Valeurs Vernaculaires par Ivan Illich - l’Autre

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Valeurs Vernaculaires par Ivan Illich [ Note : Ces essais de CoEvolution Quarterly constituaient la base de la plus grande part du livre le Travail Fantôme d'Illich (Marion Boyars, 1981).] Cuernavaca, le 12 avril 1980 Cher Stewart, Il y a trois ans vous demandiez ce qu'il était advenu de mon plan d'écrire un épilogue à l'âge industriel. En effet, c'est ce que j'avais promis en 1973 dans l'introduction à la Convivialité : Pendant les prochaines années j'ai l'intention de travailler sur un épilogue à l'âge industriel. Je veux tracer les changements de langage, mythe, rituel et loi qui se sont produits à notre époque de packaging et d'instruction. Je veux décrire le monopole déclinant du mode industriel de production et la disparition des professions créées par l'industrie que ce mode de production sert. Par dessus tout je veux montrer que deux-tiers de l'humanité peuvent encore éviter de passer par l'ère industriel, en choisissant dès maintenant un équilibre post-industriel dans leur mode de production, ce que les nations hyper-industrielles seront obligées d'adopter comme alternative au chaos. Pour me préparer à cette tâche je soumets cet essai à la critique. La critique vint. Les lectures qui les accompagnaient m'ont mené dans maintes directions où je n'avais jamais eu l'intention d'aller. Pour me colleter avec et approfondir ma compréhension de cette fin de l'ère industrielle, je me suis concentré successivement sur l'Énergie et l'Équité, la Némésis Médicale et les Professions Mutilantes. Ceux-ci étaient des prolégomènes à une Histoire des Besoins qui reste à écrire. Je reviens maintenant à l'étude de l'histoire, à l'étude des cultures, mentalités, pratiques et outils populaires bien trop souvent éclipsées par l'histoire des idées, des institutions et des styles dominants. L'épilogue promis est en train de prendre forme dans une douzaine d'essais sur le sort des Valeurs Vernaculaires pendant les cinq cents dernières années de la guerre qui a été menée par l'État moderne contre toutes les formes de Subsistance. À votre invitation je vous envoie les projets de deux ou trois de ces essais. Merci de les accepter dans CoEvolution Quarterly . Je suppose que, en 1980, aucun autre Journal ne me permettrait d'atteindre un lectorat aussi bariolé de critiques insolites. Pour ceux qui voudraient utiliser ces projets comme bases d'étude je préparerai dans quelques mois un guide annoté de la bibliographie pertinente éditée par Valentina Borremans, Tecno-Politica, APD 479, Cuernavaca, Morelos, Mexico. Bien à vous, Ivan NB1. CoEvolution Quarterly convient idéalement à la reproduction en fac-similé. Ni l'auteur ni l'éditeur n'ont aucune objection à la reproduction sans but lucratif par n'importe quels moyens de ces pages, tant que chacune des trois parties de cet article est reproduite en entier et sans changements de rédaction ou compléments. NB2 Je polirai ces projets et les publierai avec plusieurs autres essais dans un livre qui s’appellera Valeurs Vernaculaires que Marion Boyars (18 Brewer Street, London W 1 and 99 Main Street, Salem, New Hampshire 03079) éditera. Elle prend donc des dispositions pour les droits de reproduction. Je lui ai dit que je souhaite vous donner le droit pour la première publication en langue anglaise en une fois de ces projets.

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Valeurs Vernaculaires par Ivan Illich[ Note : Ces essais de CoEvolution Quarterly constituaient la base de la plus grande part du livre le Travail Fantômed'Illich (Marion Boyars, 1981).]

Cuernavaca, le 12 avril 1980

Cher Stewart,

Il y a trois ans vous demandiez ce qu'il était advenu de mon plan d'écrire un épilogue à l'âgeindustriel. En effet, c'est ce que j'avais promis en 1973 dans l'introduction à la Convivialité :

Pendant les prochaines années j'ai l'intention de travailler sur un épilogue à l'âge industriel. Je veuxtracer les changements de langage, mythe, rituel et loi qui se sont produits à notre époque depackaging et d'instruction. Je veux décrire le monopole déclinant du mode industriel de productionet la disparition des professions créées par l'industrie que ce mode de production sert.

Par dessus tout je veux montrer que deux-tiers de l'humanité peuvent encore éviter de passer parl'ère industriel, en choisissant dès maintenant un équilibre post-industriel dans leur mode deproduction, ce que les nations hyper-industrielles seront obligées d'adopter comme alternative auchaos. Pour me préparer à cette tâche je soumets cet essai à la critique.

La critique vint. Les lectures qui les accompagnaient m'ont mené dans maintes directions où jen'avais jamais eu l'intention d'aller. Pour me colleter avec et approfondir ma compréhension de cettefin de l'ère industrielle, je me suis concentré successivement sur l'Énergie et l'Équité, la NémésisMédicale et les Professions Mutilantes. Ceux-ci étaient des prolégomènes à une Histoire desBesoins qui reste à écrire. Je reviens maintenant à l'étude de l'histoire, à l'étude des cultures,mentalités, pratiques et outils populaires bien trop souvent éclipsées par l'histoire des idées, desinstitutions et des styles dominants. L'épilogue promis est en train de prendre forme dans unedouzaine d'essais sur le sort des Valeurs Vernaculaires pendant les cinq cents dernières années de laguerre qui a été menée par l'État moderne contre toutes les formes de Subsistance.

À votre invitation je vous envoie les projets de deux ou trois de ces essais. Merci de les accepterdans CoEvolution Quarterly. Je suppose que, en 1980, aucun autre Journal ne me permettraitd'atteindre un lectorat aussi bariolé de critiques insolites. Pour ceux qui voudraient utiliser cesprojets comme bases d'étude je préparerai dans quelques mois un guide annoté de la bibliographiepertinente éditée par Valentina Borremans, Tecno-Politica, APD 479, Cuernavaca, Morelos, Mexico.

Bien à vous,

Ivan

NB1. CoEvolution Quarterly convient idéalement à la reproduction en fac-similé. Ni l'auteur nil'éditeur n'ont aucune objection à la reproduction sans but lucratif par n'importe quels moyens deces pages, tant que chacune des trois parties de cet article est reproduite en entier et sanschangements de rédaction ou compléments.

NB2 Je polirai ces projets et les publierai avec plusieurs autres essais dans un livre qui s’appelleraValeurs Vernaculaires que Marion Boyars (18 Brewer Street, London W 1 and 99 Main Street,Salem, New Hampshire 03079) éditera. Elle prend donc des dispositions pour les droits dereproduction. Je lui ai dit que je souhaite vous donner le droit pour la première publication enlangue anglaise en une fois de ces projets.

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Valeurs Vernaculaires par Ivan Illich :Sommaire

Partie 1 : Les Trois Dimensions du ChoixSocialC'est dans le miroir du prétendu développement qu'on peut le mieux voir où la guerre contre lasubsistance a mené. Pendant les années 1960, le "développement" a acquis un statut qui l'a placé auniveau de la "liberté" et "l'égalité". Le développement des autres peuples est devenu le devoir et lefardeau de l'homme riche. Le développement était décrit comme un programme de construction -les gens de toutes couleurs parlaient de "construction de nation" et le faisaient sans rougir. Le butimmédiat de cette ingénierie sociale était l'installation d'un ensemble équilibré d'équipements dansune société qui n'était pas encore instrumentée de cette façon : la construction de plus d'écoles,d'hôpitaux plus modernes, d'autoroutes plus étendues, de nouvelles usines, de réseaux électriques,avec la création d'une population formée pour les équiper et en avoir besoin.

Aujourd'hui, l'impératif moral d'il y a dix ans apparaît naïf; aujourd'hui, peu de penseurs critiquessoutiendraient une vue aussi instrumentaliste de la société désirable. Deux raisons ont changébeaucoup d'esprits :

Premièrement, les externalités indésirables excèdent les avantages - le fardeau fiscal des écoles etdes hôpitaux est supérieur à ce que toute économie peut supporter; les villes mortes produites parles autoroutes appauvrissent le paysage urbain et rural. Les seaux en plastique de Saõ Paulo sontplus légers et moins chers que ceux en ferraille de l'étameur local du Brésil Occidental. Maisd'abord le plastique bon marché élimine l'étameur et ensuite les émanations de plastique laissent unetrace particulière sur l'environnement - une nouvelle espèce de fantôme. La destruction d'unecompétence séculaire aussi bien que ces poisons sont des sous-produits inévitables et résisterontlongtemps à tous les exorcismes. Les cimetières de déchets industriels coûtent simplement tropcher, plus que ce que valent les seaux. Dans le jargon économique, les "coûts externes" excèdentnon seulement le profit engendré par la production des seaux en plastique, mais aussi les salairesmêmes payés dans le processus industriel.

Ces externalités croissantes, cependant, sont seulement une face de la facture que le développementa exigé. La contreproductivité est son autre face. Les externalités représentent des coûts qui sontà "l'extérieur" du prix payé par le consommateur pour ce qu'il veut - des coûts qui seront un jourfacturés à lui, à d'autres ou aux générations futures.

La contreproductivité, cependant, est une nouvelle sorte de déception qui surgit "dans" l'utilisationmême du bien acheté. Cette contreproductivité interne, un composant inévitable des institutionsmodernes, est devenue la frustration constante de la majorité la plus pauvre des clients de chaqueinstitution : ressentie intensément mais rarement définie. Chaque secteur principal de l'économieproduit ses propres contradictions uniques et paradoxales. Chacun produit nécessairement l'opposéde ce pour quoi il a été structuré. Les économistes, qui sont de plus en plus compétents pour mettredes étiquettes sur les externalités, sont incapables de prendre en compte les internalités négatives etne peuvent pas mesurer la frustration inhérente des clients captifs qui est différente d'un coût.

Pour la plupart des gens, les études déforment les différences génétiques en dégradation certifiée; lamédicalisation de la santé augmente la demande de services bien au-delà du possible et de l'utile etsape cette capacité organique à s'en sortir que le bon sens appelle la santé; les transports, pour lagrande majorité liée aux heures de pointe, augmente le temps passé dans la servitude du trafic,

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réduisant tant la mobilité librement choisie que l'accès mutuel aux autres. Le développementd'agences sociales éducatives, médicales et autres a en réalité écarté la plupart de leurs clients dubut évident pour lequel ces projets avaient été conçus et financés. Cette frustrationinstitutionnalisée, qui résulte de la consommation obligatoire, se combine avec les nouvellesexternalités. Elle exige une augmentation de la production de services d'enlèvement des ordures etde réparation pour appauvrir et même détruire les individus et les communautés, en les affectantd'une façon spécifique à leur classe. En effet, les formes spécialement modernes de frustration et deparalysie et de destruction discréditent totalement la description de la société désirable en termes decapacité de production installée.

La défense contre les dégâts infligés par le développement, plutôt que l'accès à quelque nouvelle"satisfaction", est devenue le privilège le plus recherché. Vous êtes arrivés si vous pouvez fairevotre trajet quatidien hors des heures de pointe; avez probablement suivi une école d'élite; si vouspouvez accoucher à la maison; êtes au courant de connaissances rare et spéciale si vous pouvezéviter le médecin quand vous êtes malade; êtes riche et chanceux si vous pouvez respirer l'air frais;en aucun cas pauvre, si vous pouvez construire votre propre cabane. Le sous-prolétariat estmaintenant constitué de ceux qui doivent consommer les forfaits et soins contreproductifs de leurstuteurs auto-désignés; les privilégiés sont ceux qui sont libres de les refuser. Une nouvelle attitude,alors, a pris forme durant ces dernières années : la conscience que nous ne pouvons écologiquementpas nous permettre le développement équitable conduit beaucoup à comprendre que, même si ledéveloppement dans l'équité était possible, nous n'en voudrions plus pour nous, ni ne voudrions lesuggérer pour d'autres.

Il y a dix ans, nous avions tendance à distinguer les options sociales exercées dans la sphèrepolitique des options techniques assignées aux experts. Les premiers étaient censés se concentrersur les buts, les autres plus sur les moyens. Grossièrement, les options sur la société désirables'étalaient sur un spectre qui s'étendait de la droite à la gauche : ici, le "développement" capitaliste,là-bas, le socialiste. Le comment était laissé aux experts. Ce modèle unidimensionnel de lapolitique est maintenant dépassé. Aujourd'hui, en plus de "qui aura quoi", deux nouveaux domainesde choix sont devenus des questions pour le profane : la légitimité même du jugement des profanessur les moyens de production adaptés et le compromis entre la croissance et la liberté. Enconséquence, trois classes indépendantes d'options apparaissent comme trois axes mutuellementperpendiculaires de choix du public.

Sur l'axe des x je place les questions liées à la hiérarchie sociale, à l'autorité politique, à la propriétédes moyens de production et à l'allocation des ressources et qui sont d'ordinaire désignées par lestermes de droite et gauche. Sur l'axe des y, je place les choix techniques entre dur et doux, enétendant ces termes bien au-delà du choix pour et contre l'énergie nucléaire : non seulement lesmarchandises, mais aussi les services sont affectés par l'alternative entre dur et doux.

Un troisième choix tombe sur l'axe des z. Ce qui est en question n'est ni privilège ni technique, maisplutôt la nature de la satisfaction humaine. Pour caractériser les deux extrêmes, j'utiliserai destermes définis par Erich Fromm. En bas, je place une organisation sociale qui fait correspondre larecherche de la satisfaction avec l'avoir; en haut, avec le faire. En bas, donc, je place une sociétéintensivement marchande où les besoins sont de plus en plus définis en termes de marchandisespackagées et des services conçus et prescrits par des professionnels et produits sous leur contrôle.Cet idéal social correspond à l'image d'une humanité composée d'individus, chacun piloté par desconsidérations d'utilité marginale, l'image qui s'est développée de Mandeville à Keynes via Smith etMarx et que Louis Dumont appelle homo economicus.

À l'extrémité opposée, au sommet de l'axe des z, je place - disposés en éventail - une grande variétéde sociétés où l'existence est organisée autour des activités de subsistance. A sa manière unique,chacune de celles-ci ne peut que rester sceptique envers les prétentions de croissance. Dans de tellesnouvelles sociétés où des outils contemporains facilitent la création de valeurs d'usage, les

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marchandises et la production industrielle en général ont de la valeur principalement dans la mesureoù elles sont des ressources ou des instruments de subsistance. Par là, l'idéal social correspond àl'homo habilis, une image qui inclut de nombreux individus qui sont différemment compétents à sedébrouiller avec la réalité, à l'opposé d'homo economicus, qui est dépendant de "besoins"standardisés. Ici, les gens qui choisissent leur indépendance et leur propre horizon tirent plus desatisfaction de faire et fabriquer des choses pour l'usage immédiat que du produit d'esclaves ou demachines. Donc, chaque projet culturel est nécessairement modeste. Ici, les gens vont aussi loinqu'ils le peuvent vers l'auto-suffisance, produisant eux -mêmes ce qu'ils peuvent, échangeant leursexcédents avec leurs voisins, évitant - dans la mesure du possible - les produits du travail salarié.

La forme de la société contemporaine est le résultat des choix en cours le long de ces trois axesindépendants. Et la crédibilité d'un système politique dépend aujourd'hui du degré de participationpublique selon chacun des trois ensembles d'option. La beauté de l'image unique, socialementarticulée de chaque société, deviendra, avec un peu de chance, le facteur déterminant de son impactinternational. L'exemple esthétique et éthique peut remplacer la compétition des indicateurséconomiques. En réalité, aucun autre chemin n'est ouvert. Un mode de vie caractérisée parl'austérité, la modestie, construit par le travail dur et mené à petite échelle ne se prête pas à lapropagation par le marketing. Pour la première fois dans l'histoire, des sociétés pauvres et richesseraient effectivement placées sur un pied d'égalité. Mais pour que cela devienne vrai, la perceptionactuelle en termes de développement des relations internationales entre le Nord et le Sud doitd'abord être remplacées.

Un objectif associé de statut élevé de notre époque, le plein emploi, doit aussi être examiné. Il y adix ans, les attitudes envers le développement et la politique étaient plus simples que ce qui estpossible aujourd'hui; les attitudes envers le travail étaient sexistes et naïves. Le travail était identifiéavec l'emploi et l'emploi prestigieux limité aux mâles. L'analyse du travail fantôme fait hors emploiétait tabou. La gauche le mentionnait comme un vestige de reproduction primitive, la droite, commede la consommation organisée - tout convenaient que, avec le développement, ce type de labeurs'évanouirait. La lutte pour plus d'emplois, pour un salaire égal à travail égal et pour un salaire plusélevé pour chaque emploi poussait tout travail fait hors emploi dans un coin d'ombre dissimulé à lapolitique et l'économie. Récemment, des féministes, avec quelques économistes et sociologues,regardant les soit-disant structures intermédiaires, ont commencé à examiner la contributionbénévole faite à une économie industrielle, une contribution dont les femmes sont les principalesresponsables. Ces personnes discutent la "reproduction" comme le complément de la production.Mais la scène est surtout remplie de soi-disant radicaux qui discutent des nouvelles façons de créerdes emplois conventionnels, des nouvelles formes de partage des emplois disponibles et de la façonde transformer le travail domestique, l'éducation, la maternité et les trajets quotidiens en emploissalariés. Sous la pression de telles demandes, l'objectif de plein emploi apparaît aussi douteux que ledéveloppement. De nouveaux acteurs, qui mettent en doute la nature même du travail, progressentvers les feux de la rampe. Ils distinguent le travail structuré industriellement, payé ou bénévole, dela création de moyens d'existence au-delà des frontières de l'emploi et des tuteurs professionnels.Leurs discussions soulèvent les problèmes-clés sur l'axe vertical. Le choix pour ou contre la notionde l'homme comme accro de la croissance décide si le chômage, c'est-à-dire la liberté effective detravailler libre de paye et/ou de salaire, doit être vu comme triste et une malédiction, ou commeutile et un droit.

Dans une société intensivement marchande, les besoins fondamentaux sont satisfaits par lesproduits du travail salarié - logement non moins qu'éducation, trafic non moins qu'accouchement.L'éthique du travail qui mène une telle société légitime l'emploi pour un salaire ou une paie etdégrade la capacité à faire face indépendamment. Mais la progression du travail salarié accomplitplus - elle divise le travail bénévole en deux types opposés d'activité, tandis que la perte de travailbénévole par l'empiétement du travail salarié a souvent été décrite, la création d'une nouvelle sortede travail a été invariablement ignorée : le complément bénévole des services et du travailindustriels. Une sorte travail forcé ou de servage industriel au service des économies intensivement

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marchandes doit être soigneusement distingué du travail orienté vers la subsistance qui intervient àl'extérieur du système industriel. À moins que cette distinction ne soit clarifiée et employée dans lechoix des options sur l'axe des z, le travail bénévole guidé par des professionnels pourrait s'étendredans une société répressive d'assistance écologique. Le servage des femmes dans la sphèredomestique est aujourd'hui l'exemple le plus évident. Le travail domestique n'est pas salarié. Cen'est pas non plus une activité de subsistance au sens où la plupart du travail fait par des femmesl'était quand, avec leurs hommes, elles utilisaient l'ensemble de la maisonnée comme le cadre et lasource pour la création de la plus grande part des moyens d'existence de ses habitants. Le travaildomestique moderne est standardisé par des produits industriels orientés vers le support de laproduction et imposé aux femmes d'une façon sexiste pour les spécialiser dans la reproduction, larégénération et une force de motivation pour le travailleur salarié. Tel que les féministes l'ont bienexposé, le travail domestique est seulement une expression de cette vaste économie fantôme quis'est développé partout dans les sociétés industrielles comme un complément nécessaire àl'expansion du travail salarié. Ce complément fantôme, associé à l'économie formelle, est unélément constitutif du mode industriel de production. Il a échappé à l'analyse économique, commela nature ondulatoire des particules élémentaires avant la Théorie Quantique. Et quand les conceptsdéveloppés pour le secteur économique formel lui sont appliqués, ils déforment ce qu'ils ne ratentpas simplement. La différence réelle entre les deux sortes d'activités bénévoles - le travail fantômequi est un complément du travail salarié et le travail de subsistance qui rivalise avec et s'oppose auxdeux - n'est systématiquement pas vue. Alors, comme les activités de subsistance deviennent plusrares, toutes les activités bénévoles assument une structure analogue au travail domestique. Letravail orienté vers la croissance mène inévitablement à la standardisation et à la gestion desactivités, qu'elles soient payées ou bénévoles.

