Vetö M. - Le fondement selon Schelling. Une interprétation partielle (1972)

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Miklos Vetö Le fondement selon Schelling. Une interprétation partielle In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 70, N°7, 1972. pp. 393-403.  Abstract The notion of « Ground » in Schelling : A partial interpretation. The central notion of Schelling's thought is that of the Ground. Despite its theosophical overtones this concept is only the culminat ion of the Kantian notion of the sensory manifold, formal ised and hypostasied into the Non-Ego by Fichte. The Ground synthetizes the two domains of becoming, nature and logic, under the form of a violent passivity in order to oppose this new category to the sphere of existence which is freedom. Résumé La notion centrale de la philosophie schellingienne est celle du fondement qui malgré son apparence théosophique est le succes seur véritable du multiple sensible kantien, formalisé et hypostasié dans le Non-Moi de Fichte. Le fondement synthé tise les deux aspects du devenir, la nature et le logique, et les oppose comme passivité violente à la sphère de l'existence qui est liberté. Citer ce document / Cite this document : Vetö Miklos. Le fondement selon Schelling. Une interprétation partielle. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 70, N°7, 1972. pp. 393-403. doi : 10.3406/phlou.1972.5683 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1972_num_70_7_5683

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Miklos Vetö

Le fondement selon Schelling. Une interprétation partielleIn: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 70, N°7, 1972. pp. 393-403.

 Abstract

The notion of « Ground » in Schelling : A partial interpretation.

The central notion of Schelling's thought is that of the Ground. Despite its theosophical overtones this concept is only the

culmination of the Kantian notion of the sensory manifold, formalised and hypostasied into the Non-Ego by Fichte. The Ground

synthetizes the two domains of becoming, nature and logic, under the form of a violent passivity in order to oppose this new

category to the sphere of existence which is freedom.

Résumé

La notion centrale de la philosophie schellingienne est celle du fondement qui malgré son apparence théosophique est le

successeur véritable du multiple sensible kantien, formalisé et hypostasié dans le Non-Moi de Fichte. Le fondement synthétise

les deux aspects du devenir, la nature et le logique, et les oppose comme passivité violente à la sphère de l'existence qui est

liberté.

Citer ce document / Cite this document :

Vetö Miklos. Le fondement selon Schelling. Une interprétation partielle. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série,

Tome 70, N°7, 1972. pp. 393-403.

doi : 10.3406/phlou.1972.5683

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Le fondement selon Schelling

Une interprétation partielle (*)

A partir de 1801, c'est-à-dire depuis la Darstellung meines Systemsder Philosophie, la philosophie schellingienne de l'identité domine

la spéculation allemande. Schelling est le nouveau Platon et sa penséeest la clef de toute connaissance : désormais tout est un, tout estcompréhensible, tout est déductible. Les écrits schellingiens paraissentà une cadence vertigineuse et quand, en 1806, le philosophe abandonnele professorat et s'établit à Munich, on le considère comme le maîtrede tout savoir, le héros du temps. Évidemment, le chœur des louangesn'était pas unanime, et Hegel se trouvait déjà à l'œuvre pour détrônerson ami. En fait, Schelling lui-même commençait à sentir les taresd'un système qui prétend envelopper tout le réel, mais escamoteou ignore les questions essentielles du bien et du mal, de la liberté

et de la personnalité de l'homme, de la liberté et de la personnalitéde Dieu. Les expériences de sa vie personnelle et les souffrances d'uneAllemagne déchirée, foulée au pied par les armées napoléoniennes,lui font comprendre le caractère fictif, illusoire de sa Weltanschauunget lui feront tirer les conséquences philosophiques de son désenchantementprès trois ans de silence interrompu seulement par de petitstextes d'occasion, il publiera en 1809 les célèbres Recherches sur laliberté humaine. Il s'agit d'un ouvrage qui, par le sombre pathos théo-sophique de sa diction et par l'introduction de nouveaux concepts

spéculatifs, inaugurera une nouvelle ère de la philosophie schellingienne.En fait c'est le dernier écrit important que Schelling fit publier de sonvivant : Hegel le considérera comme un traité profondément spéculati x) et Heidegger le compare en importance à la Monadologie deLeibniz et à la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel (2). Cependant cesjugements mûrs ne peuvent pas faire oublier les diatribes acrimonieuses

