VIE QUOTIDIENNE Ce que nous devons à la conquête spatiale

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ISSN 1422-5220 Magazine trimestriel de l'Université de Lausanne - N° 42 Septembre 2008 - Gratuit Magazine trimestriel de l'Université de Lausanne - N° 42 Septembre 2008 - Gratuit Economie Faut-il changer ses dollars contre des yuans et partir vivre en Chine? Animaux Les lynx suisses se plaisent à l’étranger. Ils colonisent la France VIE QUOTIDIENNE Ce que nous devons à la conquête spatiale Société C’est l’autre (la vraie?) révolution de 1968. Il y a quarante ans la TV couleur débarquait en Suisse et était très vite adoptée par les foules. Fin d’une époque

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EconomieFaut-il changer ses dollars contre des yuanset partir vivre en Chine?

AnimauxLes lynx suisses seplaisent à l’étranger. Ils colonisent la France

VIE QUOTIDIENNECe que nous devons à la

conquête spatiale

Société C’est l’autre (la vraie?)révolution de 1968. Il y a quarante

ansla TV couleur débarquait en Suisse et

était très vite adoptée par lesfoules. Fin d’une époque

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É D I T O

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Collaborateurs :Sonia Arnal, Michel Beuret, Laurent Bonnard, Pierre-Louis Chantre,Elisabeth Gordon

Photographies : Nicole Chuard

Infographie : Eric Pitteloud, Unicom

Photos de couverture :Espace : NASA

TV : TSRLynx : Jocelyn RochatShanghai : Michel Hasson /www.phototheque.net/Chine-China.html

Correcteur : Albert Grun

Concept graphique : Richard Salvi, Chessel

Publicité : EMENSI publicité, Cp 132, 1000 Lausanne 7Tél. 078 661 33 99E-mail : [email protected]

Imprimerie IRL1020 Renens

Editeur responsable :

Université de LausanneMarc de Perrot, secrétaire généralPhilippe Gagnebin, responsable de la communication, chef de serviceFrancine Zambano, responsable de l'information Florence Klausfelder, assistante

Unicom, service de communicationet d'audiovisuel - Université de Lausanne Amphimax - 1015 Lausanne tél. 021 692 22 80

[email protected]

Magazine de l’Université de Lausanne : N° 42, septembre 2008

Tirage 30’000 exemplaires48’400 lecteurs (Etude M.I.S Trend 1998)

http://www.unil.ch/unicom/page6524.html

Rédaction :Rédacteur en chef :Jocelyn Rochat, journaliste au Matin Dimanche

C’ est une petite tragédievaudoise que nous vous

invitons à découvrir dans cenuméro d’«Allez savoir!» La tra-jectoire d’un livre aussi influentque maudit, dont les rares édi-tions n’ont jamais connu le suc-cès populaire qu’elles méritaient.Et le destin d’un chercheur qui fut exilé àParis, en 1845, suite à la révolution radi-cale, avant de devenir un inconnu dans cePays de Vaud qu’il a pourtant (ré) inventé.

Dans le meilleur des cas, nous savonsaujourd’hui que Juste Olivier a donné sonnom à une avenue de Lausanne. Des pro-meneurs curieux et observateurs ont encoreremarqué sa statue barbue, à l’entrée duparc de Milan, dans la capitale vaudoise.D’autres vous diront enfin que la communede Gryon, où il est décédé en 1876, lui aélevé un monument.

C’est bien peu pour saluer la mémoirede l’historien de l’Académie (l’ancêtre del’UNIL) qui, quelques décennies après ledépart des Bernois, a mis toute son éner-gie pour arracher notre passé à l’oubli, pourrévéler l’histoire vaudoise à ses compa-triotes, pour offrir une place plus honorableau Major Davel, et, finalement, pour nousrendre nos racines (comme vous le décou-vrirez en pages 8 à 15 de ce numéro).

Car, avant Juste Olivier, il n’y avait plus rien. «Le pays avait été vidé de sescroyances et de sa substance» par l’épisodebernois, rappelait Charles Ferdinand Ra-muz dans l’hommage posthume qu’il arendu à l’historien en 1938, avant de pré-senter son livre comme «un classique, notreseul classique vaudois».

Pourtant, malgré l’appel vibrant deRamuz, paru dans la préface à la première

réédition de l’ouvrage, «Le Can-ton de Vaud, sa vie et son his-toire» n’a jamais été lu par legrand public. Mal accueilli dèssa sortie, entre 1837 et 1841, lelivre de Juste Olivier s’est tou-jours transmis sous le manteaupar de rares fidèles qui se le pro-

curaient difficilement et se le prêtaient res-pectueusement. Et les rééditions de 1938ou de 1978 n’ont pas modifié son statut delivre boudé par les Vaudois auxquels il étaitdestiné.

Aujourd’hui encore, l’ouvrage prend lapoussière dans toutes les bibliothèques ducanton, et une longue quête n’est pas néces-saire pour en trouver un exemplaire chezun bouquiniste. Moyennant quelques dizai-nes de francs, on ressort de l’échoppe avecles deux tomes illustrés par autant de por-traits de Juste Olivier réalisés par le peintreCharles Gleyre, son ami. 1200 pages quivalent autant pour leur contenu que pourla légende noire qui les accompagne.

Impossible de les feuilleter sans ressen-tir un sentiment d’injustice. Cet insuccèschronique du livre semble d’autant plusimmérité au XXIe siècle que l’histoire n’ajamais été aussi populaire. Depuis quelquesannées, les ouvrages racontant les diversesfacettes du passé suisse sortent les uns aprèsles autres et deviennent invariablement dessuccès en librairie. Une reconnaissance dupublic que le pionnier lausannois n’a jamaisconnue. Reste à espérer que cette nouvellemode sera la chance tardive de Juste Oli-vier d’être enfin dépoussiéré.

Jocelyn Rochat

Jocelyn RochatRédacteur en chef

Ce n’est pas Juste, mais c’était son destin

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Edito . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . page 1

L'UNIL en livres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . page 4

Abonnez-vous, c’est gratuit! . . . . . . . . page 7

H I S T O I R E

Cet inconnu qui a inventé le Canton de Vaud . . . . . . . . . . . . . . . . . . page 8

Juste Olivier (1807-1876) est tombé dans l’ou-bli. Il a pourtant publié un livre crucial, «Le Can-ton de Vaud. Sa vie et son histoire». 1200 pagesqui ont offert pour la première fois aux Vaudoisune vision globale de leur culture. Directeur duCentre de recherches sur les lettres romandes,Daniel Maggetti le remet à sa place de fondateurde l’identité vaudoise.

S C I E N C E S

Tout ce que nous devons à la conquête spatiale . . . . . . . . . . . . . page 16

Dans quelques jours, la NASA, l’agence spatialeaméricaine, célébrera ses cinquante ans. Un demi-siècle qui nous aura valu, outre des images inou-bliables de la Lune, de bénéficier après coup d’in-nombrables trouvailles scientifiques préparéespour les astronautes. Tour d’horizon de ces béné-fices scientifiques quotidiens avec le chercheurde l’UNIL Claude-Alain Roten.

L’infoEn Suisse, on se plaintvolontiers de l’invasiondes loups «italiens». Etl’on signale volontiersl’arrivée de nombreuxanimaux «étrangers» dansnos contrées. On pense àla crevette tueuse duDanube, au clam asiatiqueet au canard tadorne desBalkans qui ont débarquédans nos lacs, à la cocci-nelle chinoise qui pourraits’installer dans nos vigneset y donner un mauvaisgoût au vin, aux écureuilsde Corée ou d’Amériquequi se plaisent dans nosparcs et menacent lesespèces autochtones, sansoublier les ratons laveursaméricains qui sont à nosportes. Et encore, cetteliste n’est pas exhaustive.Ce que l’on ignore, c’estque la Suisse exporte elleaussi des animaux. Pasdes vaches, mais des lynx.Nos petits fauves, réintro-duits dans le Jura dansles années 1970, ont de-puis longtemps franchi lafrontière française. Ils s’ymultiplient depuis lors etprogressent avec un belentrain en direction de laMéditerranée.Par ailleurs, un individu aété intercepté à 200 mè-tres de la frontière alle-mande, et un autre lynx afranchi la frontièreitalienne ce printemps.Ces pionniers seront-ilsaussi suivis que les lynxjurassiens? Réponse dansles années qui viennent.Ce qui est certain, c’estque la Suisse ne se con-tente pas de voir débar-quer la faune étrangère.Elle participe, elle aussi,mais sans le savoir, à cemouvement migratoireplanétaire.Voir notre infographieen pages 32-33

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Sommaire

Z O O L O G I E

Le lynx et la Suisse : félin pour l’autre . . . . . . . . . . . . . . . . . . page 26

1. SURPRISE : le lynx, que l’on croyait casanier,est capable de voyages de 100 à 200 kilomètres.Certains individus ne sont pas arrêtés par les auto-routes et peuvent traverser des fleuves à la nage.

2. STUPEUR : la Suisse est un grand pays expor-tateur de lynx. Nombre de «nos» grands félinssont passés dans le Jura français, et, de là, ilsdescendent désormais vers la Méditerranée.

3. TREMBLEMENT : le lynx n’a pas peur del’homme. Il ne fuit pas à notre approche, et c’estce qui inquiète les promeneurs. Si vous le croi-sez, restez zen: il n’attaque pas les humains.

R E L I G I O N / I N T E R V I E W

Pourquoi nous ne sommes pas encoresortis du 11 septembre . . . . . . . . . . . . page 38Le jihad a toujours eu deux objectifs. D’une partdéfendre et étendre le domaine de l’Islam, etd’autre part, à l’intérieur même du monde musul-man, lutter contre les «hypocrites», ceux qui netirent pas les conclusions de leur foi. Les expli-cations du spécialiste de l’UNIL Jean-ClaudeBasset.

«Le Coran est un texte qui a deux visages» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . page 42Quand on traduit ce texte fondamental, commel’a fait récemment Sami Aldeeb, de l’UNIL, ondécouvre que les 86 premières sourates s’adres-sent à l’homme et sont pacifiques, alors que les 28dernières parlent au croyant, avec un accent plusguerrier et des normes juridiques. Explications.

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E N A P A R L É !

Allez savoir !

S O C I É T É

C’est l’autre (la vraie?) révolution de 1968. La TV couleur débarque en Suisse. Et les masses l’adoptent . . . . . . . . . . page 46

C’était le 1er octobre 1968. La TSR diffusait sapremière soirée en couleur. La fin du noir & blanc,la fin d’une époque. Cette même année, le cap dumillion de ménages helvétiques disposant d’unetélévision était franchi. Désormais, la TV allaitêtre pour tous et en couleur. Mais que de résis-tances pour en arriver là...

É C O N O M I E

Faut-il changer ses dollars contre des yuans et partir vivre en Chine? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . page 54

Un gourou de la finance a fait le pari de vendresa propriété américaine pour s’installer en Asie.Son projet : se rapprocher de Shanghai et Hong-Kong en 2007, pour imiter ceux qui sont venushabiter Londres en 1807 et New York en 1907.Car l’Orient sera, dit-il, le pôle économique etfinancier du XXIe siècle. Faut-il le suivre? Lesréponses de deux fins connaisseurs de la Chine,liés à l’UNIL.

L A V I E À L’ U N I L

Formation continue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . page 62

27’000 exemplaires, 3,8 millions de lecteurs!

DR

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D ans la profession, nous appelons cela un marronnier. C’est unsujet d’article qui va réapparaître à intervalles réguliers dans

la presse, sous des formes relativement similaires. Tout comme l’arbremarronnier produit invariablement ses fruits tous les ans à la mêmeépoque, le marronnier journalistique traitera d’un même sujet quandle moment sera revenu.

Il existe plusieurs sortes de marronniers, notamment celui des pé-riodes creuses, où il faut remplir le journal quand l’actualité se faitrare. Se posent alors les délicates questions du poids des cartablesà la rentrée scolaire, ou celle de la terrasse qu’il faut fréquenter lesmois d’été.

Mais il y a aussi le marronnier imposé par les lecteurs. Car, c’estrégulièrement vérifié, certaines recettes font invariablement entrerles passants dans les kiosques. Il s’agit par exemple de tout sujet

sexuel en été, ou de toute couverture de magazine consa-crée à n’importe quel pharaon d’Egypte.

Vu de l’autre côté de la lorgnette, quand il s’agit de fairerayonner au maximum une institution (le rôle d’«Allezsavoir!»), le nirvana consisterait à «lancer» un marron-nier journalistique dont un chercheur de l’UNIL devien-drait la vedette. C’est ce qui s’est produit en avril 2004(AS N° 29). A l’époque, nous mettions en évidence destravaux de cardiologues du CHUV montrant que,durant une compétition de football importante, le risquede mort subite augmente de 60 % en Suisse, à cause

du stress suscité chez les téléspectateurs. L’article, publiéjuste avant l’Euro 2004, avait été d’emblée largement repris(«L’Hebdo», «Blick»).

Mais ce n’était que le début de la récolte. Un an plus tard, la «Sonn-tagsZeitung» sortait sa version du «Attention : le foot à la TV peutvous tuer». Deux ans plus tard, lors de la Coupe du monde de foot-ball en Allemagne, le sujet a refait surface dans «Le Matin» et enSuisse alémanique dans le «Tages-Anzeiger».

Enfin, cet été, avec l’Euro 2008, la récolte des marrons a repris. Lescardiologues du CHUV sont réapparus dans «Le Matin» et dans le«Tages-Anzeiger», avec deux bonus en Suisse alémanique («Glücks-post» et la «Basellandschaftliche Zeitung»).

L’Euro terminé, c’est le moment de se livrer à un petit calcul en passede devenir une tradition dans cette rubrique. Si l’on assemble toutesles branches de ce marronnier et que l’on convertit cela en lecteurspotentiels, cela nous donne : deux apparitions dans «Le Matin» (2 x321’000 lecteurs*), une dans «L’Hebdo» (218’000), une dans «Blick»(694’000), deux dans le «Tages-Anzeiger» (2 x 534’000), une dansla «SonntagsZeitung» (785’000), une dans «Glückspost» (385’000)et une dans la «Basellandschaftliche Zeitung» (84’338).

Au total, cela nous donne 3,876338 millions de lecteurs et lectrices.Quand on se souvient qu’en 2004, le tirage d’«Allez savoir!» était de23’000 exemplaires (28’000 aujourd’hui), ces statistiques laissentrêveur. D’autant plus rêveur que, marronnier oblige, la récolte n’estcertainement pas terminée.

Jocelyn Rochat

* selon les chiffres REMP de décembre 2007.

A lire :www2.unil.ch/unicom/allez_savoir/as29/index.html

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Téléspectateurs

de l'Eurofoot

Le risque de

mort subite

va augmenter

de 60% ces

prochains

jours

Balade

Un autre regard

sur le Lavaux

Psychologie

Comment prévenir

les séquelles

de la guerre chez

les requérants

d'asile

Histoire

Les animaux

sorciers sont

les vedettes

du dernier Harry

Potter. Mythe

ou réalité?

Magazine gratu i t - Paraît 3 fo is par année - N°29 Juin 2004

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L’ U N I L e n l i v r e s

Un monument de l’histoire du Pays de Vaud médiéval«C’est le plait general de Lau-sanne translaté de latyn en fran-çoys». Ainsi s’intitule une traduc-tion anonyme, réalisée à la fin duMoyen Age, du Plaict Général deLausanne, recueil des droits etcoutumes de la ville. Conservésaux Archives communales deVevey, les seize feuillets sur les-quels sont transcrits les articlesdu Plaict et leur répertoire avaientété remployés pour renforcer lacouverture d’une reliure, danslaquelle ils furent retrouvés en1942.La traduction française du PlaictGénéral présente un triple inté-rêt. Sur un plan philologique et

linguistique, elle renseigne sur lalangue et le style du traducteur,voire sur ceux du copiste qui aretranscrit cette traduction, et, demanière plus générale, sur la maî-trise de l’ancienne langue fran-çaise, à une époque où, dansnotre pays, les actes étaientencore presque toujours rédigésen latin. En outre, cet ouvrage estun des rares témoins lausannoisde traduction d’un texte en latinen langue vernaculaire. Enfin, ilpermet de lever certaines ambi-guïtés de la version latine decette charte fondamentale pourl’histoire du droit lausannois.L’édition critique commentée dece texte souhaite rendre la tra-duction du Plaict Général de Lau-sanne accessible au public quipourra désormais lire en françaisun monument de l’histoire duPays de Vaud médiéval.

«Le Plaict Général de Lausanne de 1368,translaté de latyn en françois», édité parYann Dahhaoui, commenté par Jean-FrançoisPoudret, Cahiers lausannois d’histoiremédiévale No 43, 2008.

L’opium et le peuple du LaosAu Laos, comme dans d’autrespays d’Asie orientale, le dévelop-pement de l’économie de l’opiuma eu un impact considérable surla société. L’introduction de laculture du pavot a bouleversé lessystèmes de production des eth-nies montagnardes, modifié leséchanges économiques locaux etrégionaux, suscité la formulationde nouvelles normes comporte-mentales, généré des conflits,tout en accélérant la diffusion dela consommation de la drogue.Cet ouvrage, que l’on doit à Ami-Jacques Rapin, maître d’ensei-gnement et de recherches àl’UNIL et à l’EPFL, relate l’histoirede la formation et de l’extensionde ce marché, celle de ses acteurset de leurs interactions. Il envi-sage la drogue comme une sub-stance fondamentalement ambi-valente. Source d’enrichissementpour les uns ou d’appauvrisse-ment pour les autres, de bien-êtreou de déchéance, de conflits oude rapports fructueux, l’opium a

été au cœur de relations com-plexes qui ont contribué à restruc-turer les espaces sociaux du Laosseptentrional aux XIXe et XXe

siècles.

«Opium et société dans le Laosprécolonial et colonial», Ami-JacquesRapin, Ed. L’Harmattan, RecherchesAsiatiques, 2007.

Enquête sur de saints GrecsA la fin des années 1950, dans larégion de Mytilène, chef-lieu del’île de Lesbos (nord-est de laGrèce), la mise au jour de tombescontenant des squelettes sansidentité suscite une série d’évé-nements : rêves de la populationenvironnante, miracles, appari-tions. Des récits circulent, recons-tituant la vie et les conditions dudécès de ces inconnus – un mas-sacre remontant aux premièresannées de l’occupation ottomane– et les instituant comme saints.Tout d’abord sceptique, l’Egliselocale mène une enquête puisentreprend les démarches qui ontabouti à leur reconnaissance offi-cielle et à la construction d’unmonastère les célébrant.Dans ce livre, Séverine Rey,maître assistante à l’Institutd’anthropologie et de sociologieà l’UNIL, s’est intéressée à cequi, dans le christianisme ortho-doxe, est considéré comme une«apparition» de saints. Elle a misl’accent sur la fabrication de la

sainteté : enjeux de mémoire,enjeux de mise en scène de l’his-toire et du rôle de l’institutionecclésiastique, enjeux écono-miques aussi.