Une vision opposée du travail prévaut quand une communauté choisit un mode de vie orienté versla subsistance. Dans ce cas, l'inversion du développement, le remplacement des biens deconsommation par l'action personnelle, des outils industriels par des outils conviviaux est le but. Là,tant le travail salarié que le travail fantôme déclineront dans la mesure où leur produit,marchandises ou services, est valorisé principalement comme un moyen vers des activités toujoursinventives, plutôt que comme une fin, c'est-à-dire la consommation consciencieuse. Là, la guitareest plus valorisée que le disque, la bibliothèque plus que la salle de classe, le jardin potager plus quela promotion du supermarché. Là, le contrôle personnel de chaque ouvrier sur ses moyens deproduction détermine le petit horizon de chaque entreprise, un horizon qui est une conditionnécessaire à la production sociale et à l'épanouissement de l'individualité de chaque ouvrier. Cemode de production existe aussi dans l'esclavage, le servage et d'autres formes de dépendance. Maisil fleurit, libère son énergie, acquiert sa forme classique aride adéquate seulement là où l'ouvrier estle propriétaire libre de ses outils et ressources; c'est seulement alors que l'artisan peut se produirecomme un virtuose. Ce mode de production ne peut être maintenu que dans les limites que la naturedicte tant à la production qu'à la société. Là, le chômage utile est valorisé tandis que le travailsalarié, dans ses limites, est simplement toléré.

Le paradigme du développement est plus facilement répudié par ceux qui étaient adultes le 10janvier 1949. Ce jour là, la plupart d'entre nous rencontrèrent pour la première fois ce terme dansson sens actuel quand le Président Truman annonça son Programme en Quatre Points. Jusque-là,nous utilisions "développement" pour parler d'espèces, d'immobilier et de mouvements aux échecs -et seulement par la suite aux gens, aux pays et aux stratégies économiques. Depuis lors, nous avonsété inondés de théories du développement dont les concepts sont maintenant des curiosités pourcollectionneurs - "croissance", "combler le retard", "modernisation", "impérialisme", "dualisme","dépendance", "besoins fondamentaux", "transfert de technologie", "système mondial","industrialisation autochtone" et "décrochement temporaire". Chaque ruée est venue en deuxvagues. L'une portait le pragmatiste qui mettait en évidence la libre entreprise et les marchésmondiaux; l'autre, les politiciens qui soulignaient l'idéologie et la révolution. Les théoriciensproduisaient des montagnes de prescriptions et de caricatures mutuelles. Sous celles-ci, les

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hypothèses communes à tous étaient enterrées. Il est maintenant temps de dénicher les axiomescachés sous l'idée de développement elle-même.

Fondamentalement, le concept implique le remplacement de la compétence généralisées et desactivités de subsistance satisfaisantes par l'utilisation et la consommation de marchandises; lemonopole du travail salarié sur toutes les autres sortes de travail; la redéfinition des besoins entermes de marchandises et de services produits en série en suivant la conception d'experts;finalement, le réarrangement de l'environnement de telle sorte que l'espace, le temps, les matériauxet la conception favorisent la production et la consommation tandis qu'ils dégradent ou paralysentles activités orientées vers la valeur d'usage qui satisfont directement les besoins. Et tous ceschangements et processus mondialement homogènes sont estimés comme inévitables et bons. Lesgrands muralistes mexicains en ont dramatiquement dépeint les figures typiques avant que lesthéoriciens n'en aient décrit les étapes. Sur leurs murs, on voit le type idéal de l'être humain commele mâle en bleu de travail derrière une machine ou en blouse blanche penché sur un microscope. Ilperce des tunnels dans les montagnes, guide des tracteurs, alimente des cheminées fumantes. Lesfemmes lui donnent la vie, le soignent et l'éduquent. En contraste frappant avec la subsistanceaztèque, Rivera et Orozco visualisent le travail industriel comme la source unique de tous les biensnécessaires à la vie et à ses plaisirs éventuels.

Mais cet idéal de l'homme industriel décline maintenant. Les tabous qui le protégeaient faiblissent.Les slogans sur la dignité et la joie du travail salarié sonnent creux. Le chômage, un terme qui a étéintroduit pour la première fois en 1898 pour désigner les gens sans revenu fixe, est maintenantreconnu comme la condition dans laquelle la plupart des gens du monde vivent de toute façon -même au sommet des booms industriels. En Europe de l'Est particulièrement, mais aussi en Chine,les gens voient maintenant que, depuis 1950, le terme "prolétariat", a été utilisé principalementcomme couverture pour revendiquer et obtenir des privilèges pour une nouvelle bourgeoisie et sesenfants. Le "besoin" de créer de l'emploi et de stimuler la croissance, par lequel les paladins auto-désignés des plus pauvres ont jusqu'ici écrasé toute considération d'alternatives au développement,apparaît clairement suspect.

Les défis au développement prennent des formes multiples. Rien qu'en Allemagne, en France ou enItalie, des milliers de groupes expérimentent, chacun différemment, des alternatives à une existenceindustrielle. De plus en plus de ces gens viennent de foyers de cols bleus. Pour la plupart d'entreeux, il ne subsiste aucune dignité à gagner son pain par un salaire. Ils essayent de "se déconnecterde la consommation", selon l'expression de quelque habitant des taudis du Sud Chicago. Aux Etats-Unis, au moins quatre millions de personnes vivent au coeur de minuscules communautés fortementdifférenciées de ce type, et au moins sept fois plus partagent individuellement leurs valeurs - lesfemmes cherchent des alternatives à la gynécologie; les parents des alternatives à l'école; lesconstructeurs de maisons des alternatives aux toilettes à chasse d'eau; les voisinages des alternativesaux trajets quotidiens; les gens des alternatives au centre commercial. À Trivandrum, en Inde duSud, j'ai vu une des alternatives les plus couronnées de succès à une variété particulière dedépendance aux marchandises - à l'instruction et la certification comme formes privilégiéesd'apprentissage. Mille sept cents villages ont installé des bibliothèques, chacune contenant au moinsmille titres. C'est l'équipement minimal pour être membre à part entière de Kerala Shastra SahityaParishad et ils peuvent conserver leur adhésion seulement tant qu'ils prêtent au moins trois millevolumes par an. J'ai été immensément encouragé de voir que, au moins dans l'Inde du Sud, desbibliothèques basée dans les villages et financées par les villages ont transformé les écoles enannexes aux bibliothèques, alors qu'ailleurs les bibliothèques sont devenues pendant ces dixdernières années de simples dépôts de matériels pédagogiques utilisés sous la conduited'enseignants professionnels. Et aussi à Bihar, en Inde, Medico International représente unetentative à base populaire de dé-medicaliser les services médicaux, sans tomber dans le piège dudocteur aux pieds nus chinois. Ce dernier a été relégué au niveau de larbin de bas étage dans unehiérarchie nationale de bio-contrôle.

A part discuter de telles formules expérimentales, le défi au développement utilise aussi des moyens

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légaux et politiques. Lors d'un référendum autrichien l'an dernier, une majorité absolue a refusé auChancelier Kreisky, politiquement au contrôle de l'électorat, la permission d'inaugurer une centralenucléaire. Les citoyens utilisent de plus en plus le bulletin de vote et les tribunaux, en plus de lapression plus traditionnelle de groupes d'intérêt, pour mettre en place des critères de conceptionnégatifs pour la technique de production. En Europe, des candidats "verts" commencent à gagnerdes élections. En Amérique, des efforts légaux de citoyens commencent à arrêter des autoroutes etdes barrages. Un tel comportement n'était pas prévisible il y a dix ans - et beaucoup d'hommes aupouvoir ne le reconnaissent toujours pas comme légitime. Toutes ces manifestations et actionsorganisées par la base dans la Métropole menacent non seulement le concept récent dedéveloppement des pays pauvres, mais aussi le concept plus fondamental et de base de progrèsdomestique.

A ce moment, c'est la tâche de l'historien et du philosophe de clarifier les sources et de débrouiller leprocessus aboutissant aux besoins occidentaux. C'est seulement de cette façon que nous seronscapables de comprendre comment un concept apparemment aussi éclairé a produit une exploitationaussi désastreuse. Le progrès, la notion qui a caractérisé l'Occident pendant 2000 ans et a déterminésa relation aux étrangers depuis la chute de la Rome classique, se tient derrière la croyance en desbesoins. Les sociétés se reflètent non seulement dans leurs dieux transcendants, mais aussi dans leurimage de l'étranger au-delà de leurs frontières. L'Occident a exporté une dichotomie entre "nous" et"eux" unique à la société industrielle. Cette attitude particulière envers moi et les autres estmaintenant mondiale, constituant la victoire d'une mission universaliste amorcée en Europe. Uneredéfinition du développement ne ferait que renforcer la domination économique Occidentale sur laforme de l'économie formelle par la colonisation professionnelle du secteur informel, domestique etétranger. Pour éviter ce danger, la métamorphose en six étapes d'un concept qui apparaîtactuellement comme le "développement" doit d'abord être comprise.

Chaque communauté a une attitude caractéristique envers les autres. Les chinois, par exemple, nepeuvent pas se référer à l'étranger ou à ses possessionss sans les étiqueter d'une marque dégradante.Pour les grecs, il est soit l'invité d'une polis voisine, soit le barbare qui est moins qu'entièrementhomme. À Rome, les barbares pouvaient devenir membres de la cité, mais les y amener ne futjamais l'intention ou la mission de Rome. C'est seulement pendant l'antiquité tardive, avec l'Églisede l'Europe occidentale, que l'étranger devient quelqu'un dans le besoin, quelqu'un à faire entrer.Cette vue de l'étranger comme un fardeau est devenue constitutive pour la société Occidentale;, sanscette mission universelle envers le monde extérieur, ce que nous appelons l'Occident n'aurait jamaisexisté.

La perception de l'étranger comme quelqu'un que l'on doit aider a pris des formes successives. Dansl'antiquité tardive, le barbare s'est transformé en païen - la deuxième étape vers le développementavait commencé. Le païen était défini comme le non baptisé, mais prescrit par la nature pourdevenir Chrétien. C'était le devoir de ceux qui étaient à l'intérieur de l'Église de l'incorporer par lebaptême dans le corps de la Chrétienté. Au début du Moyen âge, la plupart des gens en Europeétaient baptisées, même s'ils pouvaient ne pas être encore convertis. Alors le Musulman apparut. Àla différence des Goths et Saxons, les Musulmans étaient monothéistes et des croyantsmanifestement dévots; ils résistèrent à la conversion. Donc, en plus du baptême, de nouveauxbesoins d'être soumis et instruits durent être imputés. Le païen se transforma en infidèle, notretroisième étape.

Vers la fin du Moyen âge, l'image de l'étranger se transforma de nouveau. Les Maures avaient étéchassés de Grenade, Colomb avait traversé l'océan et la Couronne Espagnole avait assumé denombreuses fonctions de l'Église. L'image de l'homme sauvage qui menace la fonction éducativede l'humaniste remplaça l'image de l'infidèle qui menace la foi. A cette époque aussi, l'étranger a étéd'abord décrit en termes d'économie. Dans beaucoup d'études sur les monstres, les singes et leshommes sauvages, nous apprenons que les Européens de cette période voyaient l'homme sauvagecomme n'ayant aucun besoin. Cette indépendance le rendait noble, mais une menace pour lesdesseins du colonialisme et du mercantilisme. Pour imputer des besoins à l'homme sauvage, il

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fallait le transformer en indigène, la cinquième étape. Les tribunaux espagnols, après longuedélibération, décidèrent qu'au moins l'homme sauvage du Nouveau Monde avait une âme et était,donc, humain. Par opposition avec l'homme sauvage, l'indigène a des besoins, mais des besoinsdifférents de ceux de l'homme civilisé. Ses besoins sont fixés par le climat, la race, la religion et laprovidence. Adam Smith réfléchit toujours sur l'élasticité des besoins des indigènes. CommeGunnar Myrdal l'a observé, la construction de besoins spécifiquement indigènes était nécessairetant pour justifier le colonialisme que pour administrer des colonies. La fourniture degouvernement, d'éducation et de commerce aux indigènes fut pendant quatre cents ans le fardeauassumé par le Blanc.

Chaque fois que l'Occident mit un nouveau masque sur l'étranger, l'ancien fut abandonné parce qu'ilétait maintenant reconnu comme une caricature d'une image de soi abandonnée. Le païen avec sonâme naturellement Chrétienne a dû céder la place à l'infidèle têtu pour permettre à la Chrétienté delancer les Croisades. L'homme sauvage est devenu nécessaire pour justifier le besoin de l'éducationhumaniste laïque, l'indigène était le concept crucial pour promouvoir la domination colonialepharisaïque. Mais au temps du Plan Marshall, quand les conglomérats multinationaux s'étendaientet que les ambitions des pédagogues, médecins et planificateurs transnationaux ne connaissaientaucune limite, les besoins limités des indigènes en biens et services contrecarraient la croissance etle progrès. Il fallait qu'ils se métamorphosent en sous-développés, la sixième et actuelle étape de lavision occidentale de l'étranger.

Ainsi la décolonisation était aussi un processus de conversion : l'acceptation mondiale de l'image desoi occidentale comme homo economicus sous sa forme la plus extrême d'homo industrialis, avectous les besoins définis en termes de marchandise. Vingt ans à peine ont suffi pour amener deuxmilliards de personnes à se définir comme sous-développés. Je me souviens de façon éclatante duCarnaval du Rio de 1963 - le dernier avant que la Junte ne s'impose. Le "développement" était lemotif de la samba gagnante, "développement" le cri des danseurs tandis qu'ils sautaient au rythmedes tambours.

Le développement basé sur des quantités élevées d'énergie par personne et des soins professionnelsintenses est le plus pernicieux des efforts missionnaires de l'Occident - un projet guidé par uneconception écologiquement impraticable du contrôle humain sur la nature et par une tentativeanthropologiquement vicieuse de remplacer les nids et fosses à serpents de la culture par des sallesstériles pour le service professionnel. Les hôpitaux qui vomissent du nouveau-né et réabsorbent dumort, les écoles organisées pour occuper les chômeurs avant, entre et après le travail, les tours oùles gens sont stocké entre les voyages aux supermarchés, les autoroutes connectant des garagesforment un modèle tatoué dans le paysage pendant la courte noce du développement. Cesinstitutions, conçues pour des bébés en bouteilles perpétuels sur roues du centre médical à l'école aubureau au stade commencent maintenant à sembler aussi anormales que les cathédrales, et poutantnon compensées par quelque charme esthétique.

Le réalisme écologique et anthropologique est maintenant nécessaire - mais avec précaution.L'appel populaire pour le doux est ambigu; tant la droite que la gauche se l'approprient. Sur l'axedes z, il sert aussi bien une ruche à miel que le pluralisme d'actions indépendantes. Le choix douxpermet facilement une refonte de la société maternelle à la maison et une autre métamorphose duzèle missionnaire à l'étranger. Par exemple, Amory Lovins soutient que la possibilité de poursuivrela croissance dépend maintenant d'une transition rapide vers la voie douce. C'est seulement de cettefaçon, revendique-t-il, que le revenu réel des pays riches peut doubler et celui des pays pauvrestripler pendant cette génération. C'est seulement par la transition du fossile au soleil que lesexternalités de production peuvent être suffisamment réduites pour que les ressources maintenantdépensées à fabriquer des déchêts et à payer des éboueurs pour les supprimer peuvent êtremétamorphosées en bénéfices. Je suis d'accord. S'il doit y avoir de la croissance, alors Lovins araison; et les investissements sont plus solides avec des éoliennes qu'avec des derricks pétroliers.Pour la droite et la gauche traditionnelles, pour les démocrates gestionnaires ou les autoritairessocialistes, le process et l'énergie doux deviennent le raisonnement nécessaire pour étendre leur

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bureaucratie et satisfaire des "besoins" croissants par la production standardisée de marchandises etde services.

La Banque mondiale arrive à l'argument correspondant pour les services. C'est seulement enchoisissant des formes de production industrielle à forte intensité de main-d'oeuvre, parfois moinsefficaces, que l'éducation peut être incorporée dans l'apprentissage. Des usines plus efficaces créentd'énormes et coûteuses externalités dans l'éducation formelle qu'ils présupposent, alors qu'elles nepeuvent pas former sur le tas.

L'Organisation Mondiale de la Santé met maintenant l'accent sur la prévention et l'éducation auxsoin personnels. C'est seulement ainsi que les niveaux de santé de la population peuvent êtrerelevés, alors que les thérapies coûteuses - en général d'efficacité non prouvée, bien que restant letravail principal des médecins - peuvent être abandonnées. L'utopie égalitaire libérale du 18e siècle,reprise comme idéal de la société industrielle par les socialistes du 19ème, ne semble maintenantréalisable que sur le chemin du doux et de l'auto-assistance. Sur ce point, droite et gaucheconvergent. Wolfgang Harich, un communiste de grande culture;, affiné et blindé dans sesconvictions par deux périodes de huit ans de détention - une fois sous Hitler et une fois sousUlbricht - est le porte-parole d'Europe de l'Est pour la voie douce. Mais tandis que pour Lovins latransition vers la production décentralisée dépend du marché, pour Harich la nécessité de cettetransition est un argument en faveur de l'écologie Staliniste. Pour la droite et la gauche, lesdémocrates ou les partisans de l'autorité, le processus et l'énergie doux deviennent les moyensnécessaires pour satisfaire des "besoins" croissants par la production standardisée de marchandiseset de services.

Ainsi, le chemin doux peut mener soit vers une société conviviale où les gens sont ainsi équipéspour faire eux mêmes tout ce qu'ils jugent nécessaire à la survie et au plaisir, soit vers une nouvellesorte de société dépendante des marchandises où le but du plein emploi signifie la gestion politiquedes activités, payées ou bénévoles. Le fait qu'un chemin "de gauche" ou "doux" mène en directionou s'écarte de nouvelles formes de "développement" et de "plein emploi" dépend des options prisesentre "avoir" et "étre" sur le troisième axe.