(*) Cet article est la version corrigée d une conférence lue au Graduate Philosophy Club de la New School for Social Research de New York.

x) Vorlesungen Uber die Oeschichte der Philosophie III, p. 672.(2) Holzwege, 4. éd. 1963, p. 233.

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d'un grand nombre de contemporains. C'est la notion étrange du Grund,

le fondement en Dieu, qui déchaîne les dénonciations ; mais c'est là

une doctrine qui n'a jamais été vraiment comprise. On a mis en lumièreses affinités théosophiques, on a loué sa profondeur, on a mis en gardecontre son absurdité et ses conséquences pernicieuses, mais on ne l'ajamais expliquée.

Schelling est accusé — commence le Freiheitschrifi — d'un spino-

zisme panthéiste qui ignore la liberté ou l'individualité, ou bien,

et cela revient au même, qui divinise le fini. Or Spinoza n'a jamaisnié la réalité des êtres finis : bien au contraire, il a tellement appréciéceux-ci qu'il les a « logés » en Dieu lui-même en leur accordant ainsi

un statutéternel et

exalté. Cependant cet être en Dieu nerend

pasencore les choses finies divines. Le fini reste ce qui n'est compréhensiblequ'à partir du concept de quelque chose d'autre que lui-même, quilui ne se conçoit qu'à partir de son propre concept. Dieu est éternel

de par son concept, de par sa nature, les choses seulement à la suitede son existence, c'est-à-dire d'une façon dérivée. Toutefois Schelling,mieux que Spinoza, comprend que le fini, cet « absolu dérivé », n'est passeulement « moindre » par rapport à l'Absolu, mais qu'il peut aussidevenir mauvais, et le mal, c'est-à-dire le ne-devant-pas-être, ne peutpas découler de celui en qui l'être et le devoir-être coïncident. Pour qu'ilpuisse être source du mal, le fini doit avoir une racine indépendantede Dieu. Cependant il n'y a rien en dehors de Dieu ; donc l'indépendancedu fini ne peut signifier que sa provenance à partir de ce qui n'est pasDieu lui-même en Dieu. Ce quelque chose est le Grund. Dès la Dar-stellung de 1801, Schelling distingue l'être en tant qu'il existe et l'êtreen tant qu'il n'est que fondement de son existence, distinction qui se

traduit maintenant en ces termes : Dieu l'existant et Dieu en tant qu'iln'est que le fondement de son existence. Le fondement est la base sur

laquelle s'édifie l'existence, le support de la vie de Dieu, la condition

de son existence vraiment personnelle. Il est le noyau obscur et irréductible partir duquel chaque être individuel est ce qu'il est; mais s'ilest la condition nécessaire de l'existence personnelle, il est aussi paradoxalement l'opposition au vrai épanouissement de la personnalité.

Devenir personnel est la réalisation de soi et, pour Dieu, la réalisationest révélation, c'est-à-dire création. La révélation comme créationest générosité, débordement de soi, mais le fondement résiste sourdement la communication de soi. Il veut que Dieu reste soi-même en

soi-même, séparé et limité du tout. Il ne veut pas que l'être soit :

