contexte) 2. On passe alors,en quelque sorte, d'un monopole etatique de la violence legitimea. un monopole de classe de la violence historiquement decisive.II n'est pas sans interet de Ie noter ici, c'est exactement ce depla­cement leniniste de Clausewitz qui forme Ie point de depart deSchmitt pour sa definition impolitique du « concept du politique »,

dans laquelle la souverainete n'est plus identifiee a. un ordre legitimenormalise, institutionnalise, mais a. la capacite d'instituer « l'etatd' exception» au cocur meme de 1'Etat, c'est-a.-dire de reprimer lalutte des classes de fac,:on preventive, en sorte que la definition de« l'ennemi interieur » - celui de la « guerre civile de classe » - est a.nouveau retournee, pour recreer Ie monopole de I'Etat et sa capa­cite de faire la guerre a. ses ennemis exterieurs 3.

1. On se rend tres mal compte aujourd'hui du degre d'horreur et des effetstraumatiques du « bain de sang » de 1914-1918 en Europe. Les ceuvres litte­raires qui en temoignerent et eurent tant d'influence sur la conscience euro­peenne du xX'siecle (Barbusse, Remarque) s'estompent dans la grisaille desbibliotheques. Les analyses de Freud sur la « pulsion de mort » sont detacheesde leur contexte. Cf George Mosse, De fa Grande Guerre au totalitarisme. Labrutalisation des societes europeennes, Paris, Hachette Litteratures, 1999.

2. Cf «Zombie Categories: Interview with Ulrich Beck» [3 fevrier 1999],dans Ulrich Beck, Elizabeth Beck-Gernsheim, Individualization. Institutiona­lized Individualism and its Social and Political Consequences, Londres, Sage,2002.

3. C. Schmitt, La Notion de politique, op. cit.

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Mais ce n'est pas avant Mao Zedong et sa theorie de la « guerrede partisans prolongee » que nous rencontrons aLa fiis une rei­teration systematique de la these clausewitzienne sur la guerre« continuation de la politique par d'autres moyens », et une alter­native a l'idee meme que Clausewitz se faisait du politique, cher­chant a resoudre l'aporie dont j'ai suggere qu'elle n'avait cesse desurgir a nouveau devant lui: « La guerre est la forme supreme delutte pour resoudre, a une etape determinee de leur developpe­ment, les contradictions entre classes, entre nations, entre Etatsou entre blocs politiques 1. » Non seulement, comme l'ont sou­tenu a bon droit plusieurs commentateurs, Mao est dans routela tradition marxiste Ie plus coherent des continuateurs de Clau­sewitz. Mais peut-etre l'a-t-il ete en generaL, parmi rous les conti­nuateurs de Clausewitz, parce que son effort porte sur La totaLitedes axiomes, et pas seulement sur un ou deux d'entre eux. Cettereception se fondait sur une connaissance approfondie et depremiere main du texte de Clausewitz (et pas seulement sur l'in­terpretation des citations donnees par Lenine ou les lec;:onsd'instructeurs sovietiques) : Ie fait que routes les references expli­cites qu'il donne dans les brochures et articles de la periode de laguerre antijaponaise (apres la fin de la « Longue Marche » propre­ment dite) ne renvoient qu'aux citations par Lenine dans ses ecritssur l'imperialisme ne doit pas induire en erreur a cet egard 2. IIexistait deja a l'epoque cinq traductions de Clausewitz en chinois,dont l'une (datant de 1911) etait utilisee dans les academies mili­taires. En 1938, Mao organisa a Yenan un seminaire de lecture destextes de Clausewitz et, pour ameliorer la comprehension de ceux

1. Mao Zedong, Problemes strategiques de fa guerre revolutionnaire en Chine[decembre 1936], dans CEuvres choisies de Mao Tse Taung, t. I, Pekin, Editionsen langues etrangeres, 1%6, p. 200.

2. Id., De fa guerre prolongee [mai 1938J, dans CEuvres choisies, t. II, Pekin,Editions en langues etrangeres, 1%7, p. 117 sq. La citation du principe clau­sewitzien « La guerre est la simple continuation de la politique par d'autresmoyens » est referee a deux textes de Lenine de 1914: « Le socialisme et laguerre » et « La faillite de la II' Internationale », ce qui pourrait signifier queson autorite subsume celle de Clausewitz, si l'ouvrage ne componait des deve­loppements sur Ie « but politique » et « I'objectif militaire » (1'aneantissementdes forces de l'ennemi) qui demarquent de pres Ie texte original de Clausewitz.

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qu'il jugeait obscurs ou fautifs, il fit refaire des traductions del'original allemand en mandarin classique et demanda aux tra­ducteurs de les expliquer en seances (on sait que Mao ne lisait pasd'aurre langue que Ie chinois) . 11 n'a donc pas seulement recons­titue la logique clausewitzienne a partir d'indications fragmen­taires, comme on l'a longtemps cru, mais, conscient de ce que lesquestions posees dans 110m Kriege avaient un haut degre de perti­nence au regard de l'experience dans laquelle il etait plonge, ila procede a une veritable « traduction-refondation 1 ». Son ideeforce, on Ie sait, est que la strategie defensive s'impose en raisondu fait que, au depart, l'adversaire imperialiste et la bourgeoisiedominante disposent de forces armees organisees, alors que Ieproletariat et la paysannerie n'en ont pas: il s'agit de retourner cerapport en son contraire, et de parvenir a la fin a une situationdans laquelle c' est Ie « faible » qui eliminera Ie « fort» 2. La lon­gueur de la guerre, ou sa propre « longue marche» rebaptisee« guerre prolongee», forme 1'equivalent de la friction: c'est Ietemps necessaire pour qu'un petit noyau de revolutionnairesouvriers et intellectuels que la defaite d'un « assaut revolution­naire» urbain ou d'une insurrection armee a contraints de cher­cher refuge au sein des masses paysannes, apprennent as'y trouver« comme un poisson dans l'eau», selon l'expression forgee parMao a l'epoque de la « Longue Marche». C'est aussi Ie tempsqu'il faut aux revolutionnaires pour 1) s' armer eux-memes auxdepens de l'armee adverse, en executant des attaques tactiques(des operations de guerilla) contre des detachements isoles

1. Les indications precedentes procedent de la these de Zhang Yuan-Lin,soutenue en 1995 a l'universite de Mannheim, Mao Zedong und Carl vonClausewitz. Theorien des Krieges. Beziehung, Darstellung und Vergleich, dont jedois la communication a Christof Ohm, correcteur de mon article « Krieg»pour Ie Historisches-Kritisches Worterbuch des Marxismus, que je remerciechaleureusement.

2. Mao Zedong, De la guerre prolongee, dans CEuvres choisies, t. II, op. cit.,p. 139 sq. : « La theorie de I'asservissement ineluctable de la Chine est erronee,mais la theorie de la victoire rapide ne I'est pas moins )} ; p. 169 sq. : « Les ope­rations offensives dans une guerre defensive, les operations de decision rapidedans une guerre de longue duree et les operations aI'exterieur des lignes dansla guerre al'interieur des lignes. »

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d' envahisseurs; 2) « apprendre » l'art de la straH~gie en etendant Ietheatre de la guerre au niveau de la nation tout entiere (c'est-a­dire, en Chine, d'un semi-continent) ; 3) « resoudre les contradic­tions au sein du peuple » et tracer une ligne de demarcation entreIe peuple et ses ennemis (ou, si l'on veut, les ennemis du parti), enfaisant passer la capacite hegemonique d'une puissance exterieure(envahisseur colonial, caste politico-militaire nationale) a unepuissance interieure au peuple, representant les interets communsde toutes les classes dominees. C'est Ie parti eommuniste qui, dansla theorisation de Mao, construit cette puissance immanente, etqui est cense l'incarner pour une longue periode. Ie parti est doneIe tiers dans lequel se resout la diffirenee de l'armee et du peuple (maisaussi, correlativement, dont l'unite interne conditionne leur sub­somption mutuelle) I.

Avec Ie recul, nous voyons - ou nous croyons voir - quelle estla tache aveugle de ce discours (et quelles consequences elle aentrainees sur 1'histoire de la Revolution apres la victoire de1949) : Mao (explicitement du moins) est muet (ou ne delivreque des propositions de pure convention) sur Ie contexte generalde Ia Deuxieme Guerre dite precisement « mondiale », c'est-a­dire sur ses dimensions internationales - il est vrai extraordinai­rement complexes puisque, vu depuis la Chine, Ie confEt opposeles deux imperialismes qui ont successivement tente, seIon desstrategies diverses, de la coloniser (l'Occident et Ie Japon). Commesi les seules forces en presence etaient physiquement presentessur Ie territoire, comme si, face a l'imperialisme, Ia seule puis­sance strategique etait celle des forces nationales. « Compter surses propres forces », Ie grand mot d'ordre mao'iste (peut-etre en

1. Mao Zedong, De fa guerre prolongee, dans CEuvres choisies, t. II, op. cit.,p. 161 sq. : « Laetivite consciente dans la guerre » ; Ie Role du Parti communistechinois dans la guerre nationale [ocrobre 1938J, dans ibid., p. 211 sq. « Luniteinterne du Pani communiste chinois est la condition primordiale de l'union deroute la nation pour triompher dans la Guerre de Resistance et edifier uneChine nouvelle. Les dix-sept ans qui ont trempe Ie pani communiste chinoislui ont appris de nombreux moyens pour realiser son unite interne, et il estmaintenant bien plus experimente. Nous sommes done en etat de former unsolide noyau au sein du peuple chinois pour gagner la Guerre de Resistance etedifier une Chine nouvelle ... » (Ibid., p. 326.)

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partie herite du pragmatisme americain), a lui-meme d'embleeune signification nationaliste I. Au bout du compte la questionfinira par se poser de savoir si la Revolution chinoise a ete Ie« moyen communiste» dont s' est servi un projet nationalisteseculaire (aujourd'hui proche de son but, au prix d'un « renver­sement tactique » du discours et des politiques, certes difficile anegocier, mais non impossible) 2, ou Ie processus dans lequel,une fois de plus, Ie « socialisme dans un seul pays» (et meme,contradiction plus violente encore, Ie « communisme dans unseul pays ») aura servi de terrain favorable pour la renaissance dunationalisme et la reconstitution d'une bourgeoisie dominante.Peut-etre est-elle, d'ailleurs, insoluble dans les termes d'unealternative aussi simple. Reste un parcours fascinant en fait d'in­terpretation de 1'idee d'une « rationalite politique » immanenteala guerre, et de ses implications pour une theorie du sujet de lapolitique. D'une certaine fac;:on la boucle est bouclee, et la fer­meture de ce cycle historique et philosophique co'incide avec Ierenversement du rapport hierarchique initialement institueentre la guerre d'Etat et la guerre de guerilla. Mais je ne crois paspour autant que ce renversement resolve l'aporie de Clausewitz.Elle la deplacerait plut6t. La difficulte chez Clausewitz prove­nait du fait que 1'Etat ne pouvait a priori se considerer commeIe maitre de 1'instrument qu'il avait construit et utilise pour

1. « Pour parvenir a I'emancipation complete, les peuples opprimes doiventcompter d'abord sur leur propre lune, et ensuite seulement sur l'aide interna­tionale. Les peuples dont la revolution a niomphe doivent aider ceux qui lut­tent pour leur liberation. C'est la notre devoir internationaliste ", resumeraplus tard Mao (( Entretien avec des amis africains » [8 aout 1963J, dans Cita­tions du President Mao Tse- Toung, Pekin, Editions en langues etrangeres, 1966,p.195).

2. Ce qui laisse beante la question de savoir jusqua que! moment (ou jusqu'aque!point) la « forme» ideologique et institutionnelle du « pani communiste »restera compatible avec cet objectif, dans un contexte de trans-nationalisationauquel la Chine elle-meme ne peut rotalement echapper. .. On retrouve laquestion du Vanishing Mediator, generalisee a route sone de « transitions»hisroriques. Un des meilleurs commentateurs de la pensee de Mao Zedong ladecrit comme une « revanche posthume » du populisme au sein du leninisme(Maurice Meisner, Marxism, Maoism & Utopianism. Eight Essays, Madison,University ofWisconsin Press, 1982, ch. 3).

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transformer les guerres dynastiques en guerres « absolues », dontles troupes sont des peuples en armes. La difficulte de Mao - oucelle que nous sommes tentes de lire chez Mao, en tirant les le<;:onsde la revolution chinoise elle-meme - vient du fait que Ie pouvoirimmanent de l'organisation chargee de transformer de l'interieurIe peuple en « armee populaire » imbue d'une ideologie revolu­tionnaire de classe dans des circonstances historiques donnees,n'accomplira sa tache strategique qu'a la condition de se faire lui­meme Etat. Acela Ie fait que l'Etat soit periodiquement detruit etreconstruit au cours d'episodes revolutionnaires comme la « Revo­lution culturelle » des annees 1960 ne change semble-t-il fonda­mentalement rien, quoi qu'en dise la theorie mao'iste : peut-etreparce que, malgre la violence interieure de son scenario de« guerre civile» entre « Ie peuple » et « les ennemis du peuple »,ou la nouvelle « bourgeoisie» reconstituee au sein meme duparti communiste, cette revolution en trompe-1' cril n'avait ja­mais veritablement touche aux noyaux durs du pouvoir I. Laseule alternative imaginable au fond - mais parfaitement in­vraisemblable dans les conditions d'une guerre de liberation na­tionale - eut ete que l'organisation s'abstienne de « prendre Iepouvoir », ou de conduire la guerre revolutionnaire « defensive»jusqu'au « but final» (Zweck) et a 1'aneantissement de 1'ennemi,par une sorte de « desescalade » interieure qui ramene de la guerre« absolue » ala guerre « limitee ».

Dans tous les cas cependant, qu'il s'agisse du sujet politiqueclausewitzien ou du sujet politique marxien et post-clausewitzien,

1. Cf E. Balibar, « Mao: critique interne du stalinisme? », dans ActuelMarx, n° 3, PUF, premier semestre 1988. Dans un interessant article qui serefhe a Meisner, Alessandro Russo degage une ultime figure pour l'axiome« clausewitzien » de la superiorite de la defensive alongue echeance : I'usage dumot d'ordre paradoxal de « defaite probable» des forces revolutionnaires (( TheProbable Deftat: Preliminary Notes on the Chinese Cultural Revolution ", danspositions: east asia culture critique, n° 6-1, Durham, Duke Universi ty Press,printemps 1998). Dans l'esprit de la « Longue Marche », on pourrait aussi sou­tenir que la continuation des aspects insurrectionnels de la « GRe!' » se trouvechez ceux des Gardes rouges (camme Wei Jingsheng) qui se firent les porte­parole du mouvement pour la « cinquieme modernisation» democratique etfurent (provisoirement?) elimines lors de la repression de 1989.

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Guerre et politique : variations clausewitziennes

Ie sujet tel qu'il est determine au cours du proces strategique resteun sujet « divise », oscillant entre souverainete et insurrection. C'estce qui suscite chez certains theoriciens et commentateurs contem­porains de la « guerre moleculaire» (Enzensberger) la tentationde la solution par Ie vide: plus de sujet (ou un ensemble de figuresnegatives, de.ftctives, du sujet), donc plus d'aporie 1. Reste alors asedemander que! contenu on accordera encore a la categorie de« guerre ». Qu'est-ce qu'une guerre que taus subissent, mais quepersonne ne « fait» ?

1. Hans Magnus Enzensberger ecrit que « la guerre civile, dans cette perspec­tive [celie du droit international codifie au XIX' et au XX' siecle], apparalt commel'exception a la regie, comme une forme non-reglee de confEr. Clausewitz n'yconsacre pas un mot dans son classique manuel de I'art militaire. II n'existe acejour aucune theorie de la guerre civile. La realite ne fait pas eclater seulementles definitions formelles des juristes. Les simulations des etats-majors n'ontplus prise, elles non plus, sur Ie nouvel ordre mondial, qui est bien plut6t undesordre place sous Ie signe de la guerre civile. Et, en l' occurrence, ces donneesradicalement nouvelles se combinent de maniere explosive avec des donneesataviques, et cette question repose en termes nouveaux les vieilles questions del'anthropologie [... j. La haine du prochain et la haine de l'etranger sont obscu­rement liees. Cet autre qu'on abhorre est sans doute toujours, a I'origine, Ieproche voisin, et c'est seulement une fois que se sont constituees de grandescollectivites que]'on declare "ennemi" ]'etranger qui se trouve au-dela dela frontiere ». (La Grande Migration, suivi de Vues sur la guerre civile, tt. froB. Lortholary, Paris, Gallimard, 1995, p. 76-77.) Dans Ober den Krieg (op. cit.,ch. 9, p. 199 sq.), Miinkler donne les discours de Huntington (The Clash ofCivilizations. .. ) et d'Enzensberger comme produits opposes de decompositionde l'antithese schmittienne de « I'ami» et de « l'ennemi", dont les prodromessont chez Schmitt lui-meme.

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2. « Gewalt »

Violence et pouvoirdans l'histoire de la theorie marxiste 1

Le paradoxe de la relation que Ie marxisme entretient avec laquestion de la violence, c'est que, tout en ayant apporte une con­tribution decisive a l'intelligence du « role de la violence dans1'histoire », et plus precisement de 1'articulation entre des formesde domination et d'exploitation (au premier chef, Ie capitalisme)et des modalites structurelles de la violence sociale, de la necessitedes lunes de classes et des processus revolutionnaires, et contribueainsi adefinir les conditions et les enjeux de la politique moderne,il n'en a pas moins ete fondamentalement incapable de penser (etdonc d' affronter) Ie lien tragique qui, de l'interieur, associe poli­tique et violence dans une unite de contraires elle-meme supre­mement « violente »- ala fayon dont celui-ci affleure par exemple,a differentes periodes, dans les cruvres d'historiens et de theori­ciens tels que Thucydide, Machiavel ou Max Weber.

II y a a cela plusieurs raisons: 1'une est Ie privilege absoluaccorde par la theorie marxiste aune forme de domination (1'ex­ploitation du travail), dont les autres apparaissent comme desepiphenomenes, ce qui conduit a ignorer ou sous-estimer leurcontribution propre a!' economie de la violence et de la cruaute;

1. Article publie en allemand dans Ie Historisch-Kritisches Worterbuch desMarxismus, Wolfgang Fritz Haug (dir.), vol. V, GegenojJentlichkeit bis Hegemo­nialapparat, Hambourg, Argument Verlag, 200 1.

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l:xceptions, guerres et revolutions

l'autre est l'optimisme anthropologique inscrit au cceur de laconception du « progres » en tant que developpement des forcesproductives de 1'humanite, qui constitue Ie postulat de base de laconception marxiste de I'histoire des formations sociales; la der­niere, enfin, est la metaphysique de I'histoire en tant que reali­sation concrete du proces de « negation de la negation» (oud'alienation et reconciliation de l'essence humaine generique),qui transmet au marxisme Ie scheme theologique et philosophiquede la conversion de la violence en justice. La coexistence dans lapensee de Marx et de ses successeurs (avec toutefois de considera­bles differences de profondeur intellectuelle) de ces deux aspectsetroitement lies entre eux - reconnaissance des formes extremesde la violence sociale et de leur role, meconnaissance du problemespecifiquement politique qu'elles posent - n'a pas ete sans conse­quences dans l'histoire des mouvements sociaux et des processusrevolutionnaires qui, officiellement, se sont redames du marxismeet dont les forces dirigeantes ou dissidentes recherchaient chezMarx les instruments de leur « maitrise». Elle se fait plus quejamais sentir dans Ie contexte de la phase actuelle de mondialisa­tion du capitalisme et de recherche des politiques alternativesqu'appellent ses contradictions. Cette limitation constitutive dumarxisme n'empeche pas, bien au contraire, que son histoire aucours des deux derniers siedes n'ait ete l'occasion de saisissantestentatives intellectuelles pour en prendre la mesure et en formulerles enjeux. Dans l'expose qui va suivre, on ne se proposera pas dedonner une presentation exhaustive des formulations marxienneset marxistes relatives a la violence, mais on essayera d'analyserquelques-uns des textes et des episodes les plus saillants qui illus­trent la question ainsi posee.

Cexpose s'organisera de la fa<;:on suivante: nous procederonsapartir de la relecture d'un texte qu'on peut considerer comme1'exposition d'une doctrine « dassique » du marxisme sur la ques­tion de la Gewalt : la brochure posthume d'Engels, Die Rolle derGewalt in der Geschichte, de 1895. En depit de son caractereinacheve, ce texte possede un degre de coherence et de precisiontheorique tres superieur ala plupart des autres references que nous

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« Gewalt ». Violence et pouvoir dans l'histoire de la theorie marxiste

serons amenes a invoquer, y compris chez Marx lui-meme I. Ce nepeut donc etre un hasard s'il souleve quelques-uns des problemesde fond que pose I'approche marxiste, et s'il a donne lieu pourcene raison a plusieurs discussions et critiques dont nous sommesencore dependants. II n'empeche qu'il s'agit par certains cotesd' une simplification, par d' autres d' une extension et d' une trans­formation des formulations de Marx. Apres en avoir caracteriseI'orientation, nous devrons donc proceder a un double deplace­ment. D'une part, de fa<;:on retroactive, nous devrons retourneraux plus significatives des conceptions de la Gewalt esquisseespar Marx lui-meme, dans differentes conjonctures et differentscontextes, et essayer de comprendre l'aporie qu'elles comportent :formulations liees au scheme de la « revolution en permanence»et sous-tendues par une philosophie activiste de la praxis (de partet d'autre des revolutions de 1848), formulations inherentes alacritique de l'economie politique ou gravitant autour d'elle (parrapport auxquelles nous verrons que la theorisation du «feti­chisme de la marchandise » comporte des implications tres singu­lieres), enfin dilemmes de la « politique proletarienne» dans Iecontexte des affrontements avec les autres tendances du socialismedu XIXe siecle. D'autre part, en sens inverse, nous devrons esquisserun parcours et un diagnostic des oppositions de doctrine qui sedeploient dans le« marxisme » post-engelsien, d'une fa<;:on neces­sairement sommaire etant donne l'ampleur du materiau. Cesoppositions sont bien entendu inseparables d'orientations strate­giques qui ont joue un role decisif dans I'histoire politique dudernier siecle. Elles correspondent a deux grands cycles de mou­vements sociaux et d'evenements, decaJes dans Ie temps, mais quiont fini par se superposer : celui des lunes de classes et des revolu­tions anticapitalistes, celui des lunes anti-imperialistes, anti-colo­niales, puis post-coloniales. Bien que ces cycles soient aujourd'hui,pour l'essentiel, acheves dans leur forme classique, une bonne

1. F. Engels, Die Rolle der Gewalt in der Geschichte, dans Marx Engels W0rke,t. 21, op. cit., p.405-465 (voir aussi Herrn Eugen Duhrings Umwalzung derWissenschaft (Anti-Duhring), dans Marx Engels Werke, t. 20, Berlin, Dietz Ver­lag, 1962, p. 1-303).

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partie des questions auxquelles ils ont donne lieu trouvent desprolongements dans la conjoncture historique actuelle, qu'onpeut rattacher au phenomene fondamental de la « mondialisa­tion » : c'est pourquoi les « heresies» du marxisme qui se nourris­sent, entre autres, de positions divergentes sur la question de lanature et des fonctions politiques de la Gewaft (ou peut-etre memese constituent essentiellement a partir d'une divergence sur cepoint, comme on Ie voit de fa<;:on exemplaire dans l'opposition dubolchevisme et de la social-democratie a propos de la revolutionviolente, de la dictature du proletariat et de la guerre civile) ont degrandes chances de se reproduire et de trouver des heritiers dansles debats contemporains sur les crises et les alternatives a l'ordremondial en cours de constitution, meme si ce n'est pas necessai­rement sous Ie nom et dans Ie langage du marxisme. C'est bienentendu ce qui fait 1'interet d'une relecture attentive de son corpuset d'une interpretation de son histoire, qui sans cela n'auraientqu'une portee archeologique.

Munis de ces trois ordres de references, nous pourrons essayeren conclusion d'expliciter Ie probleme qui nous parait sous-jacenta toute cette histoire, et que les « catastrophes reelles »du XX" siecle(dont Ie marxisme a ete ala fois l'acteur et la victime) ont conduita un point de non-retour: non pas celui d'une alternative entrereforme et revolution, comme les marxistes ont eu tendance a Iecroire, mais plut6t celui (qui les determinait a leur insu) d'une« civilisation de la revolution » dont dependent, en contrepartie,les possibilites reelles d'une « civilisation de la politique » et de1'Etat lui-meme. Ii s'agira en ce sens - a partir d'une questiondont nous pensons personnellement qu'elle n'est pas une questionparticuliere, parmi d'autres, mais bien fa question constitutive dela politique, d'esquisser une critique du marxisme, a la fois sur Ieplan theorique et sur Ie plan ethique, dont dependent les possibi­lites de son utilisation a venir.

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« Gewalt ii. Violence et pouvoir dans f'histoire de la theorie marxiste

I. DIE ROLLE DER GEWALT IN DER GESCHICHTE :

TENTATIVE D'UNE SYSTEMATISATION DIALECTIQUE

La brochure connue sous ce titre a une histoire complexe etrevelatrice. Ii s'agissait de 1'une des tentatives d'Engels pour tirerdes chapitres « theoriques »de l'Anti-Duhringde 1875 un ouvrageautonome, dans lequel apparaitrait l'originalite de la conceptionmaterialiste de 1'histoire et de sa methode dialectique, en memetemps que seraient resolus les problemes de doctrine, d'organisa­tion et de strategie du mouvement ouvrier desormais unifie sousla direction des chefs « marxistes» (du moins en Allemagne et,virtuellement, dans d'autres pays dont les partis socialistes consti­tueront plus tard la « Deuxieme Internationale »). Mais, a la dif­ference de la brochure Socialisme utopique et socialisme scientifique,l' ouvrage sur Ie role historique de la Gewalt, entrepris autour de1887, ne devait pas etre acheve par 1'auteur, et Ie texte publie en1895-1896 dans la Neue Zeit par Bernstein, puis corrige par lesediteurs russes des ceuvres de Marx et Engels en 1937, ne cor­respondait qu'a une partie du projet initial. Celui-ci, tel que 1'in­diquent les brouillons d'Engels, devait comporter trois parties:d'abord une reprise des chapitres de 1'Anti-Duhring intitules Ge­walttheorie 1, II, 111, directement consacres a la refutation de laconception de la Gewalt exposee par Dtihring, ensuite une reprisedes chapitres anterieurs (pe partie, ch. 9 et 10) intitules «Moralund Recht / Ewige Wahrheiten - Gleichheit» (finalement laisses decote), enfin un essai entierement nouveau (laisse inacheve) sur lapolitique bismarckienne qui venait d'aboutir a 1'unite allemandeen tant qu'empire prussien, Ie tout precede d'une preface dontnous avons 1'argument simplement esquisse. Lensemble eut donccorrespondu a un traitement complet (dont Dtihring fournit Iepretexte) de la question de la « politique » dans une perspectivemarxiste, a la fois sous l'angle theorique (rapports entre super­structures et structure economique de la societe) et sous l'anglepratique (<< application» de la theorie a la question qui determineimmediatement les caracteristiques de la politique europeenne etmodifie radicalement, en apparence au moins, les perspectives dela revolution socialiste : « Passons maintenant de la theorie pure a

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1'histoire allemande contemporaine, OU la violence du pouvoir estmise en ceuvre par Ie fer et Ie sang. Ce qui nous apparaltra claircomme Ie jour, c'est que la politique fondee sur cette violencedevait l'emporter temporairement, mais etait finalement vouee a1'echec I»).

Cette reconstitution des intentions de l'auteur nous ameneimmediatement a une remarque de langue et de terminologiefondamentale pour la suite de notre propos. En allemand (languedans laquelle ecrivent Marx, Engels et les premiers marxistes), Iemot Gewalt possede une extension qu'on ne retrouve pas dans ses« equivalents» des autres langues europeennes : violence ou vio­lenza et pouvoir, potere, power (egalement susceptibles de « tra­duire » selon les contextes Macht ou meme Herrschaft). Vu ainsi« de l'exterieur », Ie terme Gewalt recouvre donc une ambigu'iteintrinseque : il designe ala fois l'antithese du droit ou de la justiceet leur realisation ou leur prise en charge par une institution(generalement 1'Etat) 2. Cette ambigu'ite (qu'on retrouverait na­turellement chez d'autres auteurs) n'est pas necessairement uninconvenient. Elle signale au contraire l'existence d'une dialec­tique latente ou d'une « unite de contraires» constitutive de lapolitique. En un sens, Engels n'a fait que l'expliciter, et c'est ceque nous devons ici faire comprendre. Pour cela il nous faudrad'une part conserver au terme Gewalt, en tous contextes, l'inde­termination qu'il possede virtuellement (par exemple dans 1'ideede « revolutiondre Gewalt », ou de « revolutiondre Rolle der Gewaltin der Geschichte »), mais d'autre part recourir a1'idiome etrangerpour signaler l'accent mis sur Ie « cote destructeur » de la violence(qui, apres un passage par Sorel et ses Rejlexions sur la violence,revient en allemand dans l'essai de Benjamin, Zur Kritik derGewalt), ou sur Ie cote institutionnel, voire « constitutionnel » du

1. « Wenden wir nun unsre Theorie aufdie deutsche Geschichte von heute undihre Gewaltspraxis von Blut und Eisen. Wir werden daraus klar ersehen, weshalbdie Politik von Blut und Eisen zeitweilig Erftlg haben musste und weshalb sieschliesslich zugrunde gehen muss. » (Marx Engels Werke, t. 21, op. cit., p. 407 ; jetraduis.)

2. Sven Papcke, Progressive Gewalt. Studien zum sozialen Widerstandsrecht,Francfort-sur-Ie-Main, S. Fischer Verlag, 1973.

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« Gewalt!!. Violence et pouvoir dans l'histoire de la theorie marxiste

pouvoir (qui l'emporte tendanciellement dans la construction desEtats-partis du « socialisme reel» et dans 1'interpretation qu'ilsdonnent de la notion de « dictature du proletariat »).

Le projet d'Engeis attire egalement notre attention sur 1'im­portance fondamentale, pour 1'interpretation des theses qui allaientconstituer la reference principale du « marxisme » et de ses cri­tiques, de la conjoncture dans laquelle elles sont formulees etassemblees, a savoir la Grunderperiode de 1'Empire allemand,entre 1875 et 1895. Cette periode, notons-Ie, est aussi celie danslaquelle Nietzsche, critique de Dlihring en sens inverse de celuique developpe Engels, tente de definir philosophiquement une« grande politique» alternative a I'institution bismarckiennedu Machtstaat (Par-dela Bien et Mal et Genealogie de la moraleparaissent respectivement en 1886 et 1887). Et sa fin co"incideavec la parution des premiers essais de « politique appliquee» deMax Weber qui tentent precisement de fonder 1'idee post-bis­marckienne d'un Etat « national-social» (Der Nationalstaat unddie Volkswirtschaftspolitik, Akademische Antrittsrede, 1895; ZurGrundung einer national-sozialen Partei, 1896), tout en reprenantcertains des themes qui avaient servi ala critique metaphysique deDlihring (Ie caractere « diabolique » de la puissance) 1. C'est pour­quoi, de meme qu'il est necessaire, avant de revenir aMarx, de sefaire une idee des resultats de son interpretation « marxiste » parEngels, il faut entamer la lecture de la brochure de celui-ci par ses« conclusions» politiques.

Les historiens actuels attachent toujours la plus grande impor­tance a l'analyse proposee par Engels de la « Revolution par enhaut » (Revolution von oben, expression adoptee, sinon forgee parBismarck lui-meme) au moyen de laquelle se trouva finalement« realise» Ie reve de I'unite allemande 2. Cette analyse pose plu­sieurs problemes etroitement lies entre eux : celui du sens et des

1. Voir l'anthologie n~cemmenr publiee en fran<;:ais de Max Weber, CEuvrespolitiques (J 895-1919), textcs reunis, presenres ct annotes par Elisabeth Kauff­mann, inrrod. de Catherine Colliot-TheIene, Paris, Albin Michel 2004.

2. Heinrich August Winkler, Der lange weg nach westen, vol. I, DeutscheGeschichte vom Ende des Alten Reiches bis zum Untergang der weimarer Republik,Munich, Verlag C.H. Beck, 2000, p. 178 sq.

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limites de l'enthousiasme d'Engels pour la RealpoLitik bismarc­kienne, celui de la validite de la these affirmant 1'incapacite po­litique propre de la bourgeoisie, enfin celui des causes de soninachevement.

Lenthousiasme d'Engels concerne essentiellement la capacitedont Bismarck aurait fait preuve d'imposer a. la bourgeoisie alle­mande la politique adequate a. ses propres interets (en parti­culier la politique militaire, mais aussi 1'institution du suffrageuniversel) « contre sa volonte». Bismarck reprend en ce sensIe modele bonapartiste de 1851, mais en allant encore plusloin dans Ie sens de l' abandon des justifications idealistes (le« droit des peuples a. disposer d' eux-memes», principe dontLouis Napoleon s'etait fait Ie champion). Dans une descriptionquasi schmittienne de la « tatsiichLiche Diktatur» (dictature de fait)qui permet a. Bismarck de trancher les contradictions dans lesquel­les s'empetre la bourgeoisie allemande prise entre les differentes« voies historiques» susceptibles de realiser 1'unite nationale a.laquelle elle aspire, Engels associe etroitement 1'idee d'une poLi­tique du reeL, qui detruit les illusions (SeLbsttiiuschungen) moraleset juridiques dont sont impregnes les « representants ideolo­giques» de la bourgeoisie, avec 1'idee de « moyens revolution­naires » (c'est-a.-dire exceptionnels, anti-constitutionnels) mis auservice d'une « fin revolutionnaire », la formation de 1'Etat mo­derne longtemps retardee en Allemagne par les interets dynas­tiques et la politique de clocher {KLeinstaaterei}. 11 s'oppose ainsidoublement a. la pensee liberale : en decrivant les principes parle­mentaires comme autant de verements ideologiques de l'impuis­sance historique (du moins dans une situation ou la resolutiondu « probleme » pose par 1'histoire, 1'achevement de « 1'impos­sible» unite allemande, ne peut venir que de la GewaLt) , et enfaisant du militarisme prussien incarne par Bismarck (du moinsjusqu'a. la guerre franco-allemande de 1870-1871) une force pro­gressiste et non pas reactionnaire.

Mais cet enthousiasme a ses Iimites, et l'on peut meme penserque c'est en vue de les faire apparaitre qu'Engels est alle aussi loindans l'eloge du « Chancelier de fer ». En montrant a. la bourgeoisiequ'elle avait besoin d'un maitre, comme aurait dit Kant, il pre-

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« Gewalt >!. Violence et pouvoir dans l'histoire de la theorie marxiste

pare l'entree en scene de l'acteur collectif (le proletariat) qui s'ave­rera Ie maitre du maitre, et lui demontre qu'elle-meme n'est rienpolitiquement (on pense a. la phrase de Malraux, ministre dugeneral de Gaulle en 1945 : « entre les communistes et nous iln'y a rien »). Cette proposition s'exprime precisement en termesde Gewalt: seules deux « forces» font veritablement 1'histoire,1'Etat et Ie peuple (<< II n'y a en politique que deux forces deci­sives : la puissance organisee de 1'Etat, c'est-a.-dire l'armee, et lapuissance eIementaire inorganisee, c'est-a.-dire les masses popu­laires 1 »), et 1'une doit inevitablement prendre Ie relais de 1'autre.Cela se produira parce que - une fois son but atteint -l'imperia­lisme national devient reactionnaire, incapable de gerer les conse­quences de ses propres actions (comme on Ie voit a. la politiquebismarckienne d'annexions contre Ie sentiment des populations,et a. ses methodes policieres en politique interieure), et parce quedesormais (a. la difference de 1848), la classe ouvriere unifiee« sait, elle, ce qu'elle veut » (weiss, was sie will), et pourra retournercontre l'Etat les armes memes dont celui-ci se sert pour lacontroler. Cependant, ce correctif apporte par Engels a. la fonc­tion historique du « grand homme » (que son realisme memefinira par precipiter dans 1'illusion) ne leve pas toute ambigu·ite.On Ie voit bien a. 1'analyse des deux autres questions que nousavons mentionnees.

Lincapacite politique de la bourgeoisie est-elle une caracteris­tique structurelle de cette classe, ou bien un phenomene conjonc­turellie au« retard» et au« blocage »du developpement historiqueen Allemagne? Engels, qui adapte ici les analyses du bonapar­tisme dans les Luttes de classe en France et Le 18 Brumaire de LouisBonaparte (( autonomisation » de l'appareil d'Etat et de la « vo­lonte» qui 1'incarne en raison de la fac;on dont les forces declasses antagonistes se neutralisent) retrouve aussi les difficultesqui avaient ete celles de Marx. II semble privilegier la these del'exception allemande, ou du Sonderweg, mais celle-ci est suscep-

1. « Es gibt in der Politik nur zwei entscheidende Machte: die organisierteStaatsgewalt, die Armee, und die unorganisierte, elementare Gewalt der Volks­massen. » (Marx Engels W'erke, t. 21, op. cit., p. 431 ; je traduis.)

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tible de se renverser. Car l'histoire des obstacles a l'unite allemandeest un condense de l'histoire europeenne tout entiere depuis lesguerres de Religion, et par comparaison, c' est bien plutot lemodele de la Revolution franc,:aise, privilegie par le Manifeste, quifait figure d'exception, qui n'est pas susceptible de se repeter :moment singulier, situe « ni trop tot ni trop tard » pour que labourgeoisie puisse effectivement mobiliser le proletariat, les Volks­massen, au service d'un renversement violent de la dominationfeodale, et ainsi « prendre le pouvoir ». Et du coup la notionmeme de revolution devient problematique. Une « revolution paren haut » est-elle une revolution? Le terme de « revolution» n'est­il pas irremediablement equivoque, dans la mesure, precisement,ou il enveloppe une reference a plusieurs types de Gewalt qui nes'inscrivent pas dans un meme schema de luttes de classes? Nousallons voir que cette difficulte est egalement au creur des develop­pements « theoriques » empruntes a l'Anti-Diihring, mais d'oreset deja elle nous permet de mieux comprendre quels obstacles ontfinalement entraine l'interruption de la redaction d'Engels.

Pourquoi ce texte (comme tant d'autres dans le corpus marxien)est-il demeure inacheve? Une premiere hypothese est qu'Engelsn'a pu « croire» jusqu'au bout a sa propre analyse de l'Empire bis­marckien, qui laisse echapper des elements essentiels. La referenceallusive que comporte son esquisse a « cette merde de reformesociale » (Sozialreformscheisse) est revelatrice. Plus encore que Na­poleon Ill, Bismarck est l'inventeur d'un modele d'integrationdes luttes de classes ou d'Etat « national-social» avant la lettre, etl'evaluation des chances qu'ont l'imperialisme ou la classe ouvrierede l'emporter dans la confrontation (a laquelle le Sozialistengesetzdonne une forme dramatique) 1 depend du degre de Wirklichkeitqu'on reconnait a cette invention, manifestement sous-estimeepar Engels comme par la plupart des marxistes. De meme, la des­cription spontaneiste proposee ici pour caracteriser la politique

1. La « Loi contre les activites de la social-democratie dangereuses pourl'ordre public ", prenant pretexte de deux attentats manques contre l'empereurGuillaume F', fur passee par Ie Reichstag Ie 19 ocrobre 1878 et resta en vigueurjusqu'en 1890. Interdisant route activite militante en dehors des elections et duparlement, elle equivalait aune interdiction du pani.

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proletarienne (<< la puissance elementaire inorganisee, c'est-a.-direles masses populaires ») est-elle necessaire logiquement pour mar­quer Ie tournant (Wendepunkt) qu'annonce I'entree en scene de lac1asse ouvriere en tant qu' acteur de sa propre histoire, mais contra­dictoire avec les perspectives de construction du parti politiqueauxquelles Engels est en train de travaiJler ... De meme que Marxquelques annees auparavant, il se trouve pris entre des formu­lations de type anarchiste et de type etatiste (bakouninienneset lassalliennes), sans pouvoir veritablement tenir un discoursmarxiste specifique. Comme dans les chapitres theoriques ante­rieurs, Ie critere d'apres lequel se trouvent determinees la signifi­cation et les conditions d'application de la Gewalt est fourni parIe « sens de I'histoire » : il s'agit de savoir comment violence etpouvoir interviennent dans Ie cours de I'histoire universelle (Welt­geschichte) , soit pour « I'accelerer », soit pour tenter de lui faire« obstacle ». Mais ce sens est lui-meme defini a. partir d'unehierarchisation a priori des formes de la Gewalt. Le fait que la« solution» de la question nationale (et plus generalement la cons­titution des societes bourgeoises modernes dans la forme d'Etatsnationaux) constitue un moment necessaire de la Weltgeschichtene fait I'objet que d'un postulat empirico-speculatif. Et J'idee queI'introduction, par Ie militarisme moderne, des Volksmassen dansI'appareil de la Staatsgewalt, deboucherait sur une contradiction« ultime » dont ne pourra sortir que son renversement, risque den'etre qu'une petition de principe.

La construction dialectique d'Engels dans les trois chapitresde la Gewalttheorie forme pourtant un ensemble etonnammentcoherent. On peut Ie caracteriser comme « renversement du ren­versement ». La conception de la Gewalt exposee par Dlihringavait deux caracteristiques fondamentales. D'une part, elle « ren­versait » Ie schema du materialisme historique en posant que lesstructures economiques, ou plus exactement les rapports d'appro­priation et d'exploitation, derivent de « faits du premier ordre »qui sont des actes de pouvoirlviolence (Gewalttaten) , c'est-a.-diredes phenomenes d'asservissement (Knechtung, Unterweifung) etde domination (Herrschaft, Beherrschung) imposee par la force,ce qui playait I'ensemble de J'histoire des formes sociales et des

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rapports de propriete sous Ie signe de l'injustice. D'autre part, elleremontait a une categorie metaphysique de la Gewalt, definie defac;:on abstraite ou anhistorique, mais surtout situee en der;a desoppositions entre « exploitation de I'homme » et « exploitationde la nature », « politique» et « economie» (Diihring parle depropriete fondee sur la violence: Gewalteigentum). D'ou la tona­lite profondement rousseauiste de son argumentation, justementsoulignee par Engels, qui par contrecoup tend lui-meme a retrou­ver la conception hegelienne d'une negativite qui, tout au long deI'histoire, « surmonte » ou « releve » (aufhebt) sa propre puissancedestructrice pour parvenir a la realisation d'une communautehumaine substantieUe.

nimporte d'abord a Engels de faire descendre la Gewalt du cieldes idees metaphysiques pour l'analyser comme phenomene poli­tique, inscrit dans une histoire des transformations de la politique.En plusieurs passages, il semblerait qu'une pure et simple equiva­lence s'instaure entre les deux notions: « ns'agissait d'une actionviolente du pouvoir, donc d'une action politique 1. » En fait, larelation est plutot une inclusion d'un terme dans I'autre. La poli­tique inclut la Gewalt, mais ne s'y reduit pas. Ou plutot, la Gewaltest une composante irreductible de toute politique, en sorte qu'ilest illusoire de se representer une action politique effective qui n'yait pas recours. On peut meme penser que c'est cet element deGewalt qui joue toujours Ie role decisif, queUes que soient lesforces au les classes sociales, y compris par consequent pour lapolitique proletarienne - meme si se pose alors la difficile ques­tion de savoir s'il existe une modalite specifiquement proleta­rienne d'action violente (qui se distingue par exemple de laguerre). Pourtant la politique ne se reduit pas ala Gewalt, qui ence sens n'est jamais « nue » ou « pure» : non seulement elle sup­pose les moyens economiques de l'exercer, mais elle comporteaussi un aspect de « representations» (Vorstellungen) (les ideesbourgeoises liberales, Ie socialisme) et « d'institutions » (Einrich­tungen) (Ie parlementarisme et Ie suffrage universe!' l'education

1. « Das war eine Gewalttat, also eine politische Tat. » (Marx Engels Werke,t. 20, op. cit., p. 147; je traduis.)

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populaire, l'armee elle-meme). On retrouve ici la polysemie duterme Gewalt signalee plus haut, mise a profit par Engels pouresquisser une dialectique interne a 1'histoire de la politique. Tantaten effet la Gewalt, ramenee a la violence organisee (et notammentala guerre : guerre etrangere ou guerre civile), ne forme qu'unepartie du systeme des moyens politiques; tantat elle inclut l'en­semble des effets depouvoir et se trouve surdeterminee par d'autrestermes qui connotent aussi l'action politique. Suivant une tradi­tion d'origine saint-simonienne, Engels semble parfois penserqu'il existe une tendance de la politique - menee a son terme parIe mouvement socialiste - a se civiliser elle-meme, en reduisantl'element militaire au profit de l'element institutionnel. Mais laligne principale de l'argumentation vise plutat a montrer quela lutte des classes, dont la politique n'est que la forme, tendvers une confrontation ultime, necessairement violente, entre lesforces antagonistes (bourgeoisie et proletariat), qui est aussi uneconfrontation entre deux modalites antithetiques de la violencepolitique. Ou, plus exactement, elle montre qu'une telle confron­tation exprime la necessite immanente a l'evolution economique(okonomische Entwicklung), qui tend a depasser les formes de l'ex­ploitation et de la sujetion (Herrschafts- und Knechtschaftsverhalt­nisse, expression directement venue de Hegel).

Cargumentation d'Engels est commandee par la reprise d'unscheme logique qui jouait deja Ie role fondamental dans la dialec­tique hegelienne de 1'histoire : celui des moyens (ou du materiel« humain ») et des fins historiques 1. Ce schema implique que lesactions et les intentions particulieres des acteurs (individus et sur­tout peuples ou « individus collectifs ») soient lisibles a un doubleniveau : de fac;:on immediate et consciente ils apparaissent com­me contingents, mais de fac;:on indirecte (et determinante, memesi c'est inconsciemment) ils sant necessaires, du moins dans lamesure ou ils contribuent a la realisation de la fin que l'espritpoursuit dans l'histoire (c'est-a-dire sa propre rationalite). MaisHegel va plus loin, et sur ce point il est en fait deja Ie theoriciendu « role de la Gewalt dans 1'histoire » : il pose que l'irrationalite

1. G.W.F. Hegel, La Raison dans l'histoire, op. cit.

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apparente des actions humaines, l'usage qu' elles font des passions,du conBit et de la violence, est en fait la fOrme phenomenale contra­dictoire sous laquelle se manifeste la puissance objective de laraison. D'ou le « realisme » de la politique hegelienne, rigoureu­sement indissociable de son « idealisme ». Chez Engels, la teleo­logie de la raison devient celle du developpement economique de1'humanite, passant par la dissolution des communautes « primi­tives » et les formes successives de la propriete privee avant dereconstituer une communaute superieure dont la « socialisation»capitaliste des forces productives prepare les conditions. 0'ouson insistance sur Ie fait que la Gewalt politique (et particuliere­ment la Staatsgewalt) est efficace/effective (wirksam/wirklich) dans lamesure seulement ou elle est fOnctionnelle du point de vue dudeveloppement economique de la societe et ou dIe s'inscrit dansle sens de l'evolution economique (comme ce fut Ie cas de laRevolution fran<;:aise) 1. 0'ou egalement sa theorie ingenieuse del'inversion des apparences dans la sphere politique par rapport a. lalogique economique profonde, qui lui permet de rendre comptea. la fois des « decalages » entre histoire politique et histoire econo­mique, de l'autonomisation des idees, des forces et des institu­tions politiques par rapport a. la lune des classes fondamentale, etmeme de l'incapacite des classes economiquement dominantes a.devenir aussi politiquement dominantes (on rejoint la questiondu bonapartisme et du bismarckisme, c'est-a.-dire la question del'echec des « revolutions populaires » ou « revolutions d'en bas»et de leur remplacement par des « revolutions d'en haut» auXIXe siecle). Mais une telle inversion ne peut jamais etre que tran­sitoire. Mieux, elle doit representer la fOrme de la transition versson redressement rationnel, sans quoi la logique des moyens etdes fins serait, precisement, annulee.

II serait errone, cependant, de eroire qu'Engels puisse secontenter de « traduire » un scheme hegelien du langage de l'es­prit dans celui de 1'evolution economique. La specificite des pro­blemes que pose 1'interpretation des rapports entre Gewalt et

1. Engels parle d'une gesellschaftliche Amtstdtigkeit, ou « fonctionnalite so­ciale », de la Gewalt (Marx Engels \Verke, t. 20, op. cit., p. 167).

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structures de classes (au sens de Marx) I'oblige a inventer uneargumentation originale. Mais ici la logique des moyens et desfins se divise tendanciellement en interpretations profondementdifferentes, dont chacune pose des problemes specifiques. La pre­miere, qui met I'accent sur la dependance immediate de toute vio­lence organisee par rapport a ses moyens materiels, et donc parrapport aux moyens economiques de production de ces moyens(techniques, niveau de developpement industriel, ressources finan­cieres de l'Etat), concerne essentiellement la guerre de conquete.Elle conduit en particulier aesquisser une hisroire des formes dela taetique militaire en fonction des revolutions technologiquesde I'armement. La seconde met au contraire I'accent sur les ftrmessociales de l'incorporation des masses aux structures de la violenceinstitutionnelle, et concerne l'incidence de la lutte des classes ausein de la Staatsgewalt elle-meme. On pourrait (c' est sans doutece que souhaite Engels) les considerer comme complementaires,mais il nous parait plus fructueux de les opposer, non seulementen raison de leur posterite divergente, mais en raison de la signifi­cation completement differente qu'elles conferent ala notion de« determination economique en derniere instance ». La premieredebouche sur une representation techniciste du primat de I'eco­nomique sur Ie politique, qui reduit encore I'auronomie de celui­ci, mais elle presente l'interet d'introduire une discussion crucialesur Ie parallelisme histarique entre Ie developpement des moyensde production et celui des moyens de destruction (armements), voirememe une dialectique des ftrces productives et des ftrces destruc­tives dans l'histaire de l'humanite (que Engels resout de fayon« optimiste» en soutenant Ie primat en derniere instance desforces productives). La seconde est plus decisive pour determinersi la notion de « revolution» peut s'appliquer de la meme far;ona taus les processus de transition a un nouveau mode de pro­duction. II faut bien reconnaitre qu'ici Engels Auctue de fayonetannante entre les deux extremes: apres avoir soutenu (dansGewalttheorie, I) que Ie processus d'elimination economique de Jafeodalite par la bourgeoisie est en train de se repeter al'identiquecomme elimination economique de Ja bourgeoisie par Ie proleta­riat, il en vient (dans Gewalttheorie, II) a analyser I'histoire des

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formes successives de 1'incorporation du peuple aux armeesmodernes (depuis les Revolutions americaine et franc,:aise jusqu'aumilitarisme prussien) camme un processus sans precedent d'edu­cation des masses ala politique, qui contient en germe Ie renver­sement de la Staatsgewalt en « Gewalt der Volksmassen» et Iedeperissement revolutionnaire de la « machine» repressive del'Etat (( des que la masse du peuple [... J acquiert par elle-memeune volonte [... J la machine refuse Ie service, et Ie militarismes'effondre par la dialectique meme de son developpement 1 »).Pout que la revolution du mode de production capitaliste saitpossible, il faut donc que la lutte des classes ne reste pas canton­nee dans l'infrastructure, mais qu' elle penetre au ccrur meme dufonctionnement de l'Etat et Ie subvertisse. Engels n'ose pas cepen­dant prophetiser cette issue de fac,:on categoriqu~, et dans les der­nieres lignes du meme chapitre il presente plut6t l'effondrementdu militarisme et la revolution comme les deux termes d'unealternative.