Nous avons vu que partout où le travail salarié s'étend, son ombre, le servage industriel, granditaussi. Le travail salarié, comme forme dominante de production et le travail domestique, commeson type idéal de complément bénévole, sont tous deux des formes d'activité sans précédent dansl'histoire ou l'anthropologie. Ils prospèrent seulement là où l'état absolu et, plus tard, industriel adétruit les conditions sociales de la vie de subsistance. Ils s'étendent quand les communautés àpetite échelle, diversifiées, vernaculaires ont été rendues sociologiquement et légalementimpossibles - dans un monde où les individus, tout au long de leur vie, ne vivent qu'à travers leurdépendance à l'éducation, aux services de santé, de transport et autres fournis par les multiplesmangeoires mécaniques des institutions industrielles.

L'analyse économique conventionnelle s'est concentrée sur une seule de ces activitéscomplémentaires de l'ère industrielle. L'analyse économique s'est concentrée sur le travailleur entant que producteur salarié. Les activités aussi orientées vers les marchandises effectuées par deschômeurs sont restées dans l'ombre du projecteur économique. Ce que les femmes ou enfants font,ce qui occupe des hommes après les "heures de travail," est minimisé d'une façon cavalière. Maisceci change rapidement. Tant le poids que la nature de la contribution apportée par des activitésbénévoles au système industriel commencent à être remarqués.

La recherche féministe dans l'histoire et l'anthropologie du travail a rendu impossible d'ignorer lefait que le travail dans une société industrielle est sexiste d'une façon plus tranchée que dans touteautre société connue. Au 19e siècle, les femmes ont intégré la main-d'oeuvre salariée dans lesnations "avancées"; elles ont alors gagné le droit de vote, l'accès sans restriction aux études, desdroits égaux au travail. Toutes ces "victoires" en ont eu précisément l'effet opposé à celui quel'opinion commune leur assigne. Paradoxalement, "l'émancipation" a augmenté le contraste entre le

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travail payé et bénévole; il a coupé toutes les connexions entre le travail bénévole et la subsistance.Ainsi, il a redéfini la structure du travail bénévole de façon que ce dernier devienne une nouvellesorte de servage inévitablement supporté par les femmes.

Les tâches spécifiques à chaque sexe ne sont pas nouvelles; toutes les sociétés connues assignentdes rôles de travail en fonction du sexe. Par exemple, le foin peut être coupé par les hommes, ratissépar les femmes, rassemblé par les hommes, chargé par les femmes, transporté par les hommes,donné aux vaches par les femmes et aux chevaux par les hommes. Mais quoi que nous cherchionsdans d'autres cultures, nous ne pouvons pas trouver la division contemporaine entre deux formes detravail, l'un payé et l'autre bénévole, l'un qualifié de productif et l'autre en rapport avec lareproduction et la consommation, l'un considéré comme lourd et l'autre comme léger, l'un exigeantdes qualifications particulières et l'autre non, l'un auquel est donné un haut prestige social et l'autrerelégué aux questions "privées". Tous les deux sont également fondamentaux pour le modeindustriel de production. Ils diffèrent en cela que l'excédent du travail payé est taxé directement parl'employeur, tandis que la valeur ajoutée du travail bénévole l'atteint seulement via le travail salarié.Nulle part nous ne pouvons trouver deux formes si distinctes par lesquelles, dans chaque famille,l'excédent est créé et exproprié.

Cette division entre le travail bénévole hors des heures de travail et le travail payé par l'emploiaurait été impensable dans des sociétés où la maisonnée entière jouait le rôle de cadre où seshabitants, pour l'essentiel, faisaient et fabriquaient ces choses par lesquelles ils vivaient aussi. Bienque nous puissions trouver les traces tant du travail salarié que de son fantôme dans beaucoup desociétés, dans aucune ils n'ont pu ni devenir le paradigme de travail de la société, ni être utiliséscomme symboles clef de tâches attachées à un sexe. Et comme deux tels types de travail n'existaientpas, la famille n'avait pas à exister pour associer ces types d'opposés. Nulle part dans l'histoire lafamille, nucléaire ou étendue, n'est l'instrument pour lier deux espèce complémentaires maismutuellement exclusives de travail, l'un assigné principalement à l'homme, l'autre à la femme. Cettesymbiose entre des formes opposées d'activités, inséparablement mariées par la famille, estspécifique à la société intensivement marchande. Nous voyons maintenant que c'est le résultatinévitable de la recherche du développement et du plein emploi. Et puisque ces types de travailn'existaient pas, les rôles sexuels ne pouvaient pas être définis avec un tel caractère définitif, desnatures distinctes ne pouvaient pas être attribuées à l'homme et à la femme, les familles nepouvaient pas être transformées en soudure pour assembler les deux ensemble.

Une analyse féministe de l'histoire du travail industriel supprime ainsi le point aveugle del'économie : l'homo economicus n'a jamais été sexuellement neutre; l'homo industrialis est apparudès le début en deux genres : vir laborans, le travailleur et femina domestica, la ménagère. Danstoute société qui s'est développée dans le but du plein emploi le travail fantôme a augmentéparallèlement à cet emploi. Et le travail fantôme a fourni un dispositif, efficace au-delà de toutprécédent, pour dégrader un type d'activité dans lequel les femmes ne peuvent que prédominer, touten supportant un autre qui favorisait les hommes.

Tout à fait récemment, la distinction orthodoxe entre la production et les fonctions deconsommation a cessé de tenir. Soudainement, des intérêts opposés ont fait de l'importance dutravail bénévole un problème public. Des économistes attribuent des prix fantômes à ce qui se passedans le secteur "informel" : S. - la contribution que le travail fait par le client dans le choix, lepaiement et le transport de son gâteau ajoute à la valeur du gâteau; G. B. - le calcul des choixmarginaux faits dans les activités sexuelles; L. - la valeur du jogging sur la chirurgie du coeur.

Les ménagères revendiquent une paie pour le travail domestique au taux de ces services dans lesmotels et les restaurants. Enseignants métamorphosent les mères en surveillants formés maisbénévoles des devoirs de leurs propres enfants. Des rapports du gouvernement reconnaissent que lesbesoins fondamentaux professionnellement défini peuvent être satisfaits seulement si des profanesproduisent aussi ces services, avec compétence, mais sans paie. Si la croissance et le plein emploiconservent leur statut d'objectifs, la gestion de gens disciplinés motivés par des récompenses non-

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monétaires ouvrira la dernière forme de "développement" dans les années 1980.

Plutôt que la vie dans une économie fantôme, je propose, au sommet de l'axe des z, les idées dutravail vernaculaire : des activités bénévoles qui fournissent et améliorent les moyens d'existence,mais qui sont totalement réfractaires à toute analyse utilisant des concepts développés dansl'économie formelle. J'applique le terme "vernaculaire" à ces activités, car il n'y a aucun autreconcept actuel qui me permette de faire la même distinction dans le domaine couvert par des termestels que "secteur informel", "valeur d'usage", "reproduction sociale".

Vernaculaire est un terme latin que nous utilisons en anglais seulement pour la langue que nousavons acquise sans enseignants payés. À Rome, il a été utilisé de 500 avant JC à 600 de notre èrepour désigner toute valeur qui était domestique, faite à la maison, tirée des communs et qu'unepersonne pouvait protéger et défendre alors qu'il ne l'avait ni achetée, ni vendue sur le marché. Jesuggère que nous rétablissions ce terme simple, vernaculaire, en opposition aux marchandises et àleur ombre. Il me permet de faire la distinction entre l'expansion de l'économie fantôme et soninverse - l'expansion du domaine vernaculaire.

La tension et l'équilibre entre le travail vernaculaire et le labeur industriel - payé et bénévole - est leproblème-clé sur la troisième dimension des options, distinctes de la politique de droite et de gaucheet de la technique douce et dure. Le travail industriel, payé et imposé autrement, ne disparaîtra pas.Mais quand le développement, le travail salarié et son ombre empiètent sur le travail vernaculaire,la priorité relative de l'un ou l'autre constitue le problème. Nous sommes libres de choisir entre letravail standardisé géré de façon hiérarchique qui peut être payé ou bénévole, choisi ou imposéd'une part et, de l'autre, nous pouvons protéger notre liberté de choisir des formes toujoursnouvellement inventées d'actions de subsistance simples et intégrées qui ont un résultat imprévisiblepar le bureaucrate, ingérable par des hiérarchies et orienté vers des valeurs partagées dans unecommunauté particulière.

Si l'économie s'étend, ce que le choix doux peut permettre, l'économie fantôme ne peut que grandirencore plus rapidement et le domaine vernaculaire devra décliner encore. Dans ce cas, avecl'augmentation de la pénurie d'emplois, les chômeurs seront intégrés dans des activités utilesnouvellement organisées dans le secteur informel. Les hommes sans emploi auront le soi-disantprivilège de s'engager dans ces types d'activité bénévole favorisant production qui, depuis leurapparition avec le travail domestique au 19ème siècle, ont été gentiment réservés au "sexe faible" -désignation qui a aussi été utilisée pour la première fois à cette époque, quand le servage industrielplutôt que la subsistance a été défini comme la tâche des femmes. Les "soin" exigés par l'amourperdront leur caractère sexuellement orienté et dans le processus deviendront gérables par l'état.

Sous cette option, le développement international est là pour durer. L'aide technique pourdévelopper le secteur informel à l'étranger reflètera la nouvelle domestication bénévole asexuée deschômeurs à la maison. Les nouveaux experts appuyant les méthodes d'auto-assistancee ou lesconceptions d'éoliennes françaises plutôt qu'allemandes emplissent déjà les aéroports et lesconférences. Le dernier espoir des bureaucraties du développement se trouve dans ledéveloppement des économies fantômes.

Beaucoup des dissidents que j'ai mentionnés adoptent une attitude opposée à tout cela - àl'utilisation des techniques douces pour réduire le domaine vernaculaire et augmenter le contrôleprofessionnel sur les activités du secteur informel. Ces nouvelles avant-gardes conçoivent le progrèstechnique comme un des instruments possibles pour supporter un nouveau type de valeur, nitraditionnel ni industriel, mais à la fois orienté vers la subsistance et rationnellement choisi. Leursvies, avec plus ou moins de succès, expriment un sens critique de la beauté, une expérienceparticulière de plaisir, une vision de la vie unique chérie par un groupe, comprise mais pasnécessairement partagée par le voisin. Ils ont constaté que des outils modernes permettent desubsister sur les activités qui permettent une variété de styles de vie en évolution et soulagent debeaucoup de corvées de la subsistance de l'ancien temps. Ils luttent pour la liberté d'étendre ledomaine vernaculaire de leur vie.

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Des exemples de Travancore au Pays de Galles peuvent bientôt libérer ces majorités qui ont étérécemment captivées par le "modèle de démonstration" moderne de l'enrichissement stupéfiant,dégoûtant et paralysant. Mais deux conditions doivent être respectées. D'abord, le mode de vierésultant d'une nouvelle relation entre les gens et les outils doit être informé par la perception del'homme comme homo habilis et non homo industrialis. Deuxièmement, des styles de vieindépendants des marchandises doivent être ré-élaborées par chaque petite communauté et non êtreimposées. Les communautés vivant par des valeurs principalement vernaculaires n'ont pas grandchose à offrir aux autres à part l'attrait de leur exemple. Mais l'exemple d'une société pauvre quiaugmente la subsistance moderne par le travail vernaculaire devrait être plutôt attirant pour leshommes sans emploi d'une société riche, maintenant condamnés, comme leurs femmes à lareproduction sociale dans une économie fantôme proliférante. La capacité, cependant nonseulement de vivre de nouvelles manières, mais d'insister sur cette liberté exige que nousreconnaissions clairement ce qui distingue la perception d'homo economicus de tous les autres êtreshumains. À cette fin je choisis l'étude de l'histoire comme une voie privilégiée.

Partie 2 : La Guerre Contre La SubsistanceCe qui ne peut pas être fait est tabou; et encore plus ce qui ne peut pas être pensé. L'impensable estun tabou de deuxième ordre. Ibn raconte l'histoire d'un saint Musulman qui serait mort plutôt que demanger du porc; il est effectivement mort de faim, sous le regard de son chien. Le porc auraitsouillé sa foi - manger le chien aurait détruit son image de soi comme homme. Le porc succulent estinterdit; le chien ou l'argile ou les bégonias sont simplement non-alimentaires. Les vieux Mexicains,cependant, appréciaient les trois! Faites attention à vos bégonias si vous avez un paysan mexicainpour le thé.

De même que l'environnement est divisé différemment par chaque société entre l'alimentation, lepoison et ce que l'on ne considère jamais jamais comme digestible, de même les problèmes sontdivisées par nous entre ceux qui sont légitimes, ceux qu'on laisse aux fascistes et ceux que personnene soulève. Toutefois, ces derniers ne sont pas vraiment illégitimes.

Mais si vous les soulevez vous risquez qu'on vous prenne pour un monstre, ou incroyablement vain.La distinction entre les valeurs vernaculaires et industrielles est de cette sorte. Avec cet essai, jeveux ramener cette distinction dans le royaume de la discussion permise.

Depuis 1973, la commémoration annuelle de Yom Kippur nous rappelle la guerre qui a déclenchéles crises de l'énergie. Mais un effet plus durable de cette guerre sera son impact sur la penséeéconomique. Depuis lors les économistes ont commencé à manger du porc, à violer un tabou quiavait été implicite dans l'économie formelle. Ils ajoutent au Produit National Brut des marchandiseset des services pour lesquels aucun salaire n'est payé et auquel aucune étiquette de prix n'estattachée. L'un après l'autre ils révèlent la bonne nouvelle qu'un tiers, la moitié ou même les deux-tiers de toutes les marchandises et services dans les sociétés industrielles avancées est produit àl'extérieur du marché par le travail domestique, l'étude personnelle, les trajets quotidiens, lescourses et d'autres activités bénévoles.

Les économistes peuvent traiter seulement des domaines qu'ils peuvent mesurer. Pour desincursions dans le non-commercialisé, ils ont besoin de nouvelles baguettes. Pour fonctionner là oùl'argent n'est pas la monnaie, les concepts doivent être sui generis. Mais éviter de déchirer leurscience, les nouveaux outils doivent être compatibles avec les anciens. Pigou a défini le prixfantôme comme un tel outil. C'est l'argent nécessaire pour remplacer par un bien ou un servicequelque chose qui est maintenant fait sans paie. L'impayé et, peut-être, même le sans prix devientainsi compatible avec le royaume des marchandises, entre dans un domaine qui peut êtreopérationnalisé, géré et développé bureaucratiquement. Le bénévole devient un élément d'une

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économie fantôme et est associé aux marchandises dans les supermarchés, aux salles de classe etaux cliniques médicales comme l'onde l'est à la particule - les électrons ne sont pas intelligibles àmoins que l'on n'examine les deux théories.

Une analyse détaillée révèle que cette économie fantôme reflète l'économie formelle. Les deuxdomaines sont en synergie, constituant ensemble un tout. L'économie fantôme a développé unegamme complète d'activités parallèles, suivant le royaume brillamment illuminé où le travail, lesprix, les besoins et les marchés ont été de plus en plus gérés quand la production industrielle aaugmenté. Ainsi nous voyons que le travail domestique d'une femme moderne est aussiradicalement nouveau que le travail salarié de son mari; le remplacement de la nourriture préparée àla maison par la livraison de plats préparés est aussi nouveau que la définition de la plupart desbesoins fondamentaux en termes qui correspondent aux productions d'institutions modernes.

Je soutiens ailleurs que la nouvelle compétence de quelques économistes, en leur permettantd'analyser ce secteur d'ombre, est plus qu'une expansion de leur analyse économiqueconventionnelle - c'est la découverte de nouvelles terres qui, comme le marché industriel, n'ontémergé pour la première fois dans l'histoire que pendant les deux derniers siècles. Je ressens de latristesse pour de tels économistes qui ne comprennent pas ce qu'ils font. Leur destin est aussi tristeque celui de Colomb. Avec le compas, la nouvelle caravelle conçue pour suivre la route ouverte parle compas et son propre flair de marin, il fut capable d'aborder une terre inattendue. Mais il mourut,inconscient qu'il avait rencontré par hasard un hémisphère, fermement attaché à la croyance qu'ilavait atteint les Indes.

Dans un monde industriel, le royaume de l'économie fantôme est comparable avec la face cachée dela lune, qu'on explore aussi pour la première fois. Et toute cette réalité industrielle est à son tourcomplémentaire d'un domaine substantiel que j'appelle la réalité vernaculaire, le domaine de lasubsistance.

En termes de l'économie classique du 20e siècle, tant l'économie fantôme que le domainevernaculaire est à l'extérieur du marché, tous deux sont bénévoles. Egalement, tous deux sontgénéralement inclus dans le prétendu secteur informel. Et tous deux sont indistinctement considéréscomme des contributions à la "reproduction sociale." Mais ce qui est le plus déroutant dans l'analyseest le fait que le complément bénévole du travail salarié qui, dans sa structure, est caractéristiquedes seules sociétés industrielles, est souvent compris complètement de travers comme la survivanced'activités de subsistance, qui sont caractéristiques des sociétés vernaculaires et qui peuventcontinuer à exister dans une société industrielle.

Certains changements peuvent maintenant être discernés. La distinction entre l'économie de marchéet son fantôme s'affaiblit. La substitution de marchandises aux activités de subsistance n'est pasnécessairement éprouvée comme un progrès. Des femmes demandent si la consommation injustifiéequi accompagne le travail domestique est un privilège ou si elles sont en réalité forcés à un travaildégradant par les modèles dominants de consommation obligatoire. Des étudiants demandent s'ilssont à l'école pour apprendre ou collaborer à leur propre abrutissement. De plus en plus, la chargede consommer éclipse le soulagement que la consommation promettait. Le choix entre laconsommation à forte intensité de main-d'oeuvre, peut-être moins inhumaine et moins destructive,mieux organisées, et les formes modernes de subsistance est une expérience personnelle pour deplus en plus de gens. Le choix correspond à la différence entre une économie fantôme proliféranteet le rétablissement du domaine vernaculaire. Mais c'est précisément ce choix qui est l'angle mort leplus résistant de l'économie, aussi dégoûtant que le chien ou l'argile. Peut-être le candidat le plusimprobable peut il aider à dissiper un peu de l'obscurité. Je propose d'éclairer cette question par unexamen du discours quotidien. Je procéderai en opposant la nature économique de ce discoursdans la société industrielle et sa contrepartie aux époques préindustrielles. Comme je le montrerai,la distinction trouve son origine dans un événement peu connu qui se produisit à la fin du 15e siècleen Espagne.

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Colomb Trouve Le RossignolTôt le 3 août 1492, Christophe Colomb appareilla de Palos. Le port voisin et beaucoup plusimportant de Cadíz était encombré cette année là - c'était le port par où les Juifs avaient permissionde partir. Grenade avait été reconquise et le service des juifs n'était plus nécessaire pour lutter contrel'Islam. Colomb mit le cap vers Cipango, le nom de Cathay (la Chine) pendant le court règne deTamerlan, qui était mort depuis longtemps. Il avait calculé le degré de circonférence de la terrecomme équivalant à quarante-cinq milles. Cela aurait placé l'Asie Orientale 2,400 milles à l'ouestdes Canaries, quelque part près des Antilles dans la Mer des Sargasses. Il avait réduit l'océan à lerayon d'action des navires qu'il pouvait commander. Colomb avait à bord un interprète arabe pourlui permettre de parler au grand Khan. Il avait l'intention de découvrir un itinéraire, non unenouvelle terre, ni un nouvel hémisphère.