«Des saints nés des rêves», par Séverine Rey, Ed. Antipodes, 2008, 360 p.

Freud et les narcissismesPourquoi les narcissismes? Essen-tiellement pour deux raisons. Lapremière est que le narcissismepossède une pluralité de compo-santes et de formes chez les êtreshumains. La seconde se rapporte,sans qu’elle soit nullement l’ex-pression de la première, à la diver-sité des théories du narcissismequi ont été proposées par les psy-chanalystes postfreudiens.Jean-Michel Porret, psychana-lyste, privat-docent à la Facultéde biologie et de médecine del’UNIL, commence par examinerla place que les plus insignes suc-cesseurs de Freud ont accordéeau narcissisme dans leurs écrits.Du même coup, il en retrace lesdifférentes conceptions dans unesprit critique.Ensuite et surtout, il retravaille etdéveloppe les bases freudiennesdu narcissisme en fonction desinterrogations émanant des don-nées cliniques actuelles. Globa-lement, cet ouvrage soutientqu’une vision contemporaine de

la question se doit de conservertous les aspects que Freud en adégagés. Son statut de conceptindispensable à la théorie analy-tique et à la compréhension dupsychisme normal et patholo-gique s’en trouve confirmé.

«Les narcissismes, perspectivesfreudiennes et postfreudiennes», parJean-Michel Porret, Ed. L’Harmattan, Coll.Psychanalyse et civilisations, 2008, 268 p.

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L’ U N I L e n l i v r e s

Les deux écologiesLe développement durable estdevenu l’horizon de l’écologie.Toutes les forces sociales etpolitiques, dans une belle unani-mité, s’y reconnaissent et préten-dent vouloir mettre en œuvre sesprincipes, observe Romain Felli.Mais le développement durableest aussi une doctrine politique,qui nie la possibilité d’une trans-formation radicale, se repose surle pouvoir de l’Etat, développeune conception technocratique del’écologie et qui porte la possi-bilité d’une confiscation du pou-voir par les experts, poursuit cegéographe et politologue, quienseigne l’histoire des idées poli-tiques à l’UNIL.Pourtant, il existait au moins uneautre manière de mener le com-bat pour l’environnement. Cetouvrage essaie de dégager, au-delà de l’hégémonie de «l’écolo-gie par en haut» (incarnée au-jourd’hui par le développementdurable), la possibilité d’une«écologie par en bas». Cette der-nière, écologie politique, oppose

au développement durable lesvaleurs d’autonomie, de trans-formation radicale, de critique dela technique et, surtout, de démo-cratie.C’est de l’opposition entre lesdeux «âmes» de l’écologie quetraite ce texte d’intervention.

«Les deux âmes de l’écologie, Unecritique du développement durable», parRomain Felli, Ed. L’Harmattan, Coll. Biologie,Ecologie, Agronomie, 2008, 102 pages.

Ce que révèle notrerapport au corpsLe corps est un révélateur denotre rapport à la vie, la mort, lasanté, la religion, la technique.Dans cet ouvrage réunissant desthéologiens (dont le professeurde l’UNIL Pierre Gisel, éditeur dulivre), des anthropologues et desphilosophes, le corps est pensépar rapport à ce qui l’excède, cequi le met en scène, ce qui lereprend, ce qui le transforme.L’ouvrage propose notammentdes éclairages sur le corps à par-tir de ce qui met en question savision strictement rationnelle,avec l’évocation du chamanismeou de la reprise dans les tech-niques de la santé d’élémentsconsidérés comme proches de lasuperstition.On y évoque encore les diffé-rentes manières dont la Bible, laphilosophie, et la littératurecontemporaine mettent en scèneles corps. Dans une troisième par-tie, sont abordées des questionsplus strictement reliées à la tra-dition chrétienne avec le corps

dans l’histoire et le contexte del’Eglise catholique, dans sesvariations à l’époque du christia-nisme primitif, dans un travail depastorale africaine et en relationavec la pratique de l’ascèse.

«Le corps, lieu de ce qui nous arrive :Approches anthropologiques,philosophiques, théologiques», par PierreGisel (éd.), Labor et Fides, Coll. Lieuxthéologiques, 2008, 317 p.

Les premières annéesdu christianismeL’aube du christianisme s’étendjusqu’aux années 90 de notre ère.Dans cette phase où tout se meten place, le christianisme n’estpas encore une religion auto-nome, mais le processus est lancéavec des premiers écrits où sefixent les principaux traits de lamémoire chrétienne. Dans cetouvrage, Daniel Marguerat, pro-fesseur de Nouveau Testament àl’UNIL, présente les étapesmajeures de ce processus encoremystérieux : Jésus de Nazareth,Paul, les premiers évangélistes,Marc et Matthieu, et enfin Luc,le premier historien du christia-nisme.L’auteur éclaire la façon dont lesparoles et initiatives de Jésus deNazareth sont reprises par lespremiers chrétiens pour fonderleur vie dans sa mort et sa résur-rection. Il reprend les questionsactuelles relatives au Jésus his-torique et à leur articulation à lathéologie et à la foi. Il nous livreune approche peu fréquente de

Paul liée à son vécu spirituel, sonaffectivité et son génie d’innova-tion. Il s’intéresse à la manièredont Marc et Matthieu mettent enintrigue l’événement chrétienafin de se démarquer du mondejuif. Ce livre permet ainsi d’appré-hender une période décisive denotre histoire et de nos traditions.

«L’aube du christianisme», par DanielMarguerat, Ed. Bayard Centurion, Coll. Lemonde de la Bible, mai 2008, 534 p.

Un autre regard sur lehandicapCet ouvrage s’adresse à toutepersonne qui souhaite s’ouvrir àune réflexion sur le rôle qu’elle-même et la société exercent dansles situations précaires aux-quelles de nombreuses «per-sonnes handicapées» sont encoreconfrontées à l’heure actuelle. Aufil des textes de nombreuxauteurs, édités sous la directionde Jason Borioli, collaborateur àl’Institut de psychologie del’UNIL, et de Raphaël Laub, le lec-teur est invité à abandonner uneconception normative de l’êtrehumain, qui conduit à considérerla «personne handicapée» commeune «anormalité», une «erreur».Ce faisant, l’ouvrage interroge surles implications, pratiques etidéologiques, de cette remise enquestion de la «normalité».Un court-métrage au format DVDest joint au livre. Intitulé «Unejournée en fauteuil roulant», il sestructure autour de la question desavoir ce que le fait de se dépla-cer en fauteuil roulant implique

dans son rapport à la ville et auxautres. Il dispose de sous-titrespour les sourds et les malenten-dants.

«Handicap : de la différence à lasingularité. Enjeux au quotidien», sous ladirection de Jason Borioli et Raphaël Laub,Ed. Médecine & Hygiène, 2007.

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L’ U N I L e n l i v r e s

Recherches sur lesbiographiesLa réflexion sur la biographie aconnu un renouvellement impor-tant ces vingt dernières annéesdans plusieurs disciplines. Floris-sant sur le marché éditorial, cegenre ancien trouve aujourd’huides formes nouvelles, nourries dela galaxie des sciences humainescontemporaines. Genre fondateuren histoire de l’art, la biographieest pratiquée peu ou prou dansla plupart des disciplines deslettres. Bonne raison pour se pen-cher sur le genre et sa pratique.La vogue des éloges académiquesau XVIIIe siècle et la profusion dudiscours biographique sur lesartistes à l’orée du romantismeont ouvert la voie à la fameuse

«méthode biographique» deSainte-Beuve, et à sa reconver-sion dans les programmes d’en-seignement. Inculqué à des géné-rations d’élèves, le couple «la vieet l’œuvre» a été sévèrementreconsidéré, au XXe siècle, parles approches formalistes, struc-turalistes ou sociologiques. Qu’enest-il actuellement? Comment lestravaux de littéraires, d’histo-riens, d’historiens de l’art, de phi-losophes envisagent-ils les don-nées biographiques? Un colloquetenu à l’UNIL en 2007 a évoquéces questions. Les réponses desparticipants sont désormaisaccessibles, notamment sur Inter-net.

«La vie et l’œuvre»? Recherches sur lebiographique», Actes du colloque… éditéspar Philippe Kaenel, Jérôme Meizoz, FrançoisRosset & Nelly Valsangiacomo, UNIL, 2008.Sur Internet à l’adresse :http://doc.rero.ch/search.py?recid=8828&ln=fr

Lire et écrire sur l’artL’activité de lire et d’écrire n’estpeut-être banale que pour ceuxqui en font un métier et une pra-tique quotidienne. Les universi-taires et les chercheurs exerçantdans le domaine des «lettres»sont dans cette situation singu-lière. Ils travaillent très souventsur des textes et en produisentd’autres.En avril 2007, deux journéesd’études organisées par la For-mation doctorale interdiscipli-naire de la Faculté des lettres del’Université de Lausanne ontréuni des jeunes chercheursautour de ce thème. Les partici-pants représentaient diversesdisciplines du monde des lettres :histoire culturelle, littératurefrançaise, histoire de l’art, fran-çais médiéval, philosophie, his-toire de la philosophie etsciences de l’antiquité.Avec la liberté offerte par cegenre de colloque, les partici-pants ont questionné les usagessavants de la lecture et de l’écri-ture propres à leur discipline et

adaptés à leurs objets d’étude.Les actes de ce colloque sont dis-ponibles en ligne, gratuitement.

«Lire & écrire en arts et en philosophie»,Actes du colloque..., édités par CatherineKönig-Pralong, Francesco Gregorio et JérômeMeizoz, UNIL, 2008.Sur Internet à l’adresse :http://doc.rero.ch/search.py?recid=8627&ln=fr

Architectes solennelsAlexandre et Henri Perregaux ontjoué un rôle exceptionnel pourl’ensemble du patrimoinebâti vaudois. Alexandre, le père,a acquis une large notoriété com-me sculpteur de miniatures surivoire, avant de se mettre à laconstruction. On lui doit notam-ment le bâtiment du GrandConseil. Son fils Henri l’a suivi surcette voie, et tous deux ont long-temps joué le rôle d’architectesde l’Etat, sans en avoir jamais letitre.Principaux bâtisseurs vaudois dela première moitié du XIXe siè-cle, ils ont à leur actif plus de 360chantiers relatifs à des bâtimentspublics ou privés. Leurs églises,hôtels de ville, tribunaux, prisonset casinos, ainsi que leurs de-meures bourgeoises et maisonsde campagne frappent par leurnéoclassicisme épuré et parl’harmonie de leurs proportions.Grâce à Paul Bissegger, historiende l’art de l’UNIL et rédacteur del’inventaire scientifique du patri-moine monumental vaudois, il est

désormais possible de vérifier àquel point ces deux architectesont marqué leur époque.

«D’ivoire et de marbre. Alexandre etHenri Perregaux ou l’Age d’Or del’architecture vaudoise 1770-1850», dePaul Bissegger, Bibliothèque HistoriqueVaudoise, 2007.

In pejus aut in melius?Oser donner un titre (partielle-ment) en latin à un livre de vul-garisation qui paraît dans une col-lection destinée au grand public,c’était courageux. Le professeurde doit pénal à l’UNIL André Kuhnet les Editions de l’Hèbe ont tentéce pari avec un petit livre qui per-met de comprendre les récentesadaptations de la procédurepénale suisse.Après de longues années d’appli-cation du droit pénal fédéralselon des procédures cantonalestrès variées, la Suisse a fini parunifier sa procédure pénale. Cepetit ouvrage présente, sous laforme de réponses données à 21questions, les grandes lignes dela procédure pénale suisse. L’au-teur y traite notamment du dérou-lement ordinaire d’une procédurepénale, des procédures spéciales,des grands principes régissant laprocédure pénale, des parties auprocès, du rôle du ministèrepublic, des différents tribunaux,des voies de recours et des impli-cations de la procédure unifiée

sur les organisations judiciairescantonales. Il y répond à desquestions comme : pourquoi par-le-t-on d’avocat de la premièreheure ou qui paie les frais de pro-cédure? Pratique, quand on saitque nul n’est censé ignorer la loi.

«Procédure pénale unifiée: reformatio in pejus aut in melius», par André Kuhn,Ed. de L’Hèbe, 2008, 94 p.

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H I S T O I R E

Cet inconnu qui a inventé le Canton

de Vaud

Juste Olivier (1807-1876) est tombé dans l’ou-

bli. Il a pourtant publié un livre crucial, «Le Can-

ton de Vaud. Sa vie et son histoire». 1200 pages qui

ont offert pour la première fois aux Vaudois une

vision globale de leur culture. Directeur du Centre

de recherches sur les lettres romandes, Daniel Mag-

getti le remet à sa place de fondateur de l’identité

vaudoise. →

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Cette statue de Juste Olivier a été élevée à l’entrée du parc de Milan, à Lausanne

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I l était à la fois poète, écrivain et his-torien. A 21 ans, il gagne un concours

de poésie à l’Académie de Lausanne. A30 ans, il publie une œuvre monumen-tale sur le canton de Vaud. A 35 ans, ildonne aux Vaudois leur plus grand héros.Bref, Juste Olivier, homme de lettresprécoce dont la vie recouvre les trois-quarts du XIXe siècle, n’était pas unécrivain comme un autre.

Sans lui, l’histoire vaudoise – cellesdes Lettres comme l’histoire tout court– ne serait sans doute pas la même. Quise souvient pourtant de lui dans le Paysde Vaud? Les habitants du village deGryon, où l’écrivain vécut la dernièrepartie de son existence, l’ont célébré en2007 pour le bicentenaire de sa naissance.Mais sinon, pour la plupart des Vaudois,son nom n’évoque plus guère qu’une

courte avenue de Lausanne qui plongeabruptement vers le lac.

Une nation en quête deréférences

Professeur de littérature à l’UNIL,directeur du Centre de recherches sur leslettres romandes, Daniel Maggetti re-donne à Juste Olivier son rôle fondateurdans l’identité de sa région. Au début duXIXe siècle – l’écrivain naît en 1807 –la nation vaudoise doit se doter de nou-velles références culturelles.

Après 300 ans d’occupation bernoise,le pays est enfin libre; il est aussi dotéd’institutions démocratiques toutes neu-ves. Mais à cette nouvelle organisation po-litique doit répondre un nouveau cimentspirituel. Le pays a une structure, il luimanque encore une conscience de soi.

Il n’est pas seul dans ce cas : après lesbouleversements de la Révolution fran-çaise, toutes les nations européennes secherchent un nouveau socle spirituel. Al’instar de contemporains comme JulesMichelet en France ou Rodolphe Töpf-fer à Genève, Juste Olivier va endosserle rôle de bâtisseur d’identité pour le Paysvaudois. Selon Daniel Maggetti, il auraitmême «inventé» le Canton de Vaud.

Un ouvrage d’histoire colossal

«Toute l’œuvre de Juste Olivier estcentrée sur la nécessité de donner corpsà l’identité culturelle de sa région», ditle professeur de l’UNIL. Au sein d’uneproduction qui comprend beaucoup depoèmes, Daniel Maggetti met cependantl’accent sur un ouvrage d’histoire qui

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Juste Olivier a vécu la dernière partie de sa vie dans ce chalet de Gryon. Il s’y est établi en 1870 et il y a écrit la fameuse chanson de la Mi-été de Taveyanne

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incarne l’ambition «olivienne» de façonspectaculaire.

De 1837 à 1841, alors qu’il est pro-fesseur d’histoire à l’Académie de Lau-sanne (l’ancêtre de l’UNIL), Juste Oli-vier publie un ouvrage colossal qu’ildécrit lui-même comme «un monument»érigé à sa patrie. A vrai dire, il suffit desoupeser l’objet pour s’en faire une pre-mière idée : «Le Canton de Vaud. Sa vieet son histoire» compte plus de 1200pages qui décrivent le pays vaudois avecune foi et une précision de bénédictin.

«Le pays», «Le peuple»,«L’histoire»

Publié en deux tomes, le livre eststructuré en trois parties: «Le pays», «Lepeuple», «L’histoire». Juste Olivier com-mence par décrire la géographie du can-

ton, lové entre un Jura prosaïquementindustriel et des Alpes poétiquement pas-torales. Il poursuit avec une descriptionminutieuse des mœurs vaudoises, del’origine entre vallons et forêts du terme«vaudois» jusqu’à la danse de la coquille,«espèce de fandango provençal».

Il s’attarde passablement sur lepatois vaudois, cette «masse bouillon-nante» mais déjà en déclin. Et il finit –c’est de loin la partie la plus volumi-neuse – par une longue immersion dansl’histoire de la région, du règne bour-guignon de l’an 500 à la Restaurationde 1830, en passant par cette année1813 où Berne menace de reprendre sadomination.

Patriote, pas idéologue

Il ne faut cependant pas se trompersur la nature de ce vaste traité : «JusteOlivier n’est pas un idéologue, dit DanielMaggetti. Bien que son projet soit patrio-tique, l’écrivain ne propose pas une biblede l’identité vaudoise : «Le Canton deVaud» ne met pas en avant une identitétoute faite ou une essence vaudoise quiserait immuable. Juste Olivier n’assèneaucune certitude et n’utilise ni emphaseni glorification dans ses descriptions. Ilne met pas en doute l’existence d’unpeuple vaudois, mais selon lui, l’identitérésulte de la superposition de couchessuccessives qui se constituent avec letemps. Son livre est un portrait completoù la légende, la poésie et les connais-sances scientifiques ne sont pas séparéesles unes des autres. Mais son objectif estseulement de faire état de tout ce quiconstitue le corps vaudois, y compris deses éléments contradictoires.»

Le Pays comme un tout

Si Juste Olivier «invente» le Pays deVaud, c’est donc d’abord en offrant pourla première fois à ses concitoyens unevision globale de leur culture : «Avant ce

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Daniel Maggetti est professeur de littérature à l’UNIL et directeur du Centre de recherches sur les lettres romandes

Juste Olivier a été professeur d’histoire à l’Académie de Lausanne (l’ancêtre de l’UNIL).

Entre 1837 et 1841, il a publié «Le Canton de Vaud. Sa vie et son histoire»,

un «monument» érigé à sa patrie

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livre, les Vaudois ne connaissaient quedes aspects épars de leur région. JusteOlivier a effectué un énorme travail derépertoire. Il a rassemblé un grand nom-bre de sources, des traditions orales auxanciennes chroniques latines et aux re-cueils d’histoire suisse de l’époque.»

Et pour pouvoir décrire l’ensemble duterritoire et de ses habitants, il a écuméle canton sur toute sa surface. «Nousavons compté et recompté les montagnes,les bois, les prés, les champs, tout jus-qu’aux buissons et aux pierres. Point defleur, point d’oiseau que nous n’ayonsregardés, admirés et chéris!», dit l’épi-logue du tome II.