Ce que la dialectique ecanomica-politique inventee par Engelsretient de Hegel, au bout du compte, c' est seulement (mais c'estpeut-etre l'essentiel, en termes de « conception du monde ») l'ideed'un proces historique pensable comme une « conversion» (lIer­kehrung, Umbildung, Konversion) de la Gewalten rationalite (chezHegel, la rationalite institutionnelle, etatique, chez Engels larationalite de l'evolution economique canduisant au socialisme),de telle sarte que non seulement la Gewalt ne soit pas « exte­rieure» au devenir effectif de la rationalite, mais que ce soientprecisement ses formes « extremes» qui rendent compte de lapuissance du rationnel, et de la fac,:on dont les actions des indi­vidus (ou des masses qui, chez Engels, se substituent a eux) sontincorporees au developpement objectif. Ce qui se manifeste ainsi,c'est une sorte de Gewalt au-dela de la Gewalt, qui co'incide avecla necessite de son propre depassement (1'expression est pratique­ment presente dans Ie texte d'Engels, notamment lorsqu'il veut

1. « sobald die Masse des Volks [. .. ) einen Willen hat [. ..} die Maschine versagtden Dienst, der Militarismus geht unter an der Dialektik seiner eignen Entwick­lung. » (Marx Engels \\7erke, t. 20, op. cit., p. 158; je: traduis.)

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montrer comment Ie processus immanent de I'histoire assigne seslimites aux formes politiques memes dont il s'est servi : « la bour­geoisie n'a evidemment pas voulu ce resultat de sa propre action ­au contraire il s'est produit avec une puissance irresistible contresa volonte et son intention 1 [ ••• J ». On est certes, ici, a1'0pposed' une metaphysique de la violence comme « mal radical» indepas­sable ou indestructible, qu'Engels croit deceler chez Duhring,mais il n'est pas sur qu'on soit a l'oppose d'un concept meta­physique de la violence, en tant que principe d'interpretation desprocessus historico-politiques qui opere la transmutation de l'ir­rationalite en rationalite, ou Ie « renversement des apparences ».Et qui, de ce fait, rend possible Ie « for~age » de la rationalite dansIe reel, au risque d'en meconnaitre les « exces» irreductibles(meme a long terme). C'est donc d'ici qu'il faut repartir, d'unepart pour examiner dans quelle mesure les analyses de Marx s'in­serent sans reste ni resistance dans cette theorisation dialectique(qui en a rendu possible la popularisation et l'usage politiqueorganise), d'autre part pour examiner la fa~on dont, au cours d'unsiecle de « marxisme » doctrinal, avec ses orthodoxies et ses he­resies, la rencontre de I'histoire reelle en a determine progressi­vement Ie deplacement et l'eclatement, sans pour autant fairedisparaitre purement et simplement la question initiale.

II. MARX: MOMENTS ET STRUCTURES HISTORIQUES

DE LEXTREME VIOLENCE

La systematisation d'Engels ne cesse d'evoquer differentes for­mulations de Marx (et notamment du Manifeste communiste, ecriten collaboration par les deux amis). Mais elle s'appuie surtout surdeux citations du Capital qui, de ce fait, ont acquis une significa­tion particuliere, en sortant de leur contexte. Lune provient du

1. « Sie [die Bourgeoisie) hat dies Resultat ihres eignen Tun und Treibenskeineswegs gewollt - im Gegenteil, es hat sich mit unwiderstehlicher Gewalt gegenihren Willen und gegen ihre Absicht durchgesetzt [... ].» (Ibid., p. 153; jetraduis.)

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chapitre 22 du Livre I 1 et ne contient pas de reference explicite ala Gewalt, mais ala « dialectique interne» du renversement de lapropriete privee fondee sur l'echange d'equivalents en proprieteprivee fondee sur l'expropriation du travailleur. Lautre provientdu chapitre 24 du Livre I consaere ala « sogenannte urspriinglicheAkkumulation» (la soi-disant/ainsi nommee accumulation ini­tiale/primitive) et se trouve deplacee par Engels de la descriptionde la violence d'Etat organisee, necessaire a l'accumulation pri­mitive du capital, vers la these du « role revolutionnaire de laGewalt », meconnu par Duhring et generalement par ceux quiadoptent ason egard une position morale. Elle contient la celebremetaphore messianique (transposee au feminin par Engels) del'accoucheuse ou sage-femme (Geburtshe/ftrin) de l'histoire, quisera notamment Ie point d'ancrage de la lecture critique effectueepar Hannah Arendt dans La Crise de La culture: « La violence estl'accoucheur {sic] de toute vieille societe qui est grosse d'une nou­velle. Elle est elle-meme une puissance economique 2. »

Dans les deux cas nous avons done affaire aun paradoxe. Engelsa « reduit» une double distance: celle qui separe I'hypothesemarxienne (provisoire) d'une origine de la propriete privee dansIe travail individuel d'une analyse historique de ses conditionsreelles, et celle qui separe « l'exception historique » constituee parl'accumulation primitive de l'autre exception que representeraitune Gewalt revolutionnaire venue « d'en bas» (ce que Marx de­signe plus loin comme « l'expropriation des expropriateurs ») J.

II peut ainsi construire une « ligne » de developpement typiquequi coincide avec Ie mouvement meme de la conversion de laGewalt dans l'histoire de la lune des classes. Mais pour en discuterla pertinence, il faut essayer de prendre la mesure de la complexite

1. Dans Marx Engels Werke, t. 23, Berlin, Dietz Verlag, 1962, p. 609-610 ;Le Capital, op. cit., p. 654.

2. « Die Gewalt ist der Geburtshelftr jeder alten Gesellschaft, die mit einerneuen schwanger geht. Sie selbst ist eine okonomische Potenz. » (Ibid., p. 779 ;tr. fr., p. 843-844.) (Le commentaire d'Arendt est dans « La tradition et l'agemoderne », La Crise de la culture. Huit exercices de pensee politique, tr. fr. P Levy,Paris, Gallimard, 1972, p. 33).

3. Das Kapital, dans Marx Engels Ulerke, t. 23, op.cit., p. 791 ; tr. fr., p. 856.

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« GewaLt i). VioLence et pouvoir dans t'histoire de La theorie marxiste

des perspectives qui, chez Marx, s' entrecroisent a. propos de laGewalt, et ne se laissent certainement pas ramener a. un argumentUnIque.

Pour notre part, nollS croyons pouvoir distinguer au moinstrois perspectives, relatives a. des « problemes » differemment po­ses. Mais nous croyons aussi pouvoir discerner, a. chaque fois, unetension tres forte dans la pensee de Marx entre deux fa<;:onsde reflechir Ie statut et les effets de I'extreme violence: celie quientreprend, sinon de la « naturaliser », du moins de I'incorporer a.un enchainement de causes et d'effets, d'en faire un processus ouun moment dialectique du processus de transformation socialedont les acteurs sont les classes antagonistes, de fa<;:on precisementa. rendre intelligibles les conditions de la politique reelle (wirklichePolitik) (par opposition a. une politique morale ou ideale) ; et celiequi decouvre dans certaines formes extremes ou excessives de laviolence, a. la fois structurelles et conjoncturelles, archa"iques etmodernes, spontanees et organisees, ce qu'on pourrait appeler Iereel de la politique, c'est-a.-dire l'imprevisible ou l'incalculable quilui confere un caractere tragique, dont elle se nourrit et qui risqueaussi de l'aneantir (com me l'indique la formule attribuee parRosa Luxemburg a. Engels dans sa brochure de 1916 publiee SOllSIe pseudonyme de Junius, Die Krise der Sozialdemokratie: « Lasociete bourgeoise se trouve devant un choix: passer au socia­lisme ou retomber dans la barbarie 1 »).

Entre ces deux modes de pensee qui sont comme l'endroit etl'envers d'une meme tentative pour donner un « sens » a. l'imbri­cation de la Gewalt et de la pratique sociale, il n'y a peut-etre pasde conciliation possible, mais il ne peut y avoir (du moins chezMarx) de separation absolue. Cela tient sans doute, en derniereanalyse, a. l'ambivalence du modele meme de la « lutte des classes»comme caracteristique essentielle et « moteur » de la transforma­tion des societes historiques : indissociable (com me Ie rappelaitFoucault 2) d'une generalisation aux rapports sociaux du modele

1. R. Luxemburg, Die Krise der Sozialdemokratie, dans Gesamme!te \Verke,t. IV, 0p. cit., p. 62 (La Crise de la sociaL-democratie, op. cit.).

2. Dans son caurs l! faut deftndre la societe, op. cit.

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de la guerre et de sa « montee aux extremes» (Clausewitz), il estaussi destine a ramener dans la logique rationnelle des conflitsd'interets les destructions meme les plus sauvages, les processusd'extermination et de reduction en esclavage qui font que, selonIe mot d'une publiciste fran<,:aise demarque par Marx, « Ie capitalquant a lui vient au monde degoulinant de sang et de salete partous ses pores, de la tete aux pieds 1 ». Nous sommes reconduitspar la aux difficultes d'interpretation que souleve depuis toujoursla formule inscrite par Marx (en fran<,:ais) dans sa polemiquecontre Proudhon et generalement contre la conception « pro­gressiste » de l'histoire : « Lhistoire avance par Ie mauvais cote»(Misere de la philosophie), qu'on peut comprendre comme unethese dialectique reaffirmant (avec Hegel) que Ie proces historiquefinit toujours par convertir la souffrance en culture (par operer la« negation de la negation »), mais aussi comme l'indice du faitqu'il n'y a pas de garantie que l'histoire « avance » effectivement,sinon vers l'horreur.

1) Signification du catastrophisme revolutionnaire de Marx

Le schema qui associe l'effondrement final du capitalisme avecIe surgissement - pour la premiere fois dans l'histoire - d'unepossibilite de liberation collective dont l'agent est Ie proletariatrevolurionnaire, est un modele d'interpretation de la « tendancehistorique» qu'on trouve chez Marx applique tantot (comme en1848, dans Ie Manifeste communiste) al'imminence du present,tantot (comme dans Ie chapitre de conclusion du Capital sur« 1'expropriation des expropriateurs ») a l'avenir indefini qu'im­plique la contradiction entre propriete capitaliste et socialisationdes forces productives, mais qui n'a jamais disparu de sa pensee.Toutefois, c' est dans la conjoncmre des revolutions de 1848, avecla radicalisation qu' elle determine dans la critique marxienne dela politique (debouchant sur Ie premier concept de la dictaturedu proletariat), qu'on aper<,:oit Ie mieux ses consequences. Au

1. Das Kapital, dans Marx Engels Werke, t. 23, op. cit., p. 788; tr. fr., p. 853.

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terme d'une intensification de son concept de revolution socialequi en accentue les caracteristiques antinomiques, Marx associealors etroitement 1'idee d'une crise finale qui representerait la« dissolution» de la societe bourgeoise avec celIe d'une alterna­tive entre les formes extremes de la violence contre-revolutionnaireet les formes extremes de la conscience des masses determinees a« conduire l'emancipation humaine jusqu'au bout ». II est alorsen mesure (meme si Ie terme ne figure plus explicitement dans saterminologie) de donner un contenu theorique et un referenthistorique a 1'unite de contraires que, dans les Theses sur Feuer­bach de 1845, designait la notion philosophique de praxis: uneconscience qui surgit immediatement de la contradiction desrapports sociaux et qui, sans passer par la mediation des repre­sentations « ideologiques », se metamorphose en action collectivecapable de changer Ie monde.

La pensee de Marx est alors commandee, sur Ie plan politique,par une conception ultra-jacobine qui, sans aborder explicite­ment la question de la Terreur, fait du proletariat Ie « peuple dupeuple », capable de soustraire l'exigence de liberte, d'egalite et decommunaute a l'enfermement dans les limites bourgeoises, redon­nant toute son acrualite a la perspective d' action deja contenuedans Ie mot d'ordre de Robespierre: « Pas de revolution sansrevolution », ou pas de revolution ademi 1. Et sur Ie plan econo­mique elle est commandee par une interpretation pessimiste de latheorie ricardienne, dans laquelle l'antagonisme entre « profit»capitaliste et « salaire » ouvrier conduit a la pauperisation absoluede la masse de la population, c'est-a-dire a la chute des salaires au­dessous du niveau de subsistance. Apres avoir decrit (dans laSainte Famille, L1deoLogie allemande) les conditions de vie duproletariat comme une « auto-dissolution» de la societe civile­bourgeoise (burgerLiche Gesellschaft), il en vient, dans Ie Maniftstecommuniste, au terme de son analyse de la « simplification desluttes de classes» et de la polarisation de la societe, a poser que Ie

1. Maximilien Robespierre, « Reponse it l'accusation de J.-B. Louvet » [Dis­COlifS du 5 novembre 1792], dans Textes choisis, t. II, Jean Poperen (ed.), Paris,Editions Sociales, 1957.

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capitalisme comporte, a la difference des modes de productionanterieurs, une dimension nihiliste : la bourgeoisie est conduitepar la logique de son mode d' exploitation a detruire les condi­tions de vie et de reproduction de ceux-la memes qui la font vivre,et ainsi ses propres conditions d'existence. Cette catastrophe,dont les crises industrielles montrent l'imminence, suffirait deja afonder la necessite d'une revolution proletarienne qui ne peutprendre que la forme d'un « renversement violent de la bour­geoisie ». Mais l'experience sanglante (et decevante) de l'echec desRevolutions de 1848 va conduire Marx (dans Les Luttes de classesen France de 1850 et Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte de 1852)a lui donner une forme encore plus dramatique: ce que deter­mine la crise generale du mode de production capitaliste, ce n'estpas directement la revolution proletarienne en tant que « conquetede la democratie » par la nouvelle classe dominante, mais c'estune montee aux extremes dans laquelle revolution et contre-revo­lution (( dictature du proletariat» et « dictature de la bour­geoisie ») ne cessent de se renforcer jusqu'a une confrontationdecisive. Elle opposera, d'un cote, la « machine d'Etat» (Staats­maschinerie) autonomisee et hypertrophiee qui « concentre la vio­lence organisee » et qu'il s'agit de reussir a « briser », de l'autre leprocessus de la « revolution en permanence» qui exprime la capa­cite du proletariat d'etendre la democratie directe a la societe toutentiere.

La dimension messianique de cette representation du momentrevolutionnaire et de la praxis qui le mene a son terme est evi­dente. Elle resurgira periodiquement dans l'histoire du marxisme,chaque fois en particulier que la conjoncture se laissera repre­senter comme un affrontement final dont depend l' avenir memedu monde et de la civilisation (comme chez Rosa Luxemburg en1914-1916 lorsqu'elle decrit le choix de la guerre et de la revolu­tion), et meme chez les post-marxistes (par exemple sous la formed'une alternative entre destruction de l' environnement planetaireet destruction du capitalisme dans une certaine ecologie politiqueactuelle). Elle explique les caracteres antinomiques que revet icil'idee d'une Gewalt revolutionnaire, qui tout a la fois concentreles puissances destructrices du vieux monde et y introduit une

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positivite creatrice absolue. Mais on n' en comprendrait pas bienla modalite, si on ne la mettait pas aussi en rapport avec les indica­tions de Marx concernant l'incertitude du combat engage, depuisl'indication enigmatique du Maniftste communiste concernant lapossibilite d'une « destruction des deux classes en lutte » (gemein­samer Untergang der kampfenden Klassen), jusqu'a la reconnais­sance par Marx, apres 1852, de la capacite de developpement ducapitalisme qui reproduit les memes antagonismes sur une echelleinddiniment elargie.

2) Violence de l'economie, economie de la violence

La thematique de la Gewalt, a bien y regarder, est si insistantedans Le Capital (en particulier dans Ie Livre Premier) que celui-cipourrait etre lu en entier comme un traite de la violence structu­relle instituee par Ie capitalisme (et comme un traite de l'exet:s deviolence inherent a I'histoire du capitalisme), decrite dans sesdimensions subjectives et objectives, dont la critique de l'eco­nomie politique fournit Ie fil conducteur. Cela tient d' abord aufait que I'exploitation des travailleurs - source de survaleur(Mehrwert) accumulable - y apparait indissociable d'une surex­ploitation tendancielle qui ne se contente pas d'extraire de la forcede travail un excedent par rapport a la valeur necessaire a sa proprereproduction, en s'aidant de la productivite accrue que permet larevolution industrielle, mais qui met constamment en jeu (et endanger) la conservation meme de cette force de travail, en tantqu'eUe s'incarne dans des individus vivants. A la fin du chapitre XIII

(Maschinerie und grosse Industrie), Marx Mcrit Ie proces de pro­duction comme un prod~s de destruction (ProduktionsprozesslZerstdrungsprozess), et il conclut que « la production capitaliste nedeveloppe la technique et la combinaison du proces de produc­tion social qu'en ruinant dans Ie meme temps les sources vives detoute richesse : la terre et Ie travailleur 1 ». Mais, en raison de sapropre resistance et d'une « modernisation» de la societe qui

1. Das Kapital, dans Marx Engels U7erke, t. 23, op. cit., p. 530; tr. fr., p. 567.

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conduit a 1'aneantissement systematique des modes de vie et deculture precapita1istes, cette destruction de 1a force productivevivante prend necessairement des formes extremement vio1entes(touchant d'un cote a des processus qu'on appellerait aujourd'huiethnocidaires ou genocidaires, de l'autre a un demembrement ducorps humain ou du « compose» psycho-physique individuel).

I1 n'y a pas, selon Marx, d'exp1oitation dans 1e capita1isme sanssurexp1oitation. C'est 1a 1ec,:on des developpements comparatifsconsacres aux differentes « methodes» de production de 1a surva­leur, qui portent taus sur 1e depassement des 1imites du surtravail,faute de quoi 1e capital serait victime de sa propre tendance a 1abaisse du taux de profit. I1 est important, notans-1e, que Marx soitalle chercher cette constatation, non pas chez 1es economistes,mais, indirectement au moins (par l'intermediaire lies Factory Re­ports du service du travail ang1ais), chez 1es ouvriers eux-memes(Michel Henry, en particu1ier, insiste justement sur ce point 1).Du cote de 1a « production de surva1eur abso1ue », nous avonsdonc l'allongement indefini de 1a duree du travail, 1e travail desfemmes et surtout des enfants, qui conduit a diverses formes d'es­clavage moderne, 1a speculation effrenee du capital sur 1es coutsde nourriture, de logement et de sante des ouvriers. Du cote de 1a« production de surva1eur relative », nous avons 1'intensificationdes rythmes de travail et l'usure acce1eree des « instruments hu­mains », la division du travail opposant capacites manuelles etintellectuelles, la discipline de fabrique repressive, « l'attraction etla repulsion des travailleurs» dans 1a revolution industrielle,c'est-a-dire le chomage force comme « regulateur » contraignantde la valeur de la force de travail. Dans taus 1es cas, Marx tient amontrer que 1es diverses formes de surexploitation dependentd'une condition de Gewalt generale, inherente au capitalisme,qu'il appelle une « servitude» (Hijrigkeitp collective de la classeouvrihe a l'egard de la classe capitaliste, ne laissant au travailleurjuridiquement « libre » que la possibilite de se vendre lui-meme

1. Michel Henry, Marx, t. II, Une philosophie de l'economie, Paris, Galli­mard,1976.

2. Das Kapital, dans Marx Engels iVerke, t. 23, op. cit., p. 648; tr. fr., p. 688.

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aux conditions fixees par Ie capital. Mais il veut aussi montrer quechacune comporte des formes de Gewalt specifiques, correspon­dant a toute une phenomenologie de la souffrance (jusqu'a lalimite de la « torture ») I.

L:analyse de la surexploitation debouche sur une dialectique dela resistance, du confEt, de 1'interaction entre violence et institu­tion, dont il est surprenant qu'Engels, qui en a pourtant cite deuxmoments essentiels, comme nous l'avons vu, en ait a ce pointsimplifie la complexite. Cela rient peut-etre a ce que, au bout ducompte, celle-ci debouche non pas sur un « sens » historique uni­voque, mais sur une pluralite de developpements possibles entrelesquels Marx lui-meme, et en tout cas ses successeurs, ne pou­vaient que se trouver embarrasses.

Dne partie des developpements du Capital (enrichis entre lapremiere edition de 1867 et la deuxieme de 1872, de part etd'autre de l'abolition des lois anglaises contre les coalitionsouvrieres) decrit la lutte des classes entre Ie capital et la classeouvriere en voie d'organisation a propos des conditions de travail(plus tard du niveau des salaires, etc.), OU 1'Etat (meme de fa'!onimparfaite, et partiale au benefice de la bourgeoisie, dont il defendles interets a long terme au detriment de ses profits immediats) vaintervenir comme agent d'une « premiere reaction consciente etsystematique de la societe sur la forme spontanee de son procesde production 2 ». Decrivant cette histoire comme celle d'une« guerre civile interminable, plus ou moins dissimulee, entre lesclasses capitaliste et ouvriere 3 » l'analyse de Marx culmine ici dansune proposition ou la polysemie du terme Gewalt joue a plein:« entre des droits egaux, c'est la Gewalt qui tranche» (Zwischengleichen Rechten entscheidet die Gewalt) 4. Phrase d'autant plusremarquable qu'elle reprend avec une legere variante celle qu'ilavait deja employee en 1848 a propos du conflit entre 1'Assem­blee nationale de Francfort et la monarchie prussienne : « entre

1. Ibid, p. 446; tr. fr., p. 474.2. Ibid., p. 504; tr. fr., p. 540.3. Ibid, p. 316; tr. fr., p. 335.4. Ibid, p. 249 ; tr. fr., p. 262.

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Exceptions, guerres et revolutions

deux forces seule la force peut trancher » (zwischen zwei Gewaltenkann nur die Gewalt entscheiden) I. La violence est la racine dupouvoir qui l'exerce pour, en retour, la cantroler. Dans la revolu­tion, c'etait la Gewalt-violence qui avait « tranche» entre les Gewalt­pouvoirs; dans la lutte sociale, ce serait finalement la Gewalt-pouvoir(la Staatsgewalt legislative) qui « trancherait » entre les Gewalt­violences...

Ces developpements se situent d'un meme cote du processusde normalisation des conditions de fonctionnement du capita­lisme (et d'integration de la lune des classes aux institutions poli­tiques de la societe bourgeoise). lis n'abolissent aucunement laviolence de l'exploitation mais ils en limitent les « exces», etreportent (peut-etre indefiniment) l'eclatement d'une confronta­tion entre Ie proletariat et 1'Etat lui-meme (dont on peut aussiimaginer qu'elle soit rendue inutile par l'accroissement de lapuissance politique organisee du proletariat, acondition que labourgeoisie « se laisse faire »). li en va tout autrement des deve­loppements consacres ala sogenannte urspriingliche Akkumulation,qui concernent au contraire Ie rapport entre Gewalt et capitalismetel qu'il s'etablit dans la « periode de transition», en dehors detoute possibilite de « pacifier» Ie confEt social. Contre Ie mytheliberal des origines du capital dans la propriete marchande indivi­duelle, Marx decrit ici, nous l'avons vu, un « gewaltsamer Expro­priationsprozess der Volksmasse » (un proces violent d'expropriationde la masse populaire) 2, necessaire pour faire passer la masse destravailleurs d'une forme de servitude (Knechtungj3 a une autre,dont Ie moment Ie plus connu est la pratique des « enclosures»dans l'Angleterre des XVI" et XVlIc siecles, mais qui conjoint en faitl'ensemble des moyens juridiques, pseudo-juridiques ou nonjuridiques (massacres, expulsions, famines plus ou moins provo­quees camme en Irlande, colonisation, « legislation sanguinaire »(Blutgesetzgebung) organisant l'expulsion ou l'enfermement des

1. Neue Rheinische Zeitung, dans Marx Engels Werke, t. 6, Berlin, DietzVerlag, 1959, p. 242 (je naduis).

2. Das Kapital, dans Marx Engels Werke, t. 23, op. cit., p. 748; tr. fr., p. 811.3. Ibid., p. 743 ; n. fr., p. 806.

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« Gewalt >!. Violence etpouvoir dans l'histoire de la theorie marxiste

vagabonds ... ) coordonnes par la Staatsgewalt] pour aboutir al'accaparement des moyens de production et a la « liberation»d'un proletariat sans ressources propres. La polysemie de la Gewaltfonctionne ici non pas comme refoulement de l' extreme violencedans Ie fonctionnement de l'institution, mais au contraire commemultiplication et intensification de la violence par l'utilisationcruelle de l'institution 2.

Bien qu' elles evoluent ainsi en sens inverse, les differentesformes d'articulation du capitalisme avec Ie phenomene histo­rique de la « guerre de classes» n'en renvoient pas moins a unememe realite anthropologique fondamentale (que, dans Ie cha­pitre sur Ie fetichisme de la marchandise, Marx avait entreprisd'elucider de fa<;:on speculative), qui est l'objectivation de la forcede travail humaine en tant que « marchandise ». Cette objectiva­tion presupposee par Ie proces de production capitaliste « normal »bien qu'elle y sait masquee par Ie statut juridique « personnel» dutravailleur libre, est ala limite impossible: c'est pourquoi elle doitetre JOrcee en permanence, contre les resistances individuelles etcollectives des travailleurs, par un complexe d'institutions et depratiques terroristes plus ou moins transitoires. Ces pratiquesintroduisent la destruction au voisinage meme de la production ­dans un sens assez eloigne de ce que l'economie politique appel­lera « destruction creatrice », en y voyant Ie ressort de I'innovationindustrielle (Schumpeter). Mais quelle peut etre l'issue de cettecombinaison instable? Sur ce point la tradition marxiste, poste­rieurement aMarx, s' est profondement divisee, en relation avecdes « tactiques » opposees au sein du mouvement ouvrier. Ce quinous retiendra ici pour conclure, ce sant les prolongements desanalyses de Marx qui font apparaitre l'irreductibilite du pheno­mene de l'extreme violence, en tant que determination structurelledu capitalisme, et qui obligent ainsi a poser la question de larevolution, non seulement en termes de prise du pouvoir et de

1. [bid, p. 765 ; tr. fr., p. 829.2. H. Gerstenberger, Die subjektlose Gewalt. Theorie der Entstehung burger­

licher Staatsgewalt, Miinster, Verlag Westfalisches Dampfboot, 1990; AnthonyGiddens, A Contemporary Critique ofHistorical Materialism, vol. II, The Na­tion-State and Violence, Berkeley, University of California Press, 1987.

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Exceptions, guerres et revolutions

transformation du mode de production, mais en termes de« civilisation ». Cela peut se faire de differentes fac;ons.

La voie illustree par Rosa Luxemburg (dans L'Accumulation ducapital de 1913, en particulier les chapitres 26-29 sur la colonisa­tion) consiste a montrer, a partir des definitions de Marx et del'histoire contemporaine de l'imperialisme, que « l'accumulationprimitive» violente ne constitue pas un phenomene transitoire,appartenant a la « prehistoire » du capitalisme moderne. Au con­traire, c'est de fac;on permanente que Ie capitalisme (pour l'es­sentiel en dehors de la region du « centre» ou s'est developpee1'industrialisation) a besoin de se constituer des marches et desreserves de main-d'cruvre par la violence exterminatrice. La ques­tion de la loi de population rattachee par Marx aux cycles del'accumulation et a la necessite economique d'une « armee in­dustrielle de reserve », est au centre de cette problematique. Pasde capitalisme sans population excedentaire, mais pas de popu­lation excedentaire sans violence dont les cibles sont avant toutles peuples extra-europeens. Le capitalisme en ce sens est tou­jours encore « archa'ique », ou plutot il se represente comme unarcha'isme la violence toute moderne qu'il exerce sur Ie mondeentier, force d'entrer peu a peu dans son espace de reproduction.

Dans un texte etonnant, reste inacheve et inedit jusqu'a sapublication sous Ie titre « Resultate des unmittelbaren Produktions­prozesses. VI Kapital des Kapitals 1 », Marx avait lui-meme esquisseune autre voie qui a trouve un echo profond dans les discussionsdes annees 1960-1970 sur la constitution d'un « ouvrier-masse »dans la societe capitaliste avancee, en particulier chez les represen­tants du marxisme « ouvrieriste » italien (Panzieri, Tronti, Negri).L'hypothese est ici celle d'un stade ultime dans l'assujettissementde la force de travail ala forme-marchandise, correspondanr a unecomplete marchandisation de la consommation des travailleurset a un conditionnement de leur formation en vue de leur incor­poration immediate a la production mecanisee, ce que Marxappelle « soumission » ou « subsomption reelle » (reale Subsumtion)de la force de travail sous Ie capital. C'est pelit-etre parce que

1. Cf Un chapitre inedit du « Capital », op. cit.

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« Gewalt». Violence et pouvoir dans l'histoire de la theorie marxiste

Marx considerait cette hypothese profondement nihiliste commeincompatible avec les perspectives revolutionnaires d'une radica­lisation de la lutte des classes amesure du developpement du capi­talisme qu'il a finalement renonce a incorporer ce chapitre (enfait, section) dans la version publiee du Capital. Elle ne mene pasnecessairement, remarquons-le, aune extenuation de la violencedans la forme d'une « servitude volontaire », ou plut6t ceci n'enest que la forme utopique bourgeoise: plus vraisemblablementcorrespondait-elle (et correspond-elle) aune situation de violenceendemique, anarchique ou anomique (une guerre civile « mole­culaire », dirait Enzensberger), que Ie capitalisme tente de mal­triser en incorporant aux instruments de la politique sociale demultiples appareils de contr6le et de « gestion des risques I ».

3) L'aporie de fa politique revolutionnaire proletarienne

La relecture des analyses que Ie Livre Premier du Capitalconsacre ala question de la violence inherente au developpementdu capitalisme comme « mode de production» et aux tendancesd'evolution qui s'y dessinent, permet de voir sous un autre jourla question de l'inachevement du Capital aussi bien que celIedes equivoques de la « strategie » revolutionnaire auxquelles Marxn'a cesse de se heurter dans la periode de la pc Internationale etapres sa dissolution, avant et apres l'episode sanglant de la Com­mune de Paris (nouveau « solo funebre » de la classe ouvriere euro­peenne, selon l'expression du 18 Brumaire) 2. Lune et l'autre ontaffaire en derniere analyse al'aporie de la constitution de la classeouvriere en sujet politique, ou du rapport entre la « subjectiva­tion» du proletariat et la « socialisation» capitaliste des forcesproductives. Mais ce rapport lui-meme est profondement per­turbe par Ie phenomene de l'extreme violence qu'il est possible deconsiderer, selon les circonstances, soit comme une irrationaliteresiduelle alaquelle Ie « cours normal» de l'evolution historique

1. Robert Castel, La Gestion des risques. De l'anti-psychiatrie al'apres-psycha­nalyse, Paris, Minuit, 1981.

2. K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, op. cit., p. Ill.

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doit finir par mettre fin, soit comme I'element de negativite dia­lectique qui precipite Ie renversement de la domination en revo­lution (<< accelerant» Ie cours de l'hisroire), soit enfin comme Iesupplement qui risque de faire obstacle a la « resolution» descontradictions sociales, voire d' en pervertir les modalites de l'in­terieur (un symptome frappant etant constitue a cet egard parl'invention de la categorie de « sous-proletariat » au de Lumpen­proletariat, ramene par la pauperisation dans une zone au la mi­sere coexiste avec la criminalite : on sait que Marx n'a jamaiscompletement renonce a considerer que Louis-Napoleon devaitIe succes de son coup d'Etat ala mobilisation du Lumpenproleta­riatet qu'il en etait lui-meme Ie representant politique). De routefayon, la notion d'une repartition simple de la Gewalt entre undomaine de la politique et un domaine de J'economie (au de la« societe », structuree par les rapports economiques) s'avere inte­nable. La Gewalt circule, de fayon au fond incontrolable, entre poli­tique et economie.

Si Ie Capital est reste inacheve, apres la publication du LivrePremier en 1867 et ses diverses reeditions, c'est peut-etre (routescirconstances hisroriques et biographiques etant considerees parailleurs) parce que Ie processus de « consommation » violente dela force de travail dont il decrit les causes, les formes et les effetssociaux ne permet pas de choisir de fayon demonstrative entreplusieurs issues possibles, laissant aJ'hisroire « reelle » Ie soin detrancher la question, et aux masses exploitees Ie soin d'inventerune « strategie » qui fasse prevaloir J'une d'entre elles.

Sans doute, dans Ie paragraphe intitule Tendance historique del'accumulation capitaliste (Geschichtliche Tendenz der Kapitalis­tischen Akkumulation), « conclusion» apparente de I'ouvrage (bienqu'il soit place de fayon etrange au sein de la section sur l'accu­mulation primitive et encore suivi d'un developpement sur « latheorie moderne de la colonisation », peut-etre pour echapper alacensure), Marx choisit lui-meme la voie dialectique pour opererIe « saut » de la science ala politique I. II reproduit les formules de1848 qui font du proletariat « la seule classe revolutionnaire »,

1. K. Marx, Le Capital, op. cit., p. 854-857.

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« Gewalt ii. Violence et pouvoir dans l'histoire de la theorie marxiste

c'est-a-dire le sujet de l'histoire comme histoire de l'emancipationde l'humanite, en les fondant maintenant non pas sur un schemade catastrophe, mais sur une theorie de la tendance ineluctable ala socialisation de la production et a la constitution du « tra­vailleur collectif », dont la necessite serait celle d'un « Naturpro­zess », et ou la violence de la fin, meme si elle est inevitable, n'auraitplus rien de comparable avec celle des origines. Ce sont ces for­mulations qui seront retenues par l'orthodoxie.

Mais le cours de l'ouvrage avait ouvert d' autres possibilites,qu'il sera toujours possible de reprendre sans abandonner la refe­rence « marxiste » : celle d'un processus de re[ormes imposees par1'Etat ala societe sous la pression de lunes de classes ouvrieres deplus en plus puissantes et organisees, qui contraindrait Ie capital a« civiliser » ses methodes d' exploitation, ou a innover constam­ment pour surmonter la resistance du « capital variable»; celled'une exportation de la surexploitation dans la « peripherie ;> dumode de ptoduction capitaliste, de fayon a prolonger les effets« d'accumulation primitive» (idee a laquelle Rosa Luxemburgdonnera un grand developpement, toujours en imaginant qu'untel ptocessus finit par trouver ses limites, « parce que la terre estronde », alors qu'on peut aussi lui imaginer des dimensionsintensives, sous forme de « colonisation du monde de la vie» oude developpement de la bio-economie, dans laquelle Ie vivanthumain comme tel devient une matiere premiere consommablepar l'industrie); enfin celle, suggeree par Ie Chapitre inedit et re­prise par certains theoriciens de la « culture de masse» contem­poraine, d'une « societe de controle » (Deleuze) allant de pair avecune normalisation coercitive des individus producteurs, consom­mateurs et reproducteurs, normalisation dont la violence phy­sique autant que psychique serait ala fois Ie moyen et la matierepermanente. Dans ces diverses hypotheses, Ie proletariat cessed'apparaitre comme Ie sujet predetermine de l'histoire, et la Gewaltqu'il subit ou qu'il exerce n'en accomplit pas « naturellement » lafin. La subjectivation de la classe ouvriere, c'est-a-dire sa transfor­mation en proletariat revolutionnaire, apparait comme un horizonindefiniment eloigne, une contre-tendance improbable, ou memeune exception miraculeuse au cours de 1'histoire.

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Exceptions, guerres et revolutions

Levocation de ces « issues» concurrentes - explicites ou latentes- dans les analyses de Marx nous permet de comprendre, mieuxque lui-meme et ses contemporains, la raison d'etre des aporiesqui affectent ses tentatives de definir une politique proh~tarienne

autonome, avec sa strategie, ses institutions, sa « conception dumonde » et son discours propre sur la transition de la societe declasses a la societe sans classes, telles qu'on les voit se deployerapres 1870. Marx est pris entre la these anarchiste (bakouni­nienne) qui reclame avant rout la « destruction de 1'autorite»d'Etat ou de parti, et la these etatique et nationaliste (lassallienne)qui voit dans l'organisation de la societe une « fonction legitime»de l'Etat 1. Et il n'arrive pas a en defaire la symetrie, malgre lanouvelle definition de la dictature du proletariat tiree du modelede la Commune de Paris, ou les efforts remarquables d'Engelspour theoriser la fonction politique des « masses» en tant qu'ellesne se reduisent pas a l'abstraction des classes. Toutes ces difficultesse cristallisent autour de la question de la formation d'un « panipolitique de classe », qui ne soit pas pour autant une piece ou uneimage en miroir de l'appareil d'Etat bourgeois. Elles se ramenentau fait que la Revolution se laisse penser aussi difficilementcomme « revolution d'en haut» que comme « revolution d'enbas», c'est-a-dire comme « appropriation» par Ie proletariatd'une Gewalt preexistante, developpee par les classes dominantes,ou « metamorphose» des figures historiques de la Gewalt, ouencore « retour du refoule » d'une Gewalt populaire, spontanee,qui serait Ie propre des masses elles-memes. La Gewalt, sans doute,n'est pas disponible pour Ie proletariat, mais - excedant toujoursses possibilites de controle, soit comme violence soit comme pou­voir -, bien loin de former Ie ressort immediat de la subjeetivationpolitique, elle « deconstruit »sa pretention de sujet (comme diraitDerrida).

1. K. Marx, Der Burgerkrieg in Frankreich, ch. III, dans Marx Engels U7erke,t. 17, Berlin, Dietz Verlag, 1%2, p. 340.

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« Gewalt I>. Violence et pouvoir dans l'histoire de fa theorie marxiste

III. MARXISME ET POSTMARXISME ENTRE GEWALTET CIVILITE

En speculam sur Ie nceud de la subjectivation revolutionnaire,de la socialisation et de la Gewalt, nous avons amicipe sur leslec;:ons qu'il est possible de tirer d'une description du devenir dumarxisme apartir de l'ceuvre de ses fondateurs. Elles nous condui­ront a esquisser une critique du marxisme dom l'aporie de sonrapport ala signification et a1'usage de la Gewalt constituerait Iefil conducteur. 11 serait evidemmem souhaitable qu'une telle cri­tique puisse se presenter comme une autocritique, dans laquelle Iemarxisme trouverait les moyens de comprendre ses propres echecset de surmomer ses limites historiques, de fac;:on a rouvrir lesperspectives d'une « transformation du monde » revolutionnaire.Malheureusemem, nous savons qu'il n' en est rien, fondamemale­mem en raison de 1'impuissance dont Ie marxisme a fait preuvepour analyser les catastrophes reelles de l'histoire du XX" siecle (biendifferentes de la « catastrophe finale» du capitalisme, prophe­tisee par Marx) dom il a ete a la fois l'agem et la victime : Iefascisme et Ie nazisme, Ie « socialisme reel» et ses derives exter­ministes, Ie retournemem des luttes anti-imperialistes en dicta­tures ideologico-militaires, la combinaison des racismes ethniquesou religieux avec la pauperisation absolue et la devastation de1'environnement planetaire ... Ceci signifie qu'une critique dumarxisme est en meme temps une « sortie» de sa problematiqueou une relativisation de son point de vue, mais cela ne signifienullemem pour autam que toutes les analyses qu'il a proposees oules questions qu'il a posees soiem depourvues de significationactuelle.

11 conviendra d'abord de decrire la dispersion qui s'est produiteau XX" siecle dans Ie champ des discours marxistes et d'en montrerl'articulation avec Ie probleme de la Gewalt et les « choix » qu'il aimposes. Notre these est que ce probleme constitue justemem Iefil conducteur de l'effit de scission qui caracterise Ie marxisme his­torique, interdisant de lui attribuer une « position» simple enmatiere politique (meme si les orthodoxies successives de la lIe etde la Ille Internationale ont teme d'accrediter Ie comraire). Maisles scissions elles-memes, a1'evidence, ne s'expliquent pas seule-

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hxceptions, guerres et revolutions

ment par des choix theoriques, elles renvoient de fa'ton intrinsequeades conjonctures pratiques, et celles-ci nous apparaissent retros­pectivement inscrites dans deux grands cycles de luttes politiques,dont Ie marxisme a tente de penser la tendance, et qui se superpo­sent sans se confondre purement et simplement : Ie cycle des lunesde classes anti-capitalistes dont Ie protagoniste est la classe ouvriereavec ses organisations historiques (partis, syndicats, associations),et Ie cycle des lunes anti-imperialistes dont les protagonistes sontdes mouvements d'independance nationale et/ou de resistance al'echange inegal considere comme responsable du sous-developpe­ment. Dans les deux cas les discours dont nous avons atenir comptene se voient pas toujours reconnaitre unanimement la qualite de« marxistes» ou meme ne la revendiquent pas de bout en bout(Sorel, Fanon), mais ce point est secondaire: il traduit precisementI'impossibilite d'unifier la problematique marxiste, et donc de luifixer des frontieres absolues. Ce qui nous importe est Ie rapport his­torico-theorique avec les problemes poses par Marx et Engels.

1) Ie cycle anti-capitaliste et la Gewalt institutionnelle

Le cycle anti-capitaliste (qui se deroule pour I'essentiel enEurope, du moins pour ce qui concerne les innovations majeures,meme si, bien entendu, il se prolonge dans Ie monde entier) com­mence au sein du mouvement syndical et des partis socialistes dela lIe Internationale. II pivote autour de la Grande Guerre de1914-1918, de la Revolution russe et de l'affrontement avec Iefascisme entre les deux guerres. II s'acheve, apres une longueperiode d'immobilisation dans les structures de la « guerre froide »,dans les revoltes de masse de 1968 et des annees suivantes, OU unecertaine resurgence de la tradition conseilliste se combine avecl'elargissement des mouvements revolutionnaires, la revolte contred'autres « pouvoirs »ou « dominations» que celle du capital (dansla famille, l'ecole, les institutions « disciplinaires » au sens de Fou­cault, les « appareils ideologiques d'Etat» au sens d'Althusser).

On a pris I'habitude depuis les debats de la social-democratieallemande et la scission de 1917-1920, de ranger les positions enpresence dans la premiere periode en fonction d'une alternative

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« C;ewalt ». Violence et pouvoir dans l'histoire de fa theorie marxiste

simple rejOrme ou revolution, opposant les partisans d'une evo­lution graduelle, « pacifique», du capitalisme au socialisme (laFabian Society anglaise, Bernstein, Jaures) aceux d'un renversementimmediat du capitalisme au moyen de la violence revolutionnaire(Unine, Luxemburg, Pannekoek, Trotsky... ), les defenseurs de« l'orthodoxie » marxiste (Kautsky) tentant pour leur part de semaintenir dans une position mediane. Du point de vue theoriquequi est ici Ie notre, il est pI us interessant d' organiser directementIe debat autour des positions les plus originales, chez Sorel, Berns­tein, Lenine, Gramsci.

Combinant l'heritage de Proudhon avec celui de Marx, Soreltente de theoriser la tactique de « greve generale » adoptee par Iesyndicalisme revolutionnaire fran<;:ais apres Ie depassement de laphase anarchiste au cours de laquelle s' etait notamment repanduel'idee de «propagande par Ie pit» ou de criminalite anti-capita­liste. Le fil conducteur de son ouvrage celebre de 1908, Rejl.exionssur fa violence, c'est la distinction entre deux « puissances sociales »antithetiques, laforce bourgeoise institutionnelle et la violence pro­letarienne spontanee 1. Au moyen de cette distinction, il relit lestextes de Marx canonises par la social-democratie et passe aucrible les tactiques du mouvement ouvrier contemporain, de­non<;:ant en particulier dans les partis de la IIe Internationale la co­existence d'une phraseologie revolutionnaire et d'une pratiqueparlementariste. La violence proletarienne est pour lui une extra­polation des revoltes inherentes a la condition des producteursexploites, qui debouche sur Ie « mythe » mobilisateur de la grevegenerale et prefigure Ie socialisme en tant qu'association d'hommeslibres. Sur Ie plan politique comme sur Ie plan ethique, elle se dis­tingue de la perspective d'une guerre civile entre classes organiseescomme des « camps» adverses, et repudie Ie modele de la Terreurou de la revolution en permanence herite de la tradition jacobine.Bien que (sans doute influence par Nietzsche) Sorel exalte Ie modele

1. Georges Sorel, Rejlexions sur la violence, preface de Claude Polin, Paris,Editions Marcel Riviere, 1972; Robert Brecy, La Greve generale en France, pre­face de Jean Maitron, Paris, Etudes et documentation internationalcs, 1969;Henri Dubief, Le Syndicalisme revolutionnaire, Paris, Armand Colin, 1969.

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Exceptions, guerres et revolutions

de l'heroi"sme guerrier « inutile» (anti-utilitariste), il fait de l'anti­militarisme la pierre de rouche de la morale proletarienne. Mais cequi fait la difficulte de sa position (et rend compte, pour une partau moins, de son utilisation ala fois par une tradition revolution­naire et par le fascisme mussolinien), c'est justement cette categoriede « mythe », dont il emprunte les fondements philosophiques alatheorie bergsonienne de rintuition et de relan vital, et qu'il opposeaux « utopies» abstraites du mouvement socialiste comme a la« magie » de l'Etat. Designant ala fois une totalite ideale de luttessociales et une capacite affective de mobilisation des masses, le« mythe » semble voue en pratique aune fuite en avant indefinie.C'est pourquoi, sans doute, Sorel est aussitot oblige de diviser lanotion de « greve generale» en deux formes, rune authentique­ment proletarienne, rautre pervertie par sa recuper~tion politique(mouvement qu'on retrouvera chez Benjamin). Ce qui ne rempe­chera pas de se rallier lui-meme aux partis les plus opposes.

Bernstein, dont le livre publie en 1899, Die Voraussetzungendes Sozialismus und die Aufiaben der Sozialdemokratie, dechainela querelle du « revisionnisme », est lui aussi un critique acere du« double langage » institutionnel de la social-democratie I. Contrai­rement aune legende tenace, il n'est aucunement un « opportu­niste » au sens fran<;:ais, defenseur exdusif de la voie parlementaireet des alliances politiques avec les partis « bourgeois» : en 1905,avec Rosa Luxemburg, il defend la « greve de masse ». Mais il veuttracer une ligne de demarcation au sein de la tradition revolution­naire (y compris dans l'a:uvre de Marx et Engels) entre deuxheritages radicalement heterogenes : l'un archa·ique, expressionde la survivance de l'utopie au sein meme du marxisme, qui com­binerait « dialectiquement » la representation d'un effondrement(Zusammenbruch) du capitalisme avec la tactique terroriste deprise du pouvoir (transmise par l'intermediaire de Blanqui, rin­venteur probable de l'expression « dictature du proletariat ») ;l'autre veritablement moderne qui associerait la socialisation de

1. E. Bernstein, Die Voraussetzungen des Sozialismus und die Aufiaben derSozialdemokratie, Hambourg, Rowohlt Taschenbuch Verlag, 1969 ; Ies Presup­poses du socialisme, tr. fr. J. Ruffet, Paris, Le Seuil, 1974.

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« Gewalt N. Violence et pouvoir dans l'histoire de la theorie marxiste

l'economie a la democratisation de la societe par la generalisationdes formes associatives et federatives d'autogestion (Selbstverwal­tung). « La democratie est a la fois Ie moyen et Ie but. Elle est1'instrument au moyen duquel se battre pour Ie socialisme, et laforme de sa realisation 1. » D'ou la celebre formule affirmant que« Ie but final n'est rien, [c'est] Ie mouvement [qui] est tout» (dasEndziel ist nichts, die Bewegung alles), etroitement associee a unecritique de la fonction « acceIeratrice » et « creatrice » attribuee ala Gewalt par une partie de la tradition marxiste (<< Cependantqu'autrefois il arrivait encore a l'occasion que des marxistes assi­gnent ala Gewaltun role purement negatif, on observe aujourd'huiun transfert dans l'autre sens, la Gewalt se voit pratiquement attri­buer une toute-puissance de creation, et l'accentuation du volon­tarisme politique se presente comme la quintessence du "socialismescientifique"- ou mieux, comme Ie veut une mode qui ne cessed'en ameliorer la formulation, sinon la logique, du "communismescientifique" 2 »). D'ou aussi sa rehabilitation du droit, ou mieuxde la citoyennete (dont Ie nom allemand, Biirgertum, renvoie a1'histoire des libertes civiles et politiques : c'est pourquoi Bern­stein critique la tendance a substituer « biirgerliche Gesellschaft» a1'expression « kapitalistische Gesellschaft »). II pense qu'elle est, deplus en plus, indissociable de formes de democratie economique,non pas tant sous la forme d'une organisation egalitaire du travail,utopique a ses yeux, que sous la forme d'une representation dessyndicats dans la gestion des entreprises, et d'un developpementdes cooperatives de consommation (autrement dit d'une regula­tion du liberalisme). D'ou, enfin, 1'insistance de Bernstein sur lanecessite d'une education de la classe ouvriere, a laquelle elle doitelle-meme s'employer pour se mettre en mesure d'exercer les« responsabilites » (Verantwortlichkeit) de la societe tout entiere.