Son projet, cependant, était tout à fait déraisonnable. Aucun homme cultivé ddu début de laRenaissance ne doutait que la terre soit un globe - certains croyant qu'il reposait au centre del'univers et d'autres qu'il tourbillonnait dans sa sphère. Mais jamais depuis Eratosthène quelqu'unn'avait sous-estimé sa taille autant que Colomb. En 255, Eratosthène de Cyrène mesura la distancedepuis la grande bibliothèque qu'il dirigeait à Alexandrie jusqu'à Syène (maintenant le site dubarrage d'Assouan) comme étant de 500 milles. Il mesura la distance en utilisant le pasremarquablement stable d'une caravane de chameaux du lever au coucher du soleil comme sa"mesure". Il avait observé que le jour du solstice d'été, les rayons du soleil tombaient verticalementà Syène et à sept degrés de la verticale à Alexandrie. A partir de cela il calcula la circonférence de laterre à environ 5 pour cent de sa dimension réelle.

Quand Colomb chercha le soutien d'Isabelle pour son entreprise, elle demanda à Talavera, le sage,d'évaluer sa faisabilité. Une commission d'experts estima que le projet de-l'Occident-à-l'Orientmanquait d'une base sérieuse. Les autorités cultivées jugèrent son but incertain ou impossible. Levoyage proposé nécessiterait trois ans; il était douteux que même le modèle le plus récent de bateau,la caravelle - conçu pour les explorations lointaines - puisse jamais revenir. Les océans n'étaient niaussi petits, ni aussi navigables que Colomb le supposait. Et il était difficilement plausible que Dieuait permis à quelque terre inhabitée de réelle valeur d'être caché à son peuple pendant tant desiècles. Initialement, donc, la reine rejeta Colomb; la raison et l'expertise bureaucratique lasoutenaient. Plus tard, influencée par des zèlés moines Franciscains, elle revint sur sa décision etsigna ses "stipulations" à Colomb. Elle, qui avait chassé l'Islam de l'Europe, ne pouvait pas refuserson Amiral qui voulait planter la Croix au-delà des Mers Océanes. Et, comme nous le verrons, ladécision de la conquête coloniale outre-mer impliquait le défi d'une nouvelle guerre domestique -l'invasion du domaine vernaculaire de son propre peuple, l'ouverture d'une guerre de cinq sièclescontre la subsistance vernaculaire, dont nous commençons maintenant à comprendre les ravages.

Pendant cinq semaines Colomb navigua sur des eaux bien connues. Il fit escale aux Canaries pourréparer le gouvernail de la Pinta, remplacer la voile latine de la Niña et poursuivre une affairemystérieuse avec Dona Beatriz de Peraza. C'est seulement le 10 septembre, à deux jours desCanaries, qu'il atteignit les alizés, auxquels il se fia et qui le menèrent rapidement à travers l'océan.En octobre, il rencontra une terre à laquelle ni lui ni les conseillers de la reine ne s'étaient attendus.Dans son journal à la page du 13 octobre 1492, il décrivit bellement la chanson du rossignol quil'accueillit à Saint Domingue, bien que des oiseaux de cette espèce n'y aient jamais vécu. Colombétait et resta gran marinero y médiocre cosmógrafo. Jusqu'à la fin de sa vie il était toujoursconvaincu d'avoir trouvé ce qu'il avait cherché - un rossignol espagnol sur les rivages de la Chine.

Nebrija Construit L'Artefact : 18 Août 1492Je vais maintenant me déplacer de ce qui est raisonnablement bien connu à à ce qui estdéraisonnablement négligé - de Colomb, immédiatement associé à 1492, à Elio Antonio de Nebrija,presque oubliée à l'extérieur de l'Espagne. Pendant que Colomb croisait vers le sud-ouest par des

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eaux portugaises et des ports reconnaissables, en Espagne l'ingénierie fondamentale d'une nouvelleréalité sociale était proposée à la reine. Tandis que Colomb naviguait vers des pays étrangers à larecherche du familier - or, sujets, rossignols - en Espagne Nebrija préconisait la réduction des sujetsde la reine à un type entièrement nouveau de dépendance. Il lui présente une nouvelle arme, lagrammaire, faite pour être maniée par une nouvelle sorte de mercenaire, le letrado.

J'ai été profondément ému quand j'ai senti la Gramatica Castellana de Nebrija dans mes mains - unvolume in-quarto de cinq signatures écrites en lettres gothiques. L'épigraphe est imprimée en rougeet une page vierge précède l'Introduction :

A la muy alta e assi esclarecida princesa dona Isabela la tercera deste nombre Reina i senoranatural de espana e las islas de nuestro mar. Comienza la gramática que nuevamenta hizo elmaestro Antonio de Nebrixa sobre la lengua castellana, e pone primero el prólogo. Léelo en buenahora.

Le Conquérant de Grenade reçoit une pétition, semblable à beaucoup d'autres. Mais à la différencede la requête de Colomb, qui voulait les ressources pour établir une nouvelle route vers la Chine deMarco Polo, celle de Nebrija recommande vivement à la reine d'envahir un nouveau domaine à lamaison. Il offre à Isabelle un outil pour coloniser le langage parlé par ses propres sujets; il veutqu'elle remplace le discours populaire par l'imposition de la lengua de la reine - son langage, salangue.

L'Empire A Besoin Du "Langage" Comme ConsortJe traduirai et commenterai les sections de l'introduction de six pages de la grammaire de Nebrija.Souvenez-vous, alors, que l'achevé d'imprimé du Gramática Castellana note qu'elle est sortie de lapresse à Salamanque le 18 août, juste quinze jours après que Colomb ait appareillé.

Mon lllustre Reine. Chaque fois que je médite sur les témoignages du passé qui ont été préservéspar écrit, je suis contraint à la même conclusion. La langue a toujours été le consort de l'empire etrestera pour toujours son époux. Ensemble ils surgissent, ensemble ils grandissent et fleurissent etensemble ils déclinent.

Pour comprendre ce que la lengua, la "langue", signifié pour Nebrija, il est nécessaire de savoir quiil était. Antonio Martinez de la Cala, un converso, le descendant de juifs convertis, avait décidé àdix-neuf ans que le latin, au moins sur la Péninsule Ibérique, était devenu si corrompu que l'onpouvait dire qu'il était mort de négligence. Ainsi l'Espagne était laissée sans une langue (Unalengua) digne de ce nom. Les langues de l'Ecriture Sainte - le grec, le latin, l'hébreu - étaientclairement d'une nature différentes du parler populaire. Nebrija se rendit alors en Italie où, à sonavis, le latin était le moins corrompu. Quand il rentra en Espagne, son contemporain Herñan Nunezécrivit que c'était comme Orphée ramenant Euridice des Enfers. Pendant les vingt ans qui suivirent,Nebrija se consacra au renouveau de la grammaire et de la rhétorique classiques. Le premier livrecomplet imprimé à Salamanque fut sa grammaire latine (1482).

Quand il atteignit la quarantaine et commença à vieillir - comme il l'écrit - il découvrit qu'il pouvaitfabriquer une langue à partir des formes vocales qu'il rencontrait quotidiennement en Espagne -construire, synthétiser chimiquement, une langue. Il écrivit alors sa grammaire espagnole, lapremière de toutes les langues européennes modernes. Le converso utilise sa formation classiquepour étendre la catégorie juridique de consuetudo hispaniae au royaume des langues. Partout dansla Péninsule Ibérique, des foules parlant des langues diverses se réunissent en pogroms contrel'étranger juif au moment même où le converso cosmopolite offre ses services à la Couronne - lacréation d'un langage unique utilisable partout où l'épée pourrait le porter.

Nebrija créa deux livres de règles, tous deux au service du régime de la reine. D'abord, il a écrit unegrammaire. Bien sûr les grammaires n'étaient pas nouvelles. La plus parfait d'entre elles, inconnuede Nebrija, avait déjà deux mille ans - la grammaire de Panini du Sanscrit. C'était une tentative de

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description d'une langue morte, à apprendre seulement à quelques-uns. C'est le but poursuivi par lesgrammairiens du Prakrit en Inde et les grammairiens du Latin ou du Grec en Occident. Le travail deNebrija, cependant, était écrit comme un outil pour la conquête à l'étranger et une arme poursupprimer le discours spontanée à la maison.

Tandis qu'il travaillait à sa grammaire, Nebrija écrivit aussi un dictionnaire qui, à ce jour, reste laseule meilleure source sur le Vieil Espagnol. Les deux tentatives faites à notre époque pour leremplacer ont toutes deux échoué. Le Tesauro Lexicográfico de Gili Gaya, commencé en 1947,sombra à la lettre E et R.S. Boggs (Ebauche de Dictionnaire d'Espagnol Médiéval) reste, depuis1946, un projet souvent copié. Le dictionnaire de Nebrija est apparu l'année après sa grammaire etcontenait déjà l'évidence du Nouveau Monde - le premier américanisme, canoa (le canoë), apparut.

Le Castillan Traverse Sa Petite enfanceNotez maintenant ce que Nebrija pense du Castillan.

Le Castillan traversa sa petite enfance au temps des juges ... il a cru en force sous Alphonse leSavant. C'est lui qui rassembla les livres de loi et d'histoire en grec et en latin et les a faits traduire.

En effet, Alphonse X (1221 - 1284) fut le premier monarque européen à utiliser la langue vulgaireou vernaculaire des scribes comme sa langue de chancellerie. Son intention était de démontrer qu'iln'était pas un des rois latins. Comme un calife, il ordonna à ses courtisans d'entreprendre despèlerinages à travers les livres Musulmans et Chrétiens et de les transformer en trésors qui, par leurlangage même, seraient un héritage de valeur à laisser à son royaume. Incidemment, la plupart deses traducteurs étaient des Juifs de Tolède. Et ces Juifs - dont la langue était le Vieux Castillan -préférèrent traduire les langues orientales en vernaculaire plutôt qu'en latin, la langue sacrée del'Église.

Nebrija fait remarquer à la reine qu'Alphonse avait laissé de solides témoignages du Vieil Espagnol;de plus, il avait travaillé vers la transformation du parler vernaculaire en une langue convenable parson utilisation pour faire des lois, enregistrer l'histoire et traduire les classiques.

Il continue :

Notre langue que voici a suivi nos soldats que nous avons envoyé à l'étranger pour régner. Elle s'estétendue à l'Aragon, à la Navarre, même en Italie ... les miettes éparpillées de l'Espagne furent ainsirassemblées et jointes en un royaume unique.

Nebrija rappelle ici à la reine le nouveau pacte possible entre l'épée et le livre. Il propose unealliance entre deux sphères, toutes deux au sein du royaume séculaire de la Couronne, une alliancedistincte du pacte médiéval entre l'Empereur et le Pape, qui avait été une alliance rapprochant leséculaire et le sacré. Il propose un pacte, non de l'épée et la robe - chaque souverain dans sa sphèrepropre - mais de l'épée et l'expertise, englobant le moteur de la conquête à l'étranger et un systèmede contrôle scientifique de la diversité dans le royaume entier. Et il sait parfaitement à qui ils'adresse : la femme de Ferdinand d'Aragon, une femme qu'il a déjà louée comme le plus éclairé detous les hommes (sic). Il est conscient qu'elle lit Cicéron, Sénèque et Tite-Live dans l'original pourson propre plaisir; et qu'elle possède une sensibilité qui unit le physique et le spirituel dans cequ'elle-même appelait le "bon goût." En vérité, les historiens assurent qu'elle est la première àutiliser cette expression. Avec Ferdinand, elle essayait de donner forme à la Castille chaotique dontils avaient hérité; ensemble ils créaient les institutions de gouvernement de la Renaissance, desinstitutions aptes à la fabrication d'un état moderne, et pourtant, quelque chose de mieux qu'unenation de juristes. Nebrija appelle à leurs esprits un concept qui, jusqu'à ce jour, est puissant enespagnol - armas y letras. Il parle du mariage de l'empire et de la langue, s'adressant au souverainqui venait juste - et pour un temps douloureusement court - de confisquer à l'Église l'Inquisition,pour l'utiliser comme un instrument séculaire du pouvoir royal. La monarchie l'a utilisé pour gagnerle contrôle économique des grands d'Espagne et remplacer les nobles par les letrados de Nebrija

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dans les conseils de direction du royaume. C'était la monarchie qui a transformé les antiques corpsconsultatifs en organisations bureaucratiques de fonctionnaires, institutions adaptées seulement àl'exécution des politiques royales. Ces secrétariats ou ministères "d'experts", sous le cérémonial decour des Habsbourg, se virent ensuite assigné un rôle rituel dans les cortèges et les réceptionsincomparable avec une autre bureaucratie laïque depuis l'époque de Byzance.

Le Langage A Maintenant Besoin de TuteursTrès astucieusement, l'argument de Nebrija rappelle à la reine qu'une nouvelle union d'armas yletras, complémentaire de celle de l'église et l'état, était essentielle pour rassembler et joindre lespièces dispersées de l'Espagne en un royaume absolu unique.

Ce corps unifié et souverain aura une telle forme et cohésion interne que les siècles serontincapables de le défaire. Maintenant que l'Église a été épurée et que nous sommes ainsi réconciliésavec Dieu [pense-t-il au travail de Torquemada, son contemporain ?], maintenant que les ennemisde la Foi ont été soumis par nos armes [il se réfère à l'apogée de la Reconquista], maintenant quedes lois justes sont mises en application, nous permettant à tous de vivre comme des égaux [pensantpeut-être aux Hermandades], que reste-t-il d'autre, sinon la floraison des arts paisibles. Et parmi lesarts, les premiers d'entre tous sont ceux du langage, qui nous distinguent des animaux sauvages; lelangage, qui est la distinction unique de l'homme, le moyen pour cette sorte de compréhension quine peut être surpassée que par la contemplation.

Ici, nous entendons distinctement l'appel de l'humaniste au prince, lui demandant de défendre leroyaume des Chrétiens civilisés contre le domaine des sauvages. "L'incapacité du sauvage à parlerfait partie du Mythe de l'Homme Sauvage chaque fois que nous le rencontrons pendant le moyenâge ....... dans un monde moralement ordonné, être sauvage c'est être incohérent muet ... coupable etmaudit." Autrefois, le païen devait être conduit dans le sein de l'Eglise par le baptême; dorénavant,par le langage. Le langage a maintenant besoin de tuteurs.

Un Langage Imprécis Et Sans RèglesNebrija souligne alors :

Jusqu'ici, notre langue que voici est restée approximative et incontrôlée et, donc, en à peinequelques siècles cette langue a changé jusqu'à en être méconnaissable. Si nous devions comparer ceque nous parlons aujourd'hui avec la langue parlé il y a cinq cents ans, nous remarquerions unedifférence et une diversité qui ne pourraient pas être plus grande si c'étaient deux languesétrangères.

Nebrija décrit l'évolution et l'extension des langues vernaculaires, de la lengua vulgar, dans letemps. Il se réfère au parler spontané de Castille - différent de celui d'Aragon et Navarre, régions oùles soldats avaient récemment introduit le Castillan - mais un parler également différente duCastillan antique dans lequel les moines d'Alphonse et les Juifs avaient traduit les classiques grecs àpartir de leurs versions arabes. Au quinzième siècle les gens ressentaient et vivaient leurs languesautrement que nous ne le faisons aujourd'hui. L'étude de la langue de Colomb faite par MenendezPidal nous aide à le comprendre. Colomb, à l'origine un marchand de tissu de Gênes, avait commepremière langue le Gênois, un dialecte qui n'est toujours pas standardisé aujourd'hui. Il a appris àécrire les lettres d'affaires en latin, bien qu'une variété barbare. Après son naufrage au Portugal, il aépousé une portugaise et a probablement oublié la plus grande part de son italien. Il parlait, mais n'ajamais écrit un mot de portugais. Pendant ses neuf ans à Lisbonne, il se mit à écrire en espagnol.Mais il n'a jamais utilisé son esprit brillant pour bien apprendre l'espagnol et l'a toujours écrit dansun style hybride, rappelant le portugais. Son espagnol n'est pas Castillan, mais est riche en motssimples pris partout dans la péninsule. Malgré quelques monstres syntactiques, il manipule cette

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langue d'une façon vive, expressive et précise. Colomb, donc, écrivait en deux langues qu'il neparlait pas et en parlait plusieurs. Rien de cela ne semble avoir été problématique pour sescontemporains. Cependant, il est aussi vrai qu'aucune de celles-ci n'étaient des langues aux yeux deNebrija.

Le Discours Libre Et Non Contrôlé Trouve Un Nouvel AlliéDans L'ImprimerieEn continuant à développer sa pétition, il présente l'élément crucial de son argument : la lenguasuelta y fuera de regla, le discours libre et non contrôlé dans lequel les gens vivent vraiment et quigère leurs vies, est devenu un défi à la Couronne. Il interprète maintenant un fait historique nonproblématique comme un problème pour les architectes d'une nouvelle sorte de régime - l'étatmoderne.

Votre Majesté, il a été mon désir constant de voir notre nation devenir grande et de donner auxhommes de ma langue des livres dignes de leur loisir. Actuellement, ils gaspillent leur temps sur desromans et des histoires fantaisistes pleines de mensonge.

Nebrija propose de régulariser le langage pour supprimer le temps gaspillé par les gens à deslectures frivoles, "quando la emprenta aun no informaba la lengua de los libros". Et Nebrija n'estpas la seule personne de la fin du quinzième siècle inquiet de la "perte" du temps de loisir renduepossible par les inventions du papier et des caractères mobiles. Ignace de Loyola, vingt-neuf ansplus tard, en convalescence à Pampelune de sa jambe fracassée par un boulet de canon, en vint àcroire qu'il avait désastreusement gaspillé sa jeunesse. À trente ans, il jugeait sa vie passée commeremplie des "vanités du monde", dont le loisir avait inclus la lecture d'inepties vernaculaires.

... Et Doit Être RépriméNebrija plaide pour standardiser une langue vivante pour le bénéfice de sa forme imprimée. Cetargument est aussi utilisé de notre temps, mais son but est maintenant différent. Nos contemporainscroient qu'une langue standardisée est une condition nécessaire pour apprendre aux gens à lire,indispensable pour la distribution de livres imprimés. L'argument en 1492 est l'opposé : Nebrija esttroublé parce que les gens qui parlent dans des douzaines de langues vernaculaires distinctes sontdevenus les victimes d'une épidémie de lecture. Ils gaspillent leurs loisirs, gâchant leur temps surdes livres qui circulent à l'extérieur de tout contrôle bureaucratique possible. Un manuscrit était siprécieux et rare que les autorités pouvaient souvent supprimer le travail d'un auteur en saisissantlittéralement toutes les copies. Les manuscrits pouvaient parfois être extirpés par les racines. Pas leslivres. Même avec les petites éditions de deux cents à moins de mille copies - typiques de lapremière génération de l'imprimerie - il n'aurait jamais été possible de confisquer un tirage entier.Les livres imprimés commandèrent l'exercice de la censure par un Index des Livres Interdits. Leslivres pouvaient seulement être proscrits, non détruits. Mais la proposition de Nebrija est apparueplus de cinquante ans avant que l'Index n'ait été publié en 1559. Et il souhaite prendre le contrôledu mot imprimé à un niveau beaucoup plus profond que que l'Église ne l'a essayé plus tard par laproscription. Il veut remplacer le vernaculaire du peuple par la langue du grammairien. L'humanistepropose la standardisation du langage familier pour supprimer la nouvelle technique d'impressiondu domaine vernaculaire - pour empêcher les gens d'imprimer et de lire dans les diverses languesque, jusqu'alors, ils avaient seulement parlées. Par ce monopole sur une langue officielle etenseignée, il propose de supprimer la lecture vernaculaire sauvage, non enseignée.