L’évocation poétique au pouvoir

Mais la valeur fondatrice de l’œuvreréside autant dans ses qualités littérairesque dans son contenu. «Dans «Le Can-

ton de Vaud», Juste Olivier ne mise passeulement sur la connaissance objective,mais aussi et surtout sur les pouvoirs del’évocation poétique», relève DanielMaggetti. Et comme l’histoire vaudoiseoffre peu de grands événements fédéra-teurs, «il utilise la moindre trace d’acti-vité humaine pour mettre en récit desanecdotes ou des curiosités qui peuventdéclencher la rêverie».

Les restes d’une tour, quelques vieillespierres, la découverte d’un mot ancienlancent l’écrivain dans des digressions oùle recours au «je» n’est pas rare. Il suf-fit même parfois «d’une fleur blanche oudu passage de la brise sur le lac» pourplonger dans le passé. Ce procédé litté-raire typiquement romantique, où faitset états d’âme se mêlent inextricable-ment, où le paysage conduit à l’histoire,exprime le Pays vaudois comme unensemble dont les éléments sont indisso-

lublement liés. Il signifie aussi, dit DanielMaggetti, «que l’identité est une affairede regard. En cela, Juste Olivier a uncaractère très moderne.»

Juste Olivier est exhumé etdéfendu par Ramuz

Au moment de sa publication, «LeCanton de Vaud» n’a pas connu le suc-cès espéré par son auteur – et de loin.Ecrit pour les étudiants de l’Académiede Lausanne, le livre est très peu lu au-delà de ce cercle. «Il a été très mal reçu,dit Daniel Maggetti. Il ne correspondaitpas assez à l’idée qu’on se faisait de l’his-toire à l’époque. Il était trop nuancé.»

Renvoyé de l’Académie en 1845 parla révolution radicale, exilé ensuite àParis, Juste Olivier entre dans unelongue période d’oubli dont son œuvreet lui ne ressortent que bien après samort. En 1898, pour le centenaire de

A sa publication, le livre de Juste Olivier est mal reçu par le public qui le trouve trop nuancé. Quelques années plus tard, l’historien est encore renvoyé

de l’Académie de Lausanne et doit s’exiler à Paris

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l’indépendance vaudoise, on met l’écri-vain à l’honneur.

En 1938, la section locale de Zofingueréédite «Le Canton de Vaud» avec unelettre de Ramuz en guise de préface –sans doute, le plus grand moment degloire d’Olivier à ce jour.

Après avoir fustigé le manque dereconnaissance des Vaudois, l’auteur de«Derborence», alors au sommet de sacélébrité, hisse son prédécesseur au pan-théon des lettres romandes en disant delui : «C’est notre classique vaudois, notreseul classique vaudois.» En dépit decette réhabilitation flamboyante, JusteOlivier retombe dans l’ombre pendantle reste du XXe siècle et jusqu’à récem-ment, où, grâce à Daniel Maggetti, unrai de lumière éclaire à nouveau sonvisage fervent.

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En 1938, Ramuz (photo) tente de réhabiliter le livre de Juste Olivier. «C’est notre seul classique», écrit-il.Mais cet hommage ne suffit pas à tirer l’historien de l’oubli

«Les Romains passant sous le joug» par Charles Gleyre, 1858.

Huile sur toile, 240 x 192 cm.Pour la préparation de cette

toile magnifiant le chef gaulois Divico, le peintre Charles Gleyre a demandé

une large documentation historique à son ami Juste Olivier

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H I S T O I R E

C e t i n c o n n u q u i a i n v e n t é l e C a n t o n d e Va u d

Un cerveau dérangé : voilà l’imagedont jouit Jean Daniel Abraham

Davel en 1840 dans l’esprit de la plupartdes notables vaudois. Plus de cent ansaprès son exécution pour rébellion contrel’occupant bernois, le Major est loin defaire l’unanimité parmi ses compatriotes.Beaucoup ne voient en lui qu’une figuresecondaire, voire surfaite, de l’histoirevaudoise.

Et puis un jour de 1842, Juste Oli-vier publie un portrait du personnage,150 pages dédiées à l’officier vaudois, àson entrée à Lausanne en 1723 avec 500hommes, à son procès et à son discourssur l’échafaud. A peine publié, le textetransfigure le personnage. En quelques

années, Davel devient un mythe. On lechante, on le peint, on le met en scène.La peinture qu’en fait Charles Gleyre en1850 déplace les foules et bientôt, il n’yaura plus d’autre héros dans le cœur desVaudois.

Les Bernois ont cherché àétouffer l’affaire Davel

Comment l’historien et poète a-t-ilréussi ce tour de force? Directeur desArchives cantonales vaudoises, GilbertCoutaz a minutieusement étudié la lon-gue marche du Major vers la réhabilita-tion. «En 1723, les Bernois ont tout desuite cherché à étouffer l’affaire Davel.Au cours de son procès, ils l’ont présenté

comme un simple illuminé. Ils ont ensuitefait couper les trois feuillets du Registredu Conseil de Lausanne dans lequel avaitété consigné le manifeste de Davel, soitle cahier de doléances qu’il avait rédigépour stigmatiser le régime bernois. Il estclair qu’ils craignaient l’émergence et lacirculation d’idées défavorables à leurdomination.»

Le récit de l’entreprise du Major serépand tout de même très vite dans lapopulation. Bouche à oreille et lettrestransmettent l’image d’un homme trèsdigne face à la mort. Mais parmi lesnotables, personne ne l’évoque. Un silen-ce officiel qui dure jusqu’au départ desBernois en 1798.

Trop tôt pour réhabiliter Davel

Cette année-là, une porte s’ouvre.L’Assemblée provisoire du Canton duLéman, qui doit établir les bases de lanouvelle organisation du Pays de Vaud,se cherche des figures de référence. Prin-cipal instigateur de l’indépendance vau-doise, Frédéric-César de La Harpe essaiede hisser Davel au rang de héros : «Lemoment n’est cependant pas encore lebon, dit Gilbert Coutaz. Davel susciteencore trop d’indifférence. On évoqueson nom, mais il ne s’impose pas commeune figure emblématique. On lui préfèred’autres personnalités proches de la findes événements du XVIIIe siècle, telsque le général Amédée de La Harpe, lepasteur Jean-Rodolphe Martin ou en-core l’assesseur baillival Fernand-Antoine Rosset.»

Une source inédite

Il faut donc attendre cette période deconstruction identitaire, qui marque lapremière moitié du XIXe siècle vaudois,

Comment «l’illuminé» Major Davelest devenu un héros

Si le Major Davel est devenu le plus grand homme vaudois, c’est grâce à Juste Olivier. Direc-teur des Archives cantonales, Gilbert Coutaz montre comment l’écrivain a sorti le rebelled’un profond purgatoire.

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Directeur des Archives cantonales vaudoises, Gilbert Coutaz enseigne également l’archivistique à l’UNIL

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pour que le climat devienne enfin favo-rable à la célébration du Major. Dans lesannées 1830, sous l’action des idées libé-rales et des sociétés d’histoire, on com-mence à publier de nombreux documentsd’archives.

On lance aussi de nombreusesrecherches historiques : «L’année 1837voit naître la Société d’histoire de laSuisse romande et le premier poste d’ar-chiviste cantonal», relève Gilbert Cou-taz. Dans ce contexte, Juste Olivier uti-lise les instruments susceptibles dedonner du poids à son travail. Au mo-ment où il écrit son portrait de Davel,l’histoire du Major a déjà été racontéedans plusieurs périodiques et opuscules;mais l’écrivain est le premier à se basersur les actes du procès : «Ce documentest resté à Berne pendant très longtemps,dit Gilbert Coutaz. Mais sans que nousen connaissions la date exacte de resti-tution, les autorités bernoises ont fini parle remettre aux Archives cantonales vau-doises. Grâce à cette source inédite,Juste Olivier a pu écrire un texte extrê-mement bien documenté.»

Le héros idéal

L’énorme et soudain succès populairede Davel tient cependant aussi à d’autresfacteurs. D’une part, en continuant dedéfendre la place du Major jusqu’à la finde sa vie, Frédéric-César de La Harpe abien préparé le terrain. D’autre part,dans le portrait de son personnage, JusteOlivier a eu l’intelligence de lui laisserune dimension raisonnable – vaudoise,en quelque sorte : «Il n’en a pas fait unsuperhéros, dit Gilbert Coutaz. Il en afait quelqu’un d’ici. Dans la vision deJuste Olivier, Davel est un héros à ladimension de son terroir.»

Le directeur des Archives cantonalesnote aussi que le Major appartient à unecatégorie de personnalités idéalementconfigurées pour devenir populaires :«On sait très peu de choses sur le MajorDavel; on a conservé de lui quelquestraces de son activité de notaire et cinqdocuments de son initiative de 1723, mais

on ne sait pas véritablement ce qu’il pen-sait. On ne connaît pas non plus sonvisage : sa tête a été volée après son exé-cution et n’a jamais été retrouvée.»

Avec Juste Olivier, Daveldevient un martyr de la liberté

Ce flou rend le personnage propre àtoutes les appropriations. Dans son texte,Juste Olivier érige Davel en martyr dela liberté et de la patrie. Charles Gleyrel’a peint en Christ vaudois prêchant lafoule. Plus tard, d’autres artistes le repré-sentent en vigneron ou en soldat. Cha-cun peut investir son Davel de qualitésidéales.

Que serait cependant tout cela sansla flamme et le style de l’écrivain? JusteOlivier a nourri une passion particuliè-rement forte pour le Major Davel. «Il a

prêté ses traits à la peinture de CharlesGleyre, raconte Gilbert Coutaz. Il amême appelé l’un de ses fils EdouardDavel.»

Et puis il a chanté l’aventure du re-belle avec une verve qui a marqué lesmémoires : «Le culte de Davel a connuson apogée en 1923, lors du bicentenairede sa mort. Ramuz a rédigé un «Hom-mage au Major», et, depuis, on a publiésur le personnage beaucoup de nouvellesétudes qui dépassent le travail historiquede Juste Olivier. Mais son style resteexceptionnel. Certaines de ses phrasessont extraordinaires et de ce point de vue,son travail n’a toujours pas d’égal.»

PLCh.

«Le Major Davel» par Charles Gleyre, 1850. Huile sur toile, 300 x 270 cm. Oeuvre presqu’entièrement détruite en 1980.

Sur ce tableau, le peintre a donné au Major Davel les traits de son ami Juste Olivier

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S C I E N C E S

Tout ce que nousdevons à la conquête

spatiale

Dans quelques jours, la NASA,

l’agence spatiale américaine, célébrera

ses cinquante ans. Un demi-siècle qui

nous aura valu, outre des images inou-

bliables de la Lune, de bénéficier après

coup d’innombrables trouvailles scien-

tifiques préparées pour les astronautes.

Tour d’horizon de ces bénéfices scienti-

fiques quotidiens avec le chercheur de

l’UNIL Claude-Alain Roten.

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To u t c e q u e n o u s d e v o n s à l a c o n q u ê t e s p a t i a l e

C’ était il y a cinquante ans. Le 1er octobre 1958, la NASA dé-

butait ses activités, quelques mois aprèsla signature du National Aeronauticsand Space Act. Avec ce texte, le prési-dent américain Eisenhower ordonnaitla mise en place de l’agence spatialeétats-unienne, et répondait au fameux«bip-bip» envoyé un an plus tôt parSpoutnik-1.

Ce petit signal avait alors fait grandbruit sur la Terre, en démontrant que lesSoviétiques venaient, les premiers, demettre en orbite un satellite. Une perfor-mance qui lançait la course à l’espace etdéclenchait une compétition nimbée deprestige et de stratégie, où, outre lesSoviétiques et les Américains, les Euro-péens ont participé dès 1962, bientôt sui-vis par les Japonais, les Chinois et lesIndiens.

Des leçons de management

Qu’y a-t-on appris en cinquante ans?On entend souvent dire que l’aventurespatiale est très onéreuse et qu’elle nerapporte pas grand-chose. Certes, lan-cer des fusées ou des navettes, mettre enorbite des stations spatiales ou envoyerdes astronautes sur la Lune a un prix.Mais l’ESA (l’Agence spatiale euro-péenne) a coutume de rétorquer que,pour un franc dépensé dans l’espace, troisfrancs retournent aux industriels du sec-teur et, par là, à l’économie terrestre.

Sans compter les nombreuses retom-bées de l’espace qui sont difficilementchiffrables. L’une des plus importantes,selon Claude-Alain Roten, qui sait dequoi il parle puisqu’il est chef de projetde recherche à l’UNIL et au CHUV, estjustement «la démarche de management

de projet». En clair, on se fixe un objec-tif clair et précis, un laps de temps et uncertain budget pour le mener à bien; etl’on fonce.

«C’est vraiment un modèle de créati-vité qui est maintenant utilisé par desgrandes entreprises.» Un modèle de com-munication aussi, précise le microbiolo-giste, qui rappelle qu’avant de partir surla Lune, les astronautes des missionsApollo «s’étaient donné pour consigned’aller serrer la main de tous les employéstravaillant sur le site de la NASA, afinde s’assurer que tous allaient donner lemeilleur d’eux-mêmes pour préparer lesmissions».

Sur le plan organisationnel, les acci-dents ont d’ailleurs, eux aussi, eu un cer-tain impact. L’explosion de la navetteChallenger a ainsi donné naissance à«toute une réflexion sur le risque, maisaussi sur la manière de stocker et de dif-fuser l’information en cas de problème».

Sans fusées, pas de téflon ni de titane

Mais, au-delà, la conquête spatiale atoujours été un formidable moteur pourle développement technologique. Dansson livre «A la conquête de l’espace. DeSpoutnik à l’homme sur Mars», JacquesVillain souligne que «plus de 100 tech-nologies développées pour la navette spa-tiale ont trouvé des applications civiles».Et encore le spécialiste français ne men-tionne-t-il que la navette.

Certaines de ces innovations font au-jourd’hui partie de notre quotidien. Telest notamment le cas du téflon dont onrecouvre les poêles; un matériau qui, audépart, «a été conçu pour permettre à despièces de glisser l’une sur l’autre, sanshuile», précise Claude-Alain Roten.Quant au titane, il était connu de longuedate, mais peu utilisé en raison de soncoût élevé. Son emploi par l’industriespatiale a favorisé son essor et il estaujourd’hui fréquemment employé pourfabriquer des alliages légers et résistants.

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Claude-Alain Roten est microbiologiste à l’UNIL et au CHUV. Il est encore le président fondateur

de la section suisse de la Mars Society

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C'est le président Eisenhower qui a donné naissance à la NASA en 1958, mais c'est J.F. Kennedy

(ici à droite, avec le sulfureux Wernher von Braun, au centre) qui a contribué à sa légende en prononçant en 1962

le fameux «We choose to go to the Moon»

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Le 11 octobre 1968, une fusée Saturne emportant la mission Apollo VII décollait. C'était la première mission

spatiale habitée du programme. Ce sera aussi le troisième anniversaire célébré cet automne

par la NASA

Le 29 septembre prochain, la NASA célébrera les 20 ans du lancement de la

première navette spatiale Discovery. Le premier des trois anniversaires

de cette fin d’année

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S C I E N C E S

To u t c e q u e n o u s d e v o n s à l a c o n q u ê t e s p a t i a l e

Nous leur devons la démocratisation des couches-culottes

Plus surprenant encore : si la NASAn’a pas à proprement parler inventé lescouches-culottes jetables, elle a large-ment contribué à leur amélioration et àleur démocratisation. Tout a sans doutecommencé avec Alan Shepard, le premierAméricain envoyé dans l’espace dans lecadre du programme Mercury.

La mission ne devait durer qu’unequinzaine de minutes, mais des pro-blèmes techniques ont retardé son lan-cement et l’astronaute a été pris d’unbesoin pressant. Ses collègues lui ontconseillé de se soulager dans son sca-phandre, mais ils ont dû couper le cou-rant pour éviter les risques de court-cir-cuit, ce qui a retardé encore le départ.

«A l’époque, il n’y avait pas de facili-tés à bord», commente le microbiologistede l’UNIL. Aujourd’hui, les navettes ensont pourvues, ce qui n’empêche pas laNASA de mettre des couches-culottes àla disposition de ses astronautes qui, par-fois, sont trop occupés ou dans des situa-tions telles qu’ils ne peuvent pas se rendreaux toilettes.

Miniaturisation et jeuxélectroniques

Dans de nombreux domaines, l’espaceest «un superbe banc d’essai», souligneClaude-Alain Roten. Toutefois, contrai-rement à ce que l’on pourrait croire, laconception des processeurs n’en a pasvraiment bénéficié. Dans l’espace eneffet, les conditions sont hostiles, notam-ment du fait des bouffées de rayonne-ment solaire qui mettent le matériel àrude épreuve, alors même qu’il est trèsdifficile de réparer une pièce endomma-gée. «On préfère donc utiliser des com-posants plutôt désuets, mais dont larobustesse a été éprouvée.»

En revanche, la nécessaire miniaturi-sation de tout le matériel embarqué a

bénéficié à l’informatique grand public.«Quand les astronautes de la missionApollo se sont posés sur la Lune, l’ordi-nateur qui gérait la descente du modulelunaire ressemblait aux toutes premièrescalculatrices programmables, qui sontarrivées dans le commerce quelquesannées plus tard», raconte Claude-AlainRoten. D’ailleurs, «l’un des tout premiersjeux électroniques à programmer manu-ellement disponibles sur les premièrescalculatrices Hewlett-Packard était ins-piré de la descente lunaire : il fallait injec-ter, à un moment précis, du carburantpour se poser virtuellement en douceur».

Electrocardiogrammes et scanners

Lorsque les stations américaine Sky-lab, soviétique MIR et internationale ISS

furent construites, les agences spatialespromettaient l’installation de véritablesusines en orbite qui, tirant parti de l’ape-santeur, fabriqueraient des produits ré-volutionnaires. Cela ne s’est en fait jamaisréalisé, «car il est toujours beaucoup plussimple et plus rentable de produire surla Terre», souligne Claude-Alain Roten.Autant dire que nul médicament miraclen’a été concocté dans l’espace.

Cela ne signifie pas pour autant quela médecine n’a pas tiré quelques béné-fices de la conquête spatiale. Ainsi le Hol-ter, cet appareil développé par la NASApour enregistrer en continu l’électrocar-diogramme des astronautes, équipe au-jourd’hui de nombreux cabinets et ser-vices hospitaliers de cardiologie. Desscanners portables pour évaluer la qua-lité osseuse des spationautes durant les

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L'astronaute Alan Shepard, en 1959, dans son costume prévu pour les missions Mercury. Le besoin pressant qu'il a ressenti dans cette tenue a probablement

accéléré le développement des couches-culottes!