Venons alors a la position de Lenine. Au travers des deux revo­lutions russes de 1905 et de 1917, puis de la guerre civile, il n'acesse de chercher a penser Ie rapport entre les transformationssociales anticapitalistes et la transformation politique du regime

1. E. Bernstein, Die Voraussetzungen . .. , op. cit., p. 154 (je traduis).2. Ibid., p. 211 (je traduis).

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Exceptions, guerres et revolutions

autocratique. Sa doctrine a souvent ete taxee de « volontarisme ».

Mais sa force ne tient pas seulement a la conception du parti de« revolutionnaires professionnels » (qui a pour contrepartie, des IeQueftire? de 1902, l'idee d'une mission « hegemonique » du pro­letariat de rassembler les aspirations emancipatrices de toutes lesclasses de la societe), ni ason elaboration (sur la base de tout Iedebat international des annees 1910-1914 : Hobson, Hilferding,Luxemburg, Boukharine ... ) d'une theorie de 1'imperialisme quiconduit avoir dans la conjoncture revolutionnaire l'effet en retourdes contradictions mondiales du capitalisme et des formes vio­lentes que revet necessairement son expansion. Elle tient plusprofondement au traitement original de la question du rapportentre Gewalt et temporalite de la politique, qu'on peut illustrer ala fois par sa conception de la « transformation de l~ guerre impe­rialiste en guerre civile revolutionnaire » en 1914-1917 et par sareformulation de la dictature du proletariat au moment du « com­munisme de guerre » et de la NEP. La celebre brochure, L'Etat et laRevolution, de 1917, dans laquelle Lenine relit l'ensemble destextes de Marx et Engels sur la transition du capitalisme aucommunisme pour justifier l'insurrection et definir l'objectif de laprise du pouvoir comme destruction de la machine d'Etat, se situeexactement entre les deux. Elle a un caractere nettement plus sco­lastique que d'autres ceuvres, comme La Faillite de la If< Internatio­nale de 1914, les Theses d'avril de 1917, ou La j\1aladie inftntiledu communisme de 1920 1.

Le mot d'ordre de transformation de la guerre imperialiste enrevolution n'est pas Ie seul fait de Lenine: au contraire, apresl'echec des tentatives du socialisme europeen pour empecher laguerre mondiale, il est commun aux fractions de gauche resistant

1. V. 1. Unine, CEuvres, op. cit. (en particuliert. 21 : La ftillite de la ll' Inter­nationale [1914] ; Le socialisme et la guerre [191 5] ; t. 25 : L'Etat et fa Revolu­tion [19 J7] ; t. 26 : Le marxisme et l'insurrection [1917J; t. 28 : La revolutionp roletarienne et Ie renegat Kautsky [191 8] ; t. 29 : La grande initiative [19 J9] ;t. 30 : L'economie et la politique al'epoque de la dictature du proletariat [1919] ;t. 3 J : La maladie infantile du communisme: Ie gauchisme [1920J; t. 33 :Rapport sur la HE? au X!' C'ongres du PC (b) R. [1922]; t. 38 : Cahiersphilosophiques) .

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a 1'union saeree dans leurs pays respectifs, dont la plate-forme s'ex­primera aux Conferences de Zimmerwald (1915) et de Kienthal(1916). Mais alors que chez la pluparr des dirigeants et theoriciensil prend la forme d'une injonction accompagnee du sentiment devivre un instant apocalyptique de « choix » entre salut et damna­tion - ou bien la revolution inversera Ie cours des choses, ou bienla guerre conduira la civilisation a la mine -, Lenine raisonne ensens oppose. II traite la guerre comme un processus hisrorique sur­determine dont la nature doit progressivement se modifier, et qui,au « moment opporrun », laissera place a une intervention combi­nant les conditions « objectives» avec les conditions « subjectives »de la revolution. Lenine va fonder philosophiquement ce point devue en relisant conjointement les cruvres de Hegel (essentielle­ment la Logique) et de Clausewitz (vom Kriege), comme on peutIe voir (a condition de ne pas les expurger, comme les premiersediteurs sovietiques) dans les Cahiers philosophiques rediges aucours de la meme periode, ce qui Ie conduit a des applicationssurprenantes de la formule « la guerre est la continuation de lapolitique par d'autres moyens ». Lextreme violence du processusd'extermination mutuelle des peuples entraines dans la guerrepar leurs gouvernements est presente dans l'analyse a ti tre de fac­teur subjectif, qui doit determiner progressivement un retourne­ment des masses et une revanche du point de vue de classe sur Iepatriotisme dans la mentalite des combattants. Dans Ie memetemps, 1'incidence historique du probleme national fait 1'objetd'analyses qui debouchent sur l'idee que tout processus revolu­tionnaire est une combinaison « inegale» de facteurs hetero­genes, dont Ie confEt engendre une duree propre et determinedes conjonctures de concentration ou de dispersion des contra­dictions, de renforcement et d' affaiblissement du pouvoird'Etat. Par la, Lenine introduit dans Ie marxisme une idee nou­velle, qui n'est ni la « conversion» de la Gewalt en rationalitehistorique, ni son utilisation (ou son rejet) comme « moyen»revolutionnaire, mais une veritable politique de la violence, visanta sa transformation.

C'est une question voisine que nous trouvons au ccrur desconceptions theoriques de Lenine apres la Revolution d'Ocrobre.

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Elles s' elaborent au milieu de polemiques incessantes (nationaleset internationales), dans les conditions dramatiques de l'exercicedu pouvoir, de l'attente et de l'echec de la revolution mondiale,des oppositions entre courants revolutionnaires, et qui ne com­portent en verite aucune synthese finale (Staline se chargera del'elaborer a sa fac;:on) 1. Ainsi que nous l'avons soutenu ailleurs,Lenine invente en fait un troisieme concept de la dictature duproletariat (apres ceux de Marx en 1848-1852 et de Marx-Engelsen 1872-1875) 2. La necessite de 1'insurrection en fait naturelle­ment partie, mais elle est tres explicitement rapportee aux condi­tions changeantes du processus revolutionnaire, qui ne peuventetre l'objet d'une « decision» (meme dans L'Etat et La RevoLution,ou il ecrit que « la necessite d'inculquer systematiquement auxmasses cette idee - et precisement celle-la - de la' revolution vio­lente est a la base de toute la doctrine de Marx et Engels », Leninetrouve Ie moyen de rappeler que les formes de la prise du pouvoirdependent des circonstances), et d'autre part elle n'est que Ie pre­lude a une dialectique propre a la « periode de transition» quiimpose de distinguer nettement entre la question du pouvoir etcelle de l'appareil d'Etat. La encore, il s'agit de definir une pratiquepolitique dans des conditions de violence, qui retourne celle-ci enquelque sorte contre elle-meme (de meme que l'Etat doit etreretourne contre sa fonction traditionnelle, pour devenir un « Etat­non Etat »). La distinction du pouvoir et de l'appareil vient deMarx, mais elle sert desormais a penser un developpement inegaldu processus revolutionnaire : pour Ie proletariat, exercer Ie pou­voir (par l'intermediaire de ses representants) n'est aucunementcontr61er l'appareil d'Etat, moins encore les effets de l'utilisationd'une machine administrative et politique qui a ete « construite »par les classes dominantes pour interdire l'acces des masses a lapratique politique. Des lors 1'alternative de la « dictature bour­geoise » et de la « dictature proletarienne » prend une autre signi-

1. R. Linhart, Unine, les paysans, Taylor, op. cit.2. E. Balibar, Sur fa dictature du proletariat, op. cit. ; et les articles « Dicta­

ture du proletariat », « Lunes de classes », « Pouvoir », dans Dictionnaire cri­tique du marxisme, op. cit.

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fication : elle implique que la « dictature» bourgeoise peut sereproduire au sein du processus n~volutionnaire, non seulement apartir de la resistance de ses opposants, mais a partir de ses propresinstitutions politiques, ce qui exige une lutte (de classe) speci­fique, jusqu'a ce que les conditions de « l'extinction de I'Etat »annoncee par les theoriciens du socialisme soient enfin reunies.Rapportee a la question de la violence, cette idee s'avere cependantparticulierement ambivalente, comme n'ont cesse de I'illustrer lesexperiences historiques de « revolutions socialistes » sur Ie modeleleniniste. Elle suscite I'idee d'une intensification de la lutte desclasses au cours de la dictature du proletariat, frequemment desi­gnee par Lenine comme une « lutte a mort» entre « deux classes,deux mondes, deux epoques de I'histoire universelle » I, aussi bienque celle d'une entreprise prolongee d'apprentissage de la demo­cratie directe et de la gestion economique de la part du proleta­riat (symbolisee par I'initiative des « samedis communistes 2 »).En principe c'est au pani que revient la tache de resoudre cettetension ou d' operer la synthese entre les « taches» contradictoiresde la revolution communiste, mais l'cruvre de Lenine est muettesur les moyens d'y parvenir, et I'histoire a montre que ce qui aplut6t lieu, c'est que les contradictions se reproduisent au sein duparti lui-meme, qu'aucune purete ideologique n'immunise contresa propre violence interne.

Dans la periode suivante, la pensee de Gramsci, OU nous lisonsaujourd'hui un effort desespere pour surmonter les effets du bol­chevisme stalinise sur Ie mouvement communiste et Ie hisser ainsia la hauteur de la confrontation avec Ie fascisme, peut etre consi­deree comme une tentative de synthese d'eIements venus deces trois traditions 3, Parti d'une experience exaltante et tragique(celle de la revolution des conseils d'usine turinois, qu'il avait desi­gnee comme « revolution contre Ie Capital») et d'une philoso­phie volontariste tres influencee par Sorel, Ie dirigeant communiste

1. V I. Lenine, Notes d'un publiciste [1920], dans CEuvres, t. 30, op. cit.,p.367.

2. Id., La Grande Initiative [1919], dans CEuvres, t. 29, op. cit., p. 413 sq.3. A. Gramsci, Ecrits politiques, tr. fr. R. Paris, Paris, Gallimard, 3 vol.,

1974-1980 ; Quaderni del carcere, op. cit.

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emprisonne et martyrise, abandonne a. son sort par le Komintern,avait entrepris de repenser tous les elements de la problematiquemarxiste et leniniste en retournant a. un concept de la politique detype machiavelien. Il cherchait ainsi a. se situer idealement alaloisau point de vue d'en haut (necessite d'un parti revolutionnairequi fonctionne comme un « prince nouveau », a. la fois intellectuelet stratege collectif) et au point de vue d'en bas (necessite d'une« reforme intellectuelle et morale» permettant aux masses dedevenir actrices de leur propre histoire, en sortant de la condition« subalterne » dans laquelle les maintient le capitalisme et en s'ele­vant a. une condition « hegemonique »). De sa conception de larevolution comme « guerre de positions» qui prepare au sein ducapitalisme lui-meme les conditions d'un pouvoir du proletariat, neretenons ici que 1'idee suivante : a. la limite, non seulement il n'y ajamais de revolution « pure », mais toute revolution active en tantque « praxis» de transformation des rapports sociaux est une alter­native qu'inventent les gouvernes en face d'une « revolution pas­sive », c'est-a.-dire d'une strategie des gouvernants pour perpetuerleur domination en l'adaptant a. de nouvelles conditions histo­riques (1'exemple classique etant la construction nationale fran­c,:aise post-revolutionnaire, et la question posee au moment ouGramsci ecrit etant de savoir s'il faut interpreter de la meme fac,:onle « fordisme » americain, avec son projet de « rationalisation de lacomposition demographique » nationale). C'est pourquoi, plut6tque la « violence », meme s'il ne 1'ignore pas, Gramsci theorise la« force» et les « rapports de force », dont les processus culturelsfont partie au meme titre que la Gewalt, et qui obligent a. toujoursanalyser les structures etatiques dans une relation de determina­tion reciproque avec l'organisation de la societe civile.

Pour l'essentiel, ces voies theoriques elaborees dans la premieremoitie du siecle, autour de la guerre et de la revolution, demeure­ront les reperes d'un marxisme elargi, resistant a. la glaciation dog­matique, jusqu'a. 1'ebranlement de 1968. On assiste alors a. unnouveau « grand debat » sur les formes et les fonctions de la vio­lence revolutionnaire (y compris les formes terraristes, dans le casdes Brigades rouges italiennes et de la Rate Armee Fraktion alle­mande). Theoriquement, le plus interessant est sans doute la

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divergence qui se creuse au sein de l'operaismo italien, qui avaitprofondement renouvele l'analyse de la dimension politique desconfEts dans l'usine moderne et du refus de la force de travail dese soumettre a la « planification capitaliste» (ou de « l'ouvriersocial» de se laisser reduire a la condition « d'ouvrier masse»).Cette problematique relance la question du rapport entre formesdu pouvoir (avant tout la « forme-Etat », pensee sur Ie modelede l'analyse marxienne de la « forme-marchandise ») et processusde subjectivation politique. Mais tandis que Mario Tronti, sousl'influence de la lecture de Carl Schmitt, defend la notion de« l'autonomie du politique », en constatant que toute forme d' or­ganisation du travail capitaliste presuppose une action de I'Etat,et pose Ie probleme de savoir comment s'institue l'antagonismepolitique quand I'Etat n'est plus de type liberal classique, maisde type « interventionniste » keynesien ou de type « consensuel »democrate-chretien, Antonio Negri part au contraire de la thesed'une crise structurelle de « I'Etat-plan ». II designe dans l'auto­nomie du politique une mediation fictive des conflits sociaux quicouvre la generalisation des pratiques repressives, et theorise sousIe nom « d'autonomie ouvrihe » une insurrection permanente del'ouvrier collectif contre Ie commandement du capital, qui vise­rait la recomposition du travail en detruisant pour cela toute« mediation institutionnelle »1. Plus interessant encore serait deconfronter systematiquement ces theorisations avec la conceptiondu « pouvoir » que Michel Foucault commence adevelopper aumeme moment, en particulier dans Surveiller etpunir (1975). Lesanalyses de Marx dans Ie Capital concernant la violence capita­liste, en tant qu' eUe vise la transformation du corps de l' ouvrieren instrument productif, y sont plongees dans Ie cadre plus gene­ral des mecanismes « disciplinaires » de la domination dans lessocietes modernes, et - inflechissam certaines recherches de I'Ecolede Francfort (Rusche et Kirchheimer) - d'une theorie de la fonc-

1. A. Negri, La ftrma-Stato. Per la critica dell'economia politica della Costitu­zione, Milan, Feltrinelli, 1977; La Classe ouvriere contre I'Etat, op. cit. ; MarioTronti, Soggetti, crisi, potere, A. De Martinis et A. Piazzi (eds.), Bologne, Cap­pelli, 1980.

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tion « strategique » que revet dans le fonctionnement de l'Etatl'utilisation des revoltes et des illegalismes I. Par ou, d'une certainefa<;:on, ce sont les fondements anthropologiques de la theorisationmarxiste des luttes de classes et de la Gewalt economique et poli­tique qui sont remis en question. C'est seulement a propos dessocietes « pre-capitalistes» que des historiens marxistes (Hobs­bawm) s'etaient risques a questionner la frontiere entre violencepolitique (<< revolte ») et violence criminelle (<< delinquance »), maisnon pas - tant etait puissant le tabou herite des controverses avecl'anarchisme - apropos des formes « developpees » de la lutte desclasses 2.

2) Ie cycle anti-imperialiste et les « catastrophes reelles »

Dans un texte ecrit en 1959, Was bedeutet: Auftrbeitung derVergangenheit ? (( Que signifie "elaborer le passe"? »), Adorno posele probleme de la « survivance» du national-socialisme en Alle­magne en tant que structure psychique qui s'enracine dans l'objec­tivite d'un certain ordre economique et dans les mecanismes dedefense que suscite la peur des catastrophes historiques.

C'est a bon droit que nous voulons nous debarrasser du passesous l'ombre duquel noilS ne pouvons plus vivre. La terreur n'a pasde fin si la culpabilite et la violence doivent toujours se payer d'unenouvelle culpabilite et d'une nouvelle violence. Mais cela ne sau­rait se justifier des lors que ce passe que nous voulons fuir est encorebien vivant. Le national-socialisme se survit, et nous ne savons pasencore si c'est simplement comme Ie spectre du monstrueux - atelpoint qu'il n'a pas peri quand il est mort -, ou si en realite il n'estpas mort du tout, de sorte que la disposition acommettre l'indi­cible se perperue chez les etres humains comme dans les rapportssociaux qui les entourent 3.

1. Georg Rusche et Otto Kirchheimer, Peine et structure sociale. Histoire ettheorie critique du regime penal [1939], tr. fr. F. Laroche, Paris, Le CerE, 1994.

2. E. Hobsbawm, Les Primitifs de La revolte dans l'Europe moderne, tr. fr.R. Laars, Paris, Fayard, 1963.

3. Theodor W Adorno, « was bedeutet: Aufarbeitung der Vergangenheit? "[1959], dans Gesammelte Schriften, t. 10(2), Francfon-sur-le-Main, Suhrkamp,1977, p. 555 (je uaduis).

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La suite du texte combine deux types d'approche envers cettestructure de « terreur» susceptible de se perpetuer par-dela lesconditions de son emergence et de faire obstacle a toute democra­tisation de la politique. D'un cote, une critique de l'alienationsociale, inspin§e par la problematique marxienne du « fetichismedes marchandises », etendue depuis l'cruvre de Lukacs a l'en­semble du processus de reification (ou desubjectivation) de lasociete:

En Iangage philosophique on pourrait dire que Ia fa<;:on dont Iepeuple se sent etranger a la democratie reflete la fa<;:on dont lasociete tout entiere est devenue etrangere aelle-meme 1.

De 1'autre un recours a la conception freudienne de 1'iden­tification (Massenpsychologie und Ich-analyse, Das Unbehagen inder Kultur) qui avait deja ete mise en cruvre en 1950 dans Autho­ritarian Personality 2 :

On porterait un jugement complerement errone sur les carac­teres assujettis a l'autorite (autoritdtsgebundene Charaktere), si onles construisait uniquement a partir d'une ideologie economico­politique; Ie phenomene bien connu de l'oscillation de millionsd'electeurs avant 1933 entre Ie parti nazi et Ie parti communiste n'arien d'un hasard du point de vue psychosociologique [...Jles carac­teres assujettis aI'autorite s'identifient aIa force brute, avant touteconsideration de contenu 3.

Les deux facteurs explicatifs sont ensuite reunis dans un memescheme d'assujettissement a la force des choses (on pourrait dire,en reprenant la celebre expression de La Boetie, de « servitudevolontaire ») :

1. Ibid., p. 560 (je traduis).2. Th. W Adorno (en collab. avec Else Frenkel-Brunswik, Daniel J. Levin­

son, R. Nevitt Sanford), The Authoritarian Personality, Londres, Harper andRow, 1950 (Etudes sur la personnalite autoritaire, tr. fro H. Frappat, Paris, Allia,2007); reed. dans les Gesammelte Schriften, t. 9(1), Soziologische Schriften II,Erste Hd!fte, Francfort-sur-Ie-Main, Suhrkamp, 1975.

3.Id., « Was bedeutet... ? ii, dans Gesammelte Schriften, t. 10(2), op. cit.,p. 561 (je traduis).

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Lordre economique dominant et I'organisation economiquecorrespondante placent la majorite dans la dependance de circon­stances sur lesquelles elle ne peut rien, et la minorise. S'ils veulentsurvivre, les gens n'ont d'autre choix que de s'adapter aux cir­constances [... J. La necessite d'une telle adaptation, qui mene al'identification avec l'etat de choses existant, avec la force commetelle, voila ce qui engendre Ie totalitarisme I.

Les memes termes sont invoques dans la Dialektik derAujklarung2 pour tenter d'approcher les « elements de l'antise­mitisme » : un « faux ordre social» dans lequella subjectivite desindividus est reprimee comme telle, engendre spontanement une« volonte de destruction» ou une haine qui devient indissociablede l'organisation productive, qui est « naruralise.e » par die, puisincorporee a la representation compensatoire de la communauteethnique (Volksgemeinschaft) et projetee sur les groupes histori­ques qui incarnent pour la civilisation moderne (europeenne) l'al­terite en son propre sein. Cette haine est donc tout aussi bienauto-destructrice.

On peut narurellement discuter chacun des elements de cettepresentation, et surtout la modalite de leur combinaison (celle-ciest d'ailleurs si difficile que, dans Dialektik der Aujkldrung, il nefaut pas moins qu'une metaphysique complete du « devenir vio­lence» de la Raison universelle pour en rendre compte). Mais cequi nous interesse ici, ce sont deux traits remarquables du dis­COurS d'Adorno : d'une part il designe comme une « catastrophe »,ala fois reelle et symbolique, Ie fait irreversible qui bouleverse nosrepresentations de la politique (y compris, et peut-etre tout parti­culierement, celles qu'avait elaborees la tradition marxiste en tantqu'expression du mouvement ouvrier); d'autre part il n'hesitepas, dans la suite de son argumentation, a rapprocher la menaceassociee au spectre du nazisme de celle que peuvent comporter les

1. Th. W. Adorno, « was bedeutet. .. ? ", dans Gesammelte Schrifien, t. 10(2),op. cit., p. 567 (je traduis).

2. Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, Dialektik der Aufklarung. Phi­losophische F'ragmente, Francfort-sur-le-Main, Fischer Verlag, 1969; La Dialec­tique de fa raison. Fragments philosophiques [1944], tr. fr. E. Kaufholz, Paris,Gallimard, 1974.

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mouvements de liberation anti-imperialistes, dans la mesure OUils se fondent eux aussi sur l'exaltation de la Volksgemeinschaft:

Aujourd'hui Ie desir fasciste (das ftschistische Wunschbild) fu­sionne sans probleme avec Ie nationalisme dans les pays dits« sous-developpes », qu' on n' appelle d' ailleurs plus ainsi, mais« pays en voie de developpement ». Cette sympathie (Einver­standnis) avec ceux qui se sentaient tard venus et defavorises dansla concurrence imperialiste et reclamaient une place a table avaitdeja trouve a s'exprimer pendant la guerre] au travers de slo­gans dirigcs contre les « plourocraties occidentales » au nom des« nations proletaires» [... J. Aujourd'hui Ie nationalisme est ala fois depasse et plein d'actualite [... J mais il n'a d'acrualiteque dans la mesure OU l'idee de nation, heritee du passe et psy­chologiquement chargee d'affect (psychologisch eminent besetzte)exprime une communaute d'interets dans I'economie internatio­nale, et possede assez de force pour enthousiasmer (einzuspannen)des centaines de millions d'hommes pour des burs qui ne leurapparaissent pas immediatement comme les leurs (die sie nichtunmittelbar als die ihren betrachten kdnnen) [... J. Le nationalismen'est devenu sadique et destructif que dans une epoque OU il avaitdeja completement change de sens (in dem es sich bereits uber­schlug) [... J2.

Nous ne pensons pas qu'on puisse interpreter ces formulescomme l'expression d'un mepris pour les luttes de liberation duTiers Monde, mais plutot comme un regard critique jete sur larencontre des extremes, aun moment ou, du moins en Europe, ladecouverte des luttes anti-imperialistes, ainsi que la possibilite deconcevoir leur portee mondiale dans un cadre marxiste elargi(prepare par les theories classiques de 1'imperialisme), avait con­tribue pour beaucoup de revolutionnaires et de militants « degauche» a occulter les elements d'antinomie inherents a 1'ideememe d'une politique de la violence. C'est ce noeud de questionsque nous voudrions evoquer pour conclure.

1. C'est-a-dire la deuxiemc guerre mondiale.2. Th. W. Adorno, « was bedeutet... ? », dans Gesammelte Schriften, t. 10(2),

op. cit., p. 565-566 (jc traduis).

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Le premier point qui nous parait important, c'est que 1'intenseelaboration theorique a. laquelle ont donne lieu les luttes de li­beration, avant et apres la deuxieme guerre mondiale, a certesconsiderablement elargi Ie champ d'application de la reflexionsur la Gewalt en lui conferant (au meme titre qu'a. la theorie du« developpement ») une place de plus en plus centrale dans lapensee politique, mais n'a pas fondamentalement modifie la defi­nition de cette categorie. On peut meme penser qu'on en estrevenu a. une dichotomie des aspects institutionnels et spontanesde la Gewalt contre laquelle avait ete dirige tout l'effort des theo­riciens du marxisme apres Engels (notamment chez Lenine et sur­tout chez Gramsci). Dans une situation caracterisee par desformes massives de pauperisation absolue et par une dominationpolitique feroce (coloniale ou semi-coloniale), etayee sur une civi­lisation impregnee de racisme envers 1'humanite non europeenne,n'hesitant pas enfin a. recourir depuis des siecles a. l'extermination,les differents courants tentaient ainsi chacun a. sa fac;:on de prendreacte du fait que la violence n'est pas veritablement un choix, maisune contrainte. La seule possibilite ouverte semble etre de l'ame­nager, d'en reinventer les modalites. II n'y a qu'une exceptionapparente a. cet egard, qui est la politique de « non-violence» miseen cruvre par Gandhi, sur laquelle nous allons revenir.

D'un cote nous avons donc les theories de la lutte revolution­naire armee, comme guerre populaire (Mao en Chine), ou commeguerre de guerilla (Castro et Che Guevara en Amerique latine) 1.

Leur opposition avait donne lieu en son temps a. d'intenses debatsideologiques, confrontant la conception differente qu'elles se fontde l'articulation entre l'avant-garde et les masses, de la primautedu facteur politique (c'est-a.-dire ideologique) et du facteur mili­taire, du nationalisme et de l'internationalisme. II ne fait aucun

1. Mao Zedong, Problemes strategiques de la guerre revolutionnaire en Chine[1936] et De La guerre prolongee [1938], dans CEuvres choisies, vol. I et II, op. cit. ;Maurice Meisner, Marxism, Maoism and Utopianism, op. cit. ; Ernesto ({ Che »

Guevara, La Guerre de guerilla, tr. fr. G. Chaliand et]. Minces, Paris, Maspero,1967; Regis Debray, Revolution dans la revolution? Lutte armee et lutte politiqueen Amerique Latine, Paris, Maspero, 1967; id., La Critique des armes J, et LaCritique des armes If. Les epreuves du feu, Paris, Le Seuil, 1974.

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doute que ces debats representent une epoque dans 1'histoire de lapensee de la guerre, remettant en question, en particulier, les dis­tinctions entre guerre et revolution sur lesquelles se fondent lesdefinitions classiques de la politique (comme on Ie voit aussi a lareception dont ils font I'objet dans un essai contre-revolution­naire comme la « Theorie du partisan» de Carl Schmitt) 1. Mais ilest d'autant plus frappant de constater que, quelle que soit la sub­tilite des analyses de classe auxquelles elles donnent lieu (plusnette, chez Mao que chez Guevara ou Regis Debray), elles restentconcrues selon un modele strategique, dans lequel n'interviennentque des agencements de « forces» et de « masses» evoluant dansl'espace et dans Ie temps. C'est pourquoi, sans doute, elles ont unbesoin intrinseque de compenser leur objectivisme en se referanta des idealites complementaires, en particulier des perspectiveseschatologiques concernant la venue de « 1'homme nouveau »,par-dela Ie processus de liberation.

En face de cet objectivisme, nous avons Ie subjectivisme extremede discours comme celui de Frantz Fanon (auquel son amplifica­tion par Sartre, dans la forme d'une sorte d'exorcisme de l'extremeviolence coloniale, a assure un retentissement durable et univer­sel) : il ne s'agit plus de la Gewalt comme pouvoir ou force orga­nisee, mais de la Gewalt comme « praxis absolue» qui opereelle-meme, immediatement, la liberation spirituelle du coloniseen meme temps qu'elle retourne contre Ie colonisateur la capacitede terreur qu'il a accumulee :

Au niveau des individus, la violence desintoxique. Elle debar­rasse Ie colonise de son complexe d'inferiorite, de ses attitudes con­templatives ou desesperees. Elle Ie rend intrepide, Ie rehabilite ases propres yeux [... j. Quand elles ont participe, dans la violence,a la liberation nationale, les masses ne permettent a personne dese presenter en « liberateurs )} [... j. Totalement irresponsables hier,elles entendent aujourd'hui tout comprendre et decider de tout.Illuminee par la violence, la conscience du peuple se rebelle contretoute pacification. Les demagogues, les opportunistes, les magi-

1. C. Schmitt, La Notion de politique [1932], suivi de Theorie du partisan[1963], tr. fro M.-L. Steinhauser, Paris, Calmann-Levy, 1972.

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};xeeptions, guerres et revolutions

ciens, ant desormais la tache difficile. La praxis qui les a jetees dansun corps acorps desespere confere aux masses un gout vorace duconcreto Lentreprise de mystification devient, along terme, prati­quement impossible I.

Ce grand ecart, en fait, n'a jamais ete comble, et c'est lui peut­etre qui a desarme intellecruellement les mouvements anti-impe­rialistes devant les strategies contre-revolutionnaires - a la limiteaussi devant leurs propres derives autoritaires et totalitaires.

Par comparaison, on peut penser qu'il y a eu davantage de crea­tivite theorique, sinon d'efficacite politique, dans les discours decrise qui, en Europe, tout au long de la periode fasciste, ont tented'interpreter « negativement» la genese de 1'extreme violence etsa capacite de destruction de l'espace politique (y compris parIe retournement des identites revolutionnaires) en combinant descategories d'analyse marxiste avec des theses nietzscheennes sut la« cruaute » au des theses freudiennes sur la pulsion de mort et sonrole dans I'identification collective (comme nous l'avons vu dejachez Adorno). C'est-a-dire qu'elles ant resolument renonce a pen­ser la lutte des classes, comme chez les marxistes classiques, dansun horizon anthropologique progressiste et productiviste. Tel estIe cas, nous semble-t-il, des tentatives de Wilhelm Reich dans laPsychologie de masse du ftscisme (1933), de Georges Bataille dans« La structure psychologique du fascisme» (1933-1934) et deWalter Benjamin dans l'ensemble constitue par l'essai Zur Kritikder Gewalt de 1921 et les Theses « sur Ie concept d'histoire » de1941 - avec toutes les differences qui les separent.

1. Frantz Fanon, Les Damnes de la terre, preface de Jean-Paul Sartre, Paris,Maspero, 1961, p. 70. Texte difficile a relire cinquante ans plus tard (alorsque, sans dome, en raison de la generalisation des phenomenes de « doubleconscience » dans notre identite post-coloniale, Peaux noires, masques blanes[1952] retrouve toute sa puissance d'interpellation). Quant a ce que Fanonlui-meme aurait pense de I'evolution des independances dans Ie contexte neo­imperialiste, la question ne sera par definition jamais eclaircie. Pour une dis­cussion plus nuancee, prenant en compte la critique des effets de mimetismeentre colonialisme et nationalisme chez Fanon, if Edward Said, Culture andTmperialism, New York, Vintage Books, 1994, p. 267 sq. (Culture et imperia­lisme, tr. fr. P. Chemla, Paris, Fayard/Le Monde diplomatique, 2000).

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« Gewalt >!. Violence et pouvoir dans l'histoire de la theorie marxiste

Reich - en depit de l' equivocite de son biologisme naturalisteparfois delirant - designe avec insistance Ie point aveugle dumarxisme (la structure libidinale « irrationnelle » des rassemble­ments et des mouvements de masse qui ont la responsabilite de« faire leur propre histoire »), mais aussi celui, symetrique, dufreudisme qui devrait permettre de penser cette matiere trans­individuelle de la politique (denegation de la fonction repressivede l'Etat en liaison avec les formes de la famille patriarcale). Cesera pres d'un demi-siecle plus tard Ie point de depart des analysesde Deleuze et Guattari dans L'Anti-CEdipe et surtout dans MillePlateaux (1980) ].

Bataille decrit 1'Etat, non seulement comme un appareil depouvoir au service de certains interets de classe, mais comme uneinstitution qui tend a. soustraire la «partie homogene» de lasociete centree sur 1'utilite productive a. l'effet en retour de sa« partie heterogene », c'est-a.-dire des forces inassimilables OU serencontrent les figures opposees du sacre et de l' abject ainsi queles formes de violence individuelle ou collective qui servent defondement erotique a. la souverainete, plus generalement a. la mai­trise 2. Ii pose que les formations fascistes (mussolinienne,hitlerienne) n'ont pu mobiliser les masses opprimees sans favo­riser un retour au premier plan de l'element heterogene de la viesociale, en Ie concentrant contre des victimes mises au ban de lasociete. Et il prend Ie risque de suggerer que Ie proletariat ou Iepeuple ne peuvent s'opposer victorieusement au fascisme qu'a. lacondition de mobiliser les memes elements (retrouvant d'une cer­taine fa<;:on la conception marxienne du Lumpenproletariat, maispour la valoriser en sens inverse).

Enfin, dans son ecrit de jeunesse (explicitement influence parSorel), Benjamin avait montre que toute Gewalt institutionnelle(legale) prend la forme d'un monopole et par consequent d'un ex­ces de pouvoir qui, au besoin, designe dans la societe ses propres

1. Wilhelm Reich, La Psychologie de masse du ftscisme [1933], tr. fro r Kam­nitzer, Paris, Payot, 1972; G. Deleuze , « La societe de controle », dans Pour­parlers, op. cit. ; G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, op. cit.

2. Georges Bataille, « La structure psychologique du fascisme » [1933-1934],dans CEuvres completes, t. 1, Paris, Gallimard, 1970, p. 339-371.

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cibles en tra<;:ant les frontieres du droit et du non-droit 1. II luioppose ensuite la figure extra-legale, done revolutionnaire, d'une« violence divine» qui refonde l'institution en la detruisant,mais se dissocie d' elle-meme en violence d'Etat et en violenceredemptrice. Cette formulation est proche de celle que trouveraplus tard Bataille (dIes ont en commun la reference a la « souve­rainete »), a ceci pres qu'dle presente l'ambivalence de la vio­lence extreme comme une aporie et non comme une solution.Beaucoup plus tard, par-dda l'experience effective du fascismeet la rencontre avec Ie marxisme, dans les Theses de 1941 qui, defacto, terminent son ceuvre inachevee, Benjamin fera du sparta­kisme I'heritier de la tradition blanquiste qui conjoint la« haine » des exploiteurs et « l'esprit de sacrifice ». Mais surtoutil tracera une ligne de demarcation absolue entre 1;\ violence desdominants et celle des domines, des « generations de vaincus »de I'histoire, dont l'inversion improbable en violence liberatrice- comparable a un evenement messianique - donne un sens al'accumulation seculaire des ruines et ouvre la possibilite d'uneautre histoire.

Toutes ces formulations ont incontestablement un caractereen partie mythique (ou mystique), mais dIes ont aussi en com­mun de designer l'existence d'une autre scene (pour parler commeFreud) sur laquelle s'opere, en qudque sorte « dans Ie dos » desluttes de classes et des rapports de force, et a ftrtiori de la« conscience de classe », la conjonction ou la metamorphose desformes de violence objective (structurellement impliquees dansles mecanismes de domination et d'exploitation) en violencesubjective (ou meme ultra-subjective, procedant de l'identifica­tion et de la fascination par une « toute-puissance » collectiveimaginaire). Une telle idee, meme exprimee de fa<;:on speculative,a l'avantage d'ecarter par principe toute possibilite de penserI'histoire comme une « conversion» de la violence et, a ftrtiori,toute possibilite de maitriser la violence sans un effet en retour sur

1. W. Benjamin, Critique de la violence, dans CEuvres, !, op. cit., p. 210 sq. ;Sur Ie concept d'histoire, dans CEuvres, Ill, tr. fro M. de Gandillac et R. Rochlitz,Paris, Gallimard, 2000, p. 427 sq.

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ceux qui s'en servent - que ce soient les puissances de 1'Etat oucelles de la revolution.

Critiquer (a l'encontre de tous les theoriciens marxistes - a l'ex­ception peut-etre de certaines remarques de Rosa Luxemburg apropos de la Revolution russe 1) 1'illusion de maitrise tactique ouhistorique de la violence, sans pour autant croire a la possibilitede l'diminer ou de s'en passer, ce n'est donc pas necessairementannuler la question d'une politique de La violence. Au contrairec'est la relancer sur d' autres bases. Ce n'est pas non plus refaire1'histoire. Mais c'est eventuellement rouvrir des debats qui ont eteeludes ou trop rapidement conclus. Pour n'en citer qu'un, quinous parait fondamental, il semble qu'un des grands « rendez­vous manques » de 1'histoire du marxisme ait ete la confrontationentre la politique leniniste de « dictature du proletariat» et lapolitique de « non-violence» et de « desobeissance civique » theo­risee et mise en ceuvre par Gandhi en Inde - l'autre grande formede pratique revolutionnaire du XXC siecle (avec des resultats aussidecisifs et, sur Ie long terme, aussi problematiques). Car la non­violence gandhienne n'est pas (ou plutot pas seulement) unemorale, mais d'abord une politique, avec sa propre conception duconflit social entre oppresseurs et opprimes, et sa propre fayond'en renverser progressivement Ie rapport de force en instituantune « conversion des moyens et des fins» 2.

Cette rencontre fictive qui n'a jamais eu lieu, mais qui pourraitprendre place dans l'esprit des hommes du xxrc siecle, confrontesau developpement d'une economie mondiale de la violence et alacrise concomitante de la representation et de la souverainete, a

1. R. Luxemburg, Faits politiques 1917-1918, dans CEuvres, t. II, tr. ft.C. Weill, Paris, Maspero, r969.

2. Cf les livres de Joan Bondurant et de Bipan Chandra - seul grand auteurde formation marxiste it s'etre aventure dans cette direction: Joan V. Bondu­rant, Conquest of Violence. The Gandhian Philosophy ofConflict, Berkeley, Uni­versity of California Press, 1971; Bipan Chandra, Indian National Movement:The Long- Term Dynamics, New Delhi, Vikas Publishing House, 1988. (L'ideeque Chandra soit Ie « seul auteur de formation marxiste ... » est inexacte : des1921, S.A. Dange avait publie it Bombay une brochure intitulee Gandhi vsLenin (Liberty Publishers) ; je remercie Anupama Rao de m'avoir communiqueune photocopie de ce texte rare.)

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J'interet d'attirer notre attention non seulement sur la necessitede civiliser l'Etat, mais sur celle de civiliser la Revolution -l'unn'etant pas plus facile que l'autre, mais conditionnant la reprised'un heritage theorique marxiste qui a progressivement decouvertsa multiplicite en meme temps que sa fragilite.

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3.

Lenine et Gandhi: une rencontre manquee? 1

Le theme que je me suis propose de traiter aujourd'hui, et queje remercie les organisateurs du colloque d'avoir accepte, a toutesles apparences d'un exercice academique. ]e voudrais cependantessayer de montrer qu'il recoupe quelques-unes des questions his­toriques, epistemologiques et finalement politiques majeures quisont ici l'objet de nos discussions.

]e poserai comme base pour la discussion que Unine et Gandhisont les deux plus grandes figures de theoriciens-praticiens revo­lutionnaires de la premiere moitie du xxe siecle, dont les simili­tudes et Ie contraste constituent une voie d'approche privilegiee ala question de savoir ce que voulait dire, precisement, « etre revo­lutionnaire », ou, si l'on veut, transformer la societe, transformer« Ie monde » historique, au siecle dernier. Ce parallele est doncaussi une voie d'approche privilegiee pour caracteriser Ie conceptde politique dont nous sommes les heritiers, dont nous nousposons la question de savoir en quel sens il s'est deja transforme etdans queUe mesure il a encore besoin de se transformer. Naturel­lement une telle formulation de depart, j'allais dire un tel axiome,comporte toutes sortes de presupposes qui ne vont pas de soi.Certains reparaitront et seront mis en discussion en cours de

1. Communication au colloque Marx International IV, « Cuerre imperiale,guerre sociale ", universire de Paris-X Nanterre, seance pleniere, 2 ocwbre2004.

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route, d' autres resteront en attente de justification. Permettez­moi d'en suggerer rapidement quelques-uns.

Chacun des mots dont je me sers s'applique a Lenine aussi bienqu'a Gandhi, mais ouvre aussit6t une bifurcation. Ii serait tropsimple, neanmoins, de croire que se trouve ainsi constitue untableau a double entree, dans lequel une serie d'antitheses se cor­respondraient exactement: par exemple revolution violente etrevolution non violente, revolution socialiste et revolution natio­nale ou nationaliste, revolution fondee sur une ideologie scienti­fique, une theorie des rapports sociaux, et revolution fondee surune ideologie religieuse, ou une ethique d'inspiration religieuse,etc. On voit tout de suite que ces antitheses ne se deduisent pas lesunes des autres, elles dessinent plut6t une sorte de typologie desphenomenes revolutionnaires modernes, qui petit servir a ana­lyser leur diversite, et qui trouve a se concentrer ici dans desfigures dont la puissance est assez grande pour avoir cristalliseun debat qui parvient jusqu'a nous. Cela tient aux consequencesconsiderables des actions de ces individualites, ou des processushistoriques dont ils ont ete les protagonistes - rien de moins queles deux grands mouvements « antisystemiques » du XX" siecle(pour parler comme Wallerstein), dont l'ecart, Ie recoupement,la fusion plus ou moins complete ou au contraire la divergence,aura ete la grande affaire du siecle qu'Eric Hobsbawm a appele« l'age des extremes ». Cela tient aussi a J'ambivalence des effetsde ces mouvements, et aux paradoxes dont ils fourmillent objec­tivement. Nous n'avons pas fini de chercher a en comprendre lesraIsons.

Ainsi la revolution bolchevique, inspiree par une ideologieinternationaliste et fondee sur la conviction que Ie capitalisme estun systeme global, dont la transformation - quelles qu'en soientles modalites initiales - ne peut que concerner la formation socialetout entiere, a-t-elle debouche sur Ie « socialisme dans un seulpays », ou plus precisement sur la tentative de construction d'unmodele d'organisation de la production et de normalisation de lasociete a I' echelle d'un Etat, puis d'un bloc d'Etats, ce qui veutdire qu'en un sens radical Staline est bien la verite de Lenine,meme si l'on admet, comme je Ie pense, que de l'un a l'autre les

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Lenine et Gandhi: une rencontre manquee ?

pratiques n~volutionnaires se sont renversees en leur contraire.Une fois de plus I'histoire avan<;:ait « par Ie mauvais cote »... Maisil est vrai aussi, en tout cas on peut Ie soutenir, que dans sa realiteet dans la representation idealisee que s'en faisaient les masses etles dirigeants politiques du monde entier, ce modele a contribuea l'etablissement de rapports de forces et d'espaces d' action poli­tique sans lesquels la logique capitaliste et imperialiste aurait regnesans partage. On Ie voit bien aujourd'hui par contraste. ]usqu'al'epuisement du modele, il a donc entretenu la tension de la repro­duction et de la transformation sociale, y compris par la rechercheincessante des variantes ou des alternatives au leninisme a l'inte­rieur de la tradition marxiste, de fa<;:on a rectifier ce qui apparais­sait comme sa degenerescence contre-revolutionnaire.

De son cote, la revolution nationale inspiree par Gandhi etdans une certaine mesure dirigee par lui a sans doute abouti a l'undes grands processus de decolonisation de l'histoire, Ie plus grandpeut-etre, dont dIe a du meme coup constitue l'un des modeles­non Ie seul evidemment. Mais, camme on sait, dIe a aussi produitun resultat qui contredisait sur des points essentiels les perspec­tives tracees par son inspirateur 1. De meme qu'il y a eu, selon laformule celebre de Moshe Lewin, un « dernier combat de Unine »

contre la derive etatique et policiere de la revolution sovietique,de meme il y a eu un « dernier combat de Gandhi », dans lequelil a trouve la mort, contre la partition de l'Inde et l'institution de

1. Plusieurs commentateurs defendent ce point de vue, bien qu'a partir depremisses souvent opposees entre elles. Ainsi Partha Chatterjee (NationalistThought and the Colonial World. A Derivative Discourse, Minneapolis, Univer­sity of Minnesota Press, 1986, ch. 4, « The Moment ofManoeuvre: Gandhi andthe Critique of Civil Society») et David Hardiman (Gandhi in His Time andOurs. The Global Legacy ofHis Ideas, New York, Columbia University Press,2003). Cf aussi Robert J.c. Young, Postcolonialism: An Historical Introduction,Oxford, Blackwell, 2001 (( India 11: Gandhi's Counter-Modernity », p. 317 sq.).Le debat se deplace aujourd'hui sur la question du rapport entre l'heritage deGandhi et celui du « cosmopolitan secularism» de ses successeurs (Nehru), apresl'intervention critique d'Ashis Nandy qui arrribue l'insistance de Gandhi surla tolerance au caraetere lui-meme religieux de sa pensee et de son action(if Nicholas Dirks, Castes ofMind. Colonialism and the Making ofModern India,Princeton University Press, 2001, p. 298-301).

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l'independance sur des bases ethno-religieuses 1. La « methode»revolutionnaire qui avait apporte une contribution decisive a lacreation des conditions de l'independance est connue en Occi­dent sous Ie nom de « non-violence» ou de « resistance non vio­lente »2. Or eUe s' est averee incapable d'assurer au Hind Swara}annonce dans Ie manifeste de 1908 Ie contenu dont elle etaitporteuse, et la politique nationaliste a bascule dans son contraire :une violence communautaire qui menace toujours, cinquante ansplus tard, de subvertir les Etats et les societes du sous-continentindien. Mais il est vrai aussi que, a l'instar du communisme, Iemodele gandhien de la politique -lui aussi avec d'innombrablesvariantes de lieux, de conditions, d' objectifs et de discours - aacquis une portee universeUe, en tant que forme d' organisationd'un mouvement de masse visant ala restitution OU ala conquetede droits fondamentaux et de confrontation entre les domineset Ie pouvoir des dominants. Cela ne vaut pas seulement pourles lunes d'independance nationale ou d'autonomie des peuplesminoritaires, mais aussi et surtout, comme on sait, pour lesmouvements de droits civiques et d'egalite raciale. Le pacifismepuise a differentes sources et ne constitue pas comme tel l'es­sence de la non-violence, mais fait evidemment partie de cetheritage.

La confrontation entre les figures de Lenine et de Gandhi n'estpas une nouveaute. Au contraire, eUe n' a cesse de surgir commeune sorte d'epreuve de verite des relations entre la politique etl'histoire contemporaine, depuis Ie lendemain de la premiereguerre mondiale. Elle a joue un role important et elle a ete parti-

1. Moshe Lewin, Le Dernier Combat de Lenine, Paris, Minuit, 1967.2. Publie initialement en gujarati et en anglais en 1908-1909, Ie manifeste

de Gandhi pour l'independancc, Indian Home Rule or Hind Swara}, a ete ree­dite de nombreuses fois avec des variantes et des prefaces de ses collaborateurs.On trouve une version de 1938 sur internet (http://www.mkgandhi.org/swarajya/coverpage.htm). Beaucoup des themes qu'il contient (dont la defini­tion du saryagraha comme « desobeissance civile" et « resistance passive ,,) se re­trouvent dans les articles dont une selection a paru en fran<;:ais : La Jeune Inde,introd. de Romain Rolland, Paris, Stock, 1924, ct dans Autobiographie oumes experiences de verite, presentation et notes de Pierre Mede, Paris, PUr,

1950.

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culierement detaillee, evidemment, en lnde pendant et apres lalutte d'independance, OU elle a donne lieu a toutes sortes devariantes parmi lesquelles on peut relever I'interet des tentativesd'interpretation de la strategie gandhienne en termes de « guerrede position », qui peuvent d'ailleurs s'appuyer sur quelques indi­cations etonnantes de Gramsci, OU il rapproche ce qu'il croit avoirete I'ultime intuition de Lenine, quant au deplacement du centrede gravite des lunes revolutionnaires, de ce qui formerait a tra­vers I'histoire Ie point commun du gandhisme et des grands mou­vements de reforme religieuse I. En Europe, et notamment enFrance, comme Ie rappelle a juste titre Claude Markovits dans sonexcellente monographie, la confrontation n'a pas ete seulement Iefait des disciples de Tolsto·j et de Romain Rolland, mais elle a eteesquissee au sortir de la guerre par des communistes comme HenriBarbusse qui cherchaient a recenser toutes les forces convergeantdans la lune anti-imperialiste 2.

Elle trouve aujourd'hui un regain d'aetualite qui tient au foi­sonnement des mouvements sociaux et culturels dans Ie cadre dela mondialisation autant qu'a leur incertitude theorique et strate­gique, mais aussi au fait que, par rapport aux conditions duXXC siecle, la politique du XXI" siecle, dans laquelle I'idee de revo­lution circule toujours de fayon « spectrale », se caracterise parI'effacement ou la redistribution des « frontieres » qui structuraientl'espace politique : frontieres politico-culturelles entre « Occident »et « Orient », frontieres economiques et geopolitiques entre monde« central» dominant et monde « peripherique » domine, frontihesinstitutionnelles entre sphere publique etatique et sphere sociale

1. A. Gramsci, Quaderni del carcere, op. cit., vol. I, p. 122-123; vol. II,p. 748; vol. III, p. 1775. Gramsci oscille entre deux lectures de Gandhi: ['unequi fait de la non-violence un moment strategique dans Ie scenario de la« guerre de positions» (reformulation elargie par Gramsci du concept leninistede la politique), ['autre qui en fait une « revolution passive » de type religieux,sous ['influence du tolstoisme, mais permettant du meme coup d'actualiseret d'interpreter retrospectivement Ie sens politique des grands mouvementspopulaires de reforme religieuse depuis Ie christianisme primitif dans l'Empireromaln.

2. Voir Claude Markovits, Gandhi, Paris, Presses de Sciences-Po, 2000,p.42.

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privee, aussi bien pour ce qui concerne la localisation des pou­voirs que pour ce qui concerne la cristallisation de la consciencecollective. Surtout, ce qui determine ce regain d' acrualite ouen tout cas Ie suggere, c'est Ie fait que la politique se trouveplongee de fa<;:on apparemment durable, sinon irreversible, dansun milieu ou une economie de violence generalisee et de circu­lation entre les formes de cette violence qui parait strucrurelle.Cette violence comporte a l'evidence des traits de « contre­revolution preventive », ou de repression et Ie cas echeant deperversion des mouvements sociaux, qui posent des problemesparticulierement ardus a l'idee meme de politique de masse, ettout simplement de politique democratique. Il n' est pas eton­nant dans ces conditions que des debats resurgissent ici et laou les noms de Lenine et de Gandhi figurent camme reperes,indices d'alternatives strategiques qu'il faut affronter au present,tout en « faisant les comptes » avec 1'image passee de la politiquerevolutionnaire 1.