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Le fondement selon Schilling 395

il oppose une volonté de fermeture à la volonté de révélation. Il contienttoutes les possibilités que Dieu pourrait appeler à l'existence, mais,

dans sa jalousie terrible de partager l'existence avec d'autres sujets,il empêche toute création permanente. Tant que le Grund est suprême,

tout reste dans l'état d'images non substantielles, de rêves ou deprojections, c'est-à-dire dans le règne du possible. Seule la croissance

de la volonté d'existence, c'est-à-dire de la volonté d'amour, se manifestant par le Verbe créateur et ordonnateur, pourra lentement intro

duire l'ordre dans le chaos primordial. Le fondement est aussi appeléla nature de Dieu et il se manifeste par « la première création », c'est-à-dire le monde de la nature qui n'est que la succession ininterrompue

et apparemment arbitraire des formes organiques et inorganiques. Cettesuccession, la roue de la nature dont parle J. Boehme, ne touche à sonterme qu'avec l'apparition de l'homme en qui le Verbe accomplit lasynthèse finale de l'ordre et du désordre, du réel et de l'idéal. L avène

mente l'homme signale la victoire de la volonté de révélation surla volonté de renfermement, mais c'est une victoire précaire et lefondement exacerbé y répond avec des assauts redoublés. Et il trouve

dans l'homme un complice remarquable. Le Grund, c'est le feu del'égoïté qui couve dans les tréfonds de chacun de nous : nous pouvons

nous en servir comme base de notre solidarité et source de notre force,mais nous pouvons aussi l'ériger en existant — et c'est le surgissement

du mal. L'égoïsme cosmique du fondement passe par une mutationet accède à une plus haute puissance dans l'homme en qui la base peut

devenir existence, la puissance acte, la condition fin. Principe négateurde toute altérité, le fondement, une fois vaincu, essaye d'exploitersa propre défaite : il se multiplie, il se morcelle, il s'implante dans lescréatures libres dont il voulait auparavant empêcher l'existence. Ilémane dans les volontés dont chacune ne veut désormais être que soi,usurpant ainsi la place de Dieu et écrasant les autres 3).

Les lecteurs de Schelling ne pouvaient pas bien comprendre cesdéveloppements exaltés sur le Grund, et ses adversaires n'hésitaientpas à s'en servir comme preuve éclatante de la faillite spéculativeet morale de la Naturphilosophie. J.F. Fries crie au dualisme et traiteSchelling de « Mani ressuscité » (4), tandis que pour l'écrivain Jean-Paul,le philosophe n'a posé le fondement que pour — donner du quartier

8) Sohbllikg, Werke VII, pp. 341-381. Nous citons les écrits de Sohelling selonl édition de K.F.A. Schelling 1856-1861. I-XIV.

(4) J.F. Feus, Geachichte der Philosophie, H, 1840, p. 671.

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au diable (5). Un quart de siècle plus tard Karl Eosenkranz exprimera

le consensus d'une critique plus modérée : Schelling s'est vu contraint

d'admettre un fondement obscur parce que le logique (au sens hégélien)ne lui était pas transparent (6). Schelling lui-même avait essayé dedéfendre ses positions dans des lettres et aussi dans sa polémique avecJacobi. Il ne s'agit pas, dit-il, d'un fondement de Dieu mais d'un fondement de Dieu en tant qu'existant. On n'a pas affaire à une causeprécédant Dieu comme tel mais à une conditio sine qua non de sa mani-

festation, logée en lui-même (7). Évidemment ces explications n'étaientguère suffisantes, et dans ses travaux plus tardifs, Schelling allaitpratiquement abandonner la terminologie du Grund. Ce qui reste

fort étrange, c'est qu'il n'a même pas essayé de la clarifier par desrenvois à ses propres théories précédentes, et ce n'est que dans legrand chantier du Weltalter qu'on y trouve quelques allusions furtives.Dans un fragment non daté, Schelling remarque que l'être est de parsa nature, mais il n existe, c'est-à-dire ne se manifeste ou ne s'explicite,que grâce à quelque chose d'autre que soi : « aucun existant (Seyendes)ne peut être comme tel sans un autre, aucun moi sans un non-moi;à cet égard, le non-moi précède le moi»(8). Le Grund comme prin

cipe de métaphysique générale est donc le non-moi; et comme leGrund conditionne (la révélation de) l'existant, le non-moi conditionne(la manifestation du) moi. Avec cette formule nous sommes au cœurmême de la problématique critique en tant qu'elle a été entrevue