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On a marché sur la Lune. Une image qui remonte à 1969, durant

la mission Apollo XI

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missions de longue durée (en apesanteur,les os se décalcifient, à moins de faire desexercices réguliers), servent maintenantsur la Terre pour suivre la déminéralisa-tion des os.

L’émergence de la télémédecine

Ce ne sont là que quelques exemplesparmi bien d’autres. Toutefois, pour lemicrobiologiste du CHUV, la retombéela plus importante de l’exploration spa-tiale dans ce domaine concerne la télé-médecine. Les technologies ont été déve-loppées afin de pouvoir pratiquer desdiagnostics et offrir de l’assistance et des

traitements à distance aux astronautesdurant leurs missions.

Elles se sont avérées «très utiles surla Terre, par exemple lorsque des explo-rateurs sont isolés en Antarctique». Latélémédecine est en plein essor; son em-ploi devrait se généraliser et profiter àtous ceux qui se trouvent dans desendroits isolés.

Espions en orbite

Qui dit espace dit bien évidemmentsatellites. A commencer par les enginsmilitaires. Les grandes puissances dispo-sent de toute une flottille de satellites –de reconnaissance, d’alerte, d’intercep-

tion ou d’écoute – qui sont de véritablesespions en orbite.

Ce n’est en fait qu’un juste retour deschoses, puisque la première vraie fuséebalistique, la V2 mise au point par l’in-génieur allemand Wernher von Braunpendant la Deuxième Guerre mondiale,a servi de base à la conception des fuséesmodernes.

Ce sont d’ailleurs aussi des motifsgéostratégiques qui ont, au départ, servide moteur à la course à l’espace. «Der-rière les programmes lunaires, il y avaitune énorme compétition militaire, rap-pelle Claude-Alain Roten. Les Améri-cains craignaient que les Soviétiques ins-

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La NASA a construit deux satellites Echo (ici ECHO 2) dans le cadre de la première expérimentation de satellites de communication.

Chaque engin était un satellite ballon passif, dont la surface était métallisée pour permettre la réflexion des ondes hertziennes

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teur en plein boom, on estime que le mar-ché mondial pourrait atteindre plus de750 milliards de francs en 2025.

Prévisions météo et éveil à l’écologie

Depuis leur orbite, les satellites peu-vent observer la Terre. Ils peuvent suivreles déplacements des masses d’air et nouslivrer des prévisions météorologiquesprécises et précieuses. Ils peuvent aussicontrôler les humeurs des océans, gérerles ressources halieutiques ou agricoles,suivre les pollutions, contrôler la défo-restation... Bref, surveiller notre envi-ronnement.

Claude-Alain Roten en est encore per-suadé : l’intérêt pour l’écologie, qui s’estdéveloppé dans les années 1970, «découledes images de la Terre prises depuis l’es-pace». Et en particulier de ce fameux«clair de Terre, photographié depuis laLune, qui a mis en évidence à nos yeuxle fait que nous vivions sur une planète,et une seule, dont la surface était limi-

tée». De cette nouvelle vision de notreglobe sont nées les préoccupationsactuelles face au trou d’ozone ou auréchauffement climatique.

On cherchait la vieextraterrestre. On a trouvé de la vie sur la Terre

Cette image et bien d’autres ont aussimis en évidence la fragilité de notre pla-nète. Mais au-delà, souligne Claude-Alain Roten, «elle a modifié l’idée quel’on se faisait de la vie». En 1976, lorsqueles Américains ont envoyé leurs sondesViking sur Mars pour y chercher destraces de vie, «ils n’ont obtenu que desréponses ambiguës, car ils recherchaientdes empreintes d’organismes vivant à 20 °C, etc., ce qui correspondait auxconnaissances que l’on avait à l’époqueà propos de la vie».

Depuis, les choses ont grandementévolué, car l’espoir de repérer de la viesur la planète rouge a incité les cher-cheurs à regarder de plus près ce qui se

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tallent une base de lancement de missilessur la Lune, et il leur a fallu montrerqu’eux aussi étaient capables d’y aller.»

Transmettre des images, de la voix et des données

Il n’empêche : la plupart des satellitesont des fonctions civiles qui ont vérita-blement révolutionné nos modes de vie.Tout particulièrement dans le domainedes télécommunications. Le lancementd’Echo 1 par la NASA, en 1960, a déclen-ché le mouvement. Les satellites de télé-coms se sont très vite multipliés au pointqu’actuellement ils sont plus de 320 surl’orbite géostationnaire.

Sans eux, il ne nous aurait pas été pos-sible de suivre en direct les JO de Pékin,ni de recevoir quotidiennement des ima-ges d’événements, sportifs ou autres, quiont lieu à l’autre bout de la planète. Cesengins transmettent d’ailleurs non seu-lement des programmes des chaînes télé-visées, mais aussi de la voix et des don-nées numériques.

En outre, ils améliorent les commu-nications des pays mal équipés en infra-structures terrestres et câbles sous-ma-rins, et demain, ils permettront l’arrivéede l’offre de services «tout satellite» pourles mobiles et de bien d’autres tant, «dansce domaine, tout évolue à grande vites-se», constate Claude-Alain Roten.

Venant en deuxième position derrièreles télécommunications, la localisation etla navigation par satellite gagnent du ter-rain. Au départ, la technique était réser-vée aux utilisations spatiales – elle estnotamment indispensable «quand on doitarrimer un étage d’une fusée ou un vais-seau à la station spatiale internationale,par mode complètement automatique»,constate le chercheur de l’UNIL – ainsiqu’aux secteurs aéronautique et maritime.

Se repérer sur la planète

Aujourd’hui, elle s’est démocratisée aupoint qu’elle a désormais pris place dansnos voitures. Si le système américainGPS (Global Positioning System) tientaujourd’hui le haut de l’espace, d’autrescomme le russe Glonass, le chinois Bei-dou et l’européen Galileo devraient bien-tôt le rejoindre en orbite. Dans ce sec-

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Selon Claude-Alain Roten, ce cliché de clair de Terre (pris durant la mission Apollo VIII)

est à l'origine de notre prise de conscience écologique

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passait sur notre propre planète. «Ons’est peu à peu rendu compte que toutela surface de la Terre était colonisée pardes micro-organismes, des glaces de l’An-tarctique aux sables du Sahara. Où quel’on creuse, on trouve toujours une formede vie active, bien adaptée à son envi-ronnement.»

De grandes découvertesastronomiques

Pour le microbiologiste, «ces décou-vertes dérivent en droite ligne de l’ex-ploration spatiale». Comme bien d’au-tres avancées scientifiques d’ailleurs, carla recherche, elle aussi, a largement pro-fité de cette course à l’espace lancée ily a cinquante ans.

Les travaux effectués en orbite oudans les laboratoires des stations spa-

tiales ont eu de nombreuses retombées,en particulier en sciences de la vie oudes matériaux. Mais c’est sans doute l’as-tronomie qui a été la grande gagnantedans l’affaire : le lancement de multiplessatellites et sondes spatiales, sanscompter l’envoi d’hommes sur la Lune,ont profondément modifié la vision quel’on avait auparavant du système solaireet du cosmos.

«Cela va du paramétrage de l’Uni-vers à son âge et sa taille, en passantpar le nombre d’étoiles ou de galaxiesqu’il renferme, constate Claude-AlainRoten. C’est une révolution coperni-cienne, car cela a permis de se défairede nombreux a priori sclérosants quel’on avait auparavant.»

Les missions spatiales ont aussi euune retombée plus indirecte dans le

domaine scientifique : elles ont susciténombre de vocations chez des jeunesqui, fascinés par les exploits des astro-nautes, ont embrassé une carrière scien-tifique. Car l’espace fait rêver. Mêmesi, aujourd’hui, il suscite moins d’en-thousiasme qu’auparavant, même sil’envoi de robots sur Mars provoquemoins d’excitation que les premiers pasde Neil Armstrong sur la Lune, laconquête spatiale nourrit toujours notreimaginaire. Ce n’est pas là la moindrede ses retombées.

Elisabeth Gordon

L'avenir de la NASA,

c'est aussi la planète Mars, que l'agence explorera peut-être

avec ce véhicule nommé ARES

Quand ils retourneront sur

la Lune, vers 2020, les astronautes ressembleront

peut-être à cela. La NASA teste, en tout cas,

ce nouveau scaphandre

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L’ objet accueille le visiteur dès sonentrée au Musée cantonal de géo-

logie, au Palais de Rumine, à Lausanne.A première vue, cette petite lamelle quel’on peut observer de plus près à l’aided’un microscope ne paie pas de mine.Mais il ne faut pas se fier aux apparences :il s’agit d’une pièce exceptionnelle, unpetit morceau de Lune.

«Il est extrêmement rare d’avoir desobjets lunaires. Sur les 23’000 météoritesrecensées dans le monde, seule une petitetrentaine provient de notre satellite»,explique Nicolas Meisser. Et le conser-vateur des collections de minéralogie et

Un morceau de Lune à portée de main

Le Musée cantonal de géologie, à Lausanne, abrite un de ces frag-ments rarissimes. Visite guidée avec Nicolas Meisser, de l’UNIL.

L’exploration spatiale n’est donc pourrien dans sa présence au Palais deRumine.

Toutefois, c’est grâce aux connais-sances que les sondes et satellites spa-tiaux ont permis d’accumuler sur les pla-nètes qu’il a été possible de savoir d’oùil venait et de le classifier. «On peut ainsidonner un corps parent à ces objetsorphelins», résume Nicolas Meisser.

Cela vaut pour DAG 400 comme pourles autres météorites exposées au Muséecantonal de géologie. Outre les deuxfragments, eux aussi très rares, tombésde Mars, la plupart sont issus de la cein-ture d’astéroïdes qui évolue entre la pla-nète rouge et Jupiter.

Si l’on excepte quelques pièces quiressemblent à de véritables bijoux, la plu-part d’entre elles «ne sont pas spéciale-ment belles», constate le conservateur.Mais l’essentiel n’est pas là : «Ces objetssont magiques. Surtout quand on peutles toucher, car pour la première fois, lesvisiteurs peuvent poser la main sur unobjet extraterrestre», conclut NicolasMeisser.

E.G.

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Nicolas Meisser est chercheur à l’UNIL et conservateur des collections de minéralogie et de pétrographie du Musée cantonal de géologie,

au Palais de Rumine, à Lausanne

de pétrographie, qui est aussi chercheurà l’UNIL, ne cache pas qu’il est «ravi»de la présence, dans les collections, d’untel spécimen.

Il y a en effet de quoi être fier. «DAG400» – ainsi nommée car il s’agit de la400e météorite trouvée à Dar al Gani enLibye – est en effet «un fragment unique,car il provient des zones montagneusesde la Lune».

Arraché de la planète lors de l’impactd’une gosse météorite, ce débris de Lunea été éjecté dans l’espace et est finalementretombé sur la Terre où il a été retrouvéà l’occasion d’une expédition scientifique.

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Z O O L O G I E

Le lynx et la Suisse :félin pour l’autre

1SURPRISE : le lynx, que l’on croyait casa-

nier, est capable de voyages de 100 à 200 kilo-

mètres. Certains individus ne sont pas arrêtés par

les autoroutes et peuvent traverser des fleuves à

la nage (lire en pages 28-31).

2STUPEUR : la Suisse est un grand pays

exportateur de lynx. Nombre de «nos» grands

félins sont passés dans le Jura français, et, de là,

ils descendent désormais vers la Méditerranée (voir

notre infographie en pages 32-33).

3TREMBLEMENT : le lynx n’a pas peur de

l’homme. Il ne fuit pas à notre approche, et c’est

ce qui inquiète les promeneurs. Si vous le croisez,

restez zen: il n’attaque pas les humains (lire en

pages 34-36).

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Nommé Toundra, ce lynx est devenu la mascotte du zoo de la Garenne, à Le Vaud. Il a été récupéré non loin de là,

alors qu’il était un bébé affamé

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1. Quand les lynx voyagent comme des héros d’un

film de Walt DisneyUn lynx qui se promène en ville de Zurich, un autre qui fran-chit un fleuve, une femelle qui traverse les autoroutes suissespour rentrer chez elle... Ce n’est pas du cinéma, mais desexploits réalisés récemment par des félins suisses plus bou-gillons qu’on le croyait.

Cette image de Zoro a été prise en France, dans le nouveau territoire du lynx suisse. Pour s’y rendre, le félin a parcouru une centaine de kilomètres,

établissant un premier record migratoire. C’était en 2006

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L e lynx serait un voyageur timoré.C’est, du moins, l’impression qu’il

a longtemps donnée, vu de Suisse. Onpensait que ce gros chat rebroussait che-min dès qu’il devait tremper la patte dansune rivière, et qu’il s’enfuyait en courantquand il rencontrait des obstacles aussiimpressionnants qu’une autoroute ouqu’une voie ferroviaire. Cela reste vraipour une majorité de félins. Mais, depuisquelques années, un petit groupe de lynxsuisses se charge obstinément de démon-trer le contraire.

Plusieurs fauves portant des colliersémetteurs ont stupéfié les biologistesavec des exploits qui les apparententdavantage à des loups, ces grands voya-geurs intrépides, ou à des héros des stu-dios Disney, pour leur capacité à explo-rer le monde ou à tenter de retrouver leurmaison au péril de leur vie.

L’escapade française et la fugue italienne

«Observer les lynx, ce n’est pas suivredes espèces très abondantes comme lessouris ou les fourmis, explique FridolinZimmermann, un spécialiste du grandfélin formé à l’UNIL. Chaque fois quenous étudions un nouvel individu, nousapprenons quelque chose.»

A la fin octobre 2006, par exemple,un biologiste suisse a eu la surprise deretrouver la piste du lynx Zoro durantun voyage privé en France voisine. Lefélin, qui était né dans l’Oberland ber-nois avant d’être relâché dans le massifdu Jura, avait disparu des écrans decontrôle. On le croyait mort et voilà qu’ilse prélasse dans l’Ain, au sud-ouest deGenève. Avec ce déplacement d’une cen-taine de kilomètres, inhabituel pour unlynx, Zoro a établi un premier recordmigratoire à l’échelle suisse.

Cet exploit avait été favorisé, pensait-on, par l’absence d’obstacles sur sa route.

Zoro a très vite fait taire ces critiques enconfirmant ses capacités à voyager. Enjanvier 2007, le lynx franchissait leRhône pour explorer le massif de laVuache, en Haute-Savoie.

Un autre félin, identifié comme B132(il recevra un nom quand on lui passeraun collier émetteur), a très vite battu lerecord de Zoro. Le printemps dernier, ilest d’abord devenu le premier lynx àrevenir dans le Parc national suisse parses propres moyens, avant de quitter lesGrisons pour l’Italie, et d’établir un nou-veau record. Entre le lieu de sa naissanceet son domicile actuel, B132 a parcouruprès de 200 kilomètres, soit deux fois leparcours de Zoro.

Un lynx en ville de Zurich

Exceptionnel, les périples de Zoro etde B132 ne sont pas uniques pour autant.

Turo, un lynx mâle de cinq ans, a été cap-turé en janvier 2003 dans la région deMoutier. Relâché une semaine plus tarden Thurgovie, le fauve suisse a surprisles observateurs en partant subitementvers le Nord. Il a franchi l’A1 à l’est deWinterthour, après avoir enjambé uneclôture. Il a ensuite traversé le Rhin à lanage pour rejoindre le canton de Schaff-house, direction l’Allemagne, du côté dela Forêt Noire.

Recapturé par des biologistes suissesaprès avoir tué un chevreuil à deux centsmètres de la frontière germanique, Turoest relâché une seconde fois dans la par-tie zurichoise du site protégé du Töss-stock, non loin de deux femelles. L’ani-mal étonne à nouveau ses suiveurs : cettefois, il met le cap au nord-ouest, en direc-tion de la ville de Zurich. Le fauve tra-verse sans problème plusieurs routes

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Fridolin Zimmermann a écrit une thèse sur le lynx à l’Université de Lausanne. Il travaille au KORA (les projets de recherche coordonnés pour la conservation et la gestion des

prédateurs en Suisse), et il a donné récemment un cours à l’UNIL pour expliquer aux jeunes thésards comment on capturait ces grands félins

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nationales, emprunte des sorties d’auto-route et trottine même dans la Seefeld-strasse, une grande rue zurichoise oùpasse un tram. Une virée nocturne eturbaine immortalisée par les caméras dela télévision alémanique DRS.

Resté en ville, le fauve se dissimuleprès d’une villa, où les biologistes duKORA l’ont observé, attentif et tran-quille. «Dans ce jardin, il y avait aussiun bouvier bernois, précise Fridolin Zim-mermann, et ce dernier n’a jamais remar-qué la présence du lynx.»

Le grand chat qui voulaitrentrer à la maison

Après ce périple digne d’un film deWalt Disney, le lynx a-t-il eu droit à unhappy end? «Turo a été photographié ré-

cemment au Tössstock, répond FridolinZimmermann. Il a réussi à se trouver unterritoire et il a même rencontré unefemelle à qui il a fait au moins cinq petitsdepuis 2005.» Un de ces enfants s’ap-pelle... B132, celui qui s’est égalementillustré par ses aptitudes au voyage,comme papa.

«Turo est un cas très inhabituel. Il nefaudrait pas imaginer, à partir de sonhistoire, que les lynx vont venir vivre enville comme les renards. Ce félin n’est pasentré dans Zurich pour s’y installer. Iln’a fait que passer, analyse Fridolin Zim-mermann. Si l’on trace une ligne droiteentre l’endroit où il a été relâché, et sonhabitat originel, on trouve Zurich aumilieu de l’itinéraire à suivre pour le rega-gner. Nous pensons donc que Turo est

un bel exemple de homing (un «retour àla maison», n.d.l.r.).»

Ce phénomène était connu chez leschats domestiques, qui réapparaissenttout à coup à leur adresse d’origine aprèsun déménagement, sans que personne nesache comment ils ont retrouvé leur che-min. Le «homing» a également été ob-servé chez des pumas de Floride. Le voilàconstaté chez les lynx.

Aika, la femelle lynx qui prenait l’autoroute

Les mâles ne sont pas les seuls à sur-prendre les biologistes. Aika, une femelleadulte, capturée dans le Jura bernois ettransloquée (c’est ainsi que l’on désignele déplacement d’un lynx vers un nou-veau territoire, n.d.l.r.) en 2003, a, elle

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Nommé B132, ce lynx a quitté la Suisse pour l’Italie en décembre 2007, lors d’un périple qui lui a fait traverser le Parc national suisse, dans les Grisons. Entre le lieu de sa naissance et

son nouveau domicile transalpin, le petit fauve a parcouru 200 km. Un nouveau record

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aussi, très vite quitté le nouveau terri-toire que lui proposaient les biologistes.Traversant la Linth et l’autoroute A3 àla hauteur de Bilten, et, plus tard, laReuss, elle a encore franchi l’autorouteA1 entre Zurich et Aarau en passant au-dessus du tunnel du Baregg.