Il est vrai aussi que ces debats ont parfois tendance a simplifieroutrageusement les termes de la comparaison: d'une part enramenant les modeles d'action politique a des entites abstraites,quasi-metaphysiques, telles que « violence» et « non-violence»;d'autre part en procedant de proche en proche - sous 1'effet desideration que produisent certains developpements recents de laconjoncture internationale - a une double serie de reductions:des diverses formes de la violence sociale, extraordinairementheterogenes meme si elles ont tendance a se surdeterminer et a semultiplier les unes par les autres, a 1'unique figure de la guerre, etde la guerre elle-meme a la fonction de « stade ultime », autodes­tructeur ou catastrophique, de la domination du capital sur lesforces productives de la societe, qui les renverserait en leurcontraire et marquerait ainsi (une fois de plus ... ) l'achevement

1. C'est ce qui s'est produit en Palestine dans les annees d'apres Oslo. Onpeut en percevoir un reflet dans Ie livre d'entretiens de Moustapha Barghouti,Rester sur la montagne, Paris, La Fabrique, 2005. Dans un rout autre contexte,la discussion a egalement un sens par rapport ala strategie inventee au Chiapaspar Ie mouvement zapatiste (if Yvon Le Bot, Ie Reve zapatiste, Paris, Le Seuil,1997).

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imminent de sa trajectoire historique 1. Ce sont ames yeux desquestions qui meritent d'etre posees et discutees, mais qui ris­quent aussi de faire obstacle a la necessite d'inventaires pluspartiels.

Avant de pointer ce qui me parait constituer, retrospective­ment, Ie point nevralgique de la confrontation entre nos deuxmodeles, je voudrais commencer par rappeler ce qui justifie de lesrassembler formellement sous Ie meme nom de « mouvementsrevolutionnaires ». 11 me semble que cela tient a deux caracteris­tiques dont nous voyons bien, apres coup, en quel sens, heriteesdu XIXe siecle et notamment des « revolutions» d'independancenationale et d'emancipation sociale du monde occidental, ellesont ete perfectionnees par 1'histoire dramatique du xxe siecle, aupoint de cristalliser ce que, de differents cotes, la theorie politiquea percru comme l'ecart irreductible entre Ie concept de politique etsa formalisation etatique, en particulier sur Ie mode d'une defini­tion juridique et constitutionnelle.

La premiere caracteristique est constituee par La place des mou­vements de masse, passant de phases « actives» a des phases « pas­sives »et reciproquement, mais se maintenant sur la longue duree,intervenant sur la scene publique de facron autonome, « majori­taire », echappant donc au controle et a la discipline des institu­tions. Cette caracteristique est commune au leninisme (qui surce point porte a l'extreme la tradition heritee du mouvement ou­vrier et de la social-democratie) et au gandhisme (qui sur ce pointinnove dans 1'histoire des luttes anticoloniales, en Inde et au­dela) 2. Elle comporte une grande variete de formules associant laspontaneite et l'organisation, qui dependent a la fois des tradi­tions culturelles et des conditions d'existence des masses dans lessocietes considerees, des ressorts ideologiques de la mobilisation,de ses objectifs strategiques, et de la nature du pouvoir etabli quilui fait face. Elle n' est pas du tout exclusive de la « representa-

1. Je simplifie - peut-etre abusivement - la these de Michael Hardt etAntonio Negri dans Multitude. Guerre et democratie arage de l'empire, Paris, LaDecouverte, 2004.

2. E. Hobsbawm, L'Age des extremes, op. cit., p. 274 sq.

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tion » : au contraire, a beaucoup d'egards elle la rend possible aula refonde la au Ie regime politique existant lui conferait une defi­nition restrictive au fictive, mais dans tous les cas elle lui apparaitirreductible, manifestant ainsi que l'essence de la democratie n'estpas la representation, au que celle-ci n'en constitue qu'un aspectpartiel.

Ce qui nous conduit directement a la seconde caracteristiquecommune au leninisme et au gandhisme, qui est leur antino­misme, en prenant ce terme dans Ie sens traditionnel, etymolo­gique : rapport conflictuel, et au fond contradictoire, ala legalitt etdonc au pouvoir d'Etat dont la norme de droit constitue a la foisla source de legitimite et l'instrument de controle sur les individuset les groupes sociaux. Qu'il s'agisse de la « dictature du proleta­riat» en tant que renversement de la « dictatur~ de la bour­geoisie », dont Lenine a pu ecrire, en retrouvant les definitionsles plus classiques de la souverainete, que son essence reside dansIe fait, pour une classe sociale, de placer ses exigences de trans­formation sociale « au-dessus des lois », au qu'il s'agisse de la« desobeissance civile », dont Ie concept venu de Thoreau et pluslointainement du « droit de resistance» est systematise parGandhi, de fa'ron a englober tout un ensemble gradue de tac­tiques de lutte qui visent a amener I'Etat au point ou il entreouvertement en contradiction avec ses principes constitution­nels, pour Ie contraindre a les reformer, dans les deux cas, donc,la legalite est transgressee. Ce qui ne veut pas dire qu' elle soitignoree. Elle serait plutot ramenee a l'interieur du champ desrapports de forces qu'elle pretendait transcender.

On peut employer ici la grille theorique empruntee par Negria la tradition constitutionnelle venue des revolutions fran<;:aiseet americaine : Ie pouvoir constitut est reconduit au pouvoir consti­tuant, c'est-a-dire a l'element insurrectionnel de la democratie \.II est vrai que les deux revolutions se deroulent a des echelles etselon des modalites et des objectifs profondement differents,qui peuvent meme apparaitre antithetiques. Une bonne partie

1. Dans ie ?ouvoir constituant (op. cit.), Negri discute longuemcm Unine,mais pas du tout Gandhi.

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des debats actuels sur les mouvements sociaux et leurs capacitesde subversion de la societe civile retourne precisement aces dif­ferences, mais cela ne doit pas nous empecher de reperer l'ana­logie de principe. C'est elle qui implique un certain « conceptdu politique » (Begriffdes politischen), debordant l'etatique, ouincluant a la fois, conflictuellement, l'Etat et la Revolution(voire I'Etat, la Revolution et la Contre-Revolution).

C'est elle aussi qui doit aussitot nous ramener a la questiondes conditions historiques. 11 n'est pas impossible, en effet, il estmeme probable que ce concept insurrectionnel ou antinomiquede la politique, debordant la legalite, ait ete lui-meme etroite­ment dependant de certaines formes historiques prises par l'ins­titution etatique, a une epoque OU celle-ci, pour dependantequ'elle fUt de conditions economiques et de rapports sociauxcapitalistes, n' en apparaissait pas moins comme Ie concentre, ouIe point de cristallisation et d'unification des rapports de pou­voirs. Des historiens ont fait remarquer a juste titre que laconception leniniste de la dictature du proletariat, systematisantles indications plus que sommaires de Marx, est etroitementdependante de la confrontation du mouvement ouvrier, et del'ensemble des mouvements democratiques, avec un type d'Etatautoritaire et fondamentalement repressif, d'OU l'expression desconflits sociaux est radicalement exclue 1. Et d'autres historiensont fait remarquer (ce que Gandhi lui-meme a reconnu, quandil en a touche les limites), que la strategie de « desobeissancecivile non violente » est rendue possible par Ie fait que Ie mou­vement de masse trouve en face de lui un Etat de droit (rule oflaw) qui n'est pas de simple fiction, ou existent en particulierdes traditions fortes de garantie des libertes individuelles, ce quiest Ie cas notamment dans la tradition constitutionnelle anglo-

1. La these gramscienne opposant les conditions differentes de la revolutioncommuniste it l'Est et it l'Ouest (de l'Europe) par les proportions inverses dudeveloppement de l'Etat et de la societe civile d'un cote et de l'autre, n'est pasfondamentalement differente. Elle peut meme etre consideree comme la refor­mulation, en langage hegelo-marxiste, de cette vue liberale. Cf Quaderni delcarcere, op. cit., vol. II, p. 865 sq.

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amencaine entre certaines limites 1. La meme observation a etefaite apropos des effets du mouvement des Noirs americains pourles droits civiques, sous la direction de Martin Luther King, si dumoins ron rejette 1'idee qu'il se serait agi d'une pure et simplemanipulation de 1'Etat federal americain contre certains pouvoirslocaux.

On a donc des modalites de transgression de la legalite qui santradicalement differentes, et dont on ne peut determiner a priorilesquelles sant plus efficaces du point de vue de la « conquete dela democratie », pour parler comme Marx dans Ie Mani{este, maisqui achaque fois semblent etroitement dependantes de la formehistorique d'Etat, ou de formalisation du pouvoir de « domina­tion », a laquelle dies se mesurent. J'emploie adessein ce termeweberien de « domination» car je pense aussi, sansvouloir deve­lopper ici cette suggestion, qu'une conception des formes de do­mination comme celie que formule Max Weber en termes de« probabilite d'obtenir l'obeissance », et donc aussi de « modalitesde la production de la desobeissance », permettrait ici de pousserla discussion encore un peu plus loin 2.

1. Cette these a ete defendue sans nuances inutiles par George Orwell dansson article « Reflections on Gandhi» [1949], dans The Collected Essays, Journa­lism and letters of George Orwell, vol. 4, Harmondsworth, Penguin Books,1945-1950 : « Sans presse libre et droit de reunion, on ne peut ni faire appel aI'opinion publique, ni surtout mettre sur pied un mouvement de masse, etdeclarer ses objectifs a I'adversaire. Y a-t-il un Gandhi aujourd'hui en Russiesovietique ? Et s'il y en a un, que peut-il faire ? Pour que les masses russes puis­sent pratiquer la desobeissance civile, il faudrait que l'idee en vienne au mememoment a tous les citoyens. Et meme alors, a en juger par l'histoire de la famineukrainienne, il est probable que cela n'aurait aucun effet » (je traduis). MaisDavid Hardiman a raison d'insister sur Ie fait que les « conditions favorables »

necessaires au succes de mouvements d'emancipation constituent un problemeaussi bien pour les mouvements « violents » (ou armes) que pour les mouve­ments « non violents », c'est-a-dire, pour revenir au dilemme des annees 1960­1980 dans Ie Tiers Monde, au modele « Guevara» ou au modele « MartinLuther King» (Gandhi in His Time and Ours, op. cit., p. 255 sq.). La positionde Partha Chatterjee dans The Politics of the Governed, Reflections on PopularPolitics in Most ofthe World (New York, Columbia University Press, 2006) estsubstantiellement la meme.

2. Aux § 5-7 du chapitre I (Soziologische Grundbegriffe) de la premiere partiede Wirtschaft und Gesellschaft (Economie et societe), Weber definit la « legitimite »

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Je serai plus concis sur les deux derniers points queje voudraisevoquer. Et d'abord pour ce qui concerne ce que j'ai appele hypo­thetiquement Ie « probleme central », ou nevralgique, de chacundes deux modeles revolutionnaires, tel que nous pouvons Ie per­cevoir aujourd'hui.

Si on essaye de « juger » Ie rapport entre la theorisation leni­niste de la revolution (qui a elle-meme evolue avec Ie temps), lastrategie politique mise en ceuvre par Ie parti bolchevique sous sadirection (direction collegiale, mais dont il a determine les orien­tations presque jusqu'a la fin), enfin les circonstances historiques(qui recouvrent une veritable mutation d'epoque), on peut diretres classiquement que les difficultes se concentrent autour detrois moments progressivement englobes les uns dans les autres.Le premier est lie a la conception du pouvoir d'Etat comme dic­tature de classe« autonomisee »par rapport a la societe, qu'il s' agitde conquerir avant d'en transformer les appareils, ce qui impliqueune conception du parti de classe comme sujet « eminent» de larevolution, ou instrument privilegie du passage de la lune socialeala lune politique. Le second est lie a la conjoncture dans laquelle,pourrait-on dire, Lenine prend pied dans l'histoire en retournantune situation desesperee en occasion de rupture avec Ie systemede domination: c'est Ie moment de la guerre de 1914, ou il for­mule Ie mot d'ordre de « transformation de la guerre imperialisteen guerre civile revolutionnaire », que la defaite militaire russe,minee par Ie soulevement des conseils de soldats revoltes et leurfusion avec Ie mouvement social des ouvriers et des paysans, luipermet de menre en pratique. Enfin Ie troisieme est lie aux vicis­situdes de la «dictature du proletariat» elle-meme, dans lesconditions de la guerre civile et de l'intervention etrangere, jus­qu'a la tentative manquee de reforme du systeme sovietique par la« Nouvelle Politique Economique ».

(Geltung) d'un « ordre social » comme la probabilite (Chance) que les disposi­tions constitutives de cet ordre soient suivies d'effet (et en particulier que les loisou reglements soient obeis). Cette definition entierement pragmatique (relevantd'une theorie sociologique de l'action et non d'une theorie normative du droit)debouche sur l'etude des modalites du conflit et de ses regulations. Elle nous faitetonnamment penser aujourd'hui, d'un cote aSpinoza, de l'autre aFoucault.

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Chacun de ces moments confere une place centrale, en effet, ala question de la violence nSvolutionnaire organisee, ou plus exac­tement a la dialectique des deux aspects de ce que l'allemanddesigne d'un seul mot, Gewalt, et que nous scindons en « pou­voir» et « violence» : aspects institutionnel et anti-institutionnelde la violence. Mais dans les conditions d' aujourd'hui, c' est Iesecond de ces moments (Ie rapport guerrelrevolution) qui meparait devoir retenir avant tout notre attention. C'est alors queLenine est confronte, et tout Ie mouvement socialiste en memetemps que lui, a 1'exercice d'une domination radicalement des­tructrice, ou si l'on veut aux formes de l'extreme violence d'Etat(point que beaucoup d'historiographies ont tendance a sous­estimer). De 1'impossible il faut refaire du possible ...

On sait que Ie mot d'ordre « transformation de fa guerre impe­rialiste en guerre civile revolutionnaire » est la cible privilegiee descritiques du totalitarisme, qui en font la matrice du « terrorisme »propre a la revolution russe, donc, a tout Ie moins, de la possibi­lite d'une circulation entre Revolution et Contre-Revolution (enclair: communisme et fascisme europeens) des pratiques d'eli­mination massive des opposams politiques et donc d'aneantisse­ment de la democratie (qui finira par deboucher sur la destructiondu proletariat revolutionnaire lui-meme), dont il est impos­sible aujourd'hui de nier la realite 1. Mais cette lecture fondee surIe pouvoir terrorisant d'un mot (<< guerre civile ») ne cerne pasd'assez pres Ie point nevralgique ou se cotoiem la plus grandeforce, la plus grande capacite de liberation, et Ie plus grand dangerde perversion, voire la plus grande meprise impliquee dans Ie leni­nisme. II faut preter autant d'attention a la premiere partie dela phrase qu'a la seconde : Lenine est en effet Ie seul (et notonsque sur ce point une strategie revolutionnaire gandhienne est au

1. Telle est fondamentalement la these des protagonistes du Historikerstreitallemand, en particulier Ernst Nolte, reprise en France avec des nuances parFranyois Furet (if E. Nolte, La Guerre civile europeenne, 1917-1945. National­socialisme et bolchevisme, tr. fro ].-M. Argeles, Paris, Ed. des Syrtes, 2000;F. Furet, Le Passe d'une illusion. Essai sur l'idee communiste au XX siecle, Paris,Robert Laffont/Calmann-Levy, 1995), mais contestee par Claude Lefort (LaComplication, Paris, Fayard, 1999).

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contraire, de son propre aveu, radicalement inoperante), a poserla question de la transformation interne d'une situation d'extremeviolence et d'aneantissement des formes democratiques de lasociete civile au moyen d'une action collective, d'une initiativedes masses organisees. Autrement dit il est Ie seul a ne pas inscrirela violence au registre de la fatalite et a rechercher, a partir de l'ex­perience elle-meme, les voies d'une action sur les causes et lescentres de decision de l'extreme violence.

Aucune idee de revolution democratique ne fera l'economie decette question, et, comme dans Ie cas de Lenine, il est probablequ'dle y sera toujours confrontee dans les situations les plus defavo­rabIes. Mais c'est ici aussi, sans doute, que Lenine s'est trouveenftrme dans une conception sans issue de la transformation desrapports de pouvoir, et meme a un double titre: enftrme dans l'es­pace national, dans la forteresse assiegee, du fait de I'echec des mou­vements revolutionnaires dans les autres pays belligerants, ce quiinterdit d'internationaliser la « guerre civile»; et enftrme dans l'es­pace ideologique d'un certain marxisme, voire du marxisme toutcourt, qui ne peut que varier a I'inhni Ie paradoxe de « 1'Etat-nonEtat », c'est-a-dire chercher l'impossible deperissemem de l'Etat atravers les formes de son renforcement 1•••

Si nous nous retournons alors vers Gandhi, nous pouvonsessayer d'apercevoir les grandes lignes d'une contradiction, oud'un double bind symetrique. Ce que l'on a traduit en languesoccidentales par « non-violence» recouvre en realite, on Ie sait,deux notions distinctes; forgee par Gandhi pour la premiere,Ie satyagraha, et reprise ou adaptee de la tradition ascetique hin­doue (Ie « ja'inisme ») pour la seconde : ahimsa. Beaucoup dediscussions sur la relation entre les elements ethique, ou ethico­religieux, et politique, dans Ie gandhisme, que des interpretes dif­fe rents , y compris en Inde, lisent de fayon diametralementopposee - soit comme un primat du politique « habille» de

1. La formule, on Ie sait, est au cceur de l'opuscule redige par Lenine entreles deux revolutions (fevrier et octobre 1917) et destinee adevenir Ie breviairedu « marxisme-Ieninisme » : LEtat et La RevoLution (dans CEuvres, op. cit., t. 25,p. 429 sq., p. 453 sq.).

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conscience religieuse, soit comme un mouvement spirituel venantperturber Ie cours normal du politique et Ie ramener en de<,:a deses formes institutionnelles modemes -, toument autour de lasignification de ces deux termes, voire de la possibilite de les dis­socier et de les recomposer autrement pour passer d'un contexteculturel a un autre, de l'Orient a I'Occident 1. Cependant, si I'onne tient pas ensemble les questions auxquelles ils renvoient, quittea designer en meme temps la difficulte de leur association, on nepeut semble-t-il ni se faire une representation complete de la« dialectique » dont la conception gandhienne de la politique estelle aussi Ie siege, ni comprendre en quel sens elle y introduit unelement« moral» qui reieve de la conscience mais qui en debordelargement Ie cadre 2.

Satyagraha, plus ou moins bien traduit litteralement par « forcede la verite », est Ie terme que Gandhi substitue a celui de « resis­tance passive », a partir de ses premieres experiences d'organisa­tion des luttes pour les droits civiques des Indiens en Mrique duSud, et dont il fait ensuite a la fois Ie nom de chaque campagne dedesobeissance civile, et Ie concept generique d'une forme de lutteprolongee, legale et illegale, destinee a remplacer les revoltes et lesactes terroristes par une mobilisation prolongee de la masse dupeuple contre la domination coloniale.

Ahimsa, terme traditionnel de I'ascese, etendu par Gandhi de lasphere individuelle a celie des relations interpersonnelles, est tresdifficile a « traduire » dans Ie langage de la spiritualite occidentalememe si Gandhi a cm y voir des affinites avec I'amour chretien duprochain; il designe avant tout la concentration d'energie quipermet de renoncer a la haine de l'ennemi, ou d'inhiber la contre-

1. R.].C. Young, Postcolonialism, op. cit., p. 317 sq.2. Pour des definitions contemporaines et proches de la source, if Krish­

nalal Shridharani, war without Violence. A Study of Gandhi's Method and ItsAccomplishments [1939] (avec une nouv. introd. de Gene Sharp et un epiloguede Charles Walker, New York, Garland Publishing, 1972), qui insiste en parti­culier sur la mobilisation de la capacite de souffrir et de la force qu'elle conferecontre les causes de la souffrance (p. 283). Cf egalement Suzanne Lassier,Gandhi et fa non-violence, Paris, Le Seuil, 1970, et Bhiku Parekh, Gandhi. AVery Short Introduction, Oxford University Press, 1997.

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violence. Si on ne fait pas intervenir cet element « religieux » auc<rur du politique, on ne peut vraiment nouer entre eux les mou­vements contraires qui forment la « dialectique » dont j'ai parleci-dessus, avec ses aspects tres concrerement pratiques et sociale­ment determines. Je pense en particulier a la succession des phasesde « non-violence agressive », dans lesquelles Ie mouvement demasse s'oppose frontalement a la domination par la pratique del'illegalisme, et des phases de « non-violence constructive », quisont essentiellement des phases de democratisation interne dumouvement, dans lesquelles, en particulier, Gandhi s'est employea faire reconnaitre - comme un aspect essentiel de la lutte d'inde­pendance et une condition de sa victoire - ce que Jacques Ran­ciere appellerait « la part des sans part », c'est-a-dire l'egalite deprincipe (avec des nuances que je laisse de cote) des parias ouintouchables, des minorites ethniques et des femmes I. Mais onne peut pas comprendre non plus la « revolution dans la revolu­tion» que constitue l'idee systematiquement developpee parGandhi - profondement etrangere a la tradition marxiste, et doncleniniste, en depit de tout ce qu'elle a pu penser sur 1'hegemo­nie, les alliances democratiques, les « contradictions au sein dupeuple », etc. - selon laquelle la nature des moyens employes dansune confrontation de forces sociales reagit sur 1'identite meme deces forces et par consequent sur les fins du mouvement, ou sur lesresultats qu'il produit dans les faits, quelles que soient ses inten­tions ou ses visees ideologiques 2. Ce qui debouche directementsur Ie fameux « dialogisme » de Gandhi 3 (l'idee que toute luttepolitique doit comporter un moment d'ouverture al'adversaire qui

1. Claude Markovits (Gandhi, op. cit., p. 199 sq.) decrit l'acuite du conflitavec Ie leader du mouvement des « intouchables » (dalits), Ambedkar, et insistesur I'echec de Gandhi afaire reconnaitre cette cause par les nationalistes hin­dous aussi bien que sa strategie par les dalits eux-memes. Cf Anupama Rao,The Caste Question: Dalits and the Politics ofModern India, Berkeley, Univer­sity of California Press, 2009.

2. Joan V Bondurant, influencee par Hannah Arendt dans son interpreta­tion de Gandhi, insiste particulihement sur la difference entre Ie marxisme etce qu'elle presente comme une « dialectique de la resolution des conflits»(Conquest ofViolence. The Gandhian Philosophy ofConflict, op. cit.).

3. Essentiellement, c'est I'idee de Hardiman (Gandhi in His Time, op. cit.).

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conditionne la transformation de son point de vue), et sur lespratiques d'autolimitation de l'action de masse (tres difficiles, onIe sait, a mettre en ceuvre, parce que generalement incomprehen­sibles ou inacceptables par ceux qui croient venu Ie moment de la«lutte finale »), illustrees notamment par les interruptions dusatyagraha lorsque celui-ci se renversait soudain de non-violenceen violence communautaire ou terroriste.

C'est ici que je me risquerai a une hypothese sur l'aporie internedu modele gandhien (aporie ne veut pas dire absurdite, ou ineffi­cacite) : elle est symetrique de l'aporie leniniste parce qu'elle porteaussi sur l'organisation, ou plus profondement sur la nature, Iemode de constitution du lien collectif, transindividuel, qui rendpossible l'emergence d'un sujet politique, et tout particulierementd'un sujet revolutionnaire. Ce lien qu'on dit « religieux » est plusprecisement « charismatique », suspendu a la personne du diri­geant en tant qu'objet d'amour commun et sujet suppose d'unamour quasi maternel dont beneficieraient tous les participantsde la lutte, et qui les aide a endurer les sacrifices qu'elle camporte.Ce qu'on appelle approximativement saintete ou prophetisme.On sait que dans les moments cruciaux, OU les divergences poli­tiques se creusent jusqu'a 1'antagonisme (camme avec Ambedkarsur la representation politique des intouchables), OU 1'Etat refusede ceder, OU les confEts intra-communautaires se dechainentjusqu'au massacre, Gandhi n'a pu parvenir a l'autolimitation de laviolence que par la menace de sa propre disparition, Ie jeunepublic a mort, expression ultime mais aussi profondement ambi­valente de la force spirituelle 1. ]usqu'au « dernier combat» danslequel ce moyen echoue, ou provoque en retour Ie meurtre poli­tique, par une sorte de violence passive. Le lien moral, subjectif,

1. C'est Ie probleme du mecanisme d'identification derive de la figure ­traditionnelle dans l'hindouisme - du « renon<;:ant » (cf C. Markovits, Gandhi,op. cit., p. 54-55). Mais l'interpretation de Partha Chatterjee (The Politics ofthe Governed, op. cit., p. 11-12) est plus politique: elle priviJegie la figure du« mediateur », en insistant sur sa capacite a etablir une equivalence entre desmouvements populaires distincts dans une conjoncture donnee (en des termesfinalement assez proches de ce que Ernesto Laclau appelle « populisme » ;

cf On Populist Reason, Londres, Verso, 2005).

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qui fait la force de la masse et sa capacite de resistance apparaitalors profondement ambivalent, fonde sur une relation intense­ment sexualisee, dans laquelle l'amour et la mort se livrent, surune « autre scene », un combat qui determine pour une part aumoins, toutes conditions egales par ailleurs, les possibilites objec­tives d'influer sur la domination et la violence structurelle de lasociete de fac,:on transformatrice, c'est-a.-dire historique.

Sommes-nous encore dans l'ere des masses et des mouvementsde masses, du moins au sens ou les ont mobilises et mis en scene,avec des resultats contradictoires, les grands mouvements revolu­tionnaires du xxc siecle? ]e ne peux repondre a. cette question,non seulement parce que je n'en aurai pas Ie temps, mais parceque je n'en sais rien (je ne parle pas ici de voeux, ou de projets, oude programmes). Ce qui est sur, cependant, c' est que l'idee d' ac­tion politique semble devoir demeurer etroitement liee a. celle deconstitution d'un acteur collectif, dans des conditions qui gene­ralement ne font pas 1'objet d'une deduction ou d'une pro­grammation, meme si elles sont de toute evidence profondementdeterminees par des conditions de classe et des modeles culturels.Ces conditions, jointes a. l'urgence de certaines conjonctures, enparticulier les conjonctures extremes, qui font surgir 1'insuppor­table a. l'echelle de societes entieres, voire a. l'echelle du monde,et qui relancent la demande de transformations revolutionnaires,ne donnent cependant jamais qu'une possibilite. Des collectifsagissants, ou des praxis collectives, au sens traditionnel en philo­sophie d'une action qui ne transforme pas seulement une certainematiere, mais qui « forme» aussi les agents eux-memes, requierentdes formes d'organisation, ou des institutions et ils requihent desinvestissements affectifs, ou des processus d'identification subjec­tive. En montrant - mais apres coup - la profondeur des contra­dictions que recouvrent chacun de ces deux termes apparemmenttres simples, les histoires que symbolisent les noms de Lenine etde Gandhi nous aident a. ne pas perdre de vue cette complexite dupolitique dans laquelle 1'histoire nous projette sans nous demandernotre aVIS.

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4.

Le Hobbes de Schmitt, Ie Schmitt de Hobbes 1

Lire, etudier Schmitt?

Une mmeur court Ie microcosme universitaire : voici qu'unenouvelle et peu recommandable alliance aurait ete conclue entreune partie des intellectuels de gauche (variantes : « gauchistes »,

« marxistes ») et certains courants de la pensee d'extreme droite,nostalgiques plus ou moins avoues du « nouvel ordre europeen »

des annees 1940. Lintermediaire de cette facheuse rencontre :Carl Schmitt, Ie juriste allemand de sinistre reputation, ou dumoins son cruvre, elevee apres coup au rang de « grande philoso­phie politique ». Et derriere elle, la figure fascinante de 1'individuqui se presenta devant son juge de Nuremberg comme un « aven­rurier intellectuel », un homme du risque a penser 2

• C'est cequ' on appelle la mode schmittienne, l'engouement pour Schmitt.Les consequences? une contestation neo-romantique du libera­lisme, du rationalisme, des principes de 1'Etat de droit; une reha­bilitation sournoise du mode de pensee totalitaire, alors que la

1. Preface a l'edition fran<;:aise de Carl Schmitt, Ie Leviathan dans la doc­trine de fEtat de Thomas Hobbes. Sens et echec d'un symbole politique, op. cit.Reproduit avec l'autorisation des Editions du Seuil.

2. Cf Andre Doremus, « Introduction ala pensee de Carl Schmitt », dansArchives de philosophie, n° 4514, 1982, p. 637. Cf egalemem Helmut Qua­ritsch (cd.), Carl Schmitt-Antworten in Nurnberg, Berlin, Duncker & Hum­blot, 2000.

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f-xceptions, guerres et revolutions

memoire des experiences tragiques du xx siecle tend a se brouilleret que, de l'ordre democratique et liberal, apparaissent desormaissurtout les cotes sombres; et pour finir (a moins qu'il ne faillecommencer par la) une recrudescence de l'antisemitisme dans sesformes savantes (qui en preparent d'autres ou contribuent paravance ales legitimer).

Et les le<;:ons d'histoire, les mises en garde de pleuvoir. Sait-onbien ce qu'on fait, a traduire « intensement » Schmitt? AIe com­menter, a Ie faire lire par des etudiants, a discuter ses theses, a cher­cher dans ses philosophemes (la decision, la souverainete, l'hatd'exception, la division ami-ennemi, l'opposition de la legitimite etde la legaliti, Ie pouvoir constituant... ) les premisses d'une nouvelleelaboration du politique, serait-elle d'intention opposee aux siennes?Sait-on bien que Schmitt - plus encore que Heidegger (qui lui fitprendre sa carte du parti national-socialiste) et plus efficacementque lui - adhera d'enthousiasme au nazisme et se fit l'instrument desa legitimation sur Ie terrain juridique? Sait-on que, dans ses fonc­tions universitaires et administratives, il fut un promoteur zele del'epuration? Sait-on qu'apres 1933 il justifia certains des crimesd'Etat du nouveau regime au nom du droit et de la capacite supe­rieure du Fuhrer a distinguer entre l'ami et l'ennemi interieur duReich 1 ? Sait-on qu'il ecrivit des pages d'antisemitisme ouvert, nonseulement avant, mais apres 1945, dans ce qu'il presenta commeune meditation sur Ie tragique de I'histoire, dont il aurait eprouveles vicissitudes en son esprit et dans sa chair 2 ? Sait-on qu'il ne futpas seulement un « conservateur », un « traditionaliste », un admi-

1. La trace la plus voyante de cette servilite est Ie texte de 1934, « Der Fuhrerschutzt das Recht!i (if Positionen und Begriffi im Kampfgegen Weimar-GenfVersailles, Berlin, Duncker & Humblot, 1994, p. 227-232), public pour justi­fier retroactivement la « Nuit des longs couteaux ", alors que Schmitt, terrifiepar I'execution sommaire des personnalitcs conservatrices auxquelles il tient depres, notamment I'ancien chancelier Schleicher, en meme temps que les chefsdes SA, eprouve Ie besoin de donner aussitot des gages ala fraction du regimequi vient de I'emporter. Cf Heinrich-August Winkler, Der lange Weg nachWesten, vol. n, Deutsche Geschichte vom « Dritten Reich !i bis zur Wiedervereini­gung, Munich, Verlag C.H. Beck, 2000, p. 36-37.

2. I~eerit apologetique Ex captivitate salus ne contient aucune allusion aujudaisme. Ce n'est pas Ie cas du Glossarium (journal des annees 1947-1951,

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Le Hobbes de Schmitt, Ie Schmitt de Hobbes

rateur de la pensee contre-revolurionnaire, mais s'employa a luiconstruire une posterite spirituelle et politique, qui court sur undemi-siecle atravers routes les tentatives de ruiner la democratie, oude I'assassiner, en relation avec une tradition neo-fasciste allant deI'Espagne franquiste au Chili de Pinochet, et des ideologues de la« Nouvelle droite » fran<;aise aceux du Vlaamsblok, dont il demeurel'un des maitres apenser ?

On Ie saito Et de Ie savoir on ne tire pas, en rour cas je ne tirepas la conclusion qu'il faille s'abstenir, prendre les textes avec despincettes ou les expurger, mais au contraire lire et relire, analyser,discurer. Meme Ie pire : Ie moins equivoque, Ie plus equivoque.Car il s'agit de l'une des pensees les plus inventives, les plus pro­vocantes, les plus representatives du xxe siecle. Et c'est bien ce quifait probleme. A fuir ce probleme, a multiplier les incantationsdissuasives, on se condamne au mieux ala betise, au pire al'im­puissance dans les malencontres d'une hisroire qui - force est d'enconvenir - n'est pas encore finie.

Aux tentatives d'intimidation, je pourrais me contenter d'op­poser deux arguments classiques : celui de la libre recherche, celuidu benefice qu'il y a a « connaitre l'ennemi ». Je les crois cepen­dant insuffisants 1. La libre recherche, a coup sur, et par conse­quent les conditions materielles dont elle a besoin (et dont fait

publie en 1991), ou Ie juda'ismella judeite Uudentum) sont designes par lasimple lettre « J »).

1. Le premier argument fut en somme celui de Raymond Aron, qui publiadans sa collection « Liberte de l'esprit » aux Editions Calmann-Uvy, en 1972,les traduetions pionnieres de La Notion de politique et de la Theorie du partisan,en laissant passer une preface de Julien Freund qui, it coup de silences et dedistorsions calculees, tendait it exonerer Schmitt de son adhesion au nazismeet it faire de lui la victime d'un mauvais proces. Le second est celui dont se re­clamait Lenine, paraphrasant Goethe: « wer den Feind will verstehen, muss imFeindes Lande gehen >! (qui veut comprendre I'ennemi doit aller au pays de l'en­nemi) (cite dans Materialisme et empiriocriticisme, dans CEuvres, op, cit., t. 14,p. 330). II est repris aujourd'hui par Philippe Raynaud et taus ceux pour quila « critique radicale du liberalisme» developpee par Schmitt « donne sansdoute de bonnes raisons de ne pas etre "schmittien", mais roo.] ne doit pasinterdire de lire une oeuvre qui temoigne d'une intelligence aigue de ce qu'ellecombat» (<< Le droit, la guerre et i'exception », dans Ie Monde des debats, n° 23,mars 2001). Affronter l'ennemi en ses points forts, c'est se renforcer.

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Exceptions, guerres et revolutions

singulierement partie la mise a disposition des ecrits), ainsi queIe risque specifique dont elle s'accompagne (celui d'ouvrir a 1'in­fluence des ennemis de la liberte des espaces de liberte qu'eux­memes ne concedent jamais), forme une condition de la pensee,j'allais dire de l'intelligence, dont la meconnaissance entraine,sous nos yeux meme, niaiserie, conformisme, intolerance, auto­destruction. Mais elle reste purement formelle, ne prescrit aucuninteret en particulier. Au « boycott» retrospectif, que les espritsfaibles prennent pour un acte de morale politique, elle n'opposequ'une sorte d'utopie de la communication universelle.

La necessite de connaitre 1'ennemi applique, elle, une regIe stra­tegique dans Ie champ intellectuel. Elle nous remet utilement enmemoire que la theorie ou Ie discours sont aussi des forces, agissantdans l'histoire : non seulement dans leur conjoncture, mais dansl'apres-coup, ce qui veut dire qu'en un sens il n'y a jamais de « neu­tralisation » de la theorie. Mais elle aussi, a bien y reflechir, est for­melle, car en un temps donne chacun a son « ennemi », a moinsde fixer des criteres absolus, des lignes de demarcation simples. Orcelles-ci cessent d'etre evidentes des que des enjeux de pensee appa­raissent, qui depassent Ie niveau de la propagande. C'est leur tracequ'il s'agit alors de definir. La question fondamentale n'est plus defaire connaitre les ruses de l'ennemi, ses points forts et faibles, maisde savoir qui est « ennemi », en quel sens, et pourquoi. Bref c'est lacategorie meme d'ennemi, comme tout a 1'heure celle de liberte,qui fait probleme (et de ce point de vue, justement, Schmitt n'estpas un bon maitre). Ce n'est pas en tant qu'ennemi que nous lisonsIe divin Platon, et pourtant la critique antidemocratique qui penetretoute son ocuvre n'a cesse de fourvoyer les philosophes dans unedenonciation de « l'opinion» et du « debat » qui va jusqu'a la vio­lence, et justifierait toutes les precautions educatives. Inversementnous lisons les ecrits de Hider ou de Rosenberg comme des deliresde 1'identite, des protocoles de la haine et des programmes d'exter­mination dont la nocivite persistante exprime la puissance para­doxale du neant de pensee 1. En un certain point situe entre Platon

1. « Ceci est-il un livre? ", demande Elisabeth de Fontenay a propos deMein Kampfa qui elle consacre une longue analyse (article « Hitler », dans

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et Hitler, nous lisons Heidegger ou Schmitt pour ce que leursceuvres temoignent de l'incertitude absolue des relations entre latheorie, la politique et I'ethique. Mais en quel point exactement?

Aux arguments de la liberte de recherche et de la connaissancede I'adversaire, qui ont leur utilite mais tombent trop court dansIe cas qui nous occupe, je pense qu'il faut en preferer deux autres,d'ailleurs etroitement lies. D'abord celui de la co'incidence des ex­tremes, ensuite celui qui concerne la place du nazisme dans l'his­toire europeenne.

Que les « extremes se touchent» est une vieille idee, moinssimple qu'il n'y parait, qui a fait la force et les limites de la theoriedu totalitarisme, et qui s'applique ici directement. On sait queSchmitt lui-meme en a propose plusieurs illustrations, depuis larelation etablie par ses premiers textes entre l'institution revolu­tionnaire de la « dictature » de salut public et la necessite pour Iesouverain qui « decide sur la situation d'exception» de preserverl'Etat au detriment du droit positifl, jusqu'a I'etude des guerresde guerilla du XX" siecle en tant que symptomes de I'emergenced'un nouvel ordre international de la paix et de la guerre (<< nomosde la terre ») apres I'effondrement du ius publicum europaeumfonde sur la primaute des Etats nationaux 2, en passant par l'ana­lyse des analogies entre les deux grands « mythes » politiques demasse de l'histoire contemporaine : Ie mythe proletarien (la grevegenerale sorelienne, la revolution des Soviets) et Ie mythe natio­naliste (dont la « marche sur Rome» de Mussolini illustre a sesyeux la puissance propre) 3.

II importe de prendre conscience du fait que cette idee, soit sousla forme d'une exposition des themes communs aux « extremes»

Dictionnaire des reuvres politiques, F. Chatelet, O. Duhamel, E. Pisiet (dir.),Patis, PUF, 1986).

1. C. Schmitt, La Dictature [1921], tr. fro M. Koller et D. Seglard, Paris, LeSeuil, 2000; Theologie politique [1922], tr. fr. ] .-L. Schlegel, Paris, Gallimard,1988.

2. Id., Theorie du partisan, dans La Notion de politique, op. cit.3. Id., Die geistesgeschichtliche Lage des heutigen Parlamentarismus [1922], tr.

fro ].-L. Schlegel, Parlementarisme et democratie, preface de Pascale Pasquino,Paris, Le Seuil, 1988.

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(par exemple la critique du formalisme juridique), soit sous laforme d'une etude des effets d'imitation qui se sont produits entreles mouvements revolutionnaires et contre-revolutionnaires, n'estla propriete d'aucune ideologie : on la rencontre en effet aussibien chez des auteurs liberaux que socialistes ou conservateurs. Saforce, me semble-t-il, ne vient pas tant de la symetrie qu'elle eta­blit entre des adversaires dont chacun a vu dans l'autre Ie repre­sentant du « mal », ce qui ne les a pas empeches d'emprunter 1'una l'autre des formes politiques et des methodes de repression et,le cas echeant, de collaborer momentanement. Elle vient plutotde ce qu'une telle jonction des extremes met en evidence lerefiule qui affecte intrinsequement la constitution republicaine« moderee » fondee sur la division des pouvoirs, l'ordre liberal ou,comme on disait naguere, la democratie « bourgeoise» (c'est-a­dire aussi, a prendre le terme etymologiquement, la democratiedes citoyens, la politeia). En clair, si les doctrines extremes theori­sent et pratiquent la politique a partir de l'itat d'exception, cher­chant au besoin a le rendre « permanent », en tout cas aussi du­rable qu'une transformation totale de la societe, 1'ordre liberalcomporte en permanence une fice d'exception, avouee ou dissi­mulee, qui tient ace qu'il s'incarne dans un Etat garant d'interetscommunautaires et particuliers. 11 est Etat de droit, mais aussiEtat de police; Etat d'integration des individus et des groupes ala« communaute des citoyens », mais aussi Etat d'exclusion des re­belles, des anormaux, des deviants et des etrangers; Etat « so­cial », mais aussi Etat de classe organiquement associe au marchecapitaliste et a ses lois de population implacables; Etat democra­tique et civilise, mais aussi Etat de puissance, de conquete colonialeet imperiale. De fac;on latente et parfois ouverte, l'extremismen'est pas seulement aux marges, il est aussi au centre 1. C'est pour­quai la rencontre des extremes, dans ce qu'elle a de substantiel au

1. Cexpression Extremismus der Mitte a etc tres heureusement forgee, il y aquelques annees, par Ie philosophe er sociologue allemand Ulrich Bielefeldpour rendre compte des developpements du racisme institutionnel et des sen­timents anti-immigres dans les societes europeennes liberales contemporaines :« Popularer Extremismus der Mitte. Die neuen Legitimationsprobleme in Deutsch­land », Frankfurter Rundschau, 5 decembre 1992.

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de contingent, de subjectif ou d'objectif, n'exprime pas seulementleur incompatibilite commune avec l'ordre existant, ou leurremise en question du sens de l'histoire tel qu'il est dessine par lesrelations de pouvoir hegemoniques (et parfois de son non-sens),mais constitue aussi une reaction ala fa<;:on dont celles-ci dehnis­sent une normalite « cuirassee» de contraintes et de pratiquessecuritaires, de fa<;:on aneutraliser les confEts sociaux, religieux,moraux, et aconstituer I'espace legal du pluralisme legitime. C'estlorsqu'e1le tente de reflechir son propre extn~misme de l'inte­rieur (ce qui, notons-Ie, a ete plus souvent Ie fait de la penseecontre-revolutionnaire que de la pensee revolutionnaire), ou de con­ceptualiser comme tel Ie nceud de I' ordre apparent et du des­ordre refoule, de la normalite et du conflit latent (ce qui a ete aI'epoque contemporaine plutot Ie fait de la pensee revolution­naire, notamment dans les differents discours issus du marxisme),que la theorie qui se porte aux extremes pour « deconstruire »l'image dominante de la societe et de l'Etat apporte une contribu­tion essentielle aI'intelligence de l'institution politique.

Du meme coup, nous sommes confrontes aun autre probleme :celui de la place qu'occupe Ie nazisme dans l'histoire europeenne.II ne s' agit pas ici de reprendre une discussion complexe sur laquestion des causes du surgissement et de la victoire du nazismeen Allemagne et sur la question de savoir comment e1les s'articu­lent a des responsabilites individuelles et collectives, morales etpolitiques, nationales et internationales. II s'agit de savoir si Ienazisme doit etre considere comme extirieur acette histoire, dansses dimensions sociales, politiques, culturelles, comme si unecontinuite de sens ou de transformations pouvait s'y lire en met­tant entre parentheses la « catastrophe» de I'effondrement demo­cratique (un peu comme, a une moindre echelle, la Republiquefran<;:aise a cm un temps pouvoir declarer « inexistant » Ie regimede Vichy). Ou si, au contraire, en tant qu'evenement qui « n'au­rait jamais dli se produire I », excedant toute explication qui repo-

1. C'est la phrase d'Arendt a propos d'Auschwitz, qui s'etend par meto­nymie a['ensemble du nazisme. Cf La Tradition cachee. Le Juifcomme paria,tr. fr. S. Counine-Denamy, Paris, Christian Bourgois, 1987, p. 242. On lira Ie

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serait uniquement sur le developpement des structures ou larationalite des acteurs, le nazisme nous donne la mesure (deme­suree) du degre d'antagonisme des interets et des forces en pre­sence, du niveau de profondeur OU se nouent, dans la « dialectique »historique, la civilisation et la barbarie, 1'humain et l'inhumain,qui ont fini par faire du siecle passe, selon l'excellente expressionde Hobsbawm, « 1'age des extremes ». La reponse ames yeux nefait pas de doute, en ce sens que je ne vois pas comment, dansl'incertitude du present europeen et mondial, on pourrait des­siner des lignes de progres et de regression, interpreter des effetsde repetition, mesurer des risques collectifs ou assigner des alter­natives reelles, sans reprendre sans cesse la question de savoirquand et comment les effets « surdetermines » de 1'ultra-nationa­lisme (la guerre d' extermination mutuelle, le ~acisme institu­tionnel) et de la crise economique (1'effondrement des « garanties »sociales pour les masses de petits proprietaires, d'employes, deproletaires) sont devenus incontrolables pour la politique. Et cequi s'en est suivi, irreversiblement.

Des concepts, ou des positions ?

Mais la question ne concerne pas seulement des processussociaux ou institutionnels, elle vaut tout autant pour les mouve­ments intellectuels. Et c' est ici que le « cas» Schmitt devientparticulierement revelateur, en raison de la precision des develop­pements qu'il a fournis sur sa propre formation intellectuelle etsur les sources de sa pensee juridique et philosophique. Celles-cisont contradictoires entre elles, bien sur, et par consequent gene­ratrices de tensions permanentes et de differences d'accentuationqui, poussees a la limite, apparaissent comme des renversementsde position purs et simples - associes ou non a des choix politi­ques (ainsi le primat de la « legitimite » ou de la « legalite » queSchmitt a fait valoir alternativement dans ses tentatives d'opposer

commentaire de Martine Leibovici, Hannah Arendt, uneJuive. Experience poli­tique et histoire, Paris, Desclee de Brouwer, 1998.

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a la « revolution national-socialiste » une dictature conservatriceet militariste 1, puis de construire Ie regime nazi lui-meme commeRechtsordnung « organique» exprimant 1'unite concentrique duPeuple, de 1'Etat et du Mouvement 2, enfin de penser retrospecti­vement les conditions geo-historiques du « droit de la guerre »classique fonde sur Ie partage du monde entre les Etats « civi­lises »3). Mais toutes ces sources remontent profondement dansdes traditions intellectuelles de la pensee juridico-politique euro­peenne, et il ne faut pas s'etonner dans ces conditions que Ie « dia­logue» avec les idees ou les formules de Schmitt n'ait pu etreinterrompu meme par la compromission avec Ie nazisme. Lesunivers ideologiques auxquels participe la pensee de Schmittexcedent historiquement Ie nazisme, comme celui-ci, en tantqu'evenement politique reel, les excede ou les transforme radica­lement. Entre les deux il ne saurait donc etre question d' exterio­rite, mais plutot d'enveloppement reciproque.

Bien que, d'un interprete a l'autre, il yait eu sur ce point defortes divergences, il me semble qu'on peut aujourd'hui, grace ade nombreux et excellents travaux en differentes langues, reperer

1. Cf Legalitdt und legitimitdt [1932] et sa reprise en 1945 dans Verftssungs­rechtliche Aufidtze aus den Jahren 1924-1954, Berlin, Duncker & Humblot,1985, p. 252-350 (la traduction fran<;:aise de 1936 (LCD)) esr partielle). Dans sonouvrage Les derniers jours de Weimar. Carl Schmitt fice al'avenement du nazisme(Paris, Descartes & Cie, 1997), Olivier Beaud a parfaitement demontre, mesemble-t-il, ce qu'il en est de la tentative schmittienne de « barrer la route itHitler» en obtenant des chanceliers successifs (Papen, Schleicher) et de Hin­denburg lui-meme i'interdiction simultanee des partis « ennemis de la consti­tution » (Ie parti communiste et Ie parti nazi) en 1932-1933 : celle-ci ne visaitaucunemem, comrairement it la legende entretenue par une partie de l'ecoleschmittienne en Allemagne et repercutee en France par Julien Freund, it « sauver!a Republique de Weimar», mais bien it la dctruire en tam qu'expression del'ordre issu des Traites de Versailles, et it la remplacer par un regime nationalisteauroritaire exprimam la « Constitution reelle » du peuple allemand.

2. Cf Etat, Mouvement, Peuple. L'organisation triadique de l'unite politique[1933], tr. fr. A. Pilleul, Paris, Kime, 1997; Les Trois Types de pensee juridique[1934], tr. fr. M. Koller et D. Seglard, Paris, I'VE 1995 (avec une remarquablepresentation de Dominique Seglard).

3. Cf Le Nomos de la terre dans Ie droit des gens du « Jus Publicum Euro­paeum» [1950], op. cit., et les ajouts it la reedition en 1963 de La Notion depolitique (dont la Theorie du partisan).

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txceptions, guerres et revolutions

assez bien les paradigmes concurrents a l'ceuvre dans l'ecritureschmittienne (sans distinguer ici entre ce qui releverait du droit,de la politique, de la philosophie, puisque Ie propre de son dis­cours est de ne jamais separer ces differentes perspectives).

Lun d'entre eux (a la fois enracine dans Ie catholicisme - augus­tinien, thomiste - et constamment tente par une interpretationgnostique de ses dogmes fondamentaux, notamment celui dupeche originel et de sa redemption par un mediateur temporel)s'organise autour du theme de la « theologie politique », c'est-a­dire de la reversibilite des enonces portant sur la sacralite du pou­voir, qui voient en lui Ie reflet de la transcendance divine et de lacreation ex nihilo, et de ceux qui expriment 1'idee juridique de ladecision « en derniere instance », soustraite asa propre normalite(ab legibus solutus princeps). Ce paradigme sans doute se nourritde references aux legistes du Moyen Age et de I'epoque classique,mais fondamentalement, comme Ie montre Schmitt lui-meme,il est une construction retrospective de la pensee moderne contre­revolutionnaire (De Maistre, Bonald, Donoso Cortes) mue par lanecessite d'opposer a1'idee revolutionnaire du « pouvoir consti­tuant» du peuple une autre figure historique de l'absolu, quiviendrait des origines memes de I'autorite politique souveraine 1.