par les premiers grands post-kantiens, Fichte et le jeune Schelling.Kant a opposé à la faculté constructrice du moi, le multiple sensible

privé de toute articulation, abandonné comme un véritable caputmortuum, sans aucun élément formel. Kant a comme pressé l'a posteriori jusqu'au moment où il n'en restait que de l'a posteriori strictosensu et par suite il l'a rejeté en deçà du monde lumineux de l'a priori.Cependant ce renvoi aux ténèbres extérieures a bel et bien aboutià une mise en relation, à une opposition entre l'a priori et l'a posteriorique le philosophe aurait dû clarifier en élaborant un statut propre

au sensible multiple. Or Kant n'en fit rien : le multiple sensible gisaitdevant le moi, fort de la synthèse originelle de l'aperception trans-

(6) Jean-Paul à Jacobi 4-10-1809. Jean-Paul, Sàmtliche Werke III, Abt. VI, p. 57.(6) K. Rosenkbanz, Die Erklàrung der Natur. Studien zur Philosophie und Literatur,

I, Leipzig, 1839, p. 183.(7) Schelling à Georgii 18-7-1810. Plitt : Aua Schdlinga Leben, U, pp. 220 f.(8) Die Wettatter. Fragmente, 1946, p. 232.

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cendentale. Ce ne fut que Fichte qui donna une structure unifiée à

cette multiplicité, en subsumant l'a posteriori sous le non-moi. Le

non-moi, c'est l'essence primordiale ou l'unité fonctionnelle de toutce qui s'oppose à l'apriorité du moi. Autrement dit, c'est la forme

a priori de tout ce qui est a posteriori, l'a posteriori comme tel 9). Ortout ce qui est a priori étant dans le moi, seul le moi saura poser avecune originalité irréductible le non-moi. Désormais Ding an sich etmultiple sensible, ces deux éléments opaques du kantisme, se trouventsynthétisés dans une altérité immanente au moi. Le non-moi, enseignait

Fichte, est cette limite que le moi trouve en soi-même, dans chacunede ses constructions, ce principe de différence et d'altérité qui, tout en

étant logé dans le moi, reste réfractaire à sa lumière. Schélling, «lecrieur public du moi » (fichtéen) (10), ne cessait de méditer sur les découvertes de la Doctrine de la Science dont il traduira souvent les conceptsdans des termes plus traditionnels. Le non-moi en tant qu'aposterioriirréductible, limitation originelle, est la conscience, c'est-à-dire laconscience d'autre chose, tandis que le moi, c'est-à-dire la spontanéitéconstructrice, le lieu de l'a priori, est la conscience de soi. Conscienceet conscience de soi sont des corrélats réciproquement indispensables,comme enseignait Kant, et si Fichte et Schélling croient à la primauté

de la conscience de soi, ils ne pourront la déduire qu'à partir de laconscience. Sans doute, cette déduction se base sur un moi absoluineffable — l'indifférence-abîme de la Freiheitschrift (n) — mais qu'onne saisit qu'après sa scission; et, transcendantalement (comme empiriquement , on ne peut que constater la priorité de la conscience, c'est-à-dire du non-moi. Ce sont des propositions proprement fichtéennes

développées encore dans le langage gracieux et jaillissant des Éclaircissements et du Système de l'Idéalisme transcendental; mais dès lecommencement, dès l'écrit Sur la possibilité d'uneforme de la philosophieen général, Schélling énonce une thèse quelque peu originale : il veut

déduire le non-moi comme impliqué par l'auto-position même dumoi. Dans ce texte trop abstrait et qu'un critique contemporain trai

tait de « précieuseries hyper-scholastiques » (12), l'étudiant de Tubingen

(9) Cf. R. Kroner, Von Kant bis Hegel, 2 éd. 1960. I, pp. 420 f.10 ) Le terme est de l écrivain danois J. Baggesen : X. Léon, Fichte et eon temps,

1922, I, p. 399.(u) VII, 406 f.12) Recension anonyme des Annalen der Philosophie, 1795, 4, réimprimé dans

J.G. Fichtbs, Qesamtausgabe I, 2, p. 166.