«Comme Turo, Aika cherchait à ren-trer, et elle y est presque parvenue. Ellene s’est arrêtée qu’à quelques kilomètresdu Jura avant de rebrousser chemin,note Fridolin Zimmermann. Au KORA,nous pensons que des félins comme Aikaet Turo, parce qu’ils étaient plus âgés, ontvoulu revenir dans le territoire où ilsavaient initialement vécu. Nous en avonstiré comme leçon que les chances de réus-sir une translocation sont meilleures avecde jeunes individus.»

Plus largement, le périple d’Aika (quiest atypique puisque la femelle a été préa-lablement déplacée) nous permet de rap-peler que chez les lynx, les mâles et lesfemelles migrent de manière assez simi-laire, contrairement à ce qui se passe chezles loups, où les jeunes mâles s’éloignentdes meutes pour chercher un territoirelongtemps avant que les femelles ne sui-vent leurs traces.

En France, les lynx voyagentbeaucoup

Avec une majorité de lynx qui secontentent d’établir leur territoire justeà côté de celui de leurs parents, et de plusrares félins grands voyageurs, qui par-courent des centaines de kilomètres pours’établir, les biologistes ont découvert ces

«déplacements à deux vitesses». Cesvariations dans les itinéraires n’ont pasmanqué d’intéresser nos voisins français,qui suivent la descente des lynx vers lamer Méditerranée (voir l’infographie enpages 32-33).

«Quand l’espace est occupé, on peutcroire à l’arrêt de la migration des félins,parce qu’ils régulent eux-mêmes leurpopulation, observe l’expert français EricMarboutin. Dans le massif jurassien, onpeut avoir l’impression qu’ils ne bougentplus beaucoup, avec de nombreux jeunesanimaux qui se font écraser le long desroutes quand ils cherchent à quitter leterritoire où ils sont nés. C’est le procédénormal d’un groupe qui arrête de s’é-tendre quand il n’a plus d’espace à colo-niser. Mais quand les lynx ont de la place

→page 34

Le 30 avril 2003, Turo fait sensation à Zurich en traversant tranquillement la rue Seefeldstrasse, située non loin de la Luchswiesenstrasse

(n.d.l.r. : en allemand, lynx se dit Luchs), sous les caméras de la télévision alémanique

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devant eux, leur cheminement est sou-vent plus actif. Des jeunes ont ainsi effec-tué 100-150 kilomètres pour trouver unterritoire.»

Fridolin Zimmermann vient cepen-dant nuancer cette interprétation fran-çaise : «Nous n’avons pas observé cela enSuisse. Les lynx dans les Alpes, parexemple, ne se sont pas étendus en direc-tion de l’est du pays, alors qu’il y a pour-tant de nombreux habitats favorablesinoccupés dans cette direction.» C’estpourquoi des lynx de ces régions ont fina-lement été déplacés par les biologistes enSuisse orientale.

Observateur le jour, chasseur la nuit

Et que fait un lynx quand il s’est enfininstallé? «En règle générale, l’animal estpeu actif durant la journée, explique Fri-dolin Zimmermann. Il se met à l’abri enhauteur, dans une pente ou dans unejeune plantation d’épicéas, il observe lesalentours et il attend la tombée de lanuit.»

Quand elle arrive, le lynx se déplaceou chasse. «Il descend de son poste d’ob-servation pour s’aventurer en terrain plusdécouvert. Il ne mange que ce qu’il a tué

lui-même. Il avale surtout la viande, lemuscle, le foie, le cœur et les poumons.Et il délaisse les intestins, les os et la peauqu’il retrousse. Comme il a une languetrès râpeuse, il nettoie bien les os jusqu’àce qu’ils soient pratiquement blancs. Unlynx tue en moyenne un grand ongulé parsemaine.» Le lynx est aussi un prédateurdu renard (son troisième plat favori,après le chevreuil et le chamois).

Réintroduit il y a bientôt quarante ans et toujours braconné

Malgré de faibles dégâts causés auxéleveurs (aussitôt indemnisés), mais àcause de ses habitudes alimentaires quien font un concurrent des chasseurs, lelynx n’est pas encore complètementaccepté. Réintroduit dans les années1970 par des lâchers officiels et officieux(avec des animaux capturés dans les Car-pates, en Slovaquie actuelle), «il estencore passablement braconné, regretteNathalie Rochat, une biologiste del’UNIL qui suit aussi les lynx depuis desannées. J’ai l’impression qu’il est toléré,mais toujours pas accepté. Il est certesmieux admis qu’il y a dix-quinze ans,mais on entend toujours les mêmes cri-tiques et les mêmes histoires à son pro-pos dans les assemblées de chasseurs.»

Fridolin Zimmermann observe de soncôté que l’arrivée progressive du loupvient changer la donne en faveur du félin.«Dans les années 1970-1990, le lynx étaitun bouc émissaire idéal. Sa présenceconstituait la goutte d’eau qui faisaitdéborder le vase des problèmes rencon-trés par les éleveurs (crise agricole, pres-sions des gens des villes sur les ruraux etles montagnards...). Depuis quelques an-nées, c’est le loup qui a endossé ce rôle.»

Le retour du loup, en attirant les pro-jecteurs et les carabines, permettra pro-bablement au lynx de se fondre à nouveaudiscrètement dans le paysage. Lui, en toutcas, ne rêve que de cela, c’est sûr.

Jocelyn Rochat

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Capturée dans le Jura et relâchée en Suisse alémanique, la femelle lynx Aika a tenté de revenir à son point de départ. Durant ce voyage,

en 2003, elle a notamment traversé la rivière Reuss et a franchi des autoroutes très fréquentées

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Déplacé du Jura en Thurgovie, le lynx Turo a pris la route de l'Allemagne. Il a été recapturé près de la frontière, avant de prendre la direction de Zurich et d'entrer en ville.

On le voit ici dans le site du Tössstock (ZH)

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→Z O O L O G I E

L e l y n x e t l a S u i s s e : f é l i n p o u r l ’ a u t r e

C haque automne, en Suisse, plu-sieurs petits lynx affamés et sépa-

rés trop vite de leur mère s’approchentdes habitations humaines pour y cher-cher de la nourriture. Ils y sont recueillis,ici par une famille d’agriculteurs, là, pardes élèves et des enseignants. D’autressont récupérés le long d’une route pardes automobilistes qui leur sauvent ainsila vie. Et en Valais, un adolescent a connuson heure de gloire parce qu’il a pu pho-tographier un jeune lynx perché dans unarbre, juste à côté de chez lui.

Ces exemples, parmi d’autres, sonttirés de l’actualité de ces dernières an-nées. Ils nous montrent que les ren-contres entre l’homme et le grand félinsuisse, surtout avec de jeunes individus,n’ont rien d’exceptionnel.

Fridolin Zimmermann, un spécialistedu lynx formé à l’UNIL, a, lui aussi,croisé à plusieurs reprises la route desgrands félins lors de ses pérégrinationsnocturnes. «Ce qui surprend le plus,quand on en voit un, c’est qu’il ne s’en-fuit pas en courant à notre approche.»

Le chien n’a rien senti

«Lors de mes observations, ce n’estjamais le lynx qui est parti le premier. Iln’a pas peur de l’homme. Il compte surson camouflage pour passer inaperçu. Sion ne lui fonce pas dessus, il va penserqu’on ne le voit pas.» Et, souvent, cettetactique paie. «Je me souviens d’un lynxque nous suivions par télémétrie. Il estresté longuement dans un jardin où il yavait également un bouvier bernois quine l’a pas remarqué de l’après-midi»,ajoute Fridolin Zimmermann.

Pourtant, les biologistes ne profitentpas de cette confiance. «Nous essayons

de ne pas déranger les lynx munis de col-liers émetteurs, pour qu’ils ne s’habituentpas à l’homme. Mais quand de telles ren-contres se produisent, c’est toujoursquelque chose de très spécial.» Le cher-cheur se souvient notamment d’une expé-rience nocturne, quand il se trouvait àl’entrée d’une petite grange dans l’Ober-land bernois et qu’il s’est retrouvé nez ànez avec un lynx. «Nous étions aussi sur-pris l’un que l’autre. Cela procure un sen-timent tout à fait particulier. Ça m’a tou-jours fait des frissons.»

«Elle me regardait dans lesyeux, comme un chat»

Nathalie Rochat, une biologiste del’UNIL qui a suivi de nombreux lynx,n’a pas non plus oublié sa première ren-

contre avec un grand félin. «C’était aulever du jour, dans le Jura vaudois.J’avais suivi toute la nuit une jeunefemelle nommée Roya par télémétrie. Jesuis arrivée dans la zone où elle s’étaitarrêtée, j’ai stoppé la voiture et j’ai cla-qué la porte, avant de réaliser que le lynxétait encore plus près que je le pensais.Je l’ai vue, à quinze mètres de là, dansune pente au-dessus de moi. Elle étaitassise calmement. Elle me regardaitcomme un chat, droit dans les yeux. Puiselle s’est levée, au bout d’un moment,et elle est partie tranquillement. Ce quim’a le plus surprise, à ce moment, c’étaitl’absence complète de bruit. Alors qu’ils’agit d’un gros animal qui se déplaçaitdans les fourrés, on n’entendait absolu-ment rien.»

3. «Le plus impressionnant, c’est qu’il n’a pas peur de l’homme»

Quand un humain croise la route du grand félin, ce dernier ne partpas en courant. Peu craintif, l’animal fait confiance à son camou-flage et se tapit. Pas de panique : il n’attaque pas les humains. Maisles chiens qui les accompagnent sont parfois visés.

Les journaux (ici «Le Matin» du 29 août 2007) se font souvent l’écho des histoires de bébés lynx récupérés

et sauvés par des humains

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Des attaques contre les humains?

La biologiste a-t-elle jamais eu peurde ce fauve dont elle suivait la trace?«Jamais, répond Nathalie Rochat. Enrevanche, j’appréhendais les rencontresavec les humains que l’on croise parfoisla nuit, sur les chemins, seule en forêt.»

Naturellement peu craintif, le lynxs’enhardit encore, quand le soleil est cou-ché. «La nuit, il peut chasser dans desendroits très ouverts, raconte FridolinZimmermann. On l’a vu tuer un che-vreuil à côté d’un chalet, et revenir senourrir sur sa proie durant plusieursnuits. Ce sont des animaux assez sûrsd’eux.»

Confiant, le lynx n’est pas agressif.Les exemples de félins attaquant deshumains sont en effet rarissimes. Dansle cas régulièrement cité, l’animal s’est

retrouvé enfermé dans une grange, faceà un humain qui bloquait la sortie et quil’a menacé avec un bâton.

«Avec une ourse, on signeraitson arrêt de mort»

Mais, face à ce cas très particulier, lesbiologistes ont de nombreux contre-exemples à proposer. «J’ai eu la chanced’aller marquer des petits avec FridolinZimmermann, se souvient Nathalie Ro-chat. La mère s’est éloignée de la tanière,et elle s’est postée à une cinquantaine demètres. Elle s’est assise, et nous a obser-vés en fermant les yeux, comme un chat,avec une très grande tranquillité appa-rente. Pendant ce temps, nous manipu-lions ses petits. Nous les avons pesés,mesurés et marqués à l’oreille. Parfois,il faut encore faire une prise de sang etdes radios. Malgré tous ces gestes sur sesenfants, la mère ne nous a jamais atta-

qués. Alors que, si on pratiquait ainsiavec une ourse et des oursons, on signe-rait son arrêt de mort immédiat.»

Habitué à cet exercice, Fridolin Zim-mermann confirme. «Nous n’avons ja-mais eu de problème. Même quand ilssont pris dans nos pièges à lacet, les lynxn’ont pas de geste agressif. Ils essaientseulement de fuir.»

Si les humains bénéficient d’une totaleimpunité, leurs compagnons à quatrepattes courent, eux, des risques bienréels. «Les chiens des chasseurs ou ceuxqui nous accompagnent parfois sur le ter-rain ont été attaqués par des femelles quidéfendent leurs petits. Et cela mêmequand ils étaient tenus en laisse par unhumain, mais ce sont toutefois des évé-nements rarissimes.»

Sous l’œil du lynx

Peu craintifs, capables de s’approcherdes maisons, les lynx seraient-ils facilesà observer? «En théorie, une personnea plus de chances de se faire toucher parla foudre que d’en voir un, répond Fri-dolin Zimmermann. Mais, avec tous cespromeneurs qui sont en route, des ren-contres avec un lynx arrivent quandmême régulièrement.»

Dans ce cas, le comportement adéquatconsiste à s’arrêter, à profiter du spec-tacle et à prendre conscience d’être unprivilégié. Car, si les humains restent peunombreux à voir les lynx, eux nous voienttrès bien. Il leur arrive même de se dis-traire en nous observant.

Nathalie Rochat se souvient ainsi decet hiver passé à suivre un lynx, près deSaint-Georges (VD). «Il était installé surune souche d’arbre, tout près d’une pistede ski de fond. Depuis ce poste d’obser-vation en hauteur, il regardait les adeptesdu ski de fond faire une boucle sous sesyeux. Les humains ne l’ont pas vu, maislui a bien profité du spectacle.»

J. R.

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Nathalie Rochat est une biologiste formée à l’UNIL. Ex-coordinatrice des campagnes nationales

de Pro Natura (notamment celles sur les grands prédateurs), elle avait notamment pour mission de défendre le lynx.

Elle fait encore aujourd’hui du monitorage de félins dans le Jura

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Pourquoi nous ne sortis du 11

Les restes de la tour sud du World Trade Center, à New York, après les attentats du 11 septembre

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«F aut-il avoir peur de l’Islam?»Sous ce titre, Jean-Claude Bas-

set a donné toute une série de confé-rences. Le titre est porteur, comme ondit. Mais pour ce spécialiste à la fois del’Islam et du dialogue interreligieux, iln’est pas question de surfer sur la vaguemédiatique. C’est l’occasion de fixer despoints de repère précis et de remettre sys-tématiquement les faits dans leurs pers-pectives historiques et religieuses.

L’entretien avec Jean-Claude Bassetne peut être que méthodique, argumentépoint par point et le moins émotionnelpossible. Il souligne volontiers les cons-tats qui pourraient choquer, par un «jen’y peux rien, c’est comme ça»... A soninterlocuteur ensuite d’interpréter, s’il ena les moyens.

Le jihad est un projet gagnant-gagnant

Attention aux mots! «Le jihad n’estpas la guerre sainte; c’est plus exactementle combat sur le chemin de Dieu. Com-bat mené par la petite communautéréunie à Médine autour de Mohammedquittant La Mecque pour échapper à lapersécution des siens en 622.» Un pro-jet gagnant-gagnant, selon l’expressionconsacrée, pour ceux qui s’y engagent :«Soit c’est la victoire, avec le butin à par-tager; soit c’est la défaite, la mort, avecla promesse du Paradis»...

Au passage, cela suffit à tordre le couà une interprétation du jihad qui ne seraitque défensif. Jean-Claude Basset citant

sommes pas encore septembre

Le jihad a toujours eu deux objectifs.

D’une part défendre et étendre le domaine

de l’Islam, et d’autre part, à l’intérieur

même du monde musulman, lutter contre

les «hypocrites», ceux qui ne tirent pas les

conclusions de leur foi. Les explications du

spécialiste de l’UNIL Jean-Claude Basset.

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P o u r q u o i n o u s n e s o m m e s p a s e n c o r e s o r t i s d u 1 1 s e p t e m b r e

les textes : «Dès le début, le jihad est aussibien défensif qu’offensif, selon les cir-constances. De plus, le jihad revêt aussiune dimension intérieure, d’effort sur soi-même, de lutte contre ses passions, unaspect mis en valeur par la tradition mys-tique des soufis. On parle alors de grandjihad pour le distinguer du petit jihad dela lutte armée.»

L’influence d’Oussama Ben Laden

Sur cette toile de fond, sans insistersur les parallélismes possibles et imagi-nables avec l’isolement des premierscombattants, le leader d’Al-Qaida, Ous-sama Ben Laden, a en quelque sorte«mondialisé le jihad». Après la victoire

sur les Soviétiques en Afghanistan, sacible est devenue le pouvoir capitalisteà l’échelle de la planète, incarné par leprésident américain George Bush qui lui-même se réfère à des valeurs chrétiennes.

Dans cette perspective, les attentatsdu 11 septembre 2001 sur le sol desEtats-Unis sont évidemment une victoire«militaire» en eux-mêmes, impression-nants par leur performance technique etlogistique. Mais ils ont révélé aussi unemaîtrise des médias qui leur a donné leurvéritable dimension. C’est sur cet acquisque s’est développé et se développeencore de façon plus diffuse un réseauet ce qu’on a appelé ses «franchises»;l’exemple de l’Algérie et du ralliement dece qui subsiste du Groupe islamique armé

(GIA) est à cet égard tout à fait signifi-catif : «C’est davantage qu’un combatpolitique, forcément limité, qui est encause; la cause noble de l’effort sur la voiede Dieu qu’on revendique ne tolèreaucun retour en arrière.» Et les frustra-tions alimentées par les régimes autori-taires musulmans ne peuvent que contri-buer à élargir encore le mouvement.

Le jihad est un des fils rouges dela tradition musulmane

La comparaison avec les croisadeschrétiennes lancées jadis sous couvert delibérer les Lieux saints et Jérusalem estpeut-être légitime, mais elle reste d’unintérêt limité. D’un côté, une entrepriseen contradiction avec l’enseignement de

Jean-Claude Basset est chargé de cours à la Faculté de théologie et de sciences des religions à l’UNIL, et, notamment, initiateur du «Calendrier interreligieux»

(publication annuelle dont la dernière livraison consacrée à Ecologie et Spiritualité vient de paraître aux Editions Enbiro à Lausanne)

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Jésus, et de l’autre le jihad fondé sur desrègles bien établies sur le plan juridiquequi est, à travers les siècles, un des filsrouges de la tradition musulmane et deson expansion à travers les siècles et quel’on peut comparer à la notion de guerrejuste qui remonte à saint Augustin dansl’héritage chrétien.

Revenir à ces constantes historiques,c’est constater que le combat a toujourseu deux objectifs. D’une part, défendreet étendre le domaine de l’Islam – dar ul-islam –, et d’autre part, à l’intérieur mêmedu monde musulman, lutter contre les«hypocrites», c’est-à-dire ceux qui netirent pas les conclusions de leur foi. EtJean-Claude Basset insiste sur un fait quiest le plus souvent passé sous silence : le

jihad mené par Al-Qaida a fait jusqu’icidavantage de victimes musulmanes quenon musulmanes.