C'est Ie mouvement inverse que nous observons dans Ie secondparadigme, commun a Schmitt et a l'ensemble de la tendance« conservatrice revolutionnaire » en Allemagne dans les annees1920 (Moeller van den Bruck, Spengler, les freres ] unger, ErnstNiekisch, mais aussi, dans une certaine mesure, des philosophescomme Arnold Gehlen et Heidegger) 2 : il ne s'agit plus alors d'in-

1. On a ici l'indice de la difference avec Kantorowicz, qui meriterait uneanalyse specifique, incluant les evolutions totalement divergentes des deuxauteurs a partir d'un point de depart qui semble assez proche. Elle est sous­jacente a la lecture de Hobbes a partir du « mythe » de Leviathan plut6t qu'apartir de la structure de « fiction» de la representation. Schmitt ne s'est pasinteresse a l'idee du « double corps» du souverain, au contraire il a privilegie Ie« corps reel ", en lui conferant immediatement une fonction eschatologique.

2. I:ouvrage fondamental sur Ie conservatisme revolutionnaire est desor­mais celui de Stefan Breuer, Anatomie de la revolution conservatrice, Paris, Edi­tions de la Maison des sciences de l'homme, 1996, qui consacre de longs deve­loppements a Schmitt, en particulier sur la question du transfert au « peuple »

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vestir la decision du souverain d'une aura traditionnelle, dans uneperspective eschatologique, mais plutot de definir un « mythenationaliste », susceptible de mobiliser les memes energies que Iemythe revolutionnaire, et de rbliser la fusion « exceptionnelle »despouvoirs legislatif et executif: non pas au profit d'une transitionvers l'egalite democratique, mais au profit d'une restauration - voired'une « creation» - de l'ordre hierarchique et communautaire.

Et, pour finir, il faut invoquer un troisieme paradigme, dont lalogique se fonde aussi sur l'opposition terme aterme, mais dansun tout autre espace discursif: celui d'une conception realiste dudroit, qui en fait l'expression d'un « ordre politique concret ».Pour une part, il procede de la conception historique fondee parSavigny en face de Kant et de Hegel (meme si elle tentera aprescoup de retrouver une partie de I'heritage hegelien) I. Pour unepart, egalement, de l'institutionnalisme italien et fran<;:ais (SantiRomano, Hauriou), pour qui c'est 1'Etat, ou plus generalement1'institution, qui fait le citoyen, et non le citoyen 1'Etat. Pour unepart, enfin, des divisions du positivisme juridique, avec qui il par­tage l'idee qu'il n'y a pas d'effictivite d'un systeme de lois en dehorsde la contrainte etatique, tout en s' engageant avec ses represen­tants contemporains dans une querelle intestine sur la primautede la norme juridique et du fait politique, et plus profondementsur le fondement de la normativite « reelle » : dans l'idblite desvaleurs universalistes pour les uns, ou dans le vouloir-vivre ducorps politique « concret » pour I' autre 2.

de la theorie sorelienne de la « violence proletarienne» et sur ['admirationconstante de Schmitt pour Mussolini et Ie fascisme italien. Le livre de Jean­Pierre Faye, Langages totalitaires, op. cit., contenait lui aussi des analyses eclai­rantes, en particulier sur l'instabilite discursive des positions « extremes» dansla crise de la Republique de Weimar.

1. Sur ['ensemble de la question des rapports entre l'idee hegelienne de lamediation du social et du politique et de la problematique schmittienne de« l'ordre concret», cf ].-F. Kervegan, Hegel, Carl Schmitt. Le politique entrespeculation et positivite, op. cit.

2. Le projet de tracer une genealogie du positivisme juridique et d'y assi­gner la place de Hobbes est ['un des objectifs fondamentaux du livre deSchmitt sur Le Leviathan de Hobbes... C'est donc Schmitt lui-meme qui, parce biais, etablit la proximite conflictuelle de son point de vue et de celui de

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Exceptions, guerres et revolutions

Ce qui devient alors l'objet propre d'une imerpretation del'~uvre schmittienne, c'est la fa<;:on dom Ie nazisme est venudeterminer un point de recoupemem emre ces differemes proble­matiques : non pas tam comme regime (dom on sait que la « forme»n'a jamais pu acquerir une determination univoque I), ni cammemouvement (parti), ni a fortiori comme charisme incarne dans lapersonne de Hitler (pietre « Fuhrer» aux yeux de Schmitt), maiscamme fait de la prise du pouvoir, et ainsi comme maniftstation del'effi:ctivite du pouvoir. II semble bien en effet que ce soit la l'elementdans lequel, conformement a sa propre theorisation, Schmitt a vula « decision» qui permettait de depasser d'un seul coup la tensiondes logiques de la souverainete, de la mobilisation de masse et del'institution (ou de l'ordre constitutionnel). C'est pourquoi aussiles descriptions de son evolution en termes d'opportu'nisme, si vrai­semblables qu'elles puissem paraitre au poim de vue psychologique,som toujours insuffisames 2. II est plus imeressant de les cansiderera partir de leurs determinations imrinseques.

II en va de meme en ce qui cancerne la question de l'antisemi­tisme, dom on trouvera des formulations outrageames dans son

ses adversaires, relevee depuis par certains commentateurs. Sur la complexitedu paradigme juridique schmittien, dont Ie « chef-d'~uvre » est la Theorie dela Constitution de 1928, cf l'introduction d'Olivier Beaud a la traductionfranc;:aise de cet ouvrage (tr. fro L Deroche, Paris, PUF, 1993), « Carl Schmittou Ie juriste engage », qui montre en particulier comment la revendicationanti-positiviste d'une « constitution materielle » ou « substantielle » traverseles clivages politiques dans I'Allemagne de Weimar (Carl Schmitt, RudolfSmend, Hermann Heller). ].-F. Kervegan, pour sa part, insiste surtout surI'heterogeneite des arguments que Schmitt dirige contre Ie « normativisme »

kelsenien, selon qu'ils relevent du decisionnisme ou de I'institutionnalisme ­une question que nous allons retrouver au c~ur de son commentaire deHobbes.

1. Cf Ie livre de Franz Neumann, Behemoth: The Structure and Practice ofNational Socialism 1933-1944 (New York, Octagon Books, 1963), dont larencontre avec Schmitt sur un titre hobbesien ne saurait etre de hasard. Neu­mann considere que I'institutionnalisme schmittien (sa theorie de « l'ordreconcret ») est ce qui s'approcherait Ie plus d'une theorie de I'Etat national­socialiste... si Ie national-socialisme etait un Etat (c'est-a-dire un Leviathan etnon un Behemoth).

2. Je rejoins sur ce point la position de Dominique Seglard (presentation ac. Schmitt, ies Trois types de pensee juridique, op. cit., p. 37).

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livre sur le Leviathan. Ou plutot il s'agit la d'un cas particulierdes considerations precedentes, auquel 1'histoire nous prescritde conferer une signification essentielle. Pas plus que la penseecontre-revolutionnaire d'un cote, le fascisme et le nazisme del'autre, l' antisemitisme ne peut etre considere comme exterieurau cours de 1'histoire europeenne. 11 n'en est certes pas la de, maisil renvoie a toutes ses dimensions, a tous ses confEts comme unesorte de « phenomene ideologique total ». Lantisemitisme deSchmitt se fonde sur une reference religieuse persistante qui voitdans « le Juif » l'ennemi interieur de la societe chretienne, le por­teur d'une contradiction logee au cceur de la promesse messia­nique (<< Jesus est le Christ ») comme son refus, son alternative,son simulacre ou sa mine. e'est d'abord un antijuda·isme. e'estaussi une composante de la vision « politique » du christianisme(et par consequent une des conditions de possibilite de 1'ideememe de « theologie politique »). Philosophiquement, il est auxantipodes du racisme « biologique » dont les references natura­listes et scientistes (le pseudo-darwinisme de la Rassenkunde)contredisent directement sa propre philosophie de 1'histoire 1.

e'est pourquoi le terme de Rasse ne figure pas, meme dans destextes totalement alignes sur le discours officiel du regime, oureviennent en revanche les expressions tout aussi typiquementnazies de Artgleichheit (traduit en fran<;:ais par « identite raciale »,mais qui litteralement veut dire « similitude quant au genre »,a « l'espece » ou « au type») et de Artgleich par opposition aArtfremd (<< de meme espece/genre/type », «d'espece/genre/type

1. Sur l'opposition generale du courant « revolutionnaire conservateur » auracisme « darwiniste », if S. Breuer, Anatomie de fa revolution conservatrice, 0p.cit., p. 102 sq. Dans ses memoires qui contiennent l'evocation de leurs conver­sations des annees de guerre, Nicolaus Sombart evoque la representation parSchmitt de l'histoire du XIX' siecle comme combat cosmique entre IeDeutschtum et Ie ]udentum : la germanite chretienne et la judeite « universa­liste» alliee a I'Empire anglo-saxon dans la personne de Disraeli, en qui, defayon projective, il designe l'inventeur de la philosophie de l'histoire comme« lutte des races» consciente de soi, qui doit finalement l'emporter (Jugend inBerlin 1933-1943. Ein Bericht, Francfort-sur-Ie-Main, Fischer TaschenbuchVerlag, 1991, p. 259-264).

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Exceptions, guerres et revolutions

etranger ») I. La dominante theologique de 1'antisemitisme deSchmitt, et par consequent son incorporation a des schemes quievoquent Ie lien entre la fin des temps et l'accomplissement de lapromesse, explique peut-etre que, meme sur ce terrain, Ie « dia­logue» n'ait pas ete interrompu avec des philosophes et theolo­giens juifs passionnes par Ie messianisme et tentes eux-memes parla fondation d'une « theologie politique », en contrepoint de cellede Schmitt (je citerai ici Jakob Taubes plutot que Benjamin) 2.

Faut-il en conclure a une « reserve» ou « distance» de Schmittpar rapport a 1'ideologie du IlIe Reich, qui a conduit a l'extermi­nation des Juifs d'Europe? Au contraire : nous avons la Ie temoi­gnage de la diversite « speculative» interne a cette ideologie, danslaquelle se sont rejointes differentes varietes de l'antisemitismeeuropeen pour creer les conditions de I'assentiment au programmede « purification» de la communaute nationale. Nous pouvonsmeme identifier chez Schmitt quelques-uns des tours d'argumen­tation par lesquels cette reunion s'est operee. Des l'essai sur ParLe­mentarisme et democratie de 1923 et la Theorie de La Constitutionde 1928, 1'idee est avancee que Ie pouvoir constituant dans lequels'exprime la souverainete du peuple suppose une « homogeneite »(GLeichartigkeit) du corps politique que Ie « pluralisme » parle­mentaire ou la division des pouvoirs sanctifiee par Ie liberalismeprecisement detruisent. Cette homogeneite ou unite « qualita-

1. Cf C. Schmitt, Etat, Mouvement, Peupie. L'organisation triadique de l'unitepolitique, op. cit., p. 59 sq. On sait qu' en franyais, Ie terme allemand Gleichheitse traduit selon les contextes par « similitude» et par « egalite » (plus difficile­ment par « identite »). Dans Ie devcloppement qu'il consacre au « momentraciste» dans I'ceuvre de Schmitt, Hasso Hoffmann montre bien commentjoue le paradigme des composes de « Art » : Gleichartigkeit (homogeneite),Artgleichheit (similitude de genre ou espece), Eigenart (type propre du peupleallemand), etc. (Legitimitdt gegen Legalitdt. Der WCg der politischen PhilosophieCarl Schmitts, 3. Auflage, Berlin, Duncker & Humblot, 1995, p. 177-197). Letitre de ]'opuscule de Schmitt, Uber die drei Arten des rechtwissenschaftlichenDenkens, de 1934, traduit en franyais camme Les Trois Types de penseejuridique,recoupe aussi ce paradigme.

2. Cf Ie temoignage de Taubes lui-meme, notamment dans La Theologiepolitique de Paul: Schmitt, Benjamin, Nietzsche, Freud, tr. fr. M. Koller etD. Seglard, Paris, Le Seuil, 1999 (contenant en appendice une serie de docu­ments relatifs ala relation Carl Schmitt-Jacob Taubes).

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Le Hobbes de Schmitt, Ie Schmitt de Hobbes

rive» de la volonte generale est I'enjeu d'un jeu de mots decisifqui transforme I'egalite republicaine (et notamment rousseauiste)en similitudelidentite (en allemand Ie meme mot Gleichheit) etl'inclusion democratique en exclusion nationale-populaire (volk­isch) des elements « heterogenes », a commencer par les etran­gers (ou par ces etrangers dissimules que sont les ennemis del'interieur). Ace titre, l'antisemitisme peut apparaitre comme unmoment priviIegie de la construction de l'identite du peuple sou­verain, sous la condition que Ie juda"isme lui-meme soit vu commeIe « dernier » (et Ie plus redourable) des obstacles internes al'ho­mogeneisation de la nation 1. Construction ou dissolurion de ]'iden­tite organique du corps politique sont les deux termes d'unealternative fondatrice de la politique.

Leviathan: logos et mythos

Nous voici arrives au seuil des themes qui sous-tendent Ie livrede Schmitt sur Ie Leviathan. Meme si Habermas a pu dire qu'ils'agissait de « ]'oeuvre fondamentale de Schmitt 2 », ce n'est pas,formellement, I'un des plus reussis de ]'aureur. II n' a pas la puis­sance synthetique du Nomos de la terre ou la belle linearite de laDictature, la capacite de dialectisation des categories juridiques dela Theorie de la Constitution ou Ie genie formulaire de la Theologiepolitique et de la Notion depolitique. Au contraite, c'est un ouvragesinueux, contestable dans son erudition (meme s'il fait preuve,comme d'habitude, d'une etonnante capacite de dramatisationdes enjeux philologiques et philosophiques), et dont une partieau moins des intentions demeure allusive (ce qui lui a permisd' occuper une place de choix dans la strategie de distanciation

1. Olivier Beaud releve l'importance chez Schmitt du scheme theologiquede l'acclamation populaire qui reclame l' exclusion des heretiques, emprunte aune certaine patristique (Peterson) et convergeant avec la pratique des regimesfascistes, ou plus generalement populistes. Cf « Carl Schmitt ou Ie juriste enga­ge », introduction ac. Schmitt, Theorie de la Constitution, op. cit., p. 55.

2. Cite par Carlo Galli, Genealogia della politica. Carl Schmitt e la crisi delpensiero politico moderno, Bologne, II Mulino, 19%, p. 785.

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retrospective de l'auteur par rapport a son engagement de laperiode nazie, et continue de nourrir des interpretations opposeesentre elles) 1. Mais c'est l'un des plus interessants par les problemesqu'il pose quant au rapport entre la pensee de Schmitt et la tradi­tion de la philosophie politique, autorisant pour nous une doublelecture critique: quant aux confEts internes des theories du droitnaturel « moderne » (selon la terminologie de Leo Strauss) qu'ilmet en evidence, et quant aux apories de sa propre « notion depolitique », dont la confrontation avec Hobbes est Ie revela­teur. Eerit en plein milieu de la periode nazie, alors que Schmittn'est plus titulaire de fonctions politiques officielles 2, puis repris

1. Carl Schmitt a procede apres la guerre aune operation de deplacementqui lui a permis de presenter son inscription dans les con'Bits internes dunational-socialisme (avec les risques tres reels qu'elle comportait) comme uneforme d'opposition secrete au regime, dont la figure allegorique aurait ete Ieheros de Melville, Benito Cereno (if Herman Melville, Ies Contes de laVeranda, tr. fr. Pierre Leyris, Paris, Gallimard, 1995). II n'est pas impossible,d'ailleurs, qu'il se soit lui-meme convaincu de cette version de I'histoire, quicorrespondait ades tendances profondes de sa conception de « l'aventure intel­lectuelle» dans Ie champ de la politique. Attaque des 1934 par les dirigeants etles organes de la SS (Himmler, Das Schwarze Korps) et les ideologues du partinazi (Rosenberg, Koellreuter), Schmitt perdra ses fonctions officielles apres 1936,mais se placera sous la protection de Goring qui lui menagera l'espace de securitepermettant de developper sa theorisation de la Grossraumordnung (espace conti­nental europeen sous domination allemande), et de jeter les lineaments de saconception du rapport entre la souverainete de I'Etat et !'ordre international. CJIe resume de Dominique Seglard dans sa presentation ac. Schmitt, Ies TroisTypes de pensee juridique, op. cit., p. 32-38. II est d'autant plus frappant de voirque l'un des themes centraux du livre sur Ie Leviathan est justement constitue parla critique de la distinction operee par Hobbes entre l'opinion publique contr61eepar I'Etat et Ie for interieur de la conscience privee.

2. Sauf un titre honorifique de Conseiller d'Etat prussien. Teresa Orozcoattire cependant l'attention sur Ie fait que Schmitt est entre en 1939 au Conseilscientifique de la Gesellschaft fur Europaische Wirtschaftsplanung und Gross­raumwirtschaft, fondee dans la perspective de la guerre de conquete europeenne(Platonische Gewalt. Gaddmers politische Hermeneutik der NS-Zeit, Hambourg,Argument Verlag, 1995, p. 185; une section importante y est consacree ala dis­cussion de l'ouvrage de Schmitt sur Hobbes dans Ie contexte des « strategies phi­losophiques » de reforme interieure de !'Etat nazi). Sur l'utilisation conjoncturellepar Hitler en 1939 de l'idee schmittienne d'une « doctrine de Monroe» alle­mande, if HA Winkler, Der lange weg... , op. cit., p. 66-67.

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et rectifie (et sur certains points, purement et simplement inversedans ses conclusions) apres la guerre 1, Ie Leviathan de Schmitt estbien Ie lieu d'une epreuve de verite: celle qui concerne la repre­sentation de l'Etat comme fimction d'unite du corps politique, etpar consequent les categories de totalite, d' ordre, de commande­ment (ou autorite) et de sujetion.

11 n'est pas impossible que la redaction du livre ait ete preci­pitee par Ie developpement d'une « reception» de Hobbes dans laphilosophie du national-socialisme (parallelement a celle d'autresauteurs, surtout allemands: Fichte, Holderlin, Hegel, Nietzsche,mais aussi Machiavel). Cette reception pouvait puiser aux cons­tantes references figurant dans les ouvrages de Schmitt lui-meme,mais elle tendait aussi a se dissocier de 1'idee typiquement schmit­tienne de « theologie politique », voire a la mettre en accusationdans Ie cadre d'une campagne plus generale de dechristianisa­tion du regime, sone de nouveau Kulturkampf imagine par lesideologues du pani nazi. On en trouvera 1'indice dans la discus­sion, au debut et a la fin de l'ouvrage, des formulations de HelmutSchelsky, donne comme representant d'un « point de vue allemand»en face des theses du « savant juif» Leo Strauss. Schmitt devait doncala fois reprendre son bien et defendre sa position 2. Sur Ie fond,cependant, la confrontation avec Strauss, qui ne se presente juste-

1. « La reforme parachevee i), essai de 1965 desormais publie camme post­face du livre sur Le Leviathan... , op. cit.

2. L'essai de Schelsky, « Die Totalitdt des Staates bei Hobbes i), Archiv furRechts- und Sozialphilosophie, t. XXXl, 1937-1938, constituait lui-meme pourune part une critique de celui que Schmitt avait publie en 1937 sur « I'Etatcomme mecanisme chez Hobbes et Descartes » (tr. fr. M. Koller et D. Seglard,dans Les Temps Modernes, n° 544, novembre 1991). Ce jeune philosophe (quidecrira plus tard sa position d'alors comme proche de celie du parti nazi), seproposait de rattacher la conception de « I'Etat total » chez Hobbes (termi­nologie partagee par Schmitt) aune critique radicale de toute « theologie poli­tique» (visant implicitement Schmitt), ainsi que de toute anthropologieindividualiste ou pessimiste, pour la fonder au contraire sur une philosophieaffirmative de la « puissance » et de « l'action i). Cf Helmut Rumpf, CarlSchmitt und Thomas Hobbes. Ideelle Beziehungen und aktuelle Bedeutung,Berlin, Duncker & Humblot, 1972, p. 93-94; Heinrich Meier, Die Lehre CarlSchmitts. Vier Kapitel zur Unterscheidung Politischer Theologie und PolitischerPhilosophie, Stuttgart-Weimar, Verlag].B. Metzler, 1994, p. 172-174.

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ment pas comme une recusation ideologique (pour ne pas dire« raciale »), mais forme un maillon dans un long echange d'argu­ments et d'idees entre les deux auteurs, est beaucoup plus deter­minante, comme noilS allons Ie voir.

Surtout la composition du livre sur Hobbes apparait comme Iemoyen « indirect» dont Schmitt s'est servi pour tenter de refondersa propre problematique de la decision, au moment OU son en­gagement dans Ie processus de fondation du regime national­socialiste et l'evolution de celui-ci Ie placent devant une serie dedifficultes intrinseques. Il faut avoir cette situation a!'esprit pourinterpreter la rhetorique tres etrange d'un ouvrage qui proclamela grandeur de Hobbes dans la forme de son « echec ». Dans sesouvrages anterieurs (la Theologie politique de 1922, la Notion depolitique de 1932, en particulier), Schmitt n'avait jamais cesse dedesigner en Hobbes Ie veritable fondateur du « decisionnisme »politico-juridique (a travers la formulation du principe: aucto­ritas, non veritas facit legem 1), et 1'un des theoriciens du Jus Pu­blicum Europaeum (a travers la representation de 1'Etat souve­rain comme « grand individu » entretenant avec les autres Etatsdes relations de pure puissance, a l'exclusion de tout ordre juri­dique supra-national). Alors meme qu'il formulait des reservessur la methode de Hobbes, ou relevait la presence contradictoire,dans ses cruvres, d'une metaphysique naturaliste et d'une poli­tique « personnaliste », il ne cessait pas de donner Ie Leviathanpour modele d'une pensee realiste de l'Etat fondee sur une articu­lation juste de la politique et du droit, de la puissance et de l'au­torite, echappant aux illusions du normativisme formel et de1'humanisme moral. Or, dans l'ouvrage de 1938, si les memeselements sont toujours presents, Ie sens de l'argumentation sembles'inverser: Schmitt privilegie la critique du mecanisme et de lamecanisation des rapports politiques, ainsi que son rapport a latradition individualiste, qui conduisent finalement ala neutralisa-

1. Cette formule gnomique figure seulement dans ['edition latine du Levia­than, chapitre 26 (<< Des lois civiles »). Schmitt insiste toujours, dans ses com­mentaires, sur Ie fait que Hobbes a marque Ie tournant de I'histoire de lasouverainete et la naissance de la conception moderne de l'Etat en « fusion­nant » les concepts de potestas temporelle et d'auctoritas spirituelle.

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Le Hobbes de Schmitt, Ie Schmitt de Hobbes

tion « technique» du politique, a l'autonomisation de la spheredes interets prives par rapport a la puissance publique, et autriomphe du positivisme juridique dont Ie ccrur est constitue parIe primat de la legaLite sur la legitimite proprement dite - meme si,au bout du compte, on a Ie sentiment que l'echec de Hobbesimporte moins que l'ampleur de sa tentative, qui fait ressortir, parcantraste, la grandeur de l'objectif vise 1.

Le Leviathan tel que Ie lit maintenant Schmitt presenteraitainsi une profonde dualite de tendances aussi bien que d'effets.Et la puissance de Hobbes voisinerait immediatement avec sonimpuissance. Ce qui ferait de lui paradoxalement Ie destructeur,par anticipation, de la « machine» qu'il s' emploie a canstituer, Ieprecurseur des theories liberales (dont Ie ccrur est la liberte deconscience de 1'individu, et plus generalement son autonomisa­tion, son « retrait » par rapport ala communaute politique 2) dansIe moment meme OU il s'emploie a absolutiser Ie droit de 1'Etatcamme totalite superieure (en insistant en particulier sur la refu­tation du « droit de resistance »). Ainsi Hobbes preparerait a Laftis une defense et une illustration de la souverainete etatique(dont la marque par excellence est Ie ius circa sacra, l'autorite dumagistrat en matiere religieuse, donc la lutte contre ce que Schmittappellera les « puissances indirectes 3 »), et une emancipation de la

1. On y a lu, d'apres les indications de Schmitt lui-meme «< mon FrereThomas Hobbes », Glossarium), une figure de I'identification. Si celle-ci existe,c'est en tant que chiasme : Hobbes a immediatement construit une justifica­tion grandiose de l'Etat moderne, contribuant asa « fondation », mais affecteed'une faille interieure qui en preparait la dissolution; Schmitt, lui, a immedia­tement echoue aemmener Ie nazisme dans la direction d'un ordre juridiquenouveau, mais sa conception pourra triompher dans l'avenir.

2. C'est ce qui distingue Schmitt des conceptions de Crawford BroughMacpherson, developpees plus tard dans la Theorie politique de l'individualismepossessifde Hobbes a Locke [1962] (tr. fr. M. Fuchs, Paris, Gallimard, 1971),auquel Schmitt se referera dans sa« postface » de 1965 : Schmitt voit I'autori­tarisme de Hobbes mine par un « germe » d'individualisme fonde sur la libertede conscience, tandis que Macpherson voit l'individualisme possessif debou­cher chez Hobbes sur une structure autoritaire de regulation des conflits d'in­terers inherents au marche.

3. Cexpression de potestas indirecta a ete forgee par Bellarmin pour soutenirla pretention de l'Eglise catholique romaine acontinuer d'exercer un magistere

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societe civile (c'est, si l'on veut, son cote « juif», qu'il reviendraprecisement a des penseurs « juifs », Spinoza, Mendelssohn, Stahl,d'expliciter et de pousser a ses consequences ultimes I).

Ce n'est la pourtant qu'un aspect, qui n'est peut-etre pas encoreIe plus determinant ni Ie plus original du texte. Car cette argu­mentation unique se deroule sur deux plans differents : celui du« symbole » choisi par Hobbes pour representer l'absolutisme eta­tique, Ie « monstre biblique » du Livre de Job « auquel il n'est pasde puissance sur terre qui se puisse comparer » et qui « est fait detelle sorte que rien ne peut l'effrayer »2; et celui de la theorie qui

spirituel au sein des Etats dont chacun revendique pour soi seulla plenitudede l'imperium politique, et ainsi determiner leur orientation vers ses prapresfins. Schmitt, qui revient constamment sur Ie merite fondamental de Hobbes- avoir combattu sans concession cette pretention et defendu Ie droit du sou­verain a determiner la validite des opinions et des normes dans la spherepublique~, etend la signification du concept a toutes les forces ideologiquesqui, dans Ie cadre national ou international, pretendent a l'universalite et de cefait a fournir aux individus ou aux graupes des criteres de jugement indepen­dants de ceux du pouvoir politique, ales liberer de sa definition de 1'ami et de1'ennemi, voire a Ie mettre lui-meme en jugement pour ses actes au nom d'uneethique superieure. Ce qui est en particulier Ie cas de la mystique socialiste etde 1'humanisme cosmopolitique de la Societe des Nations, au nom de laquellecertains Etats sont declares « agresseurs » et mis au ban de la civilisation. Cf enparticulier « Volkerrechtliche Neutralitat und vdlkische Totalitat» [1938], dansPositionen und Begriffi... , op. cit., p. 291-296.

1. Labsence de toute reference a Hegel dans ce contexte (alors que Parle­mentarisme et democratie faisait de lui Ie theoricien par excellence de « l'opinionpublique» et de sa fonction constitutionnelle dans 1'Etat, et lui opposait de cepoint de vue Marx, restaurateur d'une conception « concrete» de la dictaturerevolutionnaire et de la dialectique) est a premiere vue etrange. Elle peut s'ex­pliquer par Ie fait que Ie livre sur Hobbes est ecrit au moment OU Schmittaccentue Ie versant « institutionnaliste » de sa pensee et entreprend de recu­perer a son profit certains traits de la conception hegelienne de l'Etat conr;ucomme totalite « organique " unifiee par un meme « esprit populaire ». II n'enreste pas moins tour a fait surprenant de voir cette place desormais occupee parIe theoricien de la Restauration, F. ]. Stahl (que la Theologie politique rangeaitlogiquement parmi les « reactionnaires »aux cotes de Oonoso Cortes), renvoyepour les besoins de la cause a ses origines juives (sous Ie nom de Stahl-Jolson).Sur 1'ensemble des rapports entre Schmitt et Hegel, if Ie livre de ].-F. Kervegan,Hegel, Carl Schmitt. .. , op. cit.

2. La citation se termine ainsi : « Toure chose elevee, ilia voit au-dessous delui. II est Ie rai de tous les enfants de l'orgueil » (Job, 41, 24) : inscription du

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Ie Hobbes de Schmitt, Ie Schmitt de Hobbes

assigne a la construction « artificielle » de l'Etat la fonction d'as­surer l'ordre et la securite internes 1. Schmitt a eu Ie genie devoir et de dire, comme personne avant lui, que 1'allegorie dumonstre marin terrifiant ainsi que Ie nom propre qu'elle confere a1'Etat avaient une fonction et une histoire propres, qu'il convenaitde confronter systematiquement a la doctrine de la puissancepublique developpee dans Ie corps de l'ouvrage, pour degager unexcident de signification, irreductible a la simple idee de « repre­sentation » ou de « personnification », qui en est l'acquis histo­rique manifeste. La rhetorique etrange dont nous avons parleprend alors une autre signification. Schmitt ne voit pas seulementen Hobbes Ie theoricien de certaines antinomies inherentes aupouvoir souverain, mais aussi Ie temoin d'une profonde incapa­cite de la raison classique ales maitriser totalement. Decouvrantpeu a peu au fil de l'ecriture la dualite des tendances de la penseehobbesienne, dont l'idee certes ne lui est pas propre 2

, mais dontil fait Ie secret de toute 1'histoire de la rationalite politiquemoderne, c'est cette incapacite qu'il veut mettre en evidence, sanspour autant proposer veritablement un moyen de la surmonter(meme si les dernieres pages evoquent allusivement un « combat»politique qui s'orienterait enfin sur la simple distinction ami-

frontispice du Leviathan completee 11 la fin du chapitte 28 (<< Des chatiments etdes tecompenses »). Au chapitte 15 du Leviathan, Hobbes ptecise que l'otgueilest specifiquement Ie meptis de I'egalite naturelle des hommes. En btisant leurotgueil, Leviathan retablit donc Ie principe d'egalite.

1. Une constante de I'interpretation schmittienne de Hobbes est Ie privilegeaccorde 11 la formule conclusive du Leviathan (tr. fr. F. Tricaud, Paris, Sirey, 1971) :«rai ainsi acheve mon discours du gouvernement civil et ecclesiastique, suscitepar les desordres du temps present [... J sans autre dessein que de placer devantles yeux des hommes la relation mutuelle qui existe entre protection et obeissance[oo.J " (p. 721), qui reprend celles du chapitre 21 (p. 234 : « la fin que vise l'obeis­sance est la protection » (je modifie la traduction de Tricaud). On sait que, peuapres Ie retour d'exil de Hobbes et la publication du Leviathan, Cromwell estproclame Proteeteurde la Republique anglaise (1653).

2. II en trouve I'inspiration initiaJe dans la critique que lui avait adresseeLeo Sttauss apres La Notion de politique. Cf. L. Strauss, « Commentaire de LaNotion de politique de Carl Schmitt ", dans H. Meier, Carl Schmitt, Leo Strausset fa notion de politique. Un dialogue entre absents, tr. fro F. Marient, Paris,Julliard, 1990.

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Exceptions, guerres et revolutions

ennemi). Mais elle ne surgit qu'en raison de 1'heterogeneite desdeux elements a!'cruvre dans l'exposition ou l'art d'ecrire du Levia­than, Ie symbole ou Ie mythe, et Ie raisonnement ou Ie logos, dontc'est l'originalite (faut-il dire Ie coup de force?) de Schmitt de consi­derer qu'ils doivent etre consideres comme aussi importants 1'unque l'autre et s'interpreter l'un par l'autre. Chez Hobbes, du moinsdans Ie Leviathan, l'argumentation ou Ie logos n'est intelligible quepar Ie detour metaphorique du symbole ou du mythe, et celui-ci ason tour n'a d'autre secret que la pure tension conceptuelle 1.

La « totalite mythique »

Schmitt considere que 1'importance du symbole a' ete manqueepar Ie commentaire traditionnel, sauf a projeter l'ombre sata­nique de Leviathan sur Hobbes lui-meme, stigmatise commel'adversaire de la religion et Ie theoricien du despotisme. Il fautselon lui prendre toute la mesure du fait que Ie philosophe parqui la theorie de 1'Etat-nation et de sa souverainete entre vraimentdans la modernite, a tente de creer un mythe politique aussi puis­sant sur les hommes d'aujourd'hui que Ie furent ceux des civilisa-

1. C'est pourquoi, au bout du compte, les developpements erudits de Schmittconcernant les parts respectives d'une « tradition juive" (kabbalistique) et d'une« tradition chretienne» (notamment lutherienne) dans la transformation duLeviathan biblique en figure satanique ou en monstre theologico-politiquedote d'une fonction eschatologique, ont surtout pour fin de degager l'espaceprapre de la creation hobbesienne et de la tentative « mythopo'ietique " qu'ellerepresente. En revanche, ils preparent la metamorphose it laquelle Schmitt lui­meme entend soumettre Ie mythe, en refaisant du Leviathan un « monstremarin » et en associant les destinees de sa puissance it une perspective de « finde I'Etat ", tel du moins que l'avait construit Ie principe europeen de la souve­rainete. Cette philologie a ete remise en question par la critique contempo­raine, qui conteste Ie « foryage » de la tradition talmudique it laquelle Schmitta pracede d'apres des sources douteuses, de fayon it etayer la supposition d'unetradition d'interpretation du Leviathan comme symbole des puissances enne­mies du peuple juif qui prendrant leur revanche it la fin des temps. Cf Ieresume de Ruth Grah, Arbeit an der Heiflosigkeit der Welt. Zur politisch-theo­logischen Mythologie und Anthropologie Carl Schmitts, Francfort-sur-Ie-Main,Suhrkamp Taschenbuch, 1998, p. 87 sq.

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Le Hobbes de Schmitt, Ie Schmitt de Hobbes

tions archa·iques. Ce mythe est destine a frapper l'imagination dessujets, a entretenir les affects (crainte respectueuse : awe, voire ter­reur : terror 1) necessaires a la conservation de l'autorite, mais aussia interpreter Ie sens d'une « creation» humaine dont la demesuredefie la raison, alors meme qu'elle y trouve sa realisation la pluscomplete.

Dans Ie livre de 1938, ces effets sont resumes dans une struc­ture ou « totalite mythique» enoncee au debut du chapitre 2,immediatement apres la reference au ftontispice celebre (qui pourSchmitt illustre l'omnipresence des dualismes fondateurs de lapolitique : ami/ennemi, puissances militaires et puissances« indi­rectes » spirituelles), et avant la definition de la « parite » des deuxmonstres (Leviathan et Behemoth), dont l'un represente les forcesde l'ordre et l'autre les forces du chaos: la loi et la liberte, l'Etat etla Revolution. Elle fait intervenir quatre termes, dont chacun ren­voie a tous les autres et constitue ainsi un point de vue differentsur l'enigme de la souverainete. Schmitt se propose d'explicitercompletement ce rapport confie par Hobbes a la puissance desnoms et des images plutot qu'a la logique du discours, en souli­gnant les symetries sur lesquelles il s'etablit : d'abord celle du« grand animal» d'origine biblique et du «grand individu hu­main» (le colosse dont Ie corps compose d'une multitude d'ho­moncules s'eleve au-dessus de la terre habitee); ensuite celle duvivant (animal, humain) et de la machine ou de l'automate auquelHobbes identifie l'Etat en tant qu'agencement de multiples« appareils », mis en mouvement par la souverainete qui estcomme son « arne»; enfin celle du corps politique, dont l'uniteest evoquee par ces metaphores, et de l'etre souverain « represen­tatif », que Hobbes definit comme Ie « dieu mortel »2.

1. Th. Hobbes, Leviathan, ch. 17.2. L:idee quasi structurale de la « totalite mythique » s'est construite pro­

gressivement dans les commentaires de Schmitt sur Hobbes. Dans la Theologiepolitique, Schmitt eerit que « en depit de son nominalisme et de son attache­ment aux sciences de la nature, en depit de son ecrasement de l'individu jus­qu'a Ie reduire a un atome, Hobbes reste neanmoins personnaliste et postuleune instance de decision ultime et concrete, et c'est pourquoi il eleve son Etat,Ie Leviathan, au rang d'une personne monstrueuse confinant directement a la

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l:-xceptions, guerres et revolutions

Un texte ulterieur reprend cette analyse de fa<;:on plus concisedans la forme d'une confrontation entre Bodin et Hobbes, etconfirme qu' aux yeux de Schmitt dIe degage bien la structuresymbolique de la souverainete hobbesienne :

[Bodin] est certes l'un des accoucheurs de l'Etat moderne. Maisil n' a pas encore con<;u Ie Leviathan moderne se manifestant sousquatre figures, dans la quadruple combinaison du Dieu, de l'animal,de 1'homme et de la machine. 11 n' etait pas encore assez desesperepour cela. Cette comprehension est par contraste bien meilleurechez Hobbes. Apres un autre siecle de luttes theologiques et deguerres civiles europeennes, son desespoir est incomparablementplus profond que celui de Bodin. Hobbes est l'un de ces grandssolitaires du XVII" siecle, qui se reconnaissaient les uns les autres. Cen'est pas seulement la quadruple nature du Levia~han modernequ'il a con<;u, mais la fa<;on dont il faut se comporter avec lui, laconduite que doit adopter un individu ala pensee independante,quand il aborde un theme aussi perilleux 1.

Commen<;:ons donc par expliciter rapidement certaines pro­prietes de ce quadriparti ou quarte, la plus brillante des intuitionsde Schmitt (qui ne laisse pas de faire penser au Geviert heidegge­rien, mais aussi bien aune variante blasphematoire de la Trinite) :dIes sous-tendent ala fois son argumentation et les possibilites dela confronter avec celle de Hobbes. Deux observations eIementairespeuvent ctre faites, dom nous aurons atirer les consequences.

mythologie. Ce n'est pas seulement un anthropomorphisme chez lui - il en etaitreellement eloigne - mais une necessite methodique et systematique de sapensee» (op. cit., p. 56-57), c'est-a-dire une tentative indirecte, metaphorique,pour exprimer l'unite des contraires avec laquelle sa theorie est aux prises.Lorsque, apres 1945, Schmitt entreprendra de ({ sauver l'ame de Hobbes» endecelant chez lui un element indestructible de transcendance religieuse (et passeulement un ({ point limite» de decision souveraine), il forgera une autre figurestructurale: celle du « cristal hobbesien », agen<;:ant les cinq formulations quidefinissent les relations reciproques de la verite, de l'aurorite, de la loi, de la puis­sance et de la securite des individus, evoque ici tres allusivement dans une notede sa postface, « La reforme parachevee» (if La Notion de politique, op. cit.,p. 192 et C. Schmitt, Le Leviathan dans fa doctrine de l'Etat de Thomas Hobbes,op. cit., p. 147 sq.).

1. C. Schmitt, Ex Captivitate Salus. Experiences des annees 1945-1947, n. froA. Doremus, Paris, Vrin, 2003, p. 66.

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re Hobbes de Schmitt, Ie Schmitt de Hobbes

D'une part la geometrie meme du quarte autorise a privilegieralternativement chacun de ses termes, et a degager Ie sens de larelation qu'il entretient avec les trois autres, en isolant une tensionconceptuelle inherente aux metaphores hobbesiennes. ConcevoirLeviathan comme un « homme » ou un grand individu collectifanthropomorphe, c'est faire ressortir par contraste l'element d'in­humaniti que denotent Ie Dieu, la bete et la machine. C'est doncposer la question de la modalite et des effets de 1'invention de 1'Etat,necessaire pour corriger, controler et convertir en son contraire 1'in­humanite originelle de 1'homme, ou si l'on veut son cote bestial.Paradoxalement, 1'homme ne peut s'humaniser qu'en se projetantdans 1'inhumain, il ne peut accomplir son reuvre propre qu'en semettant hors de soi. De meme, concevoir Leviathan comme unemachine ou un mecanisme, y compris une machine de pensee,c'est faire ressortir l'element commun a l'ensemble de 1'Animal, de1'Homme et du Dieu, a savoir la vie, ou la disposition « naturelle »

de la vie. Ou si nous pensons ici a la grande typologie aristoteli­cienne qui situe les traits d'essence de 1'humain -la disposition dulogos (raison/discours) et Ie bios politikos (1'existence par et pour lacite) - entre Ie bestial et Ie divin dans la continuite de la vie et de sespuissances propres, c'est faire surgir au sein meme de la nature unepuissance anti-naturelle, ou se rejoignent les dimensions de l'arti­fice et de la construction. C'est cette possibilite qui, avant tout,fascine Schmitt, mais aussi Ie gene, car elle introduit une instabiliteradicale au creur de 1'institution politique.

En effet Ie quarte hobbesien tel que Ie reconstruit Schmitt pos­sede une autre caracteristique frappante : chacun des termes quiIe compose est double, ou tend a se dedoubler, et c'est precise­ment par la qu'il se relie a tous les autres. C'est evident pour cequi concerne la bete, puisqu'elle porte deux noms: Leviathan etBehemoth. Bien que Ie second n'ait ete mentionne par Hobbesqu'apres coup, il est impossible que la reference au Livre de Jobdans Ie frontispice du Leviathan ne l'evoque pas au moins indirec­tement. De fait, cet ouvrage traite deja des deux aspects de la poli­tique qui seront ensuite autonomises, et de leur opposition interne.Profondement, c'est Leviathan lui-meme qui contient Behemoth,ou 1'unite des deux aspects contraires (ordre et desordre, autorite et

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Exceptions, guerres et revolutions

subversion), et la monstruosite qu'ils partagent. Mais ce traitappartient aussi bien aux trois autres termes. La nature humaineexiste selon deux modalites ou deux « etats » : 1'un sauvage, violentet hostile (dans lequelles individus se repoussent et se detruisentles uns les autres), 1'autre civilise, fonde sur Ie commerce pacifique(dans lequel ils sont pour ainsi dire collectivises, mis en relationd'interdependance). Ils sont aussi typiquement humains l'un quel'autre, et a vrai dire ne forment qu'une seule unite de contraires.La machine egalement se donne selon deux modalites : en tantqu'elle est fabriquee, mue par une force externe, et en tant qu'auto­mate se regenerant lui-meme. Mieux, en tant que machine poli­tique, elle se situe a la limite de ces deux determinations, la ou sepose la question de sa permanence et de sa decomposition 1. Enfin,ce qui est surement Ie point Ie plus essentiel et Ie plus' enigmatique,Dieu ou Ie divin est lui-meme double: mortel et immortel. Cettethese est a la fois une « repetition» ironique du dogme central duchristianisme, celui de l'incarnation et du sacrifice redempteur,resume dans l'enonce kerygmatique « Jesus est Ie Christ », et la dedu confEt historique interminable entre l'Eglise et 1'Etat autourduquel s'organise la politique hobbesienne.

Si nous prenons ensemble ces deux types de variations portantsur les termes du quarte isole par Schmitt et sur leurs relations, nousobtenons 1'idee d'une structure symbolique immediatement carac­terisee par les effets d'ambivalence qu'elle produit. Il ne s'agit pas icide les etudier tous, mais d'en privilegier trois, qui edairent les possi­bilites hermeneutiques ouvertes par l'interpretation de Schmitt, etles difficultes qu'elle comporte. Le premier concerne l'ambivalencede la nature humaine et la « monstruosite» propre de sa creationpolitique. Le second concerne 1'unite du corps politique dont les mo­deles oscillent entre l'organisme compose de forces et de rouagesmateriels, et Ie corpus mysticum inspire de la theologie. Enfin, Ie troi­sieme concerne la mortalite du Dieu auquel Hobbes identifie lamachine politique nommee « Leviathan », a laquelle on peut asso­cier non seulement une perspective eschatologique concernant 1'his­toire de 1'Etat moderne, mais Ie devenir meme de sa doctrine.

1. Cf en particulier Th. Hobbes, Leviathan, ch. 29.

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Le Hobbes de Schmitt, Ie Schmitt de Hobbes

Violence et contre-violence

Lambivalence de la nature humaine selon Hobbes est un themeomnipresent dans l'ouvrage de Schmitt. Sur ce fond se detachentl'idee que 1'Etat doit « neutraliser » les antagonismes politiques, et1'idee que, retournant en quelque sorte contre son createur humain1'inhumanite enfouie en lui, il suscite une « terreur » specifique,represente un « danger» qu'on ne peut esperer contr6ler absolu­ment. Lambivalence est donc aux deux extremit(~s : dans Ie pointde depart anthropologique et dans Ie point d'aboutissement poli­tique, qui en realite se presupposent 1'un l'autre. Si l'on considereque la doctrine exoterique de Hobbes, telle que l'expose en parti­culier Ie De Cive, consiste a poser l'exteriorite absolue des deux« hats» qui se succedent dans « l'histoire conjecturale » de 1'hu­manite (comme dira Rousseau), on peut suggerer qu'il s' agitmaintenant de l'aspect esoterique de sa pensee : non pas en ce sensqu'il aurait voile ce dont il s'agissait ala fa<;:on d'un mystere, maisparce qu'il s'agit d'une conclusion a laquelle on doit parvenir parla rt!flexion sur les termes de la doctrine, dont ses expressions« symboliques » constituent la cleo

Pour en saisir tous les enjeux, il faut operer un detour par Ie« dialogue» entre Leo Strauss et Carl Schmitt, dont on peutconsiderer que Der Leviathan in der Staatslehre des Thomas Hobbesconstitue aussi un moment, et par l'evolution de la doctrine deHobbes entre ses deux grands traites de philosophie politique, IeDe Cive de 1642 et Ie Leviathan de 1651.

Apres la publication de La Notion de politique (d'abord enrevue, en 1927, ensuite comme livre, avec quelques modifica­tions, en 1932), le jeune Leo Strauss avait publie un long compte­rendu (dont plus tard Schmitt lui-meme acceptera la reeditionavec la traduction anglaise de son propre ouvrage). Ce fut Ie pointde depart d'un dialogue indirect, coextensif a la vie des deuxauteurs 1. Strauss saluait dans l'essai de Schmitt une authentiqueproblematisation de l'essence de la politique, renouvelant 1'inter-

1. Sur taus les details de cette histaire, if H. Meier, Die Lehre Carl Schmitts,et Carl Schmitt, Leo Strauss. .. , op. cit.

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pretation de son rapport a la modernite, en partant du constat de« I'echec du liberalisme ». Mais il lui adressait deux critiques.D'une part, il observait que, dans Ie moment OU Schmitt semblereprendre a Hobbes sa conception de « l'etat de nature» commeetat de guerre pour en faire « la condition specifiquement poli­tique de I'homme », il en transforme complerement Ie sens : aulieu de Ie concevoir comme une hostilite individuelle, il en faitune guerre entre groupes (et notamment entre peuples), subsumeesous l'opposition de l'ami et de l'ennemi. Or chez Hobbes il n'y apas d'amis, mais une paix civile imposee par I'Etat afin de sortir del'etat de nature. D'autre part, Strauss discutait la these de Schmittsdon laquelle ne peuvent vraiment penser politiquement que lesphilosophes qui croient a la « mechancete naturelle » de I'hommeou a sa dangerositi et en tirent la necessite du gouvernement, paropposition a ceux (les « liberaux » au sens large) qui professentque I'homme est naturellement tourne vers I'utilite, et en dedui­sent sa capacite spontanee a s'organiser en societe. Certes, expli­quait Strauss, ce pessimisme est bien la chez Hobbes comme chezSchmitt, mais a des fins totalement differentes : chez Hobbes c'estce qu'il faut nier, pour imposer a la nature « anti-liberale» deI'homme une institution de la liberte; chez Schmitt au contrairec'est ce qu'il faut affirmer pour eviter que la civilisation ne conduiseala depolitisation de l'existence, a un ideal materialiste de securitecollective et de protection sociale. Mais au fond les premissesdIes-memes ne sont qu'apparemment identiques, car la « mechan­cete» hobbesienne est fondamentalement une innocence pre­morale, et c'est pourquoi dIe peut etre comparee a une condition« animale ». Tandis que Schmitt, meme s'il ne l'avoue pas, fait dela « mechancete »une valeur transgressive, dirigee contre la moralepacifiste et liberale. II trahirait par la meme - ultime notation deStrauss - qu'il ne sort pas vraiment de I'horizon du liberalisme, nereussissant a lui opposer qu'une critique, ou une affirmation de cequi Ie nie, pour en faire Ie critere du « politique » comme tel.

A cette discussion, qui a la particularite de faire du sort reserve aHobbes la pierre de touche des theses de Schmitt sur Ie politique engeneral, et qui a determine des lors une constante preoccupationchez celui-ci de « repondre » sur Ie meme terrain, il faut confronter

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Le Hobbes de Schmitt, Ie Schmitt de Hobbes

les nouvelles propositions de Strauss dans son propre livre de 1936,The Political Philosophy ofHobbes. Schmitt ne s'y referera pas en1938, ce qui ne veut pas dire qu'il ne l'ait pas connu, bien aucontraire 1. En tout cas il est manifeste que Strauss, apres coup, yinflechissait sa lecture du « pessimisme amhropologique » hobbe­sien, en se rapprocham de la conception proposee par Schmitt.

Le point essemiel reside dans l'accentuation du role de la nega­tivite a laquelle procede Strauss tout au long de son ouvrage, domIe leitmotiv est que Ie fondemem de la politique hobbesiennereside dans la conjonction de deux principes : 1) la « nature» de1'individu humain est ce que la Bible appelait la vanite ou l'or­gueil, c'est-a-dire 1'appetit de pouvoir (ou la tendance au « plus depouvoir »), dom la consequence est de faire de chacun l'ennemide tous les autres; « l'innocence » animale de l'etat de nature estdonc a son tour designee ici comme une apparence, derrierelaquelle il faut discerner une transgression permaneme des valeurssociales; 2) alors qu'il n'y a pas chez Hobbes de « souverain bien »,en revanche il y a un « souverain mal» ou un mal absolu qui estla mort, ou ce « plus de mort» qu'est la mort violente. Le fonde­mem « naturel » du droit et de 1'Etat reside dans la peur de la mortvioleme, dom Hobbes a reconnu la valeur fondatrice pour la poli­tique, et qui imerdit de faire co·incider l'obeissance a la loi avec laliberte. Mais il y a plus: la peur de la mort qui regne dans Iestatus naturalis ne cesse pas de commander Ie comportement et lacondition des hommes dans Ie status civilis. Elle est leur fondememcommun, ce qu'on peut encore imerpreter comme un « primat »de

1. II est possible que Schmitt ait dli ici prendre des precautions. Le livre deLeo Strauss a ete redige en France et en Angleterre grace a une bourse de laFondation Rockefeller attribuee sur la recommandation de Schmitt, et qui luipermit ensuite de se placer hors d'atteinte de l'antisemitisme nazi. Voir la tra­duction fran<;:aise d'A. Enegren et M. B. de Launay, La Philosophie politique deHobbes, Paris, Belin, 1991.