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dira que le premier principe c'est bien « Ich bin ich » mais il appelleracette proposition, principe de la non-contradiction dont le principe

de l'identité n'est qu'un cas spécial. Le principe de la non-contradictiondans sa plus grande généralité me dit que : « chaque sujet peut être

donné avec chaque prédicat par lequel il n'est pas supprimé » (13),

c'est-à-dire qu'il 7 a toujours de la place pour le non-moi dans le moi.Et le non-moi sera appelé l'hétérogène propre au moi (14).

Cette hétéronomie propre sera la nature que Schelling déduiradans des traités se succédant si rapidement et qui étendirent l enthou

siasme ratique de l'idéaliste aux sciences de la nature. Cependantle pathos cosmique de la Naturphilosophie ne doit pas faire oublier qu'en

fait il ne s'agit que de remplir une promesse de Kant que le maîtrede Kônigsberg n'a jamais tenue : construire une métaphysique dela nature (1S). L'entreprise schellingienne consiste à prolonger l'œuvrede la raison théorique par la déduction des formes naturelles en tantque principes constitutifs et non seulement régulatifs. La nature,

c'est le monde objectif, le domaine matériel du théorique ou tout simplement comme le désignent souvent les post-kantiens, l'être; maischez Schelling elle n'apparaît jamais avec la neutralité de l'objectif.

Les agissements puissants du Fondement ne seront que l'écho decette histoire des violences que déduit transcendantalement la philosophie de la nature. Déjà Fichte avait conçu le non-moi comme unrefrènement (Hemmung). Maintenant Schelling va retrouver, dans les

tréfonds de la nature, un point de refrènement unique, du moins en cequi concerne les formes organiques (16). La nature est vie dans sa manifestation, mais elle est adverse à la vie dans son essence : elle est labête la plus indolente et elle exècre la séparation. Si on la voit à l'œuvredans l'évolution des espèces, c'est uniquement parce qu'elle espèreainsi s'approcher du jour de son retour dans le repos de l'identité (17).Elle est donc principe de l'égoïsme qui veut empêcher la naissancedes choses particulières, c'est-à-dire la séparation et ce n'est que vaincuedans cette entreprise qu'elle s'incarne dans ses produits multiples

pour les tourner les uns contre les autres. Elle est la nuit éternelleoù naissent les choses et qui restera même à l'apparition de la lumière

13) 1, 106.( ) Cf. m, 405.(18) Cf. I, 360.(i«) m, 63, n. 2.( ) m, 324, n. 4.

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en elles principe ténébreux et isolateur de leur être en soi (18). La natureest donc principe d'une finitude mais d'une finitude active, d'une

finitude qui finitise dans chacun des êtres. La lutte des espèces enévolution n'est que la ruse de la nature : en inculquant en chacun deses produits un désir violent, une contraction puissante de rester en

soi, elle essaye de les diviser, de les séparer et finalement de les conduireà leur annihilation. Elle déteste la manifestation et elle ne songe qu'àl'inexistence. Son malheur c'est qu'elle n'est pas le seul principe dugrand tout mais qu'elle doit affronter la liberté, c'est-à-dire le moi.

La nature c'est l'indifférenciation et la passivité du multiplesensible, une contre-essence qui — dira un texte tardif — ne sera

ramenée que successivement à l'essence (19). Ramener la contre-essenceà l'essence signifie la catégorialiser par la raison théorique. En faitpour l'idéalisme schellingien la nature elle-même est la raison théoriquemais qui reste comme éteinte (20) tant qu'elle n'est pas véhiculéepar la liberté. Sans doute c'est l'intuition sensible qui guérit la stérilitédes catégories mais ce n'est que la liberté qui les rend vraiment enceintes Ce langage imagé ne caractérise pas seulement la Naturphilo-sophie — ne lit-on pas chez le Fichte tardif que la nature se com

porte à l'égard de la liberté comme la femme à l'égard de l'homme (21) ?