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Le Vernaculaire Allié À L'Imprimerie Menacerait l'ÉtatNationPour saisir la pleine signification de l'argument de Nebrija - l'argument selon lequel l'éducationobligatoire dans une langue nationale standardisée est nécessaire pour que les gens arrêtent lalecture dévergondée qui leur donne un plaisir facile - il faut se rappeler le statut de l'imprimerie àcette époque. Nebrija était né avant l'apparition des caractères mobiles. Il avait treize ans quand lapremière presse mobile est entrée en utilisation. Sa vie consciente d'adulte coïncide avec lesIncunables. Quand l'imprimerie était en sa vingt-cinquième année, il publia sa grammaire latine;quand elle était en sa trente-cinquième année, sa grammaire espagnole. Nebrija pouvait se souvenirdu temps avant l'imprimerie, comme je peux me souvenir du temps avant la télévision. Le texte deNebrija, que je commente, fut par coïncidence publié l'année où Thomas Caxton est mort. Et letravail de Caxton lui-même nous aide à mieux comprendre le livre vernaculaire.

Thomas Caxton était un marchand de tissu anglais vivant aux Pays-Bas. Il se mit à la traduction etensuite se forma lui-même à l'imprimerie. Après la publication de quelques livres en anglais, iltransporta sa presse en Angleterre en 1476. Quand il mourut (1491), il avait publié quarantetraductions en anglais et presque tout ce qui était disponible dans la littérature vernaculaire anglaise,avec l'exception notable du Piers Plowman de William Langland. Je me suis souvent demandé s'ilavait laissé ce travail important hors de sa liste à cause du danger qu'il pouvait présenter pour un deses best sellers - The Art and Crafte to Knowe Well to Dye. Ce volume de sa Westminster Pressappartient à la première génération de livres d'auto-assistance. Tout ce qui pouvait former unesociété bien cultivée et aux bonnes manières, tout ce qui pouvait mmener à un comportement douxet dévot, fut rassemblé dans de petits in-folios et in-quartos en jolis caractères Gothiques - desinstructions sur n'importe quoi, de manipuler un couteau à conduire une conversation, de l'art depleurer à l'art de jouer aux échecs à celui de mourir. Avant 1500, non moins de 100 éditions de cedernier livre sont connues. C'est un manuel d'autodidaxie, qui montre comment se préparer à mouriravec dignité et sans l'intervention du médecin ou du clergé.

Quatre catégories de livres sont d'abord apparues en langues populaires : littérature vernaculaire ouindigène; traductions du français et du latin; livres de dévotion; et déjà il y avait les manuels"comment le faire vous-même" qui rendaient les enseignants inutiles. Les livres imprimés en latinétaient d'un type différent, comprenant des manuels, des rituels et des corpus de lois - livres réservésau service des ecclésiastiques et des enseignants professionnels. Dès le tout début, les livresimprimés étaient de deux sortes : ceux que les lecteurs choisissaient indépendamment pour leurplaisir et ceux qui étaient professionnellement prescrits pour le bien même du lecteur. On estimequ'avant 1500, plus de mille sept cents presses dans presque trois cents villes européennes avaientproduit un ou plusieurs livres. Presque quarante mille éditions furent publiées pendant le quinzièmesiècle, totalisant entre quinze et vingt millions de copies. Environ un tiers de celles-ci furentpubliées dans les diverses langues vernaculaires de l'Europe. Cette part des livres imprimés est lasource de la préoccupation de Nebrija.

Les Livres Seront Dorénavant Vus Et Non EntendusPour mieux apprécier son inquiétude à propos de la liberté de lire, il faut se souvenir qu'en sontemps la lecture n'était pas silencieuse. La lecture silencieuse est une invention récente. Augustinétait déjà un grand auteur et Évêque d'Hippone quand il constata que c'était faisable. Dans sesConfessions il décrit la découverte. Pendant la nuit, la charité lui interdisait de déranger sescamarades moines par le bruit qu'il faisait en lisant. Mais la curiosité le poussait à prendre un livre.Ainsi, il apprit à lire en silence, un art qu'il avait observé chez un seul homme, son maître,Ambroise de Milan. Ambroise pratiquait l'art de la lecture silencieuse parce qu'autrement les gens seseraient rassemblés autour de lui et l'auraient interrompu par leurs questions sur le texte. La lectureà voix haute était le lien entre l'étude classique et la culture populaire.

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La lecture habituelle à voix haute produit des effets sociaux. C'est une façon extraordinairementefficace d'en enseigner l'art à ceux qui regardent par dessus l'épaule du lecteur; plutôt qu'être limitéeà une forme sublime ou sublimée d'auto-satisfaction, elle promeut des relations communautaires;elle conduit activement à la digestion commune et au commentaire des passages lus. Dans la plupartdes langues de l'Inde, le verbe qui signifie "lire" a un sens proche de "sonner". Le même verbe faitparler le livre et la vina. Lire et jouer d'un instrument de musique sont perçu comme des activitésparallèles. La définition actuelle, simplette, internationalement acceptée d'illettrisme obscurcit uneapproche alternative du livre, de l'imprimerie et de la lecture. Si la lecture était conçueprincipalement comme une activité sociale comme, par exemple, la compétence à jouer de laguitare, moins de lecteurs pourraient signifier un accès beaucoup plus large aux livres et lalittérature.

Lire à haute voix était commun en Europe avant le temps de Nebrija. L'imprimerie multipliait etétendait les occasions de cette lecture infectieuse d'une façon épidémique. De plus, la frontière entrelettré et illettré différait de ce que nous reconnaissons maintenant. Un lettré était quelqu'un à qui onavait appris le latin. La grande masse des gens, très compétente dans la littérature vernaculaire de sarégion, selon le cas ne savait ni lire ni écrire, l'avait appris tout seul, avait été instruit commecomptable, avait quitté le clergé ou, même si elle le connaissait, utilisait à peine le latin. C'était vraides pauvres et de beaucoup de nobles, particulièrement les femmes. Et nous oublions parfois quemême aujourd'hui les riches, beaucoup d'entre eux de professions libérales, et les bureaucrates dehaut niveau se font faire par leurs assistants un résumé oral des documents et de l'information,tandis qu'ils demandent à des secrétaires d'écrire ce qu'ils dictent.

Pour la reine, l'entreprise proposée par Nebrija a du paraître encore plus improbable que le projet deColomb. Mais, en fin de compte, elle s'est avéré être plus fondamentale que le Nouveau Mondepour l'essor de l'Empire des Habsbourg. Nebrija a clairement montré le chemin pour empêcher ledéveloppement libre et anarchique de la technique d'imprimerie et comment exactement latransformer en l'instrument de contrôle bureaucratique de l'état national en évolution.

Au Service De La Reine, Le Castillan Synthétique RemplaceraLe Langage PopulaireAujourd'hui, nous agissons généralement en supposant que les livres ne pourraient pas êtreimprimés et ne seraient pas lus en quantité significative s'ils étaient écrits en langue vernaculairelibre des contraintes d'une grammaire officielle. De la même façon, nous supposons que les gens nepourraient pas apprendre à lire et écrire dans leur propre langue à moins qu'on ne le leur enseigne dela même manière qu'on enseignait traditionnellement le latin aux étudiants. Écoutons de nouveauNebrija.

Au moyen de ma grammaire, ils apprendront le Castillan artificiel, ce qui n'est pas difficile à faire,puisqu'il est construit sur la base d'une langue qu'ils connaissent; et, alors, le latin viendrafacilement …

Nebrija considère déjà le vernaculaire comme une matière première à partir de laquelle son artCastillan peut être produit, une ressource à exploiter, pas différent du pernambouc et des meubleshumains qui, conclut tristement Colomb, étaient les seules ressources de valeur ou d'importance àCuba.

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Le Langage Nourri Par Les Racines Est Remplacé Par LaLangue Dispensée Par La CouronneNebrija ne cherche pas à enseigner la grammaire pour que les gens apprennent à lire. Au contraire ilimplore Isabelle de lui donner le pouvoir et l'autorité d'arrêter la diffusion anarchique de la lecturepar l'utilisation de sa grammaire.

Actuellement, ils gaspillent leur loisir sur des romans et des histoires fantaisistes pleines demensonge. J'ai décidé, en conséquence, que ma tâche la plus urgente est de transformer le parlerCastillan en un artefact pour que tout ce qui sera dorénavant écrit en ce langage puisse être d'uneseule teneur correcte.

Nebrija expose franchement ce qu'il veut faire et fournit même le plan de son incroyable projet. Iltransforme délibérément le compagnon de l'empire en son esclave. Ici le premier expert en langagemoderne conseille la Couronne sur la façon de faire, à partir de la parole et des vies d'un peuple, desoutils qui conviennent à l'état et à ses buts. La grammaire de Nebrija est conçue par lui comme unpilier de l'état-nation. Par elle, l'état est vu, depuis son tout début, comme une agence agressivementproductive.

Le nouvel état prend aux gens les mots par lesquels ils vivent et les transforme en un langagestandardisé que dorénavant ils sont contraints d'utiliser, chacun au niveau d'éducation qui luia été institutionnellement attribué. Dorénavant, les gens devront compter sur le langage qu'ilsreçoivent d'en haut, plutôt que développer une langue en commun l'un avec l'autre. Le basculementdu vernaculaire à une langue maternelle officiellement enseignée est peut-être l'événement le plussignificatif - et, donc, le moins étudié - dans l'avènement d'une société intensivement marchande.

Le changement radical de la langue vernaculaire à l'enseignée présage le basculement du seinau biberon, de la subsistance à l'aide sociale, de la production pour l'utilisation à laproduction pour le marché, d'attentes divisées entre l'état et l'église à un monde où l'Église estmarginale, la religion est privatisée et l'état assume les fonctions maternelles jusqu'icirevendiquées seulement par l'Église. Autrefois, il n'y avait eu aucun salut à l'extérieur de l'Église;maintenant, il n'y aurait aucune lecture, aucune écriture - si possible, aucune parole - à l'extérieur dela sphère éducative. Les gens devraient être renés de la matrice du monarque et être nourris à sonsein. Tant le citoyen de l'état moderne que son langage fourni par l'état apparaît pour la premièrefois - tous deux sont sans précédent où que ce soit dans l'histoire.

Le Giron de L'Alma MaterMais la dépendance à une institution bureaucratique formelle pour que chaque individu obtienne unservice qui est aussi nécessaire à la subsistance humaine que le lait maternel, bien que radicalementnouvelle et sans parallèle à l'extérieur de l'Europe, n'était pas une rupture avec le passé de l'Europe.Au contraire c'était une étape logique en avant - un processus d'abord légitimé dans l'ÉgliseChrétienne devenue une fonction temporelle acceptée et attendue de l'état laïc. La maternitéinstitutionnelle a une histoire unique à l'Europe depuis le troisième siècle. En ce sens, il estparfaitement vrai que l'Europe est l'Église et l'Église est l'Europe. Nebrija et l'éducation universelledans l'état moderne ne peuvent être compris sans une connaissance approfondie de l'Église, dans lamesure où cette institution est représentée comme une mère.

Depuis ses tous premiers jours, l'Église est appelée "mère". Marcion le Gnostique utilise cettedésignation en 144. Au début, la communauté des fidèles est supposée être une mère pour lesnouveaux membres que la communion, c'est-à-dire le fait de célébrer la communauté, engendre.Bientôt, cependant, l'Église devient une mère à l'extérieur du sein de laquelle il est à peineconcevable d'être considéré humain ou d'être vivant. Mais peu de recherches ont été faites sur lesorigines de l'auto-identification de l'Église à la mère. On peut souvent trouver des commentaires sur

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le rôle des déesses mères dans les diverses religions dispersées à travers l'Empire romain à l'époqueoù le Christianisme a commencé à s'étendre. Mais il reste à remarquer et étudier le fait qu'aucunecommunauté antérieure n'avait jamais été appelée mère. Nous savons que l'image de l'Église commela mère vient de la Syrie et qu'elle a fleuri au troisième siècle en Afrique du Nord. Sur une bellemosaïque près de Tripoli, où le titre est exprimée pour la première fois, tant la communautéinvisible que le bâtiment visible sont représentés comme la mère. Et Rome est le dernièr endroit oùla métaphore est appliquée à l'Église. La personnification féminine d'une institution ne correspondpas au style romain; l'idée n'est abordée pour la première fois qu'à la fin du quatrième siècle dans unpoême du Pape Damase.

Cette ancienne notion Chrétienne de l'Église comme mère n'a aucun précédent historique. Aucuneinfluence directe gnostique ou païenne, ni aucun rapport direct que ce soit au culte romain de lamère n'ont jusqu'à présent été prouvés. La description de la maternité de l'Église est, cependant, toutà fait explicite. L'Église conçoit, porte et donne naissance à ses fils et filles. Elle peut faire unefausse couche. Elle élève ses enfants dans son sein pour les nourrir du lait de la foi. Dans cettepremière période, le trait institutionnel est clairement présent, mais l'autorité maternelle exercée parl'Église à travers ses évêques et le traitement rituel du bâtiment Église comme une entité fémininesont toujours équilibrées par l'insistance sur la qualité maternelle de l'amour de Dieu et de l'amourmutuel de Ses enfants dans le baptême. Plus tard, l'image de l'Église comme un prototype de lamère autoritaire et possessive devient dominante au Moyen Âge. Les papes insistent alors sur unecompréhension de l'Église comme Mater, Magistra et Domina - mère, éducatrice autorisée,souveraine. Ainsi Grégoire VII (1073-1085) la nomme-t-elle dans la lutte contre l'empereur HenryIV.

L'introduction de Nebrija est adressée à l'intention d'une reine de bâtir un État moderne. Et sonargument implique que, institutionnellement, l'État doit maintenant assumer les fonctionsuniversellement maternelles revendiquées jusque là seulement par l'Église. Educatio, commefonction d'abord institutionnalisée au sein de l'Église Mère, devient une fonction de la Couronnedans le processus de formation de l'État moderne.

Educatio prolis est un terme qui en grammaire latine appelle un sujet féminin. Il désigne lenourrissage et l'éducation dans lesquels les mères s'engagent, qu'elles soient chienne, truie, oufemme. Chez les humains seules les femmes éduquent. Et elles éduquent seulement des enfants, cequi étymologiquement signifie ceux qui sont encore sans parole. Eduquer n'a étymologiquementrien à voir avec "faire accoucher" comme le folklore pédagogique le prétend. Pestalozzi aurait dûtenir compte de Cicéron : educit obstetrix - educat nutrix : la sage-femme fait accoucher - lanourrice nourrit, parce que les hommes ne font ni l'un ni l'autre en latin. Ils s'engagent dansdocentia (l'enseignement) et instructio (l'instruction). Les premiers hommes qui se sont attribué desfonctions éducatives étaient les premiers évêques qui ont mené leurs troupeaux aux Alma ubera (lesseins débordant de lait) de la Mère Église desquels ils ne devaient jamais être sevrés. C'estpourquoi, comme leurs successeurs laïcs, ils appellent les fidè alumni - ce qui signifie nourrissonsou têteurs, et rien d'autre. C'est ce transfert des fonctions féminines aux sphères institutionnellesspécialisées dirigées par des clergés que Nebrija a aidés à provoquer. Dans ce processus l'état aacquis la fonction de de fournisseur aux multiples mamelles de différentes formes de nourriture,chacune correspondant à un besoin fondamental distinct et chacun gardé et géré par le clergé,toujours mâle dans les sommets de la hiérarchie.

Le Contrôle Bureaucratique Comme Pierre De SagesseEn réalité, quand Nebrija propose de transformer le Castillan en un artefact, aussi nécessaire pourles sujets de la reine que la foi pour le Chrétien, il fait appel à la tradition hermétique. Dans lalangue de son temps, les deux mots qu'il utilise - reducir et artificio ont une signification tantordinaire que technique. Dans le dernier cas, ils appartiennent à un langage alchimique.

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Selon le propre dictionnaire de Nebrija, reducir en espagnol du quinzième siècle signifie"transformer", "amener à l'obéissance," et "civiliser." C'est dans ce dernier sens, que les Jésuites ontcompris plus tard les Reducciones de Paraguay. Par ailleurs, reductio - pendant les quinzièmes etseizièmes siècles - désigne une des sept étapes par lesquelles les éléments ordinaires de la naturesont transmutés dans la pierre philosophale, dans la panacée qui, par contact, transforme tout en or.Ici, reductio désigne le quatrième des sept degrés de sublimation. Il désigne le test crucial que doitsubir la matière grise pour être promu du premier au deuxième degré d'illumination. Dans les quatrepremiers degrés, la nature brute est successivement liquéfiée, épurée et évaporé. Au quatrièmedegré, celui de la reductio, elle est nourrie du lait philosophal. Si elle sympathise avec cettesubstance, ce qui arrivera seulement si les trois premiers processus ont complètement éliminé sanature indisciplinée et grossière, le chrysosperme, le sperme d'or caché dans sa profondeur, peut êtremis en avant. C'est l'educatio. Pendant les trois étapes suivantes, l'alchimiste peut coaguler sonalumnus - la substance qu'il a alimentée de son lait - dans la pierre philosophale.

Le langage précis utilisé ici est un peu postérieur à Nebrija. Il est tiré presque littéralement deParacelse, un autre homme né à moins d'un an de la publication de la Gramatica Castellana.

L'Expert Dont A Besoin La CouronneRevenons maintenant au texte. Nebrija développe son argument :

J'ai décidé de transformer le Castillan en un artefact pour que tout ce qui sera dorénavant écrit en celangage soit d'une seule teneur correcte, une création qui peut survivre au temps. Le grec et le latinont été gouvernés par l'art et ainsi ont conservé leur uniformité à travers les âges. À moins qu'il n'ensoit fait de même pour notre langue, c'est en vain que les chroniqueurs de Votre Majesté … louerontvos actions. Votre labeur ne durera pas plus de quelques années et nous continuerons à nous nourrirdes traductions Castillanes de contes étrangers sur nos propres rois. Ou bien vos exploitss'effaceront avec la langue ou ils erreront au loin parmi les étrangers, sans foyer, sans résidence oùils peuvent s'établir.

L'Empire romain pouvait être dirigé par le latin de son élite. Mais la langue séparée traditionnelle del'élite utilisée dans les anciens empires pour consigner, maintenir des relations internationales etfaire progresser l'étude - comme le persan, l'arabe, le latin, ou le francique - est insuffisante pourréaliser les aspirations des monarchies nationalistes. L'état européen moderne ne peut pasfonctionner dans le monde du vernaculaire. Le nouvel état national a besoin d'un artificio, différentdu latin éternel de la diplomatie et du Castillan périssable d'Alphonse le Savant. Cette sorte d'Etatexige une langue standard comprise par tous ceux qui sont soumis à ses lois et à qui les contes écritssur l'ordre du monarque (c'est-à-dire la propagande) sont destinés.