2. Th. Hobbes, Leviathan, ch. 14. Strauss, utilisant de fa<;:on certainement deli­beree Ie terme schmittien de « secularisation » (qu'il met entre guillemets), pose laquestion de savoir si on trouve ici une transposition de l'antithese chretienneentre l'orgueil spirituel et la erainte de Dieu (qui devient en politique Ie « Dieumortel », c'est-a-dire l'Etat). II conclut qu'il s'agit plutot d'une nouvelle moralepolitique anti-naturaliste (La Philosophie politique de Hobbes, op. cit., p. 166).

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l'etat de nature qui se perpetue au sein de l'etat civil. Le passage del'un a l'autre ne veut pas dire que les hommes se liberent de la craintede la mort violente, mais qu'ils la deplacentou la diffirent, en faisantdu pouvoir politique l'unique objet de cette crainte, comme si,pour ecarter la menace mortelle qu'ils representent les uns pour lesautres, ils demandaient a I'Etat de les terroriser eux-memes. II fautdonc a la fois poser la distinction des deux etats, et la relativiserimmediatement, puisque la peur de la mort violente regne d'unbout a l'autre, et que la constitution de l'autorite politique s'effecmeintegralement dans son element indepassable. De cette negativitegeneralisee, Strauss deduit les caracteristiques de la theorie poli­tique hobbesienne, a savoir Ie depassement de toute antithese entresujetion volontaire et involontaire (la violence est un moyen legi­time de fondation du pouvoir), l'idee que tout pouvoir politiqueiffi'ctif(neutralisant la guerre de chacun contre chacun) est ipsoftctolegitime, et finalement Ie caractere absolu de la souverainete (en cesens que les sujets ont des obligations envers Ie souverain, mais quecelui-ci n'en a aucune envers eux).

Nous avons la un tournant dans Ie « dialogue» engage a dis­tance entre nos deux auteurs, mais aussi dans Ie commentaire deHobbes en general. Strauss suggere qu'il faut chercher dans cetteanthropologie de la negativite la raison du choix par Hobbes dutitre allegorique Leviathan, telle que l'eclaire la citation du Livre deJob (verset 41) donnee a la fin du chapitre 28 : Ie monstre bibliqueest dit « roi des enfants de l'orgueil », Dieu l'ayant cree pour qu'illeur inspire la crainte et les domine. Dans Ie texte latin, Hobbesdit que son propre Leviathan « refute l'orgueil » humain. Car seulI'Etat est en mesure d'exercer effeetivement cette domination surla terre. Mais d'autre part, Hobbes « n' a jamais ete capable de tirerclairement [de cette fondation de I'Etat] la consequence» qui s'im­pose, a savoir que « I'homme est mechant par nature », meme sil'on peut observer une progressive radicalisation de l'anthropo­logie d'un expose a l'autre (Elements ofLaw, De Cive, Leviathan), amesure que s'accroit l'importance de la critique de la religion, etque se transforme Ie sens de la reference au credo dont il ne cessepourtant de se reclamer (( Jesus est Ie Christ»). II y avait la, semble­t-il, pour lui une difficulte fondamentale.

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Le Hobbes de Schmitt, Ie Schmitt de Hobbes

Strauss observe que Hobbes n'a pu fixer les fondements anthro­pologiques de sa politique ni leur conferer une signification uni­voque. 11 va jusqu'a soutenir que I'expose du Leviathan, danslequelle systeme trouve sa formulation la plus mure, est aussi celuiqui «dissimule» Ie plus profondement son veritable fondementmoral. 11 nous faut preciser ce point, avant de revenir a l'elaborationpar Schmitt des « contradictions» hobbesiennes. Le conflit eclateentre les deux editions du De Cive latin (1642 et 1647). Dans lapreface qu'il adjoint a sa reedition, Hobbes se defend d'avoir sou­tenu que «les hommes sont mechants par nature ». La voie estetroite en effet entre la these orthodoxe d'une mechancete univer­selle (resultant de la chute) et celie, « blasphematoire »au heretique,d'une mechancete originelle. Un distinguo subtil lui permet deseparer une « nature animale », qui ne peut etre mauvaise en elle­meme, des « actions nuisibles et contre Ie devoir », c'est-a-dire vio­lentes, qui en procedent, introduisant a cette occasion la celebremetaphore de « l'enfant robuste »1. Mais Ie Leviathan va procedera une saisissante reorganisation de la symbolique exprimant lanature conflictuelle de I'humain qui accompagne Ie developpe­ment du modele de l'automate politique.

En 1642, l'opposition de l'animal et du divin recouvrait exac­tement celie des deux « etats » antithetiques separes par l'institu­tion de l'imperium etatique. Nature et Civilite etaient penseesdans Ie meme rapport d'opposition que l'animalite et la divinite :la violence sans lois de la « guerre de chacun contre chacun » est

1. Th. Hobbes, Du citoyen. Principes fimdamentaux de la philosophie deI'Etat, tr. fr. S. Sorbiere revisee par G. Mairet, Paris, Le Livre de Poche, 1996,p. 46. Que la distinction soit rien moins que claire est confirme par Iefrontispice du De Cive dans les deux editions, grave comme Ie sera plus tardcelui du Leviathan suivant les indications memes de Hobbes, OU [' anti thesedes deux « etats )) d' auto rite civile (imperium) et de liberte naturelle (libertas),illustree par Ie face-it-face d'une figure souveraine et d'un sauvage canni­bale americain, est mise en correspondance avec l'opposition theologiquedu paradis et de I'enfer tels qu'ils sont departages par Ie Christ au JugementDernier. Cf les illustrations et explications de Horst Bredekamp, Strategiesvisuelles de Thomas Hobbes. « Le Leviathan », archetype de I'Etat moderne, tr.fr. D. Modigliani, Paris, Editions de la Maison des sciences de l'homme,2003, p. 144-166.

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renvoyee a la premiere, tandis que 1'autre connote 1'institution desrapports sociaux qui transforment la « loi de nature» ou « loidivine» en une loi positive. Nous sommes, meme si c'est de fa­<;:on heterodoxe, dans Ie dualisme classique d'une nature humainedechiree entre Ie Bien et Ie Mal: « 1'homme est un loup pour1'homme, l'homme est un dieu pour 1'homme 1 ». Or Ie Levia­than, bien qu'il reproduise les memes analyses de l'etat de naturecamme etat de guerre-violence-sauvagerie, ne s'appuie plus sur1'antithese du « loup » et du « dieu ». En revanche, il precipitedans un meme contexte, et sous Ie meme nom mythique, les refe­rences ala bestialite et a la divinite, et illes associe l' une et l' autreau modele de l'artifice ou de la machine: c'est Ie meme etre col­lectif « monstrueux », ala fois bestial et divin, qui renferme en luiles puissances du salut et de la mort.

Cette allegorie complexe ne peut avoir qu'une seule significa­tion, a savoir que l'tftat de nature et l'etat civil ne sont pas rtfelle­ment exterieurs l'un al'autre. L anthropologie et la politique nesont donc pas des domaines separes : nous n'avons pas d'un coteun fondement metaphysique et de l'autre une technologie del'institution, mais d'un cote une description des effets morti­feres du manque de 1'institution, regne pur de la peur qui s'en­tretient elle-meme, et de l'autre une description des formesinstitutionnelles qui concentrent les moyens de « terreur » entreles mains d'un seul, et ainsi a la fois maximisent la peur et laconvertissent en pouvoir de la raison - en principe pour Ie biende taus. Mais dans cette conversion la peur n'a pas cesse deformer Ie ressort paradoxal du lien social, par OU ce qui rend leshommes fondamentalement etrangers et hostiles les uns auxautres est aussi Ia seule puissance susceptible de les reunir en unecallectivite 2.

1. Sur l'origine et les utilisations de cette formule reprise par Hobbes dansI'Epitre dedicatoire du De Cive, cf l'article de Jacqueline Lagree, « "Lhomme,un loup ou un dieu pour l'homme? », dans B. Ogilvie et S. Jankelevitch (dir.),L'Amitie, Paris, Autrement, 2002.

2. Sur la peur en tant qu'horizon universel de la pensee de Hobbes,cf L. Strauss, La Philosophie politique de Hobbes, op. cit., et R. Esposito, Com­munitas, op. cit., p. 35-58.

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Ie Hobbes de Schmitt, Ie Schmitt de Hobbes

LEtat est donc lui-meme une structure anthropologique, dontl'existence et les effets apparaissent constitutifs de la «naturehumaine ». Ce n'est pas dire que route ambigu"ite theorique soitlevee. En particulier la notion d'etat de nature devient elle-meme,d'une cenaine fa<;:on, un concentre de contradictions, puisqu'ellerecouvre ala fois les deux tendances opposees (la violence, la raison),dont chacune refoule l'autre alternativement, et inclut toute la seriedes experiences « historiques »de la violence allant de 1'incivilite desindividus jusqu'a la guerre civile organisee, notamment celle quioppose des panis religieux. Il apparait alors que l'etat de « nature»est tout autant determine retroactivement par son opposition a1'etat civil que celui-ci par son opposition a!'etat de nature. L'etatde nature est essentiellement anti-politique, et par consequent il estlui-meme politique, ou plus exactement il sugghe qu'il faut appeler« politique » au sens general afa ftis la police, Ie gouvernement, Ieregne des lois, et 1'incivilite qui les hante et qui menace a chaqueinstant de les subvertir. Cette reciprocite de determinations expliqueque Ie gouvernement ne constitue pas veritablement une transcen­dance des puissances « malefiques », voire « demoniaques », inhe­rentes a la nature humaine, mais plutot une conversion ou unretournement de leur efficace contre leur propre domination. Legouvernement ou 1'Etat est, comme Ie dira plus tard Weber, un« monopole de la violence legitime ». Mieux, il est contre-violencepreventive, ce que Hobbes appelle « terreur ».

Mais la difficulte peut aussi se lire en sens inverse: des lors quela fonction essentielle de 1'Etat est de « terroriser les terroristes »,ou d'abolir une crainte au moyen d'une autre plus grande encore,ne faut-il pas en conclure qu'au ccrur de la civilite reside unelement de violence « naturelle » irreductible? Leviathan est unepuissance de civilisation de la sauvagerie humaine ou, ce quirevient au meme, de repression des tendances a la revolution et ala guerre qui naissent constamment du desir de pouvoir et de lapuissance d'imagination des individus, mais est-il lui-meme« civilise »? La forme du scheme contractuel imagine par Hobbes,ainsi que les connotations de l'allegorie dont il se sen pour ensymboliser la puissance, suggerent exactement Ie contraire. Cepacte est conclu en effet non pas entre les sujets et Ie souverain

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(monarque), mais entre les seuls sujets qui, par la, s'accordent pourabandonner tout leur droit nature! (a l'exception, ultime reserve,du droit de defendre leur vie contre un ordre de mort du souve­rain), et instituer une personne publique, individuelle ou collec­tive, qui les « represente » et decide en leur nom de leur utilitecommune. Aussi 1'engagement qu'il comporte n'oblige-t-il preci­sement qu'eux, car c'est les uns envers les autres qu'ils s'engagent,et Ie tiers au profit de qui il est souscrit n'est pour sa part engage arien. On peut donc soutenir que Leviathan, Ie souverain, se trouvetoujours « dans l'etat de nature» pour ce qui est de ses rapportsavec les sujets, ce qui veut dire en clair qu'il est aussi naturelle­ment leur « ennemi » que leur « protecteur» (voire meme il estleur ennemi en tant qu'illes protege) ].

Avec cette doctrine « dangereuse », nous nous trouvons anouveau sur la frontiere d'une anthropologie exoterique et d'uneanthropologie esoterique. Pour que la constitution de la societe

1. Cette interpretation a ete notamment developpce par Frieder O. Wolf(Die neue Wissenschaft des Thomas Hobbes. Zu den Grundlagen der politischenPhilosophie der Neuzeit, Stuttgart-Bad Cannstatt, Friedrich Fromann Verlag,1969), qui part de la notion schmittienne du politique pour repenser l'anti­these du nature! et de I'artificicl et son evolution dans l' (£uvre de Hobbes.Dans Naissance de la politique moderne - Machiavel, Hobbes, Rousseau (Paris,Payor, 1977), Pierre Manent defend une variante qui aboutit finalement auneconclusion opposee : la base du contrat hobbien, qui absarbe toutes les forcesdes sujets dans celie du souverain et les rcduit au silence definitif, est une« panique rationnelle » (p. 57), mais qui se supprime elle-meme dialectique­ment; des lars que les sujets se sont depouillcs de routes leurs forces ils nerepresentent plus aucune menace pour Ie souverain, il n'ya done « pas de raison[... ] pour que Ie souverain se conduise de telle sorte qu'il nuise a ses sujets;mieux encore, il y a de bonnes raisons pour qu'il se montre naturellementbienveillant aleur egard » (p. 59). Selon un scheme incontestablement theolo­gique (meme s'il est « secularise »), c'est la « perfection de la route-puissance»incarnee par Ie souverain qui I'amene a n'en user que partiellement et raison­nablemenr. Enfin, dans Souverainete et legitimitr! chez Hobbes, op. cit., hankLessay passe a I'alltre extreme: apres avoir explicitement reconnu que chezHobbes les deux « etats» ne sont pas separes, il entreprend (en se fondantnotammenr sur Ie contexte hisrorique des conrroverses sur la monarchie ab­solue) de demontrer que « conrrairement aux apparences » Ie souverain chezHobbes est partie prenante au paete, done soumis ades obligations correlativesde celles des sujets - sinon equivalenres.

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civile represente une veritable sortie de I' etat de nature, ne fau­drair-il pas que Ie paete engage aussi Ie souverain, comportepour lui des obligations tacites repondant acelles des sujets, ou,ce qui revient au meme, institue un pouvoir auto-limite, se sou­mettant ades regles en fonction de la fin superieure qui justifiesa constitution, a savoir la paix, la securite et Ie bien-etre deses sujets ? Mais cette doctrine, « liberale » par anticipation, estincompatible avec l'idee que les individus constituent I'Etatpour refouler ou reprimer leur propre destructivite, et que celui­ci doit donc etre radicalement exterieur ala societe civile qu'ilinstitue, delie de route obligation formelle envers elle (sinonde toute preoccupation rationnelle quant asa propre conserva­tion). C'est pourquoi Hobbes ne cesse d'insister sur Ie fait quel'idee de « tyrannie » est denuee de sens, ou qu'elle est en realitela meme chose que l'absolutisme du pouvoir politique, qu'il soitde type monarchique ou autre. En termes schmittiens, il est dif­ficile d'echapper ala conclusion que la forme du politique chezHobbes est une dictature souveraine, sur Ie fond d'une « extre­mite» indestructible, telle que Ie concept en avait ete formuledans l'ouvrage du meme nom 1.

Le fond de la difficulte, c'est sans doute Ie fait que Ie souverainhobbesien, en tant que « representant» de la multitude, s'iden­tifie tantat a la communaute (commonwealth, res publica) tantatau gouvernement (government, imperium)' Ce qu'il faudrait, c'estun concept limite, incluant les deux faces d'une antinomie intrin­seque a la souverainete, et Ie cas echeant la projetant dans unefigure visible 2. Remarquons alors que dans Ie systeme des allego-

1. C. Schmitt, La Dictature, op. cit., p.45-47. Lidee est explicitee dansla Theologie politique (op. cit., p. 60-61), et reprise en 1934 au moment OUSchmitt prend apparemment ses distances par rapport au pur « decision-nisme » : « Pour Hobbes, representant Ie plus important du type decisionniste,la decision souveraine, c'est la dictature etatique, creant la loi et I'ordre apartirde et au sein de l'insecurite anarchique d'un etat de nature pre- et subetatique »

(res Trois Types de pensee juridique, op. cit., p. 84).2. Cette notion de souverainete comme concept limite, relevant contradic­

toirement de l'exteriorite et de l'interiorite, est celle que developpe GiorgioAgamben, en particulier dans Homo saar 1. Le pouvoir souverain et la vie nue,op. cit., en se referant explicitement au debut de la Theologie politique de

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ries hobbesiennes, dont l'ensemble forme la structure etudiee parSchmitt, Ie terme de machine evoque une autoregulation, eninsistant sur Ie rapport de complementarite ou de hierarchiequ'entretiennent les uns avec les autres les differents organes ou« systemes » qui constituent 1'Etat, faisant de lui la communautedes communautes. Inversement, Ie terme de Dieu (meme unDieu « mortel ») exprime la transcendance de 1'imperium par rap­port au corps politique et a ses conflits internes, ou encore l'in­commensurabilitide la puissance du souverain et de celle des sujets(donc Ie fait que, comparee ala leur, la puissance du souverain estdimesuree, ou doit etre consideree comme une «toute-puis­sance »). Ii tend a faire concevoir Ie rapport du souverain auxsujets, dont il combat la erainte par la erainte, comme une sur­nature surdeterminant la civilite elle-meme, en meme temps qu'ilinsiste sur la fragilite de celle-ci, qui refoule la violence plus qu'ellene 1'abolit. Quant au terme d'animal ou de bete, il semble qu'ilrepresente justement 1'incertitude ou Ie « mixte » de ces deux de­terminations: ce qui ne se laisse enfermer ni dans Ie registre dunaturel ni dans celui de l'artifice, ni dans la relation de pure inte­riorite ni dans celle de pure exteriorite, et qui des lors peut serviraessayer de penser leur « monstrueuse » coexistence ...

On voit bien que Schmitt n'a cesse d'etre fascine par cette pre­sentation des antinomies de la souverainete, et sans doute de s'eninspirer lui-meme, non seulement dans sa proposition « decision­niste », qu'il rattache a la formule hobbesienne Auctoritas, nonveritas... , mais aussi dans sa conception « institutionnaliste » quifait de l'ordre etatique la mediation constitutive du rapport social.Et cependant elle comporte un element d'extirioriti auquel il nepeut que resister, et qui de proche en proche implique toute unelignee de pensee juridique. Cet element est central dans la cons­truction, a premiere vue etrange, du livre de 1938, qui con­tourne l'exposition par Hobbes des consequences de sa propredefinition et passe directement a l'evolution des conceptions du

Schmitt: « Est souverain celui qui decide de la situation exceptionnelle. Seulecette definition peut satisfaire a la notion de souverainete en tant que notionlimite. Car notion limite ne signifie pas notion confuse... » (Op. cit., p. 15.)

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Ie Hobbes de Schmitt, Ie Schmitt de Hobbes

droit politique moderne. Le tournant se situe au chapitre 4,lorsque Schmitt denote dans Ie magnum artificium ala fois l'ori­gine de la « neutralite » caracteristique du positivisme juridique,et la forme achevee d'une « autorite absolue » qui abolit Ie droitde resistance. Une autorite ala fois absolue et neutre, tels sont ases yeux la difficulte et Ie germe de toutes les contradictions ulte­rieures. Ce sont celles de Hobbes, mais aussi celles de 1'Etat.

Dans 1'idee d'une contre-violence preventive exercee par l'Etatde fa<;:on apreserver les etres humains de leur propre destructivite,Schmitt n'a pu que reconnaitre 1'essentiel de ce qu'il appelleraplus tard en termes theologiques I Ie katechon, Ie pouvoir qui« retarde» ou « retient» la venue de 1'Antechrist et par conse­quent l'affrontement entre les forces du Bien et du Mal, prece­dant Ie retour du Messie et la fin du Monde. Sans 1'institutionetatique, 1'histoire humaine prend fin dans une apocalypse de vio­lence revolutionnaire. Mais par 1'institution etatique 1'histoireaussi prend « fin », ou plus exactement elle se fige a1'interieur dechaque entite politique, pour se cantonner sur les marges, dansl'affrontement des Etats concurrents, qui preservent et codifientla figure de « l'ennemi ». Pourquoi cependant la maniere dontHobbes con<;:oit cette regulation parait-elle a Schmitt exagere­ment « mecaniste »? C'est qu'elle definit Ie rapport du sujet a laloi de fa<;:on purement exterieure : pour Hobbes (qui sera suivi surce point par Kant, et plus tard par Ie « positivisme juridique », enparticulier Kelsen), Ie mobile de l'obeissance ne releve ni de l'ap­partenance a un ordre traditionnel, ni d'une conviction ou d'uneadhesion de la conscience, mais seulement d'une contrainte. Ce quiveut dire que 1'obligation est pensee essentiellement apartir de 1'in­terdiction, derriere laquelle se profile la « peur du gendarme ». Anouveau, nous avons affaire ici aune caracteristique ambivalente,qui sera valorisee en sens oppose selon qu'on a de la liberte uneconception « negative» ou « positive» : car cela veut dire que Iecceur du systeme juridique est constitue par Ie droit penal, que lapunition est l'acte par excellence du souverain dans un « Etat de

1. Empruntes a saint Paul, Deuxieme Epitre aux Thessaloniciens, II.6(cf C. Schmitt, Theologie politique, op. cit., p. 143).

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droit », mais aussi, inversement, qu'il ne peut pretendre a absorberintegralement la volonte ou l'initiative des sujets dans une apparte­nance communautaire ou une « volonte generale ». Dans Ie momentmeme ou I'Etat supprime Ie droit de resistance, il menage la pos­sibilite d'une reserve de liberte individuelle. II est vrai que pourHobbes, sur Ie terrain de la pluralite des opinions et des adhesionsreligieuses qui est par excellence celui du conflit et de l'institutiondu pouvoir, cette reserve de liberte se reduit au plus strict minimum,ou peut etre consideree comme evanouissante : puisqu'elle ne resideque dans Ie secret de la conscience et Ie « droit» de chacun deconserver ses convictions sans les exprimer publiquement, ni parconsequent les « mettre en commun » avec d'autres ou en faire Iefondement d'un lien social. Lunification politique qui de la multi­tude fait un peuple ne peut sans doute jamais totalerrient reduire lamultiplicite, mais elle est decidement exclusive d'un pluralisme. IIest paradoxal que Schmitt, sur ce point, fasse remonter a Hobbes cequi n'appartient veritablement qu'a Spinoza. Une telle these, on envient a Ie souPlt0nner, doit avoir la signification d'un teran.

Ie combat de Schmitt contre Ie « pluralisme »

Le probleme de fond, en ce qui concerne la lecture proposeedans Ie livre de 1938, reside donc dans la falt0n dont Schmittanalyse la « contradiction» dans la pensee de Hobbes entre I'ele­ment « decisionniste » dont il se veut toujours proche et I'element« liberal », dont il veut montrer les consequences fatales sur latheorie et la pratique constitutionnelle de I'Etat. C'est la conjonc­tion du mecanisme, de l'universalisme (procedant toujours d'uneregie preexistante a ses applications particulieres) et de l'indivi­dualisme (ramenant les totalites a leurs elements constitutifs), quiserait responsable de l'incapacite de Hobbes a inscrire la these quidonne au souverain Ie droit absolu de determiner la validite et Iecontenu de la loi dans Ie cadre d'une conception organique de lacommunaute politique. Le ferment de dissolution de I'autorite del'Etat par les « puissances indirectes » de la societe serait ainsi intro­duit. Tous les commentateurs ont releve l'importance de ce theme.

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Mais peut-etre une autre norion fournit-elIe un angle d'approcheencore plus decisif, a la fois parce qu'elle forme une constante descritiques de Schmitt contre Ie liberalisme, parce qu'elle revient dansroutes les anticipations et redites de la monographie sur Ie Levia­than, enfin parce qu'elIe renvoie immediatement ace qui sembleconstituer, dans les annees 1930 et 1940, l'element nouveau de sapensee juridico-politique: la theorie de « l'ordre concret» (et latentative de l'appliquer a une normalisation de la « revolutionnational-socialiste »). Cette notion est celIe de pluralisme. Il nousfaut donc rappeler comment la critique du pluralisme articule lesdifferents aspects de l'anti-liberalisme schmittien 1.

La critique du pluralisme est tres ancienne chez Schmitt. ElIe joueun role important dans Parlementarisme et democratie (1923), four­nissant en somme Ie critere de distinction entre ces deux conceptsque Ie liberalisme confond; Ie parlementarisme, institution ducontrole de la societe civile et de ses puissances au sein de l'Etat, fondesur les principes de representation, de Mgalitt et de division des pou­voirs, et la democratie, forme de la souverainete du peuple, doncprincipe de Mgitimite, inseparable des « identites» que subsume lanotion de Volonte Generale (identite des gouvernants et des gou­vernes, identitedu peuple et de ses representants, de l'Etat et du droit,etc.). Cette analyse sera developpee dans la Theorie de fa Constitutionde 1928, ou eUe presidera a l'articulation des « pouvoirs consti­tues » et du « pouvoir constituant » dans les democraties parlemen­taires modernes (du type de Weimar) et au diagnostic de « tension »,voire de « contradiction» inherente aleur constitution.

ElIe n'est pas absente non plus de la Theologie politique de 1922,bien qu'elle y revete une autre forme, specifiquement liee ala ques­tion de la souverainete et de son caractere personnel. La discussionprend alors la forme d'une antithese entre deux farrons de reduire la

1. La question du « pluralisme » et de son rapport aux principes constitu­tionnels de « n~tat neutre » et de « l'1~tat fort» est notamment au centre del'ouvrage d'O. Beaud, Les Derniers fours de Weimar, op. cit., dont Ie fil conduc­teur est I'analyse du sens et des conditions de la proposition par Schmitt d'in­terdiction des panis politiques « extremistes » avant la prise du pouvoir parHitler. Voir egalement Ie chapitre 2 de l'ouvrage de J.-F. Kervegan, Hegel, CarlSchmitt... , « Legalite ou legitimite : de l'Etat de droit au pluralisme », op. cit.

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multiplicite, Ie pluralisme, la conRictualite des forces sociales, eten derniere analyse la puissance de « chaos» qu'elles recelent, dansl'unite d'une « forme» etatique : celle que proposent Kelsen et lespositivistes juridiques, qui consiste asoumettre toutes les pratiquesaun unique systeme de normes, lui-meme rattache aun « point cen­tral » dont la normativite formelle « diffuse jusqu'au degre Ie plusbas », exduant par definition toute « personnification »de 1'Etat; etcelle qui rattache la forme unitaire aune « decision concrete, issued'une instance determinee », necessairement « subjective ». Cettediscussion a 1'interet de montrer que les notions d'ordre et d'unitesont par elles-meme equivoques. e est a la deuxieme tendance,dont il se redame lui-meme, que Schmitt rattache alors Ie modelehobbesien, parce qu'il considere 1'unite des pouvoirs de decisioncomme indissociable des « representants » ou « acteurs » personni­fies qui les exercent - meme si Hobbes n'est pas absolument conse­quent avec lui-meme en raison de son « nominalisme» et de son« naturalisme ». Larticulation des spheres d'activite ou des « sys­temes» relativement autonomes qui confere son unite au corpspolitique ne peut donc pas resulter automatiquementde leurs inter­dependances logiques, moins encore de 1'imposition d'une formejuridique externe, comme Ie veulent Kant ou Kelsen, mais seule­ment des dependances personnelles (ou des relations de « sujetion »)qui s'etablissent entre leurs representants, et de la fayon dont ontete regles les conRits de pouvoir qui les opposent 1.

e est, dans La Notion de politique de 1927/1932, cependantque la critique du pluralisme prend toute sa signification en relationavec l'enonciation du « critere » du politique, la distinction ami­ennemi. Le chapitre 4 de l'ouvrage est entierement consacre acettequestion, par Ie biais d'une discussion de la doctrine contemporainede l'autonomie des associations, developpee par G.D.H. Cole et

1. Cette these - qui conduit 11 poser au sein d'un ordre juridique non seule­ment des « ordres » inferieurs et superieurs, mais des « droits superieurs » et« inferieurs » - est reprise, toujours en reference 11 Hobbes, dans La Notion depolitique, op. cit., ch. 7, p. 113-114. En verite I'argumentation de Schmitt estici fortement conditionnee par Ie fait que Ie « pouvoir» auquel il se refhecomme paradigme d'une revendication d'autonomie en face de I'Etat est unefois de plus Ie pouvoir spirituel (la potestas indirecta) de I'Eglise et de ses chefs.

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Harold Laski, qui opere la synthese du liberalisme classique etdu socialisme, et s'accompagne d'une disqualification de l'ideede souverainete 1. Poussee ala limite, la doctrine pluraliste tend aconsiderer l'Etat comme une « association» ou une personnejuridique parmi d'autres, tout au plus investie d'une fonction de« gouvernance », d'etablissement du consensus par la mediationentre leurs pretentions conflictuelles, mais sans aucun pouvoir dedissoudre les entites qui lui font concurrence. Les theoriciensanglais voient dans ce pluralisme l'avenir des societes contempo­raines. Or il equivaut adenier al'Etat toute capacite de confererau peuple, ala communaute politique sa « substance» propre : carcette capacite repose sur le droit de determiner absolument la lignede demarcation entre « ami» et « ennemi », et de trancher lesconflits ou d'aneantir les oppositions sur cette base. Negativementau moins, il y a etroite interdependance entre Ie caractere absolude la souverainete des Etats, leur incarnation du « politique »comme tel, et Ie refoulement des pretentions « pluralistes » quitendent aneutraliser la distinction de l'ami et de l'ennemi, empe­chant que se forme une « communaute existentielle d'interets etd'action », un sujet susceptible de se manifester « dans la situationextreme ou il y a conflit aigu » (en particulier la guerre, Ie perilnational) 2.

1. Cole et Laski SOnt des « Guild Socialists» et des continuateurs de laFabian Society, creuset de la synthese socialiste-libetale (en face de la « social­democtatie »). Ils se tedament philosophiquement du pragmatisme de WilliamJames et de son pluralisme de « I'experience ». A cette occasion Schmitt donneune interessante genealogie de I'idee de pluralisme social et politique. Elle indutbien entendu Ie federalisme proudhonien et ses developpements anarcho-syndi­calistes (d'ou procede l'exdamation de Berth: « rEtat est mort »). Surtout, ellecomporte de nombreuses references 11 I'ouvrage d'Otto von Gierke sur Ie « droitassociatif» (ou corporatif) dans la tradition allemande, Das Deutsche Genossen­schaftsrecht, publie 11 partir de 1868, tres influent dans Ie monde anglo-saxon.Gierke soutient qu'il existe une continuite entre les « corporations » et statutsd'autonomie des collectivites medievales et Ie droit associatif contemporain,dans lequel s'inscrivent Ie syndicalisme et Ie socialisme municipal. Sur la tradi­tion menant de Gierke 11 Cole et Laski, qu'on peut faire remonter 11 une autrelecture de Hobbes, if David Runciman, Pluralism and the Personality of theState, Cambridge University Press, 1997.

2. C. Schmitt, La Notion de politique, op. cit., p. 67.

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Schmitt joue ici une partie assez subtile. D'un cote ce ne sontplus les categories de totalite ou d' unite qui sont mises en avant,mais celle de communaute. La communaute, non seulement n'ex­clut pas Ie conflit, mais elle Ie presuppose: elle nait et se preserved'affronter un ennemi mortel. PI us generalement elle appelle unedecision organisatrice quant a la demarcation de l'ami et de l' en­nemi : « Le sens de cette distinction de l'ami et de I' ennemi estd'exprimer Ie degre extreme d'union et de desunion, d'associationou de dissociation]. » Il faut donc dire que, pas plus qu'il n'y a desubstance propre au politique avant que la distinction de l'ami etde 1'ennemi n'investisse tel ou tel domaine de 1'existence et ne Ie« politise », pas davantage il n'y a de communaute preexistante ala guerre, au sens etendu du terme. Ce qui fait la communaute,ce n'est ni la conciliation des antagonismes, ni la regulation duconflit sous Ie controle et la garantie de 1'Etat, mais c'est Ie fait dese mettre elle-meme en danger en allant au-devant de l'antago­nisme qu'elle doit surmonter. Ce qui, en pratique, veut dire ceci :la communaute politique a pour condition negative la reductiondes « pluralismes » au profit d'antagonismes simples et « existen­tiels » (comme peuvent l'etre les luttes de classes, de races, de reli­gions, de nations rivales), qui a leur tour sont mis en ceuvre par1'Etat. Une telle conception est coherente avec la these centrale dulivre, a savoir que l'etatique ne se confondpas avec Ie politique, touten representant historiquement la forme privilegiee de sa realisa­tion. Mais alors Ie critere du politique conduit a une alternative,et Schmitt n'hesite pas ala formuler. La reduction du pluralisme estsusceptible de se realiser elle-meme de deux ft(·ons opposees : soitdans la modalite d'une revolution sociale anti-etatique, soit dansla modalite contre-revolutionnaire d'une repression des mou­vements sociaux qui se « politisent » contre l'Etat, ou definissentd'autres ennemis que lui 2.

1. C. Schmitt, La Notion de politique, op. cit., p. 66.2. La reference au marxisme et au bolchevisme est explicite. Schmitt cite

l'inrerpretation « hegelienne » de la politique leniniste donnee par Lukacs dansHistoire et conscience de classe (1923). Mais il est difficile de ne pas voir que sesformulations puisent directemenr aux alternatives qu'avait enoncees Ie jeuneMarx dans Les Luttes de classes en France (1850) : lorsque la lutte des classes

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11 faut donc, apres avoir inscrit dans la definition de I'Etat et desa fonction historique la primaute de la communaute et du risquede mort, inscrire dans I'antagonisme politique un supplement desouverainete etatique. C'est ce que faisait deja la Theologie politiqueen precisant que la souverainete ne reside pas seulement dans la« decision sur l'exception », la suspension de l'ordre etabli, maisdans cette suspension en vue du retablissement de l'ordre juri­dique et de la normalite menacee, ce qui n'est possible que si ladecision qui se libere des contraintes formelles de l'ordre procedeelle-meme, toujours deja, d'un ordre anterieur, ou d'une decisioncontre Ie « chaos» 1. Et c'est ce supplement que Schmitt entendpenser avec Hobbes, en lui empruntant les concepts forges dansla « situation d'exception» des guerres civiles religieuses et dans lalutte pour un Etat « fort» capable de neutraliser ses concurrents,a commencer par les Eglises contre lesquelles il retourne, enquelque sorte, leur propre puissance theologique. C'est donc ici,tres exactement, que se situe l'epreuve de verite pour la confron­tation Hobbes-Schmitt: comment Hobbes a-t-il, de son cote, penseles rapports de la pluralite et de la communaute, de la souverainete etde I'inimitie ou de I'antagonisme? Tout dependra de deux ques­tions : comment s'applique chez lui la categorie de I'ennemi, soita des ennemis « interieurs », soit a des ennemis « exterieurs »? Etque signifie, pour une « association» sociale, et pour les individusqui la constituent, reconnaitre la souverainete du pouvoir d'Etat?

Hobbes: de 1'« alienation totale » aux « organisations sujettes »

Non seulement on peut soutenir que la question du « plura­lisme » n'est pas etrangere a Hobbes, mais on peut penser qu'elleest centrale dans Ie Leviathan, et que l'enigme des relations entre­tenues chez lui par l'absolutisme avec son contraire apparent, un

« monte aux extremes ", il n'y a plus que deux possibilites, la « dictature de labourgeoisie" (ou du parti de l'ordre) , ou la « dietature du proletariat" (ou duparti du mouvement, la « revolution en permanence ,,).

1. CJ C. Schmitt, Theologie politique, op. cit., p. 19-24.

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certain « liberalisme » avant la lettre, s'eclaire seulement a partird'elle. 11 ne suffit pas, pour y voir clair, de speculer sur Ie fonde­ment « individualiste » de la politique hobbesienne, puisque saconception de 1'individualite humaine est irreductible a l'auto­nomie ou a l'autosufJisance : ou bien 1'individu manque radicale­ment des conditions de realisation de ses propres fins (a commencerpar la survie), ou bien il les trouve dans la soumission de ses« forces» a un organisme collectif, qui ne laisse plus a la « pro­priete de soi-meme » qu'une fonction residuelle et desesperee. Et,bien que ce dispositif theorique introduit dans Ie Leviathan soitcrucial pour la genealogie intellectuelle des institutions liberales,il ne suffit pas davantage d'explorer les possibilites de developpe­ment et de variation de 1'idee de representation telle que la concroitHobbes: une « fiction» juridique operante, par laquelle tous lescitoyens se reconnaissent comme auteurs des decisions de l'acteuraqui ils ont fait abandon de leur droit de legiferer et de faire res­pecter la loi, en echange de la paix interieure qu'illeur garantit.Car ce scheme (pour lequel Rousseau inventera plus tard l'expres­sion etonnamment «hobbesienne» d'alienation totale 1

) ne designeencore qu'un principe de « legitimite » associant paradoxalementla constitution du « peuple » apartir de la multitude avec sa dispa­rition dans ses propres « actes ». Mais il faut penser ensemble Ieprincipe representatif et son pouvoir d'organisation des spheresde l'activite sociale, autrement dit l'effet en retour de la centrali­sation etatique de l'autorite sur la vie des « organes » du corpspolitique et les relations entre les citoyens.

1. Jean-Jacques Rousseau, C'ontrat social, I, 6. Hobbes ne parle pas d'aliena­tion mais de totall submission (Leviathan, « Revision et conclusion ", op. cit.,p. 715). Cf L. Jaume, Hobbes et l'Etat representatifmoderne, op. cit., it qui j'em­prunte plusieurs analyses, sans necessairement partager la totalite des conclu­sions qu'il en tire. Le principal point de passage entre Hobbes et Rousseau estevidemment, comme y insiste Jaume, Ie fait que, chez les deux auteurs, la pro­priete privee au sens juridique du terme ait pour condition la decision dusouverain de « rendre " aux possesseurs, dans des limites determinees, les biensdont il a seulla disposition eminente. De son cote, Yves-Charles Zarka, dansLa Decision metaphysique de Hobbes, distingue « l'autorisation illimitee" de« l'alienation totale ", et voit dans la construction du Leviathan une « critiquede Rousseau avant la lettre " (Paris, Vrin, 1999, p. 330, p. 338).

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C'est exactement ce que Hobbes va faire dans Ie chapitre 22 duLeviathan, intitule en anglais « OfSystemes Subject, Politicall, andPrivate» (Tricaud a traduit : « des organisations sujettes », Mairet :« des organes assujettis »), terme a. la fois tres general et directe­ment lie a. la thematique de l'organisme artificiel, qui peut sub­sumer tous les « collectifs » (<< By Systemes I understandany numberofmen joyned in one Interest, or one Business ») et conduit au pro­bleme de leur differenciation dans la relation qu'ils entretiennentavec Ie « tiers» souverain 1. Arretons-nous un instant a. cette argu­mentation cruciale : Schmitt ne la discute pas explicitement, maisil ne peut pas ne pas la connaitre. Et en verite il ne cesse de l'evo­quer a. travers son insistance sur l'idee que Ie critere pratique de lasouverainete est la reponse a. la question: « qui sera juge ? » (quisjudicabit).

Ce qui est frappant dans Ie raisonnement de Hobbes, c' est qu'ilcombine deux procedures. Lune est une procedure descriptive declassification, procedant par dichotomies: elle range les organisa­tions en deux grandes categories, les organisations « reglees » (regu­lar) et « non reglees » (irregular), puis subdivise chacune. Lautre estune procedure normative d'elimination: elle oppose les organisa­tions « licites »aux organisations « illicites » (lawfullvs unlawjUll),qu'on peut trouver (en apparence au moins) dans les deux catego­ries initiales. Mais ces procedures ne sont pas reellement indepen­dantes, parce que certaines subdivisions, de fait, ne contiennent quedes organisations licites (ainsi les Politicall Systemes, c'est-a.-dire lesorganisations de droit public, encore appelees « personnes juri­diques », « corps politiques » ou « corporations », qui sont ordainedfir Government); et que d'autres, de fait, ne contiennent que desorganisations illicites, ainsi les organisations « privees » autres queles familles et les associations de marchands en vue d'une affaire(Traffique) determinee: ce sont, selon l'etonnante enumerationproposee par Hobbes, les regroupements de mendiants, de voleurs,

1. Th. Hobbes, Leviathan, ch. 22, " Des organisations sujettes (politiques etprivees) ", 0p. cit., p. 237-253. Dans Pluralism and the Personality ofthe State,op. cit., D. Runciman donne un commentaire detaille, mais assez different decelui que je propose ici pour ce chapitre.

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de bohemiens ou plus generalement de nomades, mais aussi les« partis de l'etranger» (notion qui en fait vise 1'Eglise catholiquesoumise a1'autorite d'un souverain etranger : Ie pape), et enfin, cequi est beaucoup plus frappant encore, les « rassemblements spon­tanes » ou « attroupements » (concourse ofpeople) acaractere poli­tique, religieux, moral, des lors que, par leur nombre ou leurcomportement, ils deviennent incontrolables par l'autorite.

Le tableau complet obtenu en croisant les differents critereslaisse assez clairement emerger deux poles antithetiques qui enser­rent la totalite du champ social (Ie pluralisme des « systemes »).Voici comment on peut Ie reconstituer pour l'essentiel :

Organisations regulieres Organisations irregulieres

Souveraines Assujetties Licitcs I Illicites

Publiques: Privees Factions, Tumultes,« infinie consplrations rassemble-variete» ments de(Provinces, taille« in-colonies, habituel-villes, Ie»Universi tes etcolleges, Licites : Illicites : Politiques Religieu-

Eglises, families, compagmes (parris) ses

Compagnies associations de mendiants, (sectes)

marchandes a marchandes a de voleurs, de

privileges) but determine bohemiens,« parri del'etranger»(= Eglisecatholique)

D'un cote nous avons Ie pole singulier, unique par definition 1,

de l'organisation souveraine, caracterisee par la nature « illimitee »de son pouvoir et independante de toute autre organisation, quin'a pas seulement la capacite de s'administrer elle-meme, maisrepresente la derniere instance de tous les conflits ou differends quise presentent au sein des autres organisations, bien que selon des

1. Sauf it prendre en consideration, ce que fait tres rarement Hobbes, lapluralite des Etats souverains dans I'espace international.

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modalites differentes suivant qu'elles sont publiques ou privees.C'est elle qui « juge». Cette organisation souveraine, qui n'estautre que la Republique, pose La Loi d'apres laquelle toute organi­sation, toute pratique apparait camme Iicite ou illicite. De l'autrecote, nous avons Ie pole diffus, « multiple », des comportementsiLLicites, organises (c'est-a.-dire places sous l'autorite d'un « repre­sentant », relevant d'un pouvoir interne), ou inorganises (relevantde la « fermentation », du mouvement d'opinion, de la « conspi­ration»). Ils sont virtuellement « seditieux », parce que leur formememe implique une negation de l'autorite (et il y a la. un cercle,evidemment, puisque Ie caractere seditieux provient de ce queL'autorite ne Les admet pas). On voudra bien, je pense, recannaitreici une nouvelle figure de la dualite des « etats » : la forme juri­dique achevee sous laquelle elle se transpose dans l'espace civil etse formule aux yeux de la souverainete. Lelimination des organi­sations illicites apparait alors comme la cantrepartie de la singula­rite de 1'Etat, l'ombre portee de la puissance qu'il exerce surl'ensemble des organisations, qu'on peut aussi interpreter cammepuissance d'organiser Les organisations.

Une telle typologie presente plusieurs caracteristiques qui veri­fient 1'interpretation de Schmitt. Elle organise les relations entre« systemes » canstitutifs de la pluralite sociale non pas comme desrelations formelles ou fonctionnelles, mais camme des reLations depouvoir immediatement investies d'une signification juridique,par l'intermediaire de la notion de representation. Ce sont lesrepresentants qui articulent les organisations et non 1'inverse. Elleconfere aussi une signification essentielle a. la distinction du pu­blic et du prive, camme Ie note Schmitt pour en faire Ie point dedepart de la « neutralisation» caracteristique des systemes « posi­tivistes » modernes : dans un cas les representants charges de« gouverner les hommes » sont investis par Ie souverain qui leurassigne une mission determinee, dans l'autre les representants(ainsi Ie pere de famille) procedent de l'organisation sujette, maisils ne peuvent exercer leur autorite que dans les limites et surles objets definis par la loi, c' est-a.-dire par Ie souverain. Maiscette difference entre controle direct et indirect, definissant deuxgrandes modalites de l'obeissance sociale, ne fait que mieux

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ressortir Ia caracteristique commune: Ie fait que dans tous Ies cas,Ie souverain se reserve Ie droit de juger sans appel, a Ia seuIe condi­tion d'avoir preaIabIement enonce La Loi. Aucune organisation,qu'elle soit pubIique ou privee (pas meme Ia famille), ne peuttrancher Ies differends entre ses propres membres ni Ies punir elIe­meme en cas de comportement criminel. Cette reconnaissanceinterne, directe ou indirecte, du caractere « illimite » de Ia souve­rainete, fait seuIe que des organisations sont « licites », ou demeu­rent dans Ie cadre de la legalite. Cette condition est specialementimportante lorsque nous envisageons Ie cas des organisations reli­gieuses, autrement dit la difference entre les Eglises qui s'inscri­vent dans Ia Iegalite (ce qui veut dire que la Republique definit lesconditions de leur activite : dogmes, manifestations, predica­tion ... ) et les autres: les conspirations a base religieuse (qu'onpense aux Puritains), et le« parti de l'etranger » (Rome). La notioncritique de « puissances indirectes » privilegiee par Schmitt appa­rait constitutive de 1'idee meme d'ordre public 1. Le regne del'opinion collective, en particuIier celui de la croyance religieuse,qui affecte directement Ie regime de l'obeissance, ne peut etre ren­voye au prive: il ne peut qu'osciller entre la fonction publique etIa sedition, OU l'on retrouve bien une « politisation » en termesd'ami et d'ennemi. Enfin la conception de la legalite develop­pee ici (qui a pour correiat 1'idee negative de la Iiberte civile entant que « silence de la loi » : chapitre 21) implique la crimina­Lisation de La dissidence: tendanciellement au moins (mais c'est1'Etat qui juge des seuils significatifs, par exemple dans Ie cas des« tumultes »), toute opposition est une delinquance, et tout des­ordre une menace politique, si ce n'est une trahison.

Pourtant, une fois ces convergences massives mises en evidence,nous decouvrons des incompatibilites tout aussi radicales. Ellesont une signification de principe et se manifestent deja a proposde la figure de « l'ennemi ». Ii est certes remarquable que Ie pessi­misme anthropologique de Hobbes et sa conception coercitive,

1. La differenciation du statlit des Eglises sera longuement reprise parHobbes dans la quatrieme partie du Leviathan «< Du royaume des tenebres »),notamment au chapitre 47.

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voire punitive, de la loi civile debouchent sur un schema d'orga­nisation du corps politique qui, pour pouvoir « animer » l'orga­nisme tout entier et reduire la multiplicite al'unite, doit isoler unreste inassimilable de vie sociale et Ie rassembler en face du souveraindans la figure d'un ennemi public. Mais precisement, cet ennemiqui appelle la « terreur » preventive, fondamentalement hetero­gene (l'Eglise catholique, les bohemiens, les attroupements ... ), n'apas de traits substantiels ou « identitaires ». II est l'autre du peuple,il n'est pas un autre peuple, reperable a l'exterieur ou al'interieurpar des caracteristiques permanentes. Contrairement a ce quepense Schmitt, la conception que Hobbes se fait de l'ennemi ence sens n'est pas du tout « indeterminee », mais elle est destinee acaracteriser la marge d'indetermination et de risque que l'institu­tion politique travaille areduire. Schmitt a raison, certes, de poserque Ie politique chez Hobbes tend a se rabattre sur la police,comme ille redit dans son livre sur Ie Leviathan, en associant cetteanalyse a une critique de la conception positiviste de la loi quitransforme Ie juge en « enregistreur d'infractions ». Mais il ne voitpas qu'il s'agit du meme coup de penser une « hostilite publique»sans unite preexistante, et qui en ce sens n'est pas « concrete », ouplut6t dont Ie caractere concret vise des comportements et non pasdes individus menac;ants en eux-memes. A moins qu'il ne failleavouer que virtuellement tout individu est menac;ant.

Or ce qui apparait ainsi negativement peut aussi bien etreconc;u comme une caracteristique constructive de l'alienationtotale au sens hobbesien, autrement dit de la fac;on dont la proce­dure representative incorpore les individus au souverain, en lesextrayant de leurs appartenances, des organisations « corporatives »dans lesquelles ils agissent les uns avec les autres et sur les autres.Si l'on suppose que Ie pacte hobbesien « originaire » fait l'objetd'une permanente reconduction (ne serait-ce qu'en raison del'insecurite et de la peur qu'il ne cesse de conjurer), on pelit sug­gerer que la relation du souverain aux « systemes », dans laquelleles citoyens-sujets eprouvent les effets de l'autorisation qu'ils ontconferee, est une sorte de decomposition et de recompositionvirtuelle de la pluralite des appartenances collectives. A chaqueinstant, en se soumettant a la juridiction supreme, les sujets

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« retournent a l'etat de nature» pour en effectuer le depassement,ils dissolvent les organisations dont ils sont membres et les refor­ment en tant qu'organes de la securite et de la paix civile. Du seinmeme des diverses appartenances qui les civilisent, ils regardent laface personnelle/impersonnelle du souverain (pouvoir et loi) quifait de leur multitude un peuple, et ils sont comme regardes fixe­ment et discrimines, « juges » par lui 1.