Il s'agit d'une métaphore spéculative très ancienne dont se servitdéjà Aristote et qui révèle chez Schélling une complexité merveilleusementéconde. Féminité signifie sexualité aussi bien que maternité :

comme principe sexuel elle a des connotations de passivité et de

tromperie, comme principe maternel elle suggère la protection etl'antériorité. La nature s offre avec passivité à l'homme, à son désirde connaître mais elle le trompe aussi, elle se dérobe à lui et n'est pourlui qu'un foyer d'insécurité (22). Elle donne aussi la force et le supportde son connaître mais voit avec un mauvais œil ses tentatives d'auto-émancipation : elle est mère, souvent marâtre et surtout elle ne veutpas devenir belle-mère. Autrement dit : la nature, le soi-disant mondeobjectif, s offre comme matière malléable au regard scrutateur de

(18) V, 158.(i«) XIV, 65.(20) iv, 77.(21) J.G. Fichtb, Die Staatalehre (1813), Werke IV, p. 474 (édition de H.I. Fichte

1831 ff. I-XI).(22) F.W.J. Schélling, Initia Philosophise Univeraae, éd. H. Furhmans, Bonn, 1969,

p. 87.

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l'intelligence mais elle ne fournit qu'une connaissance relative etabstraite. Ce n'est pas que la connaissance des phénomènes soit inexacte

ou branlante simplement elle n'est valide que dans une sphère particulière, déterminée et maintenue par des conditions temporelles dela catégorialisation qui interdisent à jamais l'accès à l'en-soi.

Comme principe maternel la nature symbolise aussi la consciencedont doit s'élever dans une spirale triomphante la conscience de soi ;

mais ce surgissement étant séparation et arrachement, la consciencene cesse d'éblouir la conscience de soi avec les mirages et « les terreurs

du monde objectif» (23) pour empêcher qu'elle ne devienne pure réflexion, c'est-à-dire liberté libérée. Le non-moi dont la conscience et la

nature ne sont que des expressions différentes n'est pas donc simplement e multiple sensible amorphe, l'a posteriori indifférencié et difforme,mais il devient de plus en plus principe actif de la négation.Immanent à l'être comme tel, il est le refus universel de l'idéalité,de la liberté, c'est-à-dire de l'existence consciente comme telle; etpuisque l'inexistence est impossible, la manifestation nécessaire et laliberté condamnée à naître, il ne peut que s'insérer dans son vainqueurcomme le ver dans le fruit, s'attacher à lui comme une ombre au corps.Il est cet autre dont nous ne pouvons pas nous débarrasser : l'hétéro-

nomie propre au moi.Somme toute, on se trouve devant une véritable mutation de la

notion traditionnelle du théorique ou de l'objectif. Le théorique etl'objectif ont toujours été considérés comme exhalant de la neutralité,

comme indifférents, abstraits, passifs. Désormais ils sont peints sousles traits d'une non-permanence active, d'une opposition vigoureuseà toute forme stable, d'un refus aux œuvres de l'esprit. A ce momentil faut se rendre compte que les descriptions schellingiennes concernent

plus qu'un certain niveau métaphysique partiel et que, surtout depuisla doctrine du Fondement, elles ne font qu'anticiper le procès que Schel-

ling intentera au logique. Pendant les trois longues décennies qui précé

dèrent sa mort, Schelling a réussi à généraliser et comme formaliser

la doctrine du fondement en élaborant à partir d'elle sa philosophienégative. La philosophie négative qui est logique transcendantale etphilosophie générale de la nature est un univers logico-métaphysiqueoù de pures structures s'enchaînent les unes aux autres, cèdent laplace les unes aux autres, sans considération pour toute valeur extra-

23) I, 157.

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Le fondement selon Schélling 401

logique, dans l'ordre implacable que leur impose l'agencement internedes Potenzen en succession. Il ne s'agit en fait que de la refonte de

la philosophie de l'identité, privée de toute ambition existentielle eten qui le vieux Schélling retrouve systématisé et sous la forme d'undevenir logique le concept transcendantal de la totalité des prédicatsdont parlait la Critique (24).

Nous pensons que dès la Philosophie de VArt ce fut ce concepttranscendantal que Schélling représentait dans ses magnifiques descriptions du Chaos des Anciens ne donnant naissance à ses enfantsque pour les dévorer ensuite, pour faire place à d'autres rejetons,voués au même destin (25). La même chose vaudra cinquante ans plus

tard pour la philosophie négative où la raison ne fait que suivre lanaissance des formes logiques et leur inévitable suppression par d au

tres concepts qu'elles ne peuvent pas ne pas engendrer. Autrementdit : la totalité des prédicats que ScheUing hypostasie et désigne parles termes interchangeables d être ou de raison, est le possible commetel, mais c'est un possible qui ne se veut pas compossibilité. Il s'agit,bien sûr, du Grund qui, incapable d'empêcher le passage des différentspossibles à l'actualité, s'oppose à celle-ci par une sorte de contre-Incarnationt pousse ses membres détachés à s affirmer jusqu'à l'extrême

limite de leur possibilité en provoquant ainsi leur propre suppressionpar l'évocation des autres possibles. Le logique abhorre le réel et cen'est que pour accélérer le retour à l'inexistence qu'il consent à lamanifestation. Autrement dit : le possible que Schélling considéraittoujours comme une puissance, un pouvoir, veut rester possible ets'oppose à l'actuel. Cependant entendons-nous : le possible dont ils'agit ici n'est qu'un niveau de l'être : le devenir, donc l'actuel, auquelil s'oppose ne peut pas être l'être : il est, on le sait depuis les Recherches,

l'esprit.Quel est le sens de l'opposition de l'esprit comme actuel à la

possibilité? Possible et actuel, fondement et manifestation, natureet esprit s'opposent comme théorique et pratique. En fait, la fluidité

du possible, la non-permanence du fondement et la violence de la naturen'accusent de la malignité qu'à partir de l'apparition de l'homme,c'est-à-dire du règne de l'esprit. Avant l'apparition de l'homme, c'est-à-dire avant sa chute, le non-permanence n'a été qu'une succession

(24) Kritik der Beinen Vemunfi A 571 ff, B 599 ff. Pour une référence expresse XI,283 ff.

(25) V, 394 f.

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402 Miklos Veto

linéaire : c'est avec la chute qu'elle a éclaté dans la simultanéitédangereuse des possibles. Dès ses premiers écrits, Schelling a identifié

la chute avec l'imperfection de nos facultés de connaissances théoriques (26), et même au moment où il semble retomber dans un dogmatisme héosophisant, cette idée conserve son caractère transcendantal.Ce n'est que parce que le moi est constructivité a priori que l'extérioritése constitue phénomène, et ce n'est que parce qu'il est liberté quel'être reçoit des qualifications pratiques. Ce n'est que depuis la chutede la liberté connaissante que se sont séparés le possible et l'actuel,

l'être et le devoir-être, ce n'est qu'en vertu de la chute que le théoriqueen s offrant à l'imagination pécheresse (27) devient le lieu du mauvais

choix pratique. Cette opposition du monde objectif comme lieu derêverie, de fiction et de non-décision à la liberté comme source de permanence de réalité et de décision, ne fait que réaffirmer la primautéidéaliste du pratique sur le théorique. Ce qui est neuf mais n'apparaîtqu'obscurément dans la narration spéculative des Recherches, c'estque la primauté du pratique est réintégrée pour fonder une distinction