Statut Social Par La Langue Enseignée Plutôt Que Par LeSangCependant, Nebrija ne suggère pas que ce latin soit abandonné. Au contraire, la renaissance néo-latine en Espagne a dû son existence en grande partie à sa grammaire, son dictionnaire et sesmanuels. Mais son innovation importante était d'établir la base d'un idéal linguistique sansprécédent : la création d'une société dans laquelle les bureaucrates, les soldats, les marchands et lespaysans du dirigeant universel feignent tous de parler une seule langue, une langue que les pauvressont censés comprendre et obéir. Nebrija a établi le concept d'un type de langue ordinaire qui estlui-même suffisant pour placer chaque homme à la place qui lui est assignée sur la pyramide quel'éducation dans une langue maternelle construit nécessairement. Dans son argument, il insiste sur lefait que la prétention d'Isabelle à une gloire historique dépend de l'élaboration d'un langage depropagande - universel et fixé comme le latin, et pourtant capable de pénétrer dans chaque village etchaque ferme, pour réduire les sujets en citoyens modernes.

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Combien les temps avaient changé depuis Dante! Pour Dante, une langue qui devait être apprise,être parlée selon une grammaire, était inévitablement une langue morte. Pour lui, un tel langagen'était fait que pour des instituteurs, qu'il appelait cyniquement inventores grammaticae facultatis.Ce qui pour Dante était mort et inutile, Nebrija le recommande comme un outil. L'un était intéressépar l'échange essentiel, l'autre par la conquête universelle, dans une langue qui par la loi inventeraitdes mots aussi incorruptible que les pierres d'un palais :

Votre Majesté, je veux établir les fondations de la résidence où votre gloire pourra s'établir. Je veuxfaire pour notre langue ce que Zénon a fait pour le grec et Crates pour le latin. Je ne doute pas queleurs supérieurs soient venus leur succéder. Mais le fait que leurs élèves ont amélioré leur oeuvren'amoindrit pas leur ou, devrais je dire, notre gloire - d'être les inventeurs d'un art nécessaire quandle temps pour une telle invention était juste mûr. Croyez moi, Votre Majesté, aucun art n'est jamaisarrivé plus opportunément que la grammaire pour la langue Castillane le fait actuellement.

L'expert est toujours pressé, mais sa croyance dans le progrès lui donne le langage de l'humilité.L'aventurier académique pousse son gouvernement à adopter son idée maintenant, sous la menacede l'échec à réaliser ses conceptions impériales. C'est le moment !

Notre langue a en vérité en ce moment atteint une hauteur dont nous devons plus craindre que nouscoulions, que nous ne pourrons jamais espérer nous élever.

L'Expert Comme Tuteur De L'Intérêt Du SujetLe dernier paragraphe de Nebrija dans l'introduction exsude l'éloquence. De façon évidentel'enseignant de rhétorique connaissait ce qu'il enseignait. Nebrija a expliqué son projet; donné à lareine des raisons logiques de l'accepter; l'a effrayée avec ce qui arriverait si elle décidait de ne pasl'écouter; maintenant, finalement, comme Colomb, il fait appel à son sens d'une destinée manifeste.

Maintenant, Votre Majesté, j'en viens au dernier avantage que vous obtiendrez de ma grammaire.Pour cela, rappelez-vous quand je vous ai présenté un projet de ce livre plus tôt cette année àSalamanque. À ce moment, vous m'avez demandé quelle fin une telle grammaire pourrait bienservir. Sur cela, l'Évêque d'Avila s'interposa pour répondre à ma place. Ce qu'il dit alors était ceci :

"Bientôt Votre Majesté aura placé son joug sur beaucoup de barbares qui parlent des languesexotiques. Par ceci, votre victoire, ces gens se trouveront dans un nouveau besoin; le besoin des loisque le vainqueur doit au vaincu et le besoin de la langue que nous apporterons avec nous." Magrammaire servira à leur communiquer la langue Castillane, comme nous avons utilisé la grammairepour enseigner le latin à notre jeunesse.

Le Projet De Nebrija Scandalise Sa MajestéNous pouvons tenter une reconstitution de ce qui est arrivée à Salamanque quand Nebrija a remis àla reine un projet de son futur livre. La reine loua l'humaniste d'avoir donné à la langue Castillane cequi avait été réservé aux langues de l'Ecriture Sainte - l'hébreu, le grec et le latin. (Il est surprenantet significatif que le converso, l'année de Grenade, ne mentionne pas l'arabe du Coran!) Mais tandisqu'Isabelle était capable de saisir la réussite de son letrado - la description d'une langue vivante enrègles de grammaire - elle était incapable de voir quelque but pratique dans une telle entreprise.Pour elle, la grammaire était un instrument conçu seulement pour l'usage des enseignants. Elle acru, cependant, que le vernaculaire ne pouvait simplement pas être enseigné. Dans sa vision royalede la linguistique, chaque sujet de ses nombreux royaumes était ainsi fait par la nature que pendantsa vie il atteindrait de lui même la maîtrise parfaite de sa langue. Dans cette version de la"linguistique majestueuse," le vernaculaire est le domaine du sujet. Par la nature même des choses,le vernaculaire est hors de portée de l'autorité du Monarque espagnol. Mais le dirigeant forgeantl'état-nation est incapable de voir la logique inhérente au projet. Le rejet initial d'Isabelle soulignel'originalité de la proposition de Nebrija.

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Cette discussion du projet de Nebrija sur le besoin de l'instruction pour parler sa langue maternelledoit avoir eu lieu dans les mois autour de mars 1492, en même temps que Colomb discutait sonprojet avec la reine. Au début, Isabelle a refusé Colomb sur l'avis du conseil technique - il avait malcalculé la circonférence du globe. Mais la proposition de Nebrija elle l'a rejetée pour un motifdifférent : par respect royal pour l'autonomie des langues de son sujet. Ce respect de la Couronnepour l'autonomie juridique de chaque village, du fuero del pueblo, le jugement par les pairs, étaitperçu par le peuple et le souverain comme la liberté fondamentale des Chrétiens engagés dans lareconquête de l'Espagne. Nebrija argumente contre ce préjugé traditionnel et typiquement Ibériqued'Isabelle - la notion que la Couronne ne peut pas empiéter sur la diversité des coutumes dans lesroyaumes - et évoque l'image d'une nouvelle mission universelle pour une Couronne moderne.

En fin de compte, Colomb a gagné parce que ses amis Franciscains l'ont présenté à la reine commeun homme conduit par Dieu pour servir sa mission mystique. Nebrija procède de la même façon.D'abord, il soutient que le vernaculaire doit être remplacé par un artificio pour donner au pouvoir dumonarque plus de portée et de durée; puis, pour cultiver les arts par décision de la cour; enfin, pourprotéger l'ordre établi contre la menace présentée par la lecture libertine et l'imprimerie. Mais ilconclut sa pétition par un appel à la "Grâce de Grenade" - le destin de la reine, non seulement devaincre, mais de civiliser le monde entier.

Tant Colomb que Nebrija offrent leurs services à une nouvelle sorte de bâtisseur d'empire. MaisColomb propose seulement d'utiliser les caravelles récemment créées à la limite de leur rayond'action pour l'expansion du pouvoir royal dans ce qui deviendrait la Nouvelle Espagne. Nebrija estplus fondamental - il discute l'utilisation de sa grammaire à l'expansion du pouvoir de la reine dansune sphère totalement nouvelle : le contrôle de l'Etat sur la forme de subsistance quotidienne dupeuple. En pratique, Nebrija rédige déclaration de guerre à la subsistance que le nouvel états'organisait pour mener. Il vise l'enseignement d'une langue maternelle - la première partie del'éducation universelle à être inventée.

Partie 3 : L'Imposition d'une LangueMaternelle EnseignéeLes historiens ont choisi le départ de Colomb de Palos comme date commode pour marquer latransition du Moyen Âge aux temps modernes, un point utile pour changer d'éditeurs de manuels.Mais le monde de Ptolémée n'est pas devenu le monde de Mercator en un an, et le monde duvernaculaire n'est pas devenu l'ère de l'éducation en une nuit. Au contraire la cosmographietraditionnelle s'est graduellement ajustée à la lumière d'une expérience grandissante. Colomb a étésuivi par Cortéz, Copernic par Kepler, Nebrija par Comenius. À la différence du discernementpersonnel, le changement de vision du monde qui a produit notre dépendance aux marchandises etaux services a pris 500 ans.

La Montée De La Société Intensivement MarchandeLe rythme auquel avancent les aiguilles de l'horloge dépend de la langue des chiffres sur lequadrant. Les chinois distinguent cinq étapes dans la germination et l'aube approche en sept étapespour les Arabes. Si je devais décrire l'évolution de l'homo economicus de Mandeville à Marx ouGalbraith, j'arriverais à une vision différente des époques que si j'avais l'esprit à décrire les étapespar lesquelles l'idéologie de l'homo educandus s'est développée de Nebrija à Radke à Comenius. Etde nouveau, dans le cadre de ce même paradigme, c'est un jeu différent de tournants qui décrirait le

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mieux la décrépitude de l'apprentissage spontanée et l'itinéraire vers la méséducation inéluctableque les institutions éducatives dispensent nécessairement.

Il a fallu une bonne décennie pour reconnaître que Colomb avait trouvé un nouvel hémisphère, etnon simplement un nouvel itinéraire. Il a fallu beaucoup plus de temps pour inventer le concept de"Nouveau Monde" pour le continent dont il avait nié l'existence.

Un plein siècle et demi sépare la revendication de Nebrija - au service de la reine il devait enseignerà tous ses sujets à parler - et la revendication de John Amos Comenius - la possession d'uneméthode par lequel une armée d'instituteurs enseignerait tout à chacun parfaitement.

Vers l'époque de Comenius (1592 - 1670), les groupes dirigeants tant de l'Ancien que du NouveauMonde étaient profondément convaincus du besoin d'une telle méthode. Un incident dans l'histoirede l'Université de Harvard illustre convenablement ce point. Lors du cent-cinquantièmeanniversaire de la grammaire de Nebrija, John Winthrop Jr, était en voyage en Europe à la recherched'un théologien et éducateur pour accepter la présidence de Harvard. Une des premières personnesqu'il approcha était le tchèque Comenius, chef et dernier évêque de l'Église Morave. Winthrop letrouva à Londres, où il organisait la Société Royale et conseillait le gouvernement sur les écolespubliques. Dans Magna Didactica, vel Ars Omnibus Omnia Omnino Docendi, Comenius avaitsuccinctement défini les buts de sa profession. L'éducation commence dans l'utérus et ne finit qu'àla mort. Tout ce qui vaut la peine d'être connu vaut la peine d'être enseigné par une méthodespéciale appropriée au sujet. Le monde préféré est celui qui est si organisé qu'il fonctionne commeune école pour tous. C'est seulement si l'apprentissage est le résultat de l'enseignement que lesindividus peuvent être élevés à la plénitude de leur humanité. Les gens qui apprennent sans êtreenseignés sont plutôt des animaux que des hommes. Et le système scolaire doit être ainsi organiséque tous, vieux et jeunes, riches et pauvres, nobles et roturiers, hommes et femmes, soient enseignésefficacement, pas seulement symboliquement et avec ostentation.

Ce sont les pensées écrites par le président potentiel de Harvard. Mais il n'a jamais traversél'Atlantique. Au moment où Winthrop l'a rencontré, il avait déjà accepté l'invitation dugouvernement suédois pour organiser un système scolaire national pour la Reine Christina. À ladifférence de Nebrija, il n'a jamais eu besoin de persuader de la nécessité de ses services - ils étaienttoujours très demandés. Le domaine du vernaculaire, considéré comme intouchable par Isabelle,était devenu le terrain de chasse des letrados espagnols, des Jésuites et des théologiens duMassachusetts en quête de travail. Une sphère d'éducation formelle avait été déscellée. La languematernelle enseignée formellement et manipulée professionnellement selon des règles abstraitesavait commencé à se comparer avec et à empiéter sur le vernaculaire. Ce remplacement et cettedégradation graduels du vernaculaire par sa coûteuse contrefaçon annoncent l'arrivée de la sociétéintensivement marchande dans laquelle nous vivons maintenant .

Le Déclin Des Valeurs VernaculairesVernaculaire vient d'une racine indo-germanique qui implique "l'enracinement" et le "domicile".Vernaculum en tant que mot latin était utilisé pour tout ce qui était élevé à la maison, filé à lamaison, cultivé à la maison, fabriqué à la maison, par opposition à ce qui était obtenu par unéchange formel. L'enfant de son esclave et celui de sa femme, l'âne né de sa propre bête, étaient desêtres vernaculaires, comme l'était l'aliment venu du jardin ou des terres communes. Si Karl Polanyiavait fait référence à ce fait, il aurait pu utiliser le terme dans le sens accepté par les Romains del'antiquité : la nourriture tirée de modèles de réciprocité noyés dans chaque aspect de la vie, paropposition à la nourriture qui vient de l'échange ou de la distribution verticale.

Vernaculaire a été utilisé dans ce sens général des temps préclassiques jusqu'aux formulationstechniques trouvées dans le Codex de Théodose. C'est Varron qui a choisi le terme pour introduire lamême distinction pour le langage. Pour lui, le parler vernaculaire est constitué des mots etstructures cultivés sur la propre terre du locuteur, par opposition à ce qui est cultivé ailleurs et

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transporté ensuite. Et puisque l'autorité de Varron était largement reconnue, sa définition est restée.Il était le bibliothécaire tant de César que d'Auguste et le premier Romain à tenter une étudeminutieuse et critique de la langue latine. Sa Lingua Latina a été un ouvrage de référence de basependant des siècles. Quintilien l'admirait comme le plus savant de tous les Romains. Et Quintilien,le maître instructeur d'origine espagnole des futurs sénateurs de Rome, est toujours proposé auxélèves professeurs comme un des fondateurs de leur profession. Mais aucun d'eux ne peut êtrecomparé à Nebrija. Tant Varron que Quintilien s'intéressaient à la formation du discours dessénateurs et des scribes, à la langue du forum; Nebrija à la langue de l'homme du commun quipouvait lire et écouter lire. Simplement, Nebrija proposa de substituer une langue maternelle auvernaculaire.

Vernaculaire est entré dans la langue anglaise avec le seul sens restrictif auquel Varron avait limitésa signification. Ici, je voudrais ranimer un peu de son antique souffle. Nous avons besoin d'un motsimple, direct pour désigner les activités des gens quand elles ne sont pas motivées par des penséesd'échange, un mot qui dénote des actions autonomes, non liées au marché par lesquelles les genssatisfont des besoins quotidiens - les actions qui par leur nature même échappent au contrôlebureaucratique, satisfaisant des besoins auxquels, par le processus même, ils donnent une formespécifique. Vernaculaire semble un bon vieux mot pour cet usage et devrait être acceptable àbeaucoup de contemporains. Il y a des mots techniques qui désignent la satisfaction de besoins queles économistes ne mesurent pas ou ne peuvent pas mesurer - la production sociale par opposition àla production économique, la génération de valeurs d'usage par opposition à la production de biens,l'économie du ménage par opposition à l'économie du marché. Mais ces termes sont spécialisés,pollués par quelque préjugé idéologique et chacun, d'une façon différente, boite bas. Chaque couplede termes contrastés, à sa manière propre, favorise aussi la confusion qui assigne des propriétésvernaculaires aux activités bénévoles, standardisées et formalisées. C'est cette sorte de confusionque je veux clarifier. Nous avons besoin d'un adjectif simple pour nommer ces actes decompétence, désir, ou préoccupation que nous voulons défendre de la mesure ou de lamanipulation par des Chicago Boys et des Commissaires Politiques. Le terme doit être assezlarge pour couvrir la préparation de la nourriture et la formation du langage, l'accouchement et larécréation, sans impliquer soit une activité privatisée comparable au travail domestique des femmesmodernes, un passe-temps ou une procédure irrationnelle et primitive. Un tel adjectif n'est pas àportée de main. Mais vernaculaire pourrait servir. En parlant de la langue vernaculaire et de lapossibilité de sa récupération, j'essaye dde faire prendre conscience et de faire discuter del'existence d'une manière d'être, de faire et de fabriquer vernaculaire qui dans une future sociétédésirable pourrait de nouveau s'étendre à tous les aspects de la vie.

Langue maternelle, depuis que l'expression a été utilisée pour la première fois, n'a jamais signifiévernaculaire mais plutôt son contraire. Le terme a d'abord été utilisé par des moines Catholiquespour désigner un langage particulier qu'ils utilisaient, au lieu du latin, en parlant en chaire. Aucuneculture indo-germanique n'avait auparavant utilisé le terme. Le mot a été introduit en Sanscrit audix-huitième siècle comme traduction de l'anglais. Le terme n'a aucune racine dans les autresprincipales familles de langues actuellement parlées sur lequel j'ai pu vérifier. Le seul peupleclassique qui a vu sa patrie comme une sorte de mère était les Crétois. Bachofen suggère que dessouvenirs d'un vieil ordre matriarcal s'attardaient encore dans leur culture. Mais même en Crète, iln'y avait aucun équivalent à la langue "maternelle". Pour pister l'association qui a mené àl'expression langue maternelle, je vais devoir regarder d'abord ce qui s'est passé à la cour deCharlemagne puis ce qui s'est passé plus tard à l'Abbaye de Gorze.

Le Premier Besoin Universel d'Un Service ProfessionnelOn peut faire remonter aux temps Carolingiens l'idée que les êtres humains naissent avec le besoindu service institutionnel d'agents professionnels pour atteindre cette humanité à laquelle parnaissance tous les peuples sont destinés. C'est à cette époque que, pour la première fois dans

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l'histoire, il fut découvert qu'il y avait certains besoins fondamentaux, des besoins qui sontuniversels à l'humanité et qui réclament à grand cris d'être satisfaits d'une façon correcte que la voievernaculaire ne permet pas. C'est peut-être avec la réforme de l'Église qui a eu lieu au huitièmesiècle que cette découverte est le mieux associée. Le moine écossais Alcuin, l'ancien chancelier del'Université d'York qui est devenu le philosophe de cour de Charlemagne, a joué un rôle éminentdans cette réforme. Jusqu'à cette époque l'Église avait considéré ses ministres principalementcomme des prêtres, c'est-à-dire comme des hommes choisis et investis de pouvoirs spéciaux poursatisfaire des besoins communautaires, liturgiques et publics. Ils se lançaient dans des prêches lorsd'occasions rituelles et devaient présider les cérémonies publiques. Ils agissaient comme desfonctionnaires publics, analogues aux autres par qui l'état administrait la justice, ou, à l'époqueromaine, pourvoyait aux travaux publics. Penser à ces sortes aux magistrats comme s'ils étaient des"prestataires de services" serait une projection anachronique de nos catégories contemporaines.