Ces caracteristiques de l'ennemi selon Hobbes et de la totalitejuridique qui institue chez lui le « lien politique » peuvent etremises en relation avec des enjeux symboliques et ideologiquesauxquels Schmitt accorde la plus grande attention, mais qu'il netraite pas du tout de la meme fa<;:on. Elles sugghent un mouve­ment de « secularisation » de 1'image theologique - a moins quece ne soit de parodie ironique et blasphematoire· - qui reunittranscendance et immanence dans la representation du corpspolitique, en tant que creation surhumaine de 1'homme. Sansdoute ne suffit-il meme pas, ici, de parler d'une theologie poli­tique de 1'incarnation qui ferait « descendre sur terre» la toute­puissance divine, pour en transferer les attributs a 1'Etat : on peutaller jusqu'a parler d'une version mecaniste et anthropomor­phique du corpus mysticum, du « corps glorieux du Christ» dont1'Eglise visible reflete et prefigure 1'unite invisible 2. Cela veut dire

1. Dans son remarquable ouvrage sur les « srraregies visuelles » de Hobbes,Horsr Bredekamp a procede a une erude exhausrive du fronrispice du Levia­rhan, compose par Hobbes en collaborarion avec son graveur (probablemenrAbraham Bosse). Une des remarques les plus inreressanres qu'il propose con­cerne l'atrirude des homoncules donr Hobbes a rempli Ie rronc er les membresdu geanr royal: les homoncules sonr vus de dos (comme des manreaux er deschapeaux), de relle sone qu'ils paraissenr conrempler Ie visage du monarquedonr ils formenr, simulranemenr, Ie corps. Dans les yeux de celui-ci, nous per­cevons la peur respecrueuse qu'ils ressenrenr, de meme que, par projecrion,nous pouvons nous figurer erre nous-memes inseres parmi eux. Ainsi se rrouvefiguree, dans un verirable monrage d'oprique polirique, J'operarion de represen­rarion ou Ie phenomene d'aJienarion rorale qui insrirue la relarion de sujerionala fois collecrive er singuliere de la mulrirude avec Ie pouvoir (H. Bredekamp,Strategies visuelles de Thomas Hobbes, op. cit., p. 72 sq.).

2. Errangemenr, la seule analogie iconographique alaquelle Bredekamp nesemble pas songer pour eclairer la composirion de J'image du Leviarhan esrcelie d'un Chrisr en gloire (donc « royal ») s'eJevanr au-dessus de la terre habitee

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que Ie principe d'unite a!'ceuvre dans la construction politique 1

agit bel et bien de l'interieur de chaque collectif, pour y« interpel­ler » chaque individu ou requerir sa sujetion, tout en comportantune altiriti radicale par rapport au monde des actions humaines.La multitude humaine ne peut recevoir sa propre unite que d'unAutre qui, pour chaque individu en particulier, represente a la foisce qu'il desire Ie plus, et ce qu'il craint Ie plus, et au besoin pourcela elle doit Ie ftbriquer - ce que Hobbes appelle justement« fiction ».

Cependant la dimension theologico-politique n'est que 1'in­dice d'une question plus importante, pour Hobbes comme pourSchmitt, bien que, la encore, leurs orientations soient diver­gentes: celle de la figure politique du peuple et de son rapport ala souverainete, autrement dit du pouvoir constituant. Luniversa­lisme intrinseque du scheme hobbesien de l'alienation apparait eneffet indissociable d'une proposition revolutionnaire qui portesur les relations de l'egaliti et de la liberti, a ceci pres que Hobbesen renverse completement 1'usage. 11 reussit ainsi a composer laconfiguration theorique etrange d'un igalitarisme contre-rivolu­tionnaire, dans lequel 1'Etat, par Ie moyen du « paete » OU touss'alienent, reprend ason compte une idee subversive, mais pouren retourner l'efficace contre toute possibilite de contestationdu pouvoir. Alors que Schmitt, lui, deduit de sa propre critiquedu pluralisme un principe d'ordre «coneret» essentiellementhiirarchique.

Legalite chez Hobbes, on Ie sait, est d'abord une egalite« natu­relle » dans la erainte de la mort et la capacite de menacer la vie etles biens d'autrui. Elle est ensuite l'egalite civile que 1'Etat etabliten dissolvant les multiples autorites propres a chaque organisa­tion, ou en les comptant pour rien face a la sienne propre, qui

et attirant it lui tous les hommes, alors qu'il retrace pourtant soigneusement['evolution des allegories du pouvoir depuis Ie frontispice du De Cive, dont lafiguration du ({ Jugement Dernier» constitue la partie superieure (Strategiesvisuelles de Thomas Hobbes, op. cit., p. 144 sq.).

1. Th. Hobbes, Leviathan, op. cit., ch. 17, p. 177 : « Cela va plus loin que Ieconsensus ou concorde: il s'agit d'une unite reelle de tous en une seule etmeme personne ... »

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place tous les sujets devant la loi. Elle passe done du regne de laliberte acelui de l'obligation, ou plutot d'une liberte totale, « sau­vage» mais auto-destructrice, a une liberte encadree, «enchai­nee », aux « mains liees », qui ne peut se developper que dans lesinterstices du pouvoir, bien qu'elle demeure indissociable de salegitimite 1. Hobbes Ie contre-revolutionnaire a done radicale­ment ecarte l'idee d'un « pouvoir constituant » du peuple, et laperspective insurrectionnelle qui en est historiquement indisso­ciable - sauf aconsiderer comme tel Ie moment evanouissant dupacte, ou la multitude investit son representant pour etre par luiunifiee. Mais ill'a fait en demeurant au plus pres des formulationsqui (chez Rousseau par exemple) opereront la « reduction deverticalite» du pouvoir et rameneront la souverainete dans l'im­manence du peuple et de son etre collectif. Schmitt, 'au contraire,

L Ces formules sont celles des chapitres 18 «< Des droits des souverainsd'institutions ,,) et 21 «< De la liberte des sujets ») du Leviathan. C'est beau­coup plus du cote de l'absolutisme de I'egalite que de la fonction residuelle dela liberte dans l'etat civil que, me semble-t-il, il faut chercher Ie secret de l'op­position entre la doctrine de Hobbes et les discours traditionnels de legiti­mation de la monarchie (done aussi la raison de la reception rien moinsqu' enthousiaste dont elle a fait l'objet chez les monarchistes). Hobbes detourneau profit de la refondation de I'Etat un egalitarisme qui est Ie propre de sesadversaires revolutionnaires, aussi bien politiques que religieux. Parmi les com­mentateurs modernes, cette interpretation est notamment celle de RaymondPolin que je rejoins ici «< En restituant une arne au corps politique, en faisantde lui une personne, [Hobbes] reprend, mais en I'inversant, la theorie de lasouverainete et des droits du peuple ... », Politique et philosophie chez ThomasHobbes, Paris, Vrin, 1977, p. 228). On peut I'interpreter soit de fac,:on pure­ment theorique, soit aussi historique et conjoncturelle. Les indices textuels eticonographiques prennent alors une importance particuliere. Dans les manus­crits de jeunesse de Hobbes figure une reprise de la formule « equal liberty andfree election », qui deviendra caracteristique du discours des « Niveleurs » dansla premiere revolution anglaise (if F. O. Wolf, Die neue Wissenschaft ... , op. cit.,p. 150). De son cote Bredekamp exhibe un extraordinaire document: unecaricature de la periode de la guerre civile representant Ie « monstre de laroyaute » comme une figure composite ou I'Un du monarque recouvre de sonmanteau et s'incorpore la multiplicite des petits hommes representatifs des ins­titutions du Royaume (eglise, parlement, ville ... ), qui semble avoir inspiredirectement I'image du Leviathan (Strategies visuelles de Thomas Hobbes, op. cit.,p.78-79).

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Le Hobbes de Schmitt, Ie Schmitt de Hobbes

meme si dans ses premiers textes il a range l'identite des gouver­nants et des gouvernes parmi les theses caracteristiques de la tradi­tion democratique a laquelle il s'allie contre Ie parlementarisme,transpose systematiquement l'egalite en identite substantielle,voire en homogeneiti du peuple, dans laquelle il voit la conditionde 1'institution etatique moderne (nationale). Par la meme, il repu­die 1'universalisme qui appartient typiquement a la citoyennetehobbesienne. En revanche il maintient la perspective d'un pouvoirconstituant a!'origine du « pouvoir constitue » ou de l'organisationdes pouvoirs dans 1'Etat, au-dela meme de la Theorie de La Consti­tution de 1928 ou cette correlation fournissait a l'analyse son £11conducteur, permettant de penser la constitution comme uneunite de contraires. Car elle est pour lui indissociable de l'opposi­tion entre legitimite et legalite, et designe dans Ie langage meme dudroit la condition politique de sa formation. Le pouvoir consti­tuant est un autre nom de la souverainete en tant qu'elle decidel'ordre a partir de sa suspension « exceptionnelle ». II est 1'unitepolitique « supra-etatique » qui anticipe 1'unite de 1'Etat et luiconfere la force de detruire Ie chaos 1.

On assiste donc a un chasse-eroise presque complet entre lesformulations de Hobbes et celles de Schmitt, que rapprochaientau depart leurs conceptions decisionnistes de la souverainete.

Cette situation est de nature a eclairer les retournements de posi­tion de Schmitt par rapport a la fonction des contradictions qu'ilcroit pouvoir relever dans la pensee de Hobbes. Mais surtout, dIeouvre la possibilite de formuler pour conclure une hypothese quant

1. Dans Theorie de la Constitution (op. cit., p. 213 sq.), Schmitt donnecamme critere de l'exercice du pouvoir constituant du peuple « n'importequeUe expression discernable de sa volonte globale directe qui porte sur unedecision sur Ie genre et la forme de I'existence de l'unite politique » (p. 218), cequi est une combinaison de sa propre definition de la souverainete et de formu­lations rousseauistes sur la Volonte Generale. Comme dans l'ouvrage anterieursur la Dictature, il renvoie aux formulations originales de Sieyes en essayantd'y lire I'echo de la distinction spinoziste entre « nature naturante » et « naturenaturee », mais cette reference ne connote qu'une notion assez vague de« source vitale », elle ne constitue en aucune fa'ron un renversement de l'unitedu peuple au profit de l'autonomie de la multitude, comme c'est Ie casaujourd'hui chez A. Negri (Le Pouvoir constituant, op. cit.).

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a. la nature du lien entre 1'interrogation obstinee du sens de la« symbolique » hobbesienne du pouvoir en 1938 et la conjonc­ture politique contemporaine, ainsi que Ie « tournant » qu'dledetermine dans Ie langage et les objectifs theoriques de Schmitt.

Hobbes, la « resistance» de Schmitt?

Cette hypothese est la suivante, et je la donne non comme eta­blie de fac;:on incontestable, mais de fac;:on conjecturale pourouvrir la discussion. On sait que Schmitt, d'une fac;:on bien spe­cieuse, a voulu presenter apres coup son livre sur Ie Leviathan deHobbes comme 1'exemple d'une strategie « straussienne» d'ecri­ture par temps de persecution, qui representait sa forme person­nelle (et par definition secrete, accessible a. lui seul ou a. une rareconstellation d'inities) de resistance au « totalitarisme ». Ce quin'a nullement empeche qu'il se trouve oblige d'en inflechir, etmeme d'en inverser purement et simplement la signification aprescoup (ce qui est Ie sens de la these enoncee dans la « Postface »,qui rompt Ie fil entre Hobbes et la critique des Lumieres 1 et faitde Hobbes, contre toute evidence, Ie theoricien de l'ouverture a. latranscendance chretienne dans l'age de la secularisation de la loi).Ne vaudrait-il pas mieux prendre Ie terme de resistance dans unesignification differente? C'est ce que je proposerai pour rna part.ee qui a « resiste », ce n'est pas Schmitt au moyen d'une interpreta­tion de Hobbes qui tend a. « epurer » la signification de son ~uvre,

en dissociant la composante decisionniste ou la pensee du souve­rain de la composante liberale ou du mecanisme individualiste,du positivisme juridique avant la lettre. C'est plut6t Hobbes lui­meme, c'est-a.-dire la systematicite et la puissance paradoxale de satheorie, dans Schmitt: dans Ie rapport malaise que Schmitt entre­tient avec les elements de sa problematique personnelle, et avecleur utilisation contextuelle.

1. Ce fil a ere au contraire soigneusement maintenu, en se reclamant deSchmitt (mais du « premier ») par Reinhart Koselleck dans les analyses duRegne de la critique, op. cit.

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Le Hobbes de Schmitt, Ie Schmitt de Hobbes

Mais ceci n'a ete possible, bien entendu, que dans la mesure OUdes themes et des termes essentiels de la philosophie de Hobbesne cessent jamais de jouer Ie role de mediation dans ce rapport du« juriste engage» (comme dit Olivier Beaud) a soi-meme. Onpeut appeler cela, si l'on veut, « 1'identification » de Schmitt aHobbes. Mais il y a plus et mieux, dans la mesure OU Schmitt lui­meme, en particulier par son exegese du niveau symbolique de lapensee de Hobbes et de la de qu'il faut y chercher pour com­prendre la face « esoterique » du Leviathan, se donnait (et nousdonne encore) les moyens de restituer une conflictualite du poli­tique que la lecture de Hobbes comme simple « contractualiste »ou fondateur de 1'individualisme moderne ne peut evidemmentfaire soupyonner.

Si cette hypothese est tenable, d'autres enquetes, d'autres con­frontations deviennent necessaires. Car Ie retour incessant deSchmitt aux problemes poses par Ie livre de Hobbes, la variationincessante de son evaluation des conflits de tendances qui s'yjouent, ne signifient pas que Schmitt invoque Hobbes, soit pours'assurer une position dans des luttes de parti, d'ideologie et deprestige, soit pour procurer la profondeur historique et l'aura quepeut conferer son « affinite » avec une grande pensee « solitaire»a une theorie politique de l'autorite dont il penserait detenirpar-devers lui Ie sens. Ils signifient plutot que Schmitt va « deses­perement» chercher chez Hobbes une possibilite de reponse auxquestions que sa propre thiorie na pas su, ou pu, resoudre dans uneexperience d'ecriture dont Ie resultat lui demeure al'avance incon­nu (ce qui ne va pas, bien sur, sans un certain benefice de jouis­sance esthetique, nullement « secondaire»). Et l'on aperyoit assezaisement deux terrains sur lesquels cette investigation pourraitetre relancee, 1'un plus « politique», 1'autre plus « theorique » ousi l'on veut, epistemologique.

Le premier concerne la question de la constitution du lIP Reich.Lactivite de Schmitt pendant les annees 1933 a 1936 consisteprecisement arechercher cette « constitution» introuvable - alter­native de celle de Weimar qu'il n'a cesse de vilipender comme uneimposition etrangere et un triomphe du « pluralisme » sur l'Etat -,en particulier en operant la synthese de la notion d'un « Etat

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total », controlant ou politisant l'ensemble des spheres de l'acti­vite sociale, avec celIe d'un « ordre juridique concret », dans lequelse manifesterait la puissance « constituante » d'un peuple dote par1'histoire (et sans doute aussi par Ie decret divin) d'une identitespirituelle inebranlable et d'une mission imperiale de reorganisa­tion du « vieux » continent europeen, en face des nouvelles hege­monies mondiales (americaine, fondamentalement) 1. Mais cettesynthese est impossible, parce que les elements qu'elle doit reunir- tradition « prussienne » et transformation, ou revolution - sontradicalement heterogenes, et que la conjoncture d'institution­nalisation du IIIe Reich, au lieu de leur procurer une media­tion politique, les distend definitivement. C'est l'explosion duparadigme de la « revolution conservatrice ». Non seulement,comme l'ont remarque de bons historiens, les conflits de factionsdu national-socialisme, son « pluralisme » interne ou plutot sonanarchie institutionnelle, ne sont pas susceptibles de formalisa­tion constitutionnelle, mais Ie dictateur lui-meme n'entend seloger dans aucune des places que menage une pensee juridiquede la legitimite et de la legalite. II ne veut et ne peut pas etre IeHuter der Verfassung (<< gardien de la constitution »), ou Ie LordProtecteur d'un ordre nouveau. L'ecrit proprement « nazi» deSchmitt (fort mal rec;:u au demeurant), Etat, Mouvement, Peuple.L'organisation triadique de l'unite politique, est Ie temoignagepathetique de cette impossibilite : non seulement par la servilitedes propositions relatives au « Fuhrerprinzip » et a la « Artgleich­heit» du peuple allemand qu'il comporte, mais par la medio­crite de la construction « dialectique » alaquelle il procede pourfaire du « mouvement » qui emane du Fuhrer 1'esprit du peuplea l'ceuvre dans la hierarchisation des competences «person­nelles » au sein de l'Etat. II n' est pas difficile d'imaginer quel'auteur de la Theologie politique et de la Theorie de la Consti­tution ait cherche a ecrire autre chose sur les relations du me­canique et de l'organique, de l'universel et de la singularite

1. Sur la question de « l'Etat total» et de « l'ordre concret » (ou ordre ethiquede I'Etat), voir en particulier les ouvrages de J.-F. Kervegan, Hegel, CarlSchmitt. .. ,et d'O. Beaud, Les Derniers fours de Weimar, op. cit.

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historique dans le champ politique. En un sens, le Leviathan estjustement cette tentative.

Mais il y a un autre terrain qui ne revet pas moins d'impor­tance : c'est celui de la « typologie» des discours meta-juridiques,des orientations de la pensee constitutionnelle et de l'evolution deleur usage politique. Le grand debat ici, on le sait, et les textescontemporains y reviennent sans cesse, oppose Schmitt au « posi­tivisme juridique » et notamment a la pensee de Kelsen. Schmittn'a cesse d'expliquer que le positivisme juridique etait oblige,pour ne pas soutenir le paradoxe d'un droit (d'une legalite) sanseffectivite (ou en revenir a l'idee jusnaturaliste d'une effectivite« morale », en quelque sorte d'une effectivite sans puissance), decombiner deux inspirations en fait heterogenes: le « normati­visme » et le « decisionnisme », sous la domination du premier.Lui-meme, des la Theologie politique et afortiori dans Ies ouvragesde la derniere periode, oppose a cette combinaison une combi­naison symetrique : celle du decisionnisme (pensee de la souverai­nete) et de 1'institutionnalisme (pensee de l'ordre socio-politiqueobjectif: non pas normativite mais normalite). La seule possibi­lite qu'il n'explore pas, au fond, c'est celle d'une combinaisond'institutionnalisme et de normativisme qui s'exprimerait dans larigoureuse mise en equation de la « loi naturelle » et de la « loicivile », telle qu'on la trouve precisement dans certains developpe­ments du Leviathan (en particulier dans le chapitre 22 sur les« organisations» et dans le chapitre 26 sur les « lois civiles» OUfigure la remarquable proposition selon laquelle « la loi de natureet la loi civile se contiennent l'une l'autre, et sont d'egale eten­due 1 »). Telle serait justement la signification de « l'artifice », oude la construction institutionnelle, dont le ressort est la fondationde la loi sur le contrat (donc sur la liberte des individus) et l'ex­pression exclusive du contrat dans la forme de la loi (donc duprincipe d'obeissance). Hobbes est l'institutionnaliste le plus pro­fond, capable de subsumer dans la pensee de l'institution ala foiscelle de la norme (la legalite et son ordre previsionnel: nullumcrimen sine lege.. .) et celle de la decision (la demesure ou non-

1. Th. Hobbes, Leviathan, op. cit., ch. 26, p. 285.

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reciprocite du pouvoir). Mais cet « institutionnalisme » paradoxalest entierement conyu dans la modalite demiurgique de l'art oude la creation humaine, il n'a besoin d'aucun fondement natu­reI, surnaturel ou traditionnel, coutumier 1. Cependant, l'examend'une telle hypothese obligerait Schmitt a envisager que, d'unecertaine fayon, Ie positivisme juridique peut se reclamer deHobbes autant - ou aussi peu - que de lui-meme 2. Or c'est ceque Schmitt ne cesse de dire et d'avouer, d'une certaine fayon,tout au long de son livre de 1938 : mais dans la forme d'un dia­gnostic « d'echec ». Grand echec, il est vrai : car il fait pour luiecran a la perception de sa propre place dans la « topique » desdiscours juridiques.

Au bout du compte, ce qui apparaitrait sans doute dans cetteperspective, c'est que la « rencontre » trans-temporelle de Hobbeset de Schmitt (actualisation de Hobbes, mise en crise des para­digmes schmittiens) telle qu'elle se cristallise ici, constitue unevoie d'approche privilegiee vers la nature antinomique de toutepensee qui tente d'associer sur un pied d'egalite la politique etIe droit, ou de trouver une « structure» conceptuelle stable danscette association. C'est Ie cas tout particulierement de ces deuxauteurs, et de quelques autres. Une telle tentative a necessaire­ment pour effet de faire resurgir, non pas de l'exterieur, mais de1'interieur du discours, 1'element « diabolique» que Max Weberevoquait dans Ie second des essais de 1919 qui forment son testa­ment intellectuel : Politik als Beruf(( La profession et la vocationde politique ») 3. Weber l'avait-il conyu en reference aHobbes, a

1. C'est ici que l'hypothese documentee par Bredekamp (Strategies visuellesde Thomas Hobbes, op. cit., p. 56 sq.) d'une profonde influence du Corpus her­meticum et notamment de I'idee d'une « fabrication humaine du surhumain »

sur I'image du « Dieu mortel » prend tout son interet et appellerait une discus­sion particuliere.

2. Cette hypothese est naturellement classique : sur les problemes que poseune lecture « kelsenienne » de Hobbes, dans laquelle la « norme fondamen­tale» serait representee par Ie contrat (et done Ie contrat pense comme uneconstitution), cf la remarquable mise au point de Frank Lessay, Souverainete etlegitimite chez Hobbes, op. cit., p. 178 sq.

3. M. Weber, Ie Savant et Ie Politique, tr. fr. C. Colliot-TheIene, Paris, LaDecouverte, 2003, p. 202.

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Le Hobbes de Schmitt, Ie Schmitt de Hobbes

qui son evocation d'un « conf1it insoluble» entre « Ie genie oudemon de la politique » et Ie « Dieu des chretiens » ne laisse pasde faire penser? 11 ne cite ici que Machiavel et Dosto'ievski. Quanta Schmitt lui-meme, il est difficile de croire qu'il ne 1'avait pasconstamment present a l'esprit. Or cet element, que ce soit dansla conjoncture de l'affrontement entre les « deux dieux » (mortelet immortel, c'est-a-dire 1'Etat et 1'Eglise, ou plut6t la toute-puis­sance materielle et la toute-puissance spirituelle), ou dans laconjoncture de la « mobilisation totale » pour l'identite des peu­pIes et la domination universelle, predispose a toutes les lucidites,mais aussi a tous les aveuglements. Mais Ie droit peut-il etre separede la politique, ou la politique du droit? « On s'avance, et puis1'on voit. »

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Apres-coup

Sur les limites de l'anthropologie politique

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Communication au colloque « Chumain comme exigence: situations etunivetsalite », organise par Ie Laboratoire de philosophie pratique et d'anthro­pologie philosophique, lnstitut catholique de Paris, Faculte de philosophie,4 et 5 decembre 2003; version remaniee pour la publication dans La Questionde l'humain entre l'ethique et lanthropologie, op. cit.

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Le titre et la thematique de ce colloque m'ont incite a vous pro­poser une communication qui prolonge certains travaux anterieursdeja consacres au theme des rapports entre la violence et la poli­tique entendue comme « civilite ». J'espere m'approcher ainsi d'unerencontre a laquelle nous sommes disposes les uns et les autres, maisque nous ne voulons pas fonder sur des malentendus.

J'articulerai mes propositions autour de trois points, dont jetenterai de faire voir l'enchainement sans pour autant leur confererroute la systematicite qui serait necessaire pour une demonstra­tion. Cela ne tient pas seulement a des questions de temps ou decirconstance, mais au fait qu'il s'agit plus que jamais, pour ce quime concerne, de rechercher une unite problematique, sur desmatieres qui, de route fayon, ne sont susceptibles d'aucune « reso­lution » definitive. Ces points concernent : 1) la phenomenologiede l'extreme violence qui, partant de ses manifestations contem­poraines, dans lesquelles nous nous trouvons nous-memes pris oudont nous sommes les « spectateurs », nous oblige a repenser lesconditions de possibilite d'une « action» politique, rejoignantaussi des interrogations qui, depuis ses debuts, definissent l'an­thropologie politique; 2) l'enonciation des categories du « nega­tif» qui semblent commander ici l'articulation meme de l'ethique,de l'anthropologie et de la politique : Ie mal, la violence, la mort,et la necessite d'en entreprendre une critique, voire une de-cons­truction; 3) les dilemmes (qu'apres beaucoup d'autres je prendraila liberte d'appeler tragiques) auxquels nous expose la necessited'une politique de transformation de l'etat de chose existantcaracterise par la violence structurelle et conjoncturelle, des lorsqu'elle ne peut renoncer ni a 1'insurrection emancipatrice, ni alaresistance (interieure, exterieure) au nihilisme de la violence, c'est­a-dire a l'exigence de civilite.

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Violence et eivilite

I

Ii faut commencer par elucider Ie sens de l'expression« extreme violence », et pour cela en saisir selon Ie mode de lacomprehension des aspects typiques, ou des traits d'essence.C'est-a-dire qu'il faut en proposer une phenomenologie memetres sommaire J. Cependant il ne s'agit pas seulement de decrirela fa<;:on dont est vecue l'extreme violence, mais plus generale­ment la fa<;:on dont elle se distribue entre les poles de 1'indivi­duel et du collectif, ou de l'objectif et du subjectif. Ce qui, bienentendu, commande aussi des experiences vecues dont nouspouvons nous accorder a penser que, selon differentes moda­lites, elles sont des experiences limites, ou portent l'etre humaina la limite des possibilites d'interpretation, d'apprentissage, dereaction, de transformation. Ii en va ainsi parce qu'elles impli­quent une remise en question de l'identite personnelle et sociale,de 1'integrite du corps et de la pensee, du lien d'appartenancemutuelle entre les sujets et leur environnement historique et

1. Lexpression « phenomenologie de la violence» est egalement employeepar Achille Mbembe dans Ie chapitre 5 (<< Out of the World ») de son livreOn the Posteolony (Berkeley, University of California Press, 2001) a qui jevais emprunter plusieurs elements ci-dessous. Achille Mbembe se refereavant tout a la signification hegelienne de I'idee de phenomenologie, quiconfronte la conscience a ses propres Iimites et en degage ainsi I'historicite.On sait qu' elle peut etre egalement entendue, soit comme analyse « existen­tielle » de I' etre au monde, comme c'est Ie cas chez Heidegger et, dans unecertaine mesure a sa suite, chez Arendt, soit comme deploiement du « pland'immanence» des evenements qui manifestent les virtualites de la vie,comme c'est Ie cas chez Deleuze, reprenant certaines indications de Bergsonet de Sartre. La comprehension phenomenologique, selon l'une ou I'autre deces modalites, n'est pas necessairement exclusive d'un projet d'explication,meme « causale », mais e1le contribue a en differer la realisation et a en sus­pendre les postulats reductionnistes. [Le livre d'Achille Mbembe existe aussien fran<,:ais : De la posteolonie. Essai sur l'imagination politique dans l'Afriqueeontemporaine, Paris, Karthala, 2000.] Dans un registre apparemment moinsphenomenologique et plus anthropologique, on comparera I'analyse d'OmarCarlier sur la reproduction de I'extreme violence de la colonisation ala de­colonisation en Algerie: « Violence(s) », dans M. Harbi et B. Stora (dir.),La Guerre d'AIgerie, 1954-2004, la fin de l'amnesie, Paris, Robert Laffont,2004, p. 347-379.

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Apres-coup. Sur les limites de l'anthropologie politique

geographique 1. On a parle ici meme de la fa<;:on dont l'individua­lite se relie a un systeme de lieux de vie ou de travail, se cons­truit dans l'espace, de meme qu'elle se relie ades communautesproches ou « imaginees », et par consequent se construit dans untemps qui la depasse toujours elle-meme notamment parce qu'ilinclut la suite des generations, mais sur lequel elle doit avoirprise 2

Une telle description peut se referer ala notion d'hat d'excep­tion, telle que, par exemple, Agamben vient de l'elaborer brillam­ment sur la base d'une generalisation du paradigme du camp deconcentration et d'extermination, dont il indique qu'il produit enquelque sorte ce que les institutions de l'existence sociale et poli­tique et de la culture ont normalement pour fonction de recouvriret de mettre adistance: l'absolue fragilite, l'absolue disponibilitede la « vie nue », ou si l'on veut de la dimension d'animalite ausein meme du monde humain. Donc la destruction du lien socialpar la societe elle-meme 3. Mais, tout en reconnaissant la force decette conceptualisation et les problemes fondamentaux qu'ellepermet de poser, je crois que nous avons aussi interet a partird'une phenomenologie plus diversifiee et en un sens moins alle­gorique, qui fasse apparaitre un des traits caracteristiques de cequ'on peut entendre aujourd'hui par extreme violence, et des rai­sons pour lesquelles il est difficile d'en construire immediatement

1. On ne dira jamais assez I'imporrance, acer egard, de I'analyse par laquelle,pour la premiere fois, dans Ie chapirre sur Ie « toralitarisme au pouvoir » quiprecede la conclusion de son livre sur Les Origines du totalitarisme, HannahArendt a monrre que Ie genocide nazi (et parriculieremenr la desrrucrion desJuifs d'Europe dans les camps d'exrermination) presupposair la realisarion detrois conditions successives qui font route la difference enrre une persecu­rion er une exrerminarion : I'aneanrissemenr du statur juridique, la desrrucrionde la personnalire morale, er la suppression de I'individualire de I' existence(cf H. Arendt, Les Origines du totalitarisme... , op. cit., p. 794 sq.) Son argu­mentation esr prolongee de fa"on convaincanre apropos de la condirion desmigrants par Alessandro Dal Lago, Non-persone. L'esclusione dei migranti in unasocieta globale, Milan, Feltrinelli, 1999.

2. Je me refere ici aI'expose de Fred Poche, « De I'espace comme exigencesociale », dans La Question de l'humain. .. , op. cit., p. 27 sq.

3. Voir la serie des Homo sacer de Giorgio Agamben, rraduirs aux Edirionsdu Seuil.

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une interpretation simple: je veux dire son caractere fondamen­talement htterogene. Et c'est a. travers cette heterogeneite qu'ilfaudra chercher a. retrouver un ensemble de traits qui traduisent1'insistance d'une meme question ethique et anthropologique. Jereviendrai sur ce point en conclusion.

« Extreme» violence est par definition une notion malaisee,voire paradoxale. Elle indique un seuil ou une limite reperabledans les choses memes, mais dans Ie meme temps dIe se derobeaux criteres absolus et aux estimations quantitatives. Il y a de l'ex­treme violence dans les phenomenes de masse qui envdoppentdes exterminations ou des genocides, des reductions en esclavage,des deplacements de population, des pauperisations massivesassorties de vulnerabilite aux « catastrophes naturdles », de fa­mines et d'epidemies (a. propos desquelles on parle precisementde seuils de survie). Mais il y a aussi de 1'extreme violence dansl'administration de souffrances physiques ou morales qui sontstrictement individuelles, de blessures infligees a. 1'integrite corpo­relle ou au respect de soi-meme, c'est-a.-dire a. la possibilite dedefendre et d'assurer sa propre vie « digne ». Et, en un sens, lareference a. l'individu singulier ne peut pas plus etre eludee quela reference a. des situations generiques, sociales, parce que lavie qui porte l'experience des activites proprement humaines :Ie langage, Ie travail, la sexualite, la generation, l'education, dememe que la vie qui porte les droits dits « de I'homme » ou « ducitoyen », est en derniere analyse une vie individuelle, ou plut6tindividualisable (ce qui ne veut pas dire isolable, et peut-etre memel'exclut).

Mais cette phenomenologie comporte aussi d'autres elementsde complexite. Il y a de l'extreme violence dans la brutalite et lasoudainete d'evenements traumatiques, de « catastrophes» quiapportent la mort, Ie deracinement, l'assujettissement au pouvoird'un maitre. Mais il ya aussi de l'extreme violence dans la repeti­tion indefinie de certaines dominations inveterees, a. la limiteinvisibles ou indiscernables comme violence parce qu'dles fontcorps, semble-t-il, avec les fondements de la societe et de la culture- on pense bien entendu en particulier a. 1'inferiorisation et a. l'es­clavage domestique des femmes -, ou dans certaines exclusions

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correlatives de la fa<;:on dont est instituee la normalite des mceurs,ou mesuree l'utilite des etres .humains : l'exclusion des fous, descriminels, des deviants sexuels, dont la sauvagerie toujours bienactuelle se manifeste au grand jour a l'occasion de quelques « scan­dales », mais demeure normalement d'autant plus cachee que per­sonne ne veut la voir. L ceuvre de Michel Foucault, en particulier,en a reconstitue la genealogie coextensive a l'histoire de la moder­nite 1. De cette extreme diversite dont il faut a la fois eviter lasimplification et tenter de comprendre les moments de conver­gence, je me propose d'extraire ici un certain nombre de traits, enayant en vue la fa<;:on dont ils affectent la position du probleme del'action politique, elle-meme con<;:ue comme un mode fonda­mental, a la fois materiel et symbolique, d'instituer la relationreciproque des individus et des communautes dont ils font partie,c'est-a-dire de collectiviser les individus et d'individualiser lesmembres des collectifs historiques.

Reperer qualitativement ce que nous appelons « extreme» dansIe registre de la violence, ce n'est pas proceder a des typologies oua des qualifications au sens juridique du terme, meme si la sciencejuridique et particulierement !'evolution de ses definitions (parexemple lorsqu'elle criminalise Ie viol, ou Ie genocide) fournit desindications precieuses. Mais c'est problematiser la notion memede seuil, et d'abord parce que la violence en tant que telle ne peutfaire l'objet d'un anatheme indifferencie. Un tel anatheme estvain: il reviendrait a recouvrir immediatement d'une denegation,d'un voile moral, ce fait anthropologique fondamental que la vio­lence sous ses diverses formes (j'allais meme dire l'invention socialedes diverses fOrmes de la violence, sa « creativite » propre) appartienta l'experience humaine et, du meme coup, a l'histoire, dont elleconstitue 1'un des « moteurs ». Ii n'en reste pas moins qu'au seinde cette histoire dont la violence fait integralement partie, et quiassocie inextricablement violence et politique, violence et esthe­tique, violence et experience morale, nous eprouvons Ie besoin dereperer des seuils auxquels nous associons 1'idee de 1'intolerable.

1. Voir en particulier M. Foucault, Les Anormaux. Cours au College deFrance, 1974-1975, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1999.

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Nous les metrons en relation avec une limite du droit et de lapossibilite meme de la politique. Nous les considerons par conse­quent comme la manifestation de la part d'inhumanite sanslaquelle 1'idee meme d'humanite est denuee de sens.

Je crois que cette limite est tendanciellement atteinte, en parti­culier, lorsque se produisent brutalement ou insidieusement, defa<;:on visible ou invisible, trois types de renversement des condi­tions « trans-individuelles » de l'existence individuelle et sociale,qui concernent la « resistance» des etres humains ala ~rt et alaservitude, la complementarite de la vie et de la mort (ou la placede la mort dans la vie), et la hnalite de 1'usage de la force et de lacontramte.

Le sens de la violence en tant qu'aneantissement des possibilitesde resistance a ete illustre de fa<;:on inegalable par Simone Wei!dans son commentaire de L1liade d'Homere, OU elle fait ressortir,dans Ie discours du poete, trois caracteres dont 1'imbricationfonde une vision tragique du monde : la reduction du vaincu al'etat de « chose» impuissante au moment de la mort violeme;1'illusion de route-puissance qui passe et repasse d'un camp al'autre dans la guerre, et fait perdre al'acteur l'occasion qu'il avaitd'echapper lui-meme ason destin; enhn l'equite morale qui faitressentir la souffrance de l'ennemi comme la sienne propre 1. C'estIe premier aspect qui, sans oublier les autres, nous interesse icidirectement :

La force, c'est ce qui fait de quiconque lui est soumis une chose.Quand dIe s'exerce jusqu'au bout, dIe fait de 1'homme une choseau sens Ie plus litteral, car dIe en fait un cadavre [... ]. Le heros estune chose trainee derriere un char dans la poussiere [... ]. La forcequi tue est une forme sommaire, grossiere de la force. Combienplus variee en ses procedes, combien plus surprenante en ses effets,est l'autre force, celie qui ne rue pas; c'est-a.-dire celie qui ne rue pas

1. Simone Weil, « L:Iliade ou Ie poeme de la force}) [1940-1941], dansCEuvres, Paris, Gallimard, 1999, p. 527 sq. Voir aussi l'edition seyaree avectraduction anglaise, commentaire et releve des sources, publiee aux Etats-Unis :Simone Weil's The« Iliad» or the Poem afForce, James P. Holoka (ed. et tr. angl.),New York, Peter Lang, 2003.

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encore. Elle va tuer surement ou die va tuer peut-etre, ou bien dieest seulement suspendue sur I'etre qu'a tout instant die peut tuer;de toute fa<;:on, die change I'homme en pierre. Du pouvoir detransformer un homme en chose en Ie faisant mourir procede unautre pouvoir, et bien autrement prodigieux, cdui de faire unechose d'un homme qui reste vivant. II est vivant, il a une arne; il estpourtant une chose. Etre bien etrange qu'une chose qui a une arne;etrange etat pour I'ame. Qui dira combien illui faut a tout instant,pour s'y conformer, se tordre et se plier sur elle-meme? Elle n'estpas faite pour habiter une chose; quand die y est contrainte, il n'estplus rien en die qui ne souffre violence. Un homme desarme etnu sur lequd se dirige une arme devient cadavre avant d'etretouche [... ]. Du moins les suppliants, une fois exauces, redevien­nent-ils des hommes camme les autres. Mais il est des etres plusmalheureux qui, sans mourir, sont devenus des choses pour touteleur vie. II n'y a dans leurs journees aucun jeu, aucun vide, aucunchamp libre pour rien qui vienne d'eux-memes. Ce ne sont pas deshommes vivant plus durement que d'autres, places socialementplus bas que d'autres; c'est une autre espece humaine, un cam­

promis entre l'homme et Ie cadavre. Qu'un etre humain soit unechose, il y a la, du point de vue logique, contradiction; mais quandI'impossible est devenu une realite, la contradiction devient dansl'ame dechirement. Cette chose aspire a tous moments a etre unhomme, une femme, et a aucun moment n'y parvient. C'est unemort qui s'etire tout au long d'une vie; une vie que la mort a glaceelongtemps avant de l'avoir supprimee [... ].

Dire que l'extremite de la violence aneantit les possibilites deresistance, quelles qu'en soient les formes, c'est dire qu'elle necontribue aaucune dialectique, pas meme celle que Hegel avaiten vue lorsque, dans son celebre developpement sur « autonomieet dependance de la conscience de soi » (plus connu sous Ie nomde « dialectique du maitre et de l'esclave »), il decrivait la possibi­lite d'un « echange » entre la soumission et la vie, et en faisaitl'origine du developpement de la culture 1. Mais Ie fond de cetteimpossibilite, c'est aussi Ie fait que se trouve aneantie une certainecomplimentariti de fa vie et de fa mort qui est elle-meme au fonde-

1. G.WF. Hegel, Phenomenologie de l'esprit (1807), ch. 4.

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ment de l'enchainement des generations et de la formation descommunautes (et ici, bien entendu, on retrouve quelque chosede tres voisin de ce qu'Agamben appelle la production de la « vienue »), qui surgit lorsque la vie apparait comme pire que lamort.

Le fait que la vie soit pire que la mort, ou plus difficile avivreque la mort meme, renvoie traditionnellement al'experience de latorture, done aun seuil d'intensite et de « raffinement » d~s souf­frances subies qui conduit Ie supplicie aimplorer la mort commeune « delivrance ». Mais il peut aussi se referer aune somme ou aune continuite de la violence, qui la fait apparaitre interminable,comme un destin ou une fin en soi. Achille Mmembe en a faitIe centre de sa « phenomenologie de la violence» dans l'espacede la colonie et de ce qui lui a succede (non pas 1'independance,ou la liberte, mais la « post-colonie »). 11 en donne une formulesaisissante comme multiplication de la mort: non seulement ausens ou d'innombrables meurtres, « directs» et « indirects », sontimpliques dans la colonisation aussi longtemps qu'elle se main­tient, ce qui n' est possible que par l'extreme violence, et lui« survivent » dans Ie monde post-colonial qui en a herite les« techniques» de pouvoir, mais au sens OU chaque mort est enquelque sorte demultipliee, differee et etendue a1'infini. Ainsi setrouvent effectivement produits les « morts-vivants» (une notionque nous retrouvons au cceur de la pensee d'Arendt), dom la chairest (comme Ie disait aussi Simone Weil) devenue une « viande ».La colonie est

[... ] un lieu et un temps au l'on est ademi-mort - au si l'on veut ademi-vivant. C'est un lieu au la vie et la mort sont si profon­dement imbriquees qu'il n'est plus possible de les distinguer, dedeterminer de que! cote se trouve un homme [... ]. De queUe mortmeurt-on « apres la colonie» ? 11 ya tant de morts et de differentesfa<;:ons de mourir [... ]. Toutes les recettes peuvent etre essayeessur les corps [des prisonniers soumis a la torture pour leur faire« avouer» leur participation a la conspiration contre Ie pou­voir] [... ]. Certains, places dans un non-lieu au ils ne savent pass'ils sont vivants au condamnes amort, attendent achaque instantl'ordre d'execution [... ]. Puis il y a la mort par etapes, par exemple

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quinze: une mort multipliee par quinze [...J qui au bout ducompte n'est pourtant jamais qu'une simple mort [... J. II y a lamort qui se lit dans l'abandon et la devastation des paysages, dansles tas d'ordures au coin des rues [...J dans I'enchainement desgenocides sans raison ni fin 1.

Cette multiplication de la mort est mise en relation, d'un cote,avec l'annulation ou l'aneantissement de l'existence des domi­nes par la colonisation, qui denie aux « indigenes» toute cultureou sociabilite propre, voire toute individualite (les « Arabes », les« Negres », les « coolies» sont indiscernables); de l'autre, avecl'obsession de l'animalite qui transforme 1'indigene en « gibier »(non sans la hantise permanente, que decrit Fanon, et qu'evo­quait deja Conrad dans Heart of Darkness, d'un gibier quideviendrait a son tour chasseur, ce qui implique de ne jamaisrelacher la terreur). C'est precisement a propos de 1'impossibi­lite de la resistance et de la reduction a 1'impuissance que Der­rida risque la comparaison provocatrice entre Ie genocide et lacruaute envers les animaux (laquelle n' est pas tant un fait his­torique qu'un fantasme obsedant les bourreaux et les victimeselles-memes) 2.

N'oublions pas pour autant que cette possibilite d'eprouver lavie comme moins supportable que la mort appartient aussi en unsens ala « normalite » de l'existence humaine, ou plus exactementmarque la presence limite du pathologique, notamment de lamaladie ou de l'infirmite, au sein meme de la norme, d'OU pro­cedent les experiences morales et les choix ethiques les plus con­tradictoires (le choix stokien du suicide contre la decheance,l'acceptation chretienne de la souffrance qui constitue une formed'identification avec la passion du Sauveur). Ce qui nous conduita une autre modalite d'aneantissement de cette complementariteentre la vie et la mort necessaire a la vie elle-meme: lorsqueles individus se trouvent radicalement depossedes de leur propremort - qui de toute falt0n ne leur « appartient pas» vraiment,

1. A. Mbembe, De La postcolonie, op. cit., p. 197-199.2. Cf « Lanimal que done je suis », dans Marie-Louise Mallet (dir.), L'Ani­

mal autobiographique, Paris, Galilee, 1999, p. 278-279.

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mais dont ils ne cessent, par Ie ft~cit, Ie ritue!' l'imagination, deconstruire les fictions qui leur en procurent une quasi-propriete.Or cela peut se produire selon des modalites tres diverses d'inter­ruption de la culture: depuis la solitude radicale ou la mort isolee,sans secours ni temoins, jusqu'a la mort industrielle, anonyme,administree en masse.

Nous sommes conduits par la a une troisieme modalite pheno­menologique de l'extreme violence, sur laquelle Hannah Arendta particulierement insiste dans Les Origines du totalitarisme, encontrepoint de sa description de la « terreur » totalitaire, qui com­mence par « disposer» les corps des victimes promises a l'exter­mination de masse au travers d'une triple annihilation de leurhumanite comme personnalite juridique, personnalite morale etindividualite differenciee 1. Ces preparatifs minutieux a l'elimina­tion, qui requierent tout un appareil juridique, toute une rationa­lite technique et toute une organisation, sont sans utilite sociale,ou leur utilite n'est qu'anti-sociale, c'est une desutilithadicale. Laviolence apparal't pour une part au moins comme exct!dant lesfinalites qui lui assurent une place permanente dans l'economiedu pouvoir et de la production. Dans son analyse de la significa­tion des camps, Arendt s'est attachee a montrer qu'en depit desapparences, ou justement a cause des formes industrielles et dusimulacre de rationalite bureaucratique qui les caracterisait, ils neremplissaient aucune fonction economique (meme dans Ie cadrede l'economie de guerre) mais comportaient au contraire unedimension de gaspillage de ressources aussi bien dans Ie cas nazique dans Ie cas sovietique. Et cette contre-finalite, bien loin des'attenuer en raison des exigences de la conservation de soi, estsusceptible au contraire de les annuler totalement : c'est ainsi queles nazis, a mesure que leur defaite approche, consacrent de plusen plus de forces et de ressources a la mise en ceuvre de la « solu­tion finale» qui est leur reuvre propre, au detriment de la defensenationale. Cette « folie» doit etre mise en relation avec Ie fait queles camps et plus generalement la terreur n'ont pas d'autre fonc-

1. Voir Ies Origines du totalitarisme... , ch. XI! (<< Le toralitarisme au pou­voir »), op. cit., p. 719 sq.

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tion que de reproduire, d'attester et de justifier la toute-puissanceimaginaire de ceux qui les instituent. Elle finit alors par en consti­tuer 1'ultime refuge.

Cette caracteristique peut se discuter 1. Elle n'est pas depourvued'ambivalence ethique (comme on pourrait Ie voir aengager uneconfrontation avec la notion de« depense »chez Georges Bataille).Mais elie s'etend atout Ie spectre des violences que nous conside­rons comme extremes, quelle que soit d'ailleurs la nature de 1'uti­lite et plus generalement de la finalite que nous avons en vue: ycompris lorsqu'il s'agit de courber la volonte de l'esclave ou d'ob­tenir des renseignements par la torture, l'isolement, la privationde droits et de contacts comme on Ie voit aujourd'hui par exemplea Guand.namo, ou lorsqu'il s'agit de conquerir des avantagesmilitaires par la terreur comme on Ie voit dans la terreur d'Etat etdans les attentats-suicides qui lui « repondent » au Moyen-Orientet ailleurs. En realite, ce qui est en question ici c'est de savoir sil'exercice de la violence est jamais integralement fonctionnel, s'ilpeut vraiment exister sans ses propres exces, ou sans « monteeaux extremes» echappant aux intentions et au controle de sespropres agents. Mais de toute fa<;:on, au moins comme un pro­bleme, je crois que nous pouvons retenir ce critere qu'est l'ecartentre la violence extreme, avec les moyens qu'elle emploie ou leseffets qu'elle produit, et la Zweckrationafitdt, la rationalite durapport moyen-fins. Et, toujours de fa<;:on hypothetique, nouspouvons apercevoir ici une correlation entre Ie ftntasme de fa

toute-puissance, dont l'extreme violence s'alimente et qu'elle repro­duit, et la reduction al'impuissance de ses victimes, qui constitueson « objectif» immanent.

Le « cercle » ainsi constitue enclot les modalites de demulti­plication de la mort, ou d'excf:s sur fa mort, auxquelles je faisaisallusion plus haut, mais il comporte aussi une dimension supple­mentaire (peut-etre la dimension proprement « tragique », je vais

1. En particulier a la lumiere d'une theorie de la reconstitution de l'escla­vage par les regimes totalitaires, laquelle toutefois ne peut rendre compte del'acharnement des nazis a privilegier l'execution de la « solution finale» audetriment de leur propre effort de guerre.

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y revenir) qui est celle de la contamination des victimes par la vio­lence dont dIes font l'objet. C'est a propos des camps nazis quecette question a ete particulihement soulevee dans la periodecontemporaine, non sans donner lieu a embarras et polemiques.II ne peut guere en aller autrement dans une « zone grise» (commedit Primo Levi) ou la necessite de dire la verite cotoie a chaqueinstant Ie risque de 1'infamie qui effacerait la distinction enne lesbourreaux et les victimes (et a fOrtiori, comme dans certainesexploitations inspirees par l'esthetique de la transgression, inter­vertirait leur place ou leur valeur, realisant apres coup l'un desobjectifs de la terreur) 1. C'est a cette lumiere qu'il faut rdire tousles debats sur la « passivite » des victimes des genocides (y comprisIe genocide juif) qui hante les survivants et leurs descendants. Lecritere de 1'impossibilite de la resistance, donc de la« reponse »(ou de la reponse « proportionnee », C'est-a-dire finalement de lareponse politique) a la violence, recouvre toutes sortes de mo­dalites distinctes : dIes incluent Ie silence, qui en est peut-etre unemodalite fondamentale 2, mais aussi la contre-violence dite « sui­cidaire » qui se situe a la limite de 1'impuissance et de 1'illusion detoute-puissance (et, en fait, la redouble). Eventuellement, l'im­puissance mutuelle, notion apparemment paradoxale qu'on peutcomparer a la phrase oubliee de Marx dans Ie Manifiste commu­niste evoquant la « destruction mutuelle des deux classes enlutte» dans certaines conjonctures historiques, et par consequent1'aneantissement du politique lui-meme. Mais elle trouve d'unecertaine fac;:on son comble dans Ie moment OU, sous menace demort ou de torture, les bourreaux et generalement les « maitres »font des victimes ou de certaines d'entre elles les instruments(eventuellement zetes) de 1'aneantissement, de la subjection et del'abjection de leurs proches.

1. Primo Levi, I sommersi e i salvati, Turin, Einaudi, 1986, ch. II, « La zonagrigia », p. 24-52 (Les Naufrages et les Rescapes. Quarante ans apres Auschwitz,tr. fro A. Mauge, Paris, Gallimard, 1989).

2. Cf Ie livre de Nathan Wachtel, La Vision des vaincus : les Indiens du Peroudevant La conquere espagnole, 1530-1570, Paris, Gallimard, 1971; et GayatriSpivak, « Can the Subaltern Speak? », A Critique ofPost-Colonial Reason, Towarda History ofthe Vanishing Present, Cambridge, Harvard University Press, 1999.

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On se reportera ici conjointement ala description par PrimoLevi du fonctionnement des Sonderkommandos d'Auschwitz et aupassage du Shoah de Claude Lanzmann OU celui-ci entreprend(non sans une forme de « sadisme de la verite» qui a ete beaucoupdiscutee) de faire revivre par le vieux coiffeur de Tel-Aviv le momentOU il avait dt.1 preparer sa femme et sa fille pour la chambre agaz t.