réelle entre le particulier et la personne. Ce fut une des grandes carencesde la philosophie classique de l'Occident de ne pas avoir réussi àénoncer cette distinction, car tant que le fini n'était qu'un simpleaccident de l'universel, la personne — en Dieu et en l'homme — ne

pouvait recevoir un statut propre en métaphysique. Un changementradical intervint dans cette problématique au moment où Fichtecomprit que même l'essence du moi théorique est pratique, l'unitéde l'aperception transcendantale ne se fonde en dernier lieu que surla liberté. C'est cette découverte qui nourrit le pathos pratique de laDoctrine de la Science opposant le moi au non-moi dans des termeshérités de la philosophie antique pérorant sur l'unité de la vertu etla multiplicité du vice. Fichte pose le moi comme personne moraleunificatrice opposée à l'inertie des « choses » mais on ne voit guère

comment il peut rendre compte de la différence entre les personnesmorales et comment il peut dépasser une caractérisation purementformelle du pratique où la liberté — dans l'esprit du Fondement

de la métaphysique des mœurs — demeure toujours liberté pour le

bien. La liberté, dans la première philosophie fichtéenne, celle quiinfluença Schelling, semble une sorte de force universelle et le non-moin'est qu'un objet inerte sans cesse ballotté par elle. Tout en mettant

(2«) Cf. I, 321 n. 1; I, 440.(8?) Cf. VII, 390.

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Le fondement selon Schilling 403

en doute le caractère proprement philosophique de la pensée antique(28),Fichte semble retomber dans sa vision privative du fini et ignorant

la personne. Schelling n'est pas resté insensible aux dangers de cetteposition et ses écrits successifs ne cessèrent d'accorder une autonomietoujours croissante à la nature mais il n'a mis les points sur les i

qu'avec la doctrine du fondement. Mettant fin à l'équivoque d'uneterminologie fichtéenne et dépassant résolument les clartés faussementapolliniaques du système de l'identité, Schelling énonça très clairementque l'objectif n'est pas un ballast inerte mais une contraction violente

que la personne doit vaincre. Il ne s'agit plus de taper sur un rocherjusqu'à ce qu'il s effrite et s'envole en poussière mais de se battre

contre une créature sauvage qui surgit de nos propres profondeurs.Ce n'est pas en luttant contre un non-moi général et neutre qu'on devient soi-même mais en s'attaquant à ce que le dialogue Clara appelle« notre soi inauthentique » (29). Ce « soi inauthentique » est l'hétéronomie

originelle qui précède l'autonomie (30) : il s'agit de l'ordre particulierdes possibilités que nous avons faites nôtres par un mauvais choixpréconscient dans le monde théorique et que nous devons corriger,subjuguer par une option consciente et libre. Le mauvais choix originel

a mis chacun de nous dans une posture particulière de déviation à

partir de laquelle se présente une multiplicité illimitée de possibilitésmauvaises. Le devoir, c'est de rendre ces possibles impossibles poursoi-même en s'ouvrant ainsi à la seule possibilité qui devient par celaactualité. Cette actualité est Yesprit, terme que les Recherches emploient

pour désigner l'existence personnelle de l'homme et de Dieu. L'espritest lucide et lumineux, composé et sobre et si les écrits de la maturitéschellingienne abondent dans des descriptions du sombre, du passionnéet du confus, c'est pour présenter plus clairement cette réalité mondaine

qu'on doit maîtriser pour devenir personne. Nous parlons de maîtriser,

etnon de supprimer :

la consciencede soi

suppose la conscience etle

non-moi vit toujours dans le moi; l'esprit ne surgit qu'à partir de lanature et le pratique doit s'articuler à travers le théorique. Bref, l abstraction logique et la violence physique conditionnent comme son

propre fondement l'existence libre de la personne.

Yale University, Miklos Veto.New Haven.

(28) J.O. Fichte, Zweite Einleitung in die Wissenschaftsiehre, Werke I, p. 513.

(2») IX, 74.(»°) Die WeUaUer. Fragmente, 1046, p. 240.