Mais alors, à partir du huitième siècle, le prêtre classique enraciné dans les modèles romain ethellénistique ont commencé à se métamorphoser en précurseurs des prestataires de services :enseignant, assistante sociale, ou éducateur. Les ministres d'église ont commencé à pourvoir auxbesoins personnels des paroissiens et à s'équiper d'une théologie sacramentelle et pastorale quidéfinissait et établissait ces besoins pour leur service régulier. Le soin institutionnellement défini del'individu, la famille, la communauté de village, acquiert une importance sans précédent. Le terme"notre sainte mère l'église" cesse presque totalement de signifier l'assemblée réelle des fidèles dontl'amour, sous l'impulsion de l'Esprit Saint, engendre la vie nouvelle par l'acte même de se réunir. Leterme mère se réfère dorénavant à une réalité invisible, mystique de laquelle, seule, ces servicesabsolument nécessaires au salut peuvent être obtenus. Dorénavant, l'accès aux bonnes grâces decette mère de qui le salut universellement nécessaire dépend est entièrement contrôlé par unehiérarchie de mâles ordonnés. Cette mythologie, spécifique au sexe, de hiérarchies masculinesobtenant par médiation l'accès à la source institutionnelle de vie est sans précédent. Du neuvième auonzième siècle, l'idée a pris forme qu'il y a des besoins communs à tous les êtres humains qui nepeuvent être satisfaits que par le service d'agents professionnels. Ainsi la définition de besoins entermes de fournitures professionnellement définies dans le secteur tertiaire précède d'un millénairela production industrielle de marchandises de base universellement nécessaires.

Il y a trente-cinq ans, Lewis Mumford a essayé de faire cette remarque. La première fois que j'ai luson affirmation selon laquelle la réforme monastique du neuvième siècle a créé certaines dessuppositions de base sur lesquelles le système industriel est fondé, je ne pouvais pas être convaincupar quelque chose que je considérais plus comme une intuition qu'une preuve. Entre temps,cependant, j'ai trouvé un tas d'arguments convergents - Mumford ne semble pas soupçonner laplupart d'entre eux - pour enraciner les idéologies de l'ère industrielle dans les débuts de laRenaissance Carolingienne. L'idée qu'il n'y a aucun salut sans services personnels fournis par desprofessionnels au nom d'une Mère Église institutionnelle est un de ces développements autrefoisinaperçus sans laquelle, encore une fois, notre époque actuelle serait impensable. Il est vrai qu'il afallu cinq cents ans de théologie médiévale pour détailler ce concept. C'est seulement vers la fin duMoyen Âge que l'image de soi pastorale de l'Église serait entièrement arrondi. Et c'est seulementau Concile de Trente (1545) que cette image de soi de l'Église comme une mère traite par deshiérarchies cléricales devient formellement définie. Puis, dans la Constitution du DeuxièmeConcile de Vatican (1964), l'Église catholique, qui avait servi dans le passé comme le modèleprincipal pour l'évolution des organisations de service laïques, s'aligne explicitement à l'image deses imitations laïques.

Contrôle Professionnel Sur La Nature Des ServicesNécessairesLe point important est ici la notion que le clergé peut définir ses services comme des besoins de lanature humaine et faire de ce produit-service le type d'impératif auquel on ne peut renoncer sans

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compromettre sa vie éternelle. C'est dans cette capacité d'une élite non héréditaire que nous devonsplacer la base sans laquelle le service contemporain ou l'état-providence ne seraient pasimaginables. Étonnamment peu de recherche a été faite sur les concepts religieux qui distinguentfondamentalement l'ère industriel de toutes les autres époques. Le déclin officiel de la conceptionvernaculaire de la vie Chrétienne en faveur d'une conception organisée autour du soin pastoral estun processus complexe et étendu constituant le contexte d'un jeu de changements cohérents dans lelangage et le développement institutionnel de l'Occident.

Les Origines De La "Langue Maternelle"Quand l'Europe a commencé à prendre forme comme une idée et comme une réalité politique, entreles temps Mérovingiens et le Haut Moyen Âge, ce que les gens parlaient n'était pas problématique.On l'appelait le "roman" ou "théodisque" - populaire. C'est seulement quelque temps plus tard, quela lingua vulgaris est devenue le dénominateur commun distinguant le parler populaire du latin del'administration et de la doctrine. Depuis les temps romains, la première langue d'une personne étaitle patrius sermo, la langue du chef masculin du ménage. Chaque sermo ou discours était perçucomme une langue séparée. Ni en Grèce antique ni au Moyen Âge les gens ne font la distinctionmoderne entre des dialectes mutuellement compréhensibles et des langues différentes. Il en est demême aujourd'hui, par exemple, à la base en Inde. Ce que nous connaissons aujourd'hui comme descommunautés monolingues étaient et, en fait, sont des exceptions. Des Balkans aux frontièresoccidentales de l'Indochine, il est toujours rare de trouver un village dans lequel on ne peut pas sefaire comprendre dans au moins deux ou trois langues. Tandis qu'il est supposé que chaquepersonne a son patrius sermo, il est également considéré comme allant de soi que la plupart desgens parlent plusieurs langues "vulgaires", chacune d'une façon vernaculaire, non apprise. Ainsi levernaculaire, par opposition avec le langage spécialisé, appris - le latin pour l'Église, le franciquepour la Cour - était aussi évident dans sa variété que le goût des vins et de l'alimentation locale, queles formes des maisons et des houes, jusqu'au onzième siècle. C'est à ce moment, tout à faitsoudainement, que le terme langue maternelle apparaît. On le trouve dans les sermons de quelquesmoines de l'Abbaye de Gorze. Ce n'est qu'ici qu'on peut aborder le processus par lequel cephénomène transforme le discours vernaculaire en question morale.

Gorze était une abbaye mère en Lorraine, non loin de Verdun. Des moines bénédictins avaient fondéle monastère au huitième siècle, autour des os supposés appartenir à Saint Gorgon. Pendant leneuvième siècle, une époque de décrépitude étendue de la discipline ecclésiastique, Gorze, aussi, asubi un déclin notoire. Mais seulement trois générations après une dissolution aussi scandaleuseGorze est devenu le centre des réformes monastiques dans les secteurs Germaniques de l'Empire. Sarevigoration de la vie Cistercienne a accompagné le travail de réforme de l'abbaye de Cluny. En unsiècle, 160 abbayes filles partout dans le nord-est de l'Europe centrale ont été établies à partir deGorze.

Il semble tout à fait probable que Gorze était alors au centre de la diffusion d'une nouvelletechnique qui était cruciale pour l'expansion impériale postérieure des pouvoirs européens. Latransformation du cheval dans le tracteur de choix. Quatre inventions asiatiques - le fer à cheval, laselle fixée et l'étrier, le mors et le collier d'épaule - ont permis des changements importants etextensifs. Un cheval pouvait remplacer six boeufs. Tout en fournissant la même traction et plus devitesse, un cheval pouvait être nourri sur la superficie nécessaire à une paire de boeufs. À cause desa vitesse, le cheval permettait une culture plus étendue des sols humides du nord en dépit des étéscourts. Également, une rotation plus importante des récoltes était possible. Mais ce qui est encoreplus important, le paysan pouvait maintenant cultiver des champs deux fois plus éloignés de sonlogement. Un nouveau modèle de vie est devenu possible. Auparavant, les gens avaient vécu dansdes groupes de fermes; maintenant ils pouvaient former des villages assez grands pour supporterune paroisse et, plus tard, une école. Par douzaines d'abbayes, l'étude et la discipline monastiques,avec la réorganisation des schémas de peuplement, se répandirent à travers cette partie de l'Europe.

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Gorze se trouve près de la ligne qui divise les types de vernaculaire franciques des romans etquelques moines de Cluny ont commencé à traverser cette ligne. Dans ces circonstances, les moinesde Gorze firent de la langue, la langue vernaculaire, une question de défense de leurs revendicationsterritoriales. Les moines commencèrent à prêcher en francique et parlèrent spécifiquement de lavaleur de la langue franque. Ils ont commencé à utiliser la chaire comme un forum pour soulignerl'importance de la langue elle-même, peut-être même pour l'enseigner. Du peu que nous savons, ilsont utilisé au moins deux approches. D'abord, le francique était la langue parlée par les femmes,même dans ces secteurs où les hommes commençaient déjà à utiliser un vernaculaire roman.Deuxièmement, c'était la langue maintenant utilisée par la Mère Église.

On peut saisir à quel point la maternité était chargée de significations sacrées dans la religiosité dudouzième siècle par la contemplation des statues contemporaines de la Vierge Marie, ou la lecturedes Séquences liturgiques, la poésie de l'époque. Le terme de langue maternelle, dès sa toutepremière utilisation, instrumentalise la langue quotidienne au service d'une cause institutionnelle.Le mot a été traduit du francique en latin. Alors, comme un terme latin rare, il a incubé pendantplusieurs siècles. Dans les décennies avant Luther, tout à fait soudainement et radicalement, lalangue maternelle a acquis une signification forte. Elle en est venu à signifier la langue créée parLuther pour traduire la Bible hébraïque, la langue enseignée par des maîtres d'école pour lire celivre et ensuite la langue qui justifiait l'existence des états-nations.

L'Âge Des Besoins Définis En Termes De MarchandisesAujourd'hui, la "langue maternelle" signifie plusieurs choses : la première langue apprise parl'enfant et la langue dont les autorités de l'état ont décidé qu'elle doit être sa première langue. Ainsi,la langue maternelle peut signifier la première langue prise au hasard, généralement un parler trèsdifférent de celui enseigné par des éducateurs payés et par des parents qui agissent comme s'ilsétaient de tels éducateurs.

Nous voyons, alors, que l'on considère les gens comme des créatures à qui l'on doit enseigner àparler correctement de façon à "communiquer" dans le monde moderne - comme ils doivent êtreroulés dans des chariots motorisés de façon à se déplacer dans les paysages modernes - leurs piedsne conviennent plus. La dépendance à une langue maternelle enseignée peut être prise comme leparadigme de toutes les autres dépendances typiques des humains dans une époque de besoinsdéfinis en termes de marchandises. Et l'idéologie de cette dépendance a été formulée par Nebrija.L'idéologie qui prétend que la mobilité humaine dépend non de pieds et de frontières ouvertes, maisde la disponibilité de "transports" a seulement à peine plus de cent ans. Il y a longtemps quel'enseignement des langues a créé des emplois; le macadam et la diligence suspendue n'ont fait dutransport des gens un gros business que vers le milieu du l8eme siècle.

Le Coût d'une Langue Maternelle EnseignéeQuand l'enseignement des langues est devenu une profession, il a commencé à coûter beaucoupd'argent. Les mots sont maintenant une des deux plus importantes catégories de valeurscommercialisées qui composent le produit national brut (PNB). L'argent décide de ce qui sera dit,de qui le dira, quand et quel genre de gens sera ciblé par les messages. Plus le coût de chaque motprononcé est élevé, plus l'écho exigé est déterminé. Dans les écoles les gens apprennent à parlercomme ils devraient. De l'argent est dépensé pour faire le pauvre parler plus comme le riche, lemalade plus comme le sain et la minorité plus comme la majorité. Nous payons pour améliorer,corriger, enrichir, mettre à jour le langage des enfants et de leurs enseignants. Nous dépensons plussur les jargons professionnels enseignés à l'université et plus encore au lycée pour donner auxadolescents des notions de ces jargons; mais juste assez pour qu'ils se sentent dépendants dupsychologue, du pharmacien, ou du bibliothécaire qui parle couramment une variété spécialed'anglais. Nous allons encore plus loin : Nous permettons d'abord à la langue standard de dégrader

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la langue d'une minorité ethnique, ou un patois et dépensons ensuite de l'argent pour enseigner leurscontrefaçons comme des sujets universitaires. Les administrateurs et les fantaisistes, lespublicitaires et les journalistes, les politiciens ethniques et les professionnels "radicaux", formentdes groupes d'intérêt puissants, chacun combattant pour une plus grosse part du gâteau de la langue.

Je ne sais pas vraiment combien on dépense aux Etats-Unis pour faire des mots. Mais bientôtquelqu'un nous fournira les tables statistiques nécessaires. Il y a dix ans, la comptabilité de l'énergieétait presque impensable. Maintenant c'est devenu une pratique établie. Aujourd'hui vous pouvezfacilement consulter combien d'"unités d'énergie" sont entrées dans la cculture, la récolte,l'emballage, le transport et la commercialisation d'une calorie comestible de pain. La différenceentre le pain produit et mangé dans un village en Grèce et celui trouvé dans un supermarchéaméricain est énorme - environ quarante fois plus d'unités d'énergie sont contenues dans chaquecalorie comestible de ce dernier. La circulation à bicyclette dans les villes permet de se déplacerquatre fois plus rapidement qu'à pied pour le quart de l'énergie dépensée - alors que les voitures,pour le même voyage, ont besoin de 150 fois plus de calories par kilomètre passager. Ce typed'information était disponible il y a dix ans, mais personne n'y pensait. Aujourd'hui, il est enregistréet mènera bientôt à un changement de perspective des gens sur le besoin de carburant. Il seraitmaintenant intéressant de savoir à quoi ressemble la comptabilité du langage, puisque l'analyselinguistique de la langue contemporaine n'est certainement pas complète, tant que que pour chaquegroupe de locuteurs nous ne connaissons pas la somme d'argent dépensée pour former le discours dela personne moyenne. Tout comme la comptabilité de l'énergie sociale est seulement approximativeet au mieux nous permet d'identifier les ordres de grandeur dans lesquels se trouvent les valeursrelatives, de même la comptabilité du langage nous fournirait des données sur la fréquence relativedu langage standardisé, enseigné dans une population - ce qui est suffisant, toutefois, pourl'argument que je veux développer.

Destruction Du Discours Vernaculaire Spécifique à la ClasseMais la simple dépense par personne employée pour modeler le langage d'un groupe de locuteurs nenous en dit pas assez. Nous apprendrions sans doute que chaque mot payant adressé aux richescoûte, par personne, beaucoup plus que des mots adressés aux pauvres. Les watts sont en vérité plusdémocratiques que les mots. Mais le langage enseigné entre dans une gamme énorme de qualités.On claironne plus souvent, par exemple, aux oreilles des pauvres que des riches, qui peuvent sepayer des cours particuliers et, ce qui est plus précieux, proéger leur propre vernaculaire de hautebourgeoisie en achetant le silence. L'éducateur, le politicien et l'animateur viennent maintenant avecun haut-parleur à Oaxaca, à Travancore, dans une commune chinoise et les pauvres perdentimmédiatement le droit à ce luxe indispensable, le silence d'où surgit la langue vernaculaire.

La "Production" De La Langue MaternelleEt même sans mettre une étiquette de prix sur le silence, même sans l'économie plus détaillée dulangage sur laquelle je voudrais avancer, je peux quand même évaluer que les dollars dépensés pouralimenter en énergie les moteurs de n'importe quel pays paraissent dérisoires devant ceux qui sontmaintenant dépensés à prostituer le discours dans la bouche d'orateurs salariés. Dans les pays riches,le langage est devenu incroyablement spongieux, absorbant des investissements énormes. Desdépenses élevées pour cultiver le langage du mandarin, de l'auteur, de l'acteur, ou du charmeur onttoujours été la marque d'une haute civilisation. Mais c'étaient des efforts pour enseigner des codesspéciaux aux élites. Même le coût nécessaire pour faire quelques personnes apprendre des languessecrètes dans les sociétés traditionnelles est incomparablement plus bas que la capitalisation dulangage dans les sociétés industrielles.

Dans les pays pauvres aujourd'hui, les gens se parlent toujours sans l'expérience du langagecapitalisé, bien que ces pays contiennent toujours une minuscule élite qui réussit très bien à allouer

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une plus grande proportion du revenu national pour sa langue de prestige. Je demande : Qu'est cequi est différent dans le discours quotidien de groupes dont la langue a reçu - ou dirai-je absorbé ?résisté ? survécu ? souffert ? joui ? - des investissements énormes et le discours des gens dont lalangue est restée à l'extérieur du marché ? En comparant ces deux mondes de langage, je veuxconcentrer ma curiosité sur une seule question qui surgit dans ce contexte. La structure et fonctiondu langage lui-même changent-t-elle avec le taux d'investissement ? Ces changements sont ils telsque toutes les langues qui absorbent des fonds montrent des changements dans la même direction ?Dans cette exploration préliminaire du sujet, je ne peux pas démontrer que c'est le cas. Mais je croisvraiment que mes arguments rendent les deux propositions hautement probables et montrent quel'économie structurellement orientée du langage mérite d'être explorée.

Le langage de tous les jours enseigné est sans précédent dans les cultures préindustrielles. Ladépendance actuelle à des enseignants payés et des modèles de discours ordinaire est autant unecaractéristique unique des économies industrielles que la dépendance aux carburants fossiles. Lebesoin d'une langue maternelle enseignée a été découvert il y a quatre siècles, mais c'est seulementdans notre génération que le langage aussi bien que l'énergie ont été traités de façon effectivecomme des besoins à l'échelle mondiale devant être satisfaits pour tous le monde par laproduction planifiée, programmée et la distribution. Parce que, à la différence de la languevernaculaire capitalisé nous pouvons raisonnablement dire que cela résulte de la production.

L'Étude Vernaculaire Comme Activité De SubsistanceLes cultures traditionnelles subsistent sur le rayonnement solaire, qui est capturée surtout parl'agriculture. La houe, le fossé, le joug, étaient des moyens de base pour exploiter le soleil. Lesvoiles ou roues à aubes de grande taille étaient connues, mais rares. Ces cultures qui vivaient surtoutdu soleil subsistaient essentiellement sur les valeurs vernaculaires. Dans de telles sociétés, les outilsétaient essentiellement la prolongation des bras, des doigts et des pieds. Il n'y avait aucun besoin dela production d'usines électriques centralisées ni de sa distribution éloignée à des clients. De lamême façon, dans ces cultures essentiellement actionnées par le soleil, il n'y avait aucun besoin deproduction de langage. La langue était tirée par chacun de son environnement culturel, apprise de larencontre avec des gens que l'apprenant pouvait sentir et toucher, aimer ou haïr. Le vernaculaire serépandait exactement comme la plupart des choses et des services étaient partagés, à savoir,par des formes multiples de réciprocité mutuelle, plutôt que par l'achat des services d'unenseignant ou un professionnel attitré. De même que le carburant n'était pas livré, de même levernaculaire n'était jamais enseigné. Les langues enseignées existaient, mais elles étaient rares,aussi rare que les voiles. Dans la plupart des cultures, nous savons que le discours résultait de laconversation intégrée dans la vie quotidienne, d'écouter des disputes et des berceuses, descommérages, des histoires et des rêves. Même aujourd'hui, la majorité des gens dans les payspauvres apprennent toutes leurs compétences linguistiques sans aucun cours salarié, sans qu'aucunetentative ne soit faite pour leur apprendre comment parler. Et ils apprennent à parler d'une manièrequi ne se compare en rien avec le marmonnement embarrassé, suffisant, sans couleur qui, après unlong séjour dans des villages d'Amérique du Sud et d'Asie du Sud-Est, me choque toujours quand jevisite une université américaine. Je ressens de la peine pour ces étudiants que l'éducation a rendusourd aux tonalités; ils ont perdu la faculté d'entendre la différence entre l'énonciation desséchée del'anglais standard de la télévision et la parole vivante des incultes. Que puis-je attendre d'autre,cependant, de gens qui n'ont pas été élevés au sein d'une mère, mais au biberon ? - au lait enconserve, s'ils sont de familles pauvres et avec un mélange préparé sous le nez de Ralph Nader s'ilssont nés parmi les éclairés ? Pour des gens formés à choisir entre des emballages de lait maternisé,le sein de la mère n'apparaît que comme une option de plus. Et de la même manière, pour les gens àqui l'on a intentionnellement appris à écouter et parler, le vernaculaire spontané ne semble qu'unmodèle, moins développé, parmi plusieurs.