Que font les modérés?

Face à cette violence du jihad, on re-grette souvent, en Occident, de ne pasentendre plus les voix modérées et cellesde la grande majorité des musulmans quine veulent pas de ces tueries. C’est sous-estimer deux points de repère impor-tants. D’abord, il faut faire la part du trai-tement de l’actualité par les médias plusattirés par les conflits spectaculaires quepar des prises de position pacifiques quin’en existent pas moins. D’autre part, ilest vrai que «ce combat pour la foi restel’une des exigences fondamentales duCoran et que, sur cette base, il est diffi-cile de condamner des croyants qui par-tagent la même foi».

Au total, selon Jean-Claude Basset,le jihad met en évidence l’un des caps quele monde musulman doit encore doubler,s’il veut sortir de ses contradictions.Dépasser son approche traditionnelled’une société dominée par une visionduale: dans l’Islam ou hors de l’Islam, lededans ou le dehors sans autre alterna-tive, ici la paix et là, la guerre. Les juristesmusulmans ont imaginé une sorte d’étatprovisoire qui serait la trêve. Reste, noteJean-Claude Basset en souriant, à «in-venter un provisoire qui dure». Et c’estun enjeu qui va bien plus loin que lesretombées des événements du 11 sep-tembre 2001, même si elles le révèlent.

En sortir par le dialogueinterreligieux

Dans ces conditions, on comprendbien que l’une des portes de sortie pour-

rait être le dialogue interreligieux. Jean-Claude Basset croit au «côté pragmatiquedes choses». «Tisser les liens, de personneà personne, favoriser des accommode-ments dans le rapprochement quotidien,une trajectoire délicate parce qu’elle peuttoujours être remise en cause par un éclatou une rupture qui rend le dialogue denouveau problématique.»

Mais, ajoute-t-il, s’il faut trouver destextes qui justifient cette ouverture, ilsexistent bel et bien. Au moins autant dansle Coran que dans la Bible. Questiond’interprétation.

Le processus est en route

Un signe parmi d’autres que le mou-vement est en marche, même s’il ne faitpas la une des médias? Par exemple, cettelettre datée du 13 octobre 2007 et signéepar 138 responsables religieux musul-mans, représentants des différents cou-rants de l’Islam à travers les pays et lescontinents; elle appelle au dialogue lesdirigeants chrétiens sur la base del’amour de Dieu et de l’amour du pro-chain.

Le processus est en route. Une ren-contre s’est tenue à Madrid du 16 au 18juillet à l’initiative de l’Arabie saoudite;une autre est prévue au Vatican au moisde novembre prochain. L’enjeu est detaille si l’on tient compte du fait que chré-tiens et musulmans représentent aujour-d’hui plus de la moitié de la populationmondiale.

Laurent Bonnard

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«Le Coran est un texte qui a deux visages»

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Sami Aldeeb est juriste suisse responsable du droit musulman et arabe à l’Institut suisse de droit comparé à Lausanne. Il est encore traducteur du Coran

et de la Constitution helvétique en arabe

L’ événement a fait du bruit. Il conti-nue d’en faire, mais sans sombrer

dans la polémique stérile. Jusqu’ici, latraduction française du Coran par SamiAwad Aldeeb Abu-Sahlieh a été saluéede tous côtés, comme elle le mérite,comme un enrichissement important dudébat sur les textes coraniques, pour sarigueur scientifique et pour la clarté desa présentation, mais aussi pour le res-pect qui l’imprègne manifestement àl’égard de tout ce que représente le Corandans l’Islam.

Une révolution qui facilite la lecture

Outre la richesse de son appareil cri-tique (les variantes, par exemple), lesrenvois aux écrits juifs et chrétiens lors-qu’ils sont utiles, l’originalité unique dutravail de Sami Aldeeb tient dans la pré-sentation des 114 chapitres (sourates) duLivre.

En résumé, l’auteur a traduit le Corandans l’ordre historique des révélationsreçues par Mahomet, tel qu’il a étéreconnu par la plus prestigieuse univer-sité du monde musulman sunnite, celled’Al-Azhar au Caire. On découvre doncd’abord les 86 chapitres des années mec-quoises du Prophète (610-622), puis les28 qui composent sa période médinoise(622-632) et qui, dans son ordonnancetraditionnelle, ont été placés au début duCoran. Ce bouleversement, car c’en estun, facilite non seulement la lecture destextes, mais il permet aussi d’apprécierl’évolution de la pensée religieuse, juri-dique et politique de Mahomet.

Une contribution personnelle

Sami Aldeeb, juriste suisse, né en Cis-jordanie, chrétien, responsable du droitmusulman et arabe à l’Institut suisse dedroit comparé à Lausanne, professeurinvité aux facultés de droit d’Aix-en-Pro-

vence et de Palerme, décrypte et com-mente depuis des années le droit musul-man et son importance en Occident (unde ses derniers ouvrages traite parexemple des mariages entre partenairessuisses et musulmans). Auteur prolifique,il est aussi le traducteur de la Constitu-tion helvétique en arabe (on la trouve surInternet à l’adresse www.admin.ch). Là,il présente sa traduction du Corancomme une contribution privée, person-nelle, à sa compréhension qui est, pourle moment, l’aboutissement de ses re-cherches.

Lorsque les auteurs des attentats-sui-cides du 11 septembre 2001 lient inti-mement leurs actes à l’autorité duCoran, cette référence ultime choque etsuscite pour le moins des vagues d’in-compréhension aussi bien dans le mondede l’Islam que parmi les non-musul-mans. La traduction chronologique deSami Aldeeb permet d’y voir plus clair,

Quand on traduit ce texte fondamental, comme l’a fait récem-ment Sami Aldeeb, de l’UNIL, on découvre que les 86 pre-mières sourates s’adressent à l’homme et sont pacifiques, alorsque les 28 dernières parlent au croyant, avec un accent plusguerrier et des normes juridiques. Explications.

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et en tout cas de poser quelques pointsde repère utiles. Démonstration pra-tique, en quelque sorte, avec le traduc-teur du Coran.

Allez savoir!:Les 114 chapitres du Coranforment-ils véritablement untout? On s’y perd!Sami Aldeeb : La mise en place des

chapitres par ordre chronologique laisseapparaître clairement que l’esprit dutexte évolue. Les 86 sourates de lapériode de La Mecque, celles qui ont étérévélées à Mahomet en premier lieu, sontpacifiques. Le message s’apparentebeaucoup à celui du prophète Jean-Bap-tiste dans le Nouveau Testament, parexemple. Il est simple, empreint de bon

sens. On touche là à un socle communde l’humanité. Et puis, lorsque la poli-tique se mêle à la religion, dans les 28chapitres de la période de Médine, l’ac-cent devient guerrier, un code de laguerre apparaît, le texte se fige dans desnormes juridiques et contraignantes.

Pas étonnant que certains passages puissent être contradictoires...On découvre que le texte a deux

visages, en tout cas, un véritable Janus!Du reste, dans l’ordre chronologique, lapremière partie s’adresse à l’homme, ettrès significativement, la deuxième, àquelques rares exceptions près, auxcroyants. Ce changement d’interlocuteursillustre bien l’évolution des perspectives.

Dans ces conditions, chacun choisit la partie surlaquelle il s’appuie…

On joue sur le fait que ce texte estétourdissant. Tout y est mêlé, comme dansun dictionnaire où les mots ne sont pasrangés par ordre alphabétique. D’où untrouble profond qui naît de la multiplicitédes interprétations, des choix contradic-toires qui en découlent et des légitimitésqui s’affrontent. Un trouble qui rejaillitdu reste sur toute la société musulmane.

Un exemple!

Dans la première partie (chronolo-gique), l’enseignement, en substance, estde prêcher avec de bons moyens : «Parla sagesse et la bonne exhortation, appelle

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les gens à la voie de ton Seigneur. Dis-pute avec eux de la meilleure manière.Ton Seigneur sait le mieux qui s’est égaréde sa voie, et il sait le mieux qui sont lesbien dirigés» (sourate 70 : 125 par ordrechronologique et 16 : 125 dans l’ordrenormal du Coran).

Puis il est précisé: même si on vousagresse, n’agressez pas! «Endure! Tonendurance n’est que par Dieu. Ne t’at-triste pas à leur sujet et ne te sens pas àl’étroit à cause de ce qu’ils complotaient»(70/16: 127).

Et progressivement : si on vous agres-se, vous pouvez riposter. «Autorisationest donnée à ceux qui sont combattus decombattre, parce qu’ils ont été opprimés.Dieu est puissant pour les secourir»(103/22: 39).

Et finalement: vous pouvez prendrel’initiative! «Une fois écoulés les moisinterdits, tuez les associateurs où quevous les trouviez. Prenez-les, assiégez-les et restez assis aux aguets contre eux.Si ensuite ils sont revenus, ont élevé laprière et donné l’aumône épuratrice,alors dégagez leur voie. Dieu est pardon-neur et très miséricordieux» (113/9: 5).

Est-il possible de départager ces textes qui ont été révélés surune période de vingt-deux ans au total?La controverse est permanente. Et

elle dure encore. Elle a par exemple coûtéla vie au penseur soudanais MahmudMuhammad Taha, pendu en 1985. Ilavait défendu l’idée que la première par-tie du Coran, celle qui a été révélée à LaMecque avant l’hégire, constitue le véri-table islam, la deuxième partie (Médine)n’ayant qu’un caractère conjoncturel.

Au fil de vos réponses, on réalise que cette traductionunique en son genre n’est qu’unepremière étape et que grâce à l’informatique, notamment,d’autres champs de recherchesont maintenant à portée de main. Les 579 pages de votretravail sont d’abord et avant

tout, au-delà des tabous et sans esprit de polémique, uneinvitation à découvrir le Corandans toute sa complexité.Si c’est vous qui le dites! En fait, je

mets un instrument à disposition et vousen disposez à votre gré!

Propos recueillis par Laurent BonnardPhotos : Nicole Chuard

A lire :

«Le Coran», texte arabe et traduction française par ordrechronologique selon l’Azhar deSami Awad Aldeeb Abu-Sahlieh,avec renvoi aux variantes, aux abrogations et aux écrits juifs et chrétiens. Editions de l’Aire 2008.Voir aussi son site, avec ses nombreux écrits : www.sami-aldeeb.com.

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C’est l’autre (la vraie?)La TV couleur

Et les masses

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Si les Français ont pu voir des images de Mai 68 en couleur (ici Daniel Cohn-Bendit),c’est parce que leur télévision proposait cette option depuis octobre 1967. En Suisse, les images des événements ont été diffusées en noir et blanc, puisque le passage à la couleur nes’est effectué que le 1er octobre 1968

Pendant les années qui ont suivi, les deux manières de regarder la TV ont cohabité, en fonction de la modernité du posteinstallé dans le salon. Certains Romands ont continué à regarder le TJ en noir et blanc (ici José Ribeaud, en 1970), alors que d’autres bénéficiaient complètement des couleurs pop à la mode dans les seventies (ici Julien Clerc, durant l’émission SamedisVariétés, en 1970 sur la TSR)

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révolution de 1968. débarque en Suisse. l’adoptent

P rintemps 68 : la jeunesse se soulèveen France et dans le reste du monde

– à Prague comme aux Etats-Unis. C’estle début d’une révolution qui va remo-deler la société : le rapport à l’autorité,l’enseignement, les mœurs, la répartitiondes tâches dans les familles, les relationsparents-enfants, plus rien ne sera commeavant.

Divers outils «technologiques» sontcités par les historiens comme adjuvantsde cette métamorphose sociale : la pilulecontraceptive, par exemple, qui a permisaux femmes de prendre le contrôle deleur corps, et aux couples de dissocier lasexualité de la reproduction.

Et maintenant, la couleur

Mais, dans l’avalanche de nouveau-tés introduites ces années-là, on oublietrop souvent un élément fondamental : en1968, le 1er octobre précisément, la cou-leur faisait son apparition dans les peti-tes lucarnes suisses, et, la même année,

le millionième téléviseur était vendu enSuisse. La TV de masse était en marche,avec un foyer sur cinq qui se retrouvaitdésormais équipé.

Pour tous ceux qui étaient en âge deregarder la télévision ces années-là, lepremier souvenir, ou en tout cas le plusmarquant, c’est bien sûr l’alunissage desAméricains : «C’est le premier événementqui a été véritablement construit commeun spectacle télévisuel, et qui a été vécucomme tel», explique François Vallotton,professeur d’histoire à l’UNIL.

La TV fera-t-elle exploser les foyers suisses?

Mais, avant d’en arriver à ce grandmoment de communion mondiale, le petitécran a dû surmonter bien des résis-tances. Au tout début des années 1950,quand la TV suisse n’était encore qu’uneidée, diverses voix, notamment de parle-mentaires, se sont élevées pour protes-ter contre le financement par la Confé-

C’était le 1eroctobre 1968. La TSR diffusait sa

première soirée en couleur. La fin du noir & blanc,

la fin d’une époque. Cette même année, le cap du

million de ménages helvétiques disposant d’une

télévision était franchi. Désormais, la TV allait être

pour tous et en couleur. Mais que de résistances

pour en arriver là...

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dération d’un «service d’expérimen-tation» qui verra la SSR prendre encharge le service des programmes de latélédiffusion.

Parmi les craintes exprimées : que lafamille helvétique se trouve sapée dansses fondements par l’arrivée d’un telobjet. Plutôt que d’être centré sur lui-même, le foyer risquait de se perdre dansla contemplation du petit écran.

La télévision a changé lesdynamiques familiales

«On n’a évidemment jamais vécu telledislocation, analyse François Vallotton,mais un élément s’est vérifié : au fil desans, la TV a pris une place prépondérantedans les salons. Elle est effectivementdevenue le centre des regards, et a pro-fondément changé les dynamiques fami-liales. Les soirées surtout ont été occu-pées à regarder des émissions, tandis quela télévision, après quelques premières

formes de visionnement collectif (dans lescafés ou via les télé-clubs), se limite tou-jours davantage à la sphère domestique.»

Plus étonnant, des voix se sont aussiélevées pour protéger la radio contre lemédia en devenir : ««Pas un sou de laradio pour la télévision» est devenu uncri de ralliement de tous ceux qui avaientbien compris que la TV allait coûter trèscher, et qui ne voulaient pas que les inves-tissements nécessaires à sa mise en œuvres’opèrent au détriment de la radio»,explique l’historien de l’UNIL.

Les ondes feraient-elles tournerle lait des vaches?

Certaines oppositions font d’ailleurssourire au XXIe siècle : la peur que lesondes ne fassent tourner le lait des vachesou détruisent le cerveau, que l’écran nerende aveugle ou que des messages sub-liminaux ne soient transmis. Sourire,mais aussi réfléchir : ce qu’on peut lire

aujourd’hui sur les effets néfastes de l’or-dinateur ou du cellulaire n’est finalementpas si différent...

Un parlementaire a pour sa part desréticences qui reflètent bien les questionssoulevées au sortir de la guerre par l’em-prise grandissante de la technologie dansla vie quotidienne. Des questions qu’unGeorge Orwell a thématisées dans son«1984» (écrit en 1948) avec le fameux«Big Brother is watching you». Un poli-ticien s’inquiète ainsi de la présence de cetœil électronique (la caméra) susceptiblede déboucher sur des usages incontrôlés.

Si ces réserves ont pu s’exprimer, ellesn’ont toutefois pas eu de lourdes consé-quences sur le devenir de la télévision.D’autres ont eu plus de poids. La Suisseétant confrontée à la concurrence dessystèmes télévisuels de ses grands voi-sins, on en vient à présenter l’«étrangelucarne» comme de nature à disloquer lacohésion et l’identité nationales.

Du folklore et de la culture

Face à ces craintes, les dirigeants del’époque ont su privilégier des émissionsà caractère «folklorique», comme la Fêtedes narcisses de Montreux (qui ouvre lesSemaines de l’Eurovision en juin 1954)ou la Fête des vignerons en 1955 – unmoyen de montrer par l’exemple qu’unetélévision de service public était propreà contribuer à la promotion des valeursspirituelles du pays...

Après bien des discussions, la télévi-sion suisse a pris son essor, avec des émis-sions sporadiques depuis Zurich dès1953, et de Genève une année plus tard.De moins d’une heure par jour, la télé-vision passe progressivement à quatre oucinq heures de diffusion quotidiennes.

La radio le matin et à midi, la TV le soir

«La télévision est apparue dès sesdébuts comme un média du soir, observele professeur de l’UNIL. La radio a doncinvesti rapidement et fortement le cré-neau de midi, puis du matin, avec unaccent fort sur l’information. Elle a pro-fité alors de son avantage en matière de

Pour leur première soirée TV en couleur, les téléspectateurs romands ont pu découvrir un documentaire consacré

à la ville iranienne de Persépolis (ici un griffon)

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rapidité de diffusion de l’information –il faudra le développement de camérasplus maniables et l’arrivée du satellitepour que la télévision puisse concurren-cer la radio sur ce plan.»

Les Suisses prennent donc l’habituded’écouter la radio la journée, au lever età midi surtout, et de regarder la télévi-sion en fin de journée – un mode deconsommation qui reste aujourd’huiencore très répandu.

Une tribune pour les gauchistesou les xénophobes?

Dès les années 1950, mais plus encorequand la télévision devient un média demasse en 1968 (en huit ans, la Suisse estpassée de 130’000 à un million d’appa-reils vendus), le débat quant au pouvoirexercé par le petit écran dans la forma-tion de l’opinion publique est lancé. Oncraint que l’influence exercée jusqu’icipar les partis traditionnels ne disparaisse,que l’extrême gauche trouve une tri-

bune pour ses idéaux, ou, au contraire,que la xénophobie ne soit attisée par lamédiatisation de personnages tels queJames Schwarzenbach.

La représentativité des différents cou-rants politiques et le traitement «objec-tif» des informations seront un souciconstant de la SSR. A droite comme àgauche, on lui reprochera pourtant res-pectivement d’apporter la parole de Mos-cou ou d’être la «voix de son maître».Mais c’est plutôt sur les questions demœurs que le combat s’est envenimé : ona accusé la télévision de faire œuvre desubversion et de saper les valeurs morales– on est en 68, après tout...

Homosexualité, direct et scandale

«Un Temps Présent consacré à l’ho-mosexualité, dont la diffusion avait pour-tant été retardée en seconde partie de soi-rée, a créé un véritable scandale, rappelleFrançois Vallotton. Mais ce sont surtout

trois émissions destinées aux jeunes –Profils, Canal 18 / 25 et Regards – qui ontdéfrayé la chronique en Suisse romande,entre 1969 et 1971. Ces émissions inno-vaient tant sur la forme que sur le fond :on voulait privilégier une télévision par-ticipative grâce au recours au direct, touten abordant des sujets comme la sexua-lité, l’objection de conscience, la condi-tion de saisonnier, etc.»