I..:invention et 1'organisation des Sonderkommandos, ecrit PrimoLevi, constitue Ie crime Ie plus diabolique du nazisme. Derrierel'aspect pragmatique (economiser des hommes valides, se dechargersur d'autres des taches les plus atroces) s'en profilent d'autres plussubtils. Dne telle institution permettait de deplacer sur I'autre, etprecisement sur les victimes, Ie poids de la faute, de fa<;:on a cequ'elles perdent jusqu'a la conscience de leur innocence. II n'est nifacile ni agreable de chercher a sonder cet abime de mechancete, etpourtant a mon avis il faut Ie faire, car ce qui a pu etre perpetre hierpourra etre a nouveau tente demain [... J. I..:existence des Sonder­kommandos avait bel et bien un sens, elle comportait un message:« Nous, Ie peuple des maitres, nous sommes vos destructeurs, maisvous n'etes pas meilleurs que nous ; si nous Ie voulons, et justementnous Ie voulons, nous sommes capabies de detruire non seulementvos corps mais vos ames, comme nous avons detruit les notres » 2.

Primo Levi rapporte alors une anecdote attestee, celle du matchde football organise dans le camp entre une equipe de 55 et uneequipe de membres du Sonderkommando (eux-memes promis al'elimination lorsque viendrait le remplacement periodique), quiillustre le « lien immonde de la complicite forcee », et il tente uneinterpretation symbolique :

Rien de tel ne se produisit jamais, et n'etait meme concevable,avec d'autres categories de prisonniers. Mais, avec les « corbeauxdu crematoire », les SS pouvaient entrer en competition, pour ainsi

1. Le texte du film de Lanzmann a ete publie en livre: Shoah, Paris, Fayard,1985. Sur Ie questionnement d'Abraham Bomba, if Dominick LaCapra,« Lanzmann's Shoah: "Here There Is No Why" ", dans History and Memory afterAuschwitz, Ithaca, Cornell University Press, 1998, p. 123.

2. Primo Levi, I sommersi e i salvati, op. cit., p. 39 (je traduis).

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dire sur un pied d'egalite. Un rire satanique se fait entendre der­riere cet armistice: tout est consomme, nous avons atteint notrebut, vous n'etes plus 1'autre race, 1'anti-race, 1'ennemi numero undu Reich Millenaire, vous n'etes plus Ie peuple qui brise les idoles.Nous vous avons embrasses, corrompus, attires tout au fond avecnous. Vous aussi, comme nous, comme Ca'in, vous avez assassinevotre Frere. Venez donc, nous pouvons jouer ensemble 1 ••• "

De son cott\ Zygmunt Bauman, dans Modernity and the Holo­caust, inscrit cet aspect essentiel de l'extreme violence arrivee ason point limite dans une perspective de rationalite qui fait del'extermination l'accomplissement de la modernite :

L'administration SS transformait tout ce dont elle prenait Iecontrole, y compris ses victimes, en autant de maillons de la chainede commandement, soumise aux regles strietes de la discipline etdegagee de tout jugement moral. Le genocide fut un processuscomplexe: comme Raul Hilberg l'a observe, il comportait destiches executees par les Allemands, et d'autres qui Ie furent parleurs victimes juives, sous Ie commandement des Allemands, maissouvent avec une conscience touchant a l'abnegation. Telle est lasuperiorite technique d'un crime de masse planifie et rationnelle­ment organise sur des massacres et des pogromes anarchiques. Lacollaboration des victimes d'un pogrome avec leurs bourreaux estimpensable. La cooperation des victimes avec la bureaucratie SSfaisait partie du plan, elle representait meme une condition essen­tielle de son succes [... ]. C'est pourquoi, non seulement les condi­tions exterieures de 1'institution du ghetto, sur lesquelles lesvictimes n'avaient pas de controle, etaient con<;:ues de fa<;:on afairedu ghetto tout entier un appendice de la machine exterminatrice,mais les capacites de raisonnement des « fonctionnaires » en chargede cet appendice s'appliquaient apromouvoir les comportementsde loyaute et de cooperation consciente avec les objectifs bureau­cratiquement definis 2.

1. P. Levi, I sommersi e i salvati, op. cit., p. 40-41 (je traduis).2. Z. Bauman, Modernity and the Holocaust, Ithaca, Cornell University

Press, 1989, p. 22-23 (je traduis) (Modernite et holocauste, tr. fro P. Guivarch,Paris, La Fabrique, 2002).

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On pourrait se poser, en depit de l'experience, la question desavoir si ces limites complementaires, mais representant des« voies» differentes de retournement de 1'humain contre lui­meme, sont jamais effectivement atteintes, ce qui est une ques­tion cruciale pour la possibilite meme de la politique. Dans unmonde et une histoire irremediablement marques par l'existencede rapports de domination et de violence, la possibilite de la poli­tique est essentiellement liee aux pratiques de resistance, non seu­lement negativement, comme contestation de l'ordre etabli,revendication de justice, etc., mais positivement, comme « lieu»dans lequel se forment des subjectivites actives et des solidaritescollectives. Cependant, Ie propre de l'extreme violence est juste­ment de tendre a l'aneantissement de cette possibilite, c' est-a-direa la reduction complete des individus et des groupes it l'impuis­sance, dont font egalement partie les differentes formes de la vio­lence et de la contre-violence suicidaire. Cette question n'a cessede preoccuper certains philosophes, et tout particulierementSpinoza qui, meme s'il en a esquisse la description a propos deseffets de la monarchie absolue sur la capacite des individus apreserver leur instinct de conservation, en a recuse la possibilitedans l'absolu. La phenomenologie de la violence que nous pro­pose Spinoza (et sur laquelle a particulierement insiste Deleuze)repose sur 1'idee que 1'individualite comporte (aussi longtempsqu'elle survit) un minimum incompressible que la violence extremene peut aneantir ou retourner contre l'effort de vivre et de penserdes individus, dans la forme consciente ou surtout inconsciented'une « servitude volontaire» qui serait aussi une volonte desacrifice I, Cette idee, notons-le, est tout a fait differente de 1'ideehegelienne (en derniere analyse d'origine chretienne) selon la­quelle l'extreme violence peut etre « convertie » en progres ethique,juridique et politique, par la « puissance du negatif ». Et elle estd'autant plus interessante qu'elle repose en fait sur la these ducaractere transindividuel de 1'individualite elle-meme, c'est-a-dire

1. Dans Spinoza et le prob/eme de l'expression, Paris, Minuit, 1968, p. 184­185, 201-203 (j'ai moi-meme repris ce probleme dans « Spinoza, l'anti­Orwell )', La Crainte des masses, op. cit., p. 97).

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sur 1'idee que ce qui fait la capacite de resistance des individus alaviolence, et tout simplement constitue leur « etre », est l'ensembledes rapports qu'ils entretiennent wujours deja avec d'autres indi­vidus, qui « font partie d'eux-memes » comme eux-memes « fontpartie» de 1'etre des autres 1. Avec la capacite de resistance qui

1. Cette these rejoint Ie probleme pose en toutes lettres par les· grandstemoins de l'univers concentrationnaire, qui identifient Ie point limite de des­truction de l'humanite et de reduction de l'individu au statut de « chose » avecIe moment OU s'effondre la capacite de communication et de partage (maispour montrer aussi que ce point est presque indefiniment recule, en sorte queI' experience de la« mort vivante » est une experience des capacites de resistancede l'humain dans l'homme).

Robert Antelme : « Nous n'etions pas encore des familiers de la mort, pas entout cas de la mort d'ici. Son langage a lui, ses hantises, en etaienr impregnes,son calme aussi. Nous, nous pensions encore qu'il y avait un recours possible,qu'on ne mourait pas "comme c,:a", qu'on pouvait faire valoir des droits quandla question se posait a la fin, et surtout qu'on ne pouvait pas regarder "sans rienfaire" un camarade mourir. .. » (L'Espece humaine, Paris, Gallimard, 1957,p. 22); « La colonne continue. Les jambes avancent l'une apres l'autre, je nesais pas ce que peuvent encore ces jambes. De ce cote je ne sens pas encore venirla defaillance. Si elle vient, je pourrai peut-etre m'accrocher au bras d'uncopain, mais si je ne recupere pas) Ie copain ne pourra pas me tirer longtemps.Je lui dirai "je ne peux plus". II me forcera, lui-meme fera un terrible effortpour moi, il fera ce qu'on peut faire pour quelqu'un qui ne peut pas etre soi. Jerepeterai "Je ne peux plus" deux fois, trois fois. J'aurai une autre figure quemaintenant, la figure qu'on a lorsqu'on n'a plus envie. II ne pourra plus rienpour moi et je tomberai » (ibid, p. 224); « Le pere traite de con devant son fils.Le vieux affame et qui volerait devant son fils pour que son fils mange. Le pereet Ie fils couverts de poux; tous les deux perdant leur age et se ressemblant. Lesdeux ensemble affames, s'offrant leur pain avec des yeux adorants. Et tous lesdeux maintenant ici, sur Ie plancher du wagon. S'ils mouraient tous les deux,qui ne porterait Ie poids de ces deux mons [... J. Les SS croient que, dans lapartie de l'humanite qu'ils ont choisie, l'amour doit pourrir) parce qu'il n'estqu'une singerie de I'amour des vrais hommes, parce qu'il ne peut pas existerreellement. Mais la, sur Ie plancher de ce wagon, l'extraordinaire connerie dece mythe eclate. Le vieil Espagnol est peut-etre devenu transparent pour nous,mais pas pour Ie gosse [... j. Pour Ie fils, Ie langage et la transparence du pererestent aussi insondables que lorsque celui-ci etait pleinement souverain»(ibid., p. 274-275).

Varlam Chalamov : « Mort, Serioja Klivanski, mon camarade de premiereannee a l'Universite, que je retrouvai vingt ans plus tard dans la cellule detransit de la prison de Boutytka [... J. II aimait la poesie et, en prison, nousrecitait souvent des verso Au camp, il n'en recita plus jamais. II partageait son

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marque la puissance de vivre vient la capacite de parole, de reven­dication des « droits», de lutte pour 1'interet propre ou pourl'emancipation du genre humain. Toujours repoussee plus loin,elle est aussi toujours « idealement » visee par le systeme de lacruaute, ce qui montre bien qu'elle pose un probleme anthropo­logique et politique fondamental. Le probleme dont depend lapossibilite meme d'une « anthropologie de la politique », serais-jetente de dire.

II

Ace probleme, toute une partie de la philosophie contempo­raine a repondu en reactivant la question du mal, a l'articulationde 1'ethique et de la politique. Chez Spinoza (qui emploie preci­sement le nom traditionnel d'ethique pour designer le champtheorique dans lequel la possibilite de la politique peut etre « de­duite »des conditions generales de 1'individualite comme ensemblede relations et de confEts, de rapports de passivite et d'activite),1'idee d'un minimum incompressible et par consequent d'une capa­cite de resistance de l'individu ala violence (en particulier 1'ideequ'on ne peut pas empecher l'homme de penser) , est etroitementliee adeux theses que nollS serons obliges de problematiser, ce quiveut dire ala fois que nollS ne pouvons les tenir pour acquises, etque nollS devons en discuter les presupposes. Lune dit, contre lecourant dominant du contractualisme (et notamment contreHobbes), qu'il n'y a pas de nature qui soit opposable a1'histoire

dernier morceau de pain, ou plus exacrement il parrageair encore... Car il neparvint pas asurvivre quand il n'y eur plus de dernier morceau, donc plus rienaparrager avec personne » (Ricits de Kolyma, rr. fro O. Simon et K. Kerel, Paris,Denoel, 1969, p. 16); « Nous sentimes soudain que la ration de pain ne noussuffisait pas, qu'un insatiable desir de manger nous rongeait. .. Impossible derien acheter, impossible de demander aun camarade Ie moindre quignon depain [... J. Brusquement, plus personne ne parragea plus rien avec personne,chacun grignotait en cachette, a la hate, dans I' ombre, fouillait perpctuelle­ment ses poches en qucte de miettes de pain. La chasse aux miettes devint l'oc­cupation automatique de tout deporre des qu'il avait une minute de libre. Maisles minures de liberre se firent de plus en plus rares » (ibid., p. 89).

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des institutions et a la politique, et plus generalement pas d'endera de la politique, donc pas de « fondement » pour la differenceentre les formes de societe et les regimes, autre que l'economiedifferente des forces qui s'exercent en elles. Lautre dit que lanotion du « mal» est imaginaire, et qu'elle correspond se~lement

ala fac;:on dont les individus qui sont « conscients de leurs desirset ignorants des causes qui les determinent » (Ehique, appendicede la premiere partie) se representent les puissances qui font obs­tacle aleur interet et aleur conservation, et qui donc les « detrui­sent ». En derniere analyse, la mort, qui est Ie « mal» par excellenceparce qu'elle correspond a 1'isolement definitif de 1'individu enface de ses semblables : on peut donner et recevoir la mort desautres, mais on meurt toujours seul, sinon « pour soi-meme ».Meme si nous ne la canservons pas telle quelle, cette these a 1'im­mense avantage de poser Ie probleme ethique au voisinage deslimites que fait surgir la phenomenologie de l'extreme violence.

Cependant la critique de la reference au « mal» peut etre meneeselon des modalites tout afait differentes. Elle a ete reprise avecvigueur par Alain Badiou dans un petit livre intitule L'Ethique quifait reference aSpinoza, mais se reclame plutot d'une orientationplatonicienne 1. Se referant aLevinas, mais ayant en vue un cou­rant plus large de defense philosophique des « droits de l'homme»et des « droits du vivant» apartir de 1'identification et de la de­nonciation du Mal camme ce que la politique et plus generale­ment l'action humaine doit fuir et rendre impossible 2, Badiou

1. A. Badiou, LEthique. Essai sur la conscience du Mal, Paris, Hatier, 1993.2. « Les "droits de l'homme" sont des droits au non-Mal: n' etre offense

et maltraite ni dans sa vie (horreur du meurtre et de l'execution), ni dans soncorps (horreur de la torture, des sevices et de la famine), ni dans son identiteculturelle (horreur de l'humiliation des femmes, des minorites, etc.). Laforce de cette doctrine est, de prime abord, son evidence. On sait en effetd'cxperience que la souffrance se voit. Deja les theoriciens du XVIII' siecleavaient fait de la pitie - identification ala souffrance du vivant -Ie principalressort du rapport a autrui. Que la corruption, I'indifference ou la cruautedes dirigeants politiques soient les causes majeures de leur discredit, lestheoriciens grecs de la tyrannie Ie notaient deja. Qu'il soit plus aise de consti­tuer un consensus sur ce qui est mal que sur ce qui est bien, les eglises en antfait I'experience : illeur a toujours ete plus facile d'indiquer ce qu'il ne fallait

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s'est propose de montrer de fayon mi-argumentative mi-axioma­tique, que l'ethique et la politique (done leur articulation) doi­vent se fonder, non sur Ie primat de la reference au Mal,negativement, mais positivement sur la reference au Bien que,selon une tradition qui va de Platon asaint Thomas (meme s'il enpropose, techniquement, une definition differente et meme anti­thetique), il identifie a la Verite l

• Cette critique se developpeselon deux axes qui ne sont pas, en effet, sans faire penser acer­tains themes du spinozisme : d'une part l'idee que la positionethique (et par voie de consequence politique) fondee sur Ie pri­mat de l'iMe du Mal (ou du Mal « radical ») est indissociabled'une obsession de la mort et done d'une soumission « nihiliste »

ala pulsion de mort dans Ie moment meme ou elle en combat les

pas faire, voire de se contenter de ces abstinences, que de debrouiller ce qu'ilfallait faire. II est en outre certain que route politique digne de ce nom trouveson point de depart dans la representation que se font les gens de leur vie etde leurs droits [ce que Badiou appelle ailleurs "I'opinion"]. On pourraitdonc dire: voila un corps d'evidences capable de cimenter un consensusplanetaire, et de se donner la force de son imposition. Et pourtant il fautsoutenir qu'il n'en est rien, que cette "ethique" est inconsistante, et que larealite, parfaitement visible, est Ie dechainement des ego·ismes, la disparitionou l'extreme precarite des politiques d' emancipation, la multiplication desviolences "ethniques", et I'universalite de la concurrence sauvage. » (Ibid.,p. 11-12.)

1. Pour Badiou, qui parle a propos de sa propre philosophie d'un « plaro­nisme du multiple ", la conversion classique du Vrai et du Bien, mise a mal parles philosophies critiques, puis les « philosophies du soup<;:on ", et finalementles philosophies post-heideggeriennes de la deconstruction qui se veulent desnon-philosophies, doit etre repensee a partir de la substitution de I'idee dumultiple a celie de tun. Elle est donc associee, non a I'idee d'etemite ou detranscendance, mais a celles d'evenement (dont la caracteristique fondamen­tale est la « rarete ,,) et d'immanence. Mais elle demeure associee a la critiquedu monde de la « vie" et a la croyance (ou foi, fidelite) dans I'immortalite queprocure la foi ou fideJite a une « verite" qui se manifeste par sa puissance derupture (ou « for<;:age ») envers les savoirs etablis et l'ordre institutionnel qu'ilsfondent (mais a condition routefois de se garder des « trahisons » qui remettentles verites au service de I'ordre, et des « simulacres " qui creent I'evenement nona partir de I'universel mais de la particularite : ainsi la « revolution» national­socialiste. D'ou. Ie caracrere « militant» de la foi ethique fondee sur la defini­tion du Bien comme Verite).

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manifestations I, d'autre part 1'idee que Ie Mal est une generaliteabstraite fondee sur la puissance (et Ie cas echeant la manipula­tion) des analogies qui permettent de constituer des « ~nemis »

du genre humain par assimilation a des figures archetypiques de1'inhumain (ainsi, 1'utilisation du nom d'Hitler et de la referencea la Shoah pour identifier de nouvelles incarnations du Mal:l'Islam en particulier) 2.

La faiblesse d'un tel discours - ames yeux du moins - estcependant que, ayant procede a un renversement terme a terme a1'interieur du couple metaphysique du Bien et du Mal (procla­mant la superiorite de l'ethique du Bien sur l'ethique du Mal,alors que Spinoza, on s'en souvient, les considere comme rigou-

1. CJ A. Badiou, L'Ehique, p. 32 sq. (( I:ethique comme maitrise "occiden­tale" de la mort ,,). II faut noter que, dans la perspective de Badiou, I' obsessionde la mort n'est pas fondamentalement distincte de l'obsession de la vie: ce nesont que les deux faces d'une meme representation qu'il appelle « I'animalite ».

La mort dont il est question ici n'est done pas vraiment analysee selon desmodalites differentielles dont il importerait de faire la phenomenologie, elle estsynonyme de « mortalite » en general.

2. Cf ibid., p. 55 sq. (( De l'existence du Mal »). Badiou recuse alaftis Iediscours de « l'unicite de la Shoah » et celui de sa repetition indefinie, deuxfaces d'une meme opinion negative dont l'incompatibilite n'est qu'apparente :« Ce paradoxe est en realite celui-Ia meme du Mal radical (et a vrai dire, detoute "mise en transcendance" d'une realite ou d'un concept). II faut bien quece qui donne mesure ne soit pas mesurable, et que cependant il soit constam­ment mesure. I:extermination est bien a la fois ce qui donne mesure a tout IeMal dont notre epoque est capable, etant done par elle-meme sans mesure, etce a quoi, la mesurant ainsi sans cesse, on doit comparer tout ce dont onrequiert qu'il soit juge selon l'evidence du Mal. Ce crime, en tant qu'exemplenegatif supreme, est inimitable, mais aussi bien n'importe quel crime en estune imitation. » La question de l'utilisation des prototypes, ou mieux encore,des noms du Mal absolu (et du nom meme de « mal ») dans la construction desfigures de !'ennemi autour desquelles se mobilise une communaute ou unordre social (qui peut etre lui-meme extremement violent et desordonne) estsans aucun doute une question anthropologique fondamentale, qui peut aussietre etudiee de fa<;:on concrete et localisee : if, par exemple, sur la criminalisa­tion et la diabolisation des pauvres dans les megalopoles bresiliennes (SaoPaulo), ou l'extreme violence des polices publiques et privees repond a la me­nace des illegalismes de masse, Ie livre de Teresa Caldeira, City ofWalls. Crime,Segregation, and Citizenship in Sao Paulo, Berkeley, University of CaliforniaPress, 2000.

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reusement inseparables, pour ne pas dire synonymes), ou meme a.un renversement du renversement (si l'on admet que les ethiques duMal radical, avant et apres Kant, sont commandees par la destruc­tion de l'Idee du souverain Bien, et qu'il importe, non de retablircelle-ci, mais d' en degager le veritable principe d'universalite:1'immortalite des verites), il s'avere litteralement obsede par lamenace des differentes formes du Mal dont il a deduit l'existenceen tant que negatif du Bien: avant tout, le « simulacre », formel­lement indiscernable de la verite dont il mime le caractere eve­nementiel et la puissance de destruction de l'ordre etabli quiengendre la fidelite subjective (1'exemple par excellence de ce« desastre » etant a. nouveau Ie nazisme, en tant que « revolutioncontre-revolutionnaire »), mais aussi, en tant que condition depossibilite de 1'illusion, Ie regne general de l'opinion, lui-memefonde sur des generalites negatives telles que « l'ego·isme », la« puissance de 1'argent» (ou du marche), Ie « communauta­risme », etc. L'idee d'une ethique du Bien s'avere donc indiscer­nable de 1'idee que, a. de « rares» exceptions pres (rarete desevenements fondateurs, rarete des fidelites sans trahison, etc.), leshumains vivent dans le monde du Mal, ou du moins de la perver­sion et de 1'ignorance du Bien. On se retrouve au point de depart,c'est-a.-dire a. l'indistinction des figures du negatif. Or, c'est preci­sement de cela qu'il faudrait, me semble-t-il, sortir pour faire facea. la question posee par Spinoza, et en sens inverse par la pheno­menologie contemporaine de l'extreme violence, celle des limitesde la capacite politique collective (ou si l'on veut des limites« impolitiques » de la politique) 1.

En realite, la plus grande partie de la reflexion contemporainesur l'extremite de la violence ne s'est pas organisee autour d' une

1. Le terme «impolitique », derive pour une part du titre de l'ouvragecelebre de Thomas Mann (Betrachtungen eines Unpolitischen [1918], traduit enfran<;:ais comme Considerations d'un apolitique), a ete mis en ceuvre notammentdans une serie d' ouvrages de Roberto Esposito, a commencer par Categoriedell'impolitico, Bologne, II Mulino, 1988, et surtout Nove pensieri sulfa politica,Bologne, II Mulino, 1993 (dont Ie chapitre 8 est entierement consacre a laquestion du « mal» comme categorie politique, defini apartir du phenomenede l'efficement de la trace de l'ennemz).

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notion indifferenciee ou metaphysique du mal « absolu » (memesi elle a ete amenee a en repenser la signification, en particulierdans la trace des theorisations kantiennes et post-kantiennes dela perversion de la liberte, ou de la theorisation nietzscheennedu nihilisme), mais en fonction d'un probleme specifiquementmoderne qui est celui des rappons entre la « destruction du poli­tique » et la « destruction de 1'humain » comme aspects correlatifsd'une meme productiviti essentielle.

Faut-il parler ici d'une « destruction du politique » ou plutotd'une « capture de la politique »? Pour etudier cette questionj'avais propose en un autre lieu 1 de raisonner selon les deux axesd'une « structure» fondee sur Ie croisement des deux modalitesde destruction de l'action : celIe que j'appelle « ultra-objective »,reduisant les etres humains au statut de choses eli'minables etinstrumentalisables a volonte dans Ie monde des marchandises,et celIe que j'appelle « ultra-subjective », faisant des individus etdes communautes en proie au delire de la puissance souveraine lesexecutants d'un plan de liquidation des forces du « mal ». 11 nes'agit pas tant, dans mon esprit, d'une structure de « causes »,ayant une fonction explicative, que d'une structure d'effets obser­vables, mais dont la cause (en tout cas la cause principale, ultime)est « absente ». Elle ne sert done pas tant a dasser et expliquerrationnellement les formes de l'extreme violence historique, enreduisant leur heterogeneite essentielIe, qu'a interpreter leur sur­determination, en approchant de plusieurs cotes a la fois, a la li­mite du discours et de la metaphore, les points critiques de notreexperience, ou la mesure se transforme en demesure, 1'homoge­neite en heterogeneite (Bataille 2), Ie rapport (y compris Ie « rap­port de forces ») en non-rapport, par disparition ou absolutisationde la figure de l'adversaire en tant que tel 3

1. Cf supra, premiere partie, « De I'extreme violence au probleme de lacivilite », p. 39 sq.

2. G. Bataille, «La structure psychologique du fascisme» [1933-1934],dans CEuvres completes, t. I, op. cit., p. 339-371.

3. Clausewitz, on Ie sait, considerait que dans la guerre l'objectif militaireest l'aneantissement de la capacite defensive de l'adversaire, ou de sa capacitede resistance, mais il distinguait soigneusement cet objectif militaire d'un

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La prise en compte de l'extreme violence et de son effet spe­cifique de destruction des conditions de possibilite de la poli­tique (a. commencer par la possibilite meme de la lutte ou del'agan) pose les questions amhropologiques les plus difficiles.Elle me parait etroitement melee a. la possibilite de dissocier, aumoins relativemem, une pensee de 1'histoire et de 1'historicited'une pensee « eschatologique» ou apocalyptique des « fins del'homme ». Car ce qui est en cause, c'est la coexistence - a. lalimite 1'indiscernabilite - de la production de l'humain par l'homme(c'est-a.-dire par la societe, la culture) et de la destruction de l'hommepar l'homme, dans les formes et les institutions memes de 1'hu­manisation (ce dom les genocides sciemifiquement planifies etindustrialises donnem une illustration, mais aussi les « enseigne­ments de la haine »). On peut essayer de rapprocher cette ques­tion de plusieurs thematiques qui om acquis une grande resonancedans la philosophie comemporaine.

CelIe du mal radical en est une, en effet. On sait que H. Arendtla rattache toujours, dans une terminologie post-kamienne, a.l'aneamissemem de la « spontaneite », c'est-a.-dire a. la fois de lacapacite de jugemem et de la capacite de resistance. Mais elle enfait aussi un effet de l'ensemble des transgressions qui tendent a.brouiller les distinctions du sujet et de l'objet, du bourreau et dela victime, bref de l'activite et de la passivite, et instituent ce quePrimo Levi, je 1'ai rappele, appelle la « zone grise ». Ce que j'in­terprete, pour ma part, non pas tam comme une confusion desroles de bourreau et de victime que, au second degre, comme1'emergence d'une question (en fait indecidable) qui porte sur laplace de l'inhumain dans l'humain (ou dans « l' espece humaine ») :des bourreaux et des victimes, ou des utilisateurs et des utilises,qui est devenu 1'equivalem d'une bete, ou d'une machine, d'unStuck?

Une autre thematique indissociable de 1'idee d'une productiondestructrice repose - par exemple chez Adorno et generalement

objectif politique, et par consequent maintenait un ecart entre la destructiondes moyens et celle de ['existence meme des hommes, leur elimination ou leurtransformation en objets « superflus ».

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dans l'Ecole de Francfort - sur l'inversion de la conception queles economistes se font de la rationalite industrielle, qui inclutl'idee de « destruction productrice », et sur son extension a l'en­semble de 1'histoire. On rejoint par la la reflexion presente chezArendt dans l'idee de la desutilite des camps et generalementdes institutions du totalitarisme, qui est en somme l'autre facede l'idee du mal radical, qu' elle tire au-dela de sa significationkantienne, chargee de presupposes theologiques, d'une « per­version de la volonte », pour aller jusqu'a celIe d'un renversement« diabolique » de 1'idee meme de loi, que Kant, pour sa part,avait soigneusement ecartee. C' est, au fond, Ie meme problemeque celui de la « banalite du mal », comme obeissance desin­teressee a une loi de destruction des conditions humaines de lavie, qui se presente donc comme un « imperatif cafegorique »de deshumanisation collective, dont la source est elle aussianonyme 1.

Mais surtout on peut essayer de rapprocher de telles pensees dela limite anthropologique de ce que, dans une serie de textes,Jacques Derrida a propose d'appeler l'au-dela de la pulsion demort, c'est-a-dire, si je comprends bien, la dissociation de sa ten­sion ou de son « unite de contraires » constitutive chez Freud, quien fait a la fois la puissance de destruction ou de denaturation dela vie et la puissance de « protection» du vivant individuel contreson instrumentation par Ie processus de perpetuation de la viegenerique, pour ne laisser subsister qu'une pulsion de maitrise, oud'emprise (Bemachtigungstrieb) que Derrida associe au principe desouverainete. On n'est plus du tout ici dans l'analogie psycholo­gique d'une mauvaise volonte ou d'une « mechancete » humaine,mais dans l'hypothese d'un retournement contre la vie elle-memede son association constitutive avec la mort, qui en retournerait lafonction de defense du « moi » ou de l'individualite en proces­sus d'appropriation sans limites (y compris et peut-etre d'abord

1. Sur la complementarite et Ie decalage des deux formulations d'Arendt,qui ant donne lieu ade nombreux commentaires, if en particulier Adi Ophir,« Between Eichmann and Kant: Thinking on Evil after Arendt », dans Historyand Memory, vol. 8(2), 1996 (voir aussi son livre, The Order a/Evils: Toward anOntology a/Morals, New York, Zone Books, 2005).

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Apres-coup. Sur fes fimites de fanthropofogie pofitique

l'appropriation de soi) 1. ]e dis qu'on echappe ici au psycholo­gisme, mais bien entendu, comme chez Freud lui-meme, on semaintient plut6t sur une ligne de crete extremement malaiseeentre la psychologie et la metaphysique, c'est-a-dire entre deuxfa<;:ons de se referer a l'idee de la nature humaine, empiriquementou speculativement. Lidee de la « pulsion de mort» et de son au­dela, ou de sa limite, n'est assimilable ni a une « guerre de chacuncontre chacun » ala fa<;:on de Hobbes, ni a une « selection natu­relle » a la fa<;:on de Darwin et de ses interpretes en politique. Onrejoint la question du statut anthropologique de l'extreme vio­lence, dont la modalite aporetique est mise en valeur. Une phe­nomenologie des modalites de l'existence humaine qui fontintervenir l'extreme violence recherche des experiences limites,ou plut6t s'interroge sur leurs conditions de possibilite et d'im­possibilite. Mais aussi elle tend a effacer les distinctions re<;:ues,normales et normatives, entre nature et histoire, ou nature et poli­tique, comme entre humanite et inhumanite.

III

Comment, des lors, pourrions-nous tenter de reformuler lesobjectifs de la politique en tenant compte de sa limite constitutive,qui lui est interne et non pas imposee par les seules circonstances?Ce ne peut etre Ie cas, a mon avis, qu'en assumant philosophique­ment son irreductible complexite, qui interdit de la rapporter aune seule categorie, meme si les concepts de la politique que nousinvoquons concurremment se situent dans un voisinage necessaire.Mais voisinage veut dire aussi, necessairement, tension.

]e reviendrai ici, particulierement, sur la tension qui existeentre les notions - etymologiquement tres proches - de citoyen­nete et de civilite, que j'ai eu l'occasion d'aborder deja en d'autreslieux 2

• Faut-il aller jusqu'a dire que ce sont la des « contraires »

1. Cf J. Derrida, Etats dame de fa psychanafyse, Paris, Galilee, 2000. Et aussiFethi Benslama, « La depropriation '" art. cit.

2. Cf en particulier « Trois concepts de la politique », La Crainte des masses,op. cit.

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VioLence et civilite

qui se presupposeraient en quelque sorte 1'un I'autre, dans unprod~s historique ininterrompu? La citoyennete « moderne »dont nous sommes les produits et, dans la mesure du possible, lesacteurs, est en droit universelle, meme lorsqu'elle s'institue dansdes frontieres (peut-etre demain a. travers des frontieres, commecitoyennete transnationale). C'est pourquoi elle ne peut prendreque la forme paradoxale d'une « communaute sans commu­naute », ou sans lien substantiel, sans « origine » naturelle ou sur­naturelle. Elle ne peut etre que la construction immanente,collective, de la reciprocite des droits, invalidant simultanementles formes de la domination et de la discrimination (pour laquellej'avais tente naguere de produire un mot-valise concentrant 1'his­toire de la tradition democratique: egaliberte 1). Je rattache aucontraire I'idee de civilite au mouvement d'identification'et de desi­dentification (ou si l'on veut de distanciation au sein meme desidentifications sans lesquelles il n'y a pas de solidarite humaine), etpar consequent de retrait par rapport a. la puissance meme ducollectif (ce qui ne veut pas dire « individualisme »). Et par conse­quent je fais 1'hypothese qu'en sus de la citoyennete il faut unmoment propre de civilite dans la politique pour y introduirel'exigence de l'anti-violence, ou d' une resistance a. la violence, etparticulierement d'une resistance a. cette violence reactive qu'in­duit la violence elle-meme, des lors qu'elle se generalise.

Luniversalite « negative» de la communaute des citoyens ­non pas tant dans sa dimension extensive, c' est-a.-dire territoriale,et par consequent nationale, que dans sa dimension intensive, ega­litaire et democratique - ne peut etre Ie resultat de 1'institutionde I'ordre public que dans des conditions toujours provisoires etdes limites sociales tres etroites. Elle ne tire sa dynamique histo­rique que d'un proces subjectif: ce que Lefort appelle « inventiondemocratique » et Ranciere, revendication de la « part des sanspart ». Je 1'ai appele de mon cote « I'insurrection emancipatrice »,que vient a. la fois perenniser et recouvrir la constitution. Mais

1. E. Balibar, «Droits de I'homme et droits du citoyen: la dialectiquemoderne de l'egalite et de la liberte", Les Frontieres de La democratie,op. cit,

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Apres-coup. Sur les limites de l'anthropologie politique

cette insurrection a son tour n'a de sens que par rapport a une loiou a un ordre communautaire qu'elle reconnait de fa<;:on « cri­tique ». Comment, done, associer les deux mouvements subjectifsa la fois tres proches et irreductibles, jamais absolument iden­tiques, 1'un et l'autre requis par les circonstances dans lesquelsnous sommes confrontes a l'extreme violence: celui qui nousconduit a exiger une justice, voire une « reparation» du tortinflige par la domination et l'exploitation, a reclamer des droits(et particulierement des droits egaux) dans la forme d'une insur­rection constituante, fondatrice de la communaute universelle, etcelui qui rend possible une distanciation par rapport aux interetset aux images substantielles de la communaute, mouvement dont1'universalite propre n'est pas de type communautaire et intensifmais extensif et « diasporique» (pour lequel on pourrait aussireprendre a Foucault, en etendant quelque peu sa signification, lanotion d' « heterotopie » I) ?C'est la peut-etre l'enigme, en tout casl'aporie pratique de la politique. Mais cette aporie est aussi l'ou­verture dans laquelle, en ecartant les formes de la « terreur » ou dela « cruaute », peut se reconstituer ou se reinventer la politique, defa<;:on aleatoire, au sein de chaque « moment actuel» qui larequiert, et du meme coup lui donne sa chance.

C'est aussi bien cette combinaison paradoxale, pragmatiqueou « performative », dans la mesure OU elle vise un proces d'auto­transformation de la politique (et de la subjectivite politique, dela representation meme de taction), qu'on peut deceler dans lareflexion d'Arendt a laquelle plusieurs ici se sont deja referes,lorsqu'dle envisage Ie probleme de la politique des droits de1'homme. ridee fondamentale d'Arendt (exposee a la fin de ladeuxieme partie des Origines du totalitarisme, dans Ie chapitresur « Ie declin de 1'Etat-nation »), et qu'on pourrait appeler son« theoreme » metapolitique, constitue une transformation critiquede l'exigence emancipatrice contenue dans la proposition de l'ega­liberte ou dans 1'idee d'une « politique des droits de l'homme ».

1. M. Foucault, « Des espaces autres» [1967-19841, dans Dits et terits,t. IV, op. cit., p. 752 sq. Le terme avait ete avance pour la premiere fois dans lespages introductives de Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1967.

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Violence et civilite

Pour Arendt, on le sait, ce que la crise de 1'Etat-nation et les phe­nomenes massifs de denationalisation et les deportations de popu­lations qui l'accompagnent (pour lesquels elle forge l'expressionde « sans Etat » qui sert desormais de modele a. toute une serie d'ex­pressions semblables ou derivees : en particulier les sans-papiers)ont revele, c'est que ce ne sont pas les « droits de 1'homme », ausens moral et philosophique (( cosmopolitique ») du terme, quiconstituent le fondement et la garantie des droits du citoyen et de1'Etat de droit, mais bien 1'inverse : la. OU les droits du citoyeninstitutionnellement definis sont abolis (et pour ceux qui en sontpolitiquement depouilles), les « droits de 1'homme » fondamen­taux n'existent plus non plus. Le « droit d'avoir des droits » (rightto have rights) qui conditionne tous les autres ne s'enracine ni dansune nature ni dans une revelation. 11 n'est pas reductible nonplus bien entendu a. la modalite positive, constituee, de l'exer­cice du pouvoir (ce qui veut dire aussi qu'il ne peut etre pure­ment « octroye » par un souverain, serait-ille « representant dupeuple »). Mais il se constitue a. la jointure meme de la resistanceindividuelle a. l'oppression, a. l'assujettissement, a. la mort, et del'affirmation collective d'une dimension « publique» de l'exis­tence humaine, c'est-a.-dire au point de naissance de 1'institution.En d'autres termes, les declarations universelles de droits qui fontde la liberte et de l'egalite des exigences rigoureusement indisso­ciables et reciproques, sans compromis avec les « ordres lexico­graphiques» (comme dit Rawls) que tendent a. leur imposer lespouvoirs despotiques ou oligarchiques, proclament effectivement(sur le mode d'une injonction et d'une rache, mais aussi commepremiere modalite performative de son existence) la realite de la« ftrme politique », la communaute des citoyens comme seuleforme de realisation effective de « l'humain ». Par OU le republica­nisme d'Arendt, dont on dit souvent qu'il est inspire de modelesantiques et par consequent hante par la nostalgie de la « cite », dela petite communaute des egaux qui seraient aussi des semblables(homoioi), s'avere plutat en mesure de poser un probleme entiere­ment ouvert sur l'actualite de 1'universel, a. l'epoque de la mondia­lisation : celui des modalites d'institution du droit au droit, ou dela citoyennete, dans un monde OU la communaute politique n'a

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Apres-coup. Sur Ies Iimites de l'anthropologie politique

plus de bases naturelles, ou tradition nelles, mais ne peut resulterque d'une decision et d'une pratique 1. Ce qui revient aussi, mesemble-t-il, a. prendre acte du fait que les droits du citoyen ne sereferent pas a. une humanite ou a. une nature humaine prealable,mais forment un couple «constituant» avec la civilite qui estl' autre face de la communaure : non pas tant la face « negative»en face du positif, que la face « critique », et meme auto-critique.

On pourrait reformuler ceci de facron speculative: la seulefacron d'eviter que Ie « fondement » democratique du politique ­ce que les declarations classiques avaient appele la liberte et l'ega­lite « naturelles », avec ou sans reference a. une revelation - soitimmediatement contredit et nie dans son institution, c'est d'abolirIe fondement lui-meme, c'est-a.-dire de concevoir Ie politique (et laproposition de l'egaliberte) comme une «fiction» absolue, oucomme une institution sans fondement, necessairement et irre­mediablement contingente 2

• Le seul « fondement» est un fon­dement negatif, c'est la terreur ou l'extreme violence (ou lacombinaison des formes de l'extreme violence, qui est la terreurmeme). C'est donc la possibilite aleatoire, exclusivement pra­tique, d'ecarter la terreur, de la diffirer plus ou moins complete­ment et plus ou moins longtemps. Proposition «pessimiste »,sans doute, du point de vue anthropologique, et qu'on pourraitpour cette raison croire encore « hobbesienne », si ce n'est quela terreur dont il s'agit ici n' a rien d'un « etat de nature» pre­politique. Elle serait plutot ultra-politique, surgissant en perma­nence de la facron dont la politique se « continue» par « d'autresmoyens », ou pousse a. l'extreme ses propres moyens. Et par voiede consequence elle ne peut etre ecartee par I'institution du poli­tique sous la forme de l'absolu juridique, ou de I'imperium sou­verain qui pretend toujours « sauver » I'homme de sa mauvaise

1. CJ. H. Arendt, Les Origines du totalitarisme, op. cit., II' partie, « Limpe­rialisme », ch. IX, « Le declin de l'Etat-nation et la fin des "droits de l'homme" ».

Et parmi les commentaires, en particulier Marie-Claire Caloz-Tschopp, LesSans-Etat dans fa philosophie d'Hannah Arendt. Les humains superflus, Ie droitd'avoir des droits et Ia citoyennete, Lausanne, Payot, 2000.

2. E. Balibar, « Impolitique des droits de I'homme : Arendt, Ie droit auxdroits et la desobeissance civique », dans La Proposition de l'egaliberte, op. cit.

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Violence et civilite

nature. C'est en ce sens que je tente de penser une institution dela citoyennete qui serait en permanence mesuree a l'aune de lacivilite, dont l'institution de la civilite constituerait comme lacondition interieure 1.

Et c'est ici que, meme tres brievement, il est impossible de nepas evoquer la dimension essentiellement tragique de la politique.Sans doute cette qualification n'est pas univoque, meme si, dansnotre culture contemporaine, elle puise ades sources qui sont enpartie les memes: I'heritage des Crecs, la lecture de Nietzsche.C'est Ie cas chez un auteur comme Albert Camus, aqui Ie retraitdes morales de « l'engagement» et des messianismes religieux ouseculiers permet anouveau de representer aujourd'hui dans notreculture un pole de reference 2. Dans L'Homme revolte (1951),Camus avait decrit la revolution comme Ie recouvrement de larevolte par Ie nihilisme et comme un delire de destruction inspirepar l'illusion du sens de I'histoire. II avait defini la morale poli­tique comme une « pensee des limites » et une « pensee de midi »,alliant Ie sens de la mesure ala pratique du confEt (dont Ie modeleetait ases yeux Ie syndicalisme revolutionnaire proudhonien). Decette philosophie il avait tente de faire l'application pendant laguerre d'Algerie, en particulier en lanyant en 1956 (deux ansapres Ie declenchement de la guerre de liberation) un « Appelpour une treve civile en Algerie », aux termes de laquelle les « deuxpeuples » pour qui I'Algerie etait devenue terre natale auraientconvenu de limiter les methodes de leur affrontement aux formesreconnues par Ie droit de la guerre, ecartant ainsi la « fatalite » de

1. lei se situerait une reflexion sur ce qui, en depit de leur proximite initiale(surtout perceptible dans l'allegorie du « meurtre du pere » comme conditionde la reunion politique des freres, ou des « semblables »), separe finalementFreud de Hobbes, et que deploient des textes comme Psychologie de masse etanalyse du moi ou Malaise dans la civilisation, ou la cruaute se situe ala fois ducote de l'instance « civilisatrice » et du cote de l'institution politique, ce quiappelle implicitement une strategie d'autolimitation de l'autorite souveraine.

2. Le rapport de Camus aux Grecs est medic, non seulement par Nietzsche,mais par Simone Wei!. Sur sa conception des rapports entre la morale et lapolitique, une interessante analyse recente est celie de David Carroll, AlbertCamus the Algerian: Colonialism, Terrorism, Justice, New York, Columbia Univer­sity Press, 2008.

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la tragedie 1. A ces formulations irrealistes (d'abord parce qu'dlespresupposent ce qu'il faudrait etablir, la position symetrique descombattants d'une guerre coloniale), quels qu'en soient la noblesseet Ie courage, il faut, je crois, preferer celles plus anciennes de MaxWeber dans La Vocation d'homme politique :

Quiconque fait un paete avec les moyens de la violence, pourquelque fin que ce soit - et c'est Ie cas de tout homme politique ­est a la merci des consequences qu'elle emporte. Cela vaut toutparticulierement pour l'homme qui se bat pour une conviction,qu'elle soit religieuse ou revolutionnaire [... ]. Quiconque veutpratiquer la politique d'une fac,:on donnee, et surtout s'il veur enfaire sa profession, doit etre conscient des paradoxes ethiquesqu'elle comporte et de la responsabilite qu'il assume eu egard acequ'il peur devenir lui-meme sous leur influence. 11 fait un paeteavec les pouvoirs diaboliques qui rodent derriere tout usage de laviolence [... ]. Seul celui qui a la certitude de ne pas etre brise parun monde trop bete ou trop ignoble pour comprendre ce qu'illuipropose, et qui croit pouvoir dire « qu'importe » envers et contretout, ala « vocation » de l'homme politique 2.

Mais la question qui se pose a la politique d'aujourd'hui n'estsans doute plus exactement celle-la, encore marquee par 1'ideemachiavelienne, hegelienne et nietzscheenne que « les grandshommes font l'histoire». Ce serait au contraire celle de savoircomment l'equilibre de l'ethique de la conviction et de l'ethiquede la responsabilite peut etre democratiquement partage.

Je mettrais pour rna part differentes hypotheses en relationavec cette reference a la tragedie. D'abord - negativement - l'ideequ'une politique de la civilite (et c'est sans doute ce qui fait qu'ellene peut se decliner completement ni sur Ie mode epique ni sur Iemode messianique) ne s'identifie pas plus a la non-violence qu'a lacontre-violence qui previent la violence ou lui resiste. Ce qui veutdire aussi qu'elle ne peut co"incider (en tout cas uniquement, oucompletement) avec 1'imperatif de la paix. Acote de celui-ci, elle

1. Albert Camus, CEuvres completes, Paris, Editions du Club de l'HonneteHomme, 1983, vol. V, p. 383-392.

2. M. Weber, Le Savant et Ie Politique, op. cit., p. 200 sq.

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Apres-coup : Sur les limites de l'anthropologie politique

doit faire place, non seulement a la justice, mais a l'affrontementpolitique (agon) ou au confEt sans lequel celle-ci n'a pas de valeurd'emancipation, et tout simplement ne peut etre conquise. Or Iepropre de l'extreme violence n'est pas tant, peut-etre, de detruirela paix ou de la rendre impossible, que d'aneantir Ie confEt lui­meme, en lui imposant une demesure qui Ie prive de toute his­toire et de toute incertitude.

Ensuite, 1'idee que Ie debat avec la « violence» sous ses diffe­rentes formes (aussi bien objectives que subjectives) est essen­tiellement sans fin. C'est pourquoi, au fond, « il n'y a pas denon-violence ». Un rapport de forces qui peut aller jusqu'aunon-rapport des forces, a leur de-mesure, et qui par consequentaneantit ou annule ce que Foucault appelait ragon, c'est-a-dire Ierenversement virtuel inscrit dans les resistances a toute domina­tion, et 1'heterotopie des espaces libres que menage encore toutenormalite sociale ou territoriale, appartient a l'evolution possiblede tout confEt dans lequel sont investies des forces sociales fon­damentales et par consequent des principes d'organisation socialeantagoniste.

On a beaucoup discute de la « fin de la tragedie » depuis desannees (et peut-etre meme depuis des siecles, car ce debat estcoextensiH 1'idee meme de modernite 1), en se posant la questionde savoir si elle doit etre consideree comme irreversible et com­ment il faut l'interpreter du point de vue du rapport entre lescategories esthetiques et politiques. Peut-etre en effet n'y a-t-ilplus de possibilite d'ecrire des « tragedies» (ce qui, sans doute, im­plique aussi qu'on ne puisse plus ecrire de comedies ... ). Maisil doit etre possible de renouveler l'ecriture du tragique dans laforme du reportage ou du discours politique, a la condition deprendre garde au fait que les « sujets tragiques» d'aujourd'hui(que je n'appellerai pas des heros, meme si leur hero"isme ne faitpas de doute) sont ces militants de 1'impossible qui, en Palestinepar exemple, venant des deux cotes d'un « mur » en construction,tentent de faire un obstacle de leurs corps et de leur parole a

1. C'cst par cxcmple la these de Hegel: « notre temps n'a plus besoin deheros ».

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Apres-coup : Sur les limites de l'anthropologie politique

1'irreversible separation des communautes, sans oublier pourautant de quel cote est la puissance, et de quel autre la faiblesse.

Le « tragique » de la politique, c'est l'element de demesure dupouvoir qu'elle contient, auquel se referait Max Weber. Mais c'estaussi Ie risque de perversion des resistances, des revoltes, des revo­lutions que suscite l'oppression ou la terreur, et qui les transfor­ment en contre-violences destructrices et auto-destructrices. Onpense au « peuple des demons» kantien, dont l'auteur de la Reli­gion dans les limites de la simple raison disait qu'une constitutionrepublicaine devait pouvoir fonctionner aussi pour lui, et qu'ilidentifiait peut-etre au peuple revolutionnaire, c'est-a-dire ausujet meme de la liberte dans 1'histoire. Mais Ie tragique de lapolitique peut devenir une politique du tragique a partir de ladecision ethique qui dit que Ie risque de la perversion de la revolten'est jamais une raison sufJisante pour ne pas se revolter. Telle seraitpeut-etre l'application « par en bas» de la formule weberienne,dans les toutes dernieres pages de Politik als Beruf, qui pose commetache propre du politique la realisation de « l'impossible » dansl'element diabolique de la puissance. Aquoi je suis tente d'ajou­ter pour rna part que Ie plus diabolique de la puissance estson impuissance, ou 1'illusion de la route-puissance qui lui est in­herente. Mais peut-etre est-ce justement la ce que voulait direWeber?

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Table

Avant-propos. 9

OUVERTURE. Violence et politique : quelques questions............ 17

PREMIERE PARTIE. DE LEXTREME VIOLENCE AU PROBLEME DE LACIVILITE (Wellek Library Lectures, 1996) 39

1. Premiere conference. Hegel, Hobbes et la « conversion dela violence »...................................................................... 49

2. Deuxieme conference. Une violence « inconvertible)}? Essaide topique........................................................................ 99

3. Troisieme conference. Strategies de civilite 143Annexes................................................................................ 193

DEUXIEME PARfIE. EXCEPTIONS, GUERRES ET REVOLUTIONS........ 201

1. Guerre et politique : variations clausewitziennes 2032. « Gewalt ». Violence et pouvoir dans l'histoire de la theo-

rie marxiste 2513. Lenine et Gandhi: une rencontre manquee? 3054. Le Hobbes de Schmitt, Ie Schmitt de Hobbes 323

APRES-COUP. Sur les limites de ]'anthropologie politique 383

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