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La Langue Maternelle Enseignée Vue Comme Un ProduitMais ceci est simplement faux. La langue exempte de tutorat rationnel est une sorte de phénomènesocial différente de la langue enseignée dans un but. Là où la langue spontanée est le marqueurprédominant d'un monde partagé, un sens du pouvoir dans le groupe existe et ce sens ne peut pasêtre dupliqué par une langue qui est fournie. Une façon dont cette différence apparaît est le sens dupouvoir sur la langue elle-même, sur son acquisition. Même aujourd'hui, les pauvres des pays non-industriels du monde entier sont polyglottes. Mon ami, l'orfèvre de Tombouctou, parle Songhay à lamaison, écoute du Bambara à la radio, dit ses prières avec dévotion et un peu de compréhensioncinq fois par jour en Arabe, se débrouille en deux langues commerciales dans le Souk, converse enun français passable qu'il a appris à l'armée - et aucune de ces langues ne lui a été enseignéeformellement. Il n'a pas appris intentionnellement ces langues; chacune est le style dans lequel il sesouvient d'un ensemble particulier d'expériences qui s'ajuste au cadre de ce langage. Lescommunautés dans lesquelles les gens monolingues prévalent sont rares sauf dans trois sortes desituations : les communautés tribales qui n'ont pas vraiment dépassé le néolithique tardif, lescommunautés qui ont longtemps vécu des formes exceptionnelles de discrimination et parmi lescitoyens d'états-nations qui, pendant plusieurs générations, ont bénéficié des études obligatoires.Considérer comme allant de soi que la plupart des gens sont monolingues est typiques des membresde la classe moyenne. L'admiration pour le polyglotte vernaculaire trahit immanquablementl'arriviste.

La Culture Vernaculaire Améliorée Par La Langue EnseignéeA travers l'histoire, la langue spontanée a été prévalente, mais rarement la seule forme de langueconnue. De même que dans les cultures traditionnelles un peu d'énergie était capturée par desmoulins à vent et des canaux, et que ceux qui avaient de grands bateaux ou ceux qui étaient juste surle bon coin du ruisseau pouvaient utiliser leur outil pour un transfert net de puissance pour leuravantage personel, de même quelques personnes ont toujours utilisé une langue enseignée pourverrouiller quelque privilège. Mais de tels codes complémentaires soit restaient rares et spéciaux,soit servaient des buts très étroits. Le langage ordinaire, jusqu'à Nebrija, était essentiellementvernaculaire. Et ce vernaculaire, qu'il soit le langage familier ordinaire, un idiome commercial, lalangue de la prière, un jargon de métier, le langage de base des comptes, le langage de la débaucheou de l'âge (par exemple, le langage de bébé) était appris par effet de bord, comme une partie d'unevie quotidienne pourvue de sens. Bien sûr, le Latin ou le Sanscrit étaient formellement enseignés auprêtre, des langues de cour comme le francique ou le persan ou le turc étaient enseignés au futurscribe. Les néophytes étaient introduits formellement au langage de l'astronomie, de l'alchimie, oude la franc-maçonnerie. Et, clairement, la connaissance de tels langages formellement enseignésélevait un homme au-dessus des autres, un peu comme la selle soulève l'homme libre au-dessus duserf dans l'infanterie, ou comme la passerelle soulève le capitaine au-dessus de l'équipage. Maismême quand une initiation formelle avait ouvert l'accès à quelque langue de l'élite, cela ne signifiaitpas nécessairement que la langue avait été enseignée. Très fréquemment, le processus d'initiationformelle ne transférait pas de nouvelles compétences linguistique à l'initié, mais l'exemptaitsimplement dorénavant d'un tabou qui interdisait à d'autres d'utiliser certains mots, ou de s'exprimeren certaines occasions. L'initiation masculine au langage de la chasse ou du sexe est probablementl'exemple le plus répandu d'une telle détabouisation rituellement sélectif du langage.

Mais, dans les sociétés traditionnelles, peu importe combien de langue ou de langues étaientenseignées, la langue enseignée effaçait rarement le discours vernaculaire. Ni l'existence d'uncertain enseignement des langues à toutes les époques ni la diffusion d'un peu de langage par desprédicateurs ou des comédiens professionnels n'affaiblit mon point principal : En dehors de cessociétés que nous appelons maintenant Européennes Modernes, aucune tentative n'était faite pourimposer à des populations entières une langue quotidienne soumise au contrôle d'enseignants oud'annonceurs salariés. La langue de tous les jours, jusqu'à récemment, n'était nulle part le produit

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d'une conception; nulle part elle n'a été achetée et fournie comme une marchandise. Et alors quechaque historien qui traite de l'origine des états-nations fait attention à l'imposition d'une languenationale, les économistes laissent généralement échapper le fait que cette langue maternelleenseignée est la première des marchandises spécifiquement modernes, le modèle de tous les"besoins fondamentaux" à venir.

Vernaculaire Contrefait Et Autres Destructions

Avant que je ne puisse continuer à montrer le contraste entre le discours familier enseigné et leparler vernaculaire, entre la langue coûteuse et la gratuite, je dois clarifier encore une distinction. Jetrace la ligne de démarcation entre la langue maternelle enseignée et le vernaculaire à un autreendroit que les linguistes quand ils distinguent le langage soutenu d'une élite du dialecte parlé dansles classes inférieures, ailleurs que sur la frontière qui sépare les langues régionales etsuperrégionales, différemment du code restreint et corrigé et ailleurs que sur la ligne entre la languedu lettré et de l'illettré. Indépendamment de sa limitation dans des frontières géographiques, de soncaractère distinctif pour un niveau social, de sa spécialisation pour un rôle sexuel ou une Caste, lalangue peut être ou vernaculaire (dans le sens où j'utilise ici le terme) ou de la variété enseignée. Lalangue de l'élite, le langage commercial, la deuxième langue, l'idiome local, ne sont pas desnouveautés. Mais on peut formellement enseigner chacune d'elles et la contrefaçon enseignées duvernaculaire devient une marchandise et est quelque chose d'entièrement nouveau.

Le contraste entre ces deux formes complémentaires est le plus marqué et important dans la languede tous les jours enseignée, c'est-à-dire le langage familier enseigné, le discours de tous les joursstandardisé enseigné. Mais de nouveau nous devons ici éviter la confusion. Toutes les languesstandard ne sont pas hantées par la grammaire ou enseignées. Dans toute l'histoire, un dialectemutuellement compréhensible a tendu à la prédominance dans une région donnée. Cette sorte dedialecte principal était souvent acceptée comme la forme standard. Il était bien sûr écrit plusfréquemment que les autres dialectes, mais pas, pour autant, enseigné. Au contraire la diffusion seproduisait par un processus beaucoup plus complexe et subtil. L'Anglais des Midlands, parexemple, a lentement émergé comme cet second style commun dans lequel les gens nés dansn'importe quel dialecte anglais pouvaient aussi parler leur propre langue. Tout à fait soudainement,la langue des hordes du Moghol (l'Ourdou) a surgi en Inde du nord. En deux générations, elle estdevenu la norme dans l'Hindustan, la langue commerciale dans une vaste région et le médium d'unepoésie exquise écrite dans les alphabets arabe et sanscrit. Non seulement cette langue n'a pas étéenseignée pendant plusieurs générations, mais les poètes qui voulaient perfectionner leurcompétence évitaient explicitement l'étude de l'Hindi-Ourdou; ils exploraient les sources persanes,arabes et sanscrites qui avaient à l'origine contribué à son existence. En Indonésie, en la moitiéd'une génération de résistance aux japonais et aux hollandais, les slogans militants fraternels etcombatifs des affiches et radios secrètes de la lutte de libération ont étendu la compétence du malaisdans chaque village et l'ont fait bien plus efficacement que les efforts ultérieurs du ministère duContrôle de la Langue qui fut établi après l'indépendance.

L'Innovation Technique Et Le VernaculaireIl est vrai que la position dominante de la langue de l'élite ou standard a toujours été soutenue par latechnique de l'écriture. L'imprimerie a énormément augmenté la puissance colonisatrice de lalangue de l'élite. Mais dire que parce que l'imprimerie a été inventée la langue de l'élite est destiné àsupplanter la variété vernaculaire résulte d'une imagination débilitée - comme de dire qu'après labombe atomique seules des superpuissances seront souveraines. Le monopole historique de labureaucratie éducative sur la presse à imprimer n'implique nullement que la technique d'imprimeriene peut pas être utilisée pour donner une nouvelle vitalité à l'expression écrite et de nouvelles

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occasions littéraires à des milliers de formes vernaculaires. Le fait que la presse imprimée pouvaitaccroître l'étendue et la puissance des lectures vernaculaires ingouvernables était la source du soucile plus grand de Nebrija et de son argument contre le vernaculaire. Le fait que l'imprimerie a étéutilisée depuis le début du l6e siècle (mais pas pendant les quarante premières années de sonexistence) principalement pour l'imposition de langages familiers standards ne signifie pas que lelangage imprimé doit toujours être une forme enseignée. Le statut commercial de la languematernelle enseignée, appelons-la langue nationale, norme littéraire, ou langue de la télévision,repose en grande partie sur des axiomes non vérifiés, dont j'ai déjà mentionné certains :

• que l'imprimerie implique une composition standardisée;

• que les livres écrits dans la langue standard ne pourraient pas être facilement lus par desgens qui n'ont pas été scolarisés dans cette langue;

• que la lecture est par sa nature même une activité silencieuse qui devrait habituellement êtreconduite en privé;

• que l'imposition d'une capacité universelle à lire quelques phrases et à les copier ensuite parécrit augmente l'accès d'une population au contenu des bibliothèques :

ceux ci et les autres illusions de ce genre sont utilisés pour augmenter le standing des enseignants, lavente de rotatives, la classification des gens selon leurs codes de langue et, jusqu'à ce jour, uneaugmentation du PNB.

Le Monopole Radical De La Langue Maternelle EnseignéeLe vernaculaire se répand par l'utilisation pratique; il est appris de personnes qui veulent dire cequ'elles disent et qui disent ce qu'elles veulent dire à la personne à qui elles s'adressent dans lecontexte de la vie de tous les jours. Il n'en est pas ainsi de la langue enseignée. Avec la langueenseignée, celui de qui j'apprends n'est pas une personne dont je me soucie ou que je n'aime pas,mais un orateur professionnel. Le modèle pour la langue familière enseignée est quelqu'un qui nedit pas ce qu'il veut dire, mais qui récite ce que d'autres ont inventé. Dans ce sens, un vendeur de rueannonçant ses marchandises dans un langage rituel n'est pas un orateur professionnel, tandis que lehéraut du roi ou le clown de la télévision en sont les prototypes. La langue familière nseignée estle langage de l'annonceur qui suit le scénario qu'un publiciste a dit à un rédacteur qu'unconseil d'administration avait décidé qui devrait être dit. Le langage familier enseigné est larhétorique morte et impersonnelle des gens payés pour déclamer avec une conviction factice destextes composés par d'autres, qui eux-mêmes ne sont habituellement payés que pour concevoir letexte. Les gens qui parlent une langue enseignée imitent le présentateur des infos, le comique degags, l'instructeur qui suit le manuel de l'enseignant pour expliquer le manuel scolaire, le chanteurde rimes construites, ou le président qui fait écrire ses discours. C'est un langage qui mentimplicitement quand je l'utilise pour vous dire quelque chose en face; il s'adresse au spectateur quiregarde la scène. C'est le langage de la farce, pas du théâtre, le langage du plumitif, pas du vraiinterprète. Le langage des médias cherche toujours le profil approprié de l'auditoire que le parrainessaye de toucher et de frapper. Alors que le vernaculaire est engendré en moi par les relations entredes personnes complètes, unies dans une conversation l'une avec l'autre, le langage enseigné estsyntonique avec des haut-parleurs dont le travail assigné est le bavardage.

La langue vernaculaire et la langue maternelle enseignée sont comme deux extrêmes sur le spectrede la langue familière. Le langage serait totalement inhumain s'il était totalement enseigné. C'est ceque Humboldt voulait dire quand il disait que le langage réel est un discours qui peut seulement êtrefavorisé, jamais enseigné comme des mathématiques. Le Discours est beaucoup plus que lacommunication et seules des machines peuvent communiquer sans référence à des racinesvernaculaires. Leur bavardage entre elles à New York occupe maintenant les trois-quarts des lignesque la compagnie de téléphone gère sous une franchise qui garantit l'accès par les humains. Ceci est

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une perversion évidente d'un privilège légal qui résulte de l'accroissement politique et de ladégradation des domaines vernaculaires en marchandises de deuxième classe. Mais encore plusembarrassant et déprimant que cet abus d'un forum de liberté de parole par des robots est l'incidencedes expressions toutes faites dignes de robots qui gâchent les lignes restantes sur lesquelles les genssont censés "parler" les uns aux autres. Un pourcentage croissant du discours n'est plus que simpleformule dans le contenu et le style. De cette façon, le discours familier se déplace sur le spectre dulangage de plus en plus du vernaculaire à la "communication" riche en capital, comme s'il n'étaitrien de plus que la variété humaine de l'échange qui se fait aussi entre les abeilles, les baleines et lesordinateurs. C'est vrai que quelques éléments ou aspects vernaculaires survivent toujours - maisc'est vrai même pour la plupart des programmes informatiques. Je ne prétends pas que levernaculaire meurt; seulement qu'il se flétrit. Les langages familiers américain, français, ouallemand sont devenus des composites faits de deux sortes de langage : un blabla-marchandisecommun enseigné et un vernaculaire boiteux, loqueteux, cahotique luttant pour survivre. La languematernelle enseignée a établi un monopole radical sur la parole, de la même façon que le transportsur la mobilité ou, plus généralement, la marchandise sur les valeurs vernaculaires.

TabousUne résistance, parfois aussi forte qu'un tabou sacré, empêche les gens formés par la vie dans lasociété industrielle de reconnaître la différence dont nous parlons - la différence entre le langagecapitalisé et le vernaculaire, dont le coût n'est pas économiquement mesurable. C'est la même sorted'inhibition qui rend difficile à ceux qui sont élevés dans le système industriel de sentir ladistinction fondamentale entre le sein et le biberon, entre littérature et manuel scolaire, entre unkilomètre parcouru par ses propres moyens et un kilomètre comme passager - domaines où j'aidiscuté cette question au cours des années passées.

La plupart des gens seraient probablement prêts à admettre qu'il y a une différence énorme de goût,signification et satisfaction entre un repas préparé à la maison et un plateau télé. Mais l'examen et lacompréhension de cette différence peuvent être facilement bloqués, particulièrement parmi ceux quis'engagent pour l'égalité des droits, l'équité et le service aux pauvres. Ils savent combien de mèresn'ont pas de lait dans leurs seins, combien d'enfants du Sud Bronx sont carencés en protéines,combien de Mexicains - entourés par des arbres fruitiers - sont handicapés par des déficits envitamines. Dès que je soulève la distinction entre les valeurs vernaculaires et les valeurssusceptibles d'être mesurées économiquement et, donc, d'être administrées, quelque précepteurauto-désigné du soit-disant prolétariat me dira que j'esquive la question critique en donnant del'importance aux subtilités non économiques. Ne devrions nous pas rechercher d'abord la justedistribution des biens qui correspondent aux besoins fondamentaux ? La poésie et la pêche à la ligneseront alors ajoutés sans plus de réflexion ou d'effort. Ainsi va la lecture de Marx et l'Évangile selonSt. Matthieu interprétés par la théologie de la libération.

Une intention louable tente ici un argument qui aurait dû être reconnu comme illogique au dix-neuvième siècle et dont des expériences innombrables ont montré au vingtième qu'il était faux.Jusqu'ici, absolument chaque tentative pour substituer une marchandise universelle à unevaleur vernaculaire a mené, non pas à l'égalité, mais à une modernisation hiérarchique de lapauvreté. Dans la nouvelle pratique, les pauvres ne sont plus ceux qui survivent de leurs activitésvernaculaires parce qu'ils ont seulement un accès marginal ou aucun accès au marché. Non, lespauvres modernisés sont ceux dont le domaine vernaculaire, dans le discours et dans l'action, est leplus restreint - ceux qui tirent le moins de satisfaction du peu d'activités vernaculaires dans lequelils peuvent encore se lancer.

L'Économie Fantôme ProliféranteLe tabou de deuxième degré que je me suis proposé de violer n'est pas constitué par la distinction

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entre la langue vernaculaire et la langue maternelle enseignée, ni par la destruction du vernaculairepar le monopole radical de la langue maternelle enseignée sur la parole, ni même par l'intensitéfonction de la classe de cette paralysie vernaculaire. Bien que ces trois questions soient loin d'êtreclairement comprises aujourd'hui, elles ont été largement discutés dans le passé récent.

Le point en cause qui est assidûment négligé est très différent : la langue maternelle est de plus enplus enseignée, non par des agents salariés, mais par des parents bénévoles. Ces derniers priventleurs propres enfants de la dernière occasion d'écouter des adultes qui ont quelque chose à se direl'un à l'autre. Cela m'a été clairement apporté à la maison, il y a quelque temps, en revenant à NewYork dans un secteur que quelques décennies auparavant j'avais très bien connu, le Sud Bronx. Jem'y suis rendu à la demande d'un jeune enseignant d'université, marié avec une collègue. Cethomme voulait ma signature sur une pétition en faveur d'une formation linguistique pré-maternellecompensatoire pour les habitants d'un taudis. Deux fois déjà, très fermement mais avec beaucoupd'embarras, j'avais refusé. Pour vaincre ma résistance contre cette expansion des services éducatifs,il m'a emmené visiter des soi-disant ménages black, blancs, beurs, surtout mono-parentaux. J'ai vudes douzaines d'enfants se précipitant par des couloirs de ciment inhabitables, exposés toute lajournée au hurlement de la télévision et de la radio en Anglais, Espagnol et même en Yiddish. Ilssemblaient aussi perdus dans le langage et dans le paysage. Comme mon ami insistait pour avoir masignature, j'ai essayé d'argumenter en faveur de la protection de ces enfants contre une castrationsupplémentaire et l'inclusion dans la sphère éducative. Nous avons discuté sur les principes,incapables de nous mettre d'accord. Et ensuite, en soirée, au dîner dans la maison de mon ami, j'aisoudainement compris pourquoi. Cet homme, que je regardais avec respect et admiration parce qu'ilavait choisi de vivre dans cet enfer, avait cessé d'être un parent et était devenu un enseignanttotal. Devant leurs propres enfants ce couple était debout in loco magistri. Leurs enfants devaientgrandir sans parents, parce que ces deux adultes, dans chaque mot qu'ils adressaient à leurs deux filset leur fille, les "éduquaient" - ils étaient pendant le dîner constamment conscients qu'ils modelaientla parole de leurs enfants et me demandaient de faire de même.

Pour le parent professionnel qui engendre des enfants comme un amant professionnel, qui met sescompétences semi-professionnelles de conseil à disposition des organisations de voisinage, ladistinction entre sa contribution bénévole à la société gérée et ce qui pourrait être, au contraire, lerétablissement de domaines vernaculaires, reste sans signification. Il est la proie idéale d'unnouveau type d'idéologie orientée vers la croissance - la planification et l'organisation d'uneéconomie fantôme proliférante, la dernière frontière d'arrogance à laquelle l'homo economicus faitface.