Lors d’une émission de Canal 18-25,une journaliste danoise a fait l’apologiede l’amour libre dans un débat consacréau mariage. Vu l’ampleur des réactions,le direct a été aussitôt abandonné.Murielle Jaton, étudiante en histoire del’UNIL, a consacré son mémoire à cespolémiques et par là même aux limitesde la liberté d’expression à la TSR dansces années post-soixante-huitardes.

La fin de la lecture?

En dehors de ces discussions, les ré-criminations sur les dangers que le média

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François Vallotton est professeur d’histoire à l’UNIL et spécialiste de la SSR. Il a publié plusieurs ouvrages et articles à ce sujet

Les Shadoks sont emblématiques

du passage de la télé noir/blanc à la couleur.

Diffusée entre 1968 et 1973, cette série colorée

a marqué les esprits

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ferait courir à la jeunesse sont relative-ment rares. Surprenant quand on cons-tate combien la question de la violenceest devenue centrale aujourd’hui aumoment d’aborder la relation de l’enfantet de l’image. Il y a bien des gens, dès lesannées 1950, pour dénoncer la fin de lalecture et donc celle de la civilisation,comme Georges Duhamel en France,mais l’accueil est dans l’ensemble posi-tif : «Il y a tout de suite eu la volonté dela part des responsables d’utiliser la TV(comme l’avait fait la radio scolaire)comme outil didactique, de faire desémissions pédagogiques destinées auxenfants, explique le professeur del’UNIL. En France par exemple, leMinistère de l’éducation a fait diffuserdès 1952 des programmes éducatifs.»

«La TV a transformé la visiondu monde des Helvètes»

Si les enfants et la famille n’ont pasété affectés par l’arrivée généralisée dela télévision, on peut néanmoins sedemander ce qu’elle a changé dans leurvie. «Je pense que, par son don d’ubi-quité et sa prise croissante sur l’instan-tanéité de l’actualité, la télévision a pro-fondément transformé la vision dumonde des Helvètes, qu’elle a contribuéà leur ouvrir l’esprit et à leur faire décou-vrir des horizons nouveaux, qu’ils soientlointains ou locaux. On oublie aujour-d’hui qu’à l’époque, rares étaient ceux quipouvaient voyager. La TSR a offert unregard sur le monde, et pas n’importe le-quel puisque les reportages de Conti-

nents sans Visa étaient réalisés par desgens comme Goretta, Soutter ou Tan-ner.»

A l’appui de cette thèse, on citera l’unedes toutes premières émissions en cou-leur diffusées sur la TSR, le 1er octobre1968. Elle s’intitulait «Visite à Persépo-lis». Pour cette soirée historique, «votre»télévision proposait, entre autres, cedocumentaire d’une demi-heure consa-cré à la belle et antique cité perse. Dif-ficile de faire mieux, en matière d’ouver-ture. Et, tant qu’à être dépaysé, mieuxvalait «voyager» en couleur.

Sonia Arnal

Pour en voir plus :

Pour (re)découvrir les images de l’arrivée de la couleur à la TVsuisse, allez à l’adresse :http://archives.tsr.ch/dossier-couleur

Et pour la même révolution en France :www.ina.fr/archivespourtous

DR

Ces publicités devaient promouvoir les débuts de la TV couleur aux Etats-Unis.

Notez, au passage, la télécommande

L’alunissage des Américains n’a pas seulement fait le bonheur de la presse écrite. Ce spectacle à la télévision (ici dans le coin droit

de l'image) a marqué une génération de spectateurs

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40 ans plus tard, la TV est devenue un bruit de fond

qui aide à se concentrer!Dans les années 1960, on craignait que les petites lucarnesne détruisent les cerveaux des téléspectateurs. Quatre décen-nies plus tard, une nouvelle génération a appris à vivre avec,et s’en tire plutôt bien. Elle est même capable de la regarderen faisant plusieurs choses à côté. Les explications d’un cher-cheur de l’UNIL.

Q uarante ans après l’arrivée de lacouleur, une nouvelle génération

d’enfants de la télé a grandi avec la boîteà images. Pour ceux qui, en plus, sontnés après la généralisation du PC fami-lial, la petite lucarne est devenue, auxcôtés de l’ordinateur et du téléphone por-table, une source d’information et de dis-traction comme une autre.

A-t-elle confisqué toute l’attention desenfants et les tient-elle assis, immobiles,comme le craignaient certains dans lesannées 1960? Au contraire. Désormais,le «vieux» poste est parfois utilisé par lesadolescents comme une sorte de bruit defond qui les aide à se concentrer, au mêmetitre que la musique.

Ils font plusieurs choses enmême temps

«L’aptitude à faire plusieurs choses enmême temps peut se travailler et se déve-lopper, on peut donc supposer qu’effec-tivement les adolescents d’aujourd’huigèrent mieux que nous ne le faisions lecumul d’activités, comme écouter de lamusique en suivant un match de foot àla télé, tout en apprenant leurs devoirset en chattant sur MSN, explique FredMast, professeur de psychologie cogni-tive à l’UNIL (qu’il quitte cette annéepour Berne). Mais attention : les res-sources cérébrales ne sont pas illimitées.Si vous les allouez à plusieurs activités,chacune sera moins pourvue que si elleavait été seule en lice. On perd doncinévitablement en qualité du travailfourni.»

Les enfants sont moins habilesque leurs aînés

Pour l’heure, le spécialiste a surtoutconstaté une attention visuelle supérieurechez ces jeunes, qu’ils peuvent transpo-ser dans la vie quotidienne. Mais ces«améliorations» cognitives ont leur re-vers : les enfants sont moins habiles et ontde moins bonnes compétences en psycho-motricité que leurs aînés au même âge –occupés à manier le virtuel dès leur plusjeune âge, ils bougent moins dans lemonde physique.

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Fred Mast est professeur de psychologie cognitive à l’UNIL

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«Cela dit, je pense que l’industrie vas’emparer de ce problème et le résoudre– elle est déjà à l’œuvre avec les consolesWii et Wii Fit, où le joueur doit bougerphysiquement (et pas seulement avec sesdoigts) pour faire avancer le jeu. Cettetendance à faire interagir le monde vir-tuel et le physique est un grand trendpour l’avenir», observe le chercheur del’UNIL.

Le portable et l’écran géant vont changer la donne

L’avenir de la télé et la relation quenos enfants entretiendront avec elle, Fred

Mast les voit liés à deux innovationstechnologiques : le téléphone portable etl’écran géant. Le premier permet désor-mais de recevoir la télé : on peut doncfaire sortir ces images du salon et la pren-dre partout avec soi, ce qui va dans lesens de l’individualisation des usages quel’on constate dans différents domainesaujourd’hui. D’activité naguère familiale,la télévision devient ainsi complètementprivée.

Autre mouvement, complètement op-posé : la création d’une collectivité, d’unecommunauté autour d’un écran géant.C’est ce que l’on a pu observer à l’occa-

sion de l’Eurofoot, dans les Arenas enSuisse, comme dans bien d’autres espacespublics, ailleurs en Europe.

Ici, plutôt que de regarder le matchchacun dans son fauteuil, les amateursse sont retrouvés pour suivre ensemblela partie. «Regarder la télé devient ainsiune expérience sociale d’immersion dansun événement.» Un retour aux originesen quelque sorte, à cette époque où lestélé-clubs des années 1960 proposaientà leurs membres de venir regarder la téléle soir à la salle communale, ensemble.

S.A.

Aujourd’hui, les enfants ont une attention visuelle supérieure. Revers de la médaille : ils sont moins habiles

et ont de moins bonnes compétences en psychomotricité que leurs aînés au même âge.

Mais l'industrie devrait s'emparer du problème, notamment avec des consoles comme la Wii et la Wii Fit (photo),

où le joueur doit bouger physiquement (et pas seulement avec ses doigts)pour faire avancer le jeu

Certains téléphones portables permettent de recevoir la TV : on peut désormais faire sortir ces imagesdu salon et les prendre partout avec soi. Naguère familiale,

la télévision devient ainsi complètement privée

Avec l’Euro foot, on a pu observer dans de nombreux espaces publics en Europe (ici à Sion)

la création d’une communauté autour d’un écran de TV géant. Plutôt que de regarder

le match chacun dans son fauteuil, les amateurs ont voulu suivre ensemble la partie

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Et si on sortait pour regarder la TV?

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A quelle occasion voit-on apparaître des salles de télévision?Parmi les premières salles dont on fait mention, on trouve

celles mises en place à Berlin par les nazis, dès 1935. Y sont

retransmis en direct par exemple les Jeux olympiques de 1936.

Le parti a très vite compris comment on pouvait utiliser les

avancées technologiques à des fins de propagande et, entre

autres, pour toucher un plus large public, les nazis ont choisi

l’option des salles collectives. Ces expériences, même si elles

sont souvent citées dans la littérature, n’ont toutefois pas été

développées à large échelle : il n’existait que quelques lieux

de ce type, et que dans la capitale, contrairement aux Etats-

Unis, où un réseau de salles s’est mis en place dès la fin des

années 1940.

Dans quel contexte l’Amérique s’y est-elle mise?Les salles de TV ont été installées pour lutter contre... la

concurrence de la TV chez soi – en 1953, 21 millions de postes

sont en service aux Etats-Unis. En effet, dans les années 1940-

Chercheuse à l’UNIL, Anne-Katrin Weber travaille sur lacréation et le fonctionnement de ces lieux collectifs devisionnement de la télévision, dans le passé commeaujourd’hui. Elle évoque ici les expériences nazies, hol-lywoodiennes et suisses lors du dernier Eurofoot.

50, Hollywood traverse une crise économique assez grave : les

spectateurs vont beaucoup moins au cinéma, ils restent chez

eux pour regarder leur écran. L’industrie du cinéma réplique

par toutes sortes d’innovations technologiques, les films en

Cinémascope et en 3D par exemple. Les propriétaires de salles

de télévision tentent de trouver un public en projetant sur leurs

grands écrans des événements, notamment sportifs (la boxe

a connu un vrai succès) ou artistiques (avec des spectacles de

music-hall) transmis en direct.

Et en Suisse?La Suisse n’a pas, à proprement parler, connu de salles de

télévision, mais il y a eu néanmoins des visionnements col-

lectifs. Dès les premières expériences, au début des années

1950, la Municipalité de Lausanne a par exemple installé des

téléviseurs publics à la place Saint-François et aux Galeries

du Commerce, téléviseurs que les habitants pouvaient venir

regarder librement. Ensuite, les gens allaient également regar-

der la télé dans les restaurants et bars, étant donné qu’un

poste de TV coûtait toujours trop cher pour la plupart des

Suisses. Aujourd’hui, on retrouve cette pratique collective sur-

tout pendant les grands événements sportifs comme l’été der-

nier, durant l’Eurofoot.

Propos recueillis par S.A.

Anne-Katrin Weber est assistante à la section d’histoire et d’esthétiquedu cinéma de la Faculté des lettres de l’UNIL

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L’expérience lausannoise (mars-juin 1951). Les premiers téléspectateurs sont encore dans la rue

Nicolas Bouvier, L'apprentissage, Télévision suisse romande 1954-1979, Société suisse de radiodiffusion et télévision, 1979

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É C O N O M I E

Faut-il changer ses dollars contre des yuans

et partir vivre en Chine?

Un gourou de la finance a fait le pari de vendre

sa propriété américaine pour s’installer en Asie. Son

projet : se rapprocher de Shanghai et Hong-Kong en

2007, pour imiter ceux qui sont venus habiter Londres

en 1807 et New York en 1907. Car l’Orient sera, dit-

il, le pôle économique et financier du XXI e siècle.

Faut-il le suivre? Les réponses de deux fins connais-

seurs de la Chine, liés à l’UNIL. →

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Les Bourses asiatiques (ici Nanjing / Nankin) seront-elles aussi influentes au XXIe siècle que l’américaine Wall Street

l’a été au XX e siècle? Les paris sont ouverts

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→É C O N O M I E

F a u t - i l c h a n g e r s e s d o l l a r s c o n t r e d e s y u a n s e t p a r t i r v i v r e e n C h i n e ?

L a nouvelle serait passée inaperçueen Europe si l’essayiste et auteur

d’une «Brève histoire de l’avenir» Jac-ques Attali ne l’avait mise en évidencesur son blog, comme un signe précurseur.Jim Rogers, cet ancien associé de GeorgeSoros, connu comme l’un des meilleursgestionnaires de fonds américains, a ven-du sa résidence new-yorkaise de River-side. En septembre 2007, le gourou aconverti ses actifs en yuans et il s’estenvolé pour l’Asie.

Pour expliquer son déménagement, cespécialiste reconnu des mouvements àcontre-courant a déclaré qu’il prenait lavague de l’avenir. Il veut être de ceux quiferont le bon choix à l’aube du XXIe

siècle, comme ceux qui sont partis vivreà Londres en 1807 et à New York en1907.

Faire de l’argent facile enChine? «C’est encore un leurre»

Que la Chine fut jadis le centre dumonde, qu’elle devint par la suite un

géant endormi, et que celui-ci soit réveilléaujourd’hui, nul ne peut l’ignorer. Et sur-tout pas les Suisses. La communautéhelvétique de Chine est ainsi en augmen-tation rapide. Voici cinq ans, l’on y comp-tait 1882 expatriés. L’an passé, ils étaient3015, selon les statistiques du site SinOp-tic.ch.

Son directeur, Gérald Béroud, est bienplacé pour confirmer l’attrait économi-que du pays, «mais quant à y faire de l’ar-gent facile, c’est encore un leurre. Desentreprises suisses y sont présentes de-

puis longtemps, certaines y ont acquisune solide expérience, et malgré tout,bien peu s’y sont enrichies pour l’instant.La plupart restent sur place, même àperte, dans la seule idée de ne pas être àla traîne un jour.»

Changer ses dollars contre des yuans?

Mais Jim Rogers, lui, ne s’intéressequ’à la finance. Il dit avoir changé sesdollars en yuan. La monnaie chinoisevaudra-t-elle un jour beaucoup plus quele dollar? Il y a effectivement des gensqui font énormément d’argent en Chine,confirme Antoine Kernen, «mais de là àchanger ses dollars en yuans... Pour l’ins-tant, j’observe que c’est le gouvernementchinois qui possède des dollars et quecette monnaie reste la référence pour laplupart des Chinois. Que les plus fortu-nés placent aussi leur argent à l’étran-ger, en Suisse par exemple.» Quant àinvestir à la Bourse chinoise, AntoineKernen, qui parle parfaitement le man-darin, émet des doutes : «Il faut être trèsinformé pour se lancer. Ça monte et çadescend très vite.»

Si la Bourse fluctue, le yuan en re-vanche est une monnaie stable. Si stablequ’on la juge souvent sous-évaluée comp-te tenu de l’excédent commercial de laChine envers les Etats-Unis et le restedu monde. Aussi, malgré une apprécia-tion de 11% du yuan face au dollar depuis2005, la question revient sans cesse : faut-il apprécier le yuan? «Certains Améri-

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Gérald Béroud, diplômé de l’UNIL, a fondé SinOptic.ch, Services et études du monde chinois,

dont il est le directeur depuis dix ans

Gourou de la finance, Jim Rogers est un ex-associé dumilliardaire George Soros. On le voit souvent commenterl’actualité économique sur leschaînes spécialisées

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cains le pensent, note Antoine Kernen,mais la manœuvre n’est pas simple, carc’est l’équilibre de la Chine tout entièrequi est en jeu.»

Toujours plus de mouvementscontestataires?

Et cet équilibre est plus précaire qu’onne l’imagine. La presse évoque toujoursplus les mouvements de contestation quise multiplient dans l’Empire du Milieu etse chiffrent à plus de 70’000 selon desdonnées officielles. «Pour l’heure, cesmouvements restent très parcellisés etindépendants les uns des autres, analyseAntoine Kernen. Mais, en cas de crisemajeure, on peut imaginer qu’ils s’agrè-gent. C’est ce que le pouvoir veut éviter.»

Une partie des observateurs occiden-taux aime prédire cette implosion sociale.«J’observe que, depuis vingt ans, desanalystes l’annoncent», remarque GéraldBéroud. Mais l’augmentation du nombrede révoltes à laquelle on assiste a uneexplication simple: «Nous sommes mieuxinformés aujourd’hui grâce aux moyensde communication modernes que le pou-voir est de moins en moins capable decontrôler.»

Les Chinois craignent le désordre

Antoine Kernen relativise égalementaussi ce chiffre. «Plusieurs dizaines demilliers de plaintes, à l’échelle de laChine, c’est bien peu. On serait surprisde recenser le nombre de manifestationsquotidiennes rien qu’en Suisse.»

Et puis, si ce nombre s’accroît, «c’estaussi que le pouvoir a mis en place desmoyens légaux pour recueillir les dolé-ances, ce qui montre son intelligencepour prévenir l’explosion sociale». Carl’anarchie, «le désordre, est très trauma-tisant pour les Chinois, souligne GéraldBéroud. Le chaos institutionnalisé, ilsl’ont connu avec la Révolution culturelleet ils en ont beaucoup souffert. Donc ilss’en méfient terriblement.»

Faut-il changer ses dollars américains contre des yuans chinois?

Le gourou américain de la finance Jim Rogers a pris le pari

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É C O N O M I E

F a u t - i l c h a n g e r s e s d o l l a r s c o n t r e d e s y u a n s e t p a r t i r v i v r e e n C h i n e ?

Croissance ou surchauffe?

Malgré tout, l’harmonie recherchéeest difficile et la croissance chinoise esttelle aujourd’hui que beaucoup craignentla surchauffe. «Le gouvernement lui-même souhaiterait moins de croissance,mais une croissance plus qualitative, plusrespectueuse des personnes et de lanature, note Gérald Béroud. Seulementvoilà, la mise en œuvre de telles réformesne dépend pas que de la volonté du pou-voir. Le tremblement de terre au Sichuan,par exemple, aura sans doute une inci-dence directe sur la réforme des petitescimenteries, unités très polluantes quel’on pensait fermer. Désormais, la recons-truction du Sichuan prime sur cetteréforme.»

Ralentir la croissance est un exercicesouhaitable, mais périlleux, car «il ne fau-drait pas non plus la ralentir trop, tem-père Antoine Kernen. Le système actueltient grâce à une forte croissance, quicrée des emplois et de la richesse. La

machine demande socialement d’être lan-cée à une certaine vitesse, sans quoid’autres problèmes pourraient émerger.»

La Chine n’est pas si centraliséequ’on le croit

Une autre partie de l’Occident ima-gine la Chine toute-puissante, commu-niste, centralisée, monolithique. «Mais làencore, c’est une image qu’il faut relati-viser», affirme Antoine Kernen, citant unrapport de la Banque mondiale de février2008. Une nouvelle estimation réévalueà la baisse la richesse des Chinois, mon-trant que l’économie chinoise serait de40 % inférieure en termes de PPA (paritédu pouvoir d’achat). «Ce n’est qu’un rap-port, évidemment. Il y a toujours ceux quiveulent présenter la Chine comme un paysriche et d’autres qui veulent relativiser sonpouvoir. Le regard que l’on porte sur laChine est toujours un peu politique.»

Les visions sont d’autant plus contras-tées que la Chine est encore perçue par-fois comme un Etat non seulement auto-

ritaire, mais totalitaire. Du point de vuede certains investisseurs, c’est là un gagede stabilité. Pour d’autres, ce manque detransparence et de démocratie demeureun risque. Mais «l’idée d’un pouvoir mo-nolithique est totalement fausse, souligneGérald Béroud. Contrairement à ce quecertains imaginent, le gouvernement cen-tral ne fait plus la pluie et le beau temps.La puissance coercitive de Pékin a baisséà l’intérieur du pays et l’on serait tentéde dire que c’est devenu un problèmepour le pouvoir central. Provinces etmunicipalités font un peu ce qu’elles veu-lent.»

Le pays n’est pas un bloccontrôlé depuis Pékin

«Il existe une décentralisation de faiten Chine, renchérit Antoine Kernen. Lesdéfenseurs des droits de l’homme enOccident présentent souvent ce payscomme un bloc, où tout serait contrôlédepuis Pékin. Si leurs critiques ne sontpas infondées, leur perception du sys-

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Photo prise le 14 mai 2008, non loin de l’épicentre du tremblement de terre au Sichuan. Cette catastrophe va ralentir la réforme des petites cimenteries très polluantes

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tème ne permet pas de voir que lesatteintes aux droits de l’homme sont leplus souvent le fait de la désorganisationet non d’un pouvoir tout-puissant. C’estlà une image liée à notre imaginaire ducommunisme soviétique. Le Parti com-muniste chinois (PCC) reste largementdésorganisé.»

Il a aussi considérablement changé,rappelle Gérald Béroud. «Les cadres quel’on rencontre aujourd’hui en Chine n’ontplus le même profil qu’il y a vingt ans.Mais on aurait aussi tort de penser quece pouvoir est perçu comme illégitime parla population. De croire qu’elle attendl’effondrement du système pour fuir lepays. Les statistiques montrent au con-traire que les rangs du PCC croissent,que l’on y refuse du monde.»

Une plus grande liberté de parole

C’est que le PCC continue de se réfor-mer, «il évolue vers une technocratie quilaisse aux élites une marge de discussion,une liberté de parole et de pensée assezouverte mais cadrée». Autrefois, les ana-

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Antoine Kernen est sinologue et maître d’enseignement et de recherche à la Faculté des SSP de l’UNIL.

Il est l’auteur de nombreuses études de référence sur l’économie chinoise, et notamment de l’ouvrage

«La Chine vers l’économie de marché»

La Chine est encore perçue parfois comme un Etat non seulement autoritaire, mais totalitaire. Ici, des gardes d’honneur

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É C O N O M I E

F a u t - i l c h a n g e r s e s d o l l a r s c o n t r e d e s y u a n s e t p a r t i r v i v r e e n C h i n e ?

lystes de la Chine distinguaient sanspeine les réformateurs des conservateurs.Désormais, tout le monde se retrouveautour d’une idée consensuelle: moder-niser la Chine.

«Je connais des officiels en Chine quisont heureux de recueillir mon point devue critique, une opinion qu’ils vontrelayer et ainsi se faire bien voir de leurssupérieurs en se montrant originaux»,sourit Antoine Kernen. «Le système pré-fère aujourd’hui des cadres qui pensentpar eux-mêmes et se distinguent, dumoins tant qu’ils ne remettent pas encause les principes fondamentaux du sys-tème.»

Un système qui repose toujours plusaussi sur une morale néo-confucéenne,un ensemble de valeurs telles que le tra-vail ou le respect de la hiérarchie. «Ontente en effet de moraliser la société pourcimenter un corps social en perte derepères, explique Gérald Béroud. Aprèsla Révolution culturelle, on peut vrai-ment se demander ce qu’il restait commevaleurs en Chine.» Le néo-confucianismetémoigne d’un réel souci du pouvoir deredonner de la cohérence et de l’harmo-nie à la société. «On voit ainsi réappa-raître la figure de l’empereur Jaune, c’estinouï!» Le communisme, après avoir

voulu annihiler toute trace du pouvoirimpérial, tolère en effet, désormais, leculte rendu à ce souverain mythique, quiest considéré comme le père de la civili-sation chinoise au point d’être divinisé.Son règne se serait étendu de 2697 à 2598av. J.-C.

Retour du confucianisme, recul du communisme

«Ce retour au confucianisme est lié aurecul de l’idéologie communiste, con-firme Antoine Kernen. Car aujourd’hui,les gens se fichent du communisme. Cequ’ils voient autour d’eux n’a rien à voiravec les bonnes vieilles valeurs apprisesdans leur jeunesse. Les idées confu-céennes renouent, elles, avec une tradi-tion chinoise remise au goût du jour etcette réinvention-là fonctionne trèsbien. Je suis toujours impressionné, parexemple, par le prix que les parents sontprêts à payer pour l’éducation de leursenfants, pour améliorer la condition devie de la génération future.»

Car on oublie trop que la Chine estune société dure. «Dure parce que trèspeuplée, explique Antoine Kernen. Pre-nons l’exemple du bus. Si vous laissezpasser les grands-mères, vous ne pren-drez jamais le bus en Chine. De même,

un paysan qui n’a pas de travail à Pékin,on le laissera crever. Personne ne s’oc-cupera de lui.» Issu d’un tel milieu, pasétonnant que les Chinois réussissent trèssouvent leur vie à l’étranger. «En Afriqueet même en Europe, ils vous disent quec’est très facile de faire son trou. Ils arri-vent dans des mondes où l’on travaillebeaucoup moins.»

Peu de fidélité à l’entreprise

Cette morale du travail inspire certainspatrons occidentaux prompts à critiquerle système social en Europe. «Il est vraiqu’il y a une sorte de fascination pour cemodèle autoritaire qui permet d’aller droitau but: faire de l’argent, confirme GéraldBéroud. Mais, pour avoir accompagnéassez souvent des délégations en Chine,je peux dire que ce n’est pas un discoursmajoritaire chez les patrons suisses.D’abord, parce que leurs sociétés enChine sont bien plus surveillées, leursconditions d’exercice plus sévères. Etpuis, elles doivent préserver leur person-nel, qui, une fois formé, est rare et doncprécieux dans un pays très étranger à lanotion de fidélité à l’entreprise.»

Pour conserver ce personnel, «il fautdonner des avantages au salarié, le fidé-liser avec une cantine, une salle de sport,

Désormais, tout le monde en Chine se retrouve autour d’une idée consensuelle : moderniser le pays.

Le train ultramoderne à sustentation magnétique Maglev de Shanghai (photo) est l'un des symboles de cette tendance

On oublie trop que la Chine est une société dure, parce que très peuplée. Si, dans

le bus ou le métro (photo), vous laissez passer les grands-mères, vous ne monterez jamais

dans ces moyens de transport

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en prenant en charge le coût des trans-ports, etc.». Au bilan, «la majeure partiede ces entreprises donnent des conditionsde travail, d’hygiène, de salaire qui sontbien meilleures que les chinoises». Surce point, Antoine Kernen émet un bémol.«Les conditions de travail restent tout demême très lointaines de celles que l’onconnaît en Suisse. Et parfois, certainesaméliorations peu coûteuses pourraientêtre faites.»

Mais dans l’ensemble, le droit du tra-vail s’améliore en Chine où le nouveaucontrat de travail est entré en vigueur le1er janvier 2008. «Il renforce considé-rablement les personnes sous contrat,souligne Gérald Béroud. Et on l’ignoretrop ici, cette disposition légale, mêmeimparfaite, a été mise en consultation enChine, y compris auprès des entreprisesétrangères!»

Dragon menaçant ou géant aux pieds d’argile?

Alors? La Chine est-elle un géant auxpieds d’argile ou un dragon immense?«En Europe, les gens perçoivent le dra-gon comme un être maléfique. En Chine,il est un signe de bonheur, précise GéraldBéroud. Mais c’est une créature puis-sante, c’est vrai, et l’on pourrait dire quela Chine a encore des difficultés à gérersa puissance car elle n’a pas compris tousles devoirs qui accompagnent le statut degrande puissance.»

Antoine Kernen, pour sa part, consi-dère que «le géant aux pieds d’argile estune image qui convient très bien aussi à

la Chine. Il y a une croissance très rapide,mais le pays doit gérer ses inégalités àl’interne et cela fait partie du programmepolitique du pouvoir.»

Si la Chine devait devenir un jour lenouveau Londres, le nouveau New York,si la croissance chinoise devait se pour-suivre de manière harmonieuse dans lesprochaines années, si l’avenir devait don-ner raison à Jim Rogers, ce succès neserait possible qu’avec le maintien de lapaix sociale.

En attendant, et contrairement à cequ’il avait annoncé, signalons que lefinancier Jim Rogers ne s’est pas installéà Shanghai ou à Hong-Kong. Dans une

interview à la chaîne CNBC, le 5 mai2008, il a admis qu’il habitait désormaisSingapour. Argument : les villes chinoisessont trop polluées et causeraient poten-tiellement des problèmes de santé à safille...

Michel Beuret*

* Michel Beuret est le coauteur, avec Serge Michel, de «La Chinafrique : Pékin à la conquête du continent noir», Ed. Grasset, 2008.

La Chine est aussi un pays où l’on travaille dur. Bien plus dur que dans la majorité des autres pays du monde

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Ce nouveau billet de 100 yuans, qui date de l'an 2000,montre un dragon.Mal perçu en Europe, cet animal est signe de bonheur en Chine

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Internet etemployés : moded’emploi

C omment protéger monentreprise des malversa-

tions des employés ou réagirsi un collaborateur consultedes sites illégaux? Que fairepour réduire le temps que passent mes employés surInternet sans briser la bonneambiance du service? Cesthèmes seront abordés lors decette journée de formation oùseront esquissées des solu-tions concrètes.

Objectifs

• Sensibiliser les participantsaux aspects légaux liés à l’utilisation d’Internet enentreprise

• Identifier les infractions surInternet les plus courantes

• Présenter des moyensd’action pour gérer etsécuriser l’utilisationd’Internet en entreprise

Dates et horaires

Le 18 novembre 2008 de 14 h à 17 h 30

Public

Directeurs d’entreprises,responsables RH

Prix

CHF 120.–

Les statutsimpossibles.Migrations etsociété plurielles:des politiquespubliques auxpratiquesprofessionnelles

L’ essor des migrationscontribue tout particuliè-

rement à remodeler les socié-tés contemporaines. Ce phé-nomène s’accompagne d’unchangement de référencesbasé sur l’affirmation d’unesociété plurielle marquée parune mobilité et une précaritétoujours croissantes.

Ce colloque s’interroge sur lanécessité de renouveler tou-tes les compétences profes-sionnelles, notamment dansles domaines de l’éducation,de la santé et du social. Danscette perspective, l’accent seraplus particulièrement mis surla question des statuts impos-sibles et précarisés : les NEM(requérants frappés de non-entrée en matière), les sans-papiers, les permis F (réfugiésadmis à titre provisoire).

> Conférence grand public –dès 16 h 30 – vendredi 7novembre 2008. Le droit decité suisse : un statut et sesenjeux de 1848 à aujourd’huiIntervenante : Brigitte Studer,prof. d’histoire, Université de Berne

Dates et horaires

Les 6 et 7 novembre 2008

Public

Professions des domaines de l’éducation, du social, dela santé, de l’administrationet toute personne confrontéeaux enjeux migratoires

Prix

CHF 400.–

Comprendre etgérer lessituations deviolence

Depuis quelques années,personnel soignant et ser-

vices publics sont de plus en

plus confrontés à des phéno-mènes de violence lors de laprise en charge des victimesou des auteurs d’agression.Les professionnels de touttype se retrouvent désormaisface à des actes de violencecommis par les patients eux-mêmes, voire par leur entou-rage. La formation «Com-prendre et gérer les situationsde violence» vise la transmis-sion de savoir-être et le déve-loppement de compétencesprofessionnelles et person-nelles des participants.

Objectifs

• Observer et identifierdifférents types de violence

• Reconnaître ses propresréactions et émotions face au comportement dérangeantou menaçant d’autrui

• S’appuyer sur lacommunication verbale etnon verbale pour préserverune certaine qualitéd’échanges

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• Substituer à un sentimentd’impuissance ou de paniquedes réponses adaptées à lasituation

• Utiliser et appliquer destechniques simplesd’autoprotection physique

Dates et horaires

Janvier – Février 2009 de 8 h 15 à 17 h 30, 3 modulesà choix de 2 ou 3 jours

Public

Professionnels des milieuxhospitaliers et sociaux,enseignants, partenaires desservices publics

Prix

Module 1 – Travailler face à la violence, la penser (2 jours) : CHF 325.–

Module 2 – Violence verbaleet psychologique (3 jours) : CHF 525.–

Module 3 – Violencephysique (2 jours) : CHF 325.–

Formation complète : CHF 1000.–

DiplômeMarketingmanagement

Aujourd’hui, le marketingest non seulement orienté

vers le client mais égalementvers le marché. De fonction-nel, il est devenu relationnel.L’accent est dorénavant placéplus particulièrement sur lacommunication marketing in-tégrée. Ce sont quelques-unsdes changements majeursque ce domaine est en train detraverser. Comment s’y adap-ter? Notamment par une ap-proche systématique des prin-cipaux domaines de décisionet d’application abordés enétroite symbiose.

Objectifs

• Apprendre à connaître un marché et à suivre sonévolution

• Maîtriser les outils dumarketing management

• Apprendre à planifier,organiser, mettre en œuvre et contrôler une actionmarketing

• Comprendre les relationsentre acteurs d’un réseau etservices de soutien

• Savoir identifier les facteurs-clés de succès

• Comprendre l’impact de la globalisation des marchéset des entreprises etdévelopper des stratégiesconcurrentielles solides et adaptées

Dates et horaires

Octobre 2008 à juin 2009, 9 modules de 4 jours (225 heures de cours).Possibilité de suivre lesmodules séparément

Public

Professionnels de niveaucadre souhaitant développerleurs connaissances etaffirmer leurs compétencesen marketing

Prix

CHF 12’200.– pour le Diplôme

CHF 1’900.– par module

Y a-t-il unepréventionprénatale?Prévention de lapetite enfance

L e fœtus a longtemps étéconsidéré comme absent

du monde. Pourtant, on réa-lise qu’il est capable de per-ceptions, introduisant ainsiune certaine continuité entrele monde prénatal et post-natal. On le disait aussi sous-trait à toute influence, protégépar l’homéostasie propre àl’abri utérin. Il est au contrairedéjà en interaction avec sonmilieu, pouvant encaisser ceque celui-ci lui impose.

Pendant deux jours, discus-sions et exposés vont s’arti-culer autour des thèmes sui-vants : quelle place donner au fœtus d’aujourd’hui? Quel statut lui reconnaître? Quelsrepères pour cette cliniquenouvelle? Que faire du savoirprédictif à propos de celui quin’est pas encore advenu?

Objectifs

• Saisir les enjeux d’uneprévention prénatale

• Aborder les spécificités des problématiques amenéespar la médecine prédictiveprénatale

• Introduire la connaissancedes données contemporainessur la problématique dustress prénatal →

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Pour plus d’informations sur l’ensemble de notre offre, visitez le site www.unil.ch/formcont

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F o r m a t i o n c o n t i n u e

Centre de formation

continueUniversité

de LausanneUnithèque

1015 Lausannewww.unil.ch/formcont

téléphone : +41 (0)21 692 22 90

fax : +41 (0)21 692 22 [email protected]

Le bulletin d’inscription peut être téléchargé sur le

site Internet.

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• Appréhender la clinique du deuil prénatal

• Aborder les dimensions culturelles et sociales quiaccompagnent ou induisentles changements actuelsqu’on peut identifier à proposdu statut du fœtus

• Amener une réflexion sur la place et le typed’interventions possibles desdifférents professionnels

Dates et horaires

Les 13 novembre de 8 h 30 à 17 h 30 et 14 novembre 2008 de 8 h 45 à 18 h 30

Public

Professionnels travaillant au sein des équipes, desinstitutions et des réseauxmis en place pour la petiteenfance : conseillers enplanning, sages-femmes,gynécologues, pédiatres,infirmiers, assistants sociaux,éducateurs, pédopsychiatres,psychologues

Prix

CHF 400.–

Résidus demédicamentsdans les eaux :quels risquespour l’être humain etl’environnement?

La protection des res-sources en eau est un défi

majeur pour notre société etpour le XXIe siècle. Les der-nières décennies ont apportéleur lot de préoccupationsconcernant le potentiel nocifdes produits pharmaceutiquessur l’homme et son environne-ment. Des études ont montréque bon nombre de ces com-posés sont rejetés dans l’eau,s’y dispersent, se concentrentdans la chaîne alimentaire ety persistent dans une pluslarge mesure que prévu.

Les dangers potentiels identi-fiés à ce jour sont notammentla perturbation des processusphysiologiques et métaboli-ques, la diminution de la fé-condité, l’augmentation de lafréquence des cancers, etc.Un autre risque difficile à éva-luer concerne les effets toxi-ques combinés d’un grandnombre de résidus médica-menteux agissant en synergie

sur les mêmes cibles physio-logiques (par ex. ADN, récep-teurs cellulaires). L’évaluationdu préjudice sur la santé hu-maine et l’environnement en-gendré par une telle exposi-tion, à vie et à faible dose, restetoutefois difficile à établir.C’est un enjeu majeur pour latoxicologie du XXIe siècle.

> Dès 16h : conférencepublique, accès libre

Evaluation du risque toxique engendré par les résidus de médicaments dans l’environnement, Prof Jean-Marie Haguenoer,Académie nationale depharmacie, Président commission santéet environnement, Paris

Objectifs

• Apprécier l’importance de la contamination de l’environnement par les résidus de médicamentset les stupéfiants

• Connaître les méthodespermettant de mesurer leseffets des faibles doses demédicaments sur la santéhumaine et l’environnementainsi que les réglementationsexistantes

• Se familiariser avec lespossibilités de détoxificationbiologique et non biologiquedes eaux

Dates et horaires

Le 14 novembre 2008 de 9 h 30 à 17 h 15

Public

Chercheurs, enseignants,étudiants doctorants,laborants, médecins,scientifiques, soignants.Conférence publique ouverteaux responsables politiqueset aux journalistes.

Prix

CHF 180.–

CHF 90.– (étudiant